La Confession d’une jeune fille/72

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 247-251).



LXXII


Quelques jours se passèrent sans qu’il me fût possible d’écouter aucune consolation et sans que je voulusse faire un projet quelconque. Je vivais seule obstinément, je cherchais les ravins impraticables, et je trouvais des abris cachés sur les flancs du baou de quatre heures, une haute colline arrondie en pâturages naturels, et coupée à pic ou creusée en biseau de place en place. Ses formes sont belles et sa cime paisible, car en été l’herbe y est brûlée, et personne n’y monte. Je me glissais dans les grandes brèches calcaires qui soutiennent les dernières terrasses, et, sous l’ombrage de quelques pins enfouis dans les fentes, j’échappais aux investigations de mes amis. Je me nourrissais obstinément de la pensée de la mort pour échapper à cette vie tumultueuse qui m’avait souri et qui ne méritait plus que ma haine. C’était certes l’occasion de revenir à Frumence ; mais justement Frumence, invincible sous les coups de la destinée, m’indignait comme une anomalie. Quand Jennie essayait de me le donner en exemple, j’étais véritablement en colère.

— S’il est déjà mort, lui disais-je, pourquoi ne se fait-il pas enterrer ? Quelle est cette prétention de vivre sans cœur et sans cerveau ? Frumence ne peut plus me rien enseigner, et il n’y a jamais eu en lui pour moi de véritable assistance. Enfant, j’aurais déjà pu lui dire : « Rocher, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? »

Dans ma dureté, j’avais raison jusqu’à un certain point. Frumence ne pouvait me consoler et me fortifier, parce qu’il ne comprenait absolument rien à ma blessure. Il était trop logique pour toucher à cette chose délicate et capricieuse, le cœur d’une vierge. Il me parlait comme à un homme, croyant avoir fait de moi un homme. Selon lui, on ne pouvait sans folie regretter un indigne amour. J’étais forcée de lui cacher ma souffrance, et, quand il la pénétrait, car il avait de la finesse d’observation, je lui disais brusquement :

— Eh bien, oui, c’est de la folie ! Après ? Laissez-moi, puisque vous n’y pouvez rien !

Il y mit toute la douceur et toute la patience dont il était capable ; mais j’avais le cœur plein d’amertume : je me figurai que je l’ennuyais en troublant les habitudes de sa vie studieuse, et qu’il était accablé plus que touché de mes peines.

La présence de Jennie elle-même ne le charmait pas, selon moi, comme j’aurais dû m’y attendre. Les continuelles préoccupations dont j’étais l’objet de sa part le rendaient peut-être jaloux ; enfin j’étais si mal disposée, qu’il me semblait ne plus pouvoir estimer personne.

Jennie vit que j’étais désespérée de la vie, et son courage l’abandonna. Un matin, je fus frappée de la pâleur de son visage, ordinairement si frais, et de quelques cheveux blancs mêlés aux noirs bandeaux qui encadraient son front. J’eus peur : je m’aperçus qu’en huit jours Jennie avait vieilli de dix ans.

— Qu’as-tu ? m’écriai-je.

— J’ai votre chagrin, répondit-elle.

Elle disait vrai. Elle ne s’occupait nullement d’elle-même. Mon malheur était le sien, elle n’en pouvait concevoir d’autre ; le coup qui me frappait la frappait tout au fond du cœur. Je fus déchirée de remords, je tombai à ses pieds.

— Jennie, lui dis-je, c’est moi qui te tue ! Voilà pourquoi, depuis huit jours, j’ai envie de me tuer !

— Oui, je le vois bien. Je le sais, vous ne voulez plus rien vouloir. Toutes les fois que vous sortez, je me dis que vous ne rentrerez peut-être pas, et que, si je vous importune en vous suivant, ce sera pire. Toutes les nuits, je me dis que vous ne vous réveillerez peut-être pas. Vous connaissez les plantes, vous pouvez rapporter de vos promenades quelque poison. Aussi je ne dors pas la nuit, et le jour je ne sais pas ce que je fais. Quand je prépare vos repas, je ne sais qui les mangera, et, quand je raccommode vos jupes, déchirées dans vos courses furieuses, je me dis : « Autant d’accrocs, autant d’accès de rage qu’elle a eus ! » Enfin vous voulez me débarrasser de vous, n’est-ce pas ? Eh bien, suivez votre idée ; Jennie ne souffrira pas longtemps après cela. C’est mal de se tuer, Dieu le défend ; mais, quand on n’a plus rien dans la vie et qu’on ne peut plus servir personne, c’est peut-être un devoir de laisser la place aux autres… Ne dites rien, ajouta-t-elle avec exaltation ; je sais tout ce que vous pensez ! C’est pour me faire place, à moi, que vous voulez partir ; c’est pour que j’aime quelqu’un, pour que je me marie, pour que je travaille pour mon compte. Sotte et cruelle enfant ! Essayez donc ! De l’autre vie, on voit dans celle-ci, et vous verrez le beau bonheur que vous aurez laissé à Jennie ! Ah ! la pauvre madame ! Elle voit à présent où nous en sommes, et nous la mettons en enfer, car il n’y en a pas d’autre que le malheur de ceux que nous avons aimés. Elle ne méritait pas cela pourtant, elle qui ne vivait que pour nous !

Jennie fondit en larmes. Je ne l’avais jamais vue succomber sous le fardeau de la vie. Elle succombait : c’était mon œuvre. J’eus horreur de moi.