La Confession d’une jeune fille/Texte entier

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Calmann Lévy (1, ).



ŒUVRES


DE


GEORGE SAND




LA


CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE



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LA CONFESSION


D’UNE


JEUNE FILLE


PAR


GEORGE SAND


TOME PREMIER


TROISIÈME ÉDITION




PARIS


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES


rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15


À LA LIBRAIRIE NOUVELLE



1880


Droits de reproduction et de traduction réservés.




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LA CONFESSION


D’UNE


JEUNE FILLE





À MONSIEUR M. A.


Mon ami, avant de prendre la sérieuse détermination à laquelle vous me conviez, je veux vous rendre compte de ma vie et de moi-même avec la plus scrupuleuse sincérité. Mon récit sera long, exact, minutieux, parfois puéril. Je vous ai demandé trois mois de solitude et de liberté d’esprit pour classer mes souvenirs et interroger rétrospectivement ma conscience. Permettez-moi de ne prendre aucun parti, de n’avoir même aucune opinion sur l’offre que vous me faites, avant que ce travail ait été placé sous vos yeux.

Lucienne.



I.


Le 50 juin 1805, madame de Valangis était dans son vieux carrosse de campagne, étrange monument composite qui tenait de la calèche, de la patache et du landau, mais qui n’était précisément rien de tout cela. C’était un de ces véhicules de fantaisie que les fabricants de province inventaient au gré des personnes sous le Directoire, époque de transition, de tâtonnement et de caprice dans tous les genres. La voiture, étant lourde et solide, durait encore, et madame de Valangis ne se souciait plus d’aucun changement dans ses habitudes. Elle avait échappé aux orages de la Révolution en se tenant coi dans son château de Bellombre, au fond d’une gorge des montagnes de la Provence, et en cachant de son mieux sa fortune, qui était médiocre, et ses principes, qui étaient modérés. C’était la meilleure des femmes, peu cultivée littérairement parlant, mais douce, affectueuse, dévouée, et chez qui les instincts du cœur ne se trompèrent jamais. Ce n’est pas elle qui eût livré Toulon aux Anglais et fait des vœux pour l’étranger. Ce n’est pas elle non plus qui eût repris Toulon et fait des vœux ardents pour le triomphe de la République ou de l’Empire.

— Je suis vieille, disait-elle, je ne demande qu’à rester tranquille ; et je suis femme, je ne puis vouloir le malheur de personne.

L’excellente dame se promenait donc fort tranquille dans son carrosse ; à ses côtés, une forte villageoise provençale tenait un nourrisson assez robuste, la propre petite-fille de madame de Valangis, mademoiselle Lucienne, âgée de dix mois. Cette enfant, transplantée en Provence, était née en Angleterre, son père, le marquis de Valangis, ayant épousé dans l’émigration une Irlandaise de bonne famille. Le climat de l’Angleterre n’avait pas été propice aux deux premiers-nés de cet hymen, morts tous deux en bas âge. On avait confié Lucienne presque dès sa naissance à une nourrice française et aux soins de la grand’mère, qui avait été la chercher à Douvres, et qui, depuis trois mois, relevait avec bonne espérance sous le soleil du Midi. L’enfant, bien qu’émigrée par le fait de sa naissance et par la situation de son père, n’avait pas troublé par sa rentrée le repos de la France ; mais elle était destinée à troubler étrangement celui de sa famille.

Le chemin montait, montait. La chaleur était accablante. La voiture, découverte et basse, allait au pas, au pas le plus lent que puissent emboîter deux vieux chevaux dont le cocher est profondément endormi sur son siége. La nourrice, voyant que la dame de Valangis dormait aussi, abrita bien sous son voile de mousseline blanche la tranquille Lucienne, qui s’était assoupie la première, et résolut sans doute de bien veiller sur ce cher trésor ; mais il faisait si chaud et l’on allait si lentement, que, quand on eut gagné le haut de la côte, et que d’eux-mêmes les chevaux se mirent à trotter en sentant le fumet de leur écurie, tout le monde s’éveilla. Le cocher fouetta ses bêtes pour prouver sa vigilance, madame de Valangis jeta un paisible et bienveillant regard sur le voile qui protégeait sa petite-fille ; mais la nourrice, ne sentant plus rien sous ce voile, rien dans ses bras, rien sur ses genoux, se redressa d’un air effaré et resta sans voix, les yeux hagards, demi-morte et demi-folle : l’enfant avait disparu.

Elle ne cria pas, elle ne put dire un mot, elle s’élança sur le chemin, elle tomba, elle resta évanouie. Le cocher arrêta, et, comprenant vaguement que l’enfant avait dû glisser des bras de la nourrice sur le chemin, il n’attendit pas l’ordre de sa patronne éperdue pour retourner sur ses pas aussi vite que possible. Les chevaux désappointés ne payèrent pas de zèle. Le pauvre homme cassa son fouet, ce qui n’avança pas les affaires. La vieille dame, s’imaginant qu’elle pourrait courir, se fit descendre ; le cocher, frappant à tour de bras du manche de son fouet, la devança. La nourrice, à peine revenue à elle, se traîna comme elle put sur les traces de la grand’mère : pas un passant sur la route poudreuse, pas une trace que la brise, toujours forte en ces contrées, n’eût effacée déjà. Quelques paysans, occupés à une certaine distance, accoururent au cri des femmes, et se mirent à la recherche en se lamentant. Le plus diligent fut encore le cocher qui s’attendait avec horreur à retrouver l’enfant écrasé dans une ornière et qui sanglotait comme un brave homme, tout en jurant comme un païen.

Mais quoi ! rien, pas d’enfant écrasé, pas un débris, pas un chiffon, pas une goutte de sang, pas un vestige, pas un indice sur ce chemin désert et muet ! Il y a par là de grands moulins, anciennes dépendances monacales, situés à deux ou trois lieues les uns des autres, le long du torrent de la Dardenne. Le cocher appela, questionna, tâcha de savoir, en se frappant la poitrine, en quel endroit il s’était endormi. Personne ne put le lui dire ; on était si habitué à le voir dormir sur son siége ! On n’avait pas remarqué si l’enfant était dans la voiture à telle ou telle rencontre. Rien, absolument rien. Au bout de quelques heures, tout le pays était en émoi, depuis le château de Bellombre jusqu’au hameau du Revest, où la promenade avait fait halte et où la petite avait été vue au sein de la nourrice. La justice ne fut pas vite sur pied, mais elle y fit son possible. On fouilla les rares habitations de la vallée, on explora tous les ravins, tous les fossés ; on arrêta quelques vagabonds, on interrogea tout le monde ; la journée, la semaine, le mois, l’année s’écoulèrent, et personne ne put seulement soupçonner ce qu’était devenue la petite Lucienne.



II


La nourrice devint folle furieuse ; on fut obligé de l’enfermer. Le vieux cocher, blessé au cœur et dans son amour-propre, chercha des consolations ou plutôt l’oubli dans le vin. Il se noya avec un de ses chevaux un soir que la Dardenne avait débordé. Le marquis de Valangis cacha, dit-on, aussi longtemps qu’il put à sa femme la funeste et mystérieuse aventure. Elle l’apprit et en mourut. Le marquis devint sombre, irritable, injuste, et jura que son ingrate et fatale patrie n’aurait pas ses os. Il se refusa aux instances de madame de Valangis, qui le suppliait de faire des démarches pour rentrer en France. Il prétendait n’aimer plus rien ni personne. Il ne pouvait pardonner à sa mère de n’avoir pas su veiller sur son unique enfant. Seule, la vieille madame de Valangis résista aux coups terribles qui avaient frappé sa maison. Elle devint très-dévote et fit des offrandes et des vœux à toutes les chapelles du pays, espérant toujours qu’un miracle lui rendrait sa pauvre chère enfant.

Quatre ans s’étaient écoulés. On était en 1809, Madame de Valangis avait soixante et dix ans. Un matin, elle vit arriver une femme pâle qui sortait de l’hospice. C’était Denise la nourrice, guérie de l’aliénation mentale, mais vieillie avant l’âge, et si exténuée par le traitement, qu’on la reconnaissait à peine.

— Madame, dit-elle, saint Denis, mon patron, m’est apparu trois fois en rêve. Trois fois il m’a commandé de venir à vous pour vous dire que mademoiselle Lucienne va revenir, et me voilà. Les médecins ont déclaré depuis longtemps que je n’étais plus malade. Seulement, ces messieurs, qui ne croient à rien, disent que j’aurai toujours le cerveau faible. C’est à cause de ça que j’ai résisté deux fois à la voix de mon saint patron ; mais, à la troisième, je n’ai plus osé. Faites de ce que je vous dis ce qu’il vous plaira. Moi, je crois avoir fait mon devoir.

L’apparition de Denise avait effrayé la vieille dame ; elle se rassura en voyant son air doux, sincère et résigné. Et puis la vision de cette femme répondait à des songes vagues et à des espérances persistantes chez elle-même. Elle avait tant prié, tant fait d’aumônes, tant suivi de processions, tant payé de messes, qu’il lui était bien impossible de douter de l’assistance divine. Les hallucinations de Denise lui parurent des révélations ; elle voulut savoir sous quel aspect le saint patron lui était apparu, quel âge il paraissait avoir, comment il était vêtu, de quels mots il s’était servi. Denise était naïve, elle manquait d’imagination, elle ne voulut ni ne put rien inventer. Elle avait vu quelqu’un en qui elle avait reconnu son patron, elle avait ouï des paroles qui annonçaient le retour de l’enfant ; elle n’en savait pas davantage.

Madame de Valangis la fit examiner et interroger par son médecin et son curé. Le médecin reconnut que le cerveau était calme. Le curé déclara que l’âme était sincère, et tout cela était vrai. La vieille dame en conclut que l’apparition était réelle et la promesse positive. Elle garda Denise auprès d’elle et commença de nouvelles recherches, comme si la perte de sa petite-fille eût daté de la veille.

Cette aventure inexplicable avait fait beaucoup de bruit dans le pays ; mais on l’avait à peu près oubliée quand la nouvelle se répandit que la petite-fille venait d’être retrouvée aussi mystérieusement qu’elle avait été perdue. Les amis, les parents, les oisifs et les curieux s’empressèrent d’aller s’en assurer, croyant un peu qu’on les mystifiait, mais se résignant à en être pour leur course. Denise reçut tout le monde avec de grandes démonstrations de joie, criant au miracle et se fâchant presque contre ceux qui n’y voulaient pas croire. Madame de Valangis se trouva tout autrement disposée. Elle déclara qu’il n’y avait rien que de très-naturel dans le secours de la Providence, et que sa chère petite lui avait été ramenée saine et sauve par d’honnêtes gens qui l’avaient retrouvée. Chacun voulait voir l’enfant. Elle refusa de la montrer, disant qu’elle était fatiguée du voyage et toute dépaysée, si bien qu’on s’en alla, les uns persuadés que madame de Valangis parlait sérieusement, les autres qu’elle avait des motifs impénétrables pour faire courir un bruit dénué de fondement.

Deux amis intimes, le médecin et l’avocat de la famille, furent seuls admis à voir Lucienne un instant, et voici ce que leur déclara la grand’mère : Une personne qu’elle ne nommait pas, et dont elle ne voulait même pas dire le sexe, l’avait fait prier de descendre à la Salle verte, un endroit du parc situé dans une sorte de précipice au-dessous du manoir. Là, on lui avait fait jurer de ne jamais dire un mot qui pût mettre sur la trace des coupables. À ce prix, on lui rendrait son enfant et on lui prouverait son identité. Madame de Valangis avait juré sur l’Évangile. On lui avait alors raconté des choses qui ne lui laissaient pas le moindre doute sur l’identité de sa petite-fille, et, la nuit suivante, dans ce même lieu appelé la Salle verte, on la lui avait ramenée sans vouloir accepter ni récompense ni dédommagement d’aucune sorte des bons soins qu’on avait pris d’elle durant quatre ans et du voyage que l’on avait fait pour la ramener. Il ne fallait donc pas adresser d’inutiles questions à madame de Valangis, ni espérer qu’elle violerait jamais son serment. Elle déclarait, en outre, que l’enfant, parlant une langue étrangère qui pourrait trahir le lieu d’où elle venait, on ne la verrait que lorsqu’elle l’aurait oubliée.

L’avocat, M. Barthez, fit observer à madame de Valangis que les précautions dont on l’obligeait à entourer la recouvrance de sa petite-fille pourraient bien amener de sérieux embarras par la suite sur la question d’état civil de l’enfant, à moins que l’on ne pût fournir des preuves irrécusables de son identité.

— J’aurai ces preuves, répondit madame de Valangis. J’en ai déjà de suffisantes pour établir ma certitude. Celles que la loi pourrait exiger viendront en temps et lieu. Je vous autorise à dire à tout le monde que vous avez vu ma petite-fille, et je vous prie d’ajouter que j’ai toute ma raison, que je n’attribue pas son retour à un miracle, que je n’ai pas été trompée et exploitée, enfin que je sais que c’est elle et que je l’établirai par la suite. Tout le monde comprendra que je ne puis ni ne veux trahir le secret d’une personne innocente qui tient de près aux coupables et ne doit pas les livrer à la justice.




III


Voilà tout ce que je sais des circonstances qui accompagnèrent ma réapparition dans le monde ; car l’enfant retrouvé, c’était moi, et je vais maintenant prendre la parole en mon propre nom pour tâcher de me retracer mes plus anciens souvenirs.

Le plus net de ces souvenirs, c’est une robe blanche, la première sans doute que j’aie portée, et une coiffure de fleurs et de rubans roses sur mes cheveux bouclés. Cette toilette fut une ivresse pour moi ; mais je ne saurais dire où elle eut lieu, sinon que c’était en plein air, par une nuit chaude et au clair de la lune. On me mit un petit manteau et on me porta dans un précipice. Je crois que j’étais portée par un homme, et je sais qu’à côté de moi marchait une femme que j’appelais maman et qui m’appelait sa fille.

Là, tout se trouble dans ma vision. Il me semble que je suis prise et emmenée par deux autres femmes que je ne connaissais pas, sans que, malgré mes cris, mon désespoir et ma résistance, la mère que j’appelais vînt à mon secours. Je crois que ce fut mon premier chagrin et je crois qu’il fut terrible, car je n’en retrouve pas la durée et les incidents. Il me semble que j’ai été morte dans ce temps-là, quoiqu’on m’ait dit que je ne fus pas même malade ; mais je crois bien qu’il y eut un anéantissement dans mon âme, et comme une suspension de vie morale et intellectuelle. Ce que je vais raconter de ces premiers temps m’a donc été raconté à moi-même, et je ne l’affirme que sur la foi d’autrui.

Ma grand’mère et ma nourrice — car c’était à elles qu’on m’avait restituée — ne purent arracher de moi un seul mot de français pendant plusieurs semaines. Le français n’était pas ma langue habituelle, et pourtant on m’en avait appris un peu ; car je paraissais le comprendre, et la facilité avec laquelle je le rappris quand ma mauvaise humeur fut passée prouva que je l’avais entendu parler presque autant que l’autre langue ou patois dont je préférais me servir. Il paraît que cette préférence était une malice de ma part, et que, longtemps encore après, je poussai l’obstination jusqu’à ne pas vouloir répondre un mot aux nombreux visiteurs qui venaient m’admirer comme une merveille, et qui, la plupart, marins ou voyageurs, me questionnaient dans toutes les langues connues. Quand on vit que ces importunités augmentaient ma résistance, on me laissa tranquille, et ma grand’mère prit le sage parti de ne plus me faire ni caresses ni prévenances.

Un jour qu’on m’avait menée promener à la Salle verte, il paraît que le souvenir de ma mère me revint et que je recommençai mes cris. On ne m’y mena plus pendant longtemps. On me laissa jouer toute seule dans le jardin en terrasse, sous les yeux de ma grand’mère, qui faisait de la tapisserie dans le salon du rez-de-chaussée, en feignant de ne pas me regarder. La pauvre Denise, qui m’adorait et que je ne pouvais pas souffrir, m’apportait en silence des friandises qu’elle posait sur les marches du jardin ou sur les bords de la rocaille où coulait une eau de source. Je ne voulais rien accepter de la main de ma nourrice ; j’attendais qu’on ne me vît pas pour m’en emparer. Je ne voulais dire bonjour et merci à personne. Je me cachais pour jouer avec ma poupée qui me semblait pourtant merveilleuse, ceci, je m’en souviens ; mais, dès qu’on me regardait, je la posais à terre, je tournais le nez vers la muraille, et je restais là immobile jusqu’à ce qu’on se fût éloigné. J’ai un instinct confus d’avoir été méchante ainsi par douleur. Probablement je sentais dans mon cœur (les griefs que je ne savais pas formuler. Je dois avoir été blessée surtout de l’abandon de celle que j’appelais intérieurement ma mère ; peut-être aussi savais-je déjà exprimer mes plaintes à ce sujet, car on m’a dit que je parlais quelquefois toute seule dans cette langue que personne n’entendait.

— Sans cela, m’a dit depuis la nourrice, on vous aurait crue muette.

Peut-être aussi étais-je sauvagement intimidée par ma grand’mère, dont le costume et la coiffure étaient un spectacle inouï pour moi. J’avais dû être élevée jusque-là dans la pauvreté, car le luxe relatif dont je me voyais entourée me causait une sorte d’éblouissement mêlé de frayeur.

Il paraît qu’on était fort inquiet de ma maussaderie, et qu’elle dura plus longtemps qu’on ne devait l’attendre d’un enfant de mon âge. Il paraît aussi que la transition entre ce caractère farouche et une humeur plus traitable fut assez lente. Enfin un beau jour, après m’avoir chérie quand même avec beaucoup de patience et de bonté, on me trouva charmante. Je ne saurais dire quel âge j’avais atteint au juste ; mais j’avais absolument oublié ma langue étrangère, ma mère inconnue et le fantastique pays de ma première enfance.

Pourtant certaines réminiscences fugitives traversaient encore mon faible cerveau, et celles-ci, je me les rappelle. Un jour, on me conduisit au bord de la mer, que l’on voyait en plein de chez nous, mais qui est à plus de cinq lieues au bas de notre vallée. Je l’avais toujours regardée de loin avec indifférence ; mais, quand je fus sur le rivage et que je vis de grosses vagues briser sur les galets, — c’était un jour de houle, — je fus prise d’une joie insensée. Bien loin d’avoir peur des lames bouillonnantes, je voulais courir après, et je ramassai des coquillages qui me charmèrent plus que tous mes joujoux. Je les emportai précieusement. Il me semblait retrouver quelque chose à moi que j’avais longtemps perdu. La vue des barques de pêcheurs ranima aussi je ne sais quelles visions du passé. Il fallut que Denise, qui, du reste, faisait toutes mes volontés, consentît à monter avec moi sur une chaloupe qui faisait la pêche. Les filets, les poissons, le mouvement de l’embarcation, m’enivraient. Loin de me montrer timide et fière comme je l’étais encore avec les personnes nouvelles, je jouais et je riais avec les gens de mer comme avec d’anciennes connaissances. Quand il fallut les quitter, je pleurai sottement. Denise, en me ramenant à ma grand’mère, lui dit qu’elle était bien sûre que j’avais été élevée avec des pêcheurs, car j’avais l’air de connaître l’eau salée comme une petite mouette.

C’est alors que ma grand’mère, qui avait promis de ne pas rechercher l’auteur de mon enlèvement, mais non de ne point tâcher de connaître ma vie passée, — hélas ! j’avais déjà une vie passée ! — m’adressa toute sorte de questions auxquelles je ne sus que répondre. Je ne savais déjà plus rien de moi-même ; mais, comme elle y revenait souvent, surtout quand Denise, à qui elle avait défendu de me questionner, n’était pas avec nous, je commençai à prendre de moi-même une idée que les autres enfants n’ont certainement jamais conçue. Je pensai que j’étais différente des autres, puisque au lieu de me dire ce que j’étais et ce que j’avais toujours été, on me pressait de le révéler. Je tombai dans des rêveries bizarres, et, comme Denise m’avait raconté, pour m’endormir, beaucoup de légendes dévotes mêlées à des contes de fée, ma pauvre imagination se mit à travailler follement. Un jour, je me persuadai que je sortais d’un monde fantastique, et je racontai très-sérieusement à ma bonne maman que j’avais été d’abord un petit poisson d’argent, et qu’un grand oiseau m’avait emportée sur le haut d’un arbre. Là, j’avais trouvé un ange qui m’avait appris à aller dans les nuages ; mais une méchante fée m’avait fait tomber dans la Salle verte, où un loup voulait me manger et où je m’étais cachée sous une grosse pierre jusqu’à ce que Denise fût venue me prendre et me mettre une belle robe blanche.

Ma grand’mère, voyant que je battais la campagne, craignit que je ne devinsse folle. Elle me dit que je mentais, et, comme je m’obstinais un peu trop, elle me jura que j’avais rêvé tout cela et cessa de me questionner. Le mal ne s’aggrava donc pas trop, mais il était entré en moi. Je n’étais pas menteuse, j’étais romanesque. Le réel ne me satisfaisait pas ; je cherchais quelque chose de plus étrange et de plus brillant dans la région des songes. Je suis restée ainsi : ç’a été la cause de tous mes désastres, et peut-être aussi le foyer de toutes mes forces.



IV


Je crois que j’avais sept ou huit ans quand je connus M. Frumence Costel. Il en avait alors dix-neuf ou vingt. C’était le neveu orphelin du curé de notre paroisse. Étrange paroisse que ce village des Pommets ! Je ne puis mentionner Frumence sans décrire le lieu où ma grand’mère l’avait découvert pour lui confier mon éducation ; car, bien que la personne pour laquelle j’écris connaisse mon pays de Provence, je ne saurais me retracer aucun événement sans en établir le cadre.

Les rares hameaux de nos montagnes sont, au dire de la tradition, d’anciennes colonies romaines, prises, pillées et occupées ensuite par les Sarrasins, à qui elles furent reprises plus tard par les indigènes. Quels indigènes ? On ne conçoit guère que ces nids sauvages, perdus dans des ravins arides, aient pu avoir d’autres habitants que des colons aventureux ou des pirates rassasiés. On dit pourtant que ces contrées, aujourd’hui si dénudées, étaient d’un grand rapport au temps où le précieux insecte qui fournissait la pourpre habitait le feuillage du chêne nain, le chêne coccifère des botanistes. Qu’est devenue la pourpre ? qu’est devenu l’insecte ? qu’est devenue la splendeur de nos rivages ? La majeure partie de nos terres végétales consiste en d’étroites zones fertiles, déchiquetées par lambeaux le long des torrents à sec les trois quarts de l’année, et en maigres régions d’oliviers qui occupent les premières terrasses des montagnes. La vallée de Dardenne, qui a de l’eau toute l’année, est une oasis dans le désert ; le pays environnant n’est qu’un chaos de roches pittoresques ou de corniches élevées, plates, pierreuses, désolantes à parcourir et à voir. Du côté de notre paroisse, il y a pourtant un peu de végétation, et de belles collines. La croupe arrondie du baou qui le domine est couverte d’une mince verdure, charmante au mois de mai, brûlée au mois de juillet. Il y a aussi par là une source, et un ruisseau qui va rejoindre la Dardenne. Le village se compose d’une cinquantaine de maisons jetées en pente rapide et d’une petite église dont M. Costel, l’oncle de Frumence, était le curé.

Je me rappellerai toujours la première visite que je fis à ce curé. Comme le village était situé sur le versant de la gorge qui nous fait face, et que, pour traverser la Dardenne sur les rochers et gravir le revers de la colline, il eût fallu d’autres jambes que celles de ma grand’mère, nous eussions été forcées de faire un long détour pour y aller en voiture, et même par là le chemin était si difficile, que ma grand’mère avait obtenu les offices dans la petite chapelle de Bellombre. Le curé des Pommets, après avoir dépêché une petite messe à ses paroissiens, descendait lestement la rude colline, traversait à vol d’oiseau les petits sentiers du vallon, et, après nous avoir dit, moyennant la permission de son évêque, une seconde petite messe, s’asseyait devant un formidable déjeuner servi par ma grand’mère et par Denise, qui avaient grand soin de lui et qui lui remettaient en outre le terme d’une petite rente affectée à ce ministère de complaisance.

C’était un terrible marcheur et un terrible mangeur que ce brave curé. Il était grand, sec, jaune et horriblement malpropre ; mais il avait de l’esprit et de l’instruction autant que de misère et d’appétit. Je crois que ce qui lui manquait le plus, c’était la ferveur, car il ne parlait jamais des choses célestes en dehors de son ministère. On n’eût pas été bien venu à lui en parler chez nous à table, car il y mangeait certainement pour toute la semaine.

Un jour, il nous fit dire qu’un léger accident l’empêchait de marcher, et qu’il ne pourrait venir nous dire notre messe. Ce léger accident, c’était, à son insu, une première attaque de goutte. Ma grand’mère prétendit que nous ne serions pas damnées pour nous passer de messe ; mais Denise, qui était plus fervente, demanda la permission de me mener aux Pommets. J’étais assez grande pour marcher, et déjà très-agile à grimper de roche en roche. Tout s’oublie, car ma grand’mère oublia que Denise m’avait déjà perdue, et que, par suite, elle était restée un peu folle.

Nous voilà donc en route à travers champs et prairies. C’était en été, la Dardenne se divisait en minces nappes et en étroits réseaux frissonnants sur son grand pavage naturel. Il nous fut facile de la passer au premier endroit venu, sans mouiller nos chaussures ; puis nous entrâmes dans les oliviers, dans les pins, dans les chemins ravinés, et enfin nous atteignîmes, saines et sauves, la petite place en pente et la petite église moitié ruinée de notre paroisse.

J’étais ivre de joie et d’orgueil d’avoir fait à pied cette course réputée fatigante ; mais l’aspect du village me jeta dans un grand étonnement et dans une sorte d’effroi. La moitié des maisons était en ruine, et le reste était fermé, fermé depuis longtemps ; car la vigne et le lierre avaient poussé sur les portes et sur les fenêtres, et il eût fallu entrer dans ces maisons à coups de serpe. On ne voyait pas une charrette, pas un animal, pas une âme dans la rue.

Comme j’en faisais la remarque à Denise, elle m’apprit que le village était abandonné, et qu’il n’y avait plus que cinq habitants, le maire, le curé et le garde champêtre compris. Or, comme, ce jour-là, le maire était à Toulon et le garde champêtre malade, le curé disait sa messe tout seul dans l’église vide. Quand je dis tout seul, je me trompe : il était assisté de son sacristain, un grand garçon sec et jaune comme lui, lequel n’était autre que M. Frumence Costel, son neveu.

Cette église déserte et ce village abandonné me firent une vive impression, et, comme je n’étais pas dévote, par instinct de réaction contre Denise qui l’était trop et qui m’ennuyait, je ne fis que songer, durant la messe, aux événements romanesques ou terribles qui avaient dû ainsi dépeupler les Pommets. Était-ce la peste qui jadis avait fait de si grands ravages dans nos contrées ? On m’avait parlé de cela, et je n’avais pas beaucoup la notion des dates historiques. Étaient-ce les loups, les voleurs, ou la malédiction de quelque sorcière ? Ma cervelle travaillait si bien que la peur me prit et que mes yeux cherchaient sous le petit porche béant de l’église l’apparition de quelque monstre. Les grandes herbes, les guirlandes noires de smilax qui pendaient autour de l’arcade ébréchée me faisaient tressaillir quand le vent les agitait.

La messe heureusement ne fut pas longue : le curé nous emmena chez lui, et je fus désappointée en même temps que rassurée quand il m’apprit que, depuis le temps des Sarrasins, le village n’avait été ni pris, ni pillé, ni incendié, ni massacré, ni mangé par les loups. Il s’était dépeuplé tout naturellement. Le pays devenant de plus en plus improductif et les communications difficiles, la jeunesse avait été vivre au bord de la mer, où il y a, disait le curé en soupirant, de l’ouvrage pour tout le monde. Les vieux étaient peu à peu morts de leur belle mort. Le peu de terres cultivables possédées par les absents étaient affermées au cinquième habitant, un honnête paysan veuf, qui, avec le maire, le curé, Frumence et le garde champêtre, complétait désormais le chiffre de la population. Ce village n’est pas le seul du pays qui ait été ainsi déserté. Il y a même de vieilles villes perchées sur les hauteurs qui sont descendues peu à peu sur le rivage ou dans le fond des vallées.

Le presbytère était dans un état de délabrement inouï, et me rappela confusément je ne sais quels abris misérables de mon enfance oubliée. Il me sembla aussi que je ne voyais pas celui-ci pour la première fois. Peut-être ma mère adoptive, lorsqu’elle m’avait ramenée à Bellombre, avait-elle trouvé là pour moi un asile provisoire.




V


Le curé n’avait pas de servante ; son neveu remplissait cet office, et il le remplissait bien mal, car c’était un vrai taudis que ce malheureux presbytère. On voulait nous faire déjeuner, on n’alla pas loin pour trouver des œufs : les poules pondaient sur les lits. Mais, comme Frumence se mettait l’esprit à la torture pour trouver quelque autre chose, Denise le rassura en exhibant un panier où elle avait apporté nos provisions de bouche. J’avais grand’faim et grand’peur que le curé ne prélevât sur mon repas une part que je savais ne devoir pas être mince ; mais, bien que Denise lui en fit l’offre, il refusa discrètement. Pourtant je n’étais pas rassurée en voyant son grand fantôme de neveu déballer nos vivres et tourner autour de nous d’un air affamé. J’ignorais la fierté et la sobriété du personnage.

Comme, malgré sa vénération pour les personnes consacrées à Dieu, Denise aimait la propreté, elle prétendit que j’étais habituée à manger en plein air, et nous allâmes prendre notre repas sur un gradin de montagne qui était censé le jardin de la cure, et où poussait un peu d’herbe sous l’ombrage d’un jujubier ; mais la pluie nous força bientôt de rentrer dans l’église, et un orage se déclara si impétueusement, qu’il fallut en attendre la fin pour songer à nous remettre en route. Le bon curé s’inquiéta de nous voir partir après l’averse. Il n’en fallait pas davantage pour rendre le sentier difficile et la Dardenne dangereuse. Il boitait trop pour nous accompagner, mais il chargea son neveu de nous reconduire.

Tout alla bien jusqu’au passage du torrent, qui, sans paraître encore bien méchant, avait mouillé toutes les pierres et les rendait fort glissantes. Frumence proposa de me prendre dans ses bras ; mais j’étais déjà une petite princesse, et son habit noir du dimanche était si crasseux, sa chevelure noire était si inculte, même le dimanche, que toute sa personne m’inspirait un dégoût invincible. Je repoussai la proposition avec plus d’effroi que de politesse, et, tenant Denise par la main, je m’aventurai sur les escaliers naturels que l’eau commençait à descendre avec un certain bruit. Quand nous fûmes vers le milieu, je crus sentir que Denise tremblait ; je vis ou je crus voir qu’elle me menait tout de travers, parce qu’elle avait le vertige, et, la tirant en sens inverse de toutes mes forces, je faillis la faire tomber.

— Allons, allons, ne vous disputez pas, avancez ! nous cria Frumence, qui marchait derrière nous.

Cet avertissement me fit regarder la rivière en amont. Elle arrivait grossie, troublée, et chassant devant elle un flot d’écume jaune qui allait nous gagner. Denise perdit la tête et me chercha à sa droite, tandis que j’étais à sa gauche ; moi, je ne sais ce que je fis. J’avais grand’peur, et je ne voulais pas le laisser paraître. Peut-être étions-nous en danger, lorsque Frumence passa vivement entre nous deux et saisit Denise par le bras, tandis qu’il m’enlevait comme une plume et m’asseyait sur son épaule comme il eût fait d’un petit singe. Il nous conduisit ainsi au rivage, poussant et chassant devant lui ma nourrice éperdue, et s’occupant fort peu de mon dépit d’être portée comme une toute petite fille, moi qui prétendais être déjà une demoiselle.

Je fus très-ingrate, car le pauvre garçon, tout en préservant Denise et moi, reçut la première brisée du torrent dans les jambes et fut mouillé jusqu’aux genoux, souillé de limon jusqu’à la ceinture. Il n’en tint compte, et, enchanté de voir que je n’avais pas même reçu une éclaboussure sur ma robe rose, il persista à me porter jusqu’au château, prétendant que je devais être fatiguée. J’étais furieuse et je n’osais résister, car, pour m’élancer à terre ou me débattre, il m’eût fallu salir ma robe contre son vêtement inondé. Je le détestais, et, n’eût été l’horreur que m’inspirait sa chevelure crépue, je lui en eusse arraché une poignée avec plaisir. C’est ainsi que je fis connaissance avec celui qui devait être le meilleur ami de ma jeunesse.

Nous trouvâmes des gens qui venaient à notre rencontre. Ma grand’mère était fort inquiète, elle nous attendait au bas de la terrasse. Denise, qui était fort exagérée en paroles, lui présenta Frumence comme un héros de dévouement qui nous avait arrachées à une mort certaine. Ma bonne maman fit donc grand accueil à Frumence ; elle voulait qu’on le mît dans un lit bassiné et qu’on lui fît un bol de vin chaud. Il remercia en riant, alla se sécher au feu de la cuisine et revint pour prendre congé ; mais c’était l’heure de notre dîner, et on ne voulut pas le laisser partir à jeun. Il se fit beaucoup prier ; enfin il céda et se montra aussi sobre que son oncle l’était peu.

Il était réservé sans être timide, et les prévenances de Denise paraissaient l’importuner. Quand nous fûmes seules au dessert avec lui, ma grand’mère et moi, il devint un peu moins concis dans ses réponses. Ma grand’mère le questionnait avec tant de douceur et de bonté, qu’il se résolut enfin à la renseigner sur son compte.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, lui dit-il, en m’appelant M. Costel. Je ne suis ni le neveu ni le parent de votre excellent curé. Je suis un enfant trouvé, oui, trouvé, à la lettre, par lui-même, à la porte de son presbytère. Il m’a baptisé et mis en nourrice ; il m’a élevé ; il m’appelle son neveu par adoption, et il veut que je porte son nom, disant que c’est la seule chose qu’il puisse me laisser en ce monde.

— Voilà, dit ma grand’mère, une belle action que ce digne curé m’a toujours cachée.

— Elle est d’autant plus belle, reprit Frumence, qu’il l’a payée bien cher.

Là-dessus, comme il entrait dans des détails que je ne devais pas comprendre, ma grand’mère me demanda d’aller lui cueillir quelques grosses fraises que Denise avait oublié de lui servir, et, pendant que j’étais dans le jardin, Frumence raconta tout ce que j’ai su depuis. À l’époque où il fut trouvé par le curé, celui-ci avait une petite cure moins mauvaise, du côté de Pierrefeu. Personne dans la paroisse ne songea à incriminer l’apparition d’un enfant abandonné à sa porte ni le sentiment de charité qui le lui fit adopter. On connaissait la pureté de ses mœurs, et on ne pouvait soupçonner aucune fille du village en ce moment-là. Quelques années se passèrent ainsi ; mais M. Costel fut dénoncé par une vieille bigote de la paroisse pour avoir trop prêché l’Évangile pur et simple à la manière des protestants et des athées. « C’était un gallican renforcé, il lisait plus de journaux qu’il ne disait de prières, il se piquait plus d’être helléniste que chrétien, enfin il avait chez lui un enfant dont on ne connaissait ni la mère ni le père ; ce qui prouvait bien que M. Costel avait de mauvaises mœurs. »

L’évêque n’admit pas cette dénonciation sans examen. Il appela M. Costel devant lui, l’engageant à avouer ses fautes et lui promettant son indulgence. M. Costel était très-fier, un peu brusque et malheureusement pour lui très-peu diplomate. Il répondit avec trop de franchise et de hauteur. On le disgracia en l’envoyant à ce malheureux hameau des Pommets, où le casuel était nul et la misère complète.

Tout en cueillant mes fraises, je songeais à ce que Frumence avait révélé devant moi à ma grand’mère. Je ne savais nullement ce qu’on entend par un enfant trouvé ; mais, comme je savais qu’on m’avait trouvée moi-même à la Salle verte, je croyais que Frumence avait eu comme moi une existence mystérieuse et surnaturelle. Cela le relevait un peu à mes yeux, et j’aurais voulu entendre les explications qu’il donnait à ma grand’mère, certaine qu’il lui parlait de fées ou de génies.

Quand je rapportai les fraises, il parlait des études sérieuses que M. Costel lui avait fait faire durant ses longs loisirs dans le hameau abandonné, et ma bonne maman ouvrait de grands yeux en apprenant que l’oncle et le neveu étaient parfaitement heureux ensemble, grâce aux lectures et aux études qui les absorbaient et les rendaient insensibles aux privations et à l’horreur de l’isolement.

— Mais comment se fait-il, disait-elle, qu’instruit comme vous paraissez l’être, et chérissant le travail, vous n’ayez pas cherché un état qui vous mît à même de donner un peu de bien-être à ce pauvre cher curé ?

— J’ai essayé plusieurs fois d’aller donner des leçons à la ville, répondit Frumence ; mais c’est trop loin. Je perdais ma journée en allées et venues, et puis… je n’étais pas assez bien mis. On ne paye presque pas un homme qui porte la misère écrite sur son dos. J’ai essayé aussi d’entrer comme maître d’étude dans un collége ; mais il fallait laisser mon pauvre oncle tout seul dans la montagne, et, au bout d’un mois, quand je pouvais m’échapper, je le trouvais si dépéri et en même temps si exalté par la solitude, que je craignais de le voir tomber malade. Il avait pris une servante, avec laquelle il ne s’accordait jamais. L’oisiveté d’une femme qui ne trouve personne à qui parler devient un fléau pour un homme studieux qui n’aime pas qu’on lui parle pour ne rien dire. M. Costel était fort peu sensible à un ménage plus ou moins bien tenu. Il est si habitué à je passer de tout ! Mon absence lui était bien plus pénible que mes petites économies ne lui étaient profitables. Il me l’a dit franchement un beau jour, et j’ai renoncé à le quitter. Je lui sers sa messe, ce qui lui épargne un sacristain ; je soigne sa chèvre et ses poules, je ressemelle ses souliers tant bien que mal, j’ai même appris d’un ancien matelot à recoudre un peu ses manches. Que voulez-vous ! on fait ce qu’on peut, et la pauvreté n’est pas une si grosse affaire que l’on s’imagine !… Mais j’ai trop abusé de la bonté avec laquelle vous m’écoutez, madame, et je vais rejoindre mon cher oncle qui pourrait bien être aussi inquiet de moi, si je tardais, que vous l’étiez tantôt de votre petite-fille.

Là-dessus, l’honnête et digne garçon reprit son affreux chapeau, qu’il avait eu la discrétion de cacher par terre dans un coin, et il se retira en me saluant comme une grande personne ; ce qui me réconcilia un peu avec lui.

— Prenez le chemin des moulins ! lui cria ma grand’mère du haut de la terrasse ; n’allez pas repasser le gué. Je vois d’ici que la rivière est décidément très-forte.

— Oh ! qu’est-ce que cela fait ? répondit Frumence en souriant. On passe toujours !

Il semblait vouloir dire qu’il était un trop pauvre diable pour que la rivière prît la peine de l’emporter.

J’eus la méchanceté de penser tout haut qu’un bain ne lui ferait pas grand mal.

— Ma chère enfant, me dit ma grand’mère d’un air fâché, un pareil homme serait plus facile à décrasser qu’une mauvaise âme.

— Est-ce donc que j’ai une mauvaise âme ? demandai-je tout interdite.

— Non pas, grâce à Dieu ! reprit ma bonne maman ; mais, sans le savoir, vous avez parlé durement. Ce garçon vous a sauvé la vie ce matin, et vous ne pensez pas qu’il expose la sienne ce soir pour s’en retourner.

— Mais pourquoi l’expose-t-il, grand’mère ? Il pouvait bien rester jusqu’à demain.

— Mais son oncle se serait tourmenté et chagriné toute la nuit, et M. Frumence, vous le voyez bien, aime son oncle plus que sa vie.

Je sentais bien que ma grand’mère me donnait une leçon. Elle ne m’en donnait jamais qu’indirectement, et je les comprenais ; mais Denise me traitait comme une idole, et, gâtée par l’une, j’étais un peu disposée à résister à l’autre. Cela me mettait peut-être sur la pente de l’ingratitude en dépit de mes instincts qui n’étaient pas mauvais. Il est probable aussi que j’avais souffert trop jeune, et qu’il m’était resté une certaine irritation dont je n’aurais pu rendre compte.

Le dimanche suivant, l’abbé Costel reparut, et ma grand’mère lui reprocha de n’avoir pas amené son neveu.

— Il vous servirait la messe beaucoup mieux que mon jardinier, disait-elle, et nous aurions eu du plaisir à le voir. Nous l’aimons beaucoup. Le curé répliqua que son neveu n’était pas loin, parce que, le voyant boiter encore un peu, ce brave enfant avait voulu l’accompagner jusqu’au gué, mais qu’il était trop discret pour se présenter au château sans être invité.

— Il faut l’envoyer chercher, s’écria ma grand’mère. Je vais lui dépêcher Michel.

Elle ajouta en me regardant avec intention :

— Il a été excellent pour ma petite-fille, et Lucienne n’est pas ingrate.

Je compris le reproche, et, par orgueil plus que par bonté, je demandai la permission d’aller porter avec Michel l’invitation de ma grand’mère à M. Frumence.

— Oui, ma fille, c’est bien vu, dit ma grand’mère en m’embrassant. Allez. Nous l’attendrons pour nous mettre à table. M. le curé prendra un à-compte, car il doit avoir grand’faim. Je partis avec le domestique. Nous trouvâmes à cinq cents pas de là M. Frumence occupé à pêcher à la ligne, avec un livre sur ses genoux. Il avait ôté son habit, et il avait une chemise blanche toute en guenilles. Pourtant il me dégoûtait moins ainsi qu’avec son collet crasseux, et je fis ma commission avec assez de grâce. Il parut d’abord contrarié de se déranger ; mais, sachant qu’on l’attendait, il remit à Michel les petits poissons qu’il avait pris, et m’offrit la main pour remonter au château. Cette main avec laquelle il venait de toucher le poisson ne me souriait pas. Je lui répondis que je savais marcher seule, et, pour le lui prouver, je me mis à courir en avant comme un cabri.

Comme je me retournais de temps en temps pour voir s’il me suivait, je rencontrai chaque fois son regard attaché sur moi avec l’expression d’une admiration naïve, et j’entendis qu’il disait au domestique :

— Quel enfant ! je n’ai jamais rien vu de si joli et de si aimable.

Pauvre Frumence ! il était pour moi quelque chose de laid et de répugnant, j’avais peine à le lui dissimuler, et je lui paraissais l’être le plus aimable de la terre !

Je ne sais si la générosité de son cœur me fit rougir, ou si je fus flattée de l’admiration que je lui inspirais : je commençai à croire qu’il n’était pas une bête, et peut-être bien posai-je devant lui instinctivement la légèreté de la course et la grâce des attitudes. Je pourrais l’avouer sans honte. J’ai reconnu, depuis, que tous les enfants sont facilement poseurs, et qu’ils s’enivrent de compliments comme les sauvages.



VI


Pendant mon absence, le curé, tout en faisant honneur à l’à-compte du déjeuner, avait entretenu ma grand’mère des nobles qualités et du rare mérite de son neveu adoptif. Il le lui avait dépeint comme un puits de science, un ange de candeur et de dévouement. J’ai su beaucoup plus tard qu’il n’avait rien exagéré. Ma bonne maman, qui était la charité et la sollicitude en personne, cherchait un moyen d’utiliser les loisirs de Frumence en améliorant le sort de l’oncle ; mais M. Costel la supplia de n’en rien faire.

— Ne parlez pas de nous séparer, lui dit-il ; nous sommes heureux comme nous sommes. La pauvreté m’a donné de l’inquiétude tant que j’ai cru qu’un jour viendrait où il me faudrait établir cet enfant, sous peine de le voir mal tourner. Eh bien, ce moment n’est pas venu. Frumence a déjà vingt ans, et il n’a jamais eu un moment d’ennui avec moi, par conséquent jamais une mauvaise pensée. Il est aussi sage qu’un philosophe et aussi pur qu’une source. Il a une excellente santé et il s’accommode de tout. Mon traitement est bien suffisant pour nous deux, et comme, à tort ou à raison, je n’approuve pas en théorie que le prêtre fasse payer les sacrements, je ne suis pas fâché que le casuel de ma paroisse soit nul. D’ailleurs Frumence n’est pas sans gagner quelque chose ; il s’entend à la culture, et maître Pachouquin l’emploie à la journée de temps à autre pour la taille des oliviers et pour la récolte.

Maître Pachouquin était le cinquième habitant des Pommets, celui qui avait pris à ferme toutes les terres des absents.

Ma grand’mère, bien renseignée sur le compte de Frumence, se mit à chercher dans sa tête un moyen de l’occuper moins péniblement qu’au travail de la terre sans le séparer de son oncle ; mais tout ce qu’elle proposa ce jour-là et les dimanches suivants fut éludé par les deux solitaires. Ils avaient toujours une raison de fierté ou d’insouciance à donner pour rester comme ils étaient. Ma bonne maman regrettait de n’être pas assez riche pour se permettre le luxe d’un aumônier. Elle eût pris chez elle l’oncle, et le neveu par-dessus le marché. Quand elle exprimait ce regret devant Denise, celle-ci secouait la tête. Peu à peu Denise avait découvert ou cru découvrir que les Costel n’étaient point orthodoxes : elle était trop ignorante pour argumenter contre eux ; mais elle sentait que ses tendances au merveilleux n’étaient pas encouragées par le curé et donnaient envie de rire à Frumence.

Ma grand’mère avait pour Denise une grande amitié et beaucoup de déférence extérieure ; mais il s’était fait entre elles une scission de tendances religieuses. Si une même foi les unissait au pied du même autel, une application différente de leur religion les poussait en sens opposé ; ma bonne maman ne voulait pas qu’en dehors des pratiques du culte on fît intervenir le clergé à tout propos dans les relations sociales. Denise, de plus en plus mystique, n’admettait pas que l’on pût être honnête et utile en ce monde, si on ne travaillait pas avant tout pour l’Église. Elle appelait travailler pour l’Église consacrer tout son temps à décorer des chapelles et à pomponner des madones ; elle se prenait de passion pour ces images et devenait idolâtre à son insu. Ma grand’mère craignit d’abord qu’elle ne me troublât l’esprit, ensuite elle craignit qu’à force de dédain pour les minuties de cette pauvre fille je ne devinsse incrédule ; mais elle se tranquillisa en voyant que je n’écoutais qu’elle et me montrais disposée à la chérir exclusivement. Aussitôt que ma mère adoptive inconnue fut oubliée, c’est ma grand’mère que j’aimai sans partage, et je fus toujours docile avec elle.

Je franchis ici un certain espace de temps que ne marque aucun événement particulier avant le commencement de mon éducation. On me laissait un peu vivre et courir à ma guise, le médecin l’avait ordonné. Lorsqu’on m’avait ramenée à ma grand’mère, j’étais, dit-on, forte dans ma petite taille et bien constituée ; mais le changement de régime ou de climat m’avait rendue languissante. On ne songea donc point à m’apprendre à lire la première année. Quand on essaya ensuite de m’enseigner mes lettres, on découvrit que je lisais couramment, et que, soit paresse, soit malice, je ne m’en étais point vantée.

Le pays que nous habitions influa beaucoup sur la lenteur de mon développement, car ce pays était un désert. Nous n’y avions pas de proches voisins ; les nouvelles nous arrivaient de Toulon déjà vieilles, et ma grand’mère s’était si bien habituée à vivre en retard du mouvement général, qu’on l’eût effrayée en la pressant de s’intéresser à une actualité qui était toujours le passé pour elle. Quand on s’accoutume ainsi à l’acceptation passive des faits accomplis, il devient fort inutile de les commenter et on ne prend plus la peine de les bien comprendre, on les subit avec une indifférence un peu fataliste. Sous ce rapport, il y avait à cette époque, dans certains cantons du Midi, quoique ressemblance avec l’Orient.

Par son aspect aussi, notre pays exerce une influence stupéfiante sur l’esprit. La vallée de Dardenne est une des rares oasis du département du Var ; mais, pour ceux qui ont parcouru les provinces du centre et du nord de la France, cette oasis est encore très-aride. Bien que notre manoir fût planté dans la partie la plus fraîche et la mieux arrosée de la gorge, autour de nous, les montagnes nues avec leurs croupes cendrées et leurs cimes de calcaire blanc brûlent les yeux et pétrifient la pensée. C’est un beau pays quand même, dur de formes, largement ouvert au soleil, âpre, sans grâce et sans charme, jamais coquet, mais jamais mesquin, jamais maniéré. On comprend que les Mores l’aient aimé ; il semble fait pour ces races austères qui n’ont pas l’instinct du mieux et qui vivent dans la notion de l’immuable destinée. On le compare aussi à la Judée, berceau d’un idéal qui se détourne des jouissances terrestres et ne cherche sur les hauteurs que le rêve de l’infini.

Je ne saurais dire quelles furent mes premières impressions. Je ne pouvais m’en rendre compte ; mais je sais bien que, d’année en année, cette Provence exerça sur moi un prestige d’écrasement intellectuel, si je puis ainsi parler, en même temps que ma personnalité, cherchant à réagir, soulevait en moi des orages sans explosion marquée. De là beaucoup de développement dans le sens de la rêverie, beaucoup de stagnation dans celui de la réflexion.

Bellombre est un ancien marquisat provenant d’une famille aujourd’hui éteinte. Le mari de ma grand’mère, bon gentilhomme de Provence et officier de marine distingué, avait acheté ce manoir avant la Révolution, et sa veuve ne l’avait plus quitté. Elle s’était mariée tard, et avait perdu son mari peu d’années après. Elle avait donc vécu seule la majeure partie de son âge, et, son fils l’ayant quittée à seize ans pour l’émigration, elle vivait depuis quinze ans plus seule que jamais quand elle me trouva et concentra sur moi toutes ses affections. L’habitude d’une existence solitaire, nonchalante et résignée, lui avait fait contracter un certain isolement de la pensée qui la rendait peu communicative. Sa délicate santé était une autre cause de goûts sédentaires, et, avec le cœur le plus tendre et le plus dévoué qui fut jamais, elle laissait régner entre elle et les objets de son amour une sorte de vide indéfinissable. Elle parlait peu, et à soixante et dix ans elle avait encore des timidités étranges. N’ayant, comme la plupart des filles nobles de son temps et de son pays, reçu aucune instruction, elle abordait avec réserve beaucoup de sujets sur lesquels elle eût craint de manifester son opinion, et, puisqu’il faut tout dire, elle passait pour une personne affable, bien élevée, hospitalière et douce, mais parfaitement nulle. Il y avait là une grande injustice, car elle avait le jugement sain, l’appréciation délicate et noble, et même l’esprit agréable, quand elle était à l’aise. Son manque d’initiative tenait à son organisation débile, à son milieu inerte, au despotisme de l’habitude, aucunement à une absence de facultés. D’ailleurs, n’eût-elle eu que celle d’aimer, n’est-ce pas une impiété que de décréter de nullité une âme généreuse ?

J’avais à dire ceci une fois pour toutes, afin que l’on ne s’étonne pas de l’indépendance absolue dans laquelle je fus élevée, et qu’on n’attribue pas la tolérance de ma grand’mère à une apathie morale. C’était plutôt chez elle un parti pris, en attendant que l’âge lui en fît une nécessité. Elle vivait aussi peu que possible, craignant le vent, la chaleur, la poussière, toutes les rudesses de notre dur climat, n’ayant jamais eu besoin de locomotion, ou ayant perdu la force de braver la fatigue. Elle se plaignait doucement d’être ainsi, et ne voulait à aucun prix me voir suivre la même pente. Elle s’inquiétait de me voir tranquille à ses côtés et me poussait dehors à toute heure, disant que les enfants ont pour père et mère, avant tout, le soleil. Plus tard, s’accusant modestement de n’avoir point développé son intelligence, elle me poussa à la vie de l’esprit et se plut à voir prendre à ma personnalité toute l’extension possible. C’est dire que je fus bien gâtée ; mais je tiens à constater qu’on agit ainsi par système, et non pur négligence.




VII


La demeure de ma grand’mère était comme le cadre nécessaire à sa douce image. Dans cette vieille maison lourde, carrée, insignifiante de formes, et sur ces roches ardentes qui relevaient au-dessus du lit de la Dardenne, la châtelaine s’était créé peu à peu une oasis de repos, de silence et de fraîcheur. Elle n’avait, à aucun prix, voulu vendre ses vieux arbres à la marine, cette implacable ennemie des ombrages du littoral. La maison était tout enveloppée d’ombre, et on y regardait à deux fois avant de couper une branche qui menaçait d’entrer dans les chambres. En outre, on avait laissé s’étendre les vignes, les chèvrefeuilles, les rosiers grimpants, les bignones et les jasmins des Açores, dont les berceaux s’étaient, dans le principe, arrondis sur les piliers à l’italienne qui dessinaient les allées du parterre ; leurs guirlandes s’entre-croisaient de toutes parts sur des fils de fer, si bien que tout le jardin en terrasse était couvert de fleurs et de feuillages. Les plantes basses en avaient nécessairement disparu, on les cultivait au flanc de la colline. Ma grand’mère vivait sous son berceau et chérissait exclusivement certains arbustes exotiques dont jadis son mari avait, de ses lointains voyages, apporté la semence, entre autres un pittospore de Chine qui était devenu un arbre véritable, et dont le tronc lisse et noir se penchait en dehors de la terrasse et masquait un peu aux fenêtres du salon la grande et sereine perspective de la mer. On se résignait à sortir pour la regarder. Le pittospore était si beau, si chargé de fleurs au printemps, il donnait une ombre si persistante, et un arbre de cette espèce et de cette venue était si rare en France, que c’eût été un sacrilège même de l’ébrancher.

Naturellement je trouvais le jardin de la terrasse un peu étroit et un peu fermé. Je préférais le précipice de la Salle verte, où l’on arrivait par le potager quand l’eau était basse, mais où j’aimais à pénétrer par un passage étroit et dangereux sur les rochers situés en amont. Cette Salle verte était un petit cirque de rochers à pic couverts de végétation, où la Dardenne arrivait en cascatelles sur de gros blocs disposés avec une grâce sauvage, s’arrêtait tranquille pour former un tout petit lac, et sortait en recommençant à bondir et à gronder. C’était un délicieux endroit, mais où il ne fallait pas s’endormir en temps d’orage, car une crue subite du torrent pouvait vous couper la retraite par l’une et l’autre issue. Il m’était défendu d’y aller seule ; aussi, dès que j’étais seule, je ne manquais pas d’y aller.

Au-dessous du château et en aval de la Salle verte, nous avions un vieux moulin alimenté par un canal d’origine moresque et toujours bien entretenu, qui nous amenait les eaux de la belle source de la Dardenne. Le torrent de la Salle verte n’en était que le trop-plein. Ce canal, réuni plus bas au torrent, formait une véritable rivière qui allait faire tourner d’autres moulins dans la direction de Toulon. Toute la gorge, fortement inclinée vers la mer, descendait en étages de plus en plus spacieux. Au pied de la longue et imposante montagne du Pharon, du point où nous étions, nous dominions un paysage immense de profondeur, resserré dans de hautes et fières collines, et terminé par une muraille d’azur, la Méditerranée Le canon des forts tonnait au loin à toute heure ; l’entrée bruyante des navires dans le port, tous les signaux, tous les saluts étaient répétés dix fois par les échos de la montagne. La Dardenne grondait souvent aussi, quand les orages la rendaient méchante et lui faisaient franchir ses grands escaliers naturels de roches calcaires où croissaient les myrtes et les lauriers-roses. Le contraste de ces fracas soudains et brutaux avec ce paysage morne et désert est une des premières impressions d’enfance que je me retrace vivement. Plus tard, je l’ai souvent comparé à celui de ma vie intérieure, agitée, fantasque, au sein d’une vie extérieure aride et monotone.

Ma grand’mère cherchait toujours un moyen d’adoucir la misère de l’abbé Costel et de son fils adoptif, quand une occasion se présenta. Une nièce que ma bonne maman aimait mourut, et je vis cette chère mère pleurer pour la première fois, ce qui m’émut beaucoup. La défunte nièce, qui demeurait à Grasse de son vivant, venait pourtant nous voir si rarement, que je me la rappelle à peine. C’était une demoiselle d’Artigues, mariée sans fortune à un Valangis du Dauphiné, homme très-orgueilleux et très-nul, qui l’avait laissée pauvre avec un fils en bas âge. En mourant à son tour, elle avait exprimé le désir que ma grand’mère prît la gouverne de son fils unique, alors âgé de douze ans, et voulût bien lui servir de tutrice. L’héritage qu’elle lui laissait consistait en une trentaine de mille francs placés chez un notaire de Grasse.

Ma grand’mère accepta cette nouvelle charge avec reconnaissance, et le jeune Marius de Valangis nous arriva un beau matin à Toulon par la diligence. Le domestique alla l’y chercher en carriole, tandis que nous préparions sa chambre et son souper.

Je me réjouissais fort de l’idée d’avoir un compagnon de mes jeux, ne fût-ce que pendant quelques semaines, et je courus au-devant de mon petit-cousin sur la route. Je fus un peu intimidée en le voyant descendre de voiture, venir à moi et me baiser la main avec la grâce et l’aplomb d’un homme de trente ans, puis passer mon bras sous le sien et me ramener chez nous en me demandant des nouvelles de sa grand’tante, dont il avait entendu parler comme de la meilleure des femmes, et qu’il était pressé de connaître et d’embrasser de tout son cœur.

Je ne sais s’il avait appris cela d’avance ; mais il le disait si bien, il était si grand pour son âge, il avait une si charmante figure, de si beaux cheveux blonds frisés, une tournure si élancée dans sa veste de velours noir, le cou si dégagé dans sa collerette empesée, les pieds si cambrés dans ses petites guêtres à boutons brillants, enfin il était si joli, si poli, si peigné au moral et au physique, qu’il m’inspira d’emblée la plus haute estime et le plus profond respect.

— C’est un vrai gentilhomme ! dit ma grand’mère à Denise lorsqu’il lui eut débité son compliment d’arrivée, tout pareil à celui qu’il m’avait débité à moi-même ; je vois qu’il est élevé à ravir, et qu’il ne nous donnera point d’embarras. Mais au fond de son cœur ma grand’mère pensait peut-être qu’il eût mieux fait de se jeter dans ses bras sans lui rien dire, et de pleurer avec elle au souvenir de sa mère, morte si récemment.




VIII


Je ne fis pas cette réflexion. Piquée d’émulation par les belles manières de mon petit-cousin, je voulus lui prouver que je n’étais pas une sotte campagnarde, et je me mis à lui faire les honneurs de chez nous avec une solennité pleine de grâce. Nous étions l’un et l’autre parfaitement ridicules. Ma grand’mère avait trop de bon sens pour ne pas s’en apercevoir bientôt. Elle nous engagea à être un peu moins guindés, et à courir dans le jardin en attendant le souper.

Marius ne s’aperçut pas de l’épigramme ; il m’offrit encore son bras, ce qui me flattait beaucoup, et nous nous promenâmes raisonnablement sous le berceau sans qu’il parût remarquer rien qui méritât son attention. J’avais si souvent entendu vanter notre réseau de fleurs et de guirlandes suspendu sur sa triple rangée de colonnes à l’italienne, nos rocailles murmurantes, la grande vue de la terrasse et la beauté du pittospore de Chine, que j’essayai de les lui faire apprécier. Il trouva le pittospore bien lourd et bien noir, les rocailles bien laides, les colonnes bien vieilles et la vue bien drôle.

— Pourquoi drôle ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas ; c’est tout enfoncé comme une grande rue. Et ça, là-bas, cette chose bleue, est-ce que c’est ça la mer ?

— Oui ; vous avez dû la voir de plus près en passant à Toulon.

— Peut-être ; je ne l’ai pas regardée. C’est donc ça l’Océan ?

Je crus qu’il se moquait de moi. Un jeune homme si accompli et si bien élevé pouvait-il ignorer que la Provence est baignée par la Méditerranée ? Je n’osai lui répondre, craignant de manquer d’esprit pour soutenir un persiflage, et je lui demandai s’il avait eu du chagrin de quitter son pays.

— Pas du tout, me dit-il sans paraître se rappeler la perte de sa mère ; j’avais des maîtres bien ennuyeux, et, si ma grand’tante veut me garder à la campagne, je serai très-content de pouvoir monter à cheval et chasser. Y a-t-il du gibier par ici ?

— Oui, nous en mangeons souvent. Vous savez donc tirer des coups de fusil ?

— Certainement, et j’ai apporté le mien.

— Est-il bien grand, bien lourd ?

— Non ; mais il tue très-bien les perdrix ;

— Vous en avez tué beaucoup ?

— Oui, j’en ai déjà tué une et blessé une autre.

Mon cousin me sembla bête ; mais je me défendis de cette idée comme d’une impertinence de mon petit jugement, et la cloche nous appela à table.

Comme il mangeait délicatement et proprement, mon petit-cousin ! Jamais il ne s’essuyait la bouche avec la nappe comme M. Frumence ; jamais il n’avait le menton barbouillé de sauce comme M. Costel ; jamais il n’étendait la main pour prendre un bonbon ou un fruit dans une assiette de dessert, comme cela m’arrivait encore quelquefois à moi-même. Il se tenait droit sur sa chaise, il ne faisait pas une tache à sa chemise brodée, il était prévenant et faisait les honneurs de la table à ma grand’mère et à moi. Denise était stupéfaite d’admiration, et cette fois je n’étais point en désaccord avec Denise.




IX


Il est temps que je résume dans ma mémoire la petite dose de connaissances que j’avais pu acquérir à cette époque (1813). Ma grand’mère m’avait appris à peu près tout ce qu’elle savait, lire, écrire, coudre et compter. J’en savais même plus qu’elle, car elle n’était pas ferrée sur l’orthographe, et, comme j’avais la mémoire des yeux, à force de lire, j’avais appris d’instinct une certaine correction au-dessus de mon âge. J’aimais passionnément la lecture, et je savais par cœur le petit nombre d’histoires et de romans à ma portée qui formait la bibliothèque très-exiguë du manoir. On m’y laissait puiser sans contrôle ; il n’y avait là rien que de très-innocent, mais aussi il n’y avait rien de réellement instructif. Pourtant j’y avais acquis toute seule quelques notions d’histoire, de géographie et de mythologie. J’aspirais à en savoir davantage. Ma grand’mère commençait à être au bout de son rouleau, et d’ailleurs sa vue s’éteignait rapidement. Elle dirait souvent qu’il me faudrait bientôt une gouvernante qui ne s’ennuierait pas dans notre désert et qui s’accorderait avec Denise. Ce n’était pas bien facile à trouver.

