La Confession d’une jeune fille/80

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Calmann Lévy (2p. 301-317).



LXXX


Je me laissai emmener par Jennie sans trop savoir ce que je faisais, car j’étais bouleversée, et je croyais marcher dans un rêve. Je ne pouvais plus parler, et les détails que Jennie ajoutait aux explications données frappaient vaguement mon oreille sans avoir un sens bien net pour mon esprit. Je sentais venir une destinée nouvelle, et je ne la comprenais pas encore, car une ombre douloureuse planait sur l’avenir et sur le passé. Cette chimère s’empara tellement de mon imagination, qu’au moment d’entrer à Bellombre je m’arrêtai effrayée.

— Je t’assure, dis-je à Jennie, que je crois voir le fantôme de ma pauvre mère qui me défend d’entrer dans la maison de son mari.

— Où la voyez-vous ? dit Jennie sans se troubler.

— Là, devant cette grille, répondis-je éperdue et comme hallucinée.

— Eh bien, vous vous trompez, reprit Jennie en me montrant le ciel ; regardez cette belle étoile blanche qui brille au-dessus du toit : c’est votre mère qui sourit, parce qu’elle se sent pardonnée en vous voyant heureuse.

Jennie me tenait sous le charme de sa poésie naïve. Je franchis le seuil, j’entrai sous l’ombre épaisse des grands pins qui enveloppaient la maison. La lune n’éclairait pas, les arbres avaient grandi encore ; si je n’eusse connu le chemin, je me serais heurtée contre eux pour arriver jusqu’à la terrasse. Tout à coup, dans cette obscurité profonde, deux mains saisirent les miennes, deux mains petites et douces ; ce n’était donc pas celles de Frumence, mais ce n’était pas non plus celles d’une femme. Ce devait être celles d’Édouard… Mais pourquoi tremblaient-elles ? Une poitrine oppressée contenait mal une respiration mystérieuse. Je me sentis enveloppée de je ne sais quelles brillantes émanations. Le sang bourdonna dans mes oreilles je ne sais quelles paroles incompréhensibles. Je crus que j’allais m’évanouir, et cependant personne n’avait parlé. Édouard parut, apportant une lumière. C’était bien lui, c’était Mac-Allan qui tenait mes mains dans les siennes.

— Ma chère sœur, me dit Édouard quand nous fûmes entrés dans le salon, ne retirez pas vos mains de ces mains loyales. Sans doute vous me saviez lié avec Mac-Allan, mais j’ai à vous le présenter comme mon meilleur ami. Je l’ai connu il y a trois ans, après la mort de mon père. Il ne me parla pas de vous alors, je ne pouvais rien pour vous, j’étais un enfant : il crut ne devoir pas me mettre en lutte avec ma mère ; mais, aussitôt que j’ai été libre, c’est lui le premier qui m’a dit : « Vous avez une sœur digne de respect et de tendresse. On l’a méconnue et froissée ; peut-être ne voudra-t-elle rien accepter de vous. Laissez-moi vous racheter son patrimoine. Peut-être l’acceptera-t-elle de nous deux, car moi aussi, j’ai été méconnu par elle ; mais j’ai la certitude de reconquérir son estime et sa confiance. » Nous sommes donc venus ensemble ici, et nous allons vous supplier à genoux d’y rester, s’il vous faut une réparation du tort qu’on vous a fait, et contre lequel nous protestons l’un et l’autre.

Édouard me parlait avec tant de sincérité et une amitié si touchante, que je ne sus le remercier que par mes larmes. Jennie le prit à part, et au bout d’un instant je me trouvai seule avec Mac-Allan. On voulait une prompte explication entre nous. Je me sentis embarrassée ; il me semblait maintenant que j’étais coupable envers lui et qu’il ne l’avait jamais été envers moi.

Il vit mon trouble et le comprit.

— Vous sentez, me dit-il, que vous m’aviez mal jugé. Vous m’avez fait cruellement souffrir, Lucienne ; mais jusqu’à un certain point je le méritais ; car, si je n’avais pas de torts envers vous, j’en avais beaucoup envers moi-même, et ma vie, légère à bien des égards, méritait une expiation. Vous me l’avez reprochée souvent, cette légèreté, sans la bien comprendre et sans pouvoir la définir. Il faut que je m’en confesse, afin de pouvoir aussi m’en justifier un peu.