Quand elle eut à s’occuper de Marius, son embarras augmenta. Marius était fort tranquille, et les exercices équestres, les exploits cynégétiques annoncés par lui se bornèrent à la mort de quelques moineaux qu’il guettait au repos avec beaucoup de patience et tuait presque à bout portant, et à quelques tours de prairie sur le petit cheval du meunier, qui n’avait pas la moindre malice. Un jour, son fusil, qu’il avait un peu trop bourré, le repoussa et lui fit peur ; un autre jour, le bidet, qu’il voulut éperonner, lâcha une petite ruade et le désarçonna sur le gazon. Il devint fort prudent. Les promenades à pied ne le rassuraient pas non plus. Il s’était vanté d’être un grand marcheur et d’avoir le pied montagnard : lorsqu’il me vit descendre en courant à la Salle verte et traverser le torrent sur les grosses pierres, il fit contre fortune bon cœur et me suivit ; mais il déclara que c’était un vilain endroit et qu’il aimait mieux le jardin. Quant à la mer, où l’on nous conduisit en voiture, il la trouva fort sotte ; car, à peine eut-il mis le pied sur une barque, il eut le vertige et se coucha de son long, disant qu’il se sentait mourir.

Ma bonne maman n’avait donc pas à craindre la turbulence et les témérités d’un petit démon. Elle ne s’en plaignit pas. Marius était, en fin de compte, un honnête enfant, d’une candeur sans tache et d’un excellent caractère ; s’il n’avait aucune qualité saillante, en revanche il n’avait aucun défaut inquiétant, aucun vice redoutable. Elle pouvait bien le garder près d’elle, nous confier l’un à l’autre et dormir sur les deux oreilles ; mais quelle éducation donner à ce garçon, lorsqu’elle se trouvait insuffisante à celle d’une fille ? Elle consulta l’abbé Costel et Frumence, avec lesquels elle se liait de plus en plus.

— Il faudrait avant tout, répondit le curé, savoir où en est le jeune homme, et, si vous le désirez, Frumence le soumettra à un petit examen préalable.

— Soit, dit ma grand’mère. Je crains d’être trop ignorante pour l’interroger. Que M. Frumence s’en charge, il me rendra grand service.

Marius de Valangis s’était toujours montré affable et poli avec tous les inférieurs ; mais, quand il vit ce pauvre hère de Frumence érigé en juge de son mérite, il éprouva un accès de dédain qui frisa l’impertinence. Il le prit avec lui sur un ton de persiflage et répondit à ses questions par des billevesées qui m’émerveillèrent ; mais il n’avait pas assez d’esprit pour déconcerter Frumence, qui lui répondit avec une certaine malice beaucoup mieux aiguisée. Marius, humilié, fondit en larmes, et, comme il n’était ni vindicatif ni réellement insolent, il avoua qu’il ne savait rien de ce qu’on lui demandait de savoir.

— Il n’y a peut-être pas de votre faute, reprit Frumence ; peut-être s’y est-on mal pris pour vous enseigner.

Et, quand il fut seul avec son oncle et ma grand’mère, Frumence leur déclara que Marius savait à peine lire, qu’il n’avait pas la plus petite notion des choses élémentaires, qu’il savait peut-être danser et jouer des contredanses sur le violon, comme il s’en vantait, mais qu’il ne savait pas plus de latin que de français, et que, si on le mettait au collége, il n’était bon qu’à entrer en huitième.

— Que Dieu me préserve, dit ma bonne maman, de mettre ce garçon de douze ans, qui a l’air d’en avoir quinze, avec les petits. Je vois que sa mère a reculé devant cette humiliation, je ne dois donc pas la lui infliger. Voyons, monsieur Frumence, j’ai eu et j’ai plus que jamais une idée. Il ne vous faut pas, avec les bonnes grandes jambes que vous avez, plus d’une demi-heure pour venir de chez vous ici. Venez tous les jours passer avec nous six heures, les repas compris. Vous aurez la matinée et la soirée à passer avec votre cher oncle, et vous me laisserez rétribuer votre temps et vos peines du mieux qu’il me sera possible. Je sais qu’avec vous, s’il y a des difficultés, ce sera pour vous faire accepter ce qui vous est dû ; mais vous allez me promettre d’en passer par où je voudrai.

Frumence refusa d’être payé, prétendant que deux repas par jour, c’était bien assez de dépense pour ma grand’mère. Et puis cela lui semblait aussi étrange de vendre la science à des personnes aimées, qu’à son oncle de vendre les sacrements à des personnes croyantes.

— Si vous n’acceptez pas un traitement, reprit ma grand’mère, je ne puis accepter votre dérangement et vos fatigues.

Frumence hésitait. Il n’osait pas refuser d’être utile à ma grand’mère, qu’il aimait et respectait réellement ; mais il était aisé de voir que l’idée de se déranger tous les jours et d’éduquer un personnage aussi inculte que mon cousin était pour lui un sacrifice et une contrariété auxquels il préférait de beaucoup sa misère, son pain noir et ses habits râpés.

— Conseillez-le donc dans son intérêt, dit ma grand’mère à l’abbé Costel.

— Son instinct, ma chère dame, répondit philosophiquement le curé, c’est d’avoir le moins d’ennuis possible en ce triste monde, et je crois que la difficulté d’instruire monsieur votre neveu peut devenir un chagrin pour lui, s’il échoue, et si l’enfant, comme il est possible, le prend en aversion.

— Vous avez raison, mon oncle, s’écria M. Frumence. Je redoute cela par-dessus tout.

— Et vous avez tort, reprit ma grand’mère. Marius est fort doux, et, s’il n’est pas aussi intelligent que je l’aurais cru, vous serez peut-être dédommagé par ma petite-fille, qui a bonne envie d’apprendre, et qui n’est pas du tout sotte.

Ici la physionomie de Frumence changea d’expression si brusquement, que j’en fus surprise. Il me regardait avec ses gros yeux noirs, devenus brillants, et une rougeur subite empourprait son teint bilieux.

— Est-ce que,… murmura-t-il en me regardant toujours, est-ce que j’aurais aussi l’honneur… et le plaisir de donner des leçons à mademoiselle Lucienne ?

— Mais certainement, répondit ma grand’mère. Elle en sera reconnaissante, et elle y fera honneur.

— Est-ce vrai, mademoiselle Lucienne ? reprit Frumence avec une expression de franchise et de cordialité irrésistible.

Je répondis que c’était vrai ; mais, en même temps, deux grosses larmes s’échappèrent de mes yeux. J’étais partagée apparemment entre l’estime sympathique que méritait Frumence et le dégoût que m’inspirait sa misère. Mon émotion ne fut pas comprise, ou bien il plut à ma bonne maman de l’attribuer à un sentiment généreux sans mélange.

— C’est bien, ma fille, me dit-elle, vous êtes sage ; embrassez-moi.

— Est-ce que vous voulez me donner une poignée de main, à moi ? dit Frumence vivement attendri.

Il fallut bien lui tendre ma petite main, dont je prenais le plus grand soin depuis que j’avais entendu Marius professer le plus profond mépris pour les ongles noirs ; mais ce fut avec une sensation d’horreur que je vis Frumence porter ma main à ses lèvres, et je faillis m’évanouir. Ma grand’mère vit le combat intérieur que je me livrais, et elle m’envoya avec le curé rejoindre mon cousin.

Ce qu’elle dit à Frumence, qui dès lors acceptait avec enthousiasme la fonction de précepteur, je l’ai su depuis par lui-même. Elle lui dit que j’avais les nerfs très-délicats, et qu’il fallait ôter tout prétexte à antipathie ou à raillerie entre lui et ses élèves. Elle le força d’accepter de l’argent d’avance, et des arrangements furent pris pour la métamorphose sous laquelle Frumence nous réapparut le dimanche suivant.

Nous l’attendions, Marius et moi, sans impatience, comme on peut le croire ; nous avions passé la semaine à nous lamenter sur le choix de ma grand’mère. Marius affichait le plus complet dédain pour le cuistre en guenilles que l’on nous imposait, et il se promettait, avec sa forfanterie habituelle, de lui jouer les plus mauvais tours et de ne rien apprendre avec lui. Je sentais bien que Marius avait tort ; mais, quand il contrefaisait la tournure et les manières de Frumence ; quand il imitait, avec un vieux journal ridiculement plié et misérablement percé, le délabrement de son habit et de son chapeau ; quand il me disait : « Je mettrai mes gants pendant la leçon afin de ne pas toucher les plumes qu’il aura touchées ; ma tante fera bien de nous fournir du papier noir et de l’encre blanche pour nos devoirs, car, quand il les aura maniés, l’encre ne se verra plus sur le papier blanc, » et mille autres sarcasmes tout aussi terribles, je n’osais plus dire un mot en faveur du pauvre pédagogue, et je faisais assaut d’esprit avec mon incomparable petit-cousin.



X


Enfin Frumence se montra, et j’hésitai un moment à le reconnaître. Il avait du linge blanc tout neuf, un modeste habillement et un chapeau tout neufs, des chaussures neuves, les cheveux peignés, taillés, domptés, nettoyés à fond ; des gants, et, les gants ôtés, des mains et des ongles irréprochables, bien que durcis et usés encore par le travail ; la barbe bien rasée, la figure propre et comme éclaircie malgré le hâle et le ton naturel, qui était fort brun ; en un mot, Frumence était non-seulement renouvelé dans l’enveloppe de sa personne, mais encore on voyait qu’il avait promis de soigner sa personne même, et qu’il comptait tenir parole. Il fut gauche, hésitant, embarrassé durant quelques jours dans cette préoccupation ; mais ce fut tout. Il resta propre dans ses habits et dans ses habitudes, et il arriva très-vite à ressembler à un homme qui aurait toujours vécu dans l’aisance et en contact avec la société. Je pensai alors que pareille chose m’était peut-être arrivée, que pareille transformation avait dû s’opérer en moi quand je passai de la vie errante, de la détresse peut-être, aux mains parfumées de ma grand’mère.

Quant à Frumence, les soins et la bonne nourriture eurent bientôt réparé sa maigreur, et sa pâleur se colora d’un reflet de santé. Un jour vint bientôt où Denise dit à ma grand’mère :

— Savez-vous, madame, que M. Frumence est très-bien arrangé à présent, et que c’est même un très-beau garçon ? Qu’en pense Lucienne ?

— Moi, m’écriai-je, je suis contente de le voir décrassé ; mais je le trouve toujours très-laid. N’est-ce pas, Marius, qu’il est affreux ?

— Non, dit Marius, c’est un beau paysan.

— C’est un homme superbe, dit ma grand’mère, qui ne trouvait pas inutile de rabaisser de temps en temps la vanité de son petit-neveu. Il a des yeux magnifiques, des dents, des cheveux, une taille…

— Et des pattes ! s’écria Marius.

— De grandes pattes bien faites et dont il sait se bien servir, reprit ma bonne maman. Je souhaite pour vous, mon petit, que vous soyez un jour pareil à cet homme-là sous tous les rapports.

Marius fit la grimace et ne répliqua rien ; mais il se hâta de me persuader, en chuchotant avec moi dans un coin, que Frumence n’aurait jamais l’air distingué, et que de pareils beaux hommes avaient leur place à la charrue, ou, quand on les habillait à neuf, derrière une voiture.

Je ne m’inquiétais guère en réalité de la figure belle ou laide de Frumence. Les enfants ne s’y connaissent pas, et mon cousin était pour moi le type exclusif de la distinction ; mais, en refusant cette distinction naturelle ou acquise à notre pédagogue, il agissait sur l’opinion que pendant longtemps je devais conserver de lui. Le dégoût avait disparu, l’estime et même l’amitié arrivaient naturellement ; mais, malgré le soin délicat que prenait ma grand’mère de faire ressortir devant nous le désintéressement et la fierté de Frumence, il suffisait d’un mot de Marius pour me le faire considérer comme une nature subalterne, inférieure à la sienne. Nous n’avions alors à coup sûr aucune théorie sur la hiérarchie sociale ; nous obéissions à cet instinct qui porte les enfants à chercher quelque chose d’inconnu au-dessus d’eux, jamais ou bien rarement au-dessous. Ils sont en cela comme l’humanité tout entière, qui ne veut point revenir sur ses pas ; mais ils ne sauraient comprendre que leur idéal puisse être revêtu de son mérite intrinsèque. Ils le veulent habillé d’or et de satin, dans un palais de fées. Pour moi, les jolies vestes, les petites mains et les belles boucles blondes de mon cousin, peut-être même aussi sa chaîne de montre et sa pommade à la rose constituaient une supériorité indiscutable sur tous ceux qui nous entouraient. Il ne faut pourtant pas croire que mon cœur ou des sens précoces fussent émus par sa présence. J’étais enfant dans toute l’acception du mot, et je dois dire dès le début de mon histoire que non-seulement je n’étais pas amoureuse de lui, mais encore que je ne l’ai jamais été. Là est l’étrangeté du sentiment qui devait agiter mon existence et la sienne.

Sa domination sur moi fut d’autant plus illogique dans le principe, qu’il me fut un continuel sujet d’impatience ou d’ennui. Il n’avait aucun de mes goûts et il me sacrifiait fort peu les siens, tandis qu’à toute heure les miens lui étaient sacrifiés avec ou sans murmure. J’avais l’habitude et le besoin d’une ardente locomotion, et, tout entière à ce que je faisais, j’arrivais à aimer l’étude avec passion. Pour lui, la leçon de Frumence était un fléau auquel il se résignait en protestant par une invincible inertie, et le mouvement était une fatigue qu’avec la meilleure volonté du monde il n’eût pu supporter comme moi. Sa santé était aussi délicate que son esprit était paresseux. Il retardait donc considérablement les progrès que j’aurais voulu et que j’aurais pu faire avec Frumence, et, si ma grand’mère n’eût exigé que je fisse, avec ou sans Marius, l’exercice accoutumé, j’eusse passé toutes mes récréations à jouer aux cartes avec lui ou à lui voir essayer son adresse au bilboquet.




XI


Je n’ai encore rien dit du petit nombre de personnes qui, en dehors de l’abbé Costel et de Frumence, du bon et véritable ami de la famille, M. Barthez, l’avocat, et du médecin, M. Reppe, constituaient nos relations ; je ne puis dire notre entourage, car nous n’avions presque pas de voisins. Le dimanche seulement, nous recevions de Toulon quelques visites qu’en raison de son âge et de ses infirmités ma grand’mère n’était guère tenue de rendre, et qu’elle ne rendait qu’une ou deux fois par an.

Les plus importants de ces visiteurs étaient l’amiral commandant le port, personnage qui changeait dé station au moment où l’on commençait à faire connaissance avec lui ; le préfet, qui changeait également, et devant lequel ma grand’mère, royaliste prudente, s’observait toujours ; le procureur impérial, qui était un vieux ami de la famille, homme excellent, très-minutieux, et qui n’avait pas une pensée, pas une préoccupation en dehors de ses fonctions. Il avait une femme couperosée qu’il amenait quelquefois, et qui passait tout son temps à nous plaindre de l’isolement où nous vivions et à nous presser d’habiter la ville, dont elle nous disait en même temps pis que pendre. Un gentilhomme ruiné, qui s’était un peu refait dans le commerce et qui se disait notre cousin, venait aussi quelquefois. Il s’appelait M. de Malaval, et portait encore la queue et les ailes de pigeon. Cet homme, très-honnête en affaires, très-sincère de cœur, très-sûr dans les relations, a toujours eu un travers inexplicable que l’on reproche à tous les Méridionaux, et dont il était le type le plus complet. Il ne pouvait dire trois paroles sans trahir la vérité le plus innocemment du monde. Soit qu’il parlât sans réfléchir et ne voulût jamais rester court, soit que les faits se présentassent dénaturés et comme renversés à sa première appréciation, ses répliques étaient autant de mensonges dont il fallait prendre le contre-pied. Si on lui demandait la distance d’un lieu à un autre, il prononçait d’un ton péremptoire un chiffre imaginaire qui se trouvait toujours du double en plus ou en moins dans la réalité. Si on lui parlait de la hauteur d’une montagne, il n’hésitait pas à dire qu’elle avait douze cents toises quand elle en avait à peine deux cents, et réciproquement il la déclarait petite quand elle était grande. S’il nous donnait des nouvelles de la rade, il nous annonçait l’arrivée et nous citait les noms de navires qui n’existaient que dans son cerveau, ou le départ de ceux qui n’avaient pas quitté le port. Toutes les anecdotes dont il ornait la conversation, toutes les connaissances historiques qu’il se piquait d’avoir, étaient complètement erronées. Je n’ai jamais entendu de nouvelliste plus mensonger. Il avait toujours lu dans le journal des événements extraordinaires dont il n’avait jamais été question, et cela, sans être ni pessimiste ni alarmiste, car il nous annonçait toujours quelque victoire de la grande armée six semaines avant la bataille. Un jour, il soutint au procureur impérial que, par son ministère, il avait fait condamner à mort, la veille, un homme qui avait au contraire été acquitté. Il était présent à l’audience, il avait entendu prononcer le jugement, je ne sais pas s’il n’avait pas vu l’homme sur l’échafaud.

Le plus singulier de l’affaire, c’est que M. de Malaval avait un inséparable ami, M. Fourrières, ancien capitaine de vaisseau, qui avait la cervelle aussi troublée que lui et le même aplomb pour affirmer innocemment le mensonge. Sans passion, sans parti pris, sans motif aucun, ces deux hommes s’entr’aidaient pour défigurer tous les faits possibles. Ils avaient la mémoire fausse comme on a la voix fausse ; ils racontaient à deux leurs histoires improvisées et s’interrompaient mutuellement pour consulter de bonne foi leurs souvenirs, l’un enchérissant à point nommé et avec conviction sur les rêveries de l’autre. On eût pu les croire fous. Dans la pratique de leur vie, ils étaient pourtant fort raisonnables. Ma grand’mère disait que feu son père avait eu le même travers, et elle attribuait cette bizarrerie à l’usage des liqueurs fortes et aux émotions de la vie maritime.

J’en passe et des meilleurs ; mais je dois mentionner une certaine madame Capeforte qui se disait d’origine anglaise et qui s’intitulait quelquefois Capford, bien que tout le monde connût les Capeforte ses ancêtres, meuniers de père en fils. Elle habitait le plus grand des moulins à l’entrée de la vallée, une ancienne et forte usine délabrée qui avait des airs de citadelle et qu’elle appelait volontiers son château. C’était une femme grande et sèche, plate de taille, de figure et de caractère, qui s’introduisait chez nous d’un air humble et impertinent sous prétexte d’associer ma grand’mère à des œuvres de bienfaisance et à des concours de dévotion. Elle n’était aimée de personne, et ses meuniers, qu’elle traitait de Turc à More, prétendaient qu’elle embrouillait les chiffres et gardait bonne part des pieuses collectes dont elle se faisait dépositaire, pour relever son commerce et amasser une dot à sa fille.

Cette fille, droite comme un pieu et sèche comme une coquille, allait quelquefois seule faire des quêtes à domicile. On disait qu’elle était surtout en quête d’un mari. Je ne sais qui de la fille ou de la mère me paraissait la plus haïssable, la plus aigre, la plus mielleuse et la plus hypocrite. Elles avaient pris la dévotion comme un moyen de parvenir en pénétrant dans les familles, en se faisant protéger par le haut clergé et en s’imposant comme de saintes et respectables personnes aux vieilles maisons nobles du pays. Ma grand’mère en avait été longtemps dupe, et Denise aimait à faire des cancans avec elles sur M. Costel et sur les autres incrédules des environs ; mais ma grand’mère, dont le bon sens augmentait avec l’âge, faisait peu de cas de ces dames et imposait silence à ma nourrice.



XII


Ce qui contribuait beaucoup à éclairer l’esprit de ma chère bonne maman, c’étaient les leçons que nous donnait Frumence, et auxquelles elle assistait souvent. Sa vue s’affaiblissait de jour en jour ; elle ne pouvait presque plus se servir de son aiguille, et même, pour tricoter, elle avait besoin que je fusse auprès d’elle pour relever les mailles qu’elle échappait. Elle n’écouta pourtant guère les leçons dans les commencements ; elle s’était imaginé qu’elle n’y comprendrait goutte.

— J’ai toujours vécu ignorante, disait-elle, et, pour ce qui me reste de temps à vivre, ce n’est pas la peine de changer.

Mais l’enseignement de Frumence était si clair et si intéressant, qu’elle y prit goût, et il lui arriva cette chose extraordinaire d’acquérir à soixante-quinze ans des notions plus étendues que celles de sa jeunesse. Comme une lampe qui jette un plus vif éclat au moment de s’éteindre, l’intelligence de ma grand’mère s’éclaira au déclin de sa vie. Sa piété se purifia de tout alliage superstitieux, et même ses idées sur la société se dégagèrent des préjugés de son temps et de son milieu. Lorsque l’Empire s’écroula et que le retour des Bourbons ramena les prétentions et les croyances d’une autre époque, elle se préserva d’une fausse ivresse et se tint à l’écart de toute cruelle et puérile réaction légitimiste. Elle avait toujours eu un fonds de sagesse et de raison que de violents chagrins et la fâcheuse influence de Denise, à certains moments, n’avaient pu détruire. En recouvrant l’indépendance de son esprit, elle ne fit sans doute que redevenir elle-même.

Mais Denise était incapable de faire un progrès quelconque. Elle s’alarma bientôt de l’importance que Frumence prenait dans la famille. Après l’avoir accueilli et admiré dans les premiers temps, elle s’inquiéta de ce qu’elle appelait son irréligion, et se mit à le tourmenter singulièrement. Denise était encore jeune et se disait veuve ; ma bonne maman savait bien qu’elle n’avait jamais été mariée et qu’elle pouvait encore perdre la tête. Il se passa là sous mes yeux un petit drame auquel ni Marius ni moi ne pûmes rien comprendre, bien qu’une circonstance dont je fus frappée eût dû me mettre sur la voie des découvertes ou des inductions.

Un jour, — j’avais environ douze ans alors, j’apprenais très-bien mes leçons, et tout le monde était enchanté de moi, — j’avais obtenu de ma grand’mère, comme récompense de mon édifiante conduite, d’aller voir le Régas avec Frumence, Marius et Denise. Le Régas, ou régage, ou ragage, ou ragas, car ce nom générique s’applique, avec toute sorte de variations patoises, à tous les abîmes de nos montagnes, est un puits naturel, où, à une profondeur effrayante, dort une eau muette que l’œil peut à peine saisir. L’ouverture de ce puits est une grande fente verticale, tordue et béante au flanc du rocher à pic, et dans l’échancrure de laquelle pousse un beau pistachier, le seul de cette région, jeté avec grâce sur cette chose grandiose et désolée. La terrasse qui sert comme de palier à cette porte de l’abîme est une sorte d’impasse qui se présente comme le dernier gradin accessible au pied d’une dernière cime, et qui forme un jardin sauvage rempli d’arbres et de fleurs au milieu de roches éparses et de formidables débris.

Pour arriver là du lit de la Dardenne, il faut gravir à pic pendant une demi-heure. Marius, n’en pouvant plus, se jeta sur l’herbe après avoir déclaré toutes choses affreuses dans cet abominable endroit, et il s’endormit profondément. Je ne me sentais point lasse, et je trouvais l’endroit fort à mon gré sans oser le dire. Le grandiose parlait à mon imagination. La Méditerranée, vue de là, se dressait au loin, comme une muraille d’azur, entre les déchirures bizarres des cimes du premier plan. Les autres cimes échelonnées jusqu’à celle qui nous enfermait étaient blanches comme la neige ; les pins tordus et déjetés qui grimpaient sur leurs lianes, les aloès qui remplissaient leurs crevasses, paraissaient noirs comme de l’encre. Les sommets tourmentés de l’arête que nous venions de franchir nous cachaient le fond de la vallée. C’était ardent et austère. Je m’y sentis exaltée et recueillie en même temps, et j’eus un effort à faire pour écouter les explications que nous donnait Frumence sur le phénomène du Régas. Il nous montra le lit desséché du torrent qui s’échappe de cette énorme bouche verticale quand les pluies ont rempli le gouffre.

— Ceci ne se présente qu’une ou deux fois par an, nous dit-il, quand il a plu sans interruption pendant deux ou trois jours. Vous voyez cependant que la pluie ne peut guère pénétrer par ici dans cette caverne ; mais elle s’y insinue par toutes les fissures de la cime ou par des affluents cachés dans l’intérieur du massif. Elle s’y amasse comme dans un siphon ; puis, quand le trop-plein est établi, elle s’échappe avec fureur, et va de chute en chute grossir le lit de la Dardenne, dont elle est probablement une des sources les plus abondantes, mais la plus inutile, puisqu’elle manque d’issue habituelle. Un jour peut venir où on essayera de creuser un canal souterrain du lit inférieur de la Dardenne au niveau de cette source. J’y suis venu souvent, j’y ai fait des expériences avec mon oncle, et nous avons constaté qu’en temps de sécheresse il y a toujours dans ce puits une énorme quantité d’eau improductive qui pourrait alimenter une ville comme Toulon ; mais il faudrait découvrir, pour percer la puissante base de cette montagne, des forces supérieures à celles dont les hommes peuvent disposer maintenant sans de trop grosses dépenses de temps et d’argent[1].

Frumence, voyant que j’étais rêveuse, me proposa de faire l’herbier de la salle du Régas, et je l’aidai à remplir sa boîte de nigelles de damas dont les fleurs bleu de ciel, montées sur de hautes tiges grêles, étoilaient le sol, d’échantillons de cytise, de coronille joncée, de saponaire ocymoïde, de myrte, d’arbousier, de lentisque, de pin maritime, de smilax, de cyste et de lavande. Nous prîmes dans les buissons voisins l’osyris alba, la jolie aphyllante, diverses sortes d’hélianthèmes, la glaucée, et sur les rochers, le gypsophile blanc et vingt autres plantes méridionales que je connaissais déjà. J’ai gardé cet herbier, et je pourrais les nommer toutes ; mais cela n’avancerait pas mon récit et ne servirait qu’à me rappeler une des journées les plus mystérieuses de mon enfance.

Quand le précepteur m’eut initié à cette petite flore alpestre, il m’engagea à me reposer. Je me couchai sur l’herbe à quelque distance de Marius, qui ronflait depuis longtemps, et je fis mon possible pour dormir un peu, sans en venir à bout. J’écoutais machinalement, sans curiosité aucune, et sans y prendre d’abord aucun intérêt, la conversation que Denise avait avec Frumence à quelques pas de moi. Comme j’avais couvert ma figure pour me préserver des insectes et du soleil, ils crurent que je dormais, et, quand je les écoutai avidement, je me tins tranquille pour les maintenir dans cette croyance. Je prends le dialogue au moment où il me parut bizarre. C’est Denise qui parlait d’une voix sourde et comme tremblante.

— Ah ! vous enragez, monsieur Frumence ; je vois bien que vous enragez !

— Pourquoi donc ça, mademoiselle Denise ?

— Parce que sa figure est cachée et que vous ne pouvez pas la manger des yeux comme à votre habitude.

— La manger des yeux ? Voilà de vos exagérations, à vous ! Je la trouve belle, intelligente et bonne, et certes j’ai du plaisir à la voir à toute heure ; mais je ne veux la manger en aucune façon.

— Pour de l’esprit et de l’agrément, elle en a ; mais, pour bonne, elle ne l’est guère, allez ! Elle passe son temps à se moquer de vous et de moi, et à nous préparer des misères avec son petit-cousin, dont elle est folle.

— Il faut bien que les enfants s’amusent, Denise ! Ils ne sont pas méchants pour cela.

— Oh ! vous dites ça pour elle, vous lui passez tout !

— Est-ce que vous ne la gâtez pas aussi ? C’est si naturel !

— Moi ? Je l’ai bien gâtée, oui ! mais je ne la gâterai plus. Je ne peux plus la souffrir.

— Qu’est-ce que vous dites donc là, Denise ? Est-ce vous qui parlez ?

— Oui, c’est moi qui vous parle, et vous savez bien ce que je veux dire.

— Non, sur l’honneur, je n’en sais pas le premier mot.

— Jurez donc que vous n’êtes pas amoureux ! Voyons, voyons, amoureux comme un fou que vous êtes !

Frumence fut sans doute interdit, car il ne répondit pas tout de suite.

— Jurez donc ! s’écria Denise avec une sorte de véhémence qui eût pu réveiller un dormeur moins occupé que Marius.

— Je n’ai rien à jurer, répondit Frumence, je n’ai pas à rendre compte de mes sentiments, quels qu’ils soient ; mais, quand je serais amoureux, ce qui n’aurait rien d’extraordinaire à mon âge, quel rapport trouvez-vous possible entre mon amour et l’amitié que j’ai pour cette petite fille ?

— Petite fille si l’on veut ; la voilà qui grandit. Bonté de Dieu ! comme ça pousse vite, l’herbe du diable !

— Denise, reprit Frumence d’un ton sévère, je sais que vous êtes une personne fantasque ; mais il me semble qu’en ce moment vous perdez tout à fait l’esprit.

— Ne parlez pas de ça ! dit Denise avec agitation, n’en parlez jamais, monsieur Frumence ! On m’a traitée de folle dans le temps, on m’a enfermée, on m’a fait souffrir des martyres, tout ça pour cette maudite enfant qu’on m’avait volée, et qui ne serait jamais revenue sans moi. Oui, c’est le chagrin qui m’avait fait divaguer dans le temps ; mais je n’étais pas folle, et c’est ma foi, c’est ma prière qui ont fait retrouver la petite ; est-ce d’une folle, tout ça, je vous le demande ? Moi, folle, ah ! comme le monde est injuste !

— Alors, si vous n’êtes pas folle, reprit Frumence, vous êtes perverse. En voilà assez, réveillons ces enfants et partons. Je n’ai aucun plaisir à causer avec vous.

— Et moi, dit Denise avec impétuosité, je veux tout vous dire, je n’en trouverai pas si souvent l’occasion ; quand je la cherche, vous me tournez le dos ! Ah ! tenez, vous serez la cause de ma mort, si vous ne me faites pas damner !

— Assez, Denise, assez ! reprit Frumence avec humeur ; si ces enfants vous entendaient…

— Qu’ils m’entendent, s’ils veulent, s’écria Denise en le suivant à quelque distance et en élevant la voix sans pouvoir modérer sa propre exaltation.

Frumence lui parlait à demi-voix, et je saisis encore quelques-unes de ses paroles.

— Cette petite fille ! ce pauvre ange innocent ! disait-il ; mais c’est révoltant, c’est odieux, ce que vous pensez là !

— Eh non ! s’écria Denise : est-ce que l’âge y fait ? Dans quelques années, tout le monde la regardera. Vous la regardez avant les autres, voilà tout. Vous êtes si imprudent, si sot et si impie ! Vous ne croyez à rien, et vous êtes un révolutionnaire. Vous pensez qu’on vous la donnera, cette belle demoiselle riche et noble, à vous, un enfant trouvé, un malheureux comme moi, un domestique un peu plus gâté, voilà tout !… Mais, quand vous montrerez ces belles idées-là, on vous mettra à la porte, et elle qui aime son cousin et qui fait la coquette avec vous pour s’amuser, elle vous méprisera, comptez là-dessus, elle vous crachera sur le corps !

En parlant ainsi, elle se mit à sangloter et à crier. Marius s’éveilla, et je dus secouer mon faux sommeil pour aller au secours de Frumence, qui s’efforçait de faire taire Denise et de la relever, car elle était en proie à je ne sais quelle crise de convulsions. Je voulus m’approcher d’elle ; elle me regarda d’un œil hagard, et, saisissant une pierre, elle me l’aurait lancée, si Frumence ne la lui eût arrachée des mains.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! me cria-t-il en voyant mon épouvante. C’est une attaque de nerfs, un coup de soleil, ce ne sera rien. Descendez le sentier tout doucement, mes enfants ; dans un instant, elle pourra vous rejoindre. Je l’aiderai, n’ayez pas peur.

— Je resterai, répondis-je, je n’ai pas peur. Marius n’aura pas peur non plus. N’est-ce pas, Marius ? Dites-nous ce qu’il faut faire, monsieur Frumence.

— Rien. La voilà qui se calme. C’est fini. Allons-nous-en. Je la soutiendrai. Vous, mon cher Marius, aidez bien votre cousine. Le sentier n’est pas facile à descendre.

Marius avait alors quinze ans, et il était un peu plus aguerri qu’au commencement, bien qu’il craignît toujours le soleil et la fatigue. Il continuait à dédaigner Frumence, et il aimait beaucoup Denise ; mais Denise folle lui faisait plus de peur que de pitié, et il doubla le pas pour s’éloigner d’elle sans beaucoup se préoccuper de moi et des recommandations de Frumence. Nous trouvâmes au bas de la montagne le domestique, qui venait nous chercher avec la carriole. Frumence y fit monter Denise, qui paraissait calmée, et il nous proposa de faire à pied le reste du chemin. Je ne demandais pas mieux ; mais Marius n’entendait pas de cette oreille : il sauta sur la banquette auprès du conducteur et m’engagea à l’imiter. J’allais subir, comme de coutume, sa fantaisie, quand je me sentis retenir le bras par Frumence d’une manière particulière.

— Si vous n’êtes pas fatiguée, me dit-il, comme vous avez eu chaud, je préfère que vous rentriez tout doucement à pied.

— Ma chère enfant, me dit-il quand nous fûmes seuls sur le chemin, je ne crains pas que Denise ait jamais un mauvais sentiment contre vous. Pourtant cette pauvre fille a, depuis quelque temps, des idées bizarres, et dans ces moments-là il paraît qu’elle ne reconnaît pas les personnes qui lui sont chères. Voilà pourquoi je me permets de vous séparer d’elle, ne m’en veuillez pas : en dehors de vos leçons, je ne m’arroge aucune autre autorité sur vous que celle de vous préserver d’un danger ou d’un chagrin.

— Est-ce que Denise va redevenir folle et rester comme ça ? demandai-je en pleurant.

— Non, non, ça passera ; mais vous croyez donc qu’elle a été folle ?

— Oui, je le sais, répondis-je, la vieille Jacinthe me l’a dit.

Frumence feignit d’en douter. Il s’inquiétait de me voir si affectée, et il professait, au rebours de Denise, le plus grand respect pour la placide ignorance des choses tristes où il faut laisser les enfants.

— Dormir et grandir, disait-il souvent, c’est avant tout leur affaire. Tout ce qui dérange ces deux fonctions ne peut être que détestable.

Qu’il eût été inquiet et triste, ce pauvre Frumence, s’il eût pu soupçonner que j’avais entendu les paroles délirantes de Denise, et que mon esprit alarmé cherchait déjà la clef de l’énigme ! Pourquoi Denise accusait-elle Frumence d’être amoureux de moi ? Mais d’abord qu’était-ce donc que l’amour ? Est-ce que ce mot-là n’avait pas été inventé pour les Amadis et les Percinet des légendes ? N’était-ce pas la même chose que l’amitié, ou tout au plus une amitié quintessenciée, romanesque et capable de faire accomplir de grandes choses ? Comment eût-il été possible que Frumence fût amoureux de moi et songeât à m’épouser un jour, lui qui, avec ses vingt-trois ans, me paraissait aussi vieux qu’un grand-père ? Et puis Frumence avait dit en résumé : Non, ce serait mal, et j’avais du respect pour sa parole. C’est en creusant ces problèmes insolubles et pourtant dangereux à mon âge, que je fis en silence le reste de la course. Frumence attribua mon air absorbé à la triste scène dont j’avais été témoin et en fit honneur à ma sensibilité. Quand nous fûmes près du manoir, il me prit la main et me dit :

— Ne croyez pas que vous serez longtemps séparée de votre nourrice, elle guérira certainement.

— Elle va donc s’en aller, cette pauvre Denise ?

— Je crois qu’un petit voyage lui ferait du bien. Le docteur dira ce qu’il lui faut.



XIII


Je ne sais si Frumence avertit ma grand’mère, ou si Denise, avec qui elle causa le soir, lui révéla le trouble de son esprit. Je crus voir qu’on était un peu inquiet dans la maison, et ma bonne maman fit dresser un petit lit pour moi dans sa propre chambre. La mienne avait toujours été contiguë à celle de Denise. Craignait-on qu’elle ne me fit du mal ? Je ne pouvais pas le croire. L’accès passé, cette pauvre fille m’avait témoigné la même amitié puérile et passionnée que les autres jours, et même les jours suivants il sembla qu’elle voulût me bien prouver, par un redoublement de gâteries, qu’elle avait agi dans la fièvre et que j’étais toujours son idole.

Je vis son chagrin, son repentir, et je me montrai affectueuse avec elle plus que je n’avais coutume de l’être. Son exaltation, son engouement pour moi augmentèrent d’autant, et elle était sincère, je n’en doute pas. Elle était fort triste, ma grand’mère lui ayant défendu, je crois, de me suivre à la promenade, et ne me perdant pas de vue quand Frumence n’était pas là. Denise sans moi était comme une âme en peine. Il semblait qu’elle fût aux arrêts dans la maison. Elle pleurait du matin au soir. On lui avait défendu aussi de paraître aux leçons, et Frumence l’évitait avec un soin extrême. Je me glissais dans sa chambre pour la consoler, et elle me paraissait tout à fait guérie.

Au bout de quelques semaines, elle était très-résignée et très-douce. Le médecin trouva que le régime auquel il l’avait soumise lui avait fait grand bien. On se rassura donc sur son compte, et on mit le tout sur celui du soleil de mai, qui pendant quelques jours lui avait porté à la tête.

Un matin, ma grand’mère fit mettre les chevaux à sa grande calèche, et résolut de rendre ses visites bisannuelles à ses amis de Toulon, La grande calèche — on l’appelait toujours ainsi — était la même où j’avais été enlevée ; mais c’était la même à la façon du couteau de Janot, dont on a renouvelé mainte fois le manche et la lame. De réparations en modifications, cette calèche était devenue un char à bancs complètement découvert qui tenait six personnes. Marius monta sur le siége de devant avec le domestique et Frumence, qui avait affaire à la ville. Ma grand’mère et Denise s’assirent sur le siége de derrière, moi entre elles deux.

Nous avions fait tranquillement une lieue environ, lorsque Denise se mit à m’embrasser immodérément, au risque de briser le chapeau de paille et de friper les rubans dont j’étais heureuse de me voir parée. Je la repoussai une ou deux fois, enfin je priai ma bonne maman de lui dire de me laisser tranquille.

— Ah ! madame, s’écria Denise, quand je pense que c’est sur ce chemin-là, dans cette même voiture, et peut-être à l’endroit où nous sommes, que ce pauvre cher trésor m’a été volé !

— Ne parlez plus de cela, répondit ma grand’mère. Vous en avez trop parlé à cette enfant qui ne comprend rien à vos récits. D’ailleurs ce n’est pas du tout par ici, c’est du côté du Revest que cela est arrivé. Comment pouvez-vous vous tromper à ce point ? Allons, soyez donc un peu plus tranquille, ou je ne vous ferai plus sortir avec moi.

— Je serai sage, madame, reprit Denise avec la douceur d’un enfant ; mais que Lucienne me laisse l’embrasser encore une fois, la dernière fois pour aujourd’hui, je le jure !

— Embrassez-la, ma fille, dit ma bonne maman, et que ce soit fini.

Denise m’attira sur elle, me fit sauter sur ses genoux comme un petit enfant, et me couvrit de baisers avec des paroles incohérentes et des regards dont l’éclat me fit peur. Tout à coup, comme je voulais me dégager avec l’aide de ma grand’mère de ces caresses exagérées, je sentis qu’elle me soulevait avec une force extraordinaire et qu’elle voulait me lancer dans le précipice que côtoyait de près la voiture. Je fis un cri d’effroi, et je me cramponnai au cou de Frumence, qui était le dos tourné devant moi, mais qui, depuis un instant, inquiet de l’agitation de Denise, se tenait sur ses gardes.

Il me saisit dans ses bras et m’enleva à côté de lui, fit arrêter les chevaux et dit à ma grand’mère avec beaucoup de calme et de présence d’esprit :

— Il y a un cheval qui boîte ; je crois, madame, que nous devrions retourner au moulin pour le faire ferrer.

Ma grand’mère comprit. Marius ne comprit pas. Nous revînmes au manoir, où Denise, prise de fièvre et de délire, fut mise au lit et soignée. Au lieu de nous conduire à Toulon, la voiture alla chercher le docteur, qui avait une bastide non loin du moulin de madame Capeforte. Il trouva la malade calmée : mais il eut avec ma grand’mère et Frumence une conférence à la suite de laquelle il fut décidé que la pauvre Denise ne pouvait plus rester avec nous. On ne voulait pas la renvoyer à l’hospice des aliénés sans être bien sûr qu’elle ne guérirait pas ailleurs. Madame Capeforte, qui avait accompagné le docteur pour faire l’officieuse, et qui trouva moyen de surprendre ou d’arracher un peu plus de confiance qu’on ne voulait lui en accorder, ouvrit un avis qui parut assez bon à ma grand’mère, et qui, pour n’être pas sans inconvénient, comme la suite le prouva, était peut-être en ce moment le seul avis à suivre. Elle proposa de venir chercher Denise le lendemain de la part d’une bonne religieuse de ses amies, qui saurait bien lui persuader de rester au couvent avec elle. Là, on prendrait Denise par la piété, on l’occuperait aux chapelles, on la distrairait, et peut-être la guérirait-on absolument de ses idées noires et de ses accès de frénésie. On essayerait du moins, et, si après quelque temps d’un régime moral bien entendu elle était reconnue incurable, on aviserait à l’enfermer plus étroitement.

Tout fut fait ainsi que le conseillait l’officieuse voisine, et Denise partit le lendemain, pendant que Frumence nous conduisait à la promenade d’un autre côté. Fidèle à son système de ne pas attrister l’enfance par le spectacle des choses tristes qu’elle ne peut améliorer, il aida ma grand’mère à nous cacher la gravité de l’état de ma nourrice et la durée probable de son exil. Ma bonne maman nous cacha aussi son chagrin, car elle en eut beaucoup, je le vis malgré elle tout en lui cachant le mien, qui fut plus profond que je n’osai l’avouer à Marius. Marius riait de tout, et passait sa vie à railler et à glacer ce qu’il appelait mes élans de sensiblerie.

Comme toute chose a son revers, ou son contrepoids, le départ de Denise nous soulagea tous de beaucoup d’inquiétudes et de contrariétés. Il y avait longtemps que sa manière d’être, ses propos inconsidérés et ses allures fantasques fatiguaient ma grand’mère et troublaient mon esprit. Je crois que Frumence, qui, après avoir été l’objet de sa haine, lui avait inspiré, bien malgré lui, une passion nullement payée de retour, respira aussi quand il n’eut plus à se préserver de ses rêveries et de ses reproches. Marius, dont elle avait imprudemment exalté la vanité par des éloges et des admirations sans mesure, devint plus raisonnable et un peu plus attentif aux leçons. Nos promenades avec Frumence ne furent plus gâtées par des appréhensions perpétuelles. J’eus la bonne inspiration de ne parler à qui que ce soit, même à Marius, du danger où deux fois Denise avait mis ma vie, et de l’espèce de haine qui couvait dans son âme malade sous sa tendresse exaltée pour moi. Ma grand’mère, qui savait tout, ne m’en parla jamais. Je sentis que je devais imiter son silence par respect pour le malheur de ma nourrice et peut-être aussi pour moi-même. L’enfance a certaines délicatesses d’instinct qui lui sont d’autant plus faciles qu’elle n’en mesure pas l’étendue.

L’espèce de trouble que Denise avait jeté dans mes notions sur les sentiments humains se dissipa donc d’autant plus vite que je n’en fis part à personne. Je n’eus plus de nouvelles de ma nourrice que de loin en loin, quand madame Capeforte ou le docteur venait nous voir. Tantôt on me disait : « Elle ne va pas mal, » et tantôt : « Elle ne va guère mieux ; » ce qui ne s’accordait pas précisément et ne pouvait me donner une bien juste appréciation de son état. Malgré la frayeur qu’elle m’avait causée, j’aurais voulu la voir. Ma grand’mère ne me le permit pas, bien que la Capeforte s’offrit à me conduire au couvent. Denise était devenue un prétexte aux assiduités de cette dame auprès de ma bonne maman, qui s’en fût fort bien passée, et qui n’osait la payer de son tyrannique dévouement par des rebuffades.

Madame Capeforte était curieuse comme une pie ; elle regardait tout, interrogeait tout le monde, et, quand, pour lui faire sentir qu’elle était importune, on la faisait un peu attendre au salon, elle en paraissait charmée ; elle s’en allait dans les alentours, au moulin, dans les prés ; elle revenait à la cuisine et reparaissait chez nous après avoir fait causer tout le monde, n’importe sur quoi. Elle savait donc mieux que nous ce qui se passait chez nous. Elle connaissait les affaires de nos métayers, les antécédents et les relations actuelles de nos domestiques. Marius, qui devenait assez satirique, la comparait à « un musée où l’on aurait enfoui les statues et les tableaux sous une montagne de débris ramassés à la borne, de peignes cassés, de trognons de pommes, de goulots de bouteilles et de vieilles savates. »

— Voilà, disait-il, tout ce que l’on pourrait retirer de la cervelle de milady Capford, si on surmontait le dégoût d’y fouiller.

Je n’ai presque rien dit du docteur Reppe, et c’était pourtant le plus assidu de nos commensaux durant la saison de sa villégiature dans le voisinage du moulin Capeforte. C’était un très-bon homme, ventru et vermeil, presque aussi mal vêtu à la campagne que l’abbé Costel, assez riche pourtant, disait-on. Il pouvait avoir cinquante-cinq ans, et n’était pas mauvais médecin, en ce sens qu’il ne croyait pas à la médecine, et que, se dispensant de toute étude inutile, il n’ordonnait presque jamais rien à ses malades. Il n’avait aucune méchanceté réfléchie et aucune affection bien marquée, à moins que ce ne fût pour la petite Capeforte, qu’il traitait comme sa fille, et qui l’était peut-être.

Je n’ai rien dit non plus d’un personnage qui eût dû être bien autrement important dans ma vie ; mais qu’aurais-je pu dire de mon père ? Je ne le connaissais pas, je ne l’avais jamais vu, je pensais presque que je ne devais jamais le voir. Je savais bien que j’avais un père, un homme charmant, m’avait dit Denise, un homme du monde, m’avait dit ma grand’mère ; mais Denise le connaissait à peine, et ma bonne maman ne le connaissait presque plus. Il avait émigré à seize ans, il avait cherché refuge et fortune à l’étranger, il s’y était marié deux fois, il avait déjà plusieurs enfants de son second mariage, il vivait dans l’opulence. Quand nos amis demandaient à ma grand’mère, sur un ton d’indifférence invariable, mais avec le sourire de la politesse sur les lèvres : « Y a-t-il longtemps que vous n’avez reçu des nouvelles de M. le marquis ? » elle répondait invariablement avec le même sourire contraint : « Il va fort bien, je vous remercie. » Elle ne disait pas qu’il lui écrivait régulièrement une fois par an, jamais davantage, quoi qu’il advînt ; que ses lettres étaient insignifiantes et qu’il y demandait, dans un invariable post-scriptum, des nouvelles de Lucienne, sans jamais m’appeler sa fille. Tout ce que je connaissais de lui, c’était un portrait d’enfant, pastel richement encadré, dans le salon. Cela ne me représentait rien. L’idée d’un père sous la forme d’un enfant ne peut rien inspirer à un enfant déjà plus âgé que le visage du portrait. Mon père était, sur la toile, un gros gaillard de cinq ans, tout rose, avec des cheveux poudrés et un habit rouge. Marius se moquait beaucoup de ce costume, et son oncle ainsi affublé lui inspirait si peu de respect, qu’il ne pouvait le regarder sans lui faire des grimaces ou des révérences ironiques.

Ma grand’mère, en me parlant de son fils, m’avait toujours recommandé de le respecter et de prier pour lui. Jamais elle ne m’avait prescrit de l’aimer depuis un jour où je lui avais dit : « Et lui, m’aime-t-il ? » et où elle m’avait simplement répondu : Il doit vous aimer. Je savais que ma mère était morte. J’ignorais que la douleur de mon enlèvement eût causé sa mort. Denise heureusement l’ignorait aussi ; sans quoi, elle n’eût pas craint de jeter l’effroi dans mon âme en me l’apprenant ; mais elle n’avait pas manqué de me dire que mon père était remarié.

— J’ai donc une nouvelle maman ? demandais-je quelquefois alors à ma grand’mère.

— Vous avez une belle-mère, me répondait-elle, mais vous n’avez pas d’autre maman que moi.

Habituée de bonne heure à cette situation étrange et précaire, je ne m’en préoccupais nullement. Le présent était facile et doux. Ma bonne maman était d’une bonté angélique, et je ne prévoyais pas que je pusse la perdre.




XIV


Pourtant, sans que nous en fussions frappés, Marius et moi, elle s’affaissait de jour en jour. Son esprit restait net et sa volonté active ; mais sa vue baissait rapidement, et elle ne pouvait plus supporter les soins du ménage. Denise nous manquait beaucoup ; bien qu’elle eût très-mal gouverné la maison, elle avait dispensé ma grand’mère de plus d’une fatigue, et, quoique Frumence prolongeât les heures qu’il devait nous consacrer pour tenir désormais les comptes avec beaucoup d’ordre, il ne pouvait veiller à l’économie de l’intérieur. On ne m’avait jamais initiée à ces détails vulgaires si utiles, si nécessaires à une femme. Il était déjà tard pour que j’en prisse le goût, et j’étais encore trop jeune pour en avoir la notion vraie. Denise avait coutume de commander, un peu rudement, et l’effet de ses criailleries avait été de m’inspirer une grande répugnance pour le commandement.

Ma bonne maman sentit le besoin d’associer une femme à son gouvernement, à la surveillance et aux soins que lui semblait réclamer ma précieuse petite personne, et à ceux dont elle-même avait grand besoin. Elle consulta l’abbé Costel, qui, soit discrétion, soit paresse, n’aimait pas beaucoup à s’immiscer dans les affaires d’autrui, et qui lui conseilla de s’en rapporter à Frumence.

— Frumence, disait-il, est plus pratique que moi, surtout depuis qu’il vit tous les jours près de vous et qu’il voit un peu le monde. Je crois qu’il connaît quelqu’un…

Frumence eut avec ma grand’mère un entretien à la suite duquel elle me parut émue et joyeuse.

— Frumence me procure un trésor, me dit-elle ; me voilà tranquille pour le reste de mes jours.

— C’est donc quelqu’un que vous connaissez, bonne maman ?

— Par ouï-dire, oui, ma petite ; c’est une personne qui s’attachera à vous, et que je vous prie d’aimer d’avance comme je l’aime aussi… sans la connaître.

— Viendra-t-elle bientôt ?

— Je l’espère, quoique Frumence ne soit pas encore bien certain de la décider.

Frumence était en train d’écrire. Il m’appela près de lui.

— Si vous vouliez, me dit-il, écrire deux lignes dans ma lettre, cette personne se déciderait probablement à venir prendre soin de votre bonne maman et de vous.

Je crus devoir me donner un air d’importance.

— Vous êtes donc sûr, lui dis-je, qu’elle nous aimera beaucoup ?

— Je vous en réponds.

— Et que ma bonne maman sera heureuse avec elle ?

— J’en suis parfaitement sûr.

— Alors, c’est mon devoir d’écrire à cette personne ?

— C’est ma conviction.

— Est-ce que vous allez me dicter ?

— Non, c’est à vous de trouver ce qu’il faut dire pour donner confiance en vous. Celle dont je vous parle et à qui j’écris ne servira jamais personne que par dévouement et à la condition d’être aimée.

— Est-ce qu’on peut promettre d’aimer quelqu’un que l’on ne connaît pas ?

— Faites vos conditions : si elle ne les remplit pas, vous serez en droit de ne pas l’aimer, et elle s’en ira.

De plus en plus pénétrée de mon importance, je commençai à écrire sur la page blanche que Frumence me présentait : Mad

— Est-ce mademoiselle qu’il faut l’appeler ?

— Non, c’est madame. Elle est veuve.

J’écrivis :

« Madame, si vous voulez venir chez nous et aimer ma bonne maman de tout votre cœur, je vous aimerai de tout mon cœur aussi.

« Lucienne de Valangis. »

— C’est parfait, dit Frumence.

Et il plia sa lettre ; mais il la mit dans sa poche sans écrire l’adresse.

— Comment donc s’appelle cette dame ? lui demandai-je.

Il me répondit qu’elle me le dirait elle-même en arrivant, et, quand je voulus savoir où elle demeurait, il prétendit que pour le moment il ne le savait pas, mais qu’il avait un moyen de lui faire parvenir notre lettre.

— Ce sera, me dit Marius quand je l’eus mis au courant, quelque parente dans le malheur. Une personne amenée par les Costel doit être une affamée comme ce pauvre curé. Quant à moi, ça m’est bien égal, ce qu’elle sera ; je pense qu’à présent je ne vais pas rester bien longtemps ici.

Il y avait déjà quelque temps que Marius parlait de s’en aller, et chaque fois mon cœur se serrait et mes yeux se remplissaient de larmes. L’habitude de vivre avec lui était devenue la moitié de ma vie. Je ne sais si c’était de l’amitié ou de l’égoïsme. Il ne m’aimait certes pas et il ne m’aidait en rien ; mais il était toujours avec moi, il m’arrachait à ma personnalité. Il m’empêchait d’être moi, et je n’aurais su que faire de moi sans lui. J’avais souvent besoin de lui échapper et de me reprendre ; mais au bout de quelques heures il me manquait, et il me semblait que je lui manquais aussi. Notre amitié était celle de deux jeunes chiens qui se mordent un peu, mais qui ne peuvent pas se quitter.

Dans son désœuvrement de prédilection, Marius, très-peu avancé d’esprit et très-peu développé au moral pour son âge, ne trouvait que moi d’assez enfant pour l’écouter, le contredire et l’occuper ; mais il ne se doutait pas que je lui fusse nécessaire, et c’est machinalement qu’il m’attirait ou me retenait près de lui. À mesure qu’il grandissait, il éprouvait quelques rares velléités d’interroger l’avenir et de sortir de la solitude où nous vivions, et pourtant il lui était impossible de savoir ce qu’il voulait faire et désirait être. Il me le demandait sérieusement, et je ne savais que lui répondre. Alors il prenait du dépit et feignait d’être très-désireux de partir, afin de me forcer à chercher avec lui où il voulait aller.

Ce pauvre enfant n’avait presque rien et se croyait riche. Il avait ouï dire qu’il avait hérité de trente mille francs, et il regardait cela comme une fortune capable d’assurer l’indépendance et le luxe de toute sa vie. En vain Frumence, qu’il avait daigné consulter à cet égard, lui avait dit que trente mille francs étaient un joli en-cas pour un homme qui travaille et vit de peu, et rien du tout pour un homme qui ne fait rien et qui prétend bien vivre, Marius n’était pas persuadé ; il persistait à croire qu’en vivant bien et ne travaillant pas il ne verrait jamais la fin de son patrimoine. Aussi parlait-il de choisir un état seulement pour avoir le droit de se promener à sa guise et de s’habiller comme il lui plairait. Ma grand’mère, qui l’élevait et l’entretenait de pied en cap à ses frais pour lui conserver intact son petit avoir, avait mis un frein à ses besoins d’élégance. Elle le faisait habiller décemment et solidement, et il rougissait de la coupe de ses habits et de la forme de ses chapeaux quand ils n’étaient pas à la dernière mode. C’était pour lui un véritable sujet de honte et de chagrin, et, quand j’obtenais la permission de lui donner un de mes fichus neufs pour se faire une cravate, il passait la journée à faire et refaire son nœud avec une gaieté folle. Aussi aspirait-il au jour où il aurait un tailleur à lui, ou un uniforme quelconque. Il aimait la jolie tournure des jeunes marins, et ma grand’mère eût désiré qu’il suivît cette carrière, dans laquelle son mari et d’autres membres de sa famille s’étaient distingués ; mais Marius ne mordait pas aux mathématiques et il avait pour la mer une aversion prononcée. Il eût voulu être marin sans jamais s’embarquer.

— Alors, lui disais-je, tu veux être dans l’armée de terre ?

— Oui, répondait-il. Il faut que je sois dans les hussards ou dans les chasseurs ; il n’y a que ça de joli.

— Mais tu n’as pas l’âge pour être soldat ?

— Je ne serai pas soldat ; je veux être officier, je suis gentilhomme.

— Alors M. Frumence dit qu’il faut entrer dans une école militaire où on apprend les mathématiques, et il dit aussi que tu ne les apprendras jamais, si tu ne les étudies pas.

Nous en restions là, car Marius ne voulait ou ne pouvait rien apprendre. Le plus grand effort dont il fût capable, c’était d’avoir l’air d’écouter Frumence et de suivre attentivement ses démonstrations. Encore ceci n’était-il que la victoire remportée par sa politesse un peu hautaine sur sa répugnance contre toute contrainte. Il n’avait qu’une force, celle de la douceur qu’il s’imposait pour obliger les autres à la douceur. Quand Frumence, qui était aussi patient que possible, avait l’air de souffrir de son néant, Marius lui disait d’un grand air de courtoisie : « Monsieur, je vous demande pardon et je vous prie d’être plus clair, » comme si c’eût été la faute du professeur et non la sienne. Quand j’avais de l’humeur avec lui : « Tu sais, me disait-il, que je ne veux pas me fâcher, moi, et que tu peux bien dire ce que tu voudras sans que je m’en soucie. » Et il disait tout cela d’un ton si fier et si calme, que l’orage passait vite, mais sans lui avoir profité, sans l’avoir ému un instant, sans avoir dérangé un cheveu de son toupet merveilleusement frisé et relevé sur le front comme une équerre. Il continuait à être le plus joli garçon du monde, ce qui ne l’empêchait pas d’en être le plus insignifiant. Je m’étais habituée à sa figure, et je n’y trouvais plus aucun charme. Ses élégances ne m’éblouissaient plus, ses interminables peigneries, ses méticuleux nettoyages d’ongles, m’impatientaient sérieusement. Son bilboquet m’était odieux, et ses chasses avec Frumence, qui tuait tout le gibier manqué par lui, me faisaient rire ; mais il me dominait par son impassibilité.

J’ai su depuis que ma grand’mère, après s’être préoccupée de son avenir, avait remis un peu les choses à la grâce de Dieu en arrachant à Frumence l’aveu de la complète incapacité de son élève.

— Eh bien, avait-elle dit, patientons, et gardons-nous de le rendre malheureux. Ne connaissant pas ses fautes, il ne comprendrait pas les punitions. Que sera-t-il ? Peut-être un pauvre petit hobereau de campagne, comme tant d’autres, économisant toute l’année pour se montrer huit jours, ou s’abrutissant à la chasse et ne se montrant jamais ; ou encore un pauvre sous-officier attendant vingt ans ses épaulettes : à moins pourtant qu’il ne fasse comme mon fils, lequel n’étant rien qu’un joli garçon, et ne sachant rien que plaire aux dames, s’est sauvé deux fois par un bon mariage.

Ma pauvre grand’mère ne savait pas si bien dire.




XV


Au bout d’une quinzaine, un soir que Frumence venait de nous quitter, nous le vîmes revenir sur ses pas d’un air ému. Il n’était pas seul : derrière lui marchait une petite femme brune dont la charmante figure me plut tout d’abord. Quoique mince et mignonne, elle avait je ne sais quel air de vigueur et d’activité. Ses traits étaient fins et nettement dessinés ; le hâle faisait ressortir la fraîcheur de son teint animé. Elle était habillée très-proprement, tout à neuf, en villageoise de notre pays. Son premier regard fut pour moi, et, comme elle ne savait trop comment m’aborder, entraînée par un irrésistible attrait, je l’embrassai de toute ma force. Alors elle fondit en larmes, couvrit mes mains de baisers, et me dit avec un petit accent étranger qui n’était pas d’accord avec son costume, et qui pourtant ne me sembla pas absolument nouveau :

— Je pensais bien que je vous aimerais ; mais voilà déjà que je vous aime, et c’est pour toute la vie, si vous voulez.

Je la suivis chez ma bonne maman, qui la reçut avec affabilité et la pria de s’asseoir pour causer avec elle des arrangements à prendre. Comme je me retirais, je ne sais quelle curiosité me fit ralentir le pas, et, en me retournant, je vis par la porte entr’ouverte du salon que ma grand’mère jetait ses bras autour des épaules de cette petite femme, et la pressait sur sa poitrine en l’appelant sa chère enfant et en lui baisant le front avec effusion. Je pensai que Frumence devait avoir appris à ma bonne maman quelque chose d’extraordinairement beau sur le compte de notre nouvelle gouvernante, et l’espèce de mystère qui entourait cette révélation augmenta l’estime et la sympathie que j’éprouvais déjà.

Dès le soir même, madame Jennie Guillaume — c’est sous ce nom qu’elle fut établie chez nous — entra en fonction sans vouloir se reposer du voyage et sans paraître fatiguée. Je ne sais si dans sa lettre Frumence l’avait initiée à nos habitudes et à nos caractères ; il est certain qu’elle dirigea notre souper comme si elle n’eût fait autre chose de sa vie. Ma grand’mère eût voulu, je crois, la décider à manger avec nous ; mais elle ne parut pas vouloir accepter cette distinction, et dès le principe elle se mit sur le pied d’une humble femme de charge de campagne, commandant aux domestiques en vertu de son mandat, mais s’assimilant à eux en dehors de ses fonctions.

Ah ! ma noble et grande Jennie, quelle amie, quelle véritable mère je devais trouver en vous ! C’est à vous que je dois tout ce que je puis avoir de généreux dans l’âme et de courageux dans le caractère.

Elle n’était pas expansive et caressante comme Denise. Sa petite taille ne se courbait pas à tout propos, ses yeux n’étaient pas des fontaines de pleurs toujours prêts à couler ; mais un mot d’elle avait plus de prix pour moi que les adorations puériles de ma nourrice. Quelle différence entre elles, et que Jennie était supérieure en tout à ma pauvre folle ! Elle possédait une intelligence que la mienne n’était pas encore en état d’apprécier, mais qui s’imposait à moi comme la vérité même. Comme elle ne parlait jamais de son passé et ne se laissait guère questionner, on ne pouvait deviner où elle avait appris tout ce qu’elle savait. Elle lisait et écrivait mieux que moi, mieux que Marius à coup sûr, et mieux aussi que ma grand’mère. Elle disait avoir travaillé toute sa vie sans s’arrêter, et elle avait lu énormément de livres, bons ou médiocres, dont elle avait apprécié la valeur ou fait la critique avec une merveilleuse sagacité. Est-ce par la lecture ou par une haute intuition personnelle qu’elle avait pu ainsi éclairer son jugement, connaître le cœur humain, et comprendre avec une pénétrante droiture toutes les choses de sentiment ? Elle avait aussi un esprit d’observation remarquable et une mémoire étonnante. Quand elle remplaçait ma grand’mère durant nos leçons, elle cousait près de la fenêtre ou raccommodait le linge de la maison avec rapidité, sans lever les yeux de son ouvrage, et elle ne perdait pas un mot de ce que l’on nous enseignait. Si j’étais embarrassée pour en rendre compte le lendemain, je l’interrogeais le soir dans ma chambre, et elle redressait mes erreurs ou développait ma compréhension sans jamais sortir de son langage simple et net, qui était comme la moelle rustique et substantielle de toutes les démonstrations nécessairement un peu longues et détaillées de Frumence à Marius.

Où trouvait-elle une capacité assez vaste et assez souple pour passer, des détails de la cuisine et de la basse-cour, — car elle surveillait tout, — à ces exercices de l’intelligence et du raisonnement ? Pour un peu, elle eût appris les mathématiques et le latin. Rien n’était mystérieux pour cette tête active et saine. Bien mieux douée que moi, elle me forçait, en causant, à retenir les dates historiques et les mots techniques qui m’échappaient sans cesse. Et, comme si ce travail d’assimilation ne lui suffisait pas, elle passait une partie des nuits à lire dans son lit. Elle n’avait jamais besoin de plus de quatre à cinq heures de sommeil. Toujours couchée la dernière et levée la première, mangeant à peine, ne se reposant jamais dans la journée, elle n’était jamais malade, ou, si elle l’était quelquefois, on ne le savait pas, elle ne le savait peut-être pas elle-même. Sa figure fraîche, un peu immobile dans sa régularité de camée, ne trahissait jamais ni fatigue ni souffrance.

Cette étonnante petite créature prolongea certainement l’existence de ma grand’mère en faisant disparaître d’autour d’elle tous les soucis de la vie et toutes les terreurs de la vieillesse. Elle mit la maison sur un pied d’ordre, de propreté et de sage économie qui rendirent la vie aussi facile et aussi pure qu’une eau qui coule claire et à pleins bords dans un lit de marbre. Jamais d’intermittence, jamais de débordement. Il semblait qu’elle tînt la clef de toutes les écluses de notre existence. Ma bonne maman éprouva comme un temps d’arrêt de plusieurs années entre la vieillesse et la décrépitude. Les domestiques renoncèrent à entretenir et à réclamer les vieux abus, et ils n’eurent pas à se plaindre avec raison une seule fois du règlement de leurs fonctions. Les métayers furent plus consciencieux et plus heureux. L’abbé Costel s’observa davantage, et, sans cesser d’être aussi philosophe, aussi savant, il fut plus propre et plus sobre. Madame Capeforte vint moins souvent et trouva les gens moins disposés à répondre à la perpétuelle enquête de ses espionnages. Il n’est pas jusqu’à M. de Malaval et à son ami Fourrières qui ne fussent plus modérés dans leurs assertions fantasques. Et pourtant Jennie ne sortait jamais de son rôle, jamais elle ne se permettait de dire un mot en dehors de ses attributions. Elle ne paraissait faire aucune remarque sur les étrangers, et jamais la maison n’avait été plus honorable ; mais il y avait sur ma grand’mère et sur nous tous un reflet de la droiture d’esprit et de la fermeté d’humeur de Jennie. Nous étions, grâce à l’habitude de vivre avec elle, plus solides dans nos idées et plus sérieux dans nos manières. L’aspect de la maison, tout, jusqu’à l’arrangement des choses et à l’ordonnance des repas, avait un cachet de décorum et de dignité dont on ressentait l’influence secrète. Le laisser aller de la vie méridionale avait fait place à la véritable hospitalité, plus réelle parce qu’elle est plus soutenue.

J’ai connu le parfait bonheur. De quel droit me plaindrais-je aujourd’hui de la destinée ? J’ai été admirablement et parfaitement aimée. Combien d’autres innocents de mon âge n’ont connu que l’abandon et l’injustice !




XVI


En 1818, j’avais quatorze ans, Marius en avait dix-sept. Mon éducation était assez avancée pour mon âge ; la sienne était tout ce qu’elle pouvait être. Elle lui avait fait tout le bien possible, en ce sens qu’à force d’entendre expliquer des choses qu’il écoutait mal et qu’il comprenait peu, il avait au moins une notion de ces choses et pouvait en parler sans y paraître étranger. Il était beau, il avait un nom, de l’esprit naturel, une causerie agréable et railleuse. Il plaisait dans le monde, car il commençait à voir le monde. Ma grand’mère lui avait permis d’avoir un cheval et de cultiver les relations que nous avions avec Toulon et Marseille, où il fit de temps à autre quelques apparitions. Ses débuts dans la bonne compagnie de province eurent plus de succès que Frumence, avec sa consciencieuse naïveté, ne s’y fût attendu, car, tandis qu’il rougissait de la médiocrité de son élève et craignait de le voir se lancer dans la société, Marius y recevait des encouragements, y nouait des relations et en revenait toujours avec une dose d’aisance et d’aplomb qui nous surprenait tous. Il avait de l’esprit de conduite et se façonnait aux usages avec cette facilité de l’homme destiné à mettre les usages au-dessus de tout. Pourtant son merveilleux savoir-vivre ne l’empêchait pas de nous montrer l’ennui profond qu’il ressentait désormais avec nous et l’impatience qu’il avait de nous quitter une bonne fois. Devant cette impatience, ma grand’mère se tourmenta de nouveau pour lui du choix d’un état. On a encore chez nous, dans certaines familles nobles, des préjugés contre le commerce, l’industrie et la plupart des professions libérales. Un jeune homme de bonne maison, sans fortune, ne peut être que marin ou militaire ; mais, pour être militaire, c’est-à-dire officier d’emblée, comme l’entendait Marius, c’était toujours la même impasse, et ma bonne maman, connaissant la hauteur et les raffinements de son neveu, n’osait pas lui proposer de se faire mousse ou soldat.

Un jour, au milieu du calme plat de notre existence, éclata un petit drame qui ne me fut révélé que beaucoup plus tard, et dont je vis les effets sans en connaître la cause.

C’était une cause bien prosaïque. Marius, qui n’avait pas encore ressenti l’appel des passions physiques, et qui était trop méfiant ou trop prudent pour s’être prêté loin de nous à aucune aventure, se montra inquiet, distrait, agité, presque sombre. Il haïssait Jennie, qui ne le flattait pas, et pourtant un beau matin il essaya de se réconcilier avec elle en lui disant qu’elle était jolie. Jennie haussa les épaules. Il lui répéta plusieurs jours de suite qu’elle était jolie. Je ne sais quelle leçon elle lui donna ; il prit du dépit contre elle et devint roide et impertinent avec Frumence. Il lui échappa devant moi des railleries bizarres sur les prédilections de Jennie pour ce grand bellâtre de pédagogue qu’il ne pouvait plus supporter.

Un autre jour ; Marius se présenta à la leçon en habit de chasse et le fusil à la main. Il apportait ses cahiers à Frumence.

— Ayez l’obligeance de vous dépêcher de corriger cela, lui dit-il. Je compte chasser aujourd’hui.

C’était un acte de révolte ouverte. Frumence ne répliqua rien, prit les cahiers, les corrigea et les lui rendit en lui disant avec un calme imperturbable :

— Je vous souhaite bonne chasse, monsieur Marius.

— Monsieur Frumence, répliqua Marius, qui cherchait l’occasion d’une querelle, je m’appelle monsieur de Valangis.

— Alors, reprit Frumence avec un sourire placide, je souhaite bonne chasse à monsieur de Valangis.

— Je vous remercie, monsieur Frumence. Je sors, et désormais je travaille seul, je vous en avertis.

— C’est absolument, répondit Frumence, comme il vous plaira.

— Mais, reprit Marius, comme il n’est pas dans les usages qu’une jeune personne ait un précepteur quand elle a déjà une gouvernante, j’imagine que vous pourrez vous dispenser maintenant d’accompagner ma cousine à la promenade, à moins que sa gouvernante n’ait besoin de votre compagnie, auquel cas je n’ai aucune objection à vous faire.

— Vous eussiez pu vous dispenser de celle-ci, répondit Frumence en rougissant ; je la trouve du plus mauvais goût et du plus mauvais ton.

— Le vôtre est impertinent, monsieur.

— C’est le vôtre qui est offensant, monsieur.

— Vous trouvez-vous offensé, monsieur Frumence ?

— Oui, monsieur Marius, et assez comme cela. Je vous prie de ne pas continuer.

— Et si je continue ?…

— Vous manquerez au respect que vous devez à la maison de madame votre tante.

— À la maison de ma tante, c’est-à-dire à ses gens ?

— À ses gens, si vous voulez. Je m’attendais à cela de votre part dans l’état d’esprit où vous êtes ; mais vous agissez contre votre caractère, qui vaut mieux, que vos paroles d’aujourd’hui. Je ne veux pas vous exciter par mes réponses, je ne vous répondrai plus.

Il prit mes cahiers et se mit à les examiner, comme si Marius n’était pas là. Je vis Marius prendre un livre et lever le bras pour le lancer à la tête de Frumence. Je me jetai vite sur la chaise placée vis-à-vis de Frumence, de l’autre côté de la petite table. Marius n’eût pu jeter le projectile sans m’atteindre. Il comprit, à mon mouvement spontané, que je voulais le préserver d’un acte de démence et d’une mauvaise action. Il jeta le livre par terre et sortit.

Comme j’étais pâle et tremblante, Frumence ferma les cahiers et alla prendre sur une autre table un verre d’eau qu’il m’offrit.

— Remettez-vous, mademoiselle Lucienne, me dit-il, ceci n’est rien pour moi. M. Marius est naturellement doux et inoffensif : c’est un accès de fièvre.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, est-ce qu’il va devenir comme cette pauvre Denise ?

— Non, il est jeune, et à son âge cela passe vite. Allez faire un tour de promenade avec madame Jennie ; je vais tout à l’heure causer avec votre cousin et le calmer tout à fait quand il aura eu le temps de se calmer un peu de lui-même.

J’allai trouver Jennie. Je n’avais pas de secrets pour elle. Je lui demandai de m’expliquer ce qui venait de se passer. Elle prétendit qu’elle n’y comprenait rien, et me dit, comme Frumence, que Marius était probablement malade, qu’il fallait le laisser sortir pour se distraire. Marius était déjà sorti, si bien sorti, qu’on ne put le retrouver et qu’il ne revint pas le soir. Nous eussions été cruellement inquiets de lui, s’il ne nous eût fait dire, par un paysan rencontré sur son chemin, qu’il comptait passer la nuit à Toulon.

Le lendemain, ma grand’mère vit arriver le docteur Reppe, qui lui apprit que Marius était chez lui, dans sa bastide. Il l’avait rencontré allant à Toulon, et il l’avait empêché de faire un coup de tête, qui était de s’engager dans la marine.

— Vous avez peut-être eu tort de l’en dissuader, répondit ma grand’mère. L’enfant est devenu un homme qui ne peut plus rester ici à ne rien faire.

— Oui, oui, sans doute, reprit le docteur. Je sais la cause de son transport, et madame Capeforte, qui est diantrement fine, l’excellente femme, lui a fait avouer qu’il ne pouvait plus tenir en place. Nous lui avons conseillé de demander à M. de Malaval, votre parent, une occupation dans ses bureaux.

— Marius comptable ? s’écria ma grand’mère. Mais il a les chiffres en horreur !

— Bah ! on lui en fera faire très-peu, et on le prendra là comme surnuméraire pour lui donner le temps de jeter sa première gourme. C’est à vous d’arranger cela avec M. de Malaval. On verra comment le jeune homme se comporte, et on aura le temps d’aviser à ce qu’on pourra faire de lui. En toute chose, voyez-vous, il faut faire de la médecine expectante. C’est la seule qui soit en rapport avec l’action du temps et les réactions de la nature.

Ma grand’mère fit les démarches nécessaires auprès de MM. de Malaval et Fourrières, et, fâchée contre Marius, elle ne lui fit rien dire. Il resta une semaine à la bastide Reppe, partageant ses journées oisives entre le docteur et la dame Capeforte, le premier lui insufflant des principes de temporisation, l’autre essayant de verser dans sa pauvre tête les calculs de l’égoïsme et le poison de l’ingratitude.




XVII


Au bout de huit jours, Marius revint. Il entrait le lendemain dans la maison Malaval, Fourrières et Ce, pour faire des écritures de commerce et apprendre le roulement des profits et pertes de la marine marchande. Il était très-calme, et c’est avec une tranquillité étonnante qu’il demanda pardon à ma grand’mère d’un moment de vivacité que rien, disait-il, ne motivait dans la conduite de M. Frumence Costel à son égard. Il regrettait de m’en avoir rendue témoin, mais il ne jugeait pas nécessaire, malgré les insinuations de sa tante, de se réconcilier avec son précepteur.

— Je ne le reverrai pas de sitôt, ajouta-t-il, et, n’ayant plus rien à démêler avec lui, il n’y a plus de discussion possible entre nous. Je viens vous remercier de vos bontés pour moi et vous dire, ma chère tante, que j’entends, à ma majorité, indemniser M. Frumence pour les leçons qu’il m’a données, et M. de Malaval pour l’hospitalité qu’il va me donner durant mon stage. Je ne veux rien devoir à personne ; j’espère que vous comprenez cela et que vous n’en avez jamais douté.

Ma grand’mère avait été fort triste, surtout depuis deux jours, et, en l’entendant parler avec cette orgueilleuse froideur, elle ne put contenir son blâme et sa compassion.

— Pauvre enfant ! lui dit-elle en l’embrassant avec une certaine solennité, je voudrais qu’il vous fût permis de vous débarrasser ainsi de toute obligation et de vous croire affranchi de toute gratitude ; mais la vérité, que je vous aurais ménagée si vous fussiez resté chez moi dans des idées raisonnables, je suis forcée de vous la dire brusquement, maintenant que, sans me consulter, vous avez pris un parti. Écoutez-moi ; et toi, Lucienne, va voir Jennie.

Une heure plus tard, je vis Marius quitter ma grand’mère et s’en aller, la tête basse, du côté de la Salle verte ; je fus prise d’un effroi invincible. Jennie venait de me dire que Marius ne possédait plus rien au monde. Le dépositaire de son petit capital avait fait faillite ; ma grand’mère avait appris l’avant-veille la catastrophe qui réduisait Marius à la misère.

— Oui, allez avec lui, me dit Jennie ; n’ayez pas peur qu’il se tue, mais consolez-le de votre mieux, car il est bien à plaindre.

Je rejoignis Marius auprès du petit lac, qu’il regardait d’un air sinistre, mais, j’en suis bien certaine maintenant, sans la moindre velléité de s’y jeter.

— Je sais que tu es ruiné, lui dis-je en m’attachant à son bras sans me formaliser de la brusquerie avec laquelle il me repoussait ; mais, vois-tu, à quelque chose malheur est bon, comme dit Jennie. Tu vas rester avec nous ?

— Est-ce Jennie qui a dit cela ? demanda-t-il avec vivacité.

— Non, c’est moi qui le dis.

— Au fait, Jennie ne peut pas me sentir, et je lui rends bien la pareille ; mais, toi, tu ne peux pas faire que je reste sans me déshonorer. Tu ne comprends donc pas ?… Tu es une enfant, et il est bien inutile que je t’explique des choses qui sont au-dessus de ta portée.

— Si fait, lui dis-je, il faut m’expliquer tout ; je suis en âge de tout comprendre.

— Eh bien, reprit-il, comprends donc que, si l’on me garde ici par charité, je dois supporter sans me plaindre tout ce qui m’y choque et tout ce qui m’y blesse : mademoiselle Jennie d’abord, la véritable maîtresse de la maison, avec ses airs dédaigneux et impertinents, et ensuite M. Frumence avec ses airs de pitié pour mon inaptitude aux sciences exactes. Or, je sais à quoi m’en tenir à prévient sur ces deux recommandables personnages. Mademoiselle Jennie est une intrigante qui joue le désintéressement pour que ma tante lui fasse la part plus large sur son testament, et M. Frumence est un cuistre qui a peut-être un double but : celui d’épouser la Jennie quand elle sera riche, ou bien… Mais tu ne comprendrais pas le reste, et je t’en ai assez dit.

— Non, je veux tout savoir. Il faut que je sache tout ce que tu penses.

— Eh bien, tâche de voir un peu au-dessus de ton âge, tâche de voir l’avenir. Tu as quatorze ans. Dans un an ou deux, on pensera peut-être à te marier, et, avec ce pédant près de toi, tu seras compromise.

— Compromise ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tu vois bien que tu ne comprends pas !

— Explique, alors !

— C’est très-difficile, très-délicat. Cela veut dire soupçonnée.

— Mais soupçonnée de quoi ?

— D’avoir pensé à épouser Frumence.

— Moi ! Est-ce que ce serait possible ?

— Ce serait possible, si tu étais assez indigne du nom que tu portes pour accepter celui d’un manant, et, comme tu vas vivre avec cet homme-là pour ainsi dire en tête-à-tête, on te soupçonnera d’avoir encouragé ses projets. Alors, tu comprends, les honnêtes gens te mépriseront, et moi, qui n’aurai pu le faire chasser d’ici, puisque après la scène que je lui ai faite il y est encore et compte y rester, je serais avili pour avoir acquiescé à un pareil état de choses.

— Et tu penses que M. Frumence peut avoir de pareils projets sur moi… lui qui pourrait être mon père ?

— M. Frumence n’a que vingt-cinq ans, et ne pourrait pas être ton père. Quant à ses projets, il les a depuis longtemps ; il les avait en entrant ici,

— Mais tu rêves, Marius, cela ne se peut pas.

— Pourquoi donc ? Il savait bien que tu grandirais, que tu serais riche et que tu te marierais un jour. Mettons qu’il n’ait jamais espéré être ton mari ; il s’est dit : « Elle sera compromise par ma présence, et tout s’arrangera avec beaucoup d’argent ou une bonne place que je me ferai donner. » Tu secoues la tête ; tu ne me crois pas ?

— Non !

— Eh bien, demande au docteur et à d’autres personnes du pays — car tout le monde le sait — pourquoi la pauvre Denise a été chassée. Elle est peut-être folle à présent, elle a eu tant de chagrin ! Mais elle n’était pas si folle quand on l’a enfermée… Je sais tout, moi : elle aimait Frumence !

— Oh !

— Il n’y a pas de oh ! M. Frumence n’est pas si vertueux qu’on croit. Il avait sans doute parlé mariage à Denise, et, comme ensuite il n’a plus voulu d’elle, elle a vu ce qui se passait. Frumence était charmant pour toi, il te gâtait, il te portait comme un petit enfant. Il voulait t’attacher à lui comme à un bon petit papa, afin de te gouverner par la suite. Alors, Denise, qui avait la tête vive, est devenue jalouse de toi. Elle a parlé de vengeance, elle a dit des bêtises. On a eu peur d’elle, Frumence s’est dépêché de la faire passer pour folle…

— C’est le docteur qui dit à présent qu’elle ne l’était pas ?

— Le docteur dit tout ce qu’on veut, tu le sais bien. C’est tantôt oui et tantôt non ; mais je sais des détails par d’autres personnes à qui Denise a tout avoué et tout raconté.

— Ces autres personnes, c’est madame Capeforte, conviens-en !

En effet, le pauvre enfant était l’écho de cette méchante femme. Lui qui l’avait toujours méprisée et raillée, il l’avait écoutée cette fois, parce que, mécontent de lui-même, il éprouvait le besoin de justifier à ses propres yeux la faute qu’il avait commise en adressant ses premières galanteries à la respectable Jennie et en regardant Frumence comme son rival auprès d’elle. Aussi, Marius, oublieux de ses propres torts et se gardant bien de me les laisser pressentir, se consolait-il de sa ridicule conduite par la pensée qu’il avait fait trop d’honneur à des misérables, et qu’il devait désormais autant que possible déjouer leurs intrigues.

Je fus atterrée un instant par ces malsaines et calomnieuses révélations, et, je dois l’avouer, je fus bien près d’y croire. Marius était un homme dans mon esprit, un homme qui avait déjà vu le monde et qui, à défaut de la science des livres, avait le jugement et l’expérience des choses pratiques. J’étais si enfant sous ce rapport, moi ! On m’avait gardée si pure et tellement ignorante du mal ! Toutes les fois que devant moi il était question d’un crime ou d’un scandale, ma grand’mère me distrayait pour m’empêcher d’entendre ; Jennie m’emmenait, Frumence me faisait lire quelque belle histoire, et à la moindre inquiétude de ma part on me disait : « Les gens qui font le mal sont des malades ; n’y songez pas : c’est l’affaire des médecins. » Depuis l’aventure de Denise, cette raison du mal m’avait toujours paru concluante, puisque Denise m’aimait tout en voulant me tuer.

Après le récit de Marius, je crus que la folie était autour de moi, ravageant toutes les âmes qui avaient servi de refuge à la mienne, troublant toutes les consciences que ma conscience avait prises pour appui et pour modèle. Un instant je craignis de devenir folle moi-même, et je crois qu’au lieu de défendre mes amis et de gronder Marius, je ne sus que divaguer et m’épouvanter avec lui, comme si tous deux nous fussions tombés dans un abîme.



XVIII


Enfin je secouai ce vertige ; la raison me revint, et je repoussai le soupçon avec tant d’énergie, que Marius en fut ébranlé et rougit de sa crédulité ; mais il ne voulut pas avouer tout à fait la défaillance de son jugement.

— Admettons, dit-il, que l’on m’ait exagéré tout cela et que M. Frumence n’ait pas assez de malice et de prévoyance pour avoir fait de pareils calculs ; il n’en est pas moins vrai que sa présence ici, maintenant que je m’en vais, est une chose inutile et même dangereuse pour ton avenir. Ma tante est bien vieille, et Jennie la gouverne. Jennie protège Frumence, cela est évident pour moi, et il se peut qu’elle ne se méfie pas du danger. Après tout, Jennie, avec tout son esprit, est une femme du peuple qui ne sait rien du monde, de ses usages, et de la médisance à laquelle donnent prise les choses inconvenantes. Ce que tu dis de madame Capeforte peut s’appliquer à bien d’autres. Tout le monde est soupçonneux, tout le monde est porté à incriminer ceux qui bravent ses opinions. Tu appartiens au monde, tu feras un jour comme lui ; tu dois d’avance te soumettre à lui et le craindre. Il ne faut donc pas que Frumence reste ici, fût-il le plus honnête homme de la terre. Promets-moi de refuser ses leçons ; autrement, je croirai que tu veux vivre comme une sauvage, te moquer du qu’en dira-t-on, et rompre avec la société des honnêtes gens. Alors, tu comprends, je m’en laverai les mains, et je ne reviendrai jamais ici.

— Il serait bien plus simple d’y rester, toi, lui dis-je. Si tu le voulais, Frumence te mettrait en état de réparer le temps perdu.

— Non, ma chère, reprit Marius ; il est trop tard. Je n’apprendrai jamais rien ici, on y manque d’émulation, et ma tante m’a rendu un bien mauvais service en ne m’envoyant pas à Saint-Cyr, où j’aurais peut-être travaillé comme les autres.

Ainsi, Marius, en nous quittant, n’avait que des reproches à adresser à tout le monde, même à ma grand’mère, sa bienfaitrice, même à moi, qui ne lui avais pas semblé digne d’exciter ce qu’il appelait son émulation ! Son ingratitude m’apparut en cet instant comme une chose monstrueuse ; je ne pus lui répondre, et nous quittâmes la Salle verte sans nous parler. J’avais le cœur gros de douleur, mais je sentais ma fierté blessée, et je ne voulais pas pleurer. Marius marchait la tête au vent, l’air distrait, froidement dépité, et de temps en temps cassait une branche ou du pied écrasait une plante, comme s’il eût dédaigné et détesté tout ce qui se trouvait sur son chemin.

— Allons, dit-il, quand nous eûmes remonté à la prairie, tu me boudes, toi aussi ? Tu es pressée de me voir au diable ?

— Est-ce que vraiment tu vas dans un enfer ? lui demandai-je en dissimulant mon inquiétude sous un air de plaisanterie.

— Oui, ma chère enfant, reprit-il d’un ton d’amertume qu’il s’efforçait en vain de rendre dégagé. Je vais coucher dans une espèce de soupente avec les rats et les puces ; j’aurai de l’encre aux doigts et du goudron sur mes habits ; je ferai des additions et des soustractions dix ou douze heures par jour. Je sais bien que M. de Malaval me fera manger à sa table, ne fût-ce que pour me condamner à écouter ses hâbleries. Et puis, le soir, pour me distraire, on me proposera une petite promenade en barque dans le port, d’un navire à l’autre. Ce sera d’une gaieté folle !… Que veux-tu ! quand on est pauvre, il faut bien manger de la vache enragée. Voilà ce que tout le monde me dit… pour me consoler !

— Tu exagères. Bonne maman te donnera toujours de l’argent.

— Ta bonne maman m’en donnera jusqu’à ce que j’en gagne ; mais elle n’est pas bien riche, et on ne donne presque rien à un jeune homme, on prétend qu’il ferait des folies. C’est pourquoi on me défrayera de tout jusqu’à nouvel ordre, et on me mettra, comme aujourd’hui, vingt francs dans la poche, en me disant ; « Va, mon petit, amuse-toi bien ! »

Nous fûmes interrompus par Frumence, qui nous cherchait pour nous faire ses adieux.

— M. Marius nous quitte, me dit-il, et ce n’est plus un précepteur qu’il vous faut, mademoiselle Lucienne, c’est une gouvernante. Madame votre grand’mère a compris cela, et m’a autorisé à me retirer. Je cesse à regret les leçons que j’avais le plaisir de vous donner et que vous preniez si bien ; mais, d’un autre côté, mon oncle trouvait les journées bien longues, et il a besoin de moi pour l’aider à traduire un gros ouvrage classique. J’aurai l’honneur de venir quelquefois le dimanche présenter mon respect à madame de Valangis, et j’espère que si, de votre côté, vous venez vous promener quelquefois aux Pommets, mon oncle aura l’honneur de vous recevoir.

Tel fut l’adieu simple et tranquille de Frumence. J’étais si surprise et si émue de cette résolution inattendue, que je ne sus lui rien dire. Il vit seulement à ma contenance que j’étais fort peinée, et il me tendit sa grande main, où je mis la mienne en retenant une larme. J’espère qu’il la devina et ne douta point de mon affection. Quant à Marius, il fut si confus de voir ses accusations victorieusement anéanties par le départ de Frumence, qu’il fut beaucoup plus abasourdi que moi. Il répondit à peine, et gauchement, lui qui savait si bien saluer, au salut froidement poli de notre précepteur.

— Tu le vois, lui dis-je quand nous nous retrouvâmes seuls, tu as cru à des mensonges affreux, et les vilains complots que tu supposais n’existent pas. Conviens donc que tu as été très-injuste, et ne laisse pas partir ce pauvre ami à qui tu as fait de la peine, sans te réconcilier avec lui.

Marius me le promit, et sans doute il fit de bonnes réflexions dans la nuit, car dès le lendemain matin il prit son cheval et alla rendre visite à Frumence. Je ne sais s’il eut le courage de lui demander franchement pardon ; mais sa démarche était un acte de repentir et de déférence dont les Costel lui surent gré. Le soir, Marius prit congé de ma grand’mère et de moi en pleurant. C’était la première fois qu’il montrait un peu de sensibilité, et j’en fus vivement émue. Je ne me demandai pas si c’était le chagrin de quitter le bien-être de la maison ou les tendresses de la famille. Il pleurait, c’était un fait si anormal, que ma grand’mère en fut touchée aussi. Au moment de monter dans la carriole qui le conduisait à Toulon avec ses paquets, il fit un suprême effort, alla vers Jennie et lui demanda pardon des absurdités de sa conduite. Jennie n’eut pas l’air de comprendre, assura en lui tendant la main qu’elle n’avait aucun souvenir d’une malice sérieuse de sa part, et lui recommanda de lui envoyer son linge à entretenir.

Le cocher était déjà sur son siége, le fouet en main, lorsque Marius alla dire un dernier adieu plus déchirant pour lui que tous les autres ; il alla dire adieu à son cheval. Ce n’était plus le petit bidet du meunier, c’était un joli corse que ma grand’mère avait acheté pour lui l’année précédente. Je vis que Marius pleurait encore plus en sortant de l’écurie qu’en sortant de nos bras ; mais je n’étais pas en veine d’observation. Je le plaignis de tout perdre à la fois, ses affections et ses plaisirs. Je lui promis d’obtenir que son cheval ne serait pas vendu, et qu’il le retrouverait quand il viendrait nous voir.



XIX


Quand Marius fut parti, j’eus pourtant la sensation d’un grand soulagement. Je sentis que je m’appartenais, et, n’étant plus obligée de l’amuser, je m’amusai comme je l’entendis toute la journée. Je pus recommencer pour la millième fois un petit jardin avec l’espoir que cette fois il ne serait pas piétiné avec une maligne distraction, et que là où je plantais des jacinthes je ne trouverais pas le lendemain des asperges ; mais, dès le jour suivant, je me reprochai mon égoïsme, et je pensai que Marius était malheureux, privé de tout peut-être, lui si délicat, commandé et humilié, lui si indépendant et si hautain. Jennie me trouva pleurant dans un coin. Elle me consola de son mieux, et, comme je m’affligeais de n’avoir pas d’argent à donner à mon pauvre cousin pour adoucir son triste sort :

— Vous en avez, dit-elle ; prenez dans ma chambre ce que vous voudrez.

Je ne me connaissais pas d’économies. Elle me fit croire qu’elle en avait fait pour moi sur les étrennes et cadeaux d’anniversaire que me donnait ma bonne maman. J’étais l’enfant le moins porté à compter et à calculer. Je ne doutai pas de ce que Jennie me disait, et je lui demandai en tremblant si j’avais bien cent francs. C’était à mes yeux un chiffre énorme pour les menus plaisirs d’un jeune homme ; mais je ne pensais pas pouvoir offrir moins à Marius, qui avait tant de besoins.

— Vous avez plus de cent francs, me répondit Jennie ; mais donnez peu à la fois, afin de faire plaisir plus souvent.

Je n’y pus tenir. Dès que j’eus les cent francs et que Marius revint nous voir, je les lui offris avec une joie enfantine. Il me rit au nez en me demandant où j’avais pris cela. Il savait bien, lui qui comptait toujours, que je n’avais rien du tout.

— Voyons, me dit-il après avoir repoussé l’argent avec dépit et en voyant que je pleurais, comment es-tu assez sotte pour te figurer que je suis d’humeur à recevoir l’aumône ?

— Pourquoi appeler ça l’aumône ? C’est un cadeau que je te fais. Tu peux bien recevoir de moi un cadeau, j’espère ?

— Non, ma pauvre Lucienne, je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ! pourquoi ! parce que c’est l’argent de Jennie !

— Eh bien, quand elle me l’aurait prêté ?

— Non, non, merci, Lucienne ! je ne veux rien. Tu es une bonne fille, un bon cœur. Je t’aime beaucoup, vois-tu. Je ne te l’ai jamais dit, c’est bête à dire comme ça pour rien ; mais j’ai eu du chagrin de te quitter. Je ne veux pas de ton argent, voilà tout ; ce serait lâche !

Je ne compris rien aux raisons qu’il me donna, et je lui reprochai de n’avoir aucune amitié pour moi.

— C’est trop me traiter en petite fille, lui dis-je. Jennie me rend plus de justice ; elle trouve qu’on n’est jamais trop jeune pour aimer ses parents et pour s’intéresser à leur sort. Je vois que je ne suis rien pour toi et que tu veux nous oublier tous.

Marius laissa couler longtemps le flot de mes reproches, et il parut hésiter à me répondre. Enfin il prit un grand parti qui parut lui coûter. Il remit avec autorité l’argent dans ma poche.

— Ne parlons plus de cela, dit-il ; plus tu m’en parles, plus je vois que tu ne comprends rien aux choses du monde. Il faut pourtant que j’essaye de te les faire comprendre. Un homme ne peut accepter la protection et les bienfaits que de trois femmes, sa mère, sa sœur ou…

— Ou quoi ?

— Ou sa femme. Eh bien, je n’ai plus de mère, et une tante… si bonne qu’elle soit, ce n’est pas la même chose. Une sœur… tu n’es pas la mienne !

— Je croyais que c’était tout comme.

— Oui, à présent ; mais dans deux ou trois ans ce ne sera plus tout comme ; tu te marieras, et les maris n’aiment pas les cousins.

— Pourquoi ?

— Que tu es sotte avec tes pourquoi ! Ils en sont jaloux, voilà ! Ils supposent toujours que les cousins ont de l’amour pour les cousines.

— Mais puisque tu n’en as pas pour moi ?

— Je n’en ai pas, parce que tu es trop jeune ; mais, quand tu seras plus grande, j’en pourrais avoir, et cela ne vaudrait rien. Tu es trop riche pour moi.

— La richesse ne signifierait rien, si nous nous aimions.

— Ça, c’est juste. Voilà la seule chose raisonnable que tu aies dite. Quand on est d’une naissance égale, quand on a été élevés ensemble et qu’on n’est affreux ni l’un ni l’autre, on peut bien se marier, et alors, ce qui est à l’un est à l’autre. Si la femme est riche, le mari tâche de s’enrichir aussi. Tout vient avec l’âge et l’expérience, et le monde approuve. Mais, pour se marier ensemble, il faut se convenir, et, quand tu seras grande, tu auras peut-être de l’ambition, de la coquetterie, un tas de défauts que tu n’as pas encore, et qui viennent, à ce qu’on dit, aux jeunes filles.

— C’est madame Capeforte qui dit ça ? Et alors, tu ne veux pas te marier ?

— Je ne suis pas encore en âge d’y penser. Plus tard, je verrai.

— Est-ce que tu crois que je pourrais avoir un jour de l’amour pour toi ?

— Ça, je n’en sais rien. C’est selon comme tu entends l’amour.

— Mais… je ne l’entends pas. Je ne l’ai jamais vu. L’amour, ça doit être une amitié qui fait qu’on se donne tout et qu’il n’y a plus ni tien ni mien, comme tu disais tout à l’heure.

— C’est cela justement.

— Eh bien, alors, Marius, j’ai peut-être déjà de l’amour pour toi.

— Ah bah !

— Oui, puisque j’ai du chagrin d’être la plus riche et de ne pas pouvoir t’enrichir. Pourtant, attendons ! je suis comme ça aussi avec Jennie !… Est-ce que tu me laisserais aimer Jennie autant que toi, si nous étions mariés ?

— Oui, si Jennie nous aidait à nous marier !…

— Veux-tu que je lui demande ce qu’elle penserait de ça ?

— Non, c’est trop tôt. Elle dirait que nous parlons de choses au-dessus de ton âge, et je crois qu’en effet nous disons des sottises bien ridicules,

— Moi, je ne trouve pas ridicule de causer raisonnablement. Voyons, parle-moi raison, dis-moi ce que tu penserais et comment tu te conduirais, si tu avais de l’amour pour moi dans la suite ?

— Je travaillerais, Lucienne ! Je penserais que mon devoir est de me bien conduire ; j’aurais une tranquillité dans le cœur, un avenir dans la tête. Je désirerais te devenir agréable, j’aurais des attentions pour toi. Je ferais plus volontiers les volontés que les miennes. Je serais plus gentil que je ne l’ai été. Je m’habillerais bien pour te faire plaisir. Je gagnerais vite de l’argent pour avoir un joli cabriolet et un beau cheval afin de te mener promener. Je te donnerais un bouquet tous les matins. Je te conduirais où tu voudrais, même aux endroits que tu aimes et que je n’aime pas. Je trouverais beau tout ce qui te plaît, même le régas et la mer. Enfin je serais charmant comme un jeune homme que j’ai vu à Avignon et qui venait de se marier par amour avec sa cousine. Ils paraissaient très-heureux tous les deux, et pourtant le jeune homme n’était pas riche ; mais sa cousine l’était pour deux, et elle paraissait très-contente.

— Si tu devenais gentil comme tu dis, Marius, et si tu voulais bien travailler auparavant, je t’assure que je serais contente aussi de me marier avec toi.

— Eh bien, Lucette, ça pourra venir, qui sait ?

Le dîner qu’on sonnait interrompit ce bizarre entretien, qui devait avoir pour moi de pénibles conséquences dans l’avenir.



XX


Certes Marius n’avait pas pris en lui-même l’initiative d’un commencement de séduction : s’il avait été habile, c’était bien à son insu, et comme entraîné sur une pente creusée tout à coup par l’enfantine spontanéité de mon caractère ; mais il est bien certain aussi que madame Capeforte avait préparé les voies à l’espèce d’engagement que nous venions de prendre vis-à-vis l’un de l’autre. Elle avait confessé Marius malgré lui, elle savait désormais tout ce qu’elle avait voulu savoir : d’abord que Marius et moi n’étions pas des enfants précoces et que nous n’avions jamais deviné l’amour ensemble, à preuve qu’au premier éveil de ses sens Marius avait compris que je n’étais pas une femme, et que la seule femme de la maison était Jennie ; qu’ensuite Frumence lui avait inspiré de la jalousie, et qu’il avait été prompt à saisir ce prétexte vis-à-vis de lui-même pour se débarrasser de son autorité ; qu’enfin Marius était incapable de se créer une position, et qu’il n’était bon qu’à faire un joli petit mari pour une fille de campagne bien vulgaire, mais passablement dotée.

Alors, il s’était présenté à l’esprit de madame Capeforte une déduction rapide et logique. Elle avait une fille laide, mais unique et assez riche ; elle s’était dit que Marius avait un nom et des relations qui la mettraient enfin au niveau de cette noblesse de province où elle était si jalouse de s’introduire. La dévotion seule ne suffisait pas ; il fallait arriver par d’autres intrigues à une alliance. Marius était tout fait pour subir sa fille en échange d’une dot.

Mais, en insinuant à Marius que son avenir dépendait d’un bon mariage, elle avait éveillé en lui la pensée de m’épouser, qui ne lui était probablement jamais venue. Elle avait vu sa surprise, son irrésolution, son effroi peut-être, et, découvrant qu’elle lui faisait faire fausse route, elle s’était hâtée de dire que j’étais trop jeune pour lui. C’est une fille de seize ans (une fille comme Galathée Capeforte), qui pouvait commencer à représenter pour lui l’avenir. Et, comme probablement Marius n’avait pas daigné comprendre, comme il avait peut-être parlé de moi, sa meilleure amie, la Capeforte s’était hâtée de le dégoûter en forgeant le roman odieux et insensé dont Frumence devait être le héros. Tout cela était aidé, comme on l’a deviné, par les aveux bizarres qu’elle avait arrachés à la pauvre Denise dans son délire.

Le résultat de ce bel échafaudage avait été bien contraire à ses vues. Marius n’avait pas seulement songé à Galathée, victime ordinaire de ses sarcasmes les plus piquants. Il avait songé à moi malgré lui, peut-être aussi par réaction contre Frumence et Jennie.

Marius s’était vraisemblablement promis de ne me rien dire encore, et d’attendre l’âge où les rêves confus de l’adolescence peuvent devenir des projets admissibles. Surpris par les événements, par la nouvelle de son désastre, par l’effusion de mon intérêt, par mon désir de le sauver et par l’état de complète innocence qui me faisait parler d’amour comme de l’inconnue à dégager d’un problème de mathématiques ; touché peut-être de mon amitié sincère et de la candeur de ses prétendus ennemis, il admettait enfin, comme par surprise, l’idée de trouver en moi son refuge contre le malheur, et il consentait presque à se laisser aimer, si c’était ma fantaisie, peut-être à me payer de retour, si j’en valais la peine un peu plus tard.

Et moi, folle enfant, j’allais au-devant de cette étrange destinée, à laquelle ne m’entraînaient ni les sens, ni l’engouement, ni une grande estime, ni l’éblouissement de l’imagination, rien enfin de ce qui constitue l’amour sérieux, fatal ou romanesque dans le cœur d’une jeune fille. La seule chose sérieuse en tout cela pour moi, c’était la pitié ; la seule chose fatale, l’habitude de gâter Marius ; la seule chose romantique, mon besoin de dévouement.

Et Jennie, mon incomparable Jennie, ne comprit pas qu’elle devait m’arrêter sur cette pente glissante, ou, si elle eut quelque terreur, elle crut qu’il valait mieux ne pas m’avertir afin de ne pas me donner le vertige. Quand, impatiente de lui ouvrir mon cœur, je lui racontai le soir même la longue divagation qui avait eu lieu entre Marius et moi, elle n’en fit que rire.

— M. Marius est encore plus enfant que vous, me dit-elle. Ce n’est pas dans deux ans que vous serez bonne à marier. À seize ans, on ne sait pas encore qui l’on aime, et lui, il serait encore trop jeune pour avoir des idées sérieuses. Vous avez donc encore plusieurs années à rester heureuse et confiante comme vous l’êtes, et, quant au mari que vous aurez un jour, ce n’est pas à vous, c’est à votre grand’mère d’y penser d’avance.

— Tu as raison, Jennie, répondis-je, et je ne suis pas du tout inquiète de moi : mais, si, avec cette idée-là, Marius pouvait devenir raisonnable et bon, ce serait bien de la lui laisser.

— Non, reprit Jennie, c’est très-inutile. Marius deviendra raisonnable et bon de lui-même. Vous savez bien qu’il est doux, honnête, et qu’il est honteux quand il a fait une sottise. Il ne faut pas encore le prendre au sérieux. M. Marius n’est pas encore un jeune homme : c’est un écolier qui parle du monde sans savoir mieux que vous et moi ce que c’est. Il a de la fierté, c’est très-bon, et il a refusé votre argent, c’est très-bien. Il a peur cependant de manger de la vache enragée, le pauvre petit ! Eh bien, attendez comment il va se conduire. S’il montre du courage et de la patience, j’irai trouver M. de Malaval, je lui remettrai votre argent, et, sans le savoir, votre cousin sera mieux nourri et mieux logé. Je demanderai qu’on ait des égards pour lui, et il croira qu’il ne les doit qu’à sa bonne conduite : ça l’engagera à continuer. Jennie exerçait sur moi un doux magnétisme. Sa parole me calmait toujours. Je m’endormis tranquille. Elle-même chassa de son esprit tout germe d’inquiétude. Frappée par les plus grands malheurs qu’une femme puisse supporter, sa générosité sans égale l’avait maintenue optimiste. Elle croyait surtout aux enfants. Elle disait qu’il faut les rendre heureux pour les rendre bons. Elle n’avait jamais eu de préventions ni de ressentiment contre Marius. Elle l’avait toujours plaisanté sans aigreur et sans s’apercevoir de l’aigreur qu’il nourrissait contre elle. Le jour où elle lui avait semblé si jolie, en honnête et forte femme qu’elle était, elle n’avait pas eu de colère : elle lui avait ri au nez. Elle n’avait trahi vis-à-vis de personne le ridicule de cette fugitive velléité. À force d’être sage et bonne, elle ne devinait pas de quelles injustices le faible et irrésolu Marius était capable.

J’avoue que je ne m’étais pas senti la force de l’éclairer à cet égard. Je la respectais trop pour lui répéter les imaginations révoltantes de madame Capeforte. Jennie ne sut donc pas alors combien peu de fonds offrait le véritable caractère de mon pauvre cousin.

Quant à Frumence, je ne sus rien des motifs qui l’avaient déterminé à offrir si subitement sa démission de précepteur. J’avais encore grand besoin de ses leçons assurément, et je n’en devais jamais retrouver d’aussi bonnes. C’est par la suite que j’ai appris ce qui eut lieu le jour où Marius lui fit une scène si étrange et si déplacée.

Dès ce jour-là, Frumence avait compris qu’il ne pouvait plus être utile à Marius, et que la jalousie ridicule de cet enfant pouvait lui faire à lui-même une situation ridicule dans la maison. Il avait senti que l’un des deux devait céder la place à l’autre, et il n’eût pas admis que ce ne fût pas lui. Il l’avait cherché pour lui déclarer qu’il comptait se retirer, et, ne l’ayant pas trouvé, il avait parlé à ma grand’mère, prétexté des travaux qui allaient absorber tout son temps, et, sans montrer ni regret ni faiblesse, il avait disparu sans bruit. Il s’en allait pourtant le cœur navré, ce pauvre Frumence ; mais il avait du courage, lui, et une persévérance à toute épreuve.




XXI


Je ne dois pas oublier un événement qui, pour la première fois, me donna l’idée de l’étrange position qu’en dépit de mon bonheur et de ma sécurité j’occupais dans le monde.

Il y avait environ un mois que Marius nous avait quittées, lorsque j’allai à Toulon avec Jennie pour quelques emplettes. Nous rencontrâmes dans une boutique madame Capeforte avec une femme que je ne reconnus pas d’abord sous la mante noire dont elle était embéguinée. Je ne faisais même aucune attention à cette femme, lorsqu’elle se jeta sur moi et m’embrassa plusieurs fois coup sur coup sans me donner le temps de respirer. C’était ma pauvre Denise, si changée et si enlaidie que je ne pus retenir mes larmes en lui rendant ses caresses.

Comme elle faisait grand bruit de sa joie de me revoir et menaçait d’attrouper les passants, madame Capeforte nous fit passer dans l’arrière-boutique en me disant tout bas :

— Ne craignez rien, elle est toujours un peu trop démonstrative ; mais elle n’est plus folle puisque je sors avec elle, comme vous voyez.

Je n’avais nullement peur, et, Jennie étant avec moi, j’étais bien sûre que ma grand’mère ne me blâmerait pas de témoigner de l’intérêt à ma nourrice. Denise essaya d’abord de se calmer et de causer avec moi ; mais la vue de Jennie lui inspira une jalousie soudaine, et je vis bien, à ses yeux ardents et à sa parole brève, qu’elle était loin d’être guérie. Tout ce que Jennie put lui dire pour l’apaiser augmenta son dépit, et, se levant tout à coup :

— Vous n’êtes qu’une menteuse et une intrigante ! lui-dit-elle. Je vous reconnais bien ! C’est vous qui avez ramené cette fille (en parlant ainsi, elle me désignait) à la pauvre madame de Valangis ; mais ce n’est pas là son enfant, c’est la vôtre.

Madame Capeforte, qui écoutait Denise avec avidité, fit semblant de vouloir la détromper, tout en demandant insidieusement à Jennie si c’était elle, en effet, qui m’avait ramenée à ma grand’mère. Jennie répondit qu’elle ne savait ce qu’on voulait lui dire, et Denise s’emporta contre elle en invectives, assurant toujours qu’elle la reconnaissait.

— Et comment voulez-vous qu’on croie à vos mensonges ? s’écria-t-elle ; est-ce moi qui serai votre dupe, quand je sais bien que l’enfant est mort ? Et comment ne saurais-je pas qu’il est mort, puisque c’est moi qui l’ai tué ?

— Taisez-vous, Denise, lui dit madame Capeforte du ton dont elle lui eût dit de parler encore ; voilà que votre tête se perd. Vous n’auriez pas tué un enfant que vous nourrissiez, à moins d’être folle.

— Et qui vous dit que je ne l’étais pas ? reprit Denise avec véhémence. Est-ce que je sais, moi, quand j’ai commencé à l’être ? Non, je ne m’en souviens pas. Je sais qu’on m’a enfermée après, et qu’on m’a fait souffrir tous les martyres ; mais je sais aussi qu’il y avait un pont et une voiture. Je ne vois plus où c’était, je ne peux pas dire quand c’était. J’ai jeté l’enfant dans l’eau pour voir s’il avait des ailes, parce que j’avais rêvé qu’il en avait ; mais il n’en avait pas, car il s’est noyé, et jamais personne ne l’a retrouvé. Alors…

Denise n’en put dire davantage, elle devint furieuse, et les commis du magasin furent forcés d’accourir et de la tenir de force pendant que Jennie m’emmenait au plus vite.

Jennie essaya de me distraire de l’émotion que cette scène fantasque et douloureuse m’avait causée ; mais elle-même en était aussi bouleversée que moi, et, en revenant chez nous, nous fîmes presque la moitié du chemin sans pouvoir nous rien dire. Enfin elle rompit le silence en me demandant à quoi je songeais.

— Peux-tu me le demander ! lui dis-je. Je pense que c’est cruel et imprudent de la part de madame Capeforte d’avoir mis cette pauvre Denise en notre présence. Elle devait bien savoir qu’elle était folle toujours et que l’émotion lui donnerait une crise.

— Vous ne pensez pas, reprit Jennie d’un air pensif, que madame Capeforte ait pu le faire exprès ?

— Oh ! mon Dieu, si, va ! madame Capeforte nous déteste, je ne sais pas pourquoi !

— Mais elle ne déteste pas Denise ; elle la soigne, elle la prêche, elle la promène. Non, madame Capeforte ne s’attendait pas à la voir comme cela !

— Soit ; mais est-ce que tu crois, Jennie, que Denise a toujours été folle ?

— C’est ce que je voulais aussi vous demander. Avez-vous jamais ouï dire qu’elle fut déjà bizarre, du temps qu’elle était votre nourrice ?

— Non, jamais. Elle embrouille ses souvenirs. Il est bien certain qu’elle a voulu me tuer, mais c’est à la fin de son dernier séjour chez nous.

Et je racontai à Jennie comment Denise avait voulu me jeter hors de la voiture, la dernière fois que je m’y étais trouvée avec elle. Jennie me fit entrer dans tous les détails qu’il me fut possible de lui donner, et, comme elle m’écoutait avec attention :

— Sais-tu, lui dis-je, frappée de sa physionomie inquiète, que tu as l’air de penser que j’ai été tuée ?

— Je ne peux pas le penser, dit-elle en souriant de ma naïveté, puisque vous voilà ici.

— Sans doute, Jennie ; mais si je n’étais pas moi ? Voyons ! si Denise avait jeté la vraie Lucienne dans le torrent sans savoir ce qu’elle faisait, et qu’ensuite celle qu’elle y voulait jeter encore fût une fausse Lucienne comme elle le prétend ?

— Alors, vous seriez la fausse Lucienne ?

— Dame, qui sait ?

— Quelqu’un aurait donc eu intérêt à faire cette lâcheté de tromper votre grand’mère ?

— Ou quelqu’un se serait trompé fort innocemment en lui ramenant une petite fille qui ne serait pas la sienne.

— Vous croyez donc que Denise sait ce qu’elle dit ?

— Est-ce que tu ne le crois pas un peu toi-même ? Tu as l’air tout triste et tout étonné.

— Mais Denise prétend aussi que c’est moi qui vous ai ramenée. Le croyez-vous ?

— Non, si tu me dis le contraire.

— Ce que je peux vous jurer, c’est que j’ai vu Denise aujourd’hui pour la première fois.

Il me sembla que Jennie éludait ma question et, à mon tour, je la regardai si attentivement, qu’elle en fut troublée.

— Ah ! ma bonne Jennie, m’écriai-je, si c’est par toi que j’ai été élevée et ramenée, ne me le cache pas. Je t’aimais tant !

— Vous m’aimiez ? dit Jennie émue.

— J’aimais une mère que j’avais ! On a bien tâché de me la faire oublier ; mais justement la seule chose que je n’ai pas oubliée, c’est le chagrin que j’ai eu quand elle m’a laissée là avec ma grand’mère, que je ne connaissais pas. Je ne parle jamais de cela avec personne. Je ne voudrais pas faire de la peine à ma bonne maman ; mais, je te le dis, à toi, j’ai été bien longtemps sans l’aimer, et même encore à présent quelquefois, quand je pense à l’autre, malgré moi je me figure que je n’ai jamais chéri personne autant qu’elle.

Soit que Jennie ne fût pas celle dont je parlais, soit qu’il lui fût interdit formellement de me rien révéler, et qu’elle sût se résigner à mentir dans l’intérêt de mon repos, elle détourna mes soupçons, et même elle me gronda un peu de préférer à ma grand’mère un fantôme que j’avais peut-être rêvé.

— Je veux bien me persuader cela, si c’est mal de me souvenir, lui répondis-je ; mais je ne sais pas pourquoi je ne pourrais pas être ta fille et chérir ma grand’mère.

— Vous dites des enfantillages, Lucienne ! Vous êtes trop grande pour dire ces choses-là. Si vous étiez ma fille, vous ne seriez pas la petite-fille de madame de Valangis, et Denise aurait bien raison de me traiter d’intrigante et de menteuse ; car j’aurais trompé votre bonne maman, ce qui serait odieux.

— Ce que tu dis là me ferme la bouche. Je n’y songeais pas, et ce que Denise a dit me faisait rêver tout éveillée. Je vois bien que Frumence avait raison ; les enfants ne doivent pas causer avec les fous, ça leur tourne la tête. Je ne veux plus te dire qu’une chose, Jennie : c’est qu’en supposant que je fusse une fausse Lucienne… cela, tu n’en sais rien, et personne ne peut prouver le contraire !…

— Je vous demande pardon, on peut prouver le contraire ; mais supposons ! Que vouliez-vous dire ?

— Je voulais dire qu’au fond cela me serai bien égal, à moi ! Puisque ma grand’mère m’aime comme son enfant, je l’aime comme ma grand’mère, et je ne peux pas tenir beaucoup à ma pauvre maman que je n’ai pas connue, et à mon papa que je ne connaîtrai, je crois, jamais. Sais-tu, Jennie, qu’il n’a jamais répondu un mot aux lettres qu’on m’a fait lui écrire ? Elles étaient pourtant gentilles, mes lettres ! Je m’étais bien appliquée, je lui promettais de bien l’aimer, s’il voulait m’aimer un peu. Eh bien, il paraît qu’il ne veut pas.

— Cela n’est pas possible, répondit Jennie ; mais supposons que cela soit : votre grand’mère vous aime pour deux, et dès lors il ne faut pas dire que vous voulez bien être une fausse Lucienne. Si elle le pensait, elle en aurait trop de chagrin.

— Je ne veux pas qu’elle ait du chagrin ; mais, toi, Jennie, puisque lu ne m’es rien, cela t’est bien égal que je sois la fausse ou la vraie ?

— Oh ! moi, cela ne me regarde pas. Soyez ce que vous voudrez, je ne vous aime ni plus ni moins.

— Alors, c’est toi qui m’aimes plus que tout le monde ; car peut-être bien que les autres, ma bonne maman elle-même, ne me regarderaient plus si je n’étais pas mademoiselle de Valangis. Pourtant ce ne serait pas ma faute.

Nous arrivions. Jennie, voyant travailler ma cervelle, se hâta de raconter notre maussade aventure à ma grand’mère afin qu’elle me tranquillisât. Ce fut bientôt fait. J’avais un grand respect pour l’air calme et sérieux de ma bonne maman.

— Soyez sûre, ma fille, me dit-elle, que vous m’appartenez, et que votre pauvre nourrice ne sait ce qu’elle dit. Plaignez-la et oubliez ses paroles. Respectez et chérissez Jennie autant que moi-même, je le veux bien ; mais sachez que vous n’avez pas d’autre mère que moi. Quant à votre papa, dont vous vous plaignez un peu, songez qu’il vous a à peine connue, qu’il n’a pas été libre de vous venir voir dans le temps, et qu’à présent il a une autre femme et d’autres enfants dont il est forcé de s’occuper. Il sait que vous êtes bien avec moi, et vous ne devez jamais vous croire le droit de lui faire des reproches. Promettez-moi que cela ne vous arrivera plus.

Je le promis, et je ne tardai pas à oublier les divagations de Denise et les miennes propres. Pourtant rien ne put jamais m’ôter de l’idée que Jennie et mon ancienne maman étaient la même personne. Cela était comme gravé dans mon cœur, sinon dans ma mémoire. Il n’en résultait pas que je fusse la fille de Jennie, mais rien n’empêchait que j’eusse été élevée par elle.

Cette aventure eut un résultat dont je ne m’aperçus guère et dont je ne me rendis pas compte. Je la racontai à Marius, qui, au lieu de me tranquilliser, comme avait fait ma grand’mère, devint tout pensif, et ne me laissa plus revenir sur nos projets de mariage. Comme ces projets avaient été le résultat d’un sentiment irréfléchi, ils s’effacèrent aisément de mon esprit en quelques années, et le sien ne parut pas en avoir conservé la moindre trace.



XXII


Frumence et Marius partis, une vie nouvelle, une vie pleine de dangers intellectuels, commença pour moi.

Je crois que l’éducation d’une femme ne doit pas être dirigée exclusivement par des femmes, à moins qu’on ne la destine au cloître ; et, sans que je pusse m’en rendre compte, je ressentis bientôt la privation de cet aliment plus mâle et plus large que m’avait procuré jusque-là l’enseignement de Frumence.

On fit venir une gouvernante qui s’ennuya au bout de quinze jours, et puis une seconde qui m’ennuya bien plus longtemps et me fit beaucoup de mal. Ce fut la faute de la trop grande modestie de ma pauvre Jennie. Elle ne crut pas pouvoir suffire à la tâche, et Dieu sait pourtant qu’en me faisant établir un échange de cahiers, de livres et de notes avec Frumence, avec le don qu’elle possédait de s’intéresser à tout, de comprendre l’esprit et le but de toutes choses, enfin de rendre le travail attrayant, elle eût pu continuer en sous-ordre et sans secousse le développement, plus lent peut-être, mais logique et paisible de mon esprit.

Elle craignit, en s’occupant trop exclusivement de moi, d’être forcée de négliger ma grand’mère, dont l’âge réclamait tant de petits soins. Et puis elle se laissa persuader par l’opinion des personnes qui venaient nous voir qu’une demoiselle de mon rang ne devait pas être une personne sérieusement instruite, mais une petite artiste. En fait d’art, elle n’avait que les notions instinctives d’un goût naturellement élevé, mais elle n’en soupçonnait pas la pratique ; elle ne savait pas qu’il faut être spécialement doué, ou enseigné d’une façon magistrale. Elle entendit parler de personnes qui ont beaucoup de talents, et elle ne mit pas en doute que je ne fusse destinée à les acquérir tous ; c’était aussi l’opinion et le désir de ma grand’mère. En conséquence, on me mit entre les mains d’une demoiselle anglaise qui venait, disait-on, d’achever l’éducation d’une jeune lady mariée à Nice, et sur le compte de laquelle on nous donna les meilleurs renseignements. Elle devait m’enseigner, dans l’espace de deux ou trois ans, la musique, le dessin, l’anglais, l’italien et un peu d’histoire et de géographie par-dessus le marché. Sous ce rapport, heureusement, j’en savais déjà plus qu’elle.

Miss Agar Barns était une fille de quarante ans ; fort laide, qui me fut antipathique et pour ainsi dire à jamais étrangère à première vue. Il me serait impossible, même aujourd’hui, de faire une bonne analyse de son caractère : c’est peut-être qu’elle n’en avait pas de déterminé. Elle n’était pas une personne, mais plutôt un produit, une de ces monnaies usées par le frottement, qui ont perdu toute effigie et qui n’ont plus qu’une valeur de convention. Je crois qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait eu des malheurs de plus d’un genre dans sa première jeunesse. Cela avait dû être expié par une vie de gêne et de dépendance, réparé par une complète soumission extérieure aux lois de la société. Au fond, elle ne respectait rien que les apparences, et, si elle n’avait plus de révoltes, c’est qu’elle n’en pouvait plus avoir. Il y avait de l’épuisement dans ses yeux pâles, de l’apathie dans ses grands bras maigres toujours pendants le long de ses flancs abrupts, du découragement dans sa voix sourde et sa parole traînante. Et sous ces airs de ruine vulgaire il y avait l’orgueil d’une princesse détrônée, peut-être le souvenir d’une grande déception. La seule chose vivante en elle, c’était l’imagination ; mais c’était une fantaisie vague, niaise, et comme une suite de rêvasseries sans ordre et sans couleur. Bref, elle distillait l’ennui par tous ses pores. Elle l’éprouvait et elle l’inspirait.

Elle ne m’enseigna rien qui vaille et me fit perdre beaucoup de temps. Ses leçons étaient longues, mornes et diffuses. Sous un air de ponctualité austère, elle ne se souciait en aucune façon des progrès que je pouvais faire. Toute la question pour elle était de remplir mes heures et les siennes par une inutile corvée régulière. L’exactitude de ces heures suffisait à sa conscience ; n’aimant rien ni personne que je sache, elle se traînait, languissante et désenchantée, parfaitement résignée en apparence, mais protestant intérieurement contre toutes gens et toutes choses.

De tout ce qu’elle était censée m’apprendre, je n’appris rien que l’anglais. Je savais plus d’italien qu’elle. Frumence m’en avait appris la grammaire comparée avec la grammaire latine, et j’en connaissais très-bien les règles. J’étais plus portée à le bien prononcer, grâce à l’accent méridional qui résonnait sans cesse à mes oreilles, que miss Agar avec son sifflement et sa chanson britanniques incorrigibles. Elle m’enseigna les éléments de la musique ; mais, par la sécheresse de son jeu, elle me fit prendre le piano en horreur. Elle dessinait et lavait avec une audacieuse stupidité, grâce à une facture de convention qu’alla savait de mémoire et qu’elle appliquait à tort et à travers. Elle faisait tous les rochers un peu ronds, tous les arbres un peu pointus ; toutes ses eaux étaient du même bleu, tous ses ciels du même rose. Si elle faisait un lac, elle ne pouvait se dispenser d’y mettre un cygne, et, s’il y avait une barque, il y fallait invariablement un pêcheur napolitain. Elle aimait les ruines avec passion et trouvait moyen, quels que fussent l’âge et la localité de ses modèles d’après nature, d’y introduire une arcade ogivale festonnée du même lierre dont la guirlande lui avait servi pour toutes les arcades possibles.

Elle n’essaya pas de m’apprendre le chant. Elle me le faisait tellement haïr avec ses romances sentimentalement tremblotées et son aigre accent de mouette, que je lui fis, dès le premier jour, la comédie de chanter à un quart de ton plus bas que la note. Elle décréta que j’avais la voix fausse, et je fus sauvée de la romance.

Resta donc l’anglais, que j’appris en m’habituant à causer avec elle. J’avais de la facilité pour les langues et même de la mémoire pour les dialectes. D’ailleurs, je découvris que la seule manière de supporter la banale conversation de miss Agar, c’était de l’utiliser ainsi à mon profit en marchant avec elle. Comme je devins un peu languissante de quatorze à quinze ans, Jennie exigeait que je fisse tous les jours une bonne promenade, ce qui m’eût été un plaisir, si elle eût pu la faire avec moi ; mais, si un jour, par hasard, elle abandonnait ma grand’mère aux soins de miss Burns, elle était bien sûre de retrouver l’Anglaise endormie ou absorbée dans un coin du salon et ma pauvre bonne maman ; oubliée sur son fauteuil, rêveuse, attristée, ou en proie aux importuns.