« J’ai été élevé d’une façon déplorable. Resté seul, assez frêle de corps, de plusieurs enfants adorés, j’ai été gâté par mes parents à ce point que j’ai cru longtemps que le monde, l’univers, la vie, étaient faits pour moi, pour mon plaisir, pour me porter, me distraire et me combler de biens. J’étais intelligent, je fus sauvé par l’amour du travail et préservé du vice par un peu d’orgueil ; mais je restai avide d’émotions et sujet à l’ennui, qui est le grand mal anglais, quand mon existence ne débordait pas d’agitations dans tous les sens. J’ai donc mal vécu en somme, mal compris la vie, mal disposé de mon temps, mal usé de mon cœur. Je me suis toujours fait tromper en amour, et je ne m’en prends ni à l’amour ni aux femmes, mais à ma précipitation, à mon aveuglement, à mes nerfs, que je reconnais avoir été plus puissants que ma raison, et à ce besoin d’inquiétude ou d’ivresse que je ne savais pas, que je ne pouvais peut-être pas vaincre.

« Ma plus sérieuse déception, c’est lady Woodcliffe qui se chargea de me l’infliger. Elle était jeune, belle, étincelante d’esprit, veuve, libre… Elle m’offrit sa main, je crus posséder son cœur. Elle me trahit pour le marquis de Valangis, qui me vengea bien en l’épousant à ma place, car c’était un ambitieux vulgaire, une sorte d’aventurier et en somme un triste personnage. J’ai été heureux, Lucienne, quand j’ai découvert que cet homme ne vous était rien. Quant à lady Woodcliffe, redevenue veuve, elle ne pouvait plus me charmer. Ce n’est pas qu’elle ne fut encore belle et séduisante ; mais, si je suis un homme du monde, discret et généreux, je ne suis pas un lâche esprit et un aveugle libertin. Elle voulut me revoir, je reparus dans son salon avec une liberté d’esprit dont elle fut piquée. Cette femme irrésistible ne put endurer mon tranquille pardon. Elle voulut me reprendre : j’avais conquis la fortune et la réputation, et, comme j’acceptais en souriant ses avances, elle s’imagina que, cette fois, elle pouvait daigner accepter mon nom.

« Mais je ne lui offrais ni mon nom, ni mon cœur, ni mes sens. Elle se sentit raillée et dédaignée, elle fit retomber sur vous sa colère, et, au moment où je vous justifiais auprès d’elle, par dépit contre moi bien plus que par aversion contre vous elle essaya de vous briser.

« Je vous aimais alors, Lucienne, notre ennemie l’avait bien deviné ; mais je ne vous aimais pas assez, je ne vous aimais pas bien ; vous aviez raison de vous méfier de moi et de ne pas me juger digne de vous.

« J’étais sincère pourtant. Je croyais encore une fois aimer pour la première fois. Je vous eusse épousée, je n’ai qu’une parole, et je trouvais une joie romanesque à faire cette bonne action. Il y avait aussi un peu du plaisir de la vengeance : humilier lady Woodcliffe, lui rendre, sans perfidie aucune, la leçon qu’elle m’avait perfidement donnée autrefois, cela n’était pas étranger à mon ambition de vous épouser. Vous le voyez, j’avoue les imperfections de mon amour. Et ce n’est pas tout. J’avais, au milieu de tout cela, de terribles accès de jalousie contre Marius, que vous avez été à la veille d’épouser, et contre Frumence, que j’aimais quand même de tout mon cœur, mais que je sentais plus digne de vous que moi. Cette jalousie, je la lui avouais ingénument ; il la raillait, j’en étais honteux, j’en guérissais et j’y retombais. Qui sait si, de rechute en rechute, elle ne fût pas devenue un supplice pour moi, un outrage pour vous ? N’importe, je n’hésitais pas ; je croyais avoir vaincu les préventions de lady Woodcliffe lorsque je vis qu’elle me trompait et faisait poursuivre à Toulon le jugement contre tous. Je fus alors plus décidé que jamais à vous épouser, si vous vouliez y consentir. Je partis pour l’Angleterre afin de régler mes affaires et de pouvoir vous consacrer ma vie sans retour et sans retard. Je revenais, j’étais à Paris, prêt à repartir pour Sospello, quand je reçus votre billet : vous ne m’aimiez pas, vous en aimiez un autre ! Je le crus, et c’est alors que je vous aimai réellement pour cette franchise et ce désintéressement sans bornes, car c’est le pauvre et obscur Frumence que vous préfériez au riche et très-connu Mac-Allan. Jennie ne l’avait jamais aimé, ce bon Frumence, et lui, il n’avait jamais aimé que vous. Pouvait-il en être autrement ? Jennie n’avait servi qu’à détourner les soupçons, à cacher une passion sans espoir. Libre d’appartenir enfin à l’élu de votre cœur, vous lui faisiez le sacrifice de toute espérance mondaine ; vous acceptiez la misère, l’isolement, l’horrible séjour de ce village abandonné dans la plus triste montagne de l’univers. Vous étiez grande, Lucienne ! Et vous ne m’aviez pas trompé, vous n’aviez jamais encouragé mon amour. Je n’avais pas à me plaindre de vous. J’étais véritablement désespéré, n’ayant pas de colère pour réagir.

« Quand lady Woodcliffe me montra votre lettre de désistement, je vous admirai, je vous estimai, je vous regrettai encore davantage. Je me frappai la poitrine. Mon malheur était mon ouvrage. Je ne vous avais pas assez appréciée, je n’avais pas su vous convaincre. J’aurais dû être moins confiant en moi-même, plus sérieusement jaloux de Frumence, lutter énergiquement contre lui, le supplanter, ce rival discret et résigné qui avait voulu se sacrifier à moi et qui l’emportait malgré lui ! J’aurais dû être soupçonneux, égoïste, passionné, me faire aimer enfin ; je ne l’avais pas su ! J’étais trop vieux, ce n’était pas tant le charme qui m’avait manqué que la flamme.

« Je restais consterné, faisant mille projets insensés : courir après vous, vous enlever, tuer Frumence. J’étais fou ; je retombais accablé sous cet arrêt : « Elle l’aime ! tout ce que je tenterai me rendra haïssable ; il faut ne jamais la revoir et rester son ami. »

« J’étais malade, j’étais au lit avec la fièvre, quand John arriva. John avait trouvé les faits trop délicats à écrire ; il avait pris la poste, il venait me raconter ce qui s’était passé, s’accuser de mon malheur, m’avouer que, connaissant mon ancienne liaison avec lady Woodcliffe et ne sachant pas si elle était à jamais rompue, il n’avait pas osé jurer mon innocence. Je pardonnai à John, je le renvoyai à Toulon, puis à Sospello, le chargeant d’aller souvent incognito surveiller vos démarches, afin de me rendre compte de tout. J’avais recouvré l’espérance, je la reperdis quand j’appris la maladie de Jennie. Je l’attribuai à un secret amour qui avait trop présumé de ses forces en s’immolant. Je me persuadai que, devinant cela, vous n’épouseriez jamais Frumence, et que précisément vous l’aimeriez toujours.

« Puis je pensai que, si vous perdiez Jennie, ne voulant pas appartenir à l’homme qu’elle avait aimé, vous vous trouveriez seule au monde, dans la misère et le désespoir. Je voulus être votre ami et votre soutien jusqu’au bout, dussé-je vous aimer sans espoir de retour.

« Je me rendis secrètement à Bellombre, me tenant prêt à tout événement. J’appelai Frumence, il vint me voir la nuit, à mi-chemin des Pommets. Je vis qu’il aimait Jennie, elle seule, et que, s’il était aimé de vous, il ne s’en doutait pas plus que par le passé.

« J’étais à Sospello quand j’appris que Jennie était sauvée et qu’elle épousait Frumence. Je me surpris espérant encore. J’allai à Toulon. Frumence vint m’y trouver, il me fit comprendre que vous m’aviez aimé réellement, que vous m’aimiez peut-être encore, mais que, vous croyant fille de M. de Valangis, vous ne surmonteriez jamais votre répugnance contre l’ancien amant de sa femme. Il vous avait vingt fois interrogée, il vous trouvait inébranlable, et, si je ne pouvais pas me justifier, il exigeait que votre résignation et votre repos moral ne fussent plus troublés. Je ne pouvais pas nier le passé. Votre scrupule, exagéré selon moi, était pourtant respectable ; et puis j’étais aimé ! aimé de cette âme exquise, altière, héroïque, indomptable dans les épreuves de la vie, et je me serais soumis à ne pas la posséder ! J’aurais quitté la partie, j’aurais cherché l’oubli, plate ressource que la nature accorde aux faibles, la distraction, puéril refuge des lâches cœurs et des esprits usés ! Non, non, cela m’était impossible. Je m’étais attaché à vos pas par devoir, par respect pour moi-même, par besoin de votre estime ; je sentis que désormais je vous aimais avec une passion véritable, sans méfiance, sans jalousie, sans ombre aucune. Je ne vous avais pas comprise, mes soupçons vous avaient outragée ; je vous devais une réparation immense, celle d’un amour sans bornes et d’un dévouement sans fin. Je jurai que vous seriez à moi ; que fallait-il pour cela ? Découvrir le secret de votre naissance : tout était là. Je n’avais jamais cru que vous fussiez la fille de cet absurde faux marquis. Je vous l’avais dit, vous ne lui ressembliez en rien ; mon instinct me trompe rarement. Je partis pour la Bretagne, résolu à retrouver la trace de votre ravisseur. Quelques indications se trouvèrent conformes à celles que Jennie avait eues. Je passai eu Amérique. Je fouillai minutieusement toutes les archives mortuaires de Québec. Anseaume avait bien fini là, complètement fou, mais sans rien révéler. Je revins en Angleterre, décidé à regagner la confiance de lady Woodcliffe, afin qu’elle me communiquât les papiers que son mari pouvait avoir laissés, ce à quoi elle n’avait jamais voulu consentir. Quand j’arrivai, lady Woodcliffe venait d’expirer, et son fils remit entre mes mains tous ses papiers de famille.