XXIII


Il fallait donc me résigner à promener miss Agar, sauf à la voir s’endormir en marchant. Elle avait la prétention d’être intrépide et d’avoir gravi à pied toutes les montagnes de la Suisse et de l’Italie avec les jeunes ladies dont elle avait fait l’éducation ; mais apparemment elle avait eu dans ce temps-là plus de force et de courage, ou, de guerre lasse, elle avait suivi, pour cela comme pour tout le reste, les routes battues, car elle n’aimait pas du tout nos sentiers à pic et nos précipices, j’avais la méchanceté de la conduire aux endroits les plus accidentés, par les chemins les plus âpres, et, comme elle ne voulait pas avoir le démenti de son pied alpestre, elle me suivait, rouge comme une betterave et le nez tout en sueur. Quand nous étions au but, elle s’asseyait, sous prétexte de s’imprégner de la beauté du paysage et elle ouvrait son portefeuille à forte odeur de cuir anglais, pour dessiner le site à sa manière ; mais, tout en dessinant, elle me parlait du pic du Midi dans les Pyrénées, du mont Blanc ou du Vésuve, et, ses souvenirs l’empêchant de voir et de comprendre ce qu’elle avait devant les yeux, elle en revenait à ses roches émoussées, à ses arbres aigus, et à ses arcades de fantaisie pour servir de repoussoir. Peu à peu, tout en feignant de dessiner aussi, je m’éloignais d’elle, je m’enfonçais seule dans les ravins, allant à la découverte des choses inexplorées, ou me cachant derrière un bloc de rocher dans quelque recoin perdu, pour regarder la nature à ma guise, ou rêver à ma fantaisie. Elle s’inquiétait fort peu de mes fugues, et, au bout d’une heure ou deux, je la retrouvais assoupie de fatigue dans une pose disgracieuse, ou remettant à la hâte dans son sac un roman qu’elle lisait en cachette. J’eus la curiosité de savoir ce qu’elle lisait, et, une fois ou deux, en m’approchant avec précaution, je pus en lire quelques pages par-dessus son épaule. Un peu de tentation pour le fruit défendu, un peu d’espièglerie aussi me décidèrent à entrer furtivement dans sa chambre et à y prendre un des volumes qu’elle avait lus, pendant qu’elle emportait, mystérieusement aussi, le volume suivant à la promenade. Je cachais le mien dans mon panier, et, dès qu’elle commençait son dessin, je m’esquivais, certaine qu’elle allait bientôt lire. C’est à quoi elle ne manquait pas, et nous avons dévoré ainsi en cachette l’une de l’autre, séparées par un buisson ou une ravine, une prodigieuse quantité de romans.

Ces romans à la couverture crasseuse et aux marges maculées, mademoiselle Agar se les procurait en les louant aux libraires de Toulon par l’intermédiaire de madame Capeforte, avec qui elle était en bons termes, et qui voulait toujours être agréable à tout le monde. Ce n’étaient pas de mauvais livres à coup sûr, mais c’étaient de bien mauvais romans ; des histoires de sentiments contrariés, presque toujours des amants séparés par des aventures de brigands, ou par des préjugés de famille implacables. Cela se passait presque toujours en Italie ou en Espagne. Les héros s’appelaient presque toujours don Ramire ou Lorenzo. Il y avait partout des clairs de lune magnifiques pour lire des lettres mystérieuses, des romances chantées sous le balcon du manoir, des rochers affreux pour abriter de vertueux solitaires dévorés de remords, des fontaines murmurantes pour recevoir des flots de larmes. Il y avait aussi une consommation exorbitante de poignards, d’héroïnes enlevées et cachées dans des couvents introuvables, de lettres toujours surprises par des traîtres toujours apostés, de reconnaissances inattendues entre la fille et le père, le frère et la sœur, d’amis vertueux, méconnus et justifiés, de jalousies noires et de poisons terribles dont un vieux moine compatissant connaissait toujours l’antidote. La voix du sang jouait toujours un rôle providentiel et amenait des révélations infaillibles dans ces intrigues savantes, percées à jour dès les premières pages. Certes il y a de bons romans, que Frumence n’eût pas craint de mettre entre mes mains un peu plus tard ; mais sans doute miss Agar les savait par cœur, et il fallait à son cerveau émoussé ces excitations vulgaires, comme il faut de grossiers condiments aux appétits blasés.

Cette mauvaise nourriture me fit l’effet du fruit vert, auquel tous les enfants sont portés de préférence. Je dévorai ces romans, tout en les jugeant défectueux de style et remplis de situations invraisemblables. Littérairement parlant, ils furent pour moi très-inoffensifs. Leur moralité était irréprochable ; le seul mal qu’ils me firent fut de m’habituer à aimer les choses hors nature, et, dans le bien comme dans le mal, c’est là un penchant nuisible. Je rêvai des vertus sublimes d’une facilité extrême, des courages héroïques toujours avides d’action, toujours dédaigneux de prudence, des candeurs victorieuses de tous les périls, des désintéressements aveugles, et, pour conclure, je fis de moi-même en imagination l’héroïne la plus accomplie que mes auteurs eussent pu inventer. Ceci me ramenait aux instincts romanesques de mon enfance que les légendes miraculeuses de Denise avaient développés, que Jennie, plus sage et plus pure, avait su diriger sans les éteindre, et que la nonchalance de miss Agar laissait follement s’égarer.

Un autre mauvais effet de ces lectures fut de me dégoûter des choses sérieuses. Je ne fis donc aucun réel progrès intellectuel avec mon Anglaise, et, à l’âge où l’enfant devient une jeune fille, au lieu d’être fortifiée par des aliments solides, mon âme ne fut préservée du trouble que par l’ignorance.

C’est dans cette situation morale que Marius me retrouva, lorsqu’au bout d’un an d’absence il revint nous voir. Il avait été envoyé à Marseille après quelques légères escapades à Toulon, et désormais on était fort content de lui. Il avait beaucoup grandi, et je le trouvai enlaidi par un rudiment de favoris blonds dont il était très-fier, et dont pour rien au monde il n’eût fait le sacrifice. Il devenait un jeune homme par la barbe et presque un homme par la prévoyance ; mais c’était la prévoyance d’un égoïste qui compte sur les autres et ne sent pas le désir de travailler pour lui-même. Quand je l’interrogeai, il me répondit qu’il s’ennuyait tout autant à Marseille que chez nous, mais qu’il s’était résigné à mener une conduite exemplaire pour ne pas s’exposer à l’humiliation des semonces. Bien que M. de Malaval fût très-paternel avec lui, il le dédaignait comme un patron ridicule et pédant. Il ne traitait pas mieux ses nouvelles connaissances que les anciennes, et son esprit était plus que jamais porté au dénigrement.

On pense bien que Marius, avec ce ton dégagé, ne me tourna pas la tête. Dans les nombreux romans que j’avais déjà lus, aucun Lorenzo ne m’était apparu sous la figure froide et railleuse de mon cousin. Ils étaient tous ardents et enthousiastes, ces sensibles personnages ; ils mouraient d’amour pour leur belle, ils passaient dix ans à la chercher par terre et par mer lorsque de barbares destins les en avaient séparés. Ils vivaient de larmes, d’eau claire et de romances. Un tel amour eût flatté mon petit orgueil et allumé en moi la flamme des dévouements les plus chevaleresques. Marius, plus positif et plus indifférent que jamais, me fit l’effet de devoir rester éternellement le petit garçon frivole et taquin avec qui j’avais été élevée, et je me gardai bien de lui confier mes rêves de jeune fille.

Il ne me fut pas difficile de les lui cacher. Il s’occupa de son cheval beaucoup plus que de moi. Il fit des lazzi assez drôles sur les cheveux jaunâtres et les robes bariolées de miss Agar. Il fut convenable avec Jennie et oublia de demander des nouvelles de Frumence. Il rendit visite à madame Capeforte et se moqua d’elle amplement au retour ; enfin il me quitta en me souhaitant de grandir, car je menaçais de n’être jamais rien de mieux qu’une nabote.




XXIV


L’abbé Costel devenait fort goutteux et ne pouvait plus venir nous dire la messe. Je ne voyais presque plus Frumence. Ma grand’mère, qui ne négligeait pas ses exercices de piété et qui tenait à la règle, décida que j’irais aux Pommets avec miss Agar et le domestique, qui mènerait en main le cheval de Marius, sur lequel ma gouvernante et moi monterions alternativement quand nous serions fatiguées. Miss Agar se soumit à cet arrangement sans rien dire ; mais à peine fut-elle hissée sur le cheval, qu’elle le mit au galop et partit comme un trait pour revenir ensuite m’offrir de le monter à mon tour. Éblouie d’abord de l’intrépidité de mon Anglaise, je me sentis jalouse de son succès, et, dès que je fus en selle, je n’attendis pas que le domestique eût saisi la bride. Je jouai du talon, et Zani, qui prenait goût au galop, m’emporta à travers champs. J’eus grand’peur ; mais l’amour-propre me donna de la présence d’esprit. Je ne contrariai pas ma monture par de fausses manœuvres, je ne l’effrayai pas par des cris. Je ne songeai qu’à me préserver de la honte d’une chute, ce qui me préserva de la notion du danger. Quand Zani eut assez couru, il s’arrêta pour brouter. Je le flattai, je me remis d’aplomb, je rajustai les rênes, et je réussis à le faire tourner et à revenir tranquillement vers mes compagnons.

Dès ce moment, je fus aussi intrépide à cheval que miss Agar. Je n’aurais souffert aucune supériorité de la part d’une personne aussi disgracieuse, et je ne voulus accepter d’autres conseils que ceux de Michel. Michel était le vieux domestique, un ancien dragon, passablement cavalier, et le meilleur homme du monde.

Il y avait longtemps, deux ans peut-être, que je n’avais revu les Pommets. L’aspect mystérieux et désolé du village était toujours le même : l’église ne se relevait pas de ses ruines, l’abbé Costel devenait une ruine lui-même.

Après l’office, nous ne pûmes nous dispenser d’aller lui rendre visite chez lui. J’étais, d’ailleurs, impatiente de voir Frumence, qui n’avait pas encore paru. C’est le garde champêtre qui servait la messe en présence du maire et de maître Pachouquin, le cinquième habitant.

Frumence nous savait là pourtant ; mais il avait voulu nous préparer une hospitalité moins aride que la première fois. Il avait gardé ses habitudes de propreté, et, ne pouvant vaincre l’horreur de l’ordre qui caractérisait son oncle, il avait voulu nous épargner le déplaisir de revoir la partie du presbytère habitée par M. Costel. Il demeurait bien toujours sous le même toit que son oncle ; mais il s’était fait, d’une ancienne cuisine et du garde-manger attenant, un grand cabinet de travail et une petite chambre à coucher. Il avait reblanchi lui-même les murs noircis du local, il avait relevé le carrelage, il s’était fabriqué une grande table et deux siéges en bois rembourrés d’algue et couverts de pagne. Il avait planté et dirigé autour de ses portes et fenêtres des rosiers grimpants, des jasmins d’Espagne et des pieds de vigne. Le bas des murs extérieurs était garni de câpriers en fleur, et, soit dit en passant, ces fleurs-là sont des plus belles qui existent. Le jardin était cultivé, les arbres fruitiers étaient bien taillés, les jujubiers donnaient de l’ombre, les lentisques envahissants étaient refoulés en haie, et, dans un massif de plantes choisies, les scilles péruviennes et les ornithogales d’Arabie servaient de corbeille à un magnifique bouquet de cette mélianthe gigantesque qu’on appelle, à cause de la découpure de ses feuilles, pimprenelle d’Afrique.

— Vous voyez, mademoiselle Lucienne, me dit Frumence en nous faisant traverser son parterre, que je suis devenu jardinier à Bellombre. Toutes mes graines viennent de chez vous. Ceci est moins riche que votre enclos, mais la vue est presque aussi belle. Vous avez d’ici la mer aussi bleue, et le vieux fort abandonné qui est là sur le plus proche versant de la montagne ne fait pas trop mauvais effet.

Et, tandis qu’Agar ouvrait son portefeuille et se hâtait de croquer le fort, Frumence me conduisit à sa grande chambre de travail, où je trouvai les papiers et les livres amoncelés sur un bout de la table. L’autre bout était orné d’une grosse nappe blanche, et, sur des assiettes de terre du pays, d’un rouge étrusque, il y avait des œufs frais, de la crème de chèvre, du pain et des fruits très-proprement servis. La salle était appétissante aussi ; pas de toiles d’araignée, pas de jeccos ni de scorpions courant sur les murs, comme autrefois j’en avais vu avec horreur chez le curé. Les antiques chenets étaient brillants, et le pavé était couvert d’une natte espagnole, présent d’un ami voyageur ou commerçant.

Frumence vit avec plaisir la surprise et la satisfaction que je ressentais de le trouver si confortablement logé après avoir craint le dégoût que m’inspirait autrefois son ermitage.

— N’est-ce pas Jennie, lui dis-je, qui vous a appris à arranger votre intérieur, comme notre jardinier vous a appris à arranger le jardin ?

— Oui, c’est Jennie, répondit-il ; c’est madame Jennie qui m’a instruit par son exemple. Elle m’a fait comprendre que les choses qui nous entourent doivent être l’emblème de notre bonne conscience et ne jamais choquer la vue. Quand même on vit seul au monde, il faut toujours être prêt à recevoir le voyageur ou l’ami que le ciel nous envoie. Aujourd’hui, c’est fête pour moi, mademoiselle Lucienne ; j’aurais été bien heureux que madame Jennie pût vous accompagner, mais vous lui direz que vous ne vous êtes pas trouvée trop mal reçue dans ma thébaïde. Voulez-vous déjeuner, et dois-je dire à votre gouvernante que vous avez faim ? J’ai là du thé pour elle. Je me suis rappelé que les Anglaises vivent de thé.

— Si vous avez du thé, répondis-je, c’est tout ce qu’elle appréciera chez vous. Laissez-la dessiner et déjeunons ; car, depuis que je vois ce joli couvert, j’ai faim.

Frumence me remercia d’avoir faim chez lui, comme si je lui eusse fait le plus grand honneur du monde ; il fut enchanté de me voir priser ses nèfles du Japon. C’était un produit de sa culture, et je n’en avais pas encore vu. C’est un joli fruit semblable à un abricot avec de petites châtaignes au centre. Je me rappelle ce détail et l’explication botanique de Frumence, qui, tantôt assis, tantôt debout, me donnait une leçon de science, tout en me servant avec les mêmes soins délicats et affectueux que Jennie aurait eus pour moi. Je fus touchée d’une réception si amicale et un peu flattée d’en être seule l’objet, car nous avions oublié miss Agar, et c’était la première fois de ma vie que j’étais traitée comme une dame en visite de campagne. Cela me donnait un aplomb extraordinaire, et je ne fus pas fâchée de faire savoir à mon hôte que j’avais conduit mon cheval sans l’aide de personne, que je l’avais fait galoper et que je n’avais pas eu très-peur.

Frumence m’écoutait et me regardait avec une admiration naïve. Personne n’était moins pédagogue que lui, et pour la première fois je me rendis bien compte de son humeur modeste et bienveillante. Il ne me demanda pas si je continuais à m’instruire un peu sérieusement et n’eut pas l’air de douter que miss Agar ne l’eût remplacé auprès de moi avec avantage. Il ne me parlait que de choses qu’il supposait me devoir être agréables. Il pensait que je devais aimer la musique et le dessin, et il m’estimait bien heureuse d’être à bonne école. Il avait eu par hasard des renseignements sur Marius, et il était enchanté d’avoir à me dire que Marius plaisait toujours à tout le monde par ses jolies manières et son charmant esprit.

Je me sentis portée à la confiance, et mon petit jugement, qui sortait de ses langes, me fit lui répondre que miss Agar ne m’apprenait rien, vu qu’elle ne savait rien.

— Quant à Marius, ajoutai-je, il ferait bien d’être un peu moins aimable et un peu plus aimant.

Frumence réprima un moment de surprise en m’entendant parler ainsi. Il était un peu embarrassé, ne sachant plus s’il avait devant lui une enfant ou une jeune personne. J’étais dans cet âge indécis où l’on n’est ni l’une ni l’autre, et il semblait très-craintif en même temps que très-sympathique. Il essaya de douter de l’incapacité d’Agar et de l’égoïsme de Marius. Je l’interrompis par un coup de tête qui était le résultat d’un besoin spontané d’abandon :

— Tenez, monsieur Frumence, lui dis-je, vous êtes trop bon, vous ; vous êtes comme Jennie qui arrange toujours tout pour le mieux, parce qu’elle voudrait m’empêcher de voir clair trop tôt dans ma vie, et à qui je crains de faire de la peine en lui racontant tout ce qui me contrarie ; mais je peux bien vous dire, à vous, que je ne suis plus heureuse comme je l’ai été.

Frumence fut saisi, sa figure s’attrista ; il prit ma main dans la sienne et ne dit rien, attendant et n’osant provoquer mes confidences.

Je me trouvais donc à la tête de confidences à faire à quelqu’un ! C’était une occasion de me manifester, de me résumer vis-à-vis de moi-même, de me connaître, d’entrer dans la vie comme une petite personne, et de cesser d’être une petite chose. Je ne puis expliquer autrement l’accès de sincérité hardie avec lequel je fis à Frumence, en termes assez vifs, le portrait et la critique de miss Agar et de Marius. Il m’écouta attentivement, tantôt souriant de mes moqueries et cachant mal son admiration pour le brillant esprit qu’il me supposait, l’excellent être ; tantôt plongeant son regard dans le mien avec une intelligence pénétrante et une tendre sollicitude. Quand j’eus dit tous mes ennuis et toutes mes impatiences :

— Chère mademoiselle Lucienne, reprit-il, vous avez bien tort de ne pas dire tout cela hardiment et franchement à votre Jennie, qui le soumettrait à l’examen de votre bonne maman.

— Ma bonne maman est bien vieille, Frumence ! Elle est toujours aussi bonne et aussi occupée de mon bonheur ; mais elle est très-affaiblie, et la moindre inquiétude lui fait du mal. Jennie m’a tant recommandé de lui épargner les contrariétés, que maintenant je serais très-malheureuse sans oser le lui dire.

— Mais vous n’êtes pas très-malheureuse, n’est-ce pas ? reprit Frumence avec un bon et caressant sourire.

— Je ne sais pas, répondis-je ; peut-être que si ! Et, comme, en parlant de moi, j’en étais venue à m’intéresser à moi-même, il me vint deux larmes qui coulèrent sur les mains de Frumence.

Je ne l’aurais pas cru si sensible, ce grand garçon endurci à la peine et cuit par le soleil. Il eut comme un étouffement, et je le vis se détourner pour cacher son émotion. Alors, je redevins tout à fait la petite fille qu’il avait gâtée et qui s’était laissé gâter par lui. Je jetai mes bras autour de son cou, et je pleurai dans son sein sans bien savoir pourquoi ; car miss Agar ne me maltraitait en aucune façon, et l’ingratitude de Marius ne m’avait jamais empêchée de dormir.

Comment Frumence m’eût-il comprise ? je me comprenais si peu moi-même ! Il essaya de me deviner, et il devina que j’avais besoin d’exister et de penser ; mais il dépassa la réalité : il crut que j’avais déjà besoin d’aimer et que j’aimais Marius.

— Calmez-vous, ma chère enfant, me dit-il reprenant tout à coup son ancien ton paternel. Allez prendre l’air du côté de la source pendant que je m’occuperai un peu de votre gouvernante. Je ne voudrais pas qu’elle vous vît pleurer, elle s’inquiéterait sans y rien comprendre. Je vais la mettre aux prises avec son thé, et mon oncle lui fera compagnie pendant que j’irai vous rejoindre et causer avec vous de vos petits chagrins.




XXV


Bien que le mot de petits chagrins me blessât un peu, je descendis un étage de la montagne, je m’assis à l’ombre d’un rocher, dont les capillaires et les scolopendres pleuraient lentement sur ma tête les larmes parcimonieuses de la source. J’avais pris le goût d’être seule et de me sentir un peu poëte. Je me voyais enfin pour mon compte dans une circonstance tant soit peu romanesque ; un peu de mystère, un ami fidèle qui allait venir me trouver dans un lieu désert et pittoresque pour me donner des consolations et guérir par de sages paroles, dignes d’un ermite des anciens jours, une peine cruelle dont je ne savais pas précisément la cause et dont je ne m’apercevais guère une heure auparavant : c’était une situation, c’était un accident imprévu dans ma vie monotone, c’était enfin ma première aventure !

Je m’y laissai aller avec un véritable plaisir, me comparant à une des illustres infortunées de mes romans, et cherchant avec un peu d’étonnement et d’anxiété comment je pourrais obliger Frumence à ne plus croire mes chagrins si petits et si puérils.

Il vint me rejoindre au bout d’un quart d’heure, et, m’offrant son bras qui était bien encore un peu haut pour le mien, il me parla ainsi :

— J’ai réfléchi, tout en me rendant ici, à ce que vous m’avez dit. J’ai vu les drôles de dessins que fait miss Agar, et je l’ai entendue parler un instant avec mon oncle. De ce peu d’observations, je conclus pourtant que miss Agar est une bonne personne, assez nulle et un peu affectée. Ce ne seraient pas là des défauts suffisants pour qu’on se hâtât de l’éloigner de vous et pour que vous fussiez très-impatiente de vous débarrasser d’elle.

— C’est vrai, répondis-je, elle gagne sa vie chez nous, et je ne voudrais pas la faire renvoyer pour si peu.

— Vous avez toujours été très-bonne, vous l’êtes encore. Supportez donc les travers de cette demoiselle jusqu’à ce qu’on ait pu la remplacer avec avantage pour vous, sans préjudice pour elle. Vous en sentez-vous capable ?

— Oui, répondis-je, flattée de pouvoir me montrer généreuse, je m’en sens capable.

— Moi, reprit Frumence, je vous promets de parler sérieusement de vous à madame Jennie. Si vous devez revenir dimanche prochain, tâchez de faire qu’elle vienne avec vous et que mademoiselle Agar reste au château. Nous aviserons au moyen de vous trouver une compagnie plus utile que celle de cette personne distraite. Dites-moi… je remarque que vous êtes ici depuis deux heures, vous d’un côté, elle de l’autre ; a-t-elle coutume de s’inquiéter aussi peu de ce que vous devenez autour d’elle ?

— Ne vous ai-je pas dit, Frumence, que c’est moi qui la mène promener comme on mène une bique aux champs, et que, sans moi, elle se perdrait comme un mouchoir ?

— Jennie ne sait donc pas cela ?

— Non, Jennie ne le sait pas précisément. Quand je sors avec miss Agar, celle-ci prend de grands airs de bonne gardienne, elle me répète quinze fois de ne pas oublier mon voile et mes gants, tandis qu’elle-même oublie toutes ses affaires, excepté…

— Excepté quoi ?

— Ses romans.

— Elle lit beaucoup de romans ?

— Elle ne lit rien autre chose.

— Mais elle ne vous en fait pas lire ?

— Non, répondis-je en rougissant, elle se cache de moi pour s’en repaître.

Frumence vit que j’avais rougi, et tout doucement il me confessa. Je ne savais pas mentir, je lui avouai que je lisais tous les romans de miss Agar en même temps qu’elle, et j’en fis connaître les titres au bon Frumence, qui eût pu me répondre : Si j’en connais pas un, je veux être étranglé ; mais, comme il y avait assez de finesse sous sa candeur, il réussit à savoir que ces fictions avaient de l’attrait pour moi, et que, si je n’avais pas encore signalé à Jennie la négligence de ma gouvernante, c’était pour ne pas être privée de ces furtives et attachantes lectures.

M’en faire connaître le néant ou le danger eût été le premier mouvement de Frumence ; mais, ne sachant encore s’il réussirait à me délivrer de miss Agar, il s’avisa d’un meilleur moyen.

— Je ne connais pas ces livres, me dit-il ; par conséquent, je suis presque certain qu’ils ne renferment rien d’utile et d’instructif pour votre âge. Puisque vous aimez la lecture, ne pourriez-vous lire de bons ouvrages qui seraient amusants ? Voulez-vous que je vous en procure ?

— Oui ; mais, si cela n’entre pas dans le plan d’éducation abrutissante d’Agar, elle me les ôtera. Elle tient à ses idées, quand par hasard il lui arrive d’en avoir.

— Eh bien, puisque vous lisez en cachette d’elle ses propres livres, pourquoi ne liriez-vous pas de même ceux que je vous propose ?

L’idée était lumineuse, et je l’acceptai d’emblée.

— À dimanche donc, me dit Frumence. J’irai à Toulon dans la semaine, j’y chercherai des éditions portatives et vous les emporterez. Jenny sera dans votre confidence, et vous savez bien qu’elle ne vous trahira pas. — À présent, ajouta-t-il, parlons de M. Marius. Vous a-t-il fait quelque chagrin auquel on puisse essayer de porter remède ?

— Non, répondis-je ; Marius est à présent très-gentil avec moi. Il n’est plus despote comme autrefois, et, pour ma part, je n’ai pas à me plaindre de lui.

— Eh bien, alors ?

Je ne savais trop que répondre. Marius ne contribuait certainement pas alors à mon ennui habituel, et mes fiançailles avec lui ne me causaient certes aucune inquiétude. Ma réponse à Frumence fut embarrassée. Je prétendis — et, en disant cela, je me le persuadai — que j’aurais voulu trouver dans Marius un tendre frère, tandis que je ne trouvais en lui qu’un camarade indifférent.

— Manque-t-il de confiance en vous ? dit Frumence.

— Non, je suis sa confidente parce que je me trouve là et qu’il faut bien parler de quelque chose ; mais il n’a rien à confier, il n’aime et ne hait personne, c’est un cœur de glace.

Je faisais des phrases pour le besoin d’en faire. Frumence y fut pris comme je m’y prenais moi-même. Je me cherchais un sujet de chagrin pour me grandir et reluire à mes propres yeux. Il crut à un chagrin réel et me donna sérieusement des consolations dont je n’avais réellement nul besoin.

— Il est vrai, me dit-il, que Marius est peu expansif et assez frivole ; mais il est si jeune, qu’on serait injuste de se prononcer sur son caractère. Il a des qualités auxquelles j’ai toujours rendu justice, et, si vous avez beaucoup d’affection pour lui, vous devez prendre à cœur de combattre ses défauts sans les lui reprocher trop ouvertement. Il est facile à blesser ; cela vient de la fausse position où il se trouve. Le voilà obligé de compter sur lui-même, lui qui croyait son sort assuré par le fait de sa naissance. C’est peut-être un malheur de se persuader qu’on est quelque chose en dehors de son être moral ; mais vous le changerez, vous lui ouvrirez les yeux, et peu à peu, dans quelques années peut-être, il aura, pour votre sollicitude et pour vos bons conseils, la reconnaissance que vous aurez méritée. Vous êtes très-sensible, mademoiselle Lucienne ; ne soyez pas susceptible, car un excès de sensibilité peut rendre injuste. À présent, remontons au presbytère, et vous retournerez embrasser Jennie et votre bonne maman. De ce côté-là, vous êtes bien heureuse, vous avez deux tendres mères ; songez à ceux qui n’en ont pas du tout !

Nous arrivions au presbytère, où miss Agar était en train de décrire le Vésuve, la mer de Glace et le pic du Midi à l’abbé Costel. Frumence m’aida à grimper sur Zani et me dit qu’il ne fallait ni galoper ni trotter à la descente. J’avais bien envie de lui désobéir, mais je le vis m’accompagner du regard aussi longtemps qu’il put m’apercevoir, et reparaître ensuite de roche en roche, comme pour me surveiller. Je fus flattée de la sollicitude de Frumence, et je le pris dès lors très au sérieux.

— J’ai un véritable ami, me disais-je, je ne suis pas seule au monde.

Ingrate enfant que j’étais ! je m’étais apparemment un peu blasée sur l’incomparable affection de Jennie, ou je m’étais habituée à croire qu’elle m’était due. Il me fallait du nouveau, et j’en faisais avec la vieille amitié oubliée de Frumence.




XXVI


Jennie hésita beaucoup à m’accompagner aux Pommets le dimanche suivant, et je m’en étonnai. Il me fallut lui dire que Frumence voulait lui parler de moi, et que tout n’allait pas dans ma vie aussi bien qu’elle le pensait. Quand j’eus réussi à l’inquiéter, je refusai de m’expliquer, disant que cela regardait Frumence. Elle se décida, après avoir fait promettre au docteur de venir déjeuner avec ma grand’mère et de lui tenir compagnie jusqu’à ce que nous fussions rentrées.

Quand nous eûmes déjeuné nous-mêmes chez Frumence avec le curé, Frumence me fit signe d’aller au jardin avec son oncle, et il causa une demi-heure avec Jennie ; après quoi, ils revinrent à moi, et le curé nous quitta. Jennie avait sa figure calme et décidée de tous les instants. Frumence était ému, et ses yeux brillaient extraordinairement. Il prit mes bras et les plaça autour du cou de Jennie en me disant :

— Aimez-la bien, car vous êtes tout pour elle.

— M. Frumence a raison, répliqua Jennie en m’embrassant. Vous passez et vous passerez toujours avant tout ; mais que ne me disiez-vous, méchante enfant, que cette Anglaise vous était si désagréable ?

— Je te l’ai dit, ma Jennie. Tu me répondais : « Vous vous y ferez. » Tu vois bien qu’il a fallu que Frumence s’en mêlât.

— Il m’a dit des choses que je ne savais pas. Allons, nous ferons ce qu’il dit. Vous patienterez ; vous ne lirez plus les livres que vous ne connaissez pas, mais ceux qui sont là et que nous allons emporter. La bonne maman changera tout doucement la gouvernante, ça ne se fait pas du jour au lendemain, et, en attendant, vous vous gouvernerez un peu vous-même ; vous l’avez promis. Vous ne vous casserez pas le cou à cheval, et puis…

— Et puis quoi, Jennie ?

— Eh bien, au lieu de rêvasser toute la journée, vous ferez des extraits comme autrefois, vous vous donnerez une tâche, vous serez votre précepteur. Frumence croit que vous êtes capable de cette volonté-là. Moi, je ne sais pas ; qu’est-ce que vous en dites ?

— C’est-à-dire que Frumence juge mieux que toi de ma raison ?

— C’est peut-être ça ; mais Frumence dit que vous ne pouvez et ne devez lui rien promettre, parce qu’il n’est plus votre maître d’école, et qu’on pourrait lui reprocher de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Vous ne devez promettre qu’à vous-même. C’est à vous de nous dire si vous vous connaissez et si vous vous estimez assez pour ça.

Je fus presque offensée des doutes de Jennie.

— Je peux tout me promettre à moi-même, répondis-je ; mais je ne peux pas tout deviner, et il faut que Frumence s’intéresse assez à moi pour me parler raison de temps en temps et m’expliquer ce que je ne comprendrai pas. Il n’est plus question de maître et d’élève ; mais je ne sais pas pourquoi Frumence ne serait pas mon ami, si je désire qu’il le soit, et n’accepterait pas ma confiance, puisque je la lui donne.

J’entraînais Frumence sans m’en douter, sans qu’il s’en doutât lui-même, dans un rouage de mon existence, et, pour expliquer l’alternative où il se trouvait entre son moi et le mien, je dois dire ici ce qui se passait en lui.

Frumence, à force de lire les anciens et de vivre loin des modernes, était un vrai stoïcien. Il manquait à cet excellent esprit la notion du monde d’action et de relation où il n’avait pas trouvé sa place. Frumence, j’étais bien loin de m’en douter, ne croyait pas à une autre vie, et Dieu lui apparaissait comme une grande loi existant par elle-même et pour elle-même, créant et broyant, sans amour et sans haine, les choses et les êtres soumis à son activité dévorante. Puisque tout passe si vite et sans retour, s’était-il dit, à quoi bon s’agiter dans ce peu de liberté et d’initiative accordé à l’homme ? Que chacun obéisse à son impulsion et goûte la petite part de satisfaction qui lui est échue ! Puis il s’était examiné naïvement lui-même, et il avait reconnu que ce système d’égoïsme était assujetti à des instincts de dévouement qu’il lui serait difficile de combattre ; il s’était donc promis de ne pas les combattre du tout. Il aimait avant tout son père adoptif, et il était résolu à vivre entièrement pour lui, à travailler pour lui lucrativement, s’il lui fallait du bien-être ; misérablement, s’il ne lui fallait que le nécessaire.

L’abbé avait choisi. La société de Frumence était tout pour lui. Frumence avait rompu avec toute pensée d’avenir tant que vivrait son ami, et ce qu’il voyait au delà, c’était une consécration du même genre à un autre être, celui qu’il en jugerait digne.

Son existence ainsi simplifiée, il était parfaitement calme et se livrait à l’étude joyeusement. Le traitement du curé fournissait le pain quotidien. Dans ce pays et à cette époque, on vivait avec quelques sous par jour. Six heures de travail manuel chez Pachouquin procuraient quelques autres sous qui suffisaient à l’entretien du vêtement. La cure s’écroulait bien un peu, Frumence faisait du mortier, cassait des pierres et réparait lui-même. L’oncle avait une bibliothèque, et, quant aux livres nouveaux, on avait à Toulon quelques amis qui en prêtaient assez pour que l’on pût se mettre au courant des publications intéressantes. On n’y tenait d’ailleurs pas essentiellement, au presbytère des Pommets ! On aimait tant les anciens, qu’on n’admettait guère l’idée du progrès. On était persuadé que l’esprit de l’homme repasse toujours par les mêmes phases, et, comme cela est vrai jusqu’à un certain point, on croyait plus à la roue qui tourne sur elle-même qu’à la roue qui avance en tournant : cette vérité qui se répand aujourd’hui était encore très-discutée il y a dix ans[2], et elle n’avait pas pénétré au fond de nos montagnes ; Frumence n’était donc pas très-excentrique en taillant encore sa vie sur le patron d’Épictète ou de Socrate.

Satisfait de ce parti pris, qui ressemblait à de l’apathie sans en être, on a vu qu’il avait beaucoup hésité à se charger de mon éducation et de celle de mon cousin. La circonstance exceptionnelle qui lui avait permis d’être à la fois chez nous et chez lui l’avait décidé à faire ce qu’il appelait sa fortune, c’est-à-dire à gagner six cents francs par an durant trois ans et demi ; avec ce trésor, qu’il avait placé dans une vieille boîte à sel suspendue à la tête du lit de son oncle, auprès de l’effigie de Jésus le stoïcien, Frumence ne s’inquiétait plus de rien dans l’univers. Son oncle pouvait être malade ou infirme, il y avait là de quoi le soigner. Il n’en avait distrait que le strict nécessaire pour se vêtir en paysan, ou peu s’en faut, et se conserver propre.

Il était donc heureux, sauf une peine secrète qu’il savait combattre et cacher, son attachement pour Jennie, pour moi et pour ma grand’mère, et même pour Marius. Il n’avait pu vivre avec nous sans s’attacher à nous, et il se reprochait cette faiblesse, qui l’attirait dans une complication de dévouements mal définis. Frumence ne croyait qu’à ce qu’il pouvait définir. Il doutait de lui devant l’incertain et s’effrayait presque devant l’inconnu ; c’était là sa vertu et son défaut. Il aimait trop les gens à force de se défendre de les aimer, et il était homme, après avoir dit cent fois : « Je n’y pourrai rien, » à se jeter pour eux dans tous les périls, sans raisonner davantage et sans regarder derrière lui.

À l’appel de mon amitié, la sienne se livra sans autre résistance.

— Vous savez bien, me dit-il ingénument, que je vous aime de tout mon cœur et que je serai à vos ordres ; mais c’est à une condition, c’est que votre grand’mère n’enverra plus de cadeaux ici. Nous aurions pu nous faire une cave avec toutes les bouteilles de vin vieux et une confiserie avec toutes les friandises que cette bonne dame nous fait passer ; mon oncle en a encore pour longtemps, et, moi, je ne fais aucun cas de ces douceurs-là ; et puis cela ressemblerait à un payement, et, vous l’avez dit, ma chère Lucienne, il n’y a plus de maître ni d’élève ; il y a deux amis qui causeront ensemble quand il vous plaira… c’est-à-dire quand ce sera nécessaire.

Je sus bien rendre la chose nécessaire, je m’emparai de l’amitié, de l’intérêt et de l’attention de Frumence avec une parfaite innocence d’intentions, et sans me douter que mes vaines et vides confidences pussent troubler sa tranquillité d’esprit et la régularité de ses habitudes. Je voulus être son enfant gâté comme j’étais celui de Jennie ; mais en même temps je voulais être une amie sérieuse et une personne intéressante. Jennie était une mère, je m’arrangeais pour que Frumence fût un frère.

Je fus très-égoïste, ce qui ne m’empêcha pas de m’attacher beaucoup à lui. Je le voyais tous les dimanches. Tous les dimanches, je déjeunais frugalement sur le bout de sa grande table avec Jennie ou Agar, qui m’accompagnaient tour à tour, et, chose étrange, honteuse à dire, j’aimais mieux être conduite par Agar, qui me laissait causer tête à tête avec mon ami, que par Jennie, dont le jugement droit et le bon sens rigide me gênaient un peu pour lui dire tout ce qui me passait par la tête. J’étais curieuse de comprendre la vie étrangement stoïque de mon solitaire ; je n’y avais jamais songé autrefois. Je me demandais maintenant comment on vit tout seul sans effroi et sans ennui, et, quand Frumence me disait qu’il vivait ainsi volontairement et sans regret, il devenait pour moi un personnage important et mystérieux avec qui j’étais fière de traiter d’égal à égal.

Je lus les bons livres qu’il me prêtait. J’eus de la peine à passer des Lorenzo et des Ramire aux hommes de Plutarque ; mais, croyant me grandir en faisant connaissance avec eux, je tins bon et j’élevai insensiblement mon niveau en voyant s’agrandir l’horizon. Frumence fut surpris de me trouver en peu de temps convertie au vrai beau. Malheureusement, les livres qu’il s’était flatté de me procurer manquèrent bientôt. Il reconnut qu’il n’y avait presque rien à donner à lire à une jeune fille que l’on voulait garder parfaitement candide en l’éclairant, et qu’il faudrait des abrégés expurgés de tous les textes. Pourtant, les bonnes lectures sont l’unique défense de la jeune fille contre les vaines imaginations qui la sollicitent. Frumence se vit entraîné à me faire des extraits qui prirent ses soirées plusieurs fois par semaine. Il s’y résigna d’abord et s’y complut ensuite, car je répondais à son zèle par de véritables progrès, et il était un peu fier de moi. Je trouvais un attrait singulier à cette éducation, qui était un secret entre nous et Jennie. Ma grand’mère comprenait enfin que miss Agar ne m’apprenait ni dessin ni musique, et qu’elle était devenue parfaitement inutile. Elle l’avait prévenue d’avoir à chercher une autre famille, et, un beau jour, miss Agar partit pour Naples, enchantée de revoir le Vésuve et nullement désolée de quitter notre vilain pays. Son départ fit si peu de vide chez nous, qu’on s’en aperçut à peine ; mais j’éprouvai une certaine inquiétude quand Jennie me déclara qu’il lui devenait presque impossible de quitter ma bonne maman, qu’on n’avait pas encore trouvé de gouvernante, et que je ne pourrais plus aller à la messe le dimanche. Je ne tenais pas à la messe. Denise m’avait éloignée de la dévotion pour toujours. J’étais chrétienne, et Frumence faisait bien de me cacher son athéisme, j’en eusse été fort scandalisée ; mais je ne me serais pas crue damnée pour manquer aux offices, et je sentais qu’il fallait y manquer plutôt que de négliger le soin de ma grand’mère.

Mais renoncer à mes entretiens du dimanche avec mon savant ami, c’était un chagrin véritable, et je me pris à regretter miss Agar.

Il me fallait pourtant de l’exercice, et, dès que Jennie me vit un peu pâle, elle s’alarma et décida que je monterais à cheval pour manéger Zani dans la prairie, sous les yeux de Michel. Il y avait un autre cheval pour Michel, et il le monta pour mieux diriger mes leçons d’équitation. La prairie m’ennuya vite, et il me fut permis de galoper un peu avec mon écuyer sur le chemin du Revest, et puis plus loin, et puis un peu partout ; et enfin, comme je n’avais plus de prétexte pour me dispenser de la messe, et que ma bonne maman y tenait toujours, je repris le sentier des Pommets et les entretiens du dimanche.

Tout allait bien, je ne m’ennuyais plus, la solitude ne m’était plus dangereuse, je prenais le goût de l’indépendance et de l’activité sans chercher trop avidement le but de ma vie et l’emploi de mes forces. Frumence formait mon esprit et dirigeait mes pensées avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse. Il n’était pas resté longtemps sans s’apercevoir que j’avais un peu posé devant lui, que je n’étais pas si troublée et si intéressante qu’il l’avait cru d’abord. Il me trouvait facile à guérir, et, son optimisme aidant, il me rêvait un avenir de raison et de bonheur. J’entrais dans ma dix-huitième année, et il n’y avait pas encore eu de tempête dans mon cerveau. Un incident fortuit souleva l’ouragan, et par la main même du sage Frumence.



XXVII


J’ai trop d’instincts religieux, et l’on m’a enseigné trop de philosophie rationnelle pour que je croie à une aveugle fatalité. Celle qui semble présider parfois aux destinées humaines est l’œuvre de notre imagination ; car nous nous précipitons nous-mêmes dans les chimériques dangers qu’elle nous crée.

L’imperceptible événement que je vais raconter devait, par la faute de mon orgueil, avoir des suites funestes. Cet orgueil ne fut pas seulement le trouble et le tourment de ma jeunesse, il faillit coûter la vie à la personne que j’aimais le mieux par un contre-coup tardif, mais profond et lentement creusé. Aujourd’hui même, la confession que je m’impose peut mettre un invincible obstacle à la confiance que mon caractère prétendait inspirer. N’importe, je dirai tout avec la dernière rigueur.

Dans un des cahiers d’extraits sérieux que Frumence faisait pour moi, je trouvai, un dimanche soir, un feuillet d’un autre format que le cahier et d’une écriture plus serrée, plus rapide et moins lisible. C’était pourtant bien l’écriture de Frumence ; mais c’était une note rédigée pour lui-même, pour lui seul probablement, et qui s’était glissée là par mégarde. Voici cette note :

« On est convenu de dire et de croire aujourd’hui que les anciens n’ont pas connu l’amour. Ce serait, à ce que l’on prétend, un sentiment nouveau sorti du raffinement progressif des idées et de l’idéal chrétien. Il faudrait savoir ce que l’on entend par l’amour dans le siècle où nous vivons.

« Ne vivant pas dans le monde, je ne peux le chercher que dans la littérature, qui est toujours l’expression des sentiments ou des instincts d’une époque ; mais la jeune littérature me fait l’effet d’être plus affectée que sincère. J’y trouve un accent d’exagération qui veut peindre un état de fièvre : poëmes et romans sont conçus sous l’empire d’un besoin purement littéraire d’exprimer des agitations passionnées ou des désenchantements amers. Au fond de tout cela, il me semble trouver le cœur de l’homme aussi naïvement et aussi brutalement égoïste qu’à l’aurore de la civilisation. Me trompé-je ? »

Jusque-là, la note de Frumence ne m’intéressait pas beaucoup. Je continuai pourtant, croyant encore que cet essai de critique avait pu être rédigé pour moi.

« Dans le doute, abstiens-toi, dit la sagesse. Je puis bien m’abstenir de juger les littérateurs de mon temps, et je ne tiens pas essentiellement à connaître les hommes qui passent actuellement sur le chemin où passèrent leurs devanciers… Mais d’où vient ce besoin de s’interroger soi-même et de se demander si les ancêtres de la pensée ont aimé, souffert et aspiré au bien suprême comme… dirai-je comme moi ? Que sais-je de moi ? que sais-je d’un bien suprême autre que le principe de la justice dans le cœur du juste ? Il y a pourtant une voix qui crie dans le désert : Amour, amitié, ô hyménée !

« Oui, voilà les trois notes que j’entends dans le vent du soir et dans la plainte du torrent. Voix mystérieuse d’une ineffable poésie… Et pourtant, Frumence, tu n’es pas poëte ! tu ne crois pas en Dieu, foi !

« Qu’es-tu donc ? un enfant viril, un rêveur exalté, ou tout bonnement un garçon sans femme ?

« Qui te ferait penser que tu es un amant sans maîtresse ? Un amant, toi qui acceptes le jugement sans appel de la raison ? as-tu le droit d’aimer, toi qui ne veux pas imposer l’amour ? Un amant !… c’est-à-dire un homme qui aime ! mais l’amour n’existe que par la réciprocité qui le sanctifie. Jusque-là, c’est l’attente, c’est l’aspiration, c’est l’instinct, rien de plus.

« Elle serait profanée, ce me semble, par une sollicitation égoïste. Je ne dois donc pas dire, je ne dois pas penser, je ne dois pas croire que je l’aime.

« Mais je peux penser à elle comme je pense à la nature, à ce qu’il y a de beau, de simple et de grand sous le ciel. Elle existe, elle est ce qu’elle est, et je la vois des yeux de mon âme comme un bien suprême qui m’apparaît dans tout et qui n’appartient à personne. Je… »

Ici finissait la page, et le reste manquait. Je relus bien des fois cette mystérieuse divagation ; je ne comprenais pas. Tantôt je croyais pouvoir tout expliquer, tantôt je n’expliquais plus rien. Comment pénétrer cette distinction subtile entre l’instinct qui profane et la réciprocité qui sanctifie ? C’était un grimoire, et Frumence était fou ; ou bien c’était une haute définition de la métaphysique de l’amour, et cela dépassait mes notions. Je voyais bien que ce n’était pas écrit pour moi, que ce n’était écrit pour personne, et qu’il y avait là le secret d’une âme troublée par un sentiment combattu ou par un problème quelconque. Frumence était-il amoureux ou poëte ? Il prétendait n’être ni l’un ni l’autre. Il y avait pourtant un éclair de poésie dans sa rêverie, et, à côté d’une sorte d’aspiration enthousiaste, une raillerie de lui-même ; et puis un idéal, une adoration muette de quelqu’un, un élan de passion, une austérité de renoncement. Je m’endormis au milieu de mes commentaires, avec la page mystérieuse pliée et cachée sous mon oreiller.




XXVIII


Je rêvai de Frumence. Je le vis dans des habits de prince oriental, traverser un jardin enchanté. Une fée l’avait métamorphosé et le conduisait vers un temple resplendissant où l’attendait une fiancée couverte d’un grand voile. Pourquoi Frumence le paysan était-il devenu si magnifique ? Et quelle était la fiancée ? Quelqu’un me dit : « C’est toi. » Je me mis à rire, le temple disparut, et je vis Frumence en guenilles servant la messe à l’abbé Costel.

Je me levais de bonne heure, et, en attendant mon déjeuner, je prenais le frais sur la terrasse. Ce jour-là, je descendis à la Salle verte pour n’être pas vue relisant la mystérieuse page. Était-ce sérieusement que Frumence prétendait nier Dieu ? Qui était-ce, elle ? Voilà où aboutissaient toutes mes conjectures. Était-ce le bien suprême des philosophes, la sagesse ? L’amante des métaphysiciens, la lumière intellectuelle ? Y avait-il sous ces mots de femme, d’amant, d’hyménée, une allégorie platonicienne ? Je me promis de le demander à Frumence.

Mais je n’osai persister dans cette intention. Non, ce n’était pas une allégorie. Frumence aimait. Elle était une femme ; quelle femme ? où ? comment ? Ma curiosité devint une idée fixe, une obsession. J’étudiais ce grimoire et j’oubliais toute autre étude. Il y avait des moments où cette recherche me paraissait sublime et la rédaction de Frumence un chef-d’œuvre. Un instant après, c’était une rêverie sans but dont Marius se fût moqué.

C’était, dans tous les cas, une porte ouverte sur un monde bien supérieur à celui des romans de miss Agar, un amour contemplatif et pour ainsi dire impersonnel.

— Si je l’osais, pensai-je, je demanderais à Frumence de m’enseigner la science morale de l’amour, car c’est une science, je le vois bien, et peut-être la plus belle de toutes. Il me semble que je la comprendrais, quelque abstraite qu’elle pût être.

Mais la honte me retenait, et j’aurais pu chercher la définition de cette honte aussi ingénument que Frumence cherchait celle du désir. Il me venait aussi une défiance devant son impiété.

Pendant toute la semaine, j’aspirai au moment où je pourrais causer avec lui et l’amener adroitement à traiter ce grave sujet avec moi. Et puis tout à coup, le dimanche venu, comme je traversais la vallée avec Michel, j’eus un éblouissement, le cœur me battit très-fort ; je ne sais quelle voix fantastique me dit à l’oreille comme dans mon rêve : « Elle, c’est toi. » Je fus indignée. Je tournai bride en disant à Michel :

— Nous n’irons pas à la messe aujourd’hui.

— Est-ce que mademoiselle se sent malade ?

— Oui, Michel, un grand mal de tête.

Je rentrai. Jenny s’inquiéta, me fit boire du tilleul et me supplia de me jeter sur mon lit une heure ou deux. Je le lui promis afin qu’elle me laissât seule. Je relus la maudite page, et cette fois je crus devoir m’étonner de ne l’avoir pas encore comprise. Elle, c’était bien moi. J’étais la divinité, le bien suprême ; la raison n’admettait pas un hyménée impossible, mais j’étais adorée en silence. J’apparaissais dans la nuée, je parlais dans la cascade ; on ne me le dirait jamais : qu’allais-je faire à présent que je l’avais deviné ?

Je n’aimais pas Frumence, je ne pouvais pas l’aimer, non à cause de sa pauvreté et de sa naissance, j’étais trop héroïne de roman et trop philosophe de l’antiquité pour m’arrêter à ces misères, mais, parce que, moi aussi, j’étais une âme stoïque, planant au-dessus des choses humaines, Frumence l’avait bien compris. J’étais l’idéal insaisissable ! Répondre à un amour terrestre, moi, le bien suprême ? Allons donc ! Je ne pouvais descendre du piédestal où je me trouvais perchée et où je faisais si bonne figure. Je décrétai donc que je n’aimerais pas, que Frumence m’avait bien jugée, que j’étais trop supérieure à l’amour pour jamais le connaître, enfin que, l’amitié fraternelle étant seule digne de moi, je devais plaindre Frumence et m’efforcer de le guérir d’un trouble funeste, le ramener à la foi, et par là le sauver du désespoir sans cesser d’être l’objet de son admiration.

En conséquence, je me mis en route, le dimanche suivant, avec un calme rempli de mansuétude. Je maintins mon cheval au pas ; ses vives allures eussent dérangé ma gravité. Je devais apparaître digne et souriante à mon malheureux ami. L’occupation où je le surpris n’était pas précisément celle d’un martyr de l’amour. Il était debout, traçant avec de la craie sur le mur extérieur de la sacristie les figures d’un problème de mathématiques. De son autre main, il tenait, sans en avoir conscience, une burette d’étain qu’il venait de remplir de vin au presbytère, et il attendait que l’abbé eût passé son surplis jauni et sa chasuble poudreuse pour officier ; car, ce jour-là, le garde champêtre était malade, et Frumence allait servir la messe.

— Vous voilà ? me dit-il sans se déranger. Ah ! aujourd’hui, mademoiselle Lucienne, il faudra patienter un peu pour votre collation : je suis sacristain.

— Et pourquoi êtes-vous sacristain, si vous ne croyez pas en Dieu ?

Cette question brusque le surprit beaucoup. Il ne s’était pas aperçu du feuillet manquant dans ses papiers ; il ne donnait pas de suite à ces sortes d’élucubrations et il ne les relisait peut-être jamais, et, comme jamais il n’avait parlé religion avec moi ni devant moi, il ne se rendait pas compte de ma découverte.

— Qui vous a dit que je ne croyais pas en Dieu ? me demanda-t-il comme un homme qui cherche à rassembler ses souvenirs. Je n’ai jamais soulevé aucune hypothèse à ce sujet avec vous.

— Personne ne m’a rien dit, lui répliquai-je : c’est une idée qui me vient en vous voyant si peu occupé de la consécration de ce vin que vous répandez par terre sans y prendre garde, tandis que vous faites là des chiffres qui n’ont aucun rapport…

— C’est vrai, répondit-il en souriant et en regardant la burette à peu près vide ; j’ai tout répandu, et M. Costel n’aurait plus rien à consacrer. Je retourne à la cure. Allez à votre banc, mademoiselle Lucienne, je n’aurai plus de distraction qui retarderait la messe.

Je le regardai servant la messe, et, pour la première fois, j’observai attentivement sa figure et son maintien. Frumence était grave et consciencieux dans tout ce qu’il faisait. Il savait sa messe sur le bout du doigt et la servait avec une précision mathématique. Il était à genoux, il se levait, il se réagenouillait comme un bon soldat qui fait machinalement et sérieusement l’exercice. Il n’y avait sur son visage aucune expression de moquerie et aucune affectation de croyance. La même tranquillité décente se lisait sur la figure et dans les manières de l’abbé. Il n’y avait en eux rien qui pût scandaliser personne.

Quand le moment du tête-à-tête accoutumé fut venu, Frumence prévint mon désir en me renouvelant sa question :

— Quelqu’un vous a donc dit que j’étais un impie ?

— Je vous ai dit que non, si ce n’est autrefois Denise et madame Capeforte, qui blâmaient votre oncle et vous de dire la messe sans y croire. J’avais oublié tout cela ;… mais…

— Mais vous y avez pensé, vous vous l’êtes rappelé aujourd’hui ?

— Eh bien, oui. Je vous ai dit ce qui me passait par la tête. Vous ai-je fâché, monsieur Frumence ?

— Pas le moins du monde. Et moi, vous ai-je jamais blessée par mon maintien à l’église ?

— Non ; mais…

— Mais quoi ?

— Je me demande pourquoi vous faites une chose à laquelle vous ne croyez pas.

— Supposons que…

— Je ne veux pas supposer. Je veux que vous me disiez si vous croyez en Dieu et si vous méprisez son culte.

— Je crois que tout culte a du bon, que toute croyance a du vrai, et je ne méprise aucune forme de religion dans le présent comme dans le passé.

— C’est-à-dire que vous ne croyez à rien ?

— Vous tenez donc absolument à le savoir, mademoiselle Lucienne ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Mais… je m’intéresse à vous, monsieur Frumence. Je vous estime, je crois que l’abbé est un homme respectable, et l’idée d’un sacrilège…

— Un homme qui ne croirait pas au miracle eucharistique pourrait-il empêcher, selon vous, le miracle de s’accomplir, et sa messe serait-elle nulle ? C’est M. Costel qui vous a fait faire votre première communion, et vos pâques ensuite. L’instruction religieuse qu’il vous a donnée était-elle conforme au catéchisme qu’on lui prescrivait de vous enseigner ? et le sacrement qu’il vous a administré peut-il être pour vous non avenu ?

— Certainement non, et l’Église nous permet de croire bon tout acte religieux régulièrement accompli. Pourtant, si l’évêque croyait M. Costel athée, il l’interdirait tout de suite.

— Aurait-il raison ?

— Oui, s’il craignait que le pasteur n’enseignât l’athéisme à ses ouailles.

— Mais, s’il était avéré et constaté qu’il ne le fait pas, et que son enseignement est conforme au programme exigé ?…

— Alors, l’évêque n’aurait rien à dire, j’en conviens, et ce serait à Dieu seul de juger la conscience du prêtre en désaccord avec sa fonction.

— J’aime à vous entendre raisonner serré, ma chère Lucienne, et je vais vous répondre ; mais nous écarterons M. Costel de la question. M. Costel croit en Dieu et à l’Évangile, voilà ce que je puis vous affirmer. Il aime le christianisme plus qu’aucune autre religion, bien qu’il soit tolérant envers toute liberté de conscience. Il ne se cache pas d’être ainsi ; vous l’avez entendu causer, vous l’avez vu agir, et je crois même que vos croyances sont un reflet assez fidèle des siennes.

— C’est vrai, Frumence. Il m’est impossible de damner personne, et je dois dire que M. Costel ne m’a ni prescrit ni défendu de le faire. Je crois qu’il a des doutes sur bien des choses, mais je ne sais véritablement pas lesquelles.

— Et vous voulez lire, vous enfant, dans la conscience austère d’un vieillard qui a passé sa vie à peser le pour et le contre !

— Non, certes, répondis-je, intimidée du ton sévère de Frumence. Il ne s’agit pas de l’abbé Costel, que je respecte sans arrière-pensée, du moment qu’il est vraiment chrétien. Il s’agit…

— Il s’agit de moi qui ne le suis pas ?

— Eh bien, oui, répondis-je avec quelque vivacité, car je me trouvais offensée par sa réserve un peu dédaigneuse. Vous m’avez appris à raisonner, je raisonne, et vous avez promis de me répondre.

— Je ne vous ai nullement promis de vous dire mes opinions personnelles, reprit-il avec un peu de vivacité aussi, et je vous trouve trop curieuse à cet égard-là. Il s’agissait de savoir si un homme que vous supposez athée et qui peut l’être fait une bassesse ou une profanation en se prêtant à l’exercice d’un culte quelconque. Eh bien, je vous réponds : c’est selon. Il y a un doute absolu qui confère à la conscience d’un homme le droit de participer à tout acte officiel de la loi civile et religieuse de son temps et de son pays, sans la mépriser et sans l’outrager en aucune sorte. Les études et les réflexions d’un homme sérieux peuvent, il est vrai, l’amener à cette conclusion, que toute religion est un mensonge et tout culte une hypocrisie : en ce cas, il ne doit jamais entrer dans aucun temple pour y faire acte de soumission à l’usage ; mais un autre homme également sérieux peut avoir tiré de ses réflexions et de ses études une persuasion contraire. Il peut s’être dit que l’idéalisme était un besoin naturel à l’esprit humain, et que tout ce qui élevait en lui la notion du bien et du beau devait être respecté, à la condition de ne pas s’imposer par la force ou la ruse. Eh bien, en me voyant aider mon oncle à remplir une fonction qu’il juge bonne, vous eussiez dû vous dire que j’étais l’homme qui tolère tout et ne répudie rien. Homo sum… Et puisque vous avez appris un peu de latin, vous savez le reste.

— Vous voulez alors que je vous accepte ainsi, vous à qui je demande l’instruction ?

— Je veux que vous me teniez pour un honnête homme et une conscience droite, sauf à ne plus rien demander si vous trouvez que mes lumières ne vous suffisent plus, et que je ne peux pas développer en vous un idéal conforme à vos tendances. Chacun a les siennes, ma chère enfant, et la sagesse consiste à les connaître, comme l’éducation doit consister dans le soin de ne pas les contrarier.

— Si elles sont mauvaises pourtant ?

— Il n’y en aurait pas de mauvaises, si elles avaient leur libre essor dans une société bien réglée. Je sais qu’on peut abuser de la liberté : c’est le danger inévitable de tout ce qui est bon en soi ; mais l’intolérance, escortée du despotisme qui en est l’application, étant le pire des maux, il faut choisir le moindre. Donc, soyez très-pieuse, si bon vous semble ; mais n’exigez pas de moi que je sois pieux. Quand on est libre de ne plus se consulter l’un l’autre, il est si simple de ne pas chercher à discuter !

Frumence me donnait là une leçon de sagesse que j’eusse peut-être acceptée avec reconnaissance quinze jours auparavant ; mais le moyen de concilier l’indépendance de ses idées avec le culte que je lui attribuais pour moi ! Je regardai sa déclaration comme une révolte, et je l’attribuai à sa fierté blessée par mes soupçons. Je le pris donc d’un peu haut avec lui, tout en m’efforçant d’adoucir l’amertume que je lui attribuais. Je ne sais plus en quels termes je lui accordai la continuation de ma confiance, mais je persistai à croire que je devais l’arracher à l’athéisme.

— Ne fût-ce que pour votre bonheur, ajoutai-je, ce doute absolu où vous vous complaisez, je le vois bien, me paraît effrayant.

— Vraiment ? me dit-il avec un sourire caressant qui était l’expression la plus marquée de sa physionomie, habituellement pensive. Vous vous inquiétez de mon bonheur en ce monde et en l’autre ?

— Ne parlons que de celui-ci, puisque c’est le seul auquel vous croyez. Si une peine amère, une douleur secrète s’emparaient de vous, quel serait votre refuge ?

— L’amitié de mon semblable, répondit-il sans hésiter. Lui seul pourrait compatir à mes faiblesses et m’aider dans mes angoisses. Dieu, s’il m’était permis de l’interroger, et s’il daignait me répondre, me dirait : « Ta peine est une loi de ton existence. Cherche ton appui dans ceux qui subissent la même loi, et cherche-le en toi-même, si tes semblables n’y peuvent rien. »

Il me sembla que Frumence entrait enfin dans la question, et que je commençais à lire dans sa pensée.

— Je le vois bien, lui dis-je, vous êtes très-fort et plus orgueilleux que sensible. Vous souffrez beaucoup, et il vous plaît de souffrir seul, sans avoir recours à une providence visible ou invisible.

— La providence invisible, répondit-il, elle est au dedans de moi comme dans le cœur de mes amis. Elle s’appelle volonté du bien. Dès que je ne suis pas un être faussé par les illusions, je sens en moi et chez ceux qui me ressemblent celle force réelle, et c’est à moi de l’employer de mon mieux.

— Ainsi, vous combattrez tout seul, ou grâce aux conseils de votre oncle, le mal qui vous ronge ?

— Mais aucun mal ne me ronge ! s’écria Frumence en riant à bouche ouverte de mes expressions recherchées. Je n’ai ni peine secrète ni amère douleur à combattre. Il n’y a pas de ces souffrances-là pour un philosophe de mon espèce.

— De quelle espèce est donc votre philosophie ? repris-je très-désappointée.

— C’est celle d’un homme qui la montre peu et qui s’en sert beaucoup, répondit-il avec une modeste animation. Je ne suis pas professeur de philosophie, moi. Je ne fais pas de cours, je n’écris pas de livres. J’aime la raison pour elle-même, et je m’en nourris comme de l’aliment le plus sain. Il est dans tout, cet aliment à mon usage, il mûrit sur tous les arbres. Avec un peu de savoir bien humble, on apprend à cueillir le meilleur, et dès lors les désespoirs romanesques, les prétendues tortures de l’âme vous font l’effet d’appétits dépravés ou de digestions laborieuses.

Frumence parlait avec tant de conviction, que je crus devoir lui tout dire pour me débarrasser d’un grand trouble. Je lui présentai la fameuse page en lui demandant avec un peu de malice si c’était la traduction de quelque texte d’un livre nouveau.

— Ce doit être une traduction ou un extrait, dit-il en parcourant l’écrit des yeux.

Mais il rougit tout à coup en voyant qu’il s’était nommé à ce passage : Et pourtant tu n’es pas poëte, Frumence, tu ne crois pas en Dieu, toi !

— Voilà donc, reprit-il en surmontant un embarras mêlé de contrariété, ce qui vous a scandalisée ? Eh bien, n’en parlons plus, n’en parlons jamais. C’est un tort d’écrire pour soi ce qu’on ne voudrait lire à personne. Ceci ne se renouvellera pas.

Il jeta sa page dans le fond de la cheminée après l’avoir roulée en boule dans ses mains, et, reprenant sa tranquillité, il voulut me parler d’histoire ancienne ; mais j’étais décidée à le confesser. Je cédais à une curiosité ardente, je dirais presque coupable, si j’avais eu conscience de ce que je faisais.

— Il ne s’agit pas des Grecs et des Romains, lui répondis-je ; il s’agit de vous et de moi.

— De moi peut-être ; mais de vous ?

— De moi qui suis votre élève volontaire et qui ai le droit de vous adresser des questions. Vos idées font appel aux miennes. Qu’est-ce que vous entendez par… ?

— Oublions mes énigmes.

— Impossible ! je les sais par cœur.

— Tant pis ! reprit-il d’un air mécontent.

Mais il se rasséréna assez vite.

— Puisque j’ai commis la faute, je dois la réparer. Que me demandez-vous ?

— Ce que vous appelez le bien suprême.

— Je crois l’avoir écrit : le sentiment de la justice dans le cœur du juste.

— Fort bien ; mais il y a une personne dont vous avez dit aussi : « Elle est le bien suprême. »

— Oui. Elle s’associe dans mon âme à la notion du juste, du vrai et du bon.

— Et à la pensée de l’amour, de l’amitié et de l’hyménée, car ce sont vos expressions.

— Pourquoi le nierais-je ? Vous êtes d’âge à savoir que le but d’une inclination vraie, c’est l’association de deux personnes qui s’estiment assez pour souhaiter de passer leur vie ensemble. Ce jour viendra pour vous dans quelques années, Lucienne ! Faites un bon choix : c’est la morale à tirer de mes pensées, puisque mes pensées vous intéressent.

— Vous avez donc le désir de vous marier, Frumence ? Je ne le savais pas, vous ne me l’aviez jamais dit.

— Et je ne comptais jamais vous le dire ; à quoi bon ? Entendons-nous cependant : je n’ai pas le désir de me marier, mais seulement le regret de ne pas pouvoir me marier.

— Parce que… ?

— Parce que la seule personne qui me conviendrait ne peut m’appartenir. Donc, je n’y songe pas.

— Vous y songez malgré vous pourtant.

— Si c’est malgré moi, c’est absolument comme si je n’y songeais pas. Tenez, Lucienne, je suis bien aise que ceci puisse nous servir de texte pour philosopher aujourd’hui. Il y a des rêveries involontaires, comme il y a des pensées définies. La vie de l’esprit se compose de ces alternatives que l’on pourrait comparer à l’état de sommeil et à l’état de veille de la vie du corps. À tout âge, et au votre plus qu’au mien, il y a des lassitudes de l’esprit ou des excès de vitalité dans l’imagination, qui jettent dans le rêve. La raison consiste à s’abandonner le moins possible à cette sorte de désœuvrement de la pensée, car c’est le domaine de l’illusion, et l’illusion, c’est du temps qu’on perd pour la sagesse. Un bon esprit accorde très-peu d’instants et très-peu de confiance à la rêverie. Il la change vite en méditation, et la méditation, c’est la recherche des choses nettes et vraies. Me comprenez-vous bien ?

— Oui, je crois : vous voulez m’empêcher de devenir romanesque ?

— Vous l’avez été !

— Je ne le suis plus. J’ai pris avec vous le goût de la force et de la raison ; mais, si vous voulez que je continue, il ne faut pas être romanesque vous-même.

— Merci de la leçon, ma chère philosophe ! Je l’ai été apparemment pendant cinq minutes, il y a une quinzaine de jours ; mais, comme je l’avais absolument oublié, c’est absolument comme si cela ne m’était jamais arrivé. Notre esprit est quelquefois un malade en délire dont l’homme bien portant n’est pas responsable.



XXIX


Nous parlâmes philosophie pure, et je m’en allai très-rassurée sur le compte de Frumence, mais très-mortifiée pour le mien. Comment ! cet amour immense et profond qu’il m’avait fait entrevoir n’était qu’une sotte chimère répudiée par lui, une fantaisie fugitive dont il n’avait pas même conscience ! L’objet de cette fantaisie était bien humilié de compter pour si peu, et je ne voulais plus croire que ce fût moi.

Et je l’avais cru quinze jours ! J’en avais été tour à tour émue, effrayée, offensée, enivrée, presque malade, tout cela pour m’entendre dire qu’on avait peut-être rêvé de moi cinq minutes et qu’on saurait se dispenser d’y rêver davantage !

Un mauvais instinct s’éveilla dans l’enfant gâté et trop isolé que j’étais, et je devins tout à coup une sotte petite personne ; je ne veux pas chercher si cela fut l’effet d’une crise de personnalité farouche que subissent les autres jeunes filles. Je regarde avec sévérité dans ce passé évanoui qui m’apparaît comme une petite honte et un petit remords, et je ne voudrais en rien l’atténuer. Tout ce que j’en puis conclure aujourd’hui, c’est que je jouais avec la passion sans en connaître la cause et le but.

Je me surpris regrettant de n’avoir pas troublé le repos de Frumence, et rougissant de m’être ainsi abusée sur mon mérite. Le dépit fut si profond, que je cherchai à m’y soustraire en me persuadant que Frumence avait su, à force de vertu et de discrétion, me cacher son amour et déjouer ma pénétration. Il m’adorait, et cela datait de loin. Il m’avait aimée enfant, alors que Denise en devenait folle de jalousie. Il s’était peut-être trahi devant quelqu’un ; l’époque où la méchante Capeforte lui avait attribué des projets de séduction et de captation cupide à mon égard. Il m’avait peut-être oubliée pendant deux ans que nous avions passés presque sans nous voir ; mais, depuis un an que je le voyais toutes les semaines, il m’aimait ardemment, il me contemplait avec enthousiasme, il m’enseignait avec ferveur, il était bien certain qu’il ne pouvait m’épouser et qu’il ne devait pas seulement y songer. Esclave du devoir et doué d’une robuste fierté, il combattait son inclination, il s’en réprimandait et s’en moquait lui-même. Il eût mieux aimé mourir que de me la laisser pressentir, et, quand j’étais prête à la deviner, il s’en tirait par des dénégations enjouées qui étaient un sublime effort d’héroïsme.

Les choses ainsi arrangées dans ma cervelle, je reprenais mon rôle d’idole, qui me plaisait fort, et je considérais Frumence comme un adorateur digne de moi. Il était muet, soumis, craintif, admirable d’abnégation. Il me parlait sans trouble de mon futur mariage avec un homme de mon choix et de mon rang. Il était prêt à devenir le confident et le serviteur dévoué de mes illustres amours, sauf à mourir de désespoir le lendemain de mes noces avec Marius ou tout autre jeune homme bien né. Je le plaignais d’avance, ce noble ami sacrifié ; je lui élevais sur la montagne une tombe digne de lui, et je composais son épitaphe. Je lui appliquais ce vers du Tasse que miss Agar m’avait appris et qu’elle eût aussi bien fait de ne pas m’apprendre :

Drama assai, poco spera e nulla chiede.


Enfin j’embaumais Frumence dans mes souvenirs anticipés, et je me forgeais une chaste et douce mélancolie pour le temps où il ne serait plus.

Voilà comme j’étais guérie du romanesque ! Mais aussi quel est le moyen d’en guérir, quand les bonnes lectures vous tracent un idéal plus pur et non moins séduisant que les mauvaises ? Que peut-on lire à dix-huit ans qui ne parle pas d’amour, soit sérieusement, soit follement ? Les contes du berceau commencent toujours par un roi et une reine qui s’aimaient avec tendresse et finissent par une princesse et un prince qui se marièrent et vécurent heureux. Dès que l’on passe à l’histoire, le domaine des faits réels, on voit l’amour qui débuta par perdre Troie, bouleverser les empires, et, quand on veut boire aux sources les plus sacrées de la poésie, ou trouve Pétrarque brûlant pour Laure et Dante faisant l’apothéose de Béatrix.

Béatrix ! ce fut là surtout mon rêve et mon dangereux météore. Je commençais à bien savoir l’italien. Ce n’est pas la peine d’apprendre une langue, si on doit en ignorer les beautés. Frumence, qui ne pouvait mettre l’Enfer entre mes mains, coupa son édition pour me donner le Paradis. Le Paradis consomma ma perte. Je devins sa Béatrix dans ma pensée. J’entrepris de le guérir de la passion qu’il n’éprouvait pas et de lui faire lire dans le ciel auquel il ne croyait pas.

Je ne sais s’il s’aperçut que je devenais bizarre et inquiétante comme élève ; mais il s’arrangea souvent pour être absent le dimanche, et bientôt je fus presque des mois entiers sans le trouver aux Pommets. M. Costel me remettait mes cahiers, que son neveu avait examinés et annotés durant la semaine, avec des livres quand j’en pouvais manquer. Je trouvais aussi mon déjeuner servi sur la grande table, mais je prolongeais en vain ma visite ; Frumence ne devait rentrer que le soir, et j’étais forcée de partir sans l’avoir vu. Je savais bien que Frumence n’avait pas régulièrement affaire à Toulon, et qu’il lui en coûtait de ne pas exercer envers moi sa gentille et modeste hospitalité.

Le mystère de sa conduite, bien loin de m’offenser, me charma. Il me fuyait ! Il avait bien tort, puisque je venais à lui pour verser le dictame céleste sur ses blessures ! Mais il ne pouvait pas ainsi supporter ma vue tous les dimanches. Il craignait de se trahir. Il s’égarait et se cachait dans les « antres sauvages » pour faire provision de stoïcisme contre l’attrait de ma présence.

Si ce brave garçon eût été réellement aux prises avec une passion pour moi, j’en eusse fait un martyr, car je m’acharnais à ne pas me laisser oublier. Cela eût été odieux ; mais mon ignorance des passions empêchait ma conscience de m’avertir, et j’allais toujours pensant que le bienfait de mon amitié épurée devait aider Frumence malgré lui à entretenir sa vertu sans trop de souffrance. Je jouais à mon insu un jeu de grande coquette, un jeu à me perdre, si Frumence n’eût été le plus sage et le meilleur des hommes.

Ne le voyant presque plus, j’imaginai de lui écrire sous prétexte de le consulter sur mes études. J’éprouvais le besoin d’essayer mon style et de parler de moi à un esprit prosterné devant le mien. Je me mis donc, moi aussi, à écrire des pages de rêveries et de réflexions et à les glisser dans mes cahiers, comme par mégarde ; mais je reconnus que ce serait trop naïf, tout en étant très-hypocrite, et je m’adressai franchement à lui en le priant de résoudre mes doutes. À propos des amours illustres ou des renoncements austères de l’histoire, je tâchais de l’entraîner dans des subtilités de psychologie ou de sentiment où je m’égarais moi-même. Je lui posais des problèmes, je lui soulignais des citations, j’appelais sa méditation sur des niaiseries solennelles, ou sur des problèmes insolubles de lui à moi. J’y portais une hardiesse inouïe et une candeur étonnante ; car Jennie avait su me garder chaste comme elle-même, et il n’est aucune de mes inquiétudes de cœur qu’elle n’eût pu guérir par son sens droit et délicat, si j’eusse daigné l’interroger ; mais j’avais l’ingrat caprice de ne plus vouloir d’elle pour mon guide immédiat, et peut-être aussi aurais-je rougi devant elle, si elle eût deviné le roman que je me forgeais sur le compte de Frumence.

Celui-ci répondit très-prudemment à mes indiscrètes curiosités. Il ne voulut pas prendre mes griffonnages pour des épîtres que je lui adressais. Il eut l’air de les considérer comme des essais littéraires que je soumettais à son jugement. Il se contenta d’écrire en marge, en me les rendant, des réflexions comme celles-ci : « Pas mal rédigé, — question oiseuse, — raisonnement assez juste, — recherche futile, — page bien écrite et bien pensée, — divagation puérile, — bonne réflexion, — rêvasserie de quelqu’un qui s’endort devant son encrier, » etc., etc. — Et il ne garda aucun de ces précieux écrits qui étaient destinés à éclairer et à calmer son âme agitée. — Je m’en étonnai un peu, et puis j’essayai de croire qu’il en prenait copie et qu’un jour il me dirait : « Voilà ce que j’ai feint de dédaigner ; mais j’en ai fait mon profit ; vous m’avez sauvé, par la sainte amitié, des orages de l’amour. »

C’est lui dont la sainte bonté m’eût guérie, à elle seule, de mes sottes illusions ; mais un concours de circonstances nouvelles devait bientôt les dissiper radicalement.



XXX


Ma grand-mère s’était adressée à toutes ses connaissances pour me procurer une nouvelle gouvernante. On ne trouvait pas d’étrangère à la localité qui voulût venir s’enterrer chez nous, et les personnes du pays manquaient de ces fameux talents d’agrément qu’on persistait à croire si nécessaires. Comme je n’avais aucune disposition pour les beaux-arts ainsi enseignés, ma bonne maman voulut bien en faire le sacrifice ; mais elle se persuada que j’étais trop seule, qu’elle occupait trop Jennie, — la pauvre femme s’en faisait un reproche ! — enfin que je devais m’ennuyer, et que, faute de gouvernante, il me fallait une demoiselle de compagnie. Depuis longtemps le docteur Reppe insinuait un nom qui n’était sympathique à personne chez nous et qui m’était presque odieux, il s’agissait de sa protégée Galathée Capeforte, alors âgée de vingt ans, toujours parfaitement laide, mais excellente personne, disait-il, et raisonnablement instruite. Elle sortait du couvent, où elle avait toujours remporté les premiers prix de couture, d’arithmétique et de bonne tenue. Elle était fort pieuse, ce qui est très-nécessaire à une femme, observait le docteur, lequel se dispensait de toute religion pour lui-même et allait bien plus loin que Frumence, car il raillait tous les cultes et les trouvait indignes de son sexe. Galathée, disait-il, serait une grande ressource pour moi. Elle me rendrait un peu femme. Le docteur craignait que mes goûts d’amazone, mon instruction virile et l’indépendance de mes idées ne fussent préjudiciables à mon bonheur, peut-être à ma réputation dans le monde. Avec cette sage et douce jeune fille à mes côtés, je deviendrais plus sédentaire ; sinon, on pourrait toujours dire que j’avais une amie raisonnable, et le choix de celle-ci serait généralement approuvé par les personnes bien pensantes du pays.

Ce dernier point était devenu vrai. À force de bassesses et d’hypocrisie, madame Capeforte s’était fait accepter par les connaissances de ma grand’mère, et toutes reprochèrent à celle-ci des préventions qu’elles avaient partagées. Sa résistance, soutenue par la mienne, durait depuis longtemps, lorsque madame Capeforte obtint, je ne sais comment, pour Marius un emploi dans les bureaux de la marine de l’État, avec traitement convenable, presque pas de travail, une sorte de sinécure, et la résidence à Toulon. Il fallait bien lui savoir gré d’un succès inespéré pour ce membre de la famille. Elle offrait sa fille gratis, par amitié, par dévouement.

— La seule récompense de Galathée, et son seul profit, disait-elle, seraient d’acquérir dans le commerce de madame de Valangis les manières et le ton de la haute société, et d’avoir en Lucienne une charmante compagne.

Jennie, qui jusque-là m’avait soutenue dans mes refus, crut devoir céder. Galathée lui paraissait douce et attentive. Habituée aux œuvres de charité, où sa mère l’exhibait à l’admiration des fidèles, elle savait soigner les malades et amuser les vieillards.

— Si elle vous déplaît, me dit-elle, je l’observerai avec soin, et, si je la vois bien portée à soigner et à distraire votre bonne maman, je pourrai être plus souvent avec vous.

— Mais pourquoi faut-il une étrangère chez nous, quand, à nous deux, nous pouvons soigner et occuper cette chère mère ?

Jennie me répondait que la chère grand’mère ne voulait pas me voir absorbée par elle du matin au soir, et qu’elle se tourmentait quand elle supposait que je me sacrifiais à elle. Il y avait du vrai. Ma grand’mère ne voyait presque plus, et elle ne pouvait plus entendre lire sans s’assoupir. Il lui fallait une petite causerie que je ne savais pas varier sur un même thème de tous les jours. Galathée saurait lui dire des riens et ne s’ennuierait pas d’en dire, puisqu’elle n’avait pas autre chose dans l’esprit. Galathée était une fille faite : le grand exercice ne lui était plus indispensable. Enfin ma bonne maman tenait à contenter la mère, et le docteur disait qu’on pouvait bien essayer quelques mois, que cela n’engageait à rien, et qu’on verrait plus tard. C’était sa formule vis-à-vis de tous ses malades.

Je dus céder aussi ; Galathée fut installée chez nous dans l’appartement de miss Agar. Jennie m’engagea à lui faire bon accueil. Elle était timide et gauche, et peut-être était-elle à plaindre ou à encourager. J’y fis de mon mieux, et j’y voulus mettre de la générosité. J’appris à Galathée à s’habiller, à s’asseoir, à manger, à saluer, à fermer les portes, à ne pas se casser le nez contre les murs et à ne pas tomber dans les escaliers ; car cette jeune fille, qui devait me ramener aux convenances de mon sexe, était une véritable butorde, beaucoup plus ahurie chez nous que ne l’eût été une chevrière du Regas. Elle ne connaissait au monde que des religieuses et des garçons meuniers.

Elle se débarbouilla assez vite et prit une apparence plus tolérable. Je reconnus bientôt qu’elle était bonne fille, obligeante, consciencieuse dans les soins qu’elle donnait à ma grand’mère, nullement susceptible, ni intrigante, ni fausse, en un mot très-différente de sa mère, et ressemblant beaucoup pour la bonhomie et l’indécision au docteur Reppe. Je la pris en amitié, bien qu’elle n’eût rien d’agréable dans l’esprit. C’était la nullité même, elle ne savait qu’aligner des points sur du linge et des patenôtres sur le papier. Elle passait sa vie à faire des reprises et à copier des prières, ses talents d’agrément consistaient à enluminer de petites images de dévotion et à chanter des cantiques dont elle changeait et transposait les vers de la façon la plus idiote ; mais j’avais eu des préventions contre elle : je l’avais crue sournoise et médisante, j’avais été injuste, et je voulais réparer mes torts. Elle était câline à la manière des chiens qui lèchent la main prête à frapper. Quand elle m’impatientait par sa bêtise, elle le voyait dans mes yeux et venait m’embrasser pour me désarmer. Je l’embrassais aussi par remords de ma vivacité, bien qu’elle eût un visage déplaisant, d’un rouge brique et semé de taches de rousseur. Ses cheveux plats ressemblaient à du chanvre, et ses mains étaient toujours humides, ce qui me répugnait beaucoup.

Elle fût morte de désespoir plutôt que de manquer la messe du dimanche ; il me fallut donc l’emmener aux Pommets. Nous n’avions qu’un cheval de selle, Zani, dont elle avait grand’peur ; mais elle obtint que Michel la prendrait en croupe sur son gros cheval de voiture, disant qu’elle avait l’habitude d’aller ainsi avec ses meuniers. Quand Frumence me vit accompagnée de Galathée, il ne m’évita plus, et j’en tirai plus que jamais cette conséquence, qu’il craignait le trouble du tête-à-tête avec moi. Je me trompais beaucoup : Frumence ne craignait que la possibilité des méchants propos.

Nos entretiens redevinrent donc suivis et fréquents, et Galathée y assista, la bouche béante d’admiration, vu qu’elle n’y comprenait goutte. Je pensais qu’elle s’en lasserait vite et que nous l’endormirions au bout d’une heure. Il n’en fut rien, et je ne pus m’empêcher de remarquer que son attention se soutenait avec une ardeur extraordinaire. Je l’encourageai à profiter des excellentes instructions que je recevais, et, comme elle paraissait y faire son possible, je m’imaginai que je pourrais, Frumence aidant, la rendre un peu moins niaise. J’entrepris donc son éducation ; mais elle ne s’y prêta pas comme je m’y attendais. Elle me dit, dès les premières leçons, que je lui en demandais trop, et qu’elle ne me comprenait pas comme elle comprenait Frumence. J’essayai de lui faire, résumer une leçon de Frumence. Je vis qu’elle n’avait pas seulement compris de quoi nous parlions.

Je remarquai un jour que, pendant cette leçon du dimanche, elle était plus rouge que de coutume, et puis qu’elle devenait tout à coup très-pâle, et cela à tout instant. Frumence lui demanda si elle était souffrante ; elle s’obstina à dire non et finit par s’évanouir. Une autre fois, elle se mit à pleurer sans motif. Frumence railla ses nerfs, un peu durement selon moi, et, quand je voulus lui dire que Galathée faisait de véritables efforts d’intelligence pour s’instruire, il me répondit tout bas qu’elle ferait mieux d’accepter sa nullité et de retourner à son couvent ou à son moulin.

Un autre jour, Galathée me bouda ; un autre jour, elle me témoigna une tendresse exagérée. La nuit, elle pleurait dans son lit ; le jour, elle s’abîmait dans la prière. Enfin elle m’octroya sa confiance tout entière et m’apprit assez brutalement qu’elle mourait d’amour pour M. Frumence Costel.

J’aurais dû la prier de garder pour elle les secrets de son cœur trop sensible ; mais la vaine curiosité m’entraîna à tout savoir. Galathée était de complexion éminemment amoureuse. Elle ne se rappelait pas le temps où elle avait vécu sans passion. Dès l’enfance, elle avait adoré le garçon meunier Trémaillade. Après plusieurs autres ejusdem farinæ, c’est le cas de le dire, elle avait été éprise de Marius, et Marius, disait-elle, lui avait bien fait entendre qu’il voulait l’épouser. Madame Capeforte lui avait recommandé d’être aimable avec lui ; mais, un jour, Marius l’avait blessée par ses caprices. Il s’était moqué d’elle devant le monde, elle avait dû l’oublier, d’autant plus qu’elle avait revu Frumence, dont elle s’était bien déjà sentie éprise plus d’une fois quand elle le rencontrait chez nous. Depuis qu’elle le voyait toutes les semaines, il n’y avait plus à s’y tromper, c’était lui le bien-aimé définitif. Elle espérait lui inspirer une inclination. D’ailleurs, il n’avait rien ; elle était riche, ou elle le serait. Le docteur Reppe lui avait promis une dot. Sa mère, qui était ambitieuse, s’opposerait à ce mariage ; mais Galathée saurait bien se faire protéger par le docteur, qui ne lui refusait rien. Madame Capeforte craignait le docteur, elle céderait. Frumence, reconnaissant de la fidélité de Galathée, serait le meilleur des époux et le plus fortuné des hommes : tel était le roman de Galathée.

Mais j’étais un obstacle à ce brillant avenir, et je devais aider ma sensible compagne au lieu de la contrecarrer. Ici, je perdis patience et lui demandai sèchement ce qu’elle entendait par là.

— Ma chère petite, répondit-elle, tu n’as que faire de t’en cacher. J’ai fort bien vu que, toi aussi, tu es amoureuse de M. Frumence. D’ailleurs, on le dit dans le pays. Tu as plus d’esprit et d’instruction que moi, et tu es très-coquette, parce que tu n’as pas beaucoup de religion. Eh bien, il faut oublier M. Frumence. Tu es noble, tu ne peux pas l’épouser. Il faut lui parler de moi adroitement, comme tu sais parler quand tu veux. Il faut lui faire comprendre qu’il n’a pas besoin d’être si fier et si craintif vis-à-vis de moi, car je suis décidée pour lui, et, si maman veut me remettre au couvent, je me ferai enlever par lui. Alors, il faudra bien qu’on nous marie. Il n’y a aucun mal dans tout cela. Le mariage purifie tout, et mon confesseur m’a dit que les péchés où l’on ne met pas de mauvaise intention n’étaient pas mortels.

Elle me débita cent sottises du même genre sans me donner le temps de lui répondre, et, quand elle eut parlé avec beaucoup d’exaltation, elle s’enfuit dans sa chambre en me criant que je devais réfléchir et demander à Dieu une bonne inspiration.

Je n’étais pas tant révoltée de sa stupidité qu’indignée de l’amour qu’elle m’attribuait pour Frumence. Descendre de mon rôle d’idole mystérieuse pour me voir en lutte avec cette plate rivale, c’était une humiliation qui m’empourprait le visage jusqu’à la racine des cheveux, et, si Galathée ne se fût sauvée à temps, je crois que je l’aurais battue.

Je me radoucis devant son repentir, et j’eus tort. Je n’aurais pas dû souffrir que cette fille sans culture et sans idées, sans défense par conséquent devant les appétits ardents qui se développaient en elle, m’initiât à ses illusions, à ses langueurs, à son besoin physique du mariage. Je ne soupçonnais pas ce qu’il y avait de brutal au fond du stupide roman dont elle me régalait. Peut-être n’y voyait-elle pas bien clair elle-même ; j’aime à croire qu’elle ne savait pas tout ce qu’elle avait l’air de savoir, car elle se servait d’expressions consacrées dans certain langage de confessionnal, et qui étaient d’une crudité révoltante.

Heureusement, je ne les comprenais pas, et je ne consentis pas à les deviner ; mais, à force d’entendre cette fille se lamenter lâchement sur les ennuis de la solitude ou sur ce qu’elle appelait la méfiance et la rigueur de son amant, je pris un contre-pied d’une exagération réelle : je regardai l’amour comme une faiblesse honteuse, et je résolus de n’aimer jamais. Ceci pouvait être un bon préservatif contre les périls de la première jeunesse ; mais, comme tous les partis pris sans lumière et sans expérience, c’était le commencement, d’une notion fausse de la vie et du mariage.




XXXI


J’atteignais mes dix-neuf ans quand Marius revint habiter Toulon avec un petit emploi plus agréable que celui de commis dans la maison Malaval. Son traitement était bien modeste, mais un de ses vœux se trouvait réalisé : il était un peu marin par l’uniforme sans l’être par le fait. Il portait un habit bleu bien coupé, une petite ganse à sa casquette, et il n’était pas exposé à s’embarquer.

Il était redevenu joli garçon et ses manières s’étaient adoucies en même temps que son existence. Il était toujours aussi moqueur, mais avec plus d’entrain et de gaieté.

Fort peu assujetti par ses fonctions, il vint passer avec nous tous les dimanches, et remarqua bientôt les grimaces singulières de Galathée au seul nom de Frumence. Son penchant à la raillerie lui tenant lieu de pénétration, il devina ce que Jennie ne soupçonnait même pas. Il s’amusa dès lors à torturer mademoiselle Capeforte. Il lui écrivit au nom de Frumence des déclarations inouïes ; il lui donna des rendez-vous dans tous les recoins de la montagne ; il lui faisait trouver des lettres d’amour jusque dans ses souliers. Puis il s’amusa à jouer la comédie d’être amoureux d’elle et jaloux de Frumence. Enfin, s’il ne la rendit pas folle, c’est qu’elle était trop stupide pour le devenir.

Je n’approuvais pas ces cruautés et je n’y participai jamais ; mais Marius, qui ne me consultait pas pour les inventer, venait me les raconter, et il m’était impossible de n’en pas rire. Il y avait si longtemps que je n’étais plus gaie ! La société de Marius me ramenait aux heureux jours de l’enfance, et c’était un apaisement aux fantaisies d’imagination qui m’avaient troublée.

Il nous accompagnait à la messe, où nous allions souvent à pied dans la saison douce. Il traitait Frumence amicalement, et Frumence le jugeait aimable et bon. Il m’aidait à prendre tranquillement et sérieusement ma leçon, car il emmenait Galathée au jardin ou à la source, en lui faisant des scènes de jalousie dont elle était dupe, au point de ne plus savoir qui elle devait aimer, de Frumence ou de Marius. Je crois qu’elle s’arrangeait pour rêver de l’un et de l’autre, ce qui lui donnait des accès de gaieté nerveuse et folle où elle parlait et agissait comme une personne ivre. Quelquefois il s’amusait à la perdre dans la montagne, et il revenait me dire de ne pas l’attendre, parce qu’elle était retournée seule à Bellombre. Nous partions alors avec Michel, et Galathée retrouvait aux Pommets Frumence, très-surpris de la voir arriver. Il se doutait bien de quelque espièglerie de Marius ; mais il était loin de croire qu’il y fût mêlé. Alors il avait la bonté et la candeur de ramener mademoiselle Capeforte jusque chez nous, et elle était dans des transes mortelles de voir arriver Marius à sa rencontre avec des pistolets. Un jour, il lui envoya un gamin avec une lettre où il lui disait : Quand vous rentrerez, je ne serai plus qu’un cadavre !!! Elle crut à un suicide et arriva au pas de course. Marius s’était caché et se fit chercher pendant deux heures.

Rien ne détrompait cette pauvre sotte. Quand j’essayais de lui dire que Marius se moquait d’elle, elle me répondait que je l’aimais et que j’en étais jalouse. J’avoue qu’alors je la prenais en dédain profond et l’abandonnais à son persécuteur.

À la suite de toutes ces malices, Marius causait avec moi naturellement des ridicules chimères de l’amour, et il était charmé, disait-il, de me voir si sensée et si positive à cet endroit-là. Le fait est que s’il eût fallu m’inspirer un sentiment tendre, jamais Marius n’en fût venu à bout. Il était trop froid pour l’éprouver et trop ironique pour le feindre ; mais il m’amenait à une théorie qui détruisait tous mes romans de fond en comble. Il me faisait envisager le mariage comme un contrat de paisible amitié dont l’avantage et la dignité consistaient à exclure l’enthousiasme et la passion. Pour lui, la théorie était bien sincère : si son esprit avait vingt-deux ans, son cœur en avait quarante.

J’arrivais à penser comme lui et à perdre l’idéal, pour l’avoir poussé trop loin. Lorsque j’avais voulu me persuader que j’étais supérieure à l’amour, je rendais encore hommage à l’amour, car je croyais m’élever au-dessus d’une grande chose, et maintenant, grâce au ridicule amer de Galathée, qui me présentait la caricature de mon illusion passée, grâce aux terribles sarcasmes de mon cousin sur son compte, je me disais que j’avais méconnu la raison de Frumence, que je n’avais jamais été l’idéal de personne, par la raison qu’il n’y a pas d’amour idéal pour les personnes sensées.

Que d’hésitations et de réactions dans une pauvre tête de dix-neuf ans ! Me voilà sceptique pour une nouvelle phase de ma jeunesse ! Marius reprend sur moi l’ascendant qu’il avait perdu. Je redeviens rieuse et active sans être véritablement gaie, car tout désenchantement est triste. Je ne cherche plus dans l’entretien de Frumence que le côté sec de la réalité historique, je n’aime plus les poètes, j’étonne mon instituteur par la froide rectitude de mon jugement, et je lui apparais plus athée que lui-même.

Une dernière crise marqua le terme de mes instincts de vanité féminine. Un jour que je sermonnais un peu Marius sur l’excès de ses malices, je lui demandai, pour l’attendrir, si, à travers les aberrations de Galathée, il ne pouvait pas y avoir un attachement vrai pour Frumence, quelque chose d’exagéré, de mal compris, de mal exprimé, mais de respectable en soi-même.

— D’ailleurs, ajoutai-je, que savons-nous de l’avenir ? Frumence pourrait être touché à la longue de voir cette fille riche le préférer à de riches partis, et, comme nous aimons beaucoup Frumence, nous regretterions, toi et moi, d’avoir ainsi tourmenté et presque avili sa femme.

— Voilà une idée tout à fait fantasque, répondit Marius. D’abord, la ridicule Galathée ne se mariera jamais avec un homme qui se respecte. Ensuite, Frumence, outre qu’il est cet homme-là, a une inclination sérieuse, nullement romanesque, mais très-ancienne déjà, pour une personne de ta connaissance… Pourquoi rougis-tu ? Tu crois que c’est un secret que je trahis ? Non. J’ai été initié à ce secret il y a déjà longtemps, et, comme je vois bien que tu le sais, je vais te dire comment je le sais moi-même. — Tu te rappelles qu’il y a quatre ans, quand j’ai pris sur moi de quitter la maison, j’avais des préventions contre Jennie et contre Frumence. J’avais tort. Ils m’ont prouvé leur attachement et leur délicatesse. On m’avait fait de mauvais propos que je t’ai peut-être répétés : autre tort ; mais j’étais encore enfant, et il est bon d’oublier tout cela. Seulement, je n’oublierai jamais que ta grand’mère m’a fait un rude sermon en me révélant la situation. Elle s’imaginait apparemment que je courtisais Jennie, car elle a cru devoir me rappeler que j’étais gentilhomme, et que je ne pouvais et ne voulais sans doute pas épouser une femme du peuple, quelque respectable qu’elle fût par elle-même. Elle a ajouté : « D’ailleurs, Jennie ne serait pas libre de vous écouter. Elle est fiancée au bon et sage Frumence. C’est moi qui ai voulu leur mariage et qui ai porté la parole pour lui. Jennie n’a pas pu s’engager tout de suite pour des raisons très-plausibles que vous n’avez pas besoin de savoir, mais qui peuvent d’un jour à l’autre cesser d’être. Jennie a donc promis devant moi à Frumence de l’épouser le jour où il n’y aurait plus d’empêchement, et vous pouvez répondre à ceux qui calomnient cette chère et digne femme que l’amitié de Frumence pour elle et son estime pour lui sont la plus légitime et la plus honnête chose du monde. »

Cette révélation de Marius me causa une surprise et une émotion très-grandes. Nous étions précisément en chemin pour les Pommets, tous deux à cheval, car ce jour-là on lui en avait prêté un à Toulon, et Galathée nous suivait en croupe derrière Michel.

Je ne pus résister à un dernier désir de jouer un rôle dans ce nouveau roman qui s’ouvrait devant moi. J’étais fort humiliée de ne l’avoir pas su à temps pour m’épargner mes frais de compassion envers Frumence, et de n’avoir pas deviné que son cri du cœur : Amour, amitié, ô hyménée ! s’adressait à ma bonne Jennie, et nullement à moi.

Dès que je fus seule avec lui, j’éprouvai le besoin d’effacer de son esprit l’impression qu’il avait pu recevoir de ma manière d’être et de mes imprudentes investigations. Qui sait si, pénétrant comme il l’était, il n’avait pas deviné ma puérile erreur sur son compte ? J’amenai l’entretien, que j’avais l’habitude de diriger à mon gré, sur la question du mariage. Il fronça d’abord un peu le sourcil en m’objectant que j’en savais désormais l’historique dans tous les temps et dans tous les pays civilisés, et qu’il n’entrait pas dans son programme de m’en donner les notions applicables au temps présent.

— C’est une chose si logique et si acceptée dans les bonnes mœurs, ajouta-t-il, que je n’ai aucune philosophie particulière à vous enseigner à cet égard-là.

— Je vous demande pardon, Frumence, répondis-je avec un grand sérieux. Je suis arrivée à l’âge où je puis être appelée d’un jour à l’autre à faire un choix ; ne pouvez-vous me dire s’il faudra m’y décider comme à une nécessité inévitable de ma position, ou si vous me conseillez d’attendre que je sois plus instruite, plus raisonnable et plus capable de discernement ?

— Je ne puis rien vous conseiller. Si vous étiez complètement libre, je vous dirais que rien ne presse ; mais, si votre bonne maman, qui craint de vous laisser seule dans la vie, désire que vous vous hâtiez, je ne dois en aucune façon avoir un avis opposé au sien.

Je plaidai le faux pour savoir le vrai.

— Je crois, lui dis-je, que ma grand’mère désire mon mariage.

— Alors, écoutez votre grand’mère et Jennie, qui seront toujours d’accord pour votre bonheur.

— Mon bonheur, Frumence ! Pourquoi vous servez-vous d’expressions banales, vous qui voyez les choses de si haut ? Est-ce qu’il faut envisager le mariage comme une promesse de bonheur ? Ne vaudrait-il pas mieux l’accepter comme un devoir pur et simple, comme un hommage rendu à la société et à la famille, sans se demander si on s’en trouvera mal ou bien ?

— Si vous êtes de cette force-là, mon cher philosophe, dit Frumence en souriant, c’est une très-belle armure contre les chances toujours mystérieuses de l’avenir ; mais permettez-moi d’espérer que toute cette noble sagesse dont vous faites provision sera rémunérée par le sort.

— Pourquoi me présenter des illusions dont je ne veux plus, mon cher Frumence ? J’en ai eu, vous le savez, j’ai été romanesque.

— Oui, dit Frumence en riant, il y a tantôt un siècle,… c’est-à-dire un an ou deux !

— Si j’ai cru que le mariage pouvait être une joie dans la vie, c’est un peu votre faute, mon ami.

— Moi ? Par exemple !

— Eh ! mon Dieu, n’étiez-vous pas sous le charme de certaines aspirations qui m’avaient frappée… malgré vous, j’en conviens ; mais enfin vous étiez tout près d’aimer, si vous n’aimiez déjà quelqu’une que vous aimez tout à fait à présent, j’imagine ?

Frumence rougit. Sa mâle et brune figure avait conservé ces soudainetés candides de l’enfance.

— Lucienne, répondit-il, vous étiez curieuse quand vous étiez romanesque, c’était logique ; mais, à présent…

— À présent, mon cher Frumence, je suis sérieuse, et j’aborde franchement le sujet qui m’intéresse ; voyons ! ne manquez pas de confiance et d’estime pour moi. Je suis capable de garder un secret, et il y a longtemps que je sais votre affection pour une personne qui m’est chère.

— Est-ce qu’elle vous l’a dit ?

— Non ; mais je sais que ma grand’mère désire ce mariage depuis longtemps, et je m’étonne de la durée des obstacles.

— Ces obstacles seront peut-être éternels, Lucienne, et vous voyez que je me résigne avec la dignité que comporte un pareil projet.

— Oui ; mais dois-je en conclure que vous ne croyez pas plus au bonheur comme récompense du devoir accompli que vous ne croyez aux promesses d’une autre vie ?

— Ma chère enfant, dit Frumence en se levant comme pour rompre la conversation, je crois au devoir et au bonheur en cette vie, parce que l’un est, sinon la récompense, du moins la conséquence nécessaire de l’autre. Avec la conscience d’avoir saintement aimé une femme, j’ai la certitude que je me trouverai satisfait de moi-même, si j’ai pu le lui prouver ; mais, si des circonstances fatales m’obligent à passer à côté de ce bonheur sans l’avoir saisi, j’aurai encore cette consolation de pouvoir me dire qu’à toutes les heures de ma vie j’ai su me rendre digne d’y prétendre, et que j’emporterai l’estime d’une amie dans ma tombe. Avec ces idées-là, on ne se nourrit ni de tourments ni de chimères ; on accomplit sa tâche de dévouement tant qu’elle doit durer, et, si elle est inutile, on meurt en paix : ce n’est la faute de personne !

Frumence pariait ainsi debout, une main posée à plat sur la table, l’autre sur sa poitrine, sans affectation, mais avec une sorte de loyale solennité. Il me parut transfiguré. Je ne l’avais jamais vu ainsi ; son visage et son attitude étaient magnifiques, et ses yeux brillaient comme deux diamants noirs ruisselants de soleil.

Je fus émue et frappée de son aspect comme d’une révélation, et je ne sus rien répliquer ; j’avais voulu lui arracher son secret, un secret de patience et de ténacité où j’entrevoyais, au-dessus des forces du stoïque, une flamme mystérieuse plus belle encore que la philosophie. L’amour, ce fantôme aperçu et repoussé, passait devant mes yeux, et m’inspirait je ne sais quel respect mêlé d’effroi, peut-être de regret !




XXXII


Marius vint jeter des lazzi sur cette émotion. Je quittai les Pommets, surprise et recueillie, et Marius fit de vains efforts ce jour-là pour me distraire. J’étais résolue à soumettre Jennie à la même épreuve que Frumence. Avant de suivre le froid chemin que m’ouvrait l’ironie de Marius, je voulais savoir si l’amour existe à l’état de grandeur morale dans une âme élevée, et si une femme peut aimer un homme sans ressembler à la langoureuse Galathée.

Dès le soir même, enfermée avec Jennie, je provoquai sa confiance, mais avec beaucoup plus d’embarras que je n’en avais eu avec son fiancé. Il y avait quelque chose de si austère dans Jennie, qu’elle m’inspirait les premiers troubles de la pudeur. Dès qu’elle comprit ce que je lui demandais, elle me regarda un peu sévèrement.

— Qui donc a pu vous raconter cela ? dit-elle. Il n’en a jamais été question qu’entre trois personnes, votre grand’mère, Frumence et moi.

Je n’essayai pas de mentir avec elle ; je lui racontai ce que m’avait dit Marius.

— M. Marius aurait dû garder cela pour lui, reprit-elle. Le moment n’est pas venu pour vous de vous tourmenter de l’avenir des autres. Vous aurez bien assez à faire quand il s’agira de vous-même.

— Et quand s’agira-t-il de moi-même ?

— Quand vous en aurez la volonté. Est-ce que vous l’avez déjà ?

— Non, ma Jennie, je n’ai pas de volonté, je n’ai que de l’incertitude ; je voudrais savoir s’il faut aimer beaucoup son mari.

— Oui, certes, il faut l’aimer plus que tout au monde quand il le mérite, et, s’il ne le mérite pas, il faut passer sa vie à cacher ses torts et ses fautes. C’est très-pénible : voilà pourquoi il faut avoir un mari estimable que l’on puisse aimer, et ne pas se marier sans savoir ce qu’on fait.

— Tu as été mariée très-jeune, Jennie ?

— Beaucoup trop jeune,

— Et tu as été malheureuse ?

— Ne parlons pas de moi.

— Si fait ! puisque tu as accepté de devenir la femme de Frumence, c’est que tu l’estimes beaucoup.

— Je l’estime beaucoup.

— Alors, tu l’aimes plus que tout au monde ?

— Non, Lucienne.

— Comment, non ?

— Il a quelqu’un que j’aime plus que lui.

— Qui donc ?

— Vous.

— Ah ! ma Jennie, m’écriai-je en l’embrassant, tu crains que je ne sois jalouse ! mais je ne veux pas l’être, je ne suis pas égoïste, je veux bien que tu aimes ton mari plus que moi.

— Frumence n’est pas mon mari, Lucienne ; il ne le sera probablement jamais.

— Pourquoi donc cela ?

— Pour des raisons que je ne peux pas vous dire et qui ne dépendent ni de lui ni de moi.

— Comme tu es mystérieuse, Jennie !

— J’y suis forcée, mon enfant.

Je vis que son visage s’était assombri, je ne l’avais jamais vu ainsi. Je me jetai à son cou en pleurant.

— Tu me fais peur, lui dis-je : je crois que tu es toujours malheureuse !

— Ici ? avec vous ? reprit-elle en souriant. Non, c’est impossible. Si j’ai eu du malheur en ce monde, ce n’a jamais été par ma faute ; je suis donc tranquille, comme vous voyez.

— Tu parles comme Frumence, mais plus tranquillement encore. Il dit bien que la bonne conscience dédommage de tout ; mais, en disant cela, ses yeux brillent, et on voit qu’il t’aime par-dessus tout.

— Vous avez donc parlé de moi avec Frumence ? Ah ! petite tête ! vous osez tout !

— Tu m’en fais un crime ?

— Non, vous êtes comme cela parce que vous êtes bonne et aussi parce que vous vous faites peut-être des idées sur nous deux ; voilà ce que je n’aurais pas voulu ; vous allez croire qu’on pense à soi, quand on ne pense qu’à vous.

— Et pourquoi donc ne penserais-tu pas à toi-même ?

— Ma chère petite, dit Jennie d’un ton grave et assuré, je n’ai jamais souhaité de me remarier. Votre grand’mère, bonne comme un ange, s’est mis dans l’esprit qu’il me fallait une autre amitié que la sienne et la vôtre. Frumence l’a cru aussi parce que votre grand’mère le disait. À présent Frumence sait bien que je suis mère avant tout, que vous êtes mon seul enfant, et que je ne suis pas femme à me tourmenter de mon avenir ; il sera ce qu’il sera. J’y penserai quand le vôtre sera assuré. Votre mari ne m’appréciera peut-être pas autant que vous ;… alors… nous verrons !

— Ainsi l’affection que tu as pour ce bon Frumence dépend de ta volonté ? Tu es assez forte pour te dire : « J’aurais pu l’aimer, mais je ne l’ai pas voulu ; » ou bien : a Je l’aimerai tel jour, quand il me plaira d’aimer ! »

— Vous riez, moqueuse ? dit Jennie, toujours calme. Eh bien, je suis comme cela. J’ai été à une école par où vous ne passerez jamais, Dieu merci, et j’ai fait une provision de volonté aussi solide que celle que Frumence a trouvée dans ses livres. Un temps viendra où je vous dirai cela, mais je ne le peux pas encore.

— Dis-moi pourtant quelque chose, Jennie ! Tu crois en Dieu, toi ?

— Oh ! oui, par exemple ! Ceux qui ont beaucoup souffert ne peuvent pas faire autrement.

— Et tu sais que Frumence n’y croit pas ?

— Je sais cela, c’est son idée !

— Et cela ne te tourmente pas, quand tu te dis que tu seras peut-être sa femme ?

— D’abord, je ne me dis pas ça souvent. Il est inutile de penser à ce qu’on ne peut ni avancer ni reculer. On doit prendre les temps de la vie comme ils viennent. Ensuite, si je dois un jour vivre avec un homme qui doute de Dieu, je me figure que je le changerai.

— Et si tu n’y parviens pas ?

— Je m’en consolerai. Je me dirai qu’il verra plus clair dans une vie meilleure, et que Dieu le trouvera digne de lui montrer plus de lumière que dans celle-ci. Allons, Lucienne, voilà onze heures. Dormez bien, et que mon sort ne vous tourmente pas. J’aurais grand tort de m’en plaindre, puisque vous m’aimez si bien.

Elle me baisa au front et s’en alla dans sa chambre, aussi tranquille que les autres soirs.

La confession de Frumence avait entr’ouvert devant moi la porte de l’idéal, la protestation de Jennie la referma. Pendant quelque temps je ne vis plus rien qu’un nuage impénétrable sur mon avenir. Une âme forte comme celle de Frumence rêvait l’amour et le surmontait. Une âme grande comme celle de Jennie l’ajournait sans y rêver. Ce tyran des cœurs était donc bien débonnaire et bien facile à tenir en bride, pour peu que l’on fût un esprit bien trempé, et j’avais la prétention de n’être au-dessous de personne.



XXXIII


C’est alors que, tout en causant de Frumence, de Jennie et même de l’imbécile Galathée, à nos moments perdus, nous en vînmes insensiblement, Marius et moi, à parler de nous-mêmes. Il s’était fait en moi je ne sais quel dépit sans nom contre la destinée, et Marius surprit en mon cœur je ne sais quel fonds de tristesse et de découragement. Il ne l’exploita pas de parti pris, mais il s’en servit comme il savait se servir de tout ce qui lui tombait sous la main.

— Tu es bien enfant, me dit-il, de te préoccuper de l’avenir ! Le tien est des plus simples, tu n’as rien à faire que de l’accepter. Tu es bien née, bien élevée, et que ton père ait ou non une grande fortune et d’autres enfants, ta grand’mère s’est arrangée, je le sais, pour te constituer son unique héritière. Cela te fait quelque chose comme douze mille livres de rente, mille francs par mois ; en province, c’est très-joli !

— Mais je ne m’occupe pas de l’argent, Marius, je n’y ai jamais songé.

— Tu as tort. Il faut, avant tout, savoir ce que l’on peut être dans la vie. Tu es un bon parti, et tu dois comprendre que cela te classe parmi les personnes indépendantes dans la société.

— Soit ; mais que ferai-je de cette indépendance ?

— Ce qu’en font toutes les femmes : tu te marieras.

— C’est-à-dire que je me dépêcherai de renoncer à cette indépendance si précieuse ?

— Tu te fais du mariage une idée fausse. Ce sont les malheureux et les petites gens pour qui le mariage est un joug. Les gens comme il faut ne songent pas à s’opprimer mutuellement.

— Qui les en empêche ?

— Quelque chose de très-fort et qui gouverne le monde : le savoir-vivre.

— Voilà tout ?

— Voilà tout, mais c’est tout. Tu crois à la religion, à la vertu, à l’amour peut-être ?

— Eh bien, et toi ?

— Moi, je crois à toutes ces choses aussi, mais en tant qu’elles font partie de la chose principale que j’appelle le savoir-vivre, c’est-à-dire le respect de soi et la crainte de l’opinion.

— Tout cela me paraît bien froid. Marius !

— Ma chère, il n’y a que le froid qui conserve, le chaud corrompt tout.

— Ainsi, je dois, avant tout, chercher mon mari dans le monde du savoir-vivre ?

— Oui, dans le monde dont tu es, et dont tu ne pourrais cesser d’être sans tomber dans une sorte de déchéance très-honteuse.

— Pourtant il y a, en dehors de ce monde-là, de grands esprits et de grands caractères ?

— Méfie-toi de ce qui est grand. La mer est grande, et c’est le nid aux orages. Si tu veux une destinée héroïque et difficile, ne me consulte pas, je n’ai pas le goût du compliqué et du surnaturel. Je vois le bonheur dans la convenance, ce qui est simple comme bonjour. Pas de vaine ambition, pas d’idées quintessenciées ! le bon sens pratique, les mœurs douces, les relations agréables, de la bienveillance et du bien-être ; la moquerie pour toute vengeance contre les sots, les égards et les soins aimables pour les gens qu’on aime ; du loisir, du calme pour élever ses enfants dans un milieu honoré et paisible : que faut-il de plus à deux esprits bien faits, à deux créatures raisonnables ? À force de revenir sur ce sujet, Marius me persuada qu’il était dans le vrai, et je me pris à rougir tout à fait de mes chimères. Je commençai à faire l’examen de ma conscience dans le passé et à voir que j’avais fait fausse route. Je me rendis compte de mes coquetteries instinctives vis-à-vis de Frumence, et je ne m’en consolai qu’en espérant qu’il ne s’en était jamais aperçu. Puis je me demandai ce qui fût arrivé, s’il eût été un ambitieux, un homme sans principes, ou seulement un caractère faible. Je vis devant moi l’épouvante d’une situation inavouable, des douleurs ridicules comme celles de Galathée, l’anathème du monde, le blâme de Jennie, le désespoir de ma grand’mère. Et tout cela eût pu m’arriver en dépit de l’innocence de mon âme et de la pureté de mes intentions ! Je me blâmai sévèrement, et je tâchai de me réconcilier avec moi-même en me disant que Marius me sauvait des vaines illusions : je devais lui en savoir gré.

Ma tête travaillait bien un peu sur tout cela, et, pour devenir calme, je faisais de grands efforts qui retardaient le calme. La première fois que je revis Frumence après la confession que je lui avais arrachée, je le revis avec d’autres yeux. Sa beauté physique, qui était réelle et qui m’avait toujours été indifférente, me sembla exprimer une valeur intellectuelle plus grande que je ne l’avais soupçonnée. Je me sentis irritée des regards de possession ardente que Galathée égarait sur lui. Je fus sérieuse et retenue avec lui comme jamais je ne lui avais fait l’honneur de l’être. Je l’étudiai sous le rapport de ce fameux savoir-vivre que Marius estimait si haut, et je trouvai qu’avec ses manières simples et son langage aisé Frumence avait l’aspect le plus distingué et les expressions les plus pures. J’en fis part innocemment à Marius, qui me répondit :

— Certes, Frumence est un garçon convenable et rempli de tact ; c’est la science et la vertu des subalternes.

Je fus choquée du mot et je le fis voir. Marius se prit à rire et me demanda si je marchais sur les traces de Galathée. Je fus si offensée de la comparaison, qu’il dut m’en demander pardon.

Cette petite querelle se renouvela pourtant, et j’en fus plus troublée qu’il ne fallait. Je pensai à Frumence malgré moi aussi souvent qu’à l’époque où j’y pensais volontairement pour le plaindre. Je ne planais plus sur lui, je n’étais plus l’ange de sa rêverie. Il devenait l’hôte importun, inexplicable, menaçant peut-être de la mienne. Je ne l’aimais pas, non certes, je ne pouvais pas l’aimer ; mais il était le représentant de l’amour fort et vrai, fidèle et soumis, tel que je l’avais conçu dans ma phase romanesque, et, quand je me reportais à cette heureuse époque où j’étais tout près de croire à des destins sublimes, je la regrettais et trouvais la réalité triste et plate. Bien souvent je m’écriai dans la solitude :

— Est-ce donc la peine de vivre ?

Le mal s’aggravant, je fis un véritable effort de courage : je résolus de me priver des leçons et des entretiens de Frumence. J’y fus aidée par le départ de Galathée, à qui Marius, cédant à mes prières, voulut enfin parler raison, Frumence lui-même commençait à s’apercevoir de l’amour de cette fille et à s’en montrer très-importuné. Marius se chargea de la dissuader et de la sermonner. Prise au sérieux pour la première fois, c’est alors qu’elle se crut trahie et raillée. Elle nous fit une scène de désespoir et s’en alla toute seule, un beau matin, retrouver sa mère, qui la gronda et nous la ramena le soir même. Jennie fut forcée de faire pressentir la vérité. Madame Capeforte ne montra pas sa colère, elle remercia humblement Jennie de ses bons avis, et Marius des bontés qu’il avait eues pour « sa pauvre enfant trop candide. » Elle s’en alla, nous bénissant tous, mais profondément humiliée, et nous jurant une haine implacable.

Je saisis l’occasion pour déclarer à Jennie que je ne croyais pas devoir continuer à me rendre aux Pommets le dimanche, il me paraissait probable, que Galathée, dans quelque accès d’idiotisme avouerait à sa mère combien elle était jalouse des « préférences » de Frumence pour moi, et dès lors madame Capeforte mettrait sur mon compte le tort ou le ridicule de l’aventure. Jennie comprit que j’avais raison, et se chargea de dire à ma grand’mère ce qui s’était passé.

J’entrai donc du jour au lendemain, et par ma propre volonté, dans une nouvelle phase de mon existence, la solitude morale, et je me risquai à porter sans l’aide de personne le terrible fardeau d’un cœur troublé et inoccupé. Je ne mis pas d’affectation à fuir Frumence. Il venait avec son oncle, qui nous disait la messe à Bellombre les grands jours fériés. Je le rencontrais quelquefois aussi dans mes promenades, et je l’abordais amicalement ; mais, comme j’étais toujours à cheval et lui à pied, nous nous quittions après avoir échangé quelques mots. Je ne lui envoyais plus mes extraits, je ne le consultais plus sur rien.

Marius eut, je crois, à Toulon, une petite affaire de cœur en ce temps-là, et, sous divers prétextes, ses visites hebdomadaires devinrent tout au plus mensuelles. Jennie avait si peu encouragé mon besoin d’expansion, que je ne lui parlai plus de mes perplexités. Je m’absorbai avec elle dans les soins à rendre à ma grand’mère, auprès de qui je travaillais presque tout le temps qu’elle était levée. Le soir, quand elle se retirait, — et c’était toujours de bonne heure, — je lisais encore un peu dans ma chambre. À six heures du matin, j’étais à cheval avec Michel jusqu’à dix, ou seule, à pied dans notre vaste enclos, d’où je sortais bien un peu pour passer de cette solitude à la solitude de nos ravins, plus cachés et plus déserts encore.

Je devins si studieuse et si rêveuse, que Jennie s’en alarma ; mais il fallut me laisser faire. Je ne pouvais plus vivre dans cet isolement terrible sans y développer mon intelligence avec passion. J’étudiai les langues anciennes, les sciences naturelles et la philosophie. Je lus les livres les plus sérieux, j’abordai la géométrie. Je trouvai moyen de remplir mes journées et peu à peu de ne pas les trouver assez longues pour tout ce que je voulais connaître, ou tout au moins comprendre dans la nature et dans l’humanité.

Je devins un esprit assez fort pour mon âge et pour mon sexe, ce qui ne m’empêcha pas de souffrir beaucoup du vide de mon cœur ; plus je travaillais à refouler ses aspirations, plus il reprenait ses droits dans les jours de révolte. J’arrivai à le regarder comme mon pire ennemi et à le traiter comme un coupable. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas cessé d’être pur, et qu’il ne revendiquait qu’une affection exclusive et sainte ; mais où la placer ? Ma raison lui répondait qu’elle n’avait pas de placement à lui offrir, et que l’amour sans but était un instinct dangereux qu’il fallait étouffer. Le travail intellectuel me fut une immense ressource, et, quand j’entreprenais une nouvelle étude, c’était avec tant de plaisir et d’ardeur que je me croyais à jamais calmée, à jamais triomphante ; mais des circonstances extérieures qu’il n’était pas en mon pouvoir d’empêcher ramenaient le trouble.

Ma grand’mère désirait me marier, et de temps en temps ses amis, M. Barthez, M. de Malaval, le docteur et quelques autres, venaient l’entretenir de vagues projets ou lui proposer des partis tout prêts à se présenter. Elle me consultait ou me faisait consulter par Jennie ; mais tout ce que l’on me disait de ces prétendants me déplaisait. Avant tout, je voulais ne jamais quitter ma grand’mère et m’assurer qu’on ne me séparerait pas de Jennie, et c’était là le difficile : les uns étaient marins, des êtres sans domicile et sans indépendance, qu’il eût fallu suivre ou rejoindre de rivage en rivage ; d’autres avaient des familles qu’ils ne pouvaient me sacrifier. On m’en nomma que j’avais rencontrés et qui me furent antipathiques dès que l’idée de tomber sous leur dépendance fut associée à leur souvenir. Ils me déplaisaient mortellement par la seule raison qu’ils ne m’avaient plu que médiocrement. La situation d’une fille à marier a ses angoisses et ses périls dont les hommes ne tiennent pas grand compte. Ils sont portés à trouver dédaigneuse et fantasque celle qui, sans avoir rien à leur reprocher, n’éprouve pas pour eux une sympathie soudaine. Moins difficiles que nous parce qu’ils savent qu’ils seront toujours nos maîtres, pour peu qu’ils aient quelques avantages personnels ou sociaux, ils pensent nous faire honneur en nous offrant leur protection. Nous qui savons qu’il faudra, en étant à eux, cesser d’être à nous-mêmes et à nos parents, nous avons grand’peur de cet étranger qui vient nous acheter et qui bien souvent nous marchande. Le désir et la curiosité de l’enfance font plus de mariages que le discernement. À quinze ans, on fait peu d’objections ; à vingt ans, on s’épouvante, et j’avais déjà cet âge-là quand les propositions devinrent sérieuses.

Je dois dire, au reste, qu’elles furent en petit nombre. Quelque réservée que je fusse, ma réputation de fille savante, très-raillée et très-incriminée par madame Capeforte et les siens, très-vantée et très-exagérée par M. Barthez et par ses amis, éloigna beaucoup les prétendants. Dans notre province, on est un peu barbare ; on a beaucoup de préjugés, de l’esprit et de l’imagination certainement, mais peu de culture et des mœurs rudes. Ensuite, j’appris indirectement et peu à peu que ma position romanesque d’enfant perdu et retrouvé inspirait des inquiétudes assez graves, et que la malveillance les exploitait contre moi. Les folies de Denise avaient trouvé de l’écho, et il ne faut pas demander par qui, du fond de son hospice d’aliénés, les paroles incohérentes de cette pauvre fille étaient colportées et commentées. Ces propos tendaient à faire croire que j’étais la fille de Jennie, et qu’en se flattant de me léguer sa fortune ma grand’mère nourrissait une chimère.

Pourtant M. Barthez, qui était son meilleur et son plus véritable ami, affirmait que, de toutes façons, mon avenir était aussi assuré que possible. Marius, qui s’en était préoccupé à ma requête, paraissait n’en pas douter, et Jennie, à qui je n’osais plus en parler que bien peu et bien rarement, tant je craignais de paraître soupçonner sa délicatesse, avait des affirmations si calmes, sa parole m’était si sacrée, que je regardais toute contestation sur mon identité comme une vaine et absurde clameur dont je ne devais pas me tourmenter un seul instant. Le croira-t-on ? je m’en tourmentais si peu, que je me prenais quelquefois à mépriser la sécurité de mon existence. Dans mes jours de spleen, j’eusse aimé à voir mon avenir menacé de quelque catastrophe qui eût donné carrière à ma volonté sans objet dans le présent. Il ne me déplaisait pas de rêver que j’étais un enfant du peuple destiné à retourner tôt ou tard à une vie de labeur et d’obscurité.

Et dans ce rêve, — je suis ici pour tout confesser, — j’entrevoyais un ami, un compagnon, un époux tel que Frumence, pauvre, inconnu, stoïque, travaillant de ses mains sous le soleil des jours et de son intelligence dans le silence des nuits. Un être réellement fort et courageux, dévoué jusqu’à l’oubli complet de soi-même, trempé dans le Styx et plus heureux de son devoir accompli que de toutes les faveurs de la gloire et de la fortune. Ce fantôme semblable à Frumence, ce n’était pas lui pourtant, ce ne pouvait pas être lui, puisqu’il aimait Jennie, et, d’ailleurs, je ne voulais pas que ce fût lui ; mais quiconque ne lui ressemblait pas à s’y méprendre ne me paraissait pas digne de ma confiance et de mon estime.

Cette préférence intellectuelle n’était pas une préoccupation constante. Je dois dire toute la vérité, ou du moins tout ce que je sais de cette énigme de ma vie. Je passai des jours, des semaines, des mois sans penser à Frumence, et, quand j’y pensais, c’était toujours avec une tranquillité morale de plus en plus assurée. Jennie ne me le rappelait guère. Plus absorbée encore que moi par sa tâche quotidienne, elle ne semblait jamais songer à lui, et, quand elle en parlait, c’était toujours à propos de quelque détail positif ou de quelque fait en dehors d’elle-même. Chaque jour écoulé sur cette éventualité de leur union semblait la rendre plus invraisemblable à ses yeux. Elle comptait ses années, et, si je venais à lui dire qu’elle était toujours beaucoup plus belle et presque aussi jeune que moi, elle haussait les épaules et répondait :

— Y songez-vous ? j’ai trente-trois ans !

J’ai bien compris plus tard pourquoi Jennie mettait ainsi toute la force morale dont elle était si largement douée à repousser l’idée de l’amour. Voyant que, par mon caractère et par ma situation, je n’étais pas facile à marier, elle ne voulait pas me donner le spectacle ou seulement l’idée d’un bonheur étranger au mien. Elle réussit presque à me faire oublier que Frumence aspirait à ce bonheur quand même, et qu’à l’attendre indéfiniment il trouvait une satisfaction digne d’elle et de lui.

J’essayai d’imiter ces deux êtres d’élite et de me désintéresser de moi-même pour ne vivre que par le sentiment du devoir. Hélas ! j’étais trop jeune pour accomplir sans efforts et sans rechute un si grand sacrifice. L’ennui me dévorait, l’ennui dans une vie aussi active et aussi studieuse que la mienne ! Eh bien, oui, c’était de l’ennui. Il y avait dans le jour des moments où les livres les plus attachants me tombaient des mains comme s’ils eussent pesé autant qu’une montagne ; à la promenade, il me prenait des envies furieuses de franchir des abîmes ou de me jeter sur l’herbe et de sangloter. La nuit, je voyais un spectre sans figure et sans nom se pencher sur mon épaule et m’arracher la plume des mains. Ce fantôme s’attachait à moi, je l’entendais me dire à l’oreille : « Prends garde ! entre le chemin que tu suivais autrefois et celui qu’il faudrait prendre aujourd’hui, il y a un abîme, un chemin qui ne conduit à rien. »

Un jour vint où je me sentis si effrayée de cette obsession, que j’espérai m’en délivrer en me jetant dans les bras de Marius : c’était le vertige de l’impasse.




XXXIV


Il avait rompu son amourette à Toulon, et il redevenait assidu chez nous. Cette petite campagne dans le monde de l’émotion ne l’avait pas changé d’un iota ; il me disait comme auparavant, comme il m’avait toujours dit : « Le bonheur, c’est l’absence de soucis ; c’est un état négatif. »

J’écoutai une dernière fois ses théories inébranlables, j’enviai la placide indifférence, et je lui demandai avec une hardiesse triste s’il ne pensait pas qu’à nous deux nous pourrions un jour réaliser son rêve. Sa surprise parut extrême.

— Ah çà, répondit-il en riant d’un rire nerveux, j’espère que tu ne vas pas me dire que tu es éprise de moi ?

— Sois tranquille, je ne le suis pas. Je te connais et je me connais assez moi-même à présent pour voir qu’on peut parler du mariage comme de toute autre chose raisonnable. As-tu quelquefois songé que nous pouvions nous marier, si bon nous semblait ?

— Ce ne serait pas si aisé que tu le penses. Je suis ton égal pour la naissance, et le mariage me ferait ton égal pour la fortune ; mais ta grand’mère, qui n’a plus d’initiative et qui a peut-être encore un peu d’ambition pour toi, aurait besoin de ton initiative, à toi, pour se décider.

— Cela revient à dire que tout dépend de moi.

— Et de moi, s’il te plaît !

— Sans doute, et voilà ce que je le demande. Serais-tu content d’être mon mari ?

— Attends que j’y pense.

— Ce sera donc la première fois ? Sois sincère !

— Je veux être sincère. J’y ai pensé cent fois. Il n’en pouvait pas être autrement. Tu es certainement la personne que j’aime le mieux au monde, ce qui ne veut pas dire que je mourrai de désespoir si tu en épouses un autre, un autre plus riche, plus instruit et plus aimable ; c’est ton droit. Et c’est parce que je t’ai toujours reconnu ce droit-là que je n’ai jamais pensé à toi comme à quelqu’un dont on fait dépendre sa vie. Est-ce clair ?

— Oui, et c’est parfaitement raisonnable.

— C’est raisonnable et loyal.

— C’est conforme au savoir-vivre.

— Ah ! Lucienne, je t’y prends ! tu y mets de l’ironie, ma petite !

— Non, je me conforme à ton vocabulaire pour éviter les malentendus.

— Écoute, ma fille : si c’est une épreuve que tu veux tenter, épargne-toi cette peine. Je ne te ferai jamais la cour, c’est-à-dire que je ne te ferai jamais de mensonges. Je ne ferai pas des yeux blancs et des soupirs à faire tourner les moulins de Galathée. Je ne me ferai jamais berger, je ne te prendrai jamais les mains et jamais je ne te demanderai un doux baiser sous l’ombrage. Tu ne me verras jamais un genou en terre devant toi. Outre que ce serait fort bête, ce serait fort mal. Tu n’es plus un enfant ; tu sais qu’une jeune fille, si bien élevée qu’elle soit, sans avoir des sens comme Galathée, peut avoir des nerfs ; et moi, je sais qu’un homme bien né ne doit pas chercher à surprendre les nerfs ou les sens d’une jeune fille sans avoir sa confiance entière, librement accordée sous l’empire de la raison. Voilà où je ne suis pas un rustre et où tu pourras reconnaître que le savoir-vivre dont je me pique est la véritable vertu d’un garçon de mon âge.

Je fus très-satisfaite du langage de Marius. Quoique j’en pusse dire et penser, j’aimais le grand ; nous étions des enfants de l’Empire, et, toute légitimiste que l’on m’avait faite, les fumées de l’héroïsme flottaient encore dans mon cerveau. Je m’imaginai voir quelque chose de très-grand dans la froideur systématique de Marius, et le fantôme de Frumence m’apparut plus forcé que sincère. Marius était naïf dans sa philosophie ; son stoïcisme, c’était lui-même en chair et en os. Je pris le néant pour la puissance.

— Je suis contente de toi, lui répondis-je. C’est ainsi que je comprends l’estime réciproque que nous nous devons. Il te reste à me dire si, en supposant que j’eusse l’initiative nécessaire auprès de ma bonne maman, tu m’en saurais véritablement gré.

— Comment l’entends-lu ?

— Serais-tu véritablement heureux à ta manière en partageant ma vie ?

— Oui, si ta vie doit rester ce qu’elle est.

— Comment l’entends-tu à ton tour ?

— C’est-à-dire si tu penses pouvoir rester dans les idées justes que tu as maintenant et prendre confiance tout à fait dans les miennes.

— J’ai confiance dans ton caractère, et je désire conserver des idées justes. Que puis-je te dire de plus ?

— Eh bien, nous en reparlerons, nous nous consulterons à loisir, et, si dans quelque temps nous sommes contents l’un de l’autre, nous nous arrêterons à l’idée de ne plus nous quitter ; si, au contraire, nous reconnaissons qu’elle n’est pas réalisable, nous la rejetterons sans cesser de nous estimer et d’être les meilleurs amis du monde ; cela te va-t-il ?

— Parfaitement.

À partir de ce moment, je me crus en possession d’un véritable repos d’esprit. Je pensai à Marius comme j’aurais pensé à acquérir une maison saine et solide, ou une bibliothèque destinée aux loisirs simples et sérieux de toute ma vie. Je recouvrai le sommeil, ma tristesse se dissipa. Je fis des projets de bonheur pour les autres. Je gardais Jennie près de moi et je lui faisais épouser Frumence, qui devenait le précepteur de mes enfants. Marius rendait pleine justice à ces bons amis. Je ne serais jamais séparée d’eux. Je n’aurais jamais d’autre domicile que celui de ma chère grand’mère. Je ne serais jamais séparée d’elle non plus, vivante ou morte. Je conserverais religieusement les choses créées et arrangées par elle ; je vivrais dans la religion des souvenirs.

Marius tint sa promesse : il ne me fit pas la cour ; mais mon air grave et décidé lui donna confiance. Il fut plus aimable qu’il ne s’était jamais donné la peine de l’être. C’était une déférence soutenue, des attentions constantes, une obligeance fraternelle sans aucune affectation et qui n’avait rien de prémédité. Il semblait subir, sans le savoir, le charme d’un sentiment plus délicat que nos habitudes de camaraderie. Il était parfait pour ma grand’mère, qui le reprenait en amitié et recommençait à le gâter. J’y aidais de mon mieux. Je trouvais fort doux de pouvoir, moi aussi, gâter quelqu’un, et j’abandonnais mon cœur à une amitié qui me paraissait devoir remplacer l’amour avec avantage.

Je ne veux être ni ingrate ni injuste envers Marius. Il fut, je le crois, de très-bonne foi, en ce sens que, voulant tenir de moi son bonheur, c’est-à-dire l’aisance, les petits soins et la sécurité, il était bien décidé à m’en récompenser par de la douceur, des égards et les mille petites condescendances de la vie intime. Il n’eût pas fallu, il ne fallait rien lui demander en dehors de sa nature, et ne pas chercher à lui faire comprendre ce qui dépassait son horizon. Avec une femme sans imagination et sans vive sensibilité, il eût été le modèle des époux. Je m’efforçais de devenir semblable à lui et de changer mes instincts : il pouvait bien s’y tromper et me promettre avec sincérité de me rendre heureuse. D’un dimanche à l’autre, notre mutuelle confiance faisait insensiblement du progrès. Il obtint, à l’automne de 1824, un congé d’un mois qui nous lia tout à fait. Il aimait la chasse, et, comme il tenait à garder son indépendance, il affecta d’abord d’y aller tous les jours, pour voir si j’en serais piquée. Je ne le fus que de voir qu’il me soumettait à une épreuve, et je n’en fis rien paraître. Il m’en tint compte et n’y retourna plus. Il passa tout son temps près de moi, feuilletant mes livres, les critiquant un peu à tort et à travers et paraissant s’y intéresser quand même, me conseillant dans les soins du ménage comme un homme qui s’entend à tout simplifier, m’aidant à distraire ma grand’mère, m’accompagnant à la promenade sans paraître chercher le tête-à-tête, mais sachant le faire naître et en profiter pour me faire apprécier l’avenir tel qu’il l’entendait.




XXXV


Je désirais consulter Jennie ; Marius m’en empêcha et me prouva que c’était son droit de ne souffrir aucune influence entre lui et moi.

— Je ne veux pas plus qu’on te parle en ma faveur, me dit-il, qu’à mon préjudice. Je crois que Jennie m’estime maintenant, et je suis presque certain qu’elle le conseillerait de me choisir : je crois la même chose de Frumence ; mais me vois-tu d’ici acceptant la confiance de seconde main et la caution de nos amis auprès de loi ? Non, je ne souffrirai pas cela : j’en serais humilié. Je ne t’ai pas demandé d’être ton mari ; jamais je ne t’en aurais parlé, quand bien même je l’eusse désiré passionnément, ce qui n’est pas dans mes cordes. L’idée est venue de toi, et elle peut être bonne ; mais je ne veux te devoir qu’à toi-même, et tant qu’il te restera la plus petite hésitation, je m’en tiens au rôle de frère, que je trouve très-facile et dont j’ai l’habitude.

Il eut d’autres fiertés qui me plurent. Il ne voulut jamais reprendre son cheval, qui était devenu mien, et il employa, ses économies à s’en procurer un autre, afin de m’escorter à la promenade et de me prouver qu’il gagnerait toujours assez pour se vêtir et se monter.

— Un homme n’a pas grand’peine à se donner, disait-il, pour n’avoir besoin de personne. Si je reste pauvre, j’aurai assez d’ordre pour qu’il n’y paraisse pas, et, si je n’ai pas de bonheur, j’aurai l’air de n’être pas malheureux.

Un jour, nous allâmes revoir le Regas. Il m’aida à grimper, et, quand je fus en haut, il redescendit chercher Jennie, qu’il aida tout aussi consciencieusement, pour me bien prouver qu’il ne me faisait pas la cour. J’eus envie de certaines fleurs ; il gravit des roches difficiles et fit un gros bouquet qu’il me jeta, au lieu de me l’apporter. Jennie s’en étonna un peu.

— Lucienne sait bien, lui dit-il en redescendant, que je ne suis pas galant, mais complaisant avec elle.

Cette manière de m’attirer à lui en feignant de se croiser les bras toucha ma fierté. Un jour que nous étions assis sur les rives du petit lac de la Salle verte, il nous vint des souvenirs d’enfance, et il y eut comme un léger attendrissement chez lui.

— Te rappelles-tu, me dit-il, qu’en ce lieu même, il y a six ans, tu m’as demandé si je croyais possible que nous eussions un jour de l’amour l’un pour l’autre ? Eh bien, nous avons beaucoup mieux, nous avons la vraie amitié, et nous pensons au mariage comme à la plus grande preuve d’estime que nous puissions nous donner.

— Es-tu décidé, Marius ?

— Je suis décidé et archidécidé à trouver bon le parti que tu prendras, que ce soit oui ou non.

J’essayai de comparer en moi-même la fermeté de Marius vis-à-vis de moi à celle de Frumence vis-à-vis de Jennie ; mais je sentis que ce n’était pas la même chose, et je ne voulus pas y songer trop. Je ne sais si je comprimai un dernier soupir d’adieu au rêve de l’amour, mais je pris une résolution énergique pour m’en délivrer.

— Demain, dis-je à Marius, je ferai savoir à ma grand’mère que j’ai résolu de l’épouser, si elle y consent.

— Mais si elle dit non ?

— Pourquoi dirait-elle non ?

— Supposons toujours.

— Je la prierai de dire oui, et j’y reviendrai tous les jours jusqu’à ce qu’elle le dise.

— Alors, elle le dira ; car jamais elle n’a voulu, que ce que tu veux.

— Ainsi, nous voilà fiancés ?

— Oui, répondit Marius.

Et, quittant mon bras, il s’éloigna brusquement. J’étais fort surprise. Il revint un instant après.

— Pardonne-moi, me dit-il. Je crois que j’étais ému, et j’ai craint, en te remerciant tout de suite, de te dire des bêtises. C’est devant ma tante, quand elle aura consenti, que je dois te dire combien me touche ta générosité de cœur. Autrement ce serait mal, et je ne dois pas me conduire comme un enfant.

Un mois plus tard, après quelques hésitations, quelques conférences avec Jennie, quelques renseignements pris de nouveau à Toulon sur la conduite de Marius, ma grand’mère disait oui. Jennie partageait ma foi dans Marius, Frumence me complimentait sérieusement de mon choix. Tous trois pensaient que j’avais toujours aimé mon cousin, et qu’il en était venu à le comprendre et à le mériter. Ma bonne maman dispensa Marius de toute effusion de reconnaissance en lui traçant une sorte de cérémonial religieux et touchant.

— Ne dites rien, mon enfant, lui dit-elle ; mettez-vous à genoux devant moi, et, les mains dans les miennes, jurez-moi de rendre ma fille heureuse !

Marius obéit d’un air très-recueilli et demanda la permission de m’offrir une bague en diamants qui lui venait de sa mère.

— Vous ne l’avez donc pas vendue, mon fils ? lui dit ma bonne maman attendrie, et pourtant vous avez eu un moment de gêne ! Eh bien, voilà une délicatesse qui me touche, et vous en êtes bien récompensé aujourd’hui en la voyant au doigt de Lucienne.

On servit le dîner, et j’y vis apparaître M. Costel et Frumence, les seuls confidents de nos fiançailles, Il avait été décidé avec eux que tout serait tenu secret jusqu’à l’arrivée du consentement de mon père, à qui l’abbé, devait écrire tout de suite au nom de ma bonne maman. Marius devait partir le soir même pour Toulon et ne plus revenir chez nous que l’autorisation paternelle ne fût donnée. Ainsi l’exigeaient les convenances de famille, et nous les acceptâmes sans objection.

Le dîner commença gravement. Ma grand’mère s’efforça de l’égayer autant que ses infirmités lui permettaient de se mêler à une conversation dont elle ne saisissait que quelques mots. La seule personne qu’elle entendît toujours, c’était Jennie, qui connaissait, disait-elle, sa bonne oreille. Hélas ! laquelle ? Mais Jennie se tenait debout derrière sa chaise et lui jetait adroitement le mot de repère pour la mettre au courant. Ma bonne maman devinait le reste et riait. Elle voulut boire deux gouttes de vin muscat, et elle se sentit plus forte, Elle nous dit d’excellentes choses avec beaucoup d’esprit. Son jugement était toujours parfaitement sain. L’abbé fut aussi très-bon et très-sensé. Frumence eut de l’éloquence pour Marius, qui n’eut que de l’à-propos et des reparties aimables.

Jennie se tenait à quatre pour nous paraître enchantée, mais je surpris de l’émotion et je ne sais quelle inquiétude sur son visage. Je crois qu’elle trouvait Marius trop paisible. Quant à moi, je jouais à merveille mon rôle d’accordée ; je me sentais investie d’une dignité nouvelle, et j’avais à garder à Marius ma promesse de sérénité inébranlable. Pourtant deux ou trois fois une émotion douloureuse, une terreur atroce m’étreignirent le cœur ; le sang me monta au visage, la crainte de m’évanouir me rendit pâle comme la mort, des sanglots s’amassèrent dans ma poitrine. Pourquoi ? Il m’eût été impossible de le dire ; mais cela était ainsi, et, pour qu’on ne s’en aperçût pas, je souffris le martyre.



XXXVI


J’ai terminé la longue et fidèle analyse de mon développement intellectuel et moral. Je dois le résumer en peu de mots. J’avais débuté par une phase de tendance au merveilleux, résultat inévitable des circonstances anormales exploitées devant moi par les mystiques extravagances de ma nourrice. Jennie m’avait apaisée. Grâce à elle et aux leçons de Frumence, j’avais atteint tranquillement et avec profit l’adolescence. Alors, j’avais été un peu abrutie du côté du raisonnement, en même temps que surexcitée du côté de l’imagination par les romans de miss Agar. Frumence m’avait encore guérie par l’instruction réelle et solide ; mais c’était le moment où mon cœur cherchait à tâtons, pour ainsi dire, le but de sa vitalité, et j’avais conçu un bizarre mélange de stoïcisme et de poésie. Puis le désenchantement s’était produit à la suite d’une déception de ma vanité. J’avais failli regretter Frumence, et, rougissant de moi, j’avais châtié mon cœur en voulant le tuer. Je m’étais jetée dans l’amitié calme et dans le mariage de raison ennobli par un sentiment de générosité envers mon pauvre cousin.

Telle que j’étais, j’avais acquis, dans une vie monotone et paisible à la surface, l’expérience de moi-même et la force secrète que procurent des souffrances ou des agitations internes assez vives. Je m’étais trop aimée et appréciée trop haut. Je ne m’aimais plus assez, je faisais trop bon marché de moi-même, mais j’avais de l’énergie. J’étais sérieuse, sincère, désintéressée à l’excès et encore assez vaillante pour supporter les vicissitudes inattendues d’une destinée exceptionnelle.

Ce fut un jour marqué par la fatalité que celui où ma première initiative extérieure amena mes fiançailles avec Marius. Le dîner dura plus longtemps que de coutume ; mes alternatives de terreur et de victoire sur moi-même menaçaient de se trahir, et j’étais véritablement impatiente d’aller m’enfermer avec Jennie, pour pleurer dans son sein et recevoir d’elle l’explication ou l’apaisement de mon trouble. L’abbé Costel, qui devait coucher à la maison, mais qui n’avait pas l’habitude de veiller, eût souhaité qu’on sortît de table, afin qu’il pût écrire la lettre solennelle à mon père. Ma grand’mère ne paraissait plus y songer, quand Jennie me fît remarquer qu’elle était un peu rouge et s’endormait, le sourire sur les lèvres. Nous la conduisîmes au salon, où elle dormit tout à fait dans son grand fauteuil. Ce n’était pas dans ses habitudes.

— Elle s’est un peu trop agitée aujourd’hui, dit Jennie, il faut la laisser reposer.

Et, se mettant à genoux devant elle, elle soutint sa tête qui penchait en avant.

— Monsieur l’abbé, faites votre brouillon de lettre, ajouta-t-elle. Quand madame s’éveillera, on le lui fera entendre, et, si elle l’approuve, vous écrirez demain matin, puisque aussi bien ça ne partirait pas ce soir.

L’abbé se mit à écrire en consultant Marius sur ses nom, prénoms et qualités, et Frumence, assis à la même table, aidait son oncle à mettre de la clarté dans sa rédaction et à combattre le sommeil.

En ce moment, la porte s’ouvre avec précaution, et Michel me fait signe d’aller à lui. Croyant qu’il s’agissait de quelque détail de ménage, je passe dans la salle voisine, où je trouve notre parent, M. de Malaval, avec M. Barthez.

— Ce n’est pas à vous, ma chère enfant, que j’aurais voulu parler d’abord, dit ce dernier en me serrant la main. On m’a dit que l’abbé Costel était là : puis-je le voir et l’entretenir sans que votre bonne maman s’en aperçoive ?

Je répondis que ma grand’mère dormait et que j’allais appeler l’abbé.

— Inutile ! dit M. de Malaval en m’arrêtant.

Et, s’adressant à M. Barthez :

— Elle n’a pas beaucoup connu son père, cette chère Lucienne ?

— Elle ne le connaît pas du tout, répondit M. Barthez.

— Ah ! pardon ! reprit M. de Malaval, qui, on se le rappelle, n’avait jamais de souvenirs conformes à la vérité ; lorsqu’il est revenu en France à l’époque… Attendez… C’était en 1807. J’en suis sûr, je l’ai vu ; il m’a dit…

— Ce n’est pas le moment de rêver des choses qui ne sont jamais arrivées, reprit M. Barthez avec impatience. Le marquis n’est jamais revenu de l’émigration, et Lucienne ne l’a jamais vu.

— Si vous vous figurez cela, dit M. de Malaval, raison de plus pour…

— Vous avez un malheur de famille à nous apprendre ? m’écriai-je en m’adressant à M. Barthez. Mon père ?…

— Vous ne l’avez jamais vu, mon enfant ? répondit-il. Eh bien, vous ne le verrez jamais !

Je fus plus frappée de cette réflexion que de la nouvelle en elle-même, et ce que notre ami croyait être une consolation pour moi fut une amertume. J’avais besoin de pleurer, mes larmes trouvèrent cette issue. Marius, qui était près de la porte ent’rouverte, me vit et accourut près de moi.

Après lui avoir fait refermer cette porte, M. de Malaval, redressé à chaque instant par M. Barthez, vint à bout de nous apprendre qu’il avait reçu dans l’après-midi la nouvelle de la mort du marquis de Valangis, nouvelle officielle, rédigée par l’avocat de sa famille, M. Mac-Allan. Mon père était mort dans sa propriété du Yorkshire, par suite d’une chute de cheval à laquelle il n’avait survécu que deux heures, sans recouvrer l’usage de ses sens. Ainsi je ne pouvais même pas me flatter qu’à son heure suprême il eût eu une pensée pour moi.

— Chargés d’apporter cette triste nouvelle à votre bonne maman, me dit M. Barthez, nous n’avons pas voulu le faire sans les ménagements convenables. À son âge, de pareilles crises sont dures à supporter. Nous allons donc nous retirer sans qu’elle nous voie, et c’est à vous, mes chers enfants, avec l’aide de l’abbé Costel et de la digne madame Jennie, de la préparer peu à peu. Vous choisirez le moment de santé convenable. Mettez-y quelques jours s’il le faut ; rien ne presse absolument. Pourtant j’ai des raisons pour vous dire, Lucienne, que je voudrais pouvoir causer avec elle avant la fin de la semaine. Arrangez-vous pour qu’elle sache alors l’événement.

Comme nous les reconduisions, M. de Malaval, voyant que j’étais bouleversée et sachant que Marius était positif, crut devoir lui indiquer à demi-voix une consolation à me donner.

— Allons, allons ! lui dit-il, puisqu’elle a si peu connu son père (il tenait à ce que je l’eusse connu un peu), dites-lui donc qu’elle va être très-riche. Il laisse de son second mariage une demi-douzaine de petits Anglais, mais on assure qu’il laisse aussi une demi-douzaine de millions sterling.

— Vous n’en savez rien du tout, reprit M. Barthez ; mais Lucienne est fort peu sensible à l’argent, et ce n’est pas le moment de lui en parler.

Je lui serrai la main et je rentrai avec Marius au salon, où ma grand’mère dormait toujours, appuyée sur l’épaule de Jennie, tandis que l’abbé, aidé de Frumence, continuait à rédiger cette lettre solennelle destinée à un mort.

Le contraste de cette tranquillité d’occupation dans le demi-jour de l’appartement avec le tableau tragique que la mort de mon père présentait à mon imagination m’ôta la force de parler. J’allai m’asseoir près de ma grand’mère pour relayer Jennie, à qui je fis signe d’aller auprès de la table, où Marius lui apprit, ainsi qu’à l’abbé et à Frumence, de quelle lugubre façon le consentement de mon père venait de nous arriver.

— Qui est-ce qui est mort ? dit tout à coup ma grand’mère en s’éveillant sur un mot que Marius avait trop articulé.

— Personne, dit Jennie, qui avait de la présence d’esprit pour tout le monde : je disais à Marius de ne pas parler si fort, parce que vous reposiez.

— Je ne crois pas avoir dormi, reprit ma grand’mère. J’ai la tête lourde. Mes enfants, votre vieux vin et vos jeunes amours m’ont grisée. À demain la lettre. Il faut que je dorme tout de bon.

Jennie l’emmena, et, après quelques paroles d’affectueuse condoléance qu’il m’adressa, l’abbé se retira aussi. Frumence crut devoir me laisser seule avec mon fiancé.

— Eh bien, me dit celui-ci, pourquoi donc cette grande douleur, ma chère enfant ? Il ne s’est jamais conduit envers toi comme un père, et, s’il eût vécu, peut-être eût-il suscité des inquiétudes et des contrariétés à ta bonne maman à l’occasion de notre mariage. C’est triste à dire, mais cette mort subite est presque un événement providentiel pour nous aujourd’hui.

— Je ne sais pas, répondis-je, un peu blessée de ce langage, si la mort d’un père, quel qu’il soit, peut être regardée comme un bienfait de la Providence ; mais je sais bien que des fiançailles, si heureuses qu’elles paraissent, sont attristées et comme menacées par une nouvelle si grave.

— Écoute, Lucienne, reprit Marius, un peu blessé à son tour. Tu as l’air de me croire préoccupé d’intérêts positifs. Je te déclare que je n’ai jamais su que par ouï-dire la fortune attribuée à ton père ; mais je me suis toujours dit que tu aurais certainement une part très-mince, peut-être nulle, à son héritage. Enrichi par le fait de sa seconde femme, il doit avoir pris des précautions pour assurer aux enfants qu’elle lui a donnés les biens qui leur viennent, soit d’elle, soit de lui. Je trouve cela très-naturel, et je n’ai aucun regret que les choses soient ainsi ; mais, si je m’applaudis de voir qu’il n’y a pas d’obstacle entre nous, n’en conclus pas, je te prie, que je prends au sérieux les gasconnades de Malaval, et que je me réjouis des millions sterling qu’il annonce.

— Vraiment, Marius, je ne sais de quoi tu me parles ; il s’agit bien de millions et d’héritages ! Tu ne songes pas à la tâche qui nous est imposée à tous les deux, d’annoncer à ma pauvre grand’mère que son fils unique est mort sans lui dire adieu et sans recevoir sa bénédiction ! Et si elle en mourait elle-même ?

— Ce serait là un vrai malheur ! reprit Marius en m’essuyant les yeux avec mon mouchoir ; mais les larmes ne remédient à rien, et je l’aurais cru plus de courage dans les grandes épreuves… Allons, va te reposer, te voilà toute consternée ! Moi, je vais trouver Frumence et régler avec lui un plan de conduite bien prudent pour ménager le coup fatal à ma pauvre tante. Cela est plus pressé et plus utile que d’en déplorer l’effet d’avance.

Il avait le ton sévère et un peu ironique. Je sentis qu’il prenait déjà possession de moi comme d’un enfant que l’on doit conduire par la main et pousser en avant dans la lutte de la vie. J’en fus effrayée, bien qu’il n’y eût réellement pas lieu de lui donner tort.




XXXVII


Je ne pus causer avec Jennie. J’allai la rejoindre auprès de ma grand’mère, qu’elle voulait veiller. Elle ne la trouvait pas bien. Son inquiétude passa en moi ; nous restâmes assises sans nous rien dire jusqu’à une heure du matin. Alors, Jennie m’envoya coucher malgré moi ; mais je ne dormis guère, et dès le jour j’allai voir ma bonne maman, qui dormait bien et avait repris son aspect accoutumé. Elle se leva, comme à l’ordinaire, avec toute sa tête, et demanda l’abbé, qui lui lut le brouillon de lettre rédigé la veille. Elle voulut signer d’avance la page blanche destinée à cette missive, puis elle prescrivit à Marius de s’en charger en retournant à Toulon, ainsi qu’elle l’avait décidé la veille. Marius feignit de s’en aller et revint, car il se sentait nécessaire, et je désirais aussi qu’il fût là à tout événement. Il se tint hors de sa vue, ce qui n’était pas difficile, la pauvre femme voyait si peu ! J’avais dû lui diriger la main pour signer cette fatale lettre, qui ne devait jamais partir. Dans la journée, la voyant très-calme, j’essayai de lui parler de mon père à propos de mon mariage. Elle avait coutume d’éluder ce sujet ou de répondre laconiquement. Par exception, elle répondit avec une émotion visible :

— Ton père, me dit-elle, est un étranger pour toi ; mais il a beau nous avoir oubliées, il se souviendra de faire son devoir quand le moment sera venu. Et puis le temps est un grand conseilleur. Ton père est encore bien jeune, il n’a guère que quarante-quatre ans ; il ne se dit pas que j’en ai plus de quatre-vingts, et que, s’il tarde trop à venir, il ne me trouvera plus ; mais enfin je veux espérer encore qu’à l’occasion de ton mariage il va se décider à penser à nous.

— Ne nous flattons pas de cela, grand’mère, il n’aime pas la France ; il a une autre famille, il ne me connaît pas…

— Et moi, il ne me connaît plus ?… Ne me dis pas des choses si dures, ma petite ! On n’oublie pas sa mère. Qu’il vienne ou non, laisse-moi l’illusion. Quand je n’en aurai plus, je mourrai.

Effrayée et attendrie de trouver ce cœur de mère si saignant encore, je dus reprendre mes paroles et feindre de partager ses espérances. Le lendemain, il fut encore plus impossible de songer à la détromper, et, le surlendemain, Jennie ne réussit qu’à raviver la tendresse endormie et à faire couler des larmes que j’eusse payées de mon sang.

— Ah ! Marius, m’écriai-je en retournant auprès de mon fiancé, qui m’attendait au jardin, nous avons fait un crime ! Nous avons voulu nous marier, c’est-à-dire mettre dans la vie de ma bonne maman un événement trop fort pour elle ; nous voilà cherchant le moyen de lui porter un coup terrible pour hâter ses résolutions. Elle en mourra, je te le jure, et c’est nous qui l’aurons tuée !

— Eh bien, répondit Marius sans hésiter, épargnons-lui cette épreuve… Attendons six mois, un an, s’il le faut, c’est-à-dire s’il y a moyen d’empêcher la vérité d’arriver jusqu’à elle. Ce ne sera pas facile, il faudra faire bonne garde, Lucienne !

— Je m’en charge, et Jennie aussi. C’est, d’ailleurs, très-facile. Retourne à tes affaires, et sois sûr que je te tiendrai compte de la patience avec laquelle tu m’attendras.

— Je ne sais où tu prends que j’aie besoin d’une si grande patience, dit Marius. Nous sommes jeunes et nous avons du temps devant nous ; j’ai la parole, et tu as la mienne. Si tu perds ta grand-mère, tu ne dépends plus que de toi-même. Enfin, si tu veux te raviser,… tu sais que je suis l’homme des procédés et des choses de bon goût.

Notre épanchement tournait plus que jamais à la sécheresse quand M. Barthez arriva. Ce fut un dérivatif que Marius me parut apprécier surtout en ce moment-là. Je les laissai ensemble pour avertir ma bonne maman de la visite de son vieux ami, mais après avoir bien déclaré à celui-ci que je ne la trouvais nullement disposée à apprendre la fatale nouvelle, et en lui faisant promettre qu’il ne la lui annoncerait pas.

Quand je revins prier M. Barthez d’attendre qu’elle fût éveillée, je trouvai Marius dans un dialogue assez animé avec lui. M. Barthez n’ignorait pas nos fiançailles, et il s’en réjouissait. Il avait bonne opinion de l’esprit de conduite de Marius, et il se faisait un plaisir de lui donner des conseils pour sa gouverne. M. Barthez était un homme excellent, loyal, serviable, un peu imprévoyant, un peu atermoyeur comme la plupart des gens qui m’entouraient, et aussi comme beaucoup de Provençaux que j’ai connus. Je vis qu’il était occupé à rassurer Marius sur les éventualités auxquelles pourrait donner lieu la mort de mon père.

— Ne craignez rien, lui disait-il ; outre que Jennie a des preuves qui répondent à certaines objections, il y a un testament aussi régulier que possible, où madame de Valangis a disposé en faveur de Lucienne de toute la quotité disponible, c’est-à-dire de la moitié de sa fortune, et, quant au reste, elle devait s’en rapporter à la bonne grâce et à la délicatesse du marquis. J’aurais préféré qu’elle assurât cet héritage à Lucienne sans la désigner comme sa petite-fille, parce qu’il pourrait y avoir matière à contestation sur son état civil, si on avait affaire à des personnes hostiles. Madame de Valangis a repoussé ce conseil comme une précaution injurieuse envers la générosité de son fils, et je n’ai pas dû insister.

— Mais son fils n’est plus, dit Marius, et ses héritiers pourraient être hostiles.

— Ses héritiers sont des enfants immensément riches du chef de leur mère : quel intérêt auraient-ils à dépouiller Lucienne d’une succession relativement minime ? Ce que j’aurais souhaité aujourd’hui, c’est que madame de Valangis pût faire écrire à sa belle-fille, comme tutrice légale des enfants du second lit, pour s’entendre avec elle sur des dispositions à prendre, peut-être, sur l’échange de quelque petite propriété acquise en Angleterre par M. de Valangis contre l’intégralité de la terre de Bellombre. Lucienne, en renonçant à sa part de la succession de son père, acquerrait ainsi toute sécurité pour celle de sa grand’mère, et la veuve du marquis doit avoir les pouvoirs nécessaires pour régler cette situation, ne fût-ce que provisoirement.

— L’important, reprit Marius, qui me fit l’effet de connaître et de juger ma situation mieux que moi, ce qui n’était pas difficile, mais encore mieux que Barthez lui-même, serait de savoir si le marquis de Valangis a donné son adhésion au testament de sa mère en faveur de Lucienne.

— Quant à cela, il ne l’a ni donnée ni refusée, car il n’a pas écrit une ligne à cet égard. Ses lettres ont été de plus en plus rares depuis son second mariage, et les termes en sont si vagues, qu’on peut y voir tout ce qu’on veut. Il a eu certainement connaissance du testament de sa mère, qui l’a consulté avant de l’écrire, et pourtant il n’a jamais exprimé son opinion sur cet acte. On pourrait croire qu’il ne l’a pas cru sérieux, ou qu’il n’a pas reçu les lettres qui lui en donnaient avis. Il a agi à peu près de même lors de la recouvrance de Lucienne : il ne s’en est jamais réjoui que sous bénéfice d’inventaire, et en aucun temps il ne l’a appelée sa fille. Il y a même des lettres de lui — je les ai toutes chez moi et je les ai relues avant de venir vous trouver — où il parle d’elle comme d’une fantaisie, c’est son expression.

— Comment puis-je être une fantaisie ? demandai-je à M. Barthez, stupéfaite d’étonnement.

— Vous seriez un enfant quelconque que madame de Valangis aurait eu la fantaisie d’élever comme sa petite-fille pour se consoler de l’avoir perdue.

— Vous n’aviez jamais fait part de ces détails à Lucienne ni à moi ! reprit Marius rêveur.

— Ils eussent été gratuitement pénibles. Madame de Valangis ne les a confiés qu’à moi, et vous ferez sagement l’un et l’autre de n’en parler jamais à personne. Les choses sont changées aujourd’hui, et je ne vois guère que la veuve Woodcliffe qui pourrait vous chercher noise. Mais à quoi bon ?

— Qui appelez-vous la veuve Woodcliffe ?

— La riche veuve que M. de Valangis a épousée en secondes noces, et qui, ne le trouvant sans doute pas assez grand seigneur, a continué à s’appeler lady Woodcliffe en y ajoutant le titre de marquise de Valangis.

— Et comment mon oncle était-il marquis ? demanda Marius, qui devenait de plus en plus songeur.

M. Barthez, soit à dessein, soit par distraction, ne répondit pas, et, revenant à son propos :

— Cette dame n’aurait aucun intérêt, pour son compte, à être jalouse du nom et de la fortune de Lucienne, puisqu’elle a une fortune et un nom plus considérables pour elle et pour ses enfants. C’est une très-grande dame, qu’il ne faut pas s’attendre à voir agir mesquinement. De son côté, M. de Valangis avait tellement négligé sa mère, abandonné ses amis et oublié son pays, qu’il n’a pas dû laisser d’instructions contre ce qui a pu être fait ici en son absence. Donc, je pense, mes chers enfants, qu’il n’y a rien d’inquiétant pour vous dans l’avenir. Pourtant, comme l’excès des précautions ne peut nuire, je suis d’avis que Lucienne prenne sur elle d’informer sa grand’mère aussitôt que possible de l’événement, et, quand elle l’y verra disposée, il serait peut-être bon de lui faire faire un testament autrement rédigé.

— Oui, Lucienne, dit Marius ; il faudra y songer dans ton intérêt.

Et, comme je ne répondais rien, il insista :

— Est-ce que tu n’entends pas ce qu’on te dit ?

— Si fait, répondis-je avec un peu d’humeur ; mais je vous ai dit, moi, que je ne voulais ni tourmenter ni affliger ma grand’mère. Je la trouve très-affaiblie depuis quelques jours, et j’aimerais mieux ne jamais hériter d’une obole que d’abréger d’une semaine le terme de sa vie.

— Eh ! mon Dieu ! je ne te parle pas d’argent, reprit Marius impatienté. Ne vois-tu pas qu’il y a là une question d’honneur ?

— Explique-toi, c’est le jour des énigmes !

— C’est bien simple à deviner pourtant. Si tu n’es pas la véritable petite-fille de ma tante, tu usurpes un nom qui ne t’appartient pas. Il faut donc tâcher d’arranger les choses de manière que l’on ne vienne pas te contester ton état civil, car, si ce n’est rien à tes yeux d’être ruinée, c’est quelque chose, je présume, que d’être avilie.




XXXVIII


Je fus si humiliée de cette brutale réponse, que je ne pus faire un pas de plus. Je me laissai tomber sur un banc en fondant en larmes. M. Barthez gronda un peu Marius de ce manque de ménagement, et, me parlant avec affection, il me fit entendre qu’au fond je pouvais redouter quelque chose de grave. J’appris donc là sérieusement pour la première fois que je pouvais être une étrangère pour ma bonne maman, un enfant supposé pour lui extorquer de l’argent, la fille d’un bohémien, d’un voleur de grand chemin peut-être !

Je refoulai mes sanglots, et, m’adressant à Marius :

— Eh bien, veux-tu toujours m’épouser ? lui dis-je.

— Tu as ma parole, une parole ne se reprend pas.

Il disait cela d’un ton si froid, que je me sentis sommée par lui de faire mon devoir comme il faisait le sien.

— Ne reprends pas ta parole, lui dis-je avec énergie, moi, je te la rends. En présence de Dieu et en présence de M. Barthez, je romps nos engagements.

Ce n’était pas ce que voulait Marius, du moins dans ces termes-là. Rien ne prouvait que je ne fusse pas mademoiselle de Valangis et que je dusse me voir contester mon nom et mon héritage, Marius eût voulu un engagement éventuel, et M. Barthez me le suggérait ; mais j’étais découragée d’avance de mon sort, et puis, je dois l’avouer, je redoutais le caractère de Marius et je regrettais ma liberté. Il le devina et m’en fit des reproches, non pour m’amener à me rétracter, mais pour laisser une porte ouverte au retour. Comme je ne cédais point, il prit de l’humeur et me dit tout bas, après avoir salué M. Barthez, qu’on appelait de la part de ma grand’mère :

— Tu comprends, ma chère enfant, que, dans les termes où nous voici et quand tu me retranches de ton avenir quel qu’il soit, je dois me retirer de la maison. Si nous eussions dû nous marier, ma présence ici était naturelle et légitime ; si cela ne doit jamais être, elle te compromet. Ma tante me croit parti, je devrais l’être. Adieu ! je reviendrai de temps en temps savoir de ses nouvelles.

Il s’en alla sans attendre ma réponse, et je faillis courir après lui. Il m’était cruel de penser que notre amitié pouvait être brisée en même temps que notre mariage, car il y avait un visible dépit dans son adieu, et il semblait que j’eusse tous les torts ; mais je n’eus pas le loisir de consulter les divers mouvements de mon cœur. Jennie vint vers moi d’un pas rapide. Elle était pâle, et ses dents serrées l’empêchaient de m’appeler. Saisie de terreur, je courus à elle en lui disant :

— Ma grand’mère est morte !

— Non, dit-elle ; mais ayez tout votre courage à la fois !

Et elle ajouta d’un ton dont la douloureuse solennité résonne encore à mes oreilles :

— Madame va mourir !

— Qui donc a parlé ? demandai-je en courant.

— Personne. Elle ne sait rien, son heure est venue.

Et, m’arrêtant à la porte du salon, Jennie me prit le bras avec force, en disant avec une déchirante énergie :

— Souriez !

C’est ce que l’on dit aux jeunes filles que l’on fait belles et que l’on mène au bal. Ma bien-aimée grand’mère allait mourir : c’est la fête qui m’attendait !

Elle était sur son fauteuil, pâle comme un spectre, et elle souriait encore, elle ! M. Barthez lui tenait la main. Jacynthe essayait de réchauffer ses pieds glacés et roidis, qu’elle ne pouvait plus soulever jusqu’à sa chaufferette. M. Barthez, profondément ému et la figure baignée de larmes, lui répondait, remarquant ses yeux tournés vers la fenêtre ouverte :

— Oui, un temps très-doux aujourd’hui !

Je m’approchai pour baiser ses mains froides, elle parut étonnée de ne pas le sentir. Elle pensait et voyait encore, car elle me regarda comme pour se demander si j’étais un rêve. Elle fit un grand effort pour parler, et réussit à dire : Barthez !… c’est ma fille, vous savez !… Sa tête se pencha en arrière et sa figure exprima un calme divin. Je la crus morte, j’étouffai un cri. Jennie me contint d’un regard dont l’autorité eût plié le monde. Dans ce moment où l’éternité s’ouvrait devant elle, notre bien-aimée ne devait pas entendre les sanglots de l’adieu terrestre. M. Barthez voulut m’emmener, mais aucune force humaine ne m’eût détachée de ce fauteuil que j’étreignais en silence. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, et il me fut impossible de saisir le passage de la vie à la mort sur cette figure paisible qui me regardait toujours. M. Reppe, qui était en tournée, entra, vit, ne dit mot, toucha et écouta.

— Eh bien, c’est fini ! dit-il, voilà tout.

C’était comme s’il eût dit : « Vous voyez qu’il n’est pas difficile de mourir. »

Je n’y comprenais rien, je n’y croyais pas. Ma grand’mère était là, sous mes yeux, dans la même attitude et avec la même figure que j’avais étudiées cent fois durant ses heures de lassitude ou d’assoupissement.

— Allons, allons ! dit le docteur en me secouant. Vous n’aviez pas besoin de le savoir, mais il y a quinze jours que j’attends l’événement tous les matins. La lampe s’éteint faute d’huile. Elle a fourni une belle carrière. Vous ne pouviez pas espérer que ça durerait beaucoup plus longtemps. Retirez-vous, ma chère petite, vous n’avez plus rien à faire ici.

— Laissez-la, dit Jennie. Il ne faut pas fuir les morts comme des ennemis. Est-ce que l’âme de sa grand’mère est morte ? Elle est peut-être encore là qui nous voit et nous entend.

Le docteur haussa les épaules ; mais, électrisée par le tendre spiritualisme de Jennie, je couvris de larmes les joues, les mains et les vêtements de ma grand’mère, en lui disant comme si elle eût pu m’entendre :

— Je vous aime, je vous aime, je vous aime !

— C’est bien, me dit Jennie, dont la figure se détendit dans les larmes ; à présent laissez-moi avec Jacynthe. Quand j’aurai couché cette chère dame, je ferai sa toilette, et vous reviendrez lui parler encore. Ne pleurez pas trop pour ne pas lui faire trop de peine là où elle est.

— Et où est-elle, Jennie ? m’écriai-je éperdue.

— Je ne sais pas, mais avec Dieu, pour sûr ; il est avec nous aussi, on n’est donc pas si séparé qu’on croit.

La foi robuste de Jennie me soutint. Je veillai ma chère morte avec elle, et, deux jours après, appuyée sur le bras de Marius, je montais avec Jennie la colline des Pommets. Un petit chariot drapé de noir et traîné par des mules marchait devant nous. Nos amis de Toulon et tous les gens du pays environnant formaient le cortège. Ma grand’mère était très-aimée, et, sous les feux d’un soleil d’Afrique, tout le monde marchait recueilli et la tête nue.

L’abbé Costel nous attendait à la porte de l’église. Frumence était dans le cimetière, où, depuis vingt ans, on n’avait enterré personne. Il avait creusé la fosse lui-même, il s’en était fait un devoir. Quand on en approcha le cercueil, je le vis debout, sa bêche à la main. Ce fut la seule figure qui me frappa. Je cherchais dans ses yeux la solution de ce terrible problème du néant, contre lequel la foi peut difficilement réagir à l’heure où la dernière séparation d’avec l’être visible s’accomplit irrévocablement. Je ne vis dans les regards de Frumence qu’un profond respect et une douleur réelle, aucun signe d’amertume ou de faiblesse. Il se sentait assez fort pour accepter l’idée que quelque chose peut finir.

Moi, je ne le pouvais pas, et je regardai avec anxiété Jennie, qui semblait soigner, bénir et vouloir garder jusqu’au sein de la terre cette chère dépouille. Je m’appuyai sur la force de Jennie, la seule qui répondît à la mienne.

Au moment où l’on referma la fosse, des cris perçants et des lamentations bruyantes s’élevèrent autour de moi. Cette coutume antique, que l’on retrouve encore au fond des campagnes, est moins un témoignage de douleur qu’une sorte d’hommage éclatant rendu au mort. C’est peut-être aussi une sorte d’excitation salutaire que l’on veut procurer aux parents et aux amis pour faire couler les larmes et détendre la douleur en la forçant à s’exhaler. D’autres disent que ce sont des clameurs pour épouvanter les mauvais esprits et les empêcher d’emporter l’âme du mort… Ces cris m’épouvantèrent et je m’enfuis chez Frumence, qui me suivit au bout d’un instant. Mais il ne me savait pas là, il ne me voyait pas. Absorbé, il posa sa bêche dans un coin et se mit à sangloter comme un enfant, la tête appuyée contre le mur. Je me levai et me jetai dans ses bras. Nous pleurâmes ensemble sans nous rien dire.



XXXIX


Je ne sais plus ce qui se passa. J’avais un courage apparent, j’agissais sans en avoir conscience. Je ne sais ce que je répondais. Tout le monde me sembla bon pour moi, même madame Capeforte, et je souffris Galathée auprès de moi. Il y eut un repas chez nous au retour de l’enterrement. C’est un vieil usage qui me sembla bien cruel, mais Jennie s’y soumit avec son courage ordinaire et veilla à ce que tout le monde fût bien servi. Marius me parla, je crois, avec affection ; mais j’étais sensible à toutes les consolations indistinctement : au fond, il n’en était aucune qui pénétrât jusqu’à mon cœur, et la muette douleur de Frumence l’avait seule soulagé un peu.

Je ne sais quelles formalités furent remplies. Quand je me retrouvai seule avec Jennie, au bout de trois ou quatre jours, il ne me sembla pas que je fusse chez moi. Mon moi, séparé de celui de ma grand’mère, ne me représentait plus rien. Et pourtant son testament avait été produit. Il m’avait mise en possession de tous ses biens. Si personne ne réclamait, j’étais bien son héritière.

L’opposition se fit attendre au delà du temps nécessaire pour que la nouvelle du décès de ma bonne maman parvînt à la veuve et aux enfants de son fils. M. Barthez revint me voir et il se réjouissait de ce silence ; il espérait que ma famille d’outre-mer serait aussi indifférente pour moi que mon père l’avait toujours été.

Marius me rendit une visite cérémonieuse avec ses anciens patrons, MM. de Malaval et Fourvières. Il n’y fut pas dit ouvertement un mot de notre mariage, bien que le cousin Malaval, qui protégeait beaucoup Marius, fit son possible pour renouer nos projets. J’évitai de répondre à ses insinuations. Je regardais ma situation comme entièrement provisoire, et il me plaisait assez de la considérer ainsi quand je venais à penser que, ma fortune assurée, je n’aurais aucun prétexte pour ne pas appartenir à Marius. J’étais trop loyale pour en faire naître un autre ; mais il est certain que le positivisme de mon fiancé m’effrayait sérieusement, et que je me reprochais comme une folie la confiance que je m’étais laissé inspirer.

De son côté, il m’aidait à ajourner nos projets. Ce jour-là, Malaval voyait tout en beau dans ma destinée, et, par contre, l’ami Fourvières voyait tout en noir. Marius était comme une âme en peine entre ces deux anges inspirateurs, et tout son sang-froid ne réussissait pas à me cacher les perplexités de son esprit. Pour la première fois depuis le triste événement qui avait tout remis en question, j’eus envie de rire et de railler un peu la figure irrésolue et inquiète de mon cousin. Je vis bien qu’il me devinait et qu’il était piqué de plus en plus. J’aurais voulu qu’il me prît sérieusement en grippe. Il ne put s’y décider.

Quand il fut parti, je pleurai amèrement en disant à Jennie tout ce que j’avais sur le cœur. Jusque-là, soit par fierté, soit par courage, je le lui avais caché.

— Je ne sais pas si vous vous trompez sur le caractère de cet enfant, me répondit-elle avec son bon sens toujours empreint d’une certaine profondeur de vues ; tout le monde a de grands défauts, et l’amitié consiste à ne pas les voir. Moi, je voyais bien ceux de Marius ; mais je vous croyais aveugle, et je ne les voyais pas sans remède. Je me disais qu’avec vos yeux fermés vous le corrigeriez. On ne corrige les gens qu’en les aimant. Voilà que vous ne l’aimez pas ou que vous ne l’aimez plus, puisque vous le jugez. Il ne faut pas l’épouser.

— Comment faire, Jennie, si je conserve ma fortune ?

— Je ne sais pas, mais je crois qu’il faut lui dire la vérité.

— Il deviendra mon ennemi et peut-être mon détracteur.

— C’est possible, et il est certain qu’il aura le droit de vous accuser de caprice.

— Si tu me blâmes, c’est que je suis blâmable, et, dès lors, je dois me sacrifier, épouser Marius quand même !

— Non, Lucienne. Dans le mariage, on ne se sacrifie pas tout seul ; on rend malheureux malgré soi celui qu’on n’aime pas. Je ne comprends pas pourquoi, ayant toujours eu, comme vous le dites, une méfiance contre Marius, vous avez été jusqu’à la veille de l’épouser. Vous avez eu là une idée surprenante, et je n’aime guère les idées que je ne peux pas expliquer. Si c’est une faute que vous avez commise contre vous-même, il faut vous attendre à l’expier. Vous aurez un ennemi, puisque vous vous êtes trompée d’ami ; mais il vaut mieux cela que de se marier avec déplaisir. Ce serait une plus grande faute, et le châtiment serait sans remède : il tomberait sur l’innocent et sur le coupable.

— C’est Marius qui est l’innocent selon toi ?

— Eh ! mon Dieu, oui, puisqu’il est le moins raisonneur et le moins intelligent de vous deux.

Il va droit devant lui comme il est. C’était à vous de le juger plus tôt.

Jennie avait raison. J’avais eu des idées fausses sur le bonheur et une notion trop peu élevée du mariage. Je l’avais envisagé comme un contrat de tranquillité pure et simple, non comme l’idéal d’un dévouement réciproque. J’étais punie de mon erreur, puisque j’étais forcée de revenir sur mes pas et de dire à Marius : « Je ne puis t’aimer. » Il eût été en droit de me répondre : « Pourquoi m’as-tu laissé croire le contraire ? »

J’étais humiliée de cette situation, et, par moments, l’orgueil l’emportant sur la vraie dignité, j’aimais mieux tenir ma parole à tout prix que de m’entendre reprocher d’y avoir manqué. Jennie combattit cette mauvaise inspiration. Elle voulait me voir résignée à tout, plutôt que de profaner l’éternelle et entière affection du mariage. Mon âme se relevait au contact de la sienne, mais en même temps mon cœur, que j’avais cru raffermi, se déchirait de nouveau. L’idéal de l’amour reparaissait, et la solitude m’étreignait de son mortel ennui.

Comme Marius attendait les événements, il ne reparut pas de plusieurs semaines, et, comme il ne m’écrivit pas pour me dire qu’il serait à mes ordres dans toutes les hypothèses, je me tranquillisai sur son compte. Je fis observer à Jennie qu’en lui disant la vérité lorsqu’il viendrait me la demander, je ne courrais pas le risque de froisser sa tendresse. J’essayai à ce propos de lui demander ce qu’elle pensait de mes droits, dans le cas où ils me seraient contestés.

— Je pense, me dit-elle, que, si l’on vous réduit à la moitié des biens de votre grand’mère en attaquant son testament, vous aurez encore de quoi vivre. Cela joint à ce que j’ai…

— Tais-toi, Jennie, ne parlons jamais d’argent. Ce qui est à l’une est à l’autre, c’est convenu, et il y aura toujours assez pour nous deux. Ce qui m’inquiète un peu, c’est de bien savoir qui je suis. Les papiers laissés par ma grand’mère n’ont rien révélé à cet égard.

— Ce qui doit être révélé à cet égard, répondit Jennie, est entre nos mains. C’est là, dans ce bureau dont vous avez la clef et où vous avez vu cent fois un paquet cacheté. Le jour où l’on vous demanderait si vous êtes ce que vous êtes, nous ouvririons cela et nous le lirions. Ne m’en demandez pas davantage. Je dois me taire jusqu’à l’heure marquée, et, si cette heure ne vient jamais, vous lirez cela toute seule et le garderez pour vous. Je ne voulus pas interroger Jennie davantage. Sa figure avait une expression si solennelle, que j’aurais craint de faire un sacrilège en touchant à ces papiers qu’elle confiait à mon respect.




XL


Deux mois s’étaient écoulés, et je commençais à me croire oubliée ou épargnée. Je vivais avec Jennie dans un isolement mélancolique. Je m’étais interdit de sortir. Il me semblait que mon deuil ne devait pas voir sitôt le soleil, même pour traverser et visiter la solitude. Un sentiment de réserve instinctive nous retenait, Jennie et moi, dans cette maison silencieuse et fermée où nous nous efforcions de croire que quelque chose de la chère existence disparue avait encore besoin de nous. Nous ne faisions pas de projets : nous sentions que nous n’avions pas encore le droit d’en faire. Quand même mon avenir eût été assuré, nous nous fussions reproché de ne pas vivre le plus longtemps possible avec le passé regretté.

Un jour pourtant, Jennie se tourmenta pour ma santé, qui souffrait un peu de cette claustration, j’avais, malgré ma petite taille, beaucoup de forces à dépenser, et je n’avais jamais été bien portante qu’à la condition de beaucoup agir et de beaucoup vivre au grand air par tous les temps.

— Montez à cheval, il le faut, me dit-elle ; allez aux Pommets. Dans la semaine, on ne rencontre pas une âme de ce côté-là. Frumence m’a fait dire que le tombeau de notre chère dame était achevé et posé. Tenez, portez-lui ce bouquet que j’ai cueilli ce matin pour elle. Ce sont les fleurs qu’elle aimait. Allez, ma chérie, Michel vous accompagnera.

— Pourquoi ne viens-tu pas avec moi, Jennie ?

— Je vais vous le dire tout bonnement. Frumence croit qu’à présent je pourrais et je devrais l’épouser. Il dit que ce serait plus respectable de le voir s’occuper de vos affaires, si nous étions mariés.

— Tu as donc reçu quelque nouvelle qui lève ces empêchements que je ne sais pas, mais que tu m’as dit exister ?

— Oui, je savais bien que j’étais veuve. Mon mari est mort à l’étranger. On me l’avait écrit ; on m’a enfin envoyé l’attestation ; elle est en règle, à ce qu’il paraît.

— Eh bien, pourquoi ne pas épouser cet excellent ami qui t’aime tant ?

— Parce que votre sort n’est pas réglé. Et puis Frumence ne doit pas quitter son brave homme d’oncle. Si vous étiez ruinée ou seulement gênée, qu’est-ce que je ferais pour vous aider, enfermée dans un endroit comme les Pommets, où il n’y a pas un sou à gagner ?

— Chère Jennie, voilà que tu penses à me faire vivre avec ton travail ? Tu crois donc que j’y consentirais ?

— Et qu’est-ce que vous deviendriez ? Voyons ! qu’est-ce que vous savez faire ? Si vous aviez voulu apprendre la musique et le dessin,… je me figurais, moi, que ça vous aurait fait une ressource à l’occasion. Vous n’avez pas aimé cela. Vous vouliez être savante. On ne devait pas vous contrarier, il faut respecter le tour que prend une jeune âme… Mais qu’est-ce qu’une femme peut faire avec du latin, du grec et des grandes affaires comme Frumence vous en a mis dans la tête ? Vous seriez bonne à élever des garçons, et, si vous aviez dû épouser votre cousin, c’eût été très-bien de pouvoir apprendre à vos fils ce que Marius n’a pas voulu savoir ; mais, s’il s’agit d’être institutrice ou dame de compagnie, on ne vous confiera pas des demoiselles pour en faire des bacheliers.

— Tant mieux, Jennie ! Être dans la position où j’ai vu miss Agar et Galathée ? Oh ! jamais, j’espère !

— Bien, vous êtes fière, je sais cela ; mais il dépend de soi de n’être jamais avilie chez les autres. Est-ce que je l’ai été ici, moi qui n’avais jamais servi personne ?

— Tu as raison, ma Jennie ; je suis une sotte. Je pourrais être comme toi femme de confiance quelque part,… avec toi !…

— Ah ! pauvre enfant, vous êtes simple ! On ne prend pas deux femmes de charge dans une maison. Et puis vous ne savez rien de ce qu’il faut savoir ; vous avez plus d’esprit qu’il n’en faut, mais vous n’auriez pas la patience !

— Nous nous ferons lingères ou couturières, veux-tu ? Nous travaillerons chez nous.

— Oui ! nous gagnerons chacune six sous par jour, et, là-dessus, il faudra en dépenser vingt chacune pour être bien mal nourries et logées plus mal encore.

— Que comptais-tu donc faire pour moi en me disant tout à l’heure… ?

— C’est mon secret. J’ai une ressource bien petite, mais assez sûre. Par exemple, il nous faudra quitter le pays, et c’est pourquoi je ne veux pas épouser Frumence. Allons ! vous voilà songeuse ? Ce que nous disons, c’est pour mettre les choses au pis, et elles n’ont pas coutume d’arriver comme on les prévoit. D’ailleurs, jusqu’à présent, il ne semble pas qu’il y ait rien de mauvais sous jeu pour vous ; n’y pensez donc pas et allez prendre l’air, il le faut.

Je montai à cheval, et, suivie de Michel, j’arrivai aux Pommets. Je n’y trouvai que l’abbé Costel pour me faire les honneurs de cette tombe que j’allais vénérer. C’était encore l’ouvrage de Frumence. Il avait choisi une belle pierre, cette pierre du pays qui a la blancheur et la finesse de grain du marbre. Il l’avait fait tailler sur mes dessins et il avait gravé lui-même l’inscription et les ornements. Je déposai là le bouquet que Jennie m’avait confié, et, malgré ma résolution de n’y pas pleurer, j’eus une grande lutte à soutenir contre moi-même en songeant à celle qui était là et qui ne pouvait plus me protéger.

J’allais remonter à cheval quand je vis arriver Frumence avec un personnage inconnu, un homme d’une quarantaine d’années, de moyenne taille, d’une figure plutôt distinguée que régulière, mais pleine d’intelligence et de douceur. Il avait beaucoup d’aisance dans les manières, et sa tenue simple, mais soignée, annonçait un homme appartenant à la plus moderne civilisation.

En m’abordant et en me le présentant, Frumence avait pourtant l’air inquiet, et je ne sais quelle tristesse grave répandue sur sa noble figure sembla m’annoncer que le moment des épreuves était venu.

— M. Mac-Allan, me dit-il, avocat en Angleterre, et chargé par la famille de feu M. le marquis de Valangis, votre père, de venir se consulter avec vous.

Je me sentis pâlir et ne pus que balbutier quelques mots. Mon trouble augmenta quand je vis que cet étranger le remarquait et en avait pitié. Je me trouvai humiliée et en même temps indignée de l’être, car je ne l’avais mérité en aucune façon. Ce n’était que le commencement de la longue série d’angoisses que j’allais traverser.




XLI


Cet Anglais, après m’avoir saluée très-convenablement selon l’usage de son pays, mais pas assez courtoisement pour le nôtre, m’examinait avec une curiosité qu’il n’avait sans doute pas l’intention ; de rendre blessante, mais qui me blessa profondément. Je relevai la tête.

— Sans connaître beaucoup les usages du pays de monsieur, répondis-je à Frumence, je sais qu’il lui suffit de m’être présenté par un de mes amis pour avoir le droit de me demander ou de me donner des explications ; mais j’aurais cru que, dans la circonstance, c’est chez moi qu’il aurait dû se faire présenter à moi.

— Vous avez parfaitement raison, mademoiselle, dit M. Mac-Allan en très-bon français et avec un léger accent plutôt agréable que défectueux. J’étais venu ici pour prier M. Costel de vouloir bien m’introduire auprès de vous, et, si je me permets de me faire présenter chez lui, c’est pour m’annoncer et obtenir la permission d’être admis au château de Bellombre avec MM. Costel et Barthez.

— Ce sera quand il plaira à vous et à ces messieurs, répondis-je. Je n’ai ni jour ni heure à désigner, car je crois qu’il s’agit d’affaires et que je n’ai le droit d’aucune initiative.

— Mademoiselle Lucienne, reprit l’avocat, voulez-vous, contrairement aux usages, m’autoriser à vous parler ici ? Dans la maison et en présence de votre curé, et de M. Frumence, qui est un de vos amis, il ne me semble pas qu’il y ait d’inconvenance, et je suis certain que de ces premières explications qui ne vous engageront à rien, et auxquelles vous ne serez même pas obligée de répondre aujourd’hui, peut résulter pour vous une certaine tranquillité d’esprit, pour moi une grande épargne de temps.

— Qu’en pensez-vous ? demandai-je à l’abbé Costel.

Il me répondit que, n’ayant pas encore vu M. Mac-Allan, il devait s’en rapporter à Frumence, qui venait de causer avec lui et qui savait sans doute dans quelles intentions il se présentait. Frumence répondit à son tour qu’il croyait devoir me conseiller d’écouter M. Mac-Allan avec confiance, et nous nous assîmes tous les quatre autour de la grande table où Frumence avait toujours sa bibliothèque amoncelée.

D’un coup d’œil, l’avocat avait saisi la situation. Il avait vu que l’abbé Costel n’entendait rien à mes affaires, aux affaires quelconques de la vie pratique ; mais il savait déjà que Frumence méritait toute l’autorité morale dont la confiance de ma grand’mère et la mienne l’avaient toujours investi. Ce fut donc à lui autant qu’à moi et fort peu à l’abbé qu’il s’adressa en parlant ainsi :

— Avant tout, je dois dire qui je suis et quel rôle je viens jouer ici. Je ne suis pas orateur, je suis légiste, quelque chose comme ce que vous appelez en France avocat consultant. J’ai étudié la législation française assez particulièrement pour être à même d’y suivre une affaire, et c’est pour cela que j’ai été choisi par lady Woodcliffe, marquise de Valangis, agissant au nom de ses enfants mineurs, pour discuter et soutenir leurs intérêts en France. Je ne viens donc pas en France pour parler contre vous, mademoiselle Lucienne, mais pour parler avec vous et vous apporter les propositions de madame la marquise.

— Si vous venez pour parler avec mademoiselle de Valangis, répondit Frumence, qui avait lu mes émotions sur mon visage, elle doit désirer que ce soit dans les termes d’une parfaite déférence réciproque, et je me permettrai de vous faire observer qu’en France, à moins d’une certaine intimité de famille ou d’affection sérieuse, on n’interpelle pas une jeune personne par son nom de baptême.

M. Mac-Allan sourit avec beaucoup de finesse, et je remarquai sur sa physionomie le contraste fréquent d’une bouche ironique avec un regard limpide, ouvert et bienveillant. Il m’était impossible de me prononcer entre la crainte et la sympathie que cet homme devait m’inspirer. Il hésita quelques instants à répondre, comme pour me préparer au coup qu’il allait me porter ; puis il prit son parti comme quelqu’un que l’on soulage en faisant appel à sa franchise.

— Vous allez vite, monsieur, dit-il, mais vous allez droit au but, et je ne veux pas m’en plaindre puisque j’ai désiré qu’il en fût ainsi. Vous touchez donc le vif de la question, et, avant de l’attaquer, je supplie mademoiselle ici présente de ne voir aucun manque de déférence dans ma réserve sur la question du nom qu’elle porte. Vous le savez déjà, monsieur, je n’ai encore ici que des intentions conciliantes, et je n’aurais pas accepté une mission qui pouvait me devenir pénible, si je n’eusse été autorisé à porter avant tout des paroles de paix.

— Je suis donc en guerre avec la famille de mon père ? demandai-je avec effort.

— Heureusement non, jusqu’à présent, et il ne tiendra qu’à vous et à vos conseils de ne pas la laisser déclarer.

Il fit une pause, me regarda en face, et, se levant, avec un peu d’emphase dans la douceur de son accent :

— Mademoiselle Lucienne, reprit-il, hélas ! vous ne vous appelez peut-être pas même Lucienne : c’était le nom de baptême de la fille du premier mariage du marquis de Valangis, et rien ne prouve, rien ne pourra peut-être jamais prouver que vous soyez cette fille. Un mystère que je crois impénétrable enveloppe votre existence. La famille dont je représente les intentions ne voit et ne veut voir en vous qu’un enfant supposé. Mon opinion personnelle à cet égard est assez conforme à la sienne, et pourtant, si vous l’exigez, je vous jure que je me livrerai avec toute l’impartialité et toute la sincérité possibles à toutes les recherches possibles de la vérité. Je suis un honnête homme : vous n’en savez rien, vous n’êtes pas obligée de me croire sur parole ; mais vous serez forcée de le reconnaître, si vous me forcez à devenir votre adversaire. Ne nous plaçons pas encore sur le terrain de la lutte. Nous pouvons l’éviter.… Je vais vous répéter en peu de mots ce que j’ai déjà dit avec plus de détails à M. Frumence. J’ai vu ce matin, à Toulon, M. Barthez, qui doit être à Bellombre en ce moment pour se consulter avec madame Jennie, votre femme de confiance ; vous l’y retrouverez sans doute pour vous conseiller. M. Barthez, dont j’estime le caractère et dont je respecte la parole, paraît compter en dernier ressort sur des preuves que ladite madame Jennie se fait fort de pouvoir produire. Moi, ne croyant pas à ces preuves, je viens vous faire des offres sérieuses. Renoncez à un héritage que vous ne pouvez conserver qu’au prix d’une lutte douloureuse et longue, suivie probablement d’un désastre. Gardez le nom de Lucienne, ajoutez-y, si vous voulez, un de au commencement, une s à la fin : soyez mademoiselle de Luciennes, si aucune famille de ce nom ne s’y oppose ; mais renoncez à celui de Valangis et à l’héritage, trop contestable dans tous les cas, de votre bienfaitrice. Acceptez une pension double du revenu que représente la terre de Bellombre. Quittez la Provence, la France, si vous voulez, et allez vivre libre et riche où il vous plaira. Personne ne vous demandera jamais compte de vos déterminations, de l’emploi de vos revenus et des convenances de votre établissement. Vous y réfléchirez. Voilà ma commission faite.

Ayant ainsi parlé, M. Mac-Allan se rassit comme s’il n’eût pas attendu de réponse ; mais je vis à son regard qu’il eût souhaité l’explosion de mon premier mouvement. Je m’y serais peut-être livrée quand même, si Frumence ne m’en eût empêchée en prenant la parole à ma place.

— Avant que mademoiselle de Valangis ait, dit-il, une opinion personnelle sur cette offre singulière, elle doit consulter ses amis. Elle est à peine majeure, et, en prévision d’une mort plus prochaine, sa grand’mère lui avait nommé dans la personne de M. Barthez un tuteur dont les avis lui seront encore utiles.

— Aussi je n’attends pas, reprit M. Mac-Allan, que mademoiselle se décide aujourd’hui. Quant à sa majorité, je l’accepterai comme accomplie ; mais il vous sera aussi difficile d’établir l’âge de mademoiselle Lucienne que d’établir son état dans le monde. Nous sommes ici en plein roman, ce n’est pas votre faute ni la mienne. Comme c’est la faute de quelqu’un à coup sûr, peut-être la faute de personnes que mademoiselle Lucienne voudra soustraire aux conséquences d’une imposture, je ne crains pas qu’elle se repente jamais d’avoir pris le parti que je lui conseille.

— Je vous supplie de vous expliquer, m’écriai-je. Je ne vous comprends pas.

— M. Mac-Allan doit répugner à vous donner cette explication ici, dit Frumence. Je crois, mademoiselle de Valangis, que le moment serait venu de le mettre sans tarder en présence des preuves auxquelles il a fait allusion et de la personne qui espère avec raison dissiper ses doutes. Mon avis est que vous retourniez à Bellombre tout de suite et que nous vous y suivions dans quelques instants, puisque nous devons y trouver M. Barthez, et peut-être M. de Malaval, M. Marius de Valangis et le docteur Reppe. Je sais qu’ils avaient l’intention d’aller vous rendre visite aujourd’hui. Vous ne devez rien préjuger avant d’aller consulter vos parents et vos amis.

J’avais hâte, moi, de consulter Jennie. Était-elle donc accusée de quelque chose dans la ténébreuse affaire de mon enlèvement ? Je serrai en tremblant la main de Frumence, et je saluai M. Mac-Allan, dont l’œil clair et paisible semblait envelopper dans sa puissance de concentration toutes les émotions de mon cœur et toutes les incertitudes de ma destinée. Je remontai à cheval sans dire un mot, et je partis.

Au bout de cent pas, je crus que j’allais m’évanouir. Ce rêve effrayant et bizarre qui, dès mon enfance et dans ces derniers temps surtout, s’était présenté vaguement à mon imagination, il se réalisait donc brutalement ! J’étais sans nom, sans âge, sans famille, sans passé, sans avenir, sans protection et sans responsabilité ! Je ne pouvais me figurer la situation où j’étais forcée d’entrer tout à coup. Je m’aperçus bien, à l’épouvante qui s’empara de moi, que j’avais été vainement avertie : je n’avais rien prévu.

Je ne prévoyais pas encore. J’essayais de comprendre ; un nuage était sur ma vue. La campagne étincelante de soleil me parut grise et terne. La brise, chaude comme un simoun, me frappa les épaules comme une bise d’hiver. Voulant réagir contre cette défaillance, j’animai mon cheval et lui lâchai les rênes. Il s’élança comme un ouragan, ce pauvre Zani qui n’avait pas couru depuis longtemps ; il traversa la Dardenne en bondissant sur les dalles glissantes avec l’adresse d’un chamois Je m’abandonnai à son audace sans en avoir conscience. J’avais besoin de revoir Jennie, mon unique refuge. Je ne songeai point à me retourner : j’aurais distingué derrière moi sur la hauteur M. Mac-Allan, qui me suivait de loin avec Frumence, et qui me regardait en lui faisant part de ses réflexions sur mon caractère ardent et téméraire.



fin du tome premier.





ŒUVRES


DE


GEORGE SAND




LA


CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE



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LA CONFESSION


D’UNE


JEUNE FILLE


PAR


GEORGE SAND


TOME SECOND


TROISIÈME ÉDITION




PARIS


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES


rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15


À LA LIBRAIRIE NOUVELLE



1881


Droits de reproduction et de traduction réservés.





LA CONFESSION


D’UNE


JEUNE FILLE





XLII


Je trouvai Jennie, comme on me l’avait annoncé, en conférence avec M. Barthez, lequel, ayant vu le matin même M. Mac-Allan à Toulon, apprenait à Jennie tout ce que je venais lui apprendre.

— Eh bien, ma pauvre enfant, me dit-il en me tendant les mains, la guerre est déclarée ! On nous envoie un plénipotentiaire très-poli et très-prudent, mais qui n’en est pas moins très-net et très-ferme. On veut que vous renonciez à tout, et on vous offre, sous le rapport pécuniaire, un sort meilleur…

— Que je n’accepterai jamais ! m’écriai-je. Cette offre est une insulte à la mémoire de mes parents ; car ma grand’mère m’a reconnue et ma mère ne m’eût pas désavouée. Je suis leur enfant ou je ne suis rien, et je ne puis dans aucun cas accepter l’aumône.

— Lucienne a raison, dit Jennie en m’embrassant. J’étais sûre qu’elle répondrait comme cela.

— N’allons pas si vite, reprit M. Barthez. Je viens de relire la fameuse preuve, elle m’inspire toute confiance morale, elle ne laisse aucun doute dans mon esprit ; mais légalement elle n’est pas d’une valeur incontestable, il ne faut pas se le dissimuler. M. Mac-Allan en connaît depuis longtemps la substance et nous pouvons démasquer nos batteries ; mais je doute qu’elles l’effrayent beaucoup.

Jennie serrait dans ses mains un papier plié qu’elle froissait malgré elle. Elle avait l’air plus surpris que consterné. Elle avait toujours foi dans cette preuve ; les doutes de M. Barthez n’entraient pas dans son esprit ; ils ne pouvaient par conséquent entrer tout à fait dans le mien. Je connaissais le caractère de notre ami, d’autant plus craintif à l’occasion qu’il était confiant à l’habitude. Je m’efforçai de réagir contre lui en moi-même.

Mais le temps pressait ; M. Mac-Allan allait arriver. Je lui annonçai sa visite et celle de Frumence en lui demandant si quelqu’un pouvait être compromis dans la lutte où j’allais être engagée.

— Oui, certes, répondit-il, et très-gravement.

— Personne de vivant ! s’écria Jennie avec un accent douloureux qui me frappa.

— Pardonnez-moi, quelqu’un de vivant, répliqua M. Barthez, quelqu’un de très-honorable et dont je vous jure que je ne douterai jamais ; mais les apparences peuvent être invoquées contre…

— Contre qui donc ? m’écriai-je à mon tour. Dites-le, monsieur Barthez, il faut le dire !

M. Barthez me fit de l’œil et de la main un signe rapide. Il désignait Jennie, qui s’était approchée de la fenêtre en entendant venir des cavaliers, et qui ne semblait pas se douter qu’elle pût être mise en cause. Elle se retourna vers M. Barthez en lui demandant avec une impatiente candeur :

— Eh bien, qui donc ?

— Inutile de le dire à présent, lui répondit M. Barthez. Cette pensée ne se présentera peut-être pas à l’esprit de notre adversaire. Le voici qui arrive, n’est-ce pas ? et je dois vous recommander à l’une et à l’autre une excessive prudence. Pas d’inutiles vivacités, pas de résolutions exaltées, aucune précipitation provocante ! Un calme parfait, beaucoup d’aménité, quoi qu’on nous dise, et surtout pour aujourd’hui réservons nos réponses jusqu’après nous être bien consultés ensemble.

M. Mac-Allan entrait avec Frumence dans le parterre. J’allai les recevoir. M. Costel venait à pied derrière eux. On l’attendit, et la conversation, d’abord oiseuse et gênée, alla bientôt droit au fait.

— Avant de vous découvrir nos forces, dit M. Barthez à M. Mac-Allan, nous voudrions bien savoir le motif de la guerre que l’on nous déclare. Je sais, monsieur, que vous prétendez fort gracieusement nous apporter la paix ; mais vos offres courtoises sous-entendent nécessairement une menace, et votre loyauté ne voudra pas nous en laisser ignorer la cause. Je comprendrais jusqu’à un certain point que l’on attaquât le testament qui favorise mademoiselle de Valangis au préjudice de ses frères et sœurs consanguins ; mais qu’on lui conteste son nom, c’est une preuve d’hostilité personnelle que rien ne motive et qui doit nous être révélée.

— C’est pourtant ce que je ne veux pas faire maintenant, répondit M. Mac-Allan avec une douceur d’intonation qui n’ôtait rien à la fermeté de sa réponse. S’il y a des motifs d’hostilité, ce que je n’avoue point, je n’en rechercherai avec vous la cause qu’autant que je m’y verrai absolument forcé. Je vous répète, monsieur, que mon rôle est celui de conciliateur, et que je viens ici examiner une situation que je puis, que je veux sauver de part et d’autre, si on m’accorde la confiance que je me fais fort de justifier. J’ai plein pouvoir pour traiter, et je désire traiter. J’ai plein pouvoir aussi pour lutter ; peut-être ne m’en servirai-je pas, je l’ignore. Je me suis réservé une liberté entière ; peut-être arrivera-t-il un moment où je serai tenté de laisser à d’autres le soin de faire la guerre et où vous désirerez beaucoup que je ne cède ce soin et ce droit à personne. N’employons donc pas d’inutile diplomatie. Laissez-moi voir votre arsenal, et je vous découvrirai le mien. Mademoiselle Lucienne, prenez-moi pour conseil sans préjudice du conseil de M. Barthez. Vous pèserez l’un et l’autre dans une même balance. La vérité de fait vous semblera dans un plateau ou dans l’autre ; mais la bonne foi, la loyauté d’intentions sera dans l’un et dans l’autre à poids égal, je vous en réponds.

M. Mac-Allan avait un don de persuasion entraînante. Était-ce une grâce d’état, une faconde d’habitude ? Ces airs de probité sûre d’elle-même cachaient-ils une rouerie implacable ? Je vis sur la figure de M. Barthez qu’il s’y fiait médiocrement, et sur celle de Jennie qu’elle s’y fiait spontanément. Frumence était attentif et ne laissait rien voir de ses impressions. Quant à M. Mac-Allan, s’il jouait un rôle, il le jouait bien. Il était aussi à l’aise avec nous tous que s’il eût été de la famille, et, s’il y avait de la curiosité dans les regards qu’il jetait sur moi et sur Jennie, il était impossible d’y surprendre la moindre malveillance.

— Finissons-en, dit Jennie en nous offrant des siéges à tous. Je suis sûre que monsieur cherche la vérité, et que la vérité le frappera. Puisque c’est à moi de la dire, je la dirai. Qu’on lise d’abord l’histoire telle qu’elle est arrivée, et, si j’ai omis quelque chose, on me questionnera ensuite, je répondrai.

Elle dépliait déjà le papier qu’elle avait remis dans sa poche, quand le docteur Reppe arriva avec Marius et M. de Malaval, ainsi que Frumence me l’avait annoncé. Je désirais beaucoup que Marius connût exactement la vérité. L’avis du docteur pouvait être utile, et, si M. de Malaval était à craindre par ses appréciations bizarres, on pouvait compter sur sa parole de les garder pour lui seul. M. Barthez la lui demanda ainsi qu’aux autres. Cette précaution prise et les présentations faites, M. Barthez lut ce qui suit.



XLIII


« Moi, soussignée, Jane Guilhem, dite aujourd’hui Jennie Guillaume, fille de Cristin Guilhem et de Marie Kernay, tous deux nés et domiciliés à Saint-Michel, à l’île d’Ouessant (Bretagne), — où je suis née de leur légitime mariage le 10 avril 1789, — je déclare et affirme devant Dieu que je vais dire ici la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

« Mon père exerçait la profession de pécheur, et, quoique pauvre, il n’a jamais rien dû qu’à son travail, à sa bonne conduite et à l’économie de sa femme, aussi courageuse et aussi respectable que lui. On pourra s’informer d’eux quand le moment sera venu.

« J’avais quatorze ans quand je perdis ma mère. Un an après, j’épousai Pierre-Charles Anseaume, qui avait vingt-deux ans, et qui était natif de Châteaulin en Bretagne, sans famille. Il sortait des Enfants-Trouvés et travaillait sur la barque avec mon père, qui l’avait engagé comme aide. Quand nous fumes mariés, l’ennui du pays le prit, et il me proposa d’essayer du commerce, pour lequel il croyait avoir des idées. Comme j’aimais mon mari, que mon père était encore assez jeune pour penser à se remarier, et qu’il en était même déjà question, ce qui me causait un peu de peine, je fis sans trop de regret la volonté d’Anseaume. Il acheta des marchandises, et pendant une année environ nous avons vendu dans les villages de la côte de Bretagne avec d’assez bons profits. Comme je dois dire toute la vérité sur Anseaume, je conviendrai ici qu’il n’aimait pas beaucoup le travail et qu’il me laissait toute la peine ; mais il n’était ni méchant ni mauvais sujet, et je n’ai jamais eu un mot avec lui. C’était un homme qui avait trop d’idées et pas assez d’éducation pour bien connaître ce qu’il voulait et pour se contenter de ce qu’il gagnait. Il voulait toujours gagner plus, non pas en trompant le monde, je ne l’aurais pas souffert, mais en inventant d’autres manières de gagner. Nous changions tous les jours de commerce, et, comme j’avais de l’ordre et de l’activité, tout nous réussissait assez bien ; mais l’ambition lui venait toujours. Ce n’était pas tant pour l’argent d’abord, c’était comme pour contenter son imagination, qui ne s’arrêtait pas. Il disait qu’avec son esprit et mon courage il était sûr de devenir très-riche et de faire parler de lui.

« Il n’aimait rien au monde comme de changer de place ; aussi quand au bout d’un an il me vit sur le point d’accoucher, il fut bien mortifié de l’idée de s’arrêter quelque part. Je proposai d’aller faire mes couches à Saint-Michel d’Ouessant, où je mettrais mon enfant en nourrice ; car il fallait me priver de le garder avec moi, ou renoncer à l’état que nous faisions. Je retournai donc au pays, où je retrouvai mon père marié à une autre femme qui ne se souciait pas de m’avoir dans la maison, et je dus m’établir chez une amie que j’avais à la côte, et qui, pouvant sevrer son dernier enfant, m’offrit de nourrir le mien. Cette amie, qui était très-brave femme, s’appelle Isa Carrian, et on la retrouvera, je pense, quand on voudra, dans le même endroit, ainsi que son frère Jean Porgut. C’est là que je mis au monde une petite fille qui fut nommée Louise, et qui naquit le 3 juillet 1803.

« Aussitôt que je fus en état de reprendre mon commerce, j’allai rejoindre mon mari, qui m’attendait à Lannion. Il s’était débarrassé de notre fonds avec plus de perte que de profit, et j’avais bien fait de mettre quelque petite chose de côté, car il n’entendait rien aux affaires, et il s’y embrouillait aussitôt qu’il voulait s’en occuper lui-même. Je le trouvai changé, et vivant avec des gens dont je ne pris pas bien bonne opinion, car ils ne faisaient rien et paraissaient avoir toujours de l’argent pour le régaler. Ce n’est pas qu’il aimât la débauche ; il avait une petite santé et ne supportait pas les excès ; mais il aimait à causer, et une pointe d’eau-de-vie lui en fournissait pour une journée. Tout cela, c’était du temps perdu, et il m’écouta quand je l’engageai à quitter la ville.

« Comme nous étions en voyage pour Morlaix, où nous devions racheter d’autres denrées, il me dit tout d’un coup qu’il avait assez du petit commerce et qu’il voulait essayer d’autre chose, sans pouvoir expliquer son idée. Il parlait beaucoup sans rien dire et paraissait avoir la tête montée au point qu’il me fit peur, car il n’était pas ivre et semblait bien plutôt en train de devenir fou.

« Je réussis à le calmer, et, à Morlaix, il me laissa remonter notre boutique ambulante ; mais, comme nous commencions à nous refaire, il me quitta, disant qu’il avait rendez-vous à Lorient pour huit jours et qu’il voulait étudier une affaire où je ne ferais que le gêner, car je n’y comprendrais rien. Il fallait vouloir ce qu’il voulait, car, s’il n’était pas méchant, il était obstiné. J’en eus du chagrin, je lui étais attachée malgré ses défauts, et d’ailleurs on doit ne pas trop regarder à ceux de son mari. Je ne me méfiais que de sa mauvaise tête, mais il emportait peu d’argent, et je devais continuer avec ou sans lui à en gagner pour élever ma petite Louise sans trop de misère.

« Anseaume resta trois mois absent, et je commençais à m’en tourmenter bien fort, quand il revint me trouver à Nantes. Il n’avait rien gagné, et il n’en était pas plus triste. Il disait avoir vu du pays et savoir plus d’un moyen de s’enrichir. Je ne pus jamais avoir d’explication raisonnable là-dessus. Il me craignait, disant que j’étais trop scrupuleuse et que je ne connaissais que le métier d’un cheval de pressoir qui tourne la roue sans regarder d’où vient le cidre. Il patienta quelque temps, et s’ennuya encore, et parut encore prêt à devenir fou.

« — Laisse-moi voyager au loin, disait-il. J’irai en Angleterre, en Amérique, et tu n’entendras jamais parler de moi, ou je rapporterai des millions.

« Il n’y avait plus moyen de lui parler de faire une petite fortune pour aller vivre tranquilles dans un coin avec notre enfant. Je vis bien que sa pauvre tête était perdue et que ma fille ne devait plus compter que sur moi. Je refusai de le suivre à Paris, où il voulait aller, et un matin il disparut pour revenir deux mois plus tard avec beaucoup de belles marchandises qu’il disait rapporter de Lyon. Jamais il ne put me dire avec quel argent il se les était procurées. Cela me fit peur. Je refusai de les vendre.

« — Tu crois donc, me dit-il en riant, que je les ai volées ?

« Je lui répondis que, si je le croyais, j’en mourrais de chagrin, mais que je le savais assez léger pour se laisser mêler à des affaires dangereuses, et que je ne voulais pas de marchandises dont il ne pouvait pas me dire la provenance.

« Je crois encore que tout ce que mon pauvre mari a pu faire de mal, il l’a fait sans avoir sa tête. Je n’ai jamais voulu voir bien clair au fond de cette affaire-là et des autres. Je lui ai vu tantôt des bijoux, tantôt de l’argent, et je n’ai jamais consenti à y toucher. Il ne s’en fâchait pas. Il riait toujours ou me traitait d’enfant sauvage. C’est ce qui me tranquillisait un peu. Je savais bien qu’il avait de l’esprit, et je ne pouvais pas croire qu’on pût être gai en faisant le mal ; mais on pense bien que je n’étais pas gaie pour mon compte et que j’avais besoin d’un peu de courage pour ne pas montrer mes peines.

« Il fit une troisième absence pendant que je travaillais en Normandie à débiter des articles de mercerie, et, comme j’avais gagné quelque chose sur mes échanges, je résolus de me reposer quelques jours en m’en allant au pays voir ma pauvre petite, que je connaissais à peine et dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis assez longtemps. J’allais partir, quand je vis arriver mon mari avec une jolie enfant dans ses bras,

« — Voilà la fille, me dit-il, voilà notre Louise que je t’apporte ; elle est sevrée, et il ne faudra plus la quitter, car tu vois qu’elle a souffert et qu’elle est délicate pour son âge.

« En effet, au milieu de ma joie, je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer en retrouvant ma fille d’un an et demi aussi petite et aussi menue qu’un enfant de dix mois tout au plus. Elle était pâle, et la femme que mon mari avait amenée pour en prendre soin en route avait l’air d’une pauvresse de carrefour.

« Il la paya et la renvoya tout de suite ; je ne l’ai jamais revue, et je ne la reconnaîtrais pas, si je la rencontrais. Anseaume m’a dit qu’elle était de l’île d’Ouessant ; mais je n’y avais jamais aperçu sa figure, et je ne connaissais pas le nom qu’il lui donna. Je dois dire qu’il lui en donna d’abord un comme au hasard et puis un autre ; autant dire que je n’ai jamais rien su de cette femme. Anseaume prétendit qu’il arrivait de l’Espagne par mer, qu’il avait débarqué à Brest, où il s’était informé de moi chez notre correspondant, qu’il avait voulu aller voir notre petite, et que, la trouvant mal soignée, il s’était décidé à me l’apporter en la mettant sur les bras de la première femme venue. Il n’en avait pas trouvé de meilleure mine qui fût à même de le suivre.

« — Puisque voilà ma Louise, lui répondis-je, je te pardonne tout, et, puisque j’avais économisé de quoi aller la voir, je vais la garder et m’arrêter ici pour lui donner le temps de se remplumer, car elle en a bien besoin.

« J’étais si heureuse d’avoir mon enfant et de faire connaissance avec elle, que je mis ma voiture et mon cheval en dépôt dans une ferme de Normandie, aux environs de Coutances, et y louai une chambre pour moi, car Anseaume parlait déjà de repartir, et repartit au bout de deux jours. Moi, au bout de deux mois, j’avais déjà rendu la santé, la couleur et la gaieté à ma pauvre petite, et je lui apprenais les premiers mots, qu’elle ne savait pas, quoiqu’elle dût être en âge de babiller un peu. Je passais mes journées dans les prés à la voir se rouler sur l’herbe au soleil. Je trouvais partout du bon lait pour elle. Je ne pensais plus qu’à elle. Tout le monde était bien pour nous, et la fermière me consolait en me disant qu’elle avait eu des enfants retardés comme était le mien, qui s’étaient bien repris et étaient devenus forts. Cela me donnait du courage, j’oubliais mes peines, j’étais heureuse pour la première fois de ma vie.

« Je reçus un jour une lettre d’Anseaume datée de Bordeaux. Il m’annonçait son départ pour l’Amérique, me recommandait d’avoir bien soin de notre petite, et m’envoyait cent louis. J’eus peur de les prendre, et pourtant je les pris, me disant que, s’ils ne venaient pas de bonne source, j’étais bonne, moi, pour les rendre à qui me les réclamerait avec de vraies raisons. Et puis je ne pouvais pas me dire autorisée à suspecter la bonne foi de mon mari, mon devoir me le défendait ; je n’avais pas de preuves, et je peux jurer encore aujourd’hui qu’excepté l’affaire de l’enfant, je ne sais positivement rien de mal sur son compte. Un temps viendra malheureusement où je serai forcée de mettre sur la voie des recherches, et où sa mémoire sera peut-être entachée. Je retarderai ce jour-là autant que je le pourrai, et, s’il n’arrive pas, j’en rendrai grâce à Dieu.

« Me voyant de l’argent avec celui que j’avais gagné, et ne devant plus compte de mes affaires à un mari qui m’abandonnait à ma propre gouverne, je pris le parti d’aller vivre en paix avec Louise dans mon pays pendant un an ou deux. L’enfant avait besoin d’une mère, et elle n’était pas encore assez forte pour me suivre dans ma vie de voyage et de travail. Je débarquai à la côte d’Ouessant, juste en face de la maison d’Isa Carrian, et, quoique j’eusse à lui savoir mauvais gré de m’avoir rendu ma fille si chétive, je ne voulus point passer devant sa porte sans lui montrer comme je l’avais déjà amendée et sans écouter les excuses qu’elle pourrait me faire.

« J’entrai donc chez elle et je la trouvai en deuil. Elle avait perdu son mari et son petit garçon.

« — Tu viens voir le malheur, me dit-elle en m’embrassant ; me voilà seule au monde, et tu es bonne de ne pas m’en vouloir. Il n’y a pas eu de ma faute, et j’ai bien pleuré ta fille aussi ! Mais te voilà consolée, toi : tu en as déjà une seconde, et aussi belle qu’était l’ancienne, car elle ne peut guère avoir plus d’un an, et je la trouve grande pour son âge.

« Je crus qu’Isa avait perdu la raison. Quand je lui eus juré que je pensais tenir Louise dans mes bras, elle me jura que Louise était morte depuis six mois, et que je pourrais voir son extrait mortuaire et sa petite tombe. Quant à mon mari, personne ne l’avait revu au pays depuis notre départ : il m’avait menti, il m’avait donné à élever un enfant illégitime, peut-être un enfant qu’il avait eu de la pauvresse qui me l’avait apporté, et dont, au reste, Isa ni personne chez nous n’avait jamais entendu parler.

« Je n’ai pas besoin de raconter ici le chagrin que je dus avoir. Je restai enfermée toute la nuit avec la pauvre Isa, qui n’était coupable de rien, car elle avait soigné ma fille aussi bien que son propre enfant. Ils avaient tous deux été enlevée par une épidémie. Carrian avait péri en mer. Isa était bien misérable, mais elle voulait me rendre les mois de nourrice que je lui avais envoyés d’avance pour ma petite. Je les lui fis garder, et nous dûmes aviser ensemble à ce que j’allais faire de ma fausse Louise. Je ne cherchai pas longtemps. Je l’aimais ; je ne pouvais plus faire autrement que de l’aimer. Quant à mon mari, je ne devais ni ne voulais le perdre d’honneur. Je demandai le secret à Isa, qui me le promit et me le garda fidèlement. L’enfant qu’on m’avait donné, et dont je ne savais pas l’âge, pouvait bien passer pour mon second enfant. Mon père, à qui je le présentai le lendemain, me reprocha de ne lui avoir pas écrit que j’étais mère une seconde fois. Je lui reprochai doucement de ne m’avoir pas fait savoir la mort de ma fille. Il répondit que les mauvaises nouvelles sont plus mauvaises à écrire. On s’embrassa. La fausse Louise, à qui je donnai le nom d’Yvonne, car mes deux filles ne pouvaient pas s’appeler de même, fut adoptée par la famille sans aucune méfiance de la vérité. Ma belle-mère n’était pas une mauvaise femme, mais elle me vit avec plaisir m’établir à la côte avec Isa. Je fis réparer et assainir la maison de mon amie, et j’y montai une petite boutique qui s’achalanda vite des partants et arrivants, et qui me permit de vivre dans l’aisance et la propreté. Yvonne me devint tous les jours plus chère, et je passai là environ quatre ans qui ne furent pas malheureux.

« Mais, un jour que j’avais été chez une parente malade, de l’autre côté de l’île, et que je revenais vers le soir avec ma petite par un endroit désert, je vis dans les rochers une barque de contrebande qui s’amarrait pour la nuit, et dans cette barque un homme dont j’avais souvenir. C’était un de ces mauvais compagnons que mon mari rencontrait de ville en ville, avec qui il avait toujours des secrets à dire, et qui le gardaient avec eux des semaines entières, Je n’étais pas bien aise de lui parler ; mais je pensai qu’il pourrait me donner des nouvelles d’Anseaume, et, m’approchant du récif qui l’abritait, je lui en demandai. Il me répondit, sans sortir de sa barque, que cela se trouvait bien, car il était chargé de m’en donner en cas de rencontre. Il m’apprit d’abord une chose qui me fâcha beaucoup, c’est que mon mari, après avoir fait longtemps la contrebande, s’était engagé à bord d’un flibustier, et qu’il devait être toujours sur les côtes d’Amérique, où il avait été rencontré un an auparavant par celui qui me parlait. Je ne pus guère le confesser, il avait fait aussi la flibuste, celui-là, et il ne se souciait pas de parler de lui-même. Je lui demandai s’il ne s’appelait pas de son nom de guerre Ésaü. Il prétendit que je me trompais, et qu’il se nommait Bouchette. Voyant que je n’en pouvais rien tirer de plus, j’allais le quitter, quand il parut se souvenir de quelque chose, et, regardant Yvonne qui dormait sur mon épaule :

« — Est-ce celle-là ? me dit-il.

« — Comment, celle-là ?

« — Oui, celle que nous avons ramenée du Midi avec une fille bohémienne qui ne pouvait plus la nourrir.

« — Oui, c’est celle-là.

« Je répondais comme cela pour savoir la vérité, et je fis semblant de ne pas trop m’étonner. Je lui dis qu’il devait m’apprendre au juste d’où venait cette enfant, parce que mon mari m’avait commandé d’en avoir bien soin et de la reporter ensuite où on l’avait prise.

« — Ma foi, répondit le contrebandier, vous en ferez ce que vous voudrez. C’était une affaire commencée par Anseaume, et qu’il a oubliée à présent avec quantité d’autres. Sotte affaire, et que je n’approuvais pas ! Il y avait trop de dangers et trop de choses à débrouiller. Vous savez bien qu’Anseaume est fou ?

« — Vous dites que mon mari est fou ?

« — Ça le prend comme ça de temps en temps, et, à force de vouloir du nouveau, il fait plus de vieux que de bon.

« — Voyons, dites-moi la vérité : où est-ce que cette bohémienne avait pris l’enfant ?

« — Je sais bien d’où l’enfant vient ; mais, si c’est la bohémienne ou Anceaume qui l’a pris, je ne sais pas.

« — Mais quelle était son idée ?

« — L’idée de le reporter dans quelque temps, comme s’il l’avait trouvé et sauvé, afin de se faire payer cher. Il disait une chose et puis une autre. Tantôt il voulait le reporter tout de suite, mais il avait peur d’être pincé ; tantôt il voulait écrire sans signer et se faire donner d’avance une grosse somme ; mais il ne se fiait pas à la bohémienne, et je ne voulais pas me mêler de ça. En attendant, l’enfant n’allait pas bien, et il avait peur de le voir mourir en chemin. Ça m’inquiétait aussi, car on faisait des recherches assez loin, et j’ai lâché Anseaume à Valence, sur le Rhône. Je l’ai retrouvé au bout de trois semaines qui arrivait à Paris. Il ne voyageait pas vite et n’allait pas tout droit, afin de dépister la police. Je lui ai conseillé de vous porter la petite, parce que, si on voulait la rendre avec profit, il fallait pouvoir la livrer en bon état. C’est ce qu’il a fait ; mais je vois qu’il a oublié, en partant pour l’Amérique, de vous dire le fin mot. Je le reconnais bien là. Il vous craignait, ou bien il a pensé à autre chose. Que voulez-vous ! c’est comme ça qu’il est !

» — N’importe son idée, repris-je ; je veux rendre l’enfant. Dites-moi à qui elle appartient.

« — Oh ! ma foi, je n’en sais rien à présent. Je ne me souviens que d’une chose, c’est que l’affaire a été faite aux environs de Toulon-sur-Mer. Allez-y, et vous saurez bien l’histoire dans le pays. C’est des histoires qui n’arrivent pas souvent, et la chose a dû faire du bruit.

« J’aurais voulu en savoir davantage ; mais le contrebandier vit ou crut voir approcher un garde-côte, et il prit le large en me faisant signe de m’éloigner. Je devais rentrer ma petite, qui était fatiguée. Le lendemain et les jours suivants, je cherchai le long des côtes, mais je ne pus retrouver cet homme, et je commençai à penser à ce que je devais faire.

« J’avais tant de chagrin de me séparer d’Yvonne, que je confesse avoir juré plus d’une fois en l’embrassant que je la garderais sans rien dire ; mais, en me figurant le chagrin que ses parents devaient avoir, j’avais honte de moi, et je demandais à Dieu la force de faire sa volonté. Au bout de huit jours, je partis pour Toulon, où, sans faire semblant de rien, j’appris bien vite qu’on avait perdu une petite fille de dix mois, quatre ans auparavant, et que sa grand’mère la cherchait toujours. Ayant pris des informations sur le pays et sur les voisins de cette dame, j’allai parler au curé des Pommets, qui me reçut bien, et à qui je demandai de me faire causer secrètement avec elle. Elle me donna un rendez-vous le soir dans un endroit secret de son parc, appelé la Salle verte, et, laissant la petite au curé et à son neveu, M. Frumence, je me rendis déguisée en femme provençale, en me cachant la figure sous une cape, auprès de cette dame à qui je racontai toute mon histoire, et qui prit tout de suite tant de confiance en moi, qu’elle voulait me payer avant d’avoir sa petite-fille ; mais je ne voulus pas de payement, comme on peut bien le penser : je n’en avais pas besoin, et on aurait pu croire que j’avais spéculé sur la vérité. J’amenai la petite le lendemain soir avec les mêmes précautions. Madame de Valangis ne pouvait pas la reconnaître ; mais elle avait gardé bonne souvenance des petites marques qu’elle avait à l’oreille et au pied droit, du nombre de ses marques de vaccine et d’une petite mèche de cheveux blonds qu’elle avait au milieu de ses cheveux noirs. Elle avait écrit tout cela pour la reconnaître si on la lui ramenait, et, comme Yvonne avait tous ces signes et cette mèche de cheveux blonds qu’elle a encore et qui est bien apparente, ni la grand’mère ni moi ne pouvions douter que ce ne fût elle. Je lui rendis sa petite après lui avoir fait jurer sur l’Évangile qu’elle ne dirait jamais un mot de ce que je lui avais appris, car cette affaire-là pouvait conduire le coupable aux galères, et je ne pouvais répondre que le coupable ne fût pas mon mari. Cette bonne dame voulait me garder chez elle, mais je ne pouvais pas rester exposée à des recherches qui auraient fini par compromettre Anseaume. Je promis sur l’honneur à cette dame de revenir, si je devenais veuve, et de la relever de son serment si la vérité était un jour nécessaire à la légitimité et aux droits de Lucienne. Je suis revenue quand j’ai appris que mon mari était mort ; mais, par égard pour sa mémoire, je n’ai jamais rien laissé dire. Pour échapper aux questions, je n’ai même jamais eu l’air devant le monde d’avoir connu Lucienne auparavant, j’ai un peu changé mon nom ; enfin j’ai fait pour le pauvre Anseaume tout ce que me commandait mon devoir, et, dans tout ce que je viens d’écrire sous les yeux de madame de Valangis et de M. Frumence, neveu adoptif de l’abbé Costel, je jure encore que ma mémoire ne m’a pas trompée d’un mot. Je ne sais rien de plus et rien de moins ; en foi de quoi, je signe, le jour de Pentecôte de l’année 1816.

« Jane Guilhem, veuve Anseaume.

« Au château de Bellombre. »




XLIV


Je ne sais quel effet produisit autour de moi la lecture de ce document. J’en fus émue à ce point que j’en pesai à peine la valeur légale. Je ne voyais que la bonté, la sincérité, le désintéressement, la simplicité héroïque de Jennie, sa clémence envers son mari, sa tendresse pour moi, et ce qu’elle avait dû souffrir, en m’aimant ainsi, de renoncer à m’appeler sa fille. Elle-même, la pauvre Jennie, en se retraçant l’effort qu’elle avait fait pour se séparer de moi, effort caché avec tant de délicatesse qu’elle en parlait à peine dans sa relation, elle fut surprise par les larmes. Je lui jetai mes bras au cou, et je restai pleurant ainsi avec elle et oubliant tout le reste.

Je fus rappelée à moi-même par la voix de M. Barthez, qui s’était levé et qui disait avec une solennité attendrie :

— Je n’ai pas à me prononcer ici sur l’autorité légale de cette pièce. Je crois que le tribunal le plus austère et le plus scrupuleux ne pourrait se dispenser de la prendre en grave considération ; mais ce que je peux dire, ce que je dirais devant toute la terre, c’est qu’elle m’inspire personnellement une confiance absolue. Cela, monsieur Mac-Allan, je le jure aussi, moi, devant Dieu !

Je regardai alors M. Mac-Allan, dont la physionomie avait pris pour la première fois une expression austère et recueillie. Il y avait en lui en ce moment la gravité et la dignité d’un juge, et il me plaisait mieux ainsi que sous l’aspect aimable et fin de l’avocat habitué aux transactions.

— Avant que je vous communique mon impression, dit-il en s’adressant à M. Barthez, mais en attachant son clair regard sur Jennie, qui essuyait ses yeux et reprenait son air habituel de résolution tranquille, permettez-moi de vous adresser une question. Est-ce madame Jane Guilhem qui a rédigé seule ce document ?

— C’est elle seule, devant moi, répondit Frumence. C’était dans ce salon, madame de Valangis était assise là où vous êtes et causait à voix basse avec moi, pendant que madame Jennie écrivait devant la crédence entre les deux fenêtres. Les enfants, M. Marius de Valangis et sa cousine, jouaient dans ce parterre. Madame Jennie écrivit pendant une heure et nous lut elle-même ce qu’à notre instigation elle s’était décidée à rédiger en cas de mort.

— Et vous ne l’avez ni amplifié, ni diminué, ni corrigé ensuite, monsieur Frumence ? Dites : vous savez que votre parole me suffira.

— Je vous donne ma parole que je n’y ai changé ni une phrase, ni un mot, ni une syllabe. La rédaction eût-elle été incorrecte et obscure, ce qu’elle n’est pas, j’aurais regardé comme une trahison de ma conscience d’altérer en quoi que ce soit la spontanéité, je dirai même la personnalité du renseignement.

— Vous dites le mot, monsieur Frumence, reprit M. Mac-Allan en cessant d’examiner Jennie ; ceci est un renseignement qui fait honneur à l’intelligence et au caractère de madame Anseaume. J’ajouterai même, avec M. Barthez, qu’il me parait avoir une grande valeur morale, en ce sens qu’il dégage à mes yeux, comme aux siens, la responsabilité de cette dame. Je suis tellement sincère en vous parlant ainsi, que je prie madame Jennie (c’est, je crois, le nom qu’elle préfère) de vouloir bien me donner une poignée de main.

Jennie n’hésita pas. Elle se leva et tendit la main à notre adversaire en le regardant droit au visage et en lui disant :

— Oui, je préfère rester Jennie ; c’est un nom qui ne me rappelle qu’un seul chagrin, la mort de madame… Mais on m’appellera pourtant comme on voudra, ajouta-t-elle ; je serai toujours contente, si la vérité prévaut.

— Comment ne prévaudrait-elle pas ? dit M. de Malaval, las de subir passivement la réalité. Il est bien évident pour tout le monde que le marquis de Valangis avait reconnu sa fille.

M. Mac-Allan regarda Malaval avec surprise. Un furtif sourire d’impatience de M. Barthez lui apprit qu’il ne fallait tenir aucun compte des appréciations inattendues de ce personnage ; mais ce pâle éclair de gaieté qui passait sur nous se dissipa bien vite. M. Mac-Allan se rassit, et conclut d’une manière aussi imprévue pour Jennie et pour moi que l’avait été la réflexion de M. de Malaval.

— J’ai traité cette pièce de renseignement, dit-il en s’adressant collectivement à nous tous dans la personne de M. Barthez, et je tiens à maintenir la très-solide expression dont s’est servi M. Frumence. Ceci est un renseignement, je dirais presque un certificat, que, sans le savoir et sans même y songer, madame Jennie s’est donné à elle-même. Je suis heureux de pouvoir lui dire qu’il dissipe tous les soupçons que j’aurais pu avoir sur sa haute probité. Mais, — ici M. Mac-Allan s’arrêta pour nous obliger à peser la force des objections qu’il allait soulever, — mais je déclare que la lecture dont je viens d’être ému ne change absolument rien au jugement que j’ai porté sur l’affaire en elle-même.

Marius, qui croyait la partie gagnée pour moi, fit un geste d’étonnement courroucé que M. Mac-Allan ne parut pas remarquer, ou dont il ne voulut tenir aucun compte, car il poursuivit paisiblement :

— Je connaissais, — non pas la rédaction du renseignement, — mais tous les faits qu’il renferme, et mon appréciation de ces faits n’est en aucune façon modifiée par la narration qui les coordonne.

— Comment donc les connaissiez-vous ? s’écria Jennie surprise.

— Je les connaissais tellement, répondit l’avocat, qu’ils avaient servi de base à l’enquête que j’ai faite avant de venir en Provence.

— Vous ne consentez pas à nous dire comment vous les connaissiez ? lui demanda M. Barthez.

— Non, je ne dois pas y consentir ; mais vous pouvez supposer, vous, monsieur, une situation très-régulière et très-vraisemblable : c’est que depuis longtemps madame de Valangis, sans trahir le secret de Jennie, avait fait part à son fils de tout ce qui pouvait lui faire accepter mademoiselle Lucienne pour sa fille.

C’était une réponse sans réplique, et pourtant je remarquai la physionomie soupçonneuse de M. Barthez en observant le docteur Reppe, qui resta impassible et comme indifférent aux suppositions. Disons, pour éclairer cette circonstance, que le docteur, étant la seule personne admise au tête-à-tête avec ma grand’mère, avait pu profiter de quelques moments d’affaissement dans son caractère, pour lui faire dire ce qu’elle avait résolu et juré de ne dire à personne. Le docteur était provincial dans l’âme, et son air d’insouciance cachait un grand instinct de curiosité. Il avait pu rapportera madame Capeforte ce qu’il avait deviné ou surpris, et madame Capeforte avait pu le trahir plus ou moins longtemps avant la mort de ma grand’mère.

Quoi qu’il en soit, M. Mac-Allan ne trahit personne, et continua.

— Je savais donc ce qui devait me mettre sur la voie des recherches, et, après avoir fait ces recherches, je savais que madame Jane Guilhem avait été mêlée non personnellement, mais, à son insu, par le fait et le nom d’Anseaume son mari, a des affaires de contrebande sur les côtes de France et d’Angleterre. Je savais qu’elle avait eu une fille du nom de Louise, née et morte à l’île d’Ouessant en 1803. Les indications qu’elle donne à cet égard sont parfaitement exactes. Je savais aussi qu’elle avait reparu dans cette île avec une seconde fille qu’elle disait sienne et qu’elle avait élevée pendant quatre ans chez une honnête femme nommée Isa Carrian. Je sais encore qu’après être partie avec cette enfant sans dire le but de son voyage, elle n’avait jamais reparu dans son lieu natal, où elle n’avait plus de famille. Son père était décédé durant le voyage qu’elle faisait dans le Midi. Elle avait repris alors son commerce ambulant, en compagnie d’Isa Carrian, jusqu’à l’époque où, apprenant la mort d’Anseaume, elle est venue s’installer ici comme femme de confiance. Isa Carrian avait continué le petit commerce pour son compte jusqu’à son décès…

— Isa est morte ? s’écria Jennie, affligée et consternée.

— Isa est morte à Angers, il y a six mois, répondit M. Mac-Allan. Je vois que vous l’ignoriez, et je regrette de vous porter ce coup d’autant plus grave, qu’avec Isa Carrian disparaît un témoignage d’une grande importance. Elle seule dans votre pays savait qu’Yvonne n’était pas votre fille, et elle a été si discrète à cet égard, que personne encore ne le soupçonne. Quant à un contrebandier ou à un flibustier nommé Ésaü ou Bouchette, j’ignorais son existence ; mais, s’il vit encore, il sera difficile de retrouver un homme qui cache son nom, son état, ses fautes probablement, et que vous avez à peine connu. La trace de la bohémienne complice, confidente ou servante temporaire d’Anseaume est bien plus insaisissable, et, quant à Anseaume lui-même, vous avez envoyé copie de son acte de décès pour faire vendre à Saint-Michel d’Ouessant quelques objets qui vous appartiennent et qui étaient sous son nom. Enfin, et pour me résumer, voici ce qui résulte des recherches auxquelles, depuis deux mois, je me suis activement livré tant en Bretagne qu’en Normandie, en Vendée et dans les îles, pour retrouver les vestiges de cette affaire. Les époux Anseaume ont laissé, dans les diverses et nombreuses localités qu’ils ont parcourues ensemble, quelques souvenirs assez précis. Anseaume a frappé quelques personnes par son esprit naturel, sa gaieté, son désordre et ses bizarreries. Dès qu’il se jette dans une industrie occulte, il change de nom coup sur coup, et on perd bientôt sa trace. Sa veuve laisse des souvenirs plus récents et plus nets. On la voit exercer la profession du colportage avec décence et probité. On l’a connue et on l’estime. On regrette de ne plus la voir aux pardons de Bretagne ou aux foires de Normandie avec son riant étalage de rubans bariolés et de toiles peintes flottant au vent. On se demande ce que, depuis douze ans, elle est devenue ; mais, comme pendant douze ans la population se renouvelle ou se déplace en grande partie, il est d’autres localités où l’on a oublié soit son nom, soit sa figure, soit l’un et l’autre. Personne ne peut dire si elle a eu un ou plusieurs enfants. On ne lui en a pas connu autour d’elle. On pense que son mari l’a souvent ruinée et définitivement abandonnée. Voilà tout ce que j’ai pu recueillir ; car j’ai agi moi-même, et soyez tranquille, madame Jennie : ne voulant pas faire naître de soupçons sur le compte d’une personne que je n’avais pas l’honneur de connaître, j’ai laissé croire que mes informations n’avaient pour but que de vous faire recueillir un petit héritage ; mais je conclus en vous disant : Votre histoire est vraie en ce qui vous concerne, elle est peut-être vraisemblable pour quiconque l’étudierait comme un roman composé avec soin. Elle a en faveur de l’identité de mademoiselle Lucienne de Valangis, des circonstances que l’on pourra faire valoir ; mais elle est absolument dénuée de preuves sur ce point capital. Vous passerez peut-être des années à faire chercher deux témoins que vous ne pourrez jamais retrouver, un flibustier pendu probablement à la vergue de quelque navire, et une bohémienne que vous ne reconnaîtriez même pas, vous l’avez déclaré vous-même. L’acteur principal du drame est mort, cela est constaté, sans vous laisser une preuve, un écrit, un gage quelconque. Tout l’état civil de mademoiselle Lucienne repose donc sur le fait de quelques signes extérieurs que sa grand’mère a cru reconnaître, une ou deux petites marques sur l’épiderme, une légère nuance dorée que je distingue et que je ne refuse pas d’apercevoir au milieu de sa chevelure sombre ; mais, en vérité, ses amis et ses conseils peuvent-ils penser que des signes si médiocrement particuliers, joints à l’illusion d’une tendre aïeule et au témoignage d’une seule personne véridique, mais vaguement renseignée, trompée peut-être, et en tout cas dans l’impossibilité de faire apparaître l’auteur de la révélation qui a motivé sa croyance, je le demande à l’homme de loi qui nous écoute, au médecin qui sait par quelles transformations passe un enfant d’un an à quatre, aux personnes qui savent ce que c’est que la réalité, la notoriété, la certitude dans les faits de la vie humaine, je le demande à mademoiselle de Valangis, qui a toutes les apparences de la raison et de la loyauté, je le demande enfin à vous-même, madame Jennie, à vous qui êtes assurément une personne au-dessus du vulgaire, un esprit remarquablement droit et suffisamment éclairé : croyez-vous que votre témoignage et vos preuves puissent servir à quelque chose ?




XLV


Un silence de consternation succéda au discours de Mac-Allan. Jennie seule résista au découragement.

— Oui ! dit-elle avec énergie. Je crois qu’à la vérité la vérité doit suffire. Qu’on nous donne du temps ! Je chercherai, moi. Personne ne sait si le contrebandier est mort. Il est peut-être vivant. J’ai passé dix ans avant d’avoir une preuve de la mort de mon mari et je l’ai enfin acquise. Je ne sais pas le nom de ce contrebandier ; mais j’ai reconnu une fois sa figure, pourquoi ne la reconnaîtrais-je pas une seconde ? Il y a toujours des contrebandiers à Ouessant et ailleurs. Tous se connaissent. Je m’adresserai à eux, je les ferai parler. Pourquoi celui qui m’a dit la vérité aurait-il inventé cela ? Comment aurait-il fait pour l’imaginer et pour tomber juste ? Voilà un hasard que vous n’expliquerez pas. Et pourquoi ne dirait-il pas maintenant tout ce qu’il sait, s’il n’a pas été le complice de l’enlèvement ? Non, non ! tout n’est pas fini, parce que nous n’avons pas fait toutes les recherches qu’il fallait faire ; mais nous les ferons. C’est le moment de les commencer. Je n’y répugnerai plus. Si mon mari n’est pas à l’abri du blâme, il est maintenant à l’abri du châtiment. Et puis je n’ai pas d’enfants. Il n’avait pas de famille, lui ; moi, je n’en ai plus. Il n’y aura plus que moi pour porter un nom déshonoré. Rien ne me retiendra maintenant pour sauver Lucienne. J’ai eu tort peut-être d’attendre si longtemps. Les innocents doivent passer avant les coupables… Que voulez-vous ! c’était mon mari ! Et, quand à Brest ou à Toulon je voyais passer la chaîne, j’avais froid dans le cœur et je me disais : « Est-ce que je serai obligée de l’envoyer là ? » J’ai été faible, ma pauvre Lucienne ! il faut me pardonner, mais je réparerai tout. Je me mettrai en route demain s’il le faut, et, s’il le faut, j’irai jusqu’en Amérique.

— Attendez, Jennie ! dit M. Barthez, ému presque autant que moi-même ; vous avez dit que vous répondriez à des questions. Où est mort Anseaume ?

— Anseaume est mort au Canada et en prison pour dettes. Il paraît qu’il y était devenu fou, ce malheureux !

— Comment avez-vous su qu’il était mort, et comment n’avez-vous recherché le lieu et la preuve de son décès qu’au bout de dix ans ?

— J’ai recherché la preuve aussitôt que j’ai su la mort, mais je ne savais pas le lieu. Des mariniers bretons qui avaient été à la pêche de la baleine avaient rencontré à Terre-Neuve d’anciennes connaissances du Canada, des pêcheurs comme eux, et, comme on causait de ceux avec qui on avait couru la mer autrefois, on en est venu à parler de mon mari. Il avait fait tout jeune une campagne de pêche par là, et on se souvenait de lui parce qu’il était le plus gai et le plus paresseux de la bande. Alors, un de ces Canadiens a dit : « J’ai revu une fois Anseaume à Montréal, et je sais qu’il est mort par là. Il ne songeait plus à la pêche. Il faisait un autre état. » On n’a pu savoir quel état. Seulement, on m’a dit, à moi : « Vous êtes veuve, » et je ne pouvais pas en être sûre. J’ai donc chargé un avoué de chez nous de prendre des informations. J’ai dépensé beaucoup d’argent. On a écrit beaucoup de lettres. Enfin on a découvert, il n’y a pas plus de deux ans, qu’Anseaume était mort en prison à Québec sous le nom de Perceville, mais bien connu pour Anseaume par ses créanciers et inscrit comme tel au registre des décès. Je voulais payer ses dettes, on n’a pu retrouver les créanciers : c’étaient des ambulants comme lui. J’ai fait demander s’il n’avait pas laissé des effets, des papiers, une lettre pour moi. Il n’avait rien laissé, et ce qu’il eût laissé d’écrit, m’a-t-on dit, n’aurait pu être que des paroles de fou. — Mais enfin, pourquoi n’irais-je pas m’informer moi-même à présent ? Dans la folie, on parle quelquefois beaucoup et on peut dire la vérité. Je peux retrouver ses camarades de prison, le médecin, l’infirmier, savoir si à sa dernière heure il a eu un remords, un souvenir, une crainte, s’il a parlé d’un enfant…

— Vous avez autant de sagacité que d’imagination, madame Jennie, dit M. Mac-Allan avec douceur ; mais, quand vous feriez ces prodiges de dévouement et de zèle, croyez-vous donc que les vagues propos du délire, recueillis si longtemps après coup, auraient quelque valeur en justice ? Non, voilà des rêves, croyez-moi ! Tout ce que vous nous apprenez rend plus délié encore le fil,… je ne veux pas dire le cheveu, qui rattache mademoiselle Lucienne à la société. Tout ce que vous songez à entreprendre ne peut que rendre impossible une transaction avantageuse, j’ose dire brillante, pour la personne que vous aimez. Vos recherches peuvent durer longtemps, et, pendant qu’elles dureront, quel sera le sort de mademoiselle Lucienne, réduite à la portion congrue, privée de votre compagnie et abandonnée seule à des luttes pénibles, sans parler des dangers que court une jeune personne isolée et sans protection dans le monde ?

— Vous vous trompez, monsieur, dit sèchement Marius ; ma cousine aura la protection de ses parents, M. de Malaval et moi.

— Votre protection est bien jeune, monsieur, répondit l’avocat, et celle de M. de Malaval ne pourra être que gratuitement généreuse. Résisteront-elles l’une et l’autre à la certitude plus ou moins prochaine d’un devoir purement chimérique ?

Je ne sais ce que Marius allait répliquer, lorsque l’abbé Costel, qui n’avait encore rien dit ni rien fait paraître de ses impressions, prit la parole avec une certaine vivacité enthousiaste.

— Vous ignorez, monsieur, dit-il à Mac-Allan, que M. Marius de Valangis est le fiancé de mademoiselle de Valangis, et qu’elle n’a pas besoin des concessions de sa belle-mère pour conserver le nom qu’elle porte. Si elle le perd, elle est sûre de le retrouver le lendemain : donc, vos propositions sont non avenues. Ni M. Marius ni sa cousine n’accepteront jamais des offres d’argent, dont ils sont déjà assez offensés. Ne les renouvelez pas, je vous le conseille, et plaidez, si bon vous semble. Réduisez mademoiselle de Valangis au partage des biens de sa grand’mère avec les frères consanguins, réduisez-la même au dénûment absolu : elle ne peut qu’attendre son sort, braver l’infortune et s’en consoler par l’affection de son époux et le dévouement de ses amis.

— Vous parlez d’or, monsieur l’abbé, répondit sans hésiter Mac-Allan ; si c’est là la conclusion du débat, je n’ai plus qu’à me taire et à regarder ma mission comme accomplie. J’abandonne à d’autres, plus ardents que moi aux exécutions judiciaires, le soin d’attaquer le testament et de contester l’état civil de l’héritière. Toute la responsabilité du désastre tombe désormais sur M. Marius de Valangis, et je m’en lave les mains : j’ai fait mon devoir.

L’abbé Costel avait rompu la glace. Il ne restait plus à Marius qu’à risquer le naufrage ; mais Marius n’était pas l’homme du parti héroïque, il n’en avait que la velléité superficielle, et ses airs de fierté se trouvaient toujours d’accord avec l’intérêt bien entendu de sa situation. Il lui avait semblé de bon goût de m’offrir sa protection pour me lier à lui par la reconnaissance en cas de succès. Cette protection n’allait pas jusqu’au mariage en cas de ruine. Il pâlit, et, sentant tous les yeux attachés sur lui, il perdit la tête, serra les poings, et me lança un regard de défi et de terreur ; singulier mélange de menace et de détresse qui n’échappa ni à la perspicacité de M. Barthez, ni à celle de M. Mac-Allan, ni à celle de Frumence. Je n’avais qu’une chose à faire, qui était de renouveler devant tous la déclaration que j’avais déjà faite devant M. Barthez. Je sentis aussi que je devais tout prendre sur mon compte pour sauver à Marius l’humiliation de se trouver au-dessous du rôle magnanime que lui attribuait si gratuitement M. Costel. Je déclarai donc que, pour des raisons étrangères à la situation actuelle, j’étais revenue sur mes projets et avais refusé d’avance les offres généreuses que mon cousin était disposé à me faire. Marius, soulagé d’un poids au-dessus de ses forces, retrouva assez de présence d’esprit pour faire une belle sortie.

— Puisqu’il en est ainsi, dit-il en venant à moi, je n’ai plus que le droit de conseil, et j’espère que tu voudras bien me faire part de tes résolutions et agréer les avis que j’aurai à te soumettre. Pour le moment, après t’avoir offert tout ce qu’il dépendait de moi de t’offrir, j’aurais mauvaise grâce à insister sur un moyen de salut que tu dédaignes, peut-être à tort, et je me retire pour t’épargner l’embarras de te prononcer sur les causes de ton refus.

Il me baisa la main, salua les autres avec une élégance aisée, et se retira avec M. de Malaval, qui crut devoir m’adresser quelques mots de blâme poli sous forme de regret. Selon lui, dès ce moment, et grâce à sa brillante imagination, la chose fut commentée et racontée ainsi : Marius, devant le conseil de famille assemblé, m’avait demandé ma main dans les termes les plus explicites et avec l’insistance la plus ardente. Lui-même m’avait vivement pressée, ainsi que M. Barthez et même M. Mac-Allan, de couronner l’amour le plus chevaleresque et la flamme la plus pure. J’avais écouté les mauvais conseils de l’abbé Costel et de Frumence. Je ne sais quel rôle Jennie avait joué dans ce drame de famille, mais la rupture venait bien de mon fait ; c’était un coup de tête, un caprice d’enfant gâté, et, si je perdais ma cause, je ne devais m’en prendre qu’à moi seule. Telle fut par la suite la version de M. de Malaval avec des variantes, mais toujours la même au fond.



XLVI


Quand il fut sorti avec Marius, la situation se trouva simplifiée. L’incident, généreusement et maladroitement soulevé par M. Costel, eut cela de bon que l’on put reprendre les pourparlers que j’avais besoin de bien connaître. M. Mac-Allan me demanda naturellement si je m’en tenais au refus pur et simple de l’abbé malgré le scrupule qui me portait à rompre mes fiançailles. Je trouvai je ne sais quoi d’ironique dans cette insinuation, et je répondis que je demandais le temps de la réflexion quant à la forme et au motif de mon refus.

— Mon parti est déjà pris, ajoutai-je, et je ne changerai pas d’avis pour ce qui me concerne ; mais il y a des questions de forme sur lesquelles j’ai besoin de l’avis de mes conseils.

C’était une réponse réservée telle que la souhaitait M. Barthez, à qui je devais cet acte de déférence.

— Je vous laisse avec vos amis, dit M. Mac-Allan en se levant, et je vous demande pardon d’avoir beaucoup insisté pour un premier jour ; mais je vous avoue que je compte insister davantage demain, car il faut que vous me permettiez de revenir demain.

— C’est bien tôt, monsieur, répondis-je.

— Oui, c’est bien tôt, reprit-il, d’autant plus que j’ai un certain temps à mettre au service de ma cause ; mais enfin ce temps a une limite, et plus nous en perdrons, plus la solution sera difficile. J’ai d’ailleurs des raisons personnelles pour vous voir souvent, des raisons que je vous dirai peut-être, et qui, j’en fais serment, sont exclusivement dans votre intérêt. Si M. Barthez, ou M. Frumence, ou le docteur, ou tous trois ensemble, veulent m’accompagner demain, j’en serai charmé, car je ne prétends nullement vous persuader à leur insu.

— Les devoirs de ma charge ne me permettront pas de revenir demain, dit M. Barthez, et je crois que M. le docteur est ici un témoin bienveillant, rien de plus. Mademoiselle de Valangis vous recevra, si elle le juge à propos, demain et tous les jours ; mais, en qualité d’ami dévoué de sa grand’mère, j’y mets une condition : c’est que vous vous bornerez à lui renouveler vos offres sans exiger qu’elle s’engage par une réponse en mon absence, de même qu’elle me fera une promesse analogue et bien sérieuse de ne rien conclure sans que je sois présent à vos conventions. Je pense que M. Costel, M. Frumence et madame Jennie sont ici d’accord avec moi.

M. Mac-Allan souscrivit avec empressement à cette condition, je m’engageai aussi à l’observer, et l’avocat se retira avec le docteur, après m’avoir demandé l’heure de la seconde entrevue, que je fixai à midi.

M. Barthez, dès que nous fûmes seuls avec lui, s’appliqua à nous ôter le peu d’espérance que nous avions pu conserver, Jennie, Frumence et moi.

— Ne soyez pas dupes, nous dit-il, de l’attitude tranquille et froide que je devais garder vis-à-vis de votre adversaire. Au fond, je crois la position difficile, et le voyage que Jennie parle d’entreprendre est une ressource si précaire, que je ne peux ni le conseiller ni l’accepter comme une espérance. D’ailleurs, il serait plus long et plus inefficace que ne le seront les soins de la justice. C’est moi qui me charge dès aujourd’hui de toutes les recherches nécessaires et possibles ; mais il serait bien téméraire de compter sur un miracle pour refuser des offres qui peuvent être honorables. Tout dépend de la forme et de la cause de ces offres. Ne vous récriez pas, monsieur Costel, et vous, Lucienne, ne préjugez rien. Je ne saisis pas encore les motifs de votre belle-mère pour vouloir acheter si cher votre renonciation à un nom que vous pouvez si bien porter sans lui faire aucun tort. Il y a là-dessous un mystère que nous pénétrerons avec de l’attention et de la patience. Si nous y découvrons quelque chose de blessant pour vous, je serai le premier à vous conseiller la lutte à outrance. Sinon, le devoir de vos amis est de vous engager à réfléchir mûrement, peut-être à transiger quand le moment sera venu.

Frumence se rendit à l’avis de M. Barthez, ce qui ébranla Jennie et M. Costel. Tous deux promirent d’attendre passivement la lumière que Frumence se chargeait de chercher, et que M. Barthez se flattait de deviner.

— Écoutez, me dit Frumence au moment où l’on se sépara, pendant que je vais tâcher d’éclaircir certains doutes que je désire garder pour moi seul, bien que M. Barthez semble les partager, c’est à vous, mademoiselle Lucienne, d’être aussi habile que M. Mac-Allan, et de lui arracher les aveux nécessaires. Il faut que vous sachiez si votre belle-mère vous hait sans vous connaître, et pourquoi elle vous hait.

— Hélas ! Frumence, répondis-je, je ne me sens pas habile, et je crains à présent que M. Mac-Allan ne le soit beaucoup trop.

— Trop ? Non, reprit Frumence. Le trop d’habileté est la duplicité, et M. Mac-Allan est sincère ; mais il n’est pas forcé de l’être au point de trahir le secret de ses clients. Ayez la même habileté que lui, celle de la franchise ; mettez-le au pied du mur et faites-lui pressentir que vous ne céderez qu’à des motifs dignes de vous.

— Mais pourquoi donc céder ? dis-je à Jennie aussitôt que je me retrouvai en tête-à-tête avec elle. Si je n’ai aucun droit sérieux à faire valoir, je n’ai qu’à subir. Pourquoi me demande-t-on de vendre un nom que l’on dit ne pas m’appartenir ? On ne vend que ce qui est à soi : vendre le bien d’autrui est un vol égal à celui de l’usurper. Est-ce que tu comprends, Jennie ? Moi, je ne comprends rien à ma belle-mère !

— Moi, qui crois fermement que le nom vous appartient, répondit Jennie, je vois bien qu’on n’espère pas vous en dépouiller si aisément. Mais pourquoi on tient tant à vous l’ôter… Peut-être que je m’en doute. Vous ne savez pas l’histoire de votre père ; moi, je la sais, et je devais ne pas vous en faire part. À présent, il faut bien que l’on vous dise tout ; autrement, vous feriez fausse route. Dînons, et je vous conterai ça.



XLVII


Depuis la mort de ma grand’mère, nous dînions toujours ensemble, Jennie et moi. Je ne la voulais pas souffrir debout derrière ma chaise, et elle avait consenti, non sans peine, à s’asseoir vis-à-vis de moi. Notre ordinaire était si frugal, que nous nous servions nous-mêmes.

— Savez-vous, me dit-elle quand nous fûmes au dessert, pourquoi votre père était marquis, tandis que sa mère n’était pas marquise ?

— Je croyais que ma bonne maman était marquise, et que, par prudence, elle avait laissé oublier son titre sous la Révolution.

— Pourquoi ne l’aurait-elle pas repris ensuite à la Restauration, comme tant d’autres qui avaient gardé l’habitude d’oublier leurs grandeurs sous l’Empire ?

— Je ne sais pas, Jennie. Ma bonne maman n’avait pas d’orgueil, voilà tout.

— Votre bonne maman tenait à sa noblesse. Je ne dis pas que ce fût par orgueil ; mais tous les nobles tiennent à cela, et, comme elle avait justement un grand respect pour les titres, elle ne voulait pas en prendre un qui ne lui appartenait pas.

— Alors, elle n’était pas marquise ?

— Et votre père n’était pas marquis.

— Ce que tu dis là m’humilie. Pourquoi donc alors usurpait-il ?…

— Mon Dieu ! il était émigré. Il faisait comme tant d’autres qui, n’ayant que leur nom, y ont ajouté un titre à l’étranger, pour faciliter leur établissement. Quand il a épousé votre mère, ce titre lui a servi. Elle n’était pas de grande famille, elle lui a apporté une certaine fortune qu’il a mangée, et il s’est trouvé veuf, pauvre, et toujours soi-disant marquis. Il était très-beau et très-aimable. Il a su plaire à lady Woodcliffe, qui était une riche veuve de grande famille, et dont les parents ont exigé qu’il fît ses preuves. Il ne pouvait pas les faire. Il a écrit à sa mère pour qu’elle obtint que Bellombre, qui est un ancien marquisat éteint, fût de nouveau érigé en marquisat en sa faveur. Il se serait appelé le marquis de Valangis-Bellombre, ou tout simplement le marquis de Bellombre. Il se figurait cela possible ; il avait gardé des idées d’avant la Révolution. Madame n’a pas seulement voulu l’essayer. Elle trouvait ça ridicule, car elle n’avait aucun lien de parenté avec les anciens seigneurs de Bellombre, et tout ce qu’elle pouvait faire valoir auprès des Bourbons, c’est que ses deux frères avaient été tués par Bonaparte dans le parti des Anglais. Madame ne voulait pas rappeler cela. Elle avait les idées de son mari, qui était, disait-elle, un peu patriote ; et puis elle disait encore que les bons noms se passent de titre et qu’elle n’avait pas besoin de se faire anoblir, étant aussi noble que qui que ce soit en Provence. Le mariage de son fils avec lady Woodcliffe a eu lieu malgré l’opposition de la famille de cette dame ; lady Woodcliffe aimait votre père. Cependant il paraît qu’elle s’est repentie de l’avoir épousé : il dépensait beaucoup, et, s’il ne l’a pas ruinée, c’est qu’elle a pris le dessus et l’a tenu un peu sévèrement. C’est une maîtresse femme, à ce qu’il paraît ; mais elle n’a jamais pu se faire appeler marquise par ses nobles parents, qui lui reprochaient de s’être mésalliée, et elle n’a jamais pardonné à madame de n’avoir pas fait sa volonté. Elle a refusé de venir la voir, et elle est la cause que votre père n’a jamais osé vous reconnaître ouvertement. À présent je devine ce qu’elle veut ; votre père l’avait assez donné à entendre dans ses lettres. Elle veut que son fils aîné soit marquis ; elle veut obtenir cela du roi de France, elle n’y épargnera pas l’argent. Elle veut que Bellombre devienne son fief, et, quand elle y sera parvenue, elle se pardonnera à elle-même d’avoir été jusqu’à présent madame de Valangis tout court. Voilà pourquoi elle vous offre beaucoup d’argent pour vous évincer d’ici. Elle s’imagine que, si vous vous mariez avec votre nom de Valangis et votre propriété de Bellombre en dot, le marquisat pourra être obtenu par votre mari. Je ne peux m’expliquer autrement sa conduite.

— Tu as sans doute raison ; mais cette femme n’est-elle pas un peu folle ?

— Eh ! mon Dieu ! est-ce que, pour expliquer la moitié des choses de ce monde, il ne faut pas admettre que c’est la folie qui en est cause ? Voilà pourquoi on doit être raisonnable soi-même et patient avec les esprits malades.

— Oui, ma Jennie, tu dis vrai. Cela me fait penser à te dire que je pardonne à ton mari. Ah ! quand je songe que, sans lui, je ne t’eusse jamais connue, je suis prête à le remercier de tous les embarras qu’il nous cause aujourd’hui.

Jennie m’embrassa.

— Je vous y ai trop laissée, dans ces dangers où vous voilà, me dit-elle. Peut-être que, si j’avais sacrifié mon mari, nous aurions aujourd’hui des preuves.

— Tu as fait ton devoir, et je t’en estime mille fois davantage. Tiens, vois-tu, Jennie, j’ai été bouleversée ce matin, quand j’ai rencontré cet Anglais ; mais, depuis que j’ai entendu lire ton histoire et la mienne, j’ai bien du courage, va. ! Ah ! plût au ciel que je fusse ta fille ! j’en serais fière.

— Ne dites pas cela ! vous ne seriez pas la petite-fille de votre bonne maman !

— C’est vrai, je lui dois de tenir à son nom, qu’elle m’a rendu avec tant de confiance, et tout mon orgueil doit être d’appartenir à cet ange de bonté. Quant aux titres, je m’en moque comme elle s’en moquait.

— Bien ; mais son nom doit vous être sacré : vous ne pouvez pas le vendre. Qu’on vous l’arrache si on veut et si on peut, mais qu’il ne soit pas dit qu’on vous l’a acheté !

— Ah ! ma chère Jennie, m’écriai-je, tu as lu dans mon cœur ; voilà mon intention bien arrêtée, et, si je n’ai pas maltraité M. Mac-Allan comme l’a fait l’abbé Costel, c’est parce que je ne veux pas avoir l’air d’agir avec dépit et de provoquer des scandales. Et puis il faut absolument, Frumence l’a dit et il a raison, que je découvre pourquoi l’on me persécute.

— Si on vous hait, c’est à cause de votre grand’mère, dont on n’a pas pu se venger pendant sa vie ; mais je ne vois pas encore la persécution : ce n’est qu’une affaire de vanité. On aura su que vous deviez épouser Marius.

— Comment l’aurait-on su ? C’était un secret entre nous jusqu’à présent, puisque la lettre destinée à mon père n’a pas été envoyée.

— Ah ! voilà ! Il y a quelqu’un dans le pays qui épie, qui rapporte, qui arrange peut-être tout ce qui se fait ici. Cela se voyait bien dans les lettres de votre père à madame, et madame s’en tourmentait. M. Barthez, qui a toutes les lettres, en sait peut-être plus long là-dessus qu’il ne veut encore nous le dire.

— Tu as raison. Il faut que quelqu’un ait écrit là-bas du mal de moi, et peut-être qu’on me juge indigne de porter le nom qu’on porte soi-même !

— Il ne faut pas croire cela, dit Jennie. Quel mal peut-on dire de vous ?

Jennie était optimiste ; c’était le sublime défaut de cette généreuse nature si éprouvée et toujours si sereine. Elle réussit à me distraire de mon inquiétude et à me faire participer au calme étonnant qui résidait en elle. Ce calme semblait augmenter aux heures de crise, et, si elle avait des élans d’enthousiasme ou d’indignation, c’était pour se remettre à l’œuvre, l’instant d’après, dans sa voie de patience et d’activité.

— Mais que penses-tu de Marius ? dis-je en souriant, à Jennie, pendant qu’elle me coiffait pour la nuit.

— Marius ? Je ne veux pas en parler, répondit-elle.

— Ah ! de ta part, voilà un blâme bien sévère.

— Ne me faites rien dire.

— Si fait. Est-ce qu’il ne te semble pas que Marius, élevé par ma grand’mère et lui devant tout, était obligé de faire la folie de m’épouser ?

— Vous ne lui avez pas donné le temps de vaincre un peu de lâcheté. Si vous aviez dit : « Marius, je compte sur toi, » il n’aurait pas osé démentir l’abbé. L’abbé a été imprudent. On a mal pris ce jeune homme.

— Ah ! tu voudrais que j’eusse attendu ses réflexions et ranimé son courage ?

— Vous en demandez trop : prenez garde de n’être jamais heureuse ! Voulez-vous que tout de suite, comme cela, on comprenne son devoir et on le fasse ?

— As-tu jamais hésité devant le tien, Jennie ? et ne m’as-tu pas appris à marcher vite et droit comme tu marches ?

— Tout le monde n’a pas la vue bonne et le mouvement prompt ; ne condamnons pas encore cet enfant : qui sait s’il ne se repent pas ce soir, et s’il ne reviendra pas demain vous dire qu’il veut vous sauver ?

— Ah ! Jennie, je demande à Dieu de ne point lui inspirer ce bon mouvement ! je serais peut-être forcée de l’accepter, puisque c’est un devoir pour moi de sauver des outrages le nom que ma grand’mère m’a transmis.

— Voyons, Lucienne, est-ce le dépit qui vous fait parler ? Soyez franche, est-ce que c’est bien arrêté que vous n’avez plus d’amitié pour Marius ?

— De l’amitié, si fait, j’en ai encore. Je lui pardonne d’être égoïste et peureux. Je l’estime quand même à d’autres égards… Mais…

— Mais quoi ? Vous ne l’aimez pas d’amour, je le sais bien, et il m’a toujours semblé que vous ne vouliez pas connaître l’amour.

— Je désire, en effet, ne pas le connaître. C’est un sentiment exalté que je crains… Mais…

— Mais quoi encore ?

— Ah ! Jennie, je ne sais pas ; il me semble qu’il y a amitié et amitié. Il me semble que, si tu n’as pas d’amour pour Frumence…

— Je n’en ai pas.

— Soit ! mais ton amitié pour lui est une confiance absolue dans son caractère, et cette amitié-là doit être bien douce !

— Oui, c’est une bonne chose ; mais vous rencontrerez bien peu de caractères comme Frumence. Il est peut-être seul de son espèce. Songez donc qu’il n’a pas vécu comme un autre, et qu’il n’a pas eu de tentations. Il n’a rien à voir dans le monde, le monde ne viendrait pas au-devant de lui. Votre cousin, que je ne veux pas vous voir épouser par respect humain, mais qui mérite peut-être de rester votre ami, est entouré d’exemples d’ambition, de mauvais conseils peut-être…

— Parlons de Frumence. Pourquoi n’as-tu pas d’amour pour lui ?

— Et pourquoi voulez-vous que j’aie de l’amour, vous qui condamnez l’amour comme une folie ? Souffrez, petite, que je sois aussi raisonnable que vous.

Il se faisait tard, j’étais fatiguée, et je savais que, sur certains sujets de conversation, l’épanchement de Jennie se fermait comme un livre.




XLVIII


Le lendemain, à midi, je fus étonnée de voir arriver M. Mac-Allan à pied.

— Je ne viens pas de Toulon, me dit-il. J’ai pensé que ce serait trop loin pour conférer souvent avec vous et que je perdrais mes heures et mes yeux dans la poussière des chemins. J’ai accepté le seul gîte qui existe dans votre voisinage et l’hospitalité du docteur Reppe.

Un léger froncement du sourcil de Jennie me fit comprendre que notre adversaire s’était placé sous la main d’un ami bien froid, lequel avait une amie bien peu sûre. Instinctivement, je demandai à M. Mac-Allan s’il avait fait connaissance avec madame Capeforte.

— Oui, me répondit-il sans hésiter. Pour mes péchés, j’ai passé ma soirée avec cette personne mielleuse et son étonnante fille.

— En quoi trouvez-vous Galathée étonnante ?

— En tout ; mais ce n’est pas pour parler d’elle que je viens vous importuner de ma visite, c’est pour me mettre à vos ordres.

Jennie sortit sans affectation. Elle espérait que, seul avec moi, M. Mac-Allan me révélerait plus volontiers ce que Frumence m’avait conseillé de lui faire avouer ; mais j’avais affaire à forte partie, et j’étais incapable de diplomatie. L’impénétrabilité de M. Mac-Allan était à l’abri de toute insinuation comme de toute sommation, et le pis, c’est qu’il semblait ne mettre aucune finesse dans son jeu.

— Pourquoi, me dit-il après bien des questions inutiles de ma part, voulez-vous pénétrer les motifs de la marquise de Valangis ? Je n’ai pas mission de m’en expliquer avec vous. Nous devons nous placer, vous et moi, vis-à-vis d’une situation donnée, et, comme je ne me permets pas de vous demander compte de vos sentiments et de vos idées sur ma cliente, je ne me vois pas obligé de vous parler d’elle autrement que comme d’un fait qui s’oppose à l’avenir que vous aviez rêvé.

Je lui objectai en souriant que ce n’était pas là ce qu’il m’avait promis en se vantant de venir prendre mes ordres.

— J’avais compté, répondit-il, que vous ne m’en donneriez pas de contraires à mon mandat. On est entraîné à la confiance avec une personne comme vous. En me mettant à votre disposition, je n’ai pas cru m’exposer au danger de trahir mon devoir.

— Et j’espère que vous ne vous êtes pas trompé ; mais, moi, j’aurais cru que votre devoir était de me dire la vérité. Venez-vous à moi comme un messager de paix pour me dire : « Croyant que vous n’avez pas le droit d’hériter à notre place, nous avons pitié de votre dénûment, et, par respect pour l’affection que vous portait madame de Valangis, nous vous offrons des moyens d’existence ? » Ou bien, venez-vous, du haut de votre orgueil et de votre dédain, me dire ceci : « Nous voulons nier vos droits, et, pour nous épargner la peine d’un combat, nous payons à tout prix votre désistement, sans nous soucier de votre passé plus que de votre avenir ? »

— Il me semble, répondit Mac-Allan, que la première version est la bonne, puisque c’est à peu près dans ces termes que je compte rédiger nos conventions, si vous les acceptez.

— Vous dites que c’est la bonne interprétation : pouvez-vous me jurer que ce soit la vraie ?

— Et vous, mademoiselle, pouvez-vous me jurer que, si c’est la vraie, vous n’aurez pas d’objection à faire à mes offres ?

— Vous savez que je ne puis vous répondre sans l’aveu de mes conseils.

— De même que je ne puis vous répondre sans un engagement de votre part.

— Je vois bien, lui dis-je, que nous tournons dans un cercle vicieux et que vous vous jouez de ma simplicité. Ce n’est pas une bien belle victoire, monsieur Mac-Allan ! Vous avez dû faire des choses plus glorieuses et plus difficiles en votre vie ! Eh bien, je vais vous dire ce que je pense de la situation. Non-seulement je suis un obstacle à des projets que j’ignore, mais encore, pour des raisons que j’ignore également, on rougît de m’appartenir, et il me semble que, si j’acceptais,… si j’accepte vos offres, on triomphera de mon abaissement et de ma cupidité.

J’avais parlé avec plus d’émotion que je ne m’étais promis d’en montrer. M. Mac-Allan m’observait, et je ne pouvais lui cacher ma révolte intérieure. Je relirai ma main qu’il voulait prendre, et la surprise qu’il en témoigna m’étonna et me blessa un peu.

— Voyons, dit-il, — et il me semblait un peu ému lui-même, — je vois bien que vous n’acceptez pas. Prenez huit jours pour écouter M. Barthez, qui désire vous voir accepter.

— Vous ne savez rien, monsieur, des vues de M. Barthez.

— Pardonnez-moi. M. Barthez est ferme, loyal, prudent et assez fort ; mais sa conscience parle haut, et il n’y a que les gens sans foi ou sans entrailles qui sachent cacher leurs impressions à un œil attentif, M. Barthez sait bien que vous êtes désarmée devant la loi, et il s’inquiéterait de votre vivacité, s’il était ici. Moi, je vous quitte pour que vous ne brûliez pas imprudemment vos vaisseaux.

— Eh bien, ce que vous faites là n’est ni brave ni bon, lui dis-je sans me déranger pour recevoir son salut. Vous m’abandonnez huit jours à d’inutiles anxiétés, quand, dès à présent, vous pourriez me placer en face de ma propre conscience. J’ai certainement un devoir à remplir. Il n’est pas de situation sérieuse qui ne nous impose une sérieuse obligation. Pourquoi faut-il que j’ignore la mienne, quand je ne demande qu’à la connaître et à la remplir ! Suis-je un enfant inepte pour signer mon abaissement ou ma ruine sans savoir ce que je fais ? Faudra-t-il que, cédant aux conseils de la prudence mondaine, je reçoive de l’argent pour perdre mon nom, ou que, me fiant à mes instincts de fierté, je lutte, pour le garder, contre des inimitiés mystérieuses, peut-être implacables ? Quoi ! je ne saurai rien, et ce sera un texte de loi pour ou contre moi qui disposera de ma raison et de ma conscience ? Non ! je ne suis plus une enfant. Depuis hier surtout, il me semble que j’ai la force et le courage d’une personne mûre. Dites-moi qu’au nom de l’honneur on me demande je ne sais quel grand sacrifice, je me sens capable de l’accomplir ; ou que, par suite de je ne sais quelle haine, on veut me fouler aux pieds, je me sens l’énergie de tout braver ; mais ne me dites pas que je suis en péril et que, pour me sauver, j’ai le choix entre la honte et la misère, car je ne vois pas que j’aie mérité l’une, et je ne suis pas d’humeur à supporter l’autre.

— Eh bien, mademoiselle Lucienne, dit M. Mac-Allan, visiblement touché de ma détresse, je ne vous conseille plus d’attendre huit jours, je vous demande de me les accorder. Je vais faire mon possible pour modifier la douloureuse position qui vous est faite, et j’espère revenir officiellement avec des paroles que vous pourrez agréer.

— En huit jours, lui dis-je, vous n’aurez pas reçu ici, au bout de la France, une réponse d’Angleterre.

— C’est possible, mais j’aurai écrit, et, quand j’aurai écrit, je me servirai peut-être de mes pleins pouvoirs. Avant que je vous quitte, voulez-vous me permettre de voir un lieu très-étrange et très-pittoresque que l’on m’a dit faire partie de l’enclos de Bellombre ?

— C’est la Salle verte, lui répondis-je. Je vais vous y conduire ; car il y a beaucoup d’eau en ce moment, et l’endroit est dangereux pour qui ne le connaît pas.

— Non, permettez-moi de prendre un guide.

— Vous n’en trouverez pas à cette heure-ci.

— Alors, je dois renoncer… Croyez qu’il me faut du courage, car une promenade avec vous est une vive tentation pour moi ; mais vous me trouveriez bien grossier si j’acceptais, n’est-ce pas ?

— Nullement, puisque je m’offre à vous conduire.

— Alors, je cède.



XLIX


Chemin faisant, M. Mac-Allan, qui avait un superbe chapeau de paille ingénieusement garni de tout ce qui peut préserver un Anglais du soleil méridional, s’étonna de me voir en plein midi braver cette fournaise.

— J’ai remarqué, ajouta-t-il, que, dans les pays chauds, les cheveux noirs prennent un ton brûlé qui en atténue la dureté. Dans le Nord, les brunes sont généralement sans expression et comme qui dirait incolores. Ce sont des statues pales qu’on a coiffées de velours ou de satin noir. Vous autres, filles du soleil, vous avez de l’or répandu partout.

— C’est une allusion à ma mèche de cheveux blonds, n’est-ce pas, monsieur Mac-Allan ?

— Non, sur l’honneur, je n’y songeais pas. Je ne songeais qu’à admirer votre tête crêpelée, et je peux vous dire cela sans fadeur, puisque je vous parle naïvement, je vous trouve extraordinairement belle, mademoiselle Lucienne.

Je regardai M. Mac-Allan avec surprise. À quel propos me faisait-il ce compliment déplacé ? C’était un homme singulier que cet Anglais et très-différent de la plupart de ses compatriotes. Les pays maritimes font passer beaucoup de types étrangers sous les yeux. J’avais donc des points de comparaison dans la mémoire, et je ne retrouvais rien en lui des manières roides et de la physionomie froide qui contrastent si fortement avec notre vivacité méridionale. Il avait tant de souplesse et de grâce, qu’on eût pu lui reprocher de manquer à la dignité britannique. Sa figure était charmante, et ses traits fins eussent appartenu au type grec, si sa lèvre supérieure, un peu distante du nez, n’eût, en dépit de tout, révélé sa race. Il était coiffé et rasé avec un soin extrême ; son linge, éblouissant de blancheur, n’empêchait pas ses mains de paraître aussi blanches que celles d’une femme recherchée. Il avait le pied extraordinairement petit et chaussé de maroquin si mince qu’il eût pu aller au bal ainsi. Enfin il y avait dans toute sa personne quelque chose d’aristocratique et de délicat qui devait me faire paraître très-inculte et très-rude à côté de lui.

Ce n’est pas que je fusse grande ou massive. J’étais bien de mon pays pour la finesse des lignes, mais j’étais brune comme une Moresque, mes cheveux étaient rebelles à toute contrainte, je ne portais pas de gants, — je savais écarter adroitement les branches sans saisir les épines, — et mes vêtements n’avaient rien qui pût dissimuler l’austérité de mon deuil.

L’air ému et un peu ravi avec lequel M. Mac-Allan me contemplait me parut étrange et suspect. Selon moi, il ne pouvait pas m’admirer tant que cela. Était-ce un homme à succès ou à prétentions, qui essayait de me faire la cour, ou un observateur malicieux qui voulait connaître, en stimulant ma vanité féminine, le défaut de ma cuirasse ?

Il vit qu’à mon tour je l’observais, et, se prenant à sourire, ce qui dissimulait le défaut de sa lèvre et découvrait ses dents blanches :

— Ne me regardez pas avec cet air de méfiance, me dit-il. Vous avez quelquefois des yeux terribles dont on aurait peur, si on ne tenait compte de la pureté de vos sourcils et de l’ombre douce de vos paupières. Voyons ! ce ne sont pas là des madrigaux français ; vous savez bien que vous êtes ce que vous êtes, et c’est la millième fois que vous voyez un passant rendre hommage à votre beauté.

— Monsieur Mac-Allan, lui répondis-je, je n’entends pas les réflexions des passants, je n’affronte pas leurs regards, et il n’est personne de ma famille, de mon entourage ou de mon intimité qui m’ait jamais dit que je fusse belle.

— On est donc aveugle dans ce pays-ci ?

— Ici, comme partout, on est très-respectueux avec les jeunes filles qui se respectent.

— Vous me donnez là une leçon que je ne mérite pas. Rien au monde ne m’inspire plus de respect que la beauté. J’ai été en Italie et en Grèce, rien que pour voir les types les plus purs de l’art et de la nature. Prenez que je suis un pédant qui parle à tort et à travers de ses engouements d’artiste, mais ne voyez en moi qu’un spectateur désintéressé qui vous dit : « Vous êtes belle, » comme il vous dirait : « Vous êtes bien éclairée par le soleil. »

— Puisque je suis bien éclairée, repris-je en l’observant toujours avec sévérité, dites-moi si je ne ressemble pas à mon père ?

Il cacha vite un peu de dépit.

— Je ne pensais pas au marquis de Valangis, répondit-il ; mais, puisque vous voulez que j’y pense et que je vous dise… Non, vous ne lui ressemblez pas, mais pas du tout !

Ce fut à mon tour de cacher mon désappointement, et ce ne fut pas difficile. Nous arrivions à l’entrée dangereuse de la Salle verte. Je passais devant lui.

— Profitez, lui dis-je, de ce que le soleil éclaire si bien ; faites ce que vous me voyez faire. Mettez votre pied droit d’abord ici, votre main droite à cet anneau de fer où je mets la mienne ; ne le lâchez que quand votre main gauche aura saisi la branche que je tiens, n’ayez pas de distraction et comptez, en cas de glissade, sur vos mains plus que sur vos pieds.

Je passai lestement comme quelqu’un qui en a l’habitude, et M. Mac-Allan me suivit en souriant. Il fut ravi de la Salle verte et parut d’abord ne songer qu’à en admirer la fraîcheur et le pittoresque ; mais je vis bien qu’il examinait la localité comme un juge d’instruction qui procède à une enquête.

— Je sais à quoi vous pensez, lui dis-je. Vous n’êtes pas sans avoir ouï dire que c’est ici que j’ai été ramenée à ma grand’mère, et vous vous demandez comment une femme âgée a pu y descendre. Il m’est très-facile de vous le dire. Quand l’eau est basse, on marche sur le sable, et on vient par le sentier très-praticable que vous voyez en face.

— Je vous remercie de ce renseignement, répondit Mac-Allan avec calme, et j’en veux profiter dans l’intérêt de la vérité. Si vous le permettez, je vais lever à vue d’œil le plan de cette localité.

Il tira un carnet de sa poche et y traça rapidement quelques lignes ; après quoi, il reprit :

— On m’avait dit cet endroit à peu près inabordable. Je vois qu’on m’avait trompé ; il est fort beau. Voulez-vous me permettre d’y cueillir une fleur ?

— Certainement oui, bien que je ne comprenne pas quel rapport cela peut avoir avec voire expertise.

— Cela, dit-il en mettant la fleur dans son carnet, c’est autre chose ; c’est un souvenir.

— Un souvenir de quoi ?

— Un souvenir de vous. Vous plaît-il de me dire le nom de cette plante ?

— C’est un muflier sauvage.

— Mais son nom scientifique ? On m’a dit que vous étiez botaniste ; vous plaît-il d’écrire ce nom sur mon carnet ?

— Vous voulez connaître mon écriture ? Comme je n’ai jamais rien écrit que je puisse désavouer, je n’hésite pas à vous satisfaire.

J’écrivis le nom latin de la plante, et il me pria d’y ajouter la date.

Il souriait toujours, et il y avait dans ce sourire quelque chose d’implacablement tranquille qui m’irritait. Il se mit à causer, me questionnant avec aisance sur les productions et les particularités du pays, sur les beautés de la campagne environnante, et même sur mes goûts et mes occupations. Il avait l’air de vouloir gagner du temps en s’occupant de toute autre chose que d’affaires, et je crus devoir me prêter à satisfaire sa curiosité feinte ou réelle, car j’étais l’objet principal de son examen, et je voyais bien qu’il voulait établir à tous égards son opinion sur mon compte.

— Comment se fait-il, s’écria-t-il un peu inopinément, que M. Marius de Valangis ait hésité à faire son devoir envers vous ?

— Marius n’a pas de devoirs envers moi, répondis-je.

— Oh ! pardonnez-moi, ne fût-ce que pour avoir été agréé par vous quand vous vous êtes crue riche ! J’ai envie de le mépriser, ce joli garçon !

— Et moi, je vous le défends, monsieur. Vous oubliez…

— La parenté ? Oui, je l’oublie toujours, et je vous en demande pardon ; mais pourquoi le défendez-vous ?

— Parce qu’il n’a eu aucun tort envers moi, que je sache. C’est moi qui ai rompu nos fiançailles.

— Vous avez eu tort. Vous ne l’aimez donc pas ?

— Voilà une question indiscrète, monsieur Mac-Allan.

— Je vous jure qu’elle ne l’est pas dans ma pensée. Ah ! que vous avez tort, pauvre enfant, de vous méfier de moi !

Cette exclamation eut un accent si sincère et si sympathique, que je craignis d’être injuste en me tenant sur mes gardes. Je lui répondis que je n’avais jamais eu pour Marius que des sentiments d’amitié fraternelle et que je ne comptais pas les lui retirer.

— A-t-il des défauts qui s’opposent à un sentiment plus complet ? reprit Mac-Allan. N’est-il pas soupçonneux, jaloux ?

Je ne pus répondre que par un léger éclat de rire que je ne fus pas maîtresse de retenir.

— Je vois qu’il ne l’est pas, dit l’avocat un peu étonné. Dès lors, laissez-moi vous dire que, si vous étiez une fille prudente, jalouse de considération et de sécurité, vous eussiez dû le retenir hier, au lieu de l’abandonner à sa couardise et à son ingratitude.

— Épargnez à la conduite de mon cousin des épithètes que je ne lui applique pas, et soyez assuré que je ne suis pas une personne assez prudente pour accepter des sacrifices désastreux. Si je dois tout perdre, je ne veux envelopper personne dans ma disgrâce.

Nous étions remontés à la prairie, et nous vîmes de loin Frumence qui se promenait avec Jennie sur le sentier.

— À propos, reprit Mac-Allan, M. Frumence, votre ami… car il est votre meilleur ami, n’est-ce pas ?

— Peut-être, monsieur, répondis-je ingénument.

— Eh bien, pourquoi n’épouse-t-il pas mademoiselle Jennie, dont on le disait très-épris ?

— Parce que Jennie a ajourné sa résolution jusqu’à la solution de mes affaires.

— Jennie l’aime ?

— Jennie l’estime sérieusement.

— Elle a bien raison. Quel excellent et digne jeune homme ! Et même quel esprit supérieur, on peut dire ! N’est-ce pas votre avis ?

— C’est mon avis, comme le vôtre.

— Je sais qu’il vous a élevée, et je me demande qui, du maître ou de l’élève, a réagi sur l’autre.

— Comment un enfant pourrait-il réagir sur un professeur aussi capable et aussi sérieux ?

— On dit qu’il vous aime à l’adoration.

— Je trouve le mot exagéré.

— Je l’entends dans un sens tout paternel, et je m’étonne qu’il vous blesse.

Je me sentis rougir. M. Mac-Allan avait fait allusion sans le savoir au roman de mon enfance, à cette passion que j’avais gratuitement attribuée à Frumence et dont je m’étais si sottement émue ; mais, comme ce roman n’avait jamais eu d’autre confident que moi-même, je vis bien que j’avais ou tort de me scandaliser du mot adoration, et je crois que je rougis encore davantage.

M. Mac-Allan eut l’air de ne pas s’en apercevoir, et il ajouta :

— Il peut bien m’arriver d’employer en français des expressions dont je ne connais pas toute la portée. Je regrette que vous n’aimiez pas l’anglais et que vous n’ayez pas voulu l’apprendre ; nous nous serions entendus beaucoup plus vite.

Je lui demandai en bon anglais pourquoi il m’attribuait ce mépris pour sa langue et le refus de la parler avec lui.

Sa surprise augmenta, et nous parlâmes anglais presque toujours à partir de ce moment. Il trouva que je le savais et que je le prononçais bien, et, quand je le priai de me dire où il avait puisé tant de fausses notions sur mon compte, il feignit de ne pas se le rappeler.

— N’est-ce pas madame Capeforte qui vous a parlé de moi comme d’une personne volontaire et un peu bizarre ?

— C’est possible, répondit-il légèrement ; je n’en sais trop rien. Cette dame parle beaucoup, et je ne l’écoute pas avec assez de plaisir pour noter tout ce qui peut venir d’elle.

— Il faudra l’écouter mieux, repris-je, puisque vous allez retourner chez le docteur Reppe.

— Vous ai-je dit cela ? Eh bien, oui, je compte y demeurer tout le temps de mon séjour ici. Est-ce que cela vous inquiète ?

— Non, cela me rassure, au contraire.

— Je suis content de votre réponse, et j’en prends bonne note.

— Comme de tout le reste ?

— Oui, répondit-il après une très-légère hésitation que je lui fis remarquer ; mais Jennie et Frumence venaient à nous, ce qui le dispensa de s’expliquer davantage.




L


Frumence avait l’air plus sérieux que de coutume. Il prit sur lui de se montrer à M. Mac-Allan dégagé de toute préoccupation, et Mac-Allan, engageant la conversation avec Jennie comme s’il eût été un visiteur ordinaire, passa un peu devant nous.

— Eh bien, me dit Frumence, que savez-vous des dispositions de l’ennemi ?

— Rien ! Croyez bien que nous ne confesserons pas cet Anglais. Je pressens seulement une chose : c’est que madame Capeforte s’occupe de lui faire de moi un portrait peu fidèle.

— Et ce n’est pas d’hier, reprit Frumence, qu’elle se livre à cette occupation.

— Était-elle donc en correspondance avec M. Mac-Allan avant qu’il vînt ici ?

— Avec lui ou avec lady Woodcliffe, peu importe.

— D’où savez-vous cela ?

— Je ne le sais pas, je le devine, et je voudrais qu’il en eût été ainsi.

— Parce que ?

— Parce que les préventions qu’on a pu faire naître contre vous se dissiperaient vite, si elles ne sont déjà dissipées dans l’esprit de M. Mac-Allan. Ne craignez donc pas de vous montrer à lui telle que vous êtes.

— Avez-vous en lui une confiance absolue, Frumence ?

— J’ai besoin de le connaître un peu plus pour répondre au mot d’absolue confiance. Retenez-nous à dîner tous les deux, Jennie vous aidera à rendre l’invitation toute naturelle et comme improvisée.

— Je ferai ce que vous conseillez ; mais dites-moi donc ce que j’ai pu faire de mal dans ma vie pour qu’on ait trouvé du mal à dire de moi.

— Vous n’avez jamais su ce que c’était que le mal ; comment l’auriez-vous commis ? Aussi votre réhabilitation me paraît bien facile, et, si cet Anglais n’est pas le plus vil des hommes et le dernier des hypocrites, c’est lui qui s’en chargera.

Nous arrivions au manoir, où M. Mac-Allan voulut prendre congé en voyant le dîner servi. Il n’était que trois heures ; nous avions conservé, Jennie et moi, les habitudes de ma grand’mère. Jennie avait mis quatre couverts, et elle fit observer à Mac-Allan que le sien était du nombre. Il se défendit peu, il avait visiblement le désir d’accepter. J’insistai brièvement en lui disant que l’hospitalité ne se refusait pas dans notre pays.

— Puisque vous invoquez la coutume, répondit-il, je mets sur votre conscience le délit d’indiscrétion que vous me faites commettre.

Et il s’assit à ma droite, à la place que je lui désignais. Il mangea délicatement comme une femme ; mais il loua tous les mets en bon appréciateur du bien-être, et il complimenta Jennie agréablement sur le service et les friandises. Il parlait bien sur toutes choses, et il avait l’humeur enjouée. C’était la première fois depuis la mort de ma grand’mère qu’un peu de gaieté discrète éveillait les échos endormis de notre maison en deuil.

Mais cette aimable causerie, qui coûtait si peu à un homme du monde comme M. Mac-Allan, ne pouvait guère nous éclairer sur ses intentions secrètes. Il éluda merveilleusement toute préoccupation d’affaires, et Frumence, renonçant à pénétrer sa pensée, amena l’entretien sur des sujets sérieux, dans l’espérance que j’y trouverais l’occasion de montrer l’élévation des idées et des sentiments qu’il s’était appliqué à développer en moi. Ceci me troubla, et une voix secrète m’avertit que le meilleur rôle à jouer en cette occasion pour une jeune fille était de garder le silence. Seule avec mes amis, je ne craignais pas de leur paraître pédante : je parlais, je questionnais, et au besoin j’essayais de me prononcer sur tous les sujets à ma portée, et même sur ceux que j’aspirais à comprendre ; mais devant un étranger je craignis de faire montre de mon petit savoir, et, bien que provoquée à plusieurs reprises et assez ouvertement par Mac-Allan lui-même, je me bornai à écouter sans vouloir trancher sur rien. J’aurais pu être moins réservée sans impertinence, car j’étais sincère en tout et jamais on ne m’avait chapitrée sur mes besoins d’expansion ; mais je me sentais observée et ne voulais pas paraître y prendre plaisir.

Quand on se leva de table, M. Mac-Allan, en m’offrant son bras pour passer au salon, me fit un vif éloge de l’instruction étendue et solide de Frumence.

— Je ne sais si je manque à mon mandat, ajouta-t-il gaiement ; mais je me sens si à l’aise et si heureux chez ma partie adverse, que j’y voudrais passer ma vie. Je ne me souviens pas d’avoir fait un repas plus agréable que dans cette maison fraîche et aérée, avec cette mer brillante au loin, et cet énorme paysage brûlant devant les yeux, en compagnie de trois personnes évidemment supérieures chacune en son genre. Madame Jennie me représente le type de tout ce que l’on peut trouver de cordialité, de dévouement, d’esprit naturel, de bon sens et de droiture dans la meilleure région du peuple de France. Son fiancé, car il est bien son fiancé, n’est-ce pas ? est un véritable philosophe et un rare esprit. Je n’ai jamais rencontré de sagesse plus solide avec une simplicité de mœurs et une candeur plus originales. Quant à vous, mademoiselle Lucienne, je n’ose plus vous dire ce que je pense de vous, tant je crains de blesser votre modestie.

— Pour le coup, lui répondis-je en riant, vous n’êtes pas sincère, vous ! Jusqu’à présent, je vous écoutais apprécier mes amis comme ils le méritent, et je prenais une haute opinion de votre jugement ; mais, si vous trouvez un compliment à me faire, à moi qui n’ai pas dit trois paroles, je vois bien que vous ne songez ici qu’à vous moquer de nous, et je trouve cela ingrat et cruel envers de bonnes gens qui vous ont accueilli de leur mieux.

— Écoutez ! s’écria M. Mac-Allan en s’adressant avec vivacité à Frumence, qui venait nous rejoindre, mademoiselle de Valangis me fait beaucoup de peine ; elle s’imagine que je ne l’ai pas encore devinée.

— Devinée ? dit Frumence. Devine-t-on une personne qui n’a jamais eu rien à cacher, et qui, par goût, par caractère, ne cache jamais rien ?

— Ah ! je vous demande pardon, reprit Mac-Allan. Elle cache son instruction, son esprit, sa réelle supériorité sous cette timidité charmante qu’on ne s’attend pas à trouver chez une personne de son mérite, et qui est une grâce féminine des plus exquises. Voyons, l’ai-je devinée ?

— Oui, répondit Frumence, et c’est à cause de cela que vous lui avez enfin donné son nom, sans marchander davantage avec les égards qui lui sont dus.

— Mademoiselle de Valangis, reprit Mac-Allan, à qui mon nom de famille avait certainement échappé sans qu’il en eût conscience, mais qui ne se déconcertait jamais devant ses propres entraînements, — je ne m’engage en rien en vous donnant le nom que vous avez l’habitude d’entendre. Je sais qu’il est de bon goût de donner encore le titre de sire aux majestés détrônées. Je suis un Anglais protestant ; mais, quand j’entre dans un temple catholique, je me découvre devant la Divinité qu’on y révère, certain qu’à travers tous les cultes, elle a droit aux mêmes hommages. Vous m’avez dit une parole amère tout à l’heure, vous avez supposé que mon admiration et ma sympathie pour vous étaient jouées ; j’en appelle à votre ami : croit-il cela possible ?

— Non, dit Frumence, qui plongeait, comme une épée, le regard de ses vastes yeux noirs dans le bleu clair et pur des yeux de Mac-Allan. Il y avait comme un défi de sincérité échangé entre ces deux physionomies si différentes, l’une si séduisante, l’autre si mâle. Il me sembla qu’elles se disaient l’une à l’autre : « Je vous briserai si vous me trompez ! »

Tout à coup, Mac-Allan, qui avait affronté la fierté de Frumence, se déconcerta devant la mienne ; car je ne me sentais pas touchée de ses éloges, et il n’y avait pas en moi la moindre ivresse de coquetterie. Il changea de couleur et se plaignit d’avoir froid, tout en disant qu’il admirait l’art avec lequel nous savions conserver la fraîcheur dans nos maisons.

— Si vous sentez trop de frais, lui dit Frumence, le remède n’est pas loin. Faisons trois pas dehors, vous serez bientôt remis.

Ils sortirent ensemble, et, comme ils causaient avec une certaine animation dans le parterre, Jennie dut leur porter le café sous le pittospore de Chine où une petite table servait quelquefois à nos collations.

— Est-ce que mademoiselle de Valangis ne va pas venir ? lui dit Mac-Allan assez haut pour que, du salon où j’étais restée, je pusse l’entendre.

— Non, répondit Jennie, mademoiselle ne prend pas de café.

— Tant pis ! reprit Mac-Allan.

Et il s’assit avec Frumence, qui n’était pas fâché de le tenir tête à tête.

Je crus devoir les y laisser, et je m’occupai avec Jennie des soins de l’intérieur. Ce n’était plus un plaisir pour nous, car nous ne savions plus si nous ne dirions pas adieu à tout ce qui constituait notre bien-être : mais nous l’entretenions respectueusement, ne voulant pas commencer nous-mêmes par l’abandon, la profanation de tout ce qui avait fait partie de l’existence de ma grand’mère.

Au bout d’une heure, Frumence nous rejoignit seul.

— Et l’avocat ? lui demanda Jennie.

— Il est parti sans vouloir prendre congé.

— Est-ce qu’il croit que je le boude ? demandai-je.

— Je ne sais ; il est fort ému.

— Pourquoi ? Que pensez-vous de lui ?

— Je pense qu’il est ivre.

— Il n’a presque bu que de l’eau ! s’écria Jennie, et les Anglais supportent tant de vin !

— Si vous êtes sûre qu’il a été sobre, — j’avoue n’y avoir pas fait attention, — je ne sais que vous dire de lui. C’est une ivresse morale qu’il éprouve sans doute, mais je vous jure qu’il n’est pas dans son bon sens. Il en a eu conscience, car il s’est sauvé moitié riant, moitié pleurant, disant qu’il ne voulait pas se montrer aux dames sous le coup d’une névralgie très-douloureuse.

— Pensez-vous que ce soit une comédie, Frumence ?

— Non, c’est l’effet d’un climat auquel il n’est pas si habitué qu’il le prétend. Quand ces gens du Nord veulent tâter notre soleil, ils sont aisément mordus.

Je vis, à l’air pensif de Jennie, qu’elle voulait interroger Frumence en particulier, et sans affectation je les laissai ensemble.



LI


Je ne revis plus Jennie qu’à l’heure du souper. Frumence était parti.

— Écoutez, me dit-elle, depuis quarante-huit heures Frumence est bien en peine : il veut partir pour l’Amérique.

— Ah ! mon Dieu ! Jennie, avec quel sang-froid tu me dis cela ! Ah ! cher et bon Frumence ! il veut quitter son oncle qui ne peut se passer de lui, et toi qui lui es si chère, pour aller chercher si loin des preuves si incertaines en ma faveur !

— Oui, c’est l’idée qui lui est venue tout de suite, quand j’ai parlé hier d’y aller moi-même ; mais l’abbé Costel s’est trouvé si souffrant cette nuit, et il m’est impossible de vous laisser seule pour aller le soigner, que Frumence doit ajourner son voyage. Alors savez-vous ce qui résulte de tout ceci ? C’est que, pour faire cesser certains propos,… des propos sur moi que j’aurais de la répugnance à vous répéter, il faut que je me décide tout de suite au mariage avec Frumence.

— Ah ! Jennie, m’écriai-je en me jetant dans ses bras, que j’en suis heureuse pour lui et pour toi !

Mais, en disant ces paroles du fond de mon cœur, je sentis je ne sais quel déchirement se faire en moi, comme si je perdais à la fois Jennie et Frumence. Il me sembla que j’étais seule dans la vie à tout jamais, qu’au milieu de mon désastre l’amour consolerait et dédommagerait tout le monde autour de moi, excepté moi qui n’avais su inspirer l’amour à personne et qui ne devais jamais le connaître. Tous mes besoins de cœur inassouvis, toutes mes aspirations méconnues par moi-même et cruellement refoulées, peut-être le souvenir confus du plaisir que j’avais ressenti autrefois de me croire aimée de Frumence, je ne sais quoi enfin, une souffrance violente, un regret inexprimable, une double et insurmontable jalousie m’étreignirent la poitrine, et je sentis la vie m’abandonner avec l’espérance de la vie. Je perdis la notion de tout, et, quand je revins à moi, j’étais étendue sur mon lit, les cheveux épars, les mains déchirées par mes ongles, la lèvre coupée par mes dents. Jennie, pâle et consternée, me tenait dans ses bras.

— Qu’est-ce donc, Jennie ? lui dis-je, que m’est-il arrivé ? Suis-je tombée ? suis-je morte ?

Je ne me souvenais de rien.

— Vous avez été bien malade, et un moment je vous ai crue folle. Il faut qu’il se soit trouvé quelque mauvaise herbe dans notre dîner. Calmez-vous, ce ne sera plus rien à présent, et j’espère que cela ne recommencera pas.

Je me souvins alors que Jennie allait épouser Frumence, et, sans lui dire l’amertume que j’en ressentais, je fondis en larmes.

— Pleurez un peu, me dit-elle, ça vaut mieux que d’étouffer. Quand vous serez tout à fait bien, nous causerons.

J’étais tellement brisée, que je dormis bien, et même je me levai assez tard. Dès que Jennie entra chez moi, je lui demandai des nouvelles de l’abbé.

— L’abbé ne va pas mieux, dit-elle ; au contraire… Le docteur Reppe l’a vu ce matin, bien malgré lui, car il ne veut rien faire et croit qu’il n’a rien ; mais le docteur dit que c’est la goutte dans l’estomac et qu’il n’y a rien de plus sérieux.

— Pauvre abbé Costel ! va-t-il donc s’en aller aussi ? Je perds tous mes soutiens, tous mes amis à la fois !

— Non pas moi, s’il vous plaît ; car, si malheureusement l’abbé doit succomber bientôt, Frumence ira au Canada, et ce n’est pas la peine de se marier pour se quitter si tôt !

— Je ne veux pas que Frumence fasse pour moi ce voyage ! je le lui défends ! je veux que tu penses à toi-même et que tu sois heureuse, Jennie !

— Je ne me marie pas pour être heureuse. Si vous ne l’êtes pas, je ne peux pas l’être.

— Je te promets de l’être, moi, quoi qu’il arrive, si tu l’es. Ainsi, tu dois te marier, et bien vite.

— Non, non ! dit-elle en secouant la tête ; je ne dois pas me marier. J’y ai réfléchi. Frumence est venu un instant ce matin ; je lui ai demandé s’il était vraiment si épris de moi, et il m’a dit que ce n’était pas là le motif de son impatience. Il dit seulement qu’on nous calomnie, lui et moi, et qu’à cause de vous il faudrait faire finir tout cela ; mais, moi, je crois qu’il ne faut pas se soucier du mensonge et qu’il faut marcher dans la vérité. Je n’ai d’inclination pour personne, et, si Frumence a de l’amitié pour moi, c’est si raisonnablement que mon refus ne le fait pas du tout souffrir. J’ai vu, en y songeant, des inconvénients à ce mariage, et, entre tous ceux que je vois dans un parti ou dans l’autre, je choisis les moindres. Que les choses restent comme elles sont ! Attendons les événements.

J’insistai vainement. Jennie sut me persuader qu’elle avait raison, et que, si jamais elle se mariait, ce ne serait que pour être à même de me mieux servir.

Le lendemain, me sentant bien remise, je voulais monter à cheval pour aller voir l’abbé Costel ; Jennie m’en empêcha. M. Barthez s’était annoncé, et je devais l’attendre. Notre entrevue n’amena guère de changement dans nos incertitudes. M. Barthez avait été à la source des propos qu’il avait pressentis sur mon compte et sur celui de Jennie. Il ne voulut nommer personne ; mais nous nous entendîmes à demi-mot. Seulement, quand je lui racontai ma longue entrevue de la veille avec Mac-Allan, et la manière d’abord charmante, puis un peu bizarre dont il s’était abandonné en apparence à une sympathie très-vive pour moi et mes amis, il conçut l’espoir que je trouverais dans l’avocat de ma belle-mère un défenseur impartial et un conciliateur efficace. Il m’apprit que M. Mac-Allan l’avait encouragé à faire faire des recherches à Montréal et à Québec sur les dernières phases de la vie d’Anseaume et sur les révélations qu’il aurait pu faire en mourant.

— J’ai déjà pris mes mesures, ajouta M. Barthez : quelle que soit l’issue d’une transaction ou d’un procès, il est bon de chercher d’avance toutes les preuves qu’il sera possible de recueillir. Si nous n’en trouvons pas, nous en aurons du moins la conscience nette.



LII


Le jour suivant, j’envoyai Michel savoir des nouvelles de l’abbé. Jennie reçut de Frumence la réponse que voici :

« Il y a un peu de mieux ; j’espère le sauver encore cette fois. Ce sera peut-être grâce à M. Mac-Allan, qui, doutant de la science de M. Reppe, a été, de son propre mouvement, chercher à Toulon, à bord d’un navire de sa nation, un médecin anglais que je crois très-capable, et dont les prescriptions énergiques ont produit sur l’heure un bon résultat. M. Mac-Allan s’est installé ici, dans la maison de Pachouquin. Il prétend que le voisinage de madame C… lui était insupportable, et qu’il préfère habiter notre triste hameau, où, du moins, il peut m’être utile à distraire et à soigner mon malade. Que vous dirai-je ? il me témoigne une sympathie que je ne m’explique pas bien, mais dont il m’est impossible de n’être pas reconnaissant. Malheur à lui s’il y a là un piége ! »

Frumence nous écrivit de nouveau le lendemain :

« Mon cher malade va encore mieux qu’hier. Il parle librement et n’étouffe presque plus ; le médecin anglais est revenu et a trouvé son état satisfaisant. Mon excellent oncle a témoigné le désir de voir mademoiselle de Valangis. Si M. Mac-Allan était encore aux moulins, je ne consentirais pas à ce qu’elle vînt nous voir, il y aurait des inconvénients ; mais la présence de Mac-Allan à mes côtés me fait désirer précisément cette visite. Venez toutes les deux demain matin. »

Nous fûmes exactes au rendez-vous, et nous trouvâmes l’abbé assis chez Frumence, qui lui lisait un texte grec pour le distraire, tandis que M. Mac-Allan écoutait avec intérêt cette lecture.

— Voulez-vous continuer ? me dit Frumence en me donnant le livre ; je suis un peu fatigué.

J’aurais eu mauvaise grâce à refuser. Je lus le texte grec sans me soucier de M. Mac-Allan, qui m’écoutait attentivement, et de temps en temps m’arrêtait sur un mot ou sur un sens qu’il prétendait ne pas bien entendre. L’abbé, encore faible, s’efforçait de le lui expliquer ; mais une ou deux fois, impatientée de ces interruptions, je donnai l’explication vivement moi-même, en anglais ou en latin. Frumence ne disait mot ; il tenait à ce qu’il fût bien constaté que j’étais une femme savante, et je lui en voulus un peu quand je m’en avisai. M. Costel demanda enfin à rester seul avec Jennie et moi.

— Mes chères amies, nous dit ce vaillant vieillard, ne croyez pas que je retienne Frumence. Je sais qu’il a deux projets entre lesquels il hésite : aller en Amérique pour servir mademoiselle de Valangis, ou rester près d’elle, pour la servir encore, autorisé du titre d’époux de Jennie. Je n’ai pas à résoudre le meilleur parti à prendre, c’est affaire à vous trois d’y songer et de choisir ; mais je sais qu’on s’effraye de me laisser seul, et voilà ce que je ne veux pas. Je ne suis pas malade, mon indisposition n’est rien. Je suis encore jeune et fort. J’ai peut-être bien été quelquefois égoïste dans les petites choses, mais il s’agit d’une grande chose aujourd’hui, et je ne suis pas un enfant. Que Frumence me quitte donc dès aujourd’hui, si dès aujourd’hui il peut vous être utile. Je vous promets de ne pas m’en affecter, et, si vous vous en faisiez scrupule, je croirais que vous ne me jugez pas digne d’être votre ami.

En parlant ainsi de son énergie et de sa santé, le pauvre abbé était si jaune, si maigre, si osseux, et avait la voix si éteinte, que je me jurai bien de ne pas lui enlever Frumence ; mais je dus, pour tranquilliser sa généreuse amitié, lui promettre que nous appellerions Frumence à notre aide si nous avions besoin de lui.

Nous allions nous retirer lorsque Frumence nous avertit que M. Mac-Allan désirait nous offrir le thé, et il nous conseilla de ne pas perdre cette occasion de le gagner à ma cause. En conséquence, nous nous rendîmes à la maison de Pachouquin, qui était la plus ancienne et la plus solidement bâtie du hameau désert. C’était une espèce de maison forte du moyen âge, et on apercevait sous le toit, à travers les herbes sauvages, un reste de mâchicoulis menaçant le précipice. M. Mac-Allan vint à notre rencontre ; il avait fait une nouvelle toilette durant notre courte entrevue avec l’abbé, et tout était prêt pour nous recevoir.

Il s’était installé dans une vaste grange dont les croisées étaient sans châssis et dont l’intérieur n’offrait que les quatre murs. Pachouquin avait sous le même toit un logis rustique assez bien tenu, bien qu’il y vécût sans femme et sans serviteurs. Le garde champêtre, qui était son beau-frère, s’était mis comme commissionnaire et pourvoyeur aux ordres de M. Mac-Allan, et le maire lui-même, oncle de Pachouquin, recevait avec empressement les ordres de John, le valet de chambre de l’avocat. La majeure partie de la population, représentée par ces trois personnages, était donc rassemblée dans la cuisine, où M. John, plus important à lui tout seul que les trois autres ensemble, faisait hâter l’eau bouillante, ordonnait les tartines de pain beurré, et surveillait en personne la transcendante opération d’un thé dans les règles.

— Vous allez voir, me dit Mac-Allan en me faisant traverser le laboratoire où trois Provençaux suaient sous les ordres d’un Anglais pour nous préparer quelques tasses d’eau chaude, comment on sait se tirer d’affaire dans les pays sauvages.

J’étais fort curieuse de voir, en effet, comment cet homme si bien mis, si bien chaussé et si bien brossé pouvait habiter une pareille masure sans déroger à ses habitudes de parfait gentleman ; mais ce ne fut pas à même la grange dévastée de Pachouquin qu’il nous reçut, ce fut dans une tente de voyage aussi vaste qu’un petit appartement complet, et cette habitation de coutil imperméable tenait tout entière fort à l’aise dans la grange de son hôte. Il y avait une chambre à coucher composée d’un hamac et d’une toilette qu’un rideau séparait, durant le jour, de la pièce principale, décorée du nom de parloir. Ce parloir contenait un divan, une table, des pliants et des rayons de bibliothèque, le tout en bambous légers et solides. Il y avait là des armes, des fleurs, un violon, des livres, trois ou quatre nécessaires de voyage d’un grand luxe pour écrire, dessiner, manger dans le vermeil et faire la cuisine. Je ne sais s’il n’y avait pas une baignoire dans quelque coin. La chambre de John, presque aussi confortable que celle de son maître, était une annexe également portative, et tout cela pouvait être plié en une heure et emporté sur une charrette quelconque avec deux mulets. M. Mac-Allan avait parcouru la Grèce, l’Égypte et, je crois, une partie de la Perse avec cette tente, ce valet de chambre et tous ces engins de chasse, de pêche, de toilette, de cuisine et d’arts d’agrément.

Je trouvai cela ingénieux mais puéril, et je ne me gênai pas pour le lui dire.

— Vous avez tort, me répondit-il. Les Anglais seuls savent voyager. Grâce à leur prévoyance, ils sont partout chez eux. Ils échappent aux dangers, aux intempéries, aux maladies et aux découragements qui déciment les voyageurs des autres nations, et avec tous ces engins dont vous vous moquez, ils vont plus loin et plus vite que vous autres qui ne portez rien.

— C’est possible, monsieur Mac-Allan ; mais, en venant en Provence, vous vous attendiez donc à traverser le Sahara ?

— Eh ! eh ! reprit-il en riant, cela se ressemble peut-être plus qu’on ne croit ; mais il y a un fait certain, c’est que, sans mon attirail, je ne m’installerais pas en ce pays-ci, du jour au lendemain, où bon me semble, à moins de coucher à la belle étoile, ce qui n’est pas dans mes goûts. C’est bien joli, l’herbe des champs ; mais il y rampe des vipères, et sur la mousse des rochers on trouve des scorpions. Croyez-moi, l’homme n’est pas fait pour dormir sur le sein de la nature. Il faut entre elle et lui des couvertures, des tapis, des armes et même des brosses à ongles, car la propreté est une des lois les plus sérieuses de la conscience anglaise.

— Jennie vous donne certainement raison, lui dis-je, et je ne vous donne pas tort ; mais permettez-moi de vous dire que, pour voyager si convenablement, il faut être riche, et que, si j’approuve le riche de chercher, sans risque et sans souffrance, la jouissance intellectuelle des voyages, j’admire encore plus le pauvre savant ou le pauvre artiste qui s’en va seul et imprévoyant, bravant tous les dangers et toutes les misères, comme un fou, comme un sauvage, si vous voulez, à la conquête de l’idéal inconnu. Voilà le ridicule, soit, mais voilà aussi la vaillance, la poésie et la gloire de l’esprit français.

— Vous n’aimez pas les Anglais, je vois cela, répondit tristement M. Mac-Allan.

Et il resta triste et silencieux en m’offrant son thé et ses sandwichs.




LIII


— Qu’avez-vous ? lui demandai-je en le voyant préoccupé. Ce pays désert vous rend-il mélancolique ?

— Non, dit-il, ce pays ne réagit pas sur moi désagréablement. Il me plaît, et je ne suis pas mélancolique, je suis gloomy.

— N’est-ce pas la même chose ?

— Non. La mélancolie d’un Français se résout en vers ou en musique ; le gloom anglais tourne au rasoir avec lequel on se coupe la gorge, ou au rocher d’où l’on se précipite.

— Voilà d’affreuses images qui n’entrent jamais dans nos esprits méridionaux. Convenez que vous vous ennuyez ici et que vous avez le mal du pays.

— Un Anglais n’a le mal du pays qu’en Angleterre ; il n’a de nostalgie que pour ce qui est bien loin de ses pénates. Ce type si froid et si stupide, selon vous, a les aspirations immenses du bonheur irréalisable.

Comme nous parlions anglais, Jennie nous quitta pour aller tenir encore un peu compagnie à M. Costel, et, comptant que Frumence allait venir prendre auprès de moi la place de Jennie, je restai seule sous la tente de M. Mac-Allan avec le maître de cet étrange manoir. Il s’était à demi couché à mes pieds sur un très beau tapis de Perse, et, appuyé du coude sur le divan élastique où j’étais assise, il renouvelait nonchalamment l’air de la tente avec un large éventail de tresse de palmier.

— Mademoiselle de Valangis, me dit-il en dirigeant doucement vers moi le bout de son émouchoir, vous n’aimeriez donc pas cette vie molle et contemplative au milieu du véritable désert ?

— Je suis Provençale, lui répondis-je, active par conséquent.

— Vous êtes Provençale, Italienne ou Bretonne, vous n’en savez absolument rien !

— Vous n’avez pas osé ajouter que j’étais peut-être bohémienne ?

— Qui sait ? Je voudrais que vous le fussiez !

— Sans doute pour les besoins de la cause que vous servez ?

— Je me soucie de ma cause comme de cela, dit-il en jetant au loin son éventail. Est-ce que j’ai une cause, moi ? Ma conscience est bien à l’aise devant une situation aussi nette que la vôtre. L’avenir qu’on vous offre est à prendre ou à laisser. J’ai rempli mon mandat. Je vous ai dit la vérité qu’on vous dissimulait, et je n’entends pas peser davantage sur vos résolutions. Je suis complètement indifférent au parti qu’il vous plaira de prendre vis-à-vis de la famille qui m’a chargé de ses propositions. Soyez noble ou bohémienne, riche ou misérable, je ne m’en occupe pas plus que des coiffes de votre grand’mère, paysanne ou marquise.

— Voilà enfin de la sincérité, monsieur Mac-Allan. Votre sollicitude pour moi n’était qu’un jeu !

— Non pas ! C’était la vérité même quand je ne vous connaissais pas. J’avais pitié de vous. Chargé de vous anéantir, je ne voulais pas vous torturer, et j’aurais voulu vous trouver