« Vous savez ce que j’ai enfin découvert. Jennie s’est chargée de vous le dire. Édouard doit l’ignorer à jamais, et pour cela vous devez reprendre le nom que la loi vous confère et accepter la part légale de votre héritage. Soyez tranquille, elle sera, très-mince, insignifiante pour les enfants du marquis ; mais, par cet acte de soumission à l’usage, vous ensevelirez à jamais le secret de votre mère. Voici les preuves de tout ce que j’ai dit à Jennie. Quand vous les aurez lues, nous les brûlerons ensemble.

Je m’étais porté acquéreur de Bellombre avant même de savoir quels seraient les sentiments d’Edouard pour vous. Je ne voulais pas que Marius vînt trôner sur vos ruines. Et à présent, Lucienne, à présent que je n’ai plus rien à expier après trois ans d’efforts pour vous mériter, à présent que vous avez tant grandi dans le malheur et que je me suis tant purifié dans la souffrance, ne sommes-nous pas dignes l’un de l’autre, et, s’il est vrai que vous m’aimiez encore, ne voulez-vous pas me le dire ? »



envoi.


Mac-Allan, voilà ce que vous m’avez dit, et j’ai résisté à cette terrible épreuve ! J’ai refusé de vous répondre. J’ai béni votre amitié, votre secours immense, votre bonté sans égale ; mais, si je vous ai aimé, — ce que je ne puis nier, — dois-je dire que je vous aime encore ? Non, je ne le puis ni ne le dois, car je ne sais pas si mon âme est assez vierge de toute autre affection pour accepter votre confiance illimitée dans le passé. Le vôtre est rempli de passions dont je n’ai pas le droit d’être jalouse. Je le suis pourtant malgré moi, et, en découvrant en moi ce besoin de souffrir, ce besoin de posséder votre cœur sans qu’il se souvienne de ce qui n’est pas moi, je me demande avec effroi si vous n’éprouverez pas la même souffrance quand vous aurez lu dans le mien. Ai-je aimé Frumence ? Je n’en sais rien. Je peux répondre de n’avoir pas aimé Marius ; mais l’autre ? Je ne l’aime pas, je ne le regrette pas. Je suis heureuse de son amitié, de son bonheur. Je me rappelle à peine et je peux à peine définir la nature des agitations que j’ai éprouvées : elles me semblent inouïes, inexplicables, insensées, ridicules, ressenties par une personne qui n’existe plus, qui n’a jamais été moi : mais je vous connaissais, Mac-Allan, et je vous aimais déjà quand je vous comparais l’un à l’autre et quand l’idée du mariage de Jennie était à la fois mon désir bien arrêté et mon tourment involontaire. Est-ce de l’amitié de Jennie que j’étais jalouse ? Mes sens ont-ils parlé à mon insu, ou mon imagination, ou mon cœur ? Enfin suis-je l’être idéal dont la pureté vous enivre ? Je n’ose dire oui, et pourtant il y a eu en moi tant de bon vouloir, tant de scrupules, tant d’aspirations vers le bien, tant de pudeurs craintives, tant de conscience effarouchée, tant de dureté envers moi, tant de luttes et tant de fiertés jalouses d’elles-mêmes, que, si je disais : « Non, je ne suis pas digne de vous, » je me rabaisserais plus que je ne le mérite. Je vous ai demandé le temps de la réflexion, le temps de résumer ma vie presque jour par jour, mot pour mot, heure par heure. J’ai tout recherché, tout retrouvé, tout analyse, tout écrit : lisez ! — Si vous sentez que vous devez éternellement souffrir de ma confession, que la pitié ne vous retienne pas ! Je suis forte, je l’ai prouvé. Je ne suis pas malheureuse, je ne le serai jamais, car j’ai conquis l’estime de moi-même et la foi dans mon courage. Soyez donc libre et ne craignez pas ma souffrance, car vous me garderez votre amitié, et je sais, en signant ce manuscrit, que je la mérite devant Dieu et devant les hommes.

Lucienne.

Aux Pommets, ler mars 1828.



réponse.
Bellombre, 2 mars 1828.

Oui, j’ai bien souffert en lisant, et je souffrirai peut-être encore en me souvenant. Qu’importe ! Le bonheur, c’est le ciel immense avec ses splendeurs et ses orages, et votre âme, c’est le soleil avec ses taches ; mais c’est le soleil ! Et moi, que suis-je ? Rien qu’un pauvre oiseau battu par les tempêtes et ranimé par un rayon de vous. Lucienne, vous n’avez aimé que moi, voilà qui est dît, voilà ce qu’il faut toujours me dire à présent, et je le croirai, parce que je vous adore.

Je vais vous chercher ce soir, et je retournerai prendre votre place aux Pommets jusqu’au jour de notre mariage. Frumence achèvera de me guérir l’esprit, lui qui ne sait et ne saura jamais rien. Douleur et transports ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis heureux ! Lucienne, nous voyagerons, n’est-ce pas ? Vous avez toujours rêvé les voyages, et, moi, je les ai toujours aimés. Vous vouliez voir Paris, et Londres, et l’Écosse, et l’Italie, et la Grèce, et la Suisse ; nous verrons tout cela ensemble. Frumence et Jennie habiteront Bellombre avec le bon curé. Nous reviendrons quand vous voudrez… — Pourtant… laissez-moi passer quelques années seul avec vous. Je suis jaloux aussi de Jennie, de Jennie plus que de tout autre. Elle a plus de droits que moi. Laissez-moi en acquérir, laissez-moi me faire aimer si bien, que je ne craigne plus personne. Oui, cela viendra, je le jure ; je vous aimerai tant, et vous avez tant de justice ! — Lucienne, ne me dites pas que je souffre, et, si je souffre, n’en soyez pas effrayée. Cette épine m’empêchera de m’endormir dans les délices de mon bonheur. Elle me rappellera que je dois travailler sans cesse à le mériter, et que, pour être mari d’une femme comme vous, il faut être un homme accompli à toutes les heures de la vie. Pourquoi non ? C’est le prix de la lutte qui enflamme la volonté et décuple l’énergie morale. Je suis dans la force de mon âge intellectuel, et, mûri par une trop précoce expérience, je n’ai peut-être jamais été jeune. Voici le moment de retremper ce cœur inquiet, toujours avide et jamais rassasié. Voici le moment de faire fleurir ma vie comme ces arbres dont la sève a dormi au printemps et s’éveille aux derniers jours de l’été. Les dernières roses de l’année, me disiez-vous une fois, je m’en souviens, sont les plus belles et les plus parfumées. Eh bien, mon amour portera ces roses et répandra ses parfums. Ma vie de travail, de talent, de succès, toutes mes vaines agitations, toute ma vaine gloire s’effacent devant la vie du cœur qui m’appelle. C’est pour vous seule, Lucienne, que je veux désormais exister, et le mariage, au lieu de m’apparaître comme la fin de mon activité, se révèle à moi comme le commencement de ma destinée véritable. Ô bonheur ! rêve de la jeunesse !… non, tu n’es pas un rêve ! L’homme mûr qui te porte encore immense dans son sein a le pouvoir immense de te posséder !

Allons, allons ! me voilà tranquille ! — Tranquille ? Non, je suis ivre, mais ivre de foi, de force et de lumière ! Insensé, tu te croyais jaloux du passé ? Tu dormais ; éveille-toi, efface ce songe, et que ce passé soit mort pour toi comme pour elle ! Il s’agit bien de combattre un fantôme ! Il s’agit d’être l’aube sereine et l’aurore embrasée qui dissipe toutes les ombres !

Mac-Allan.


fin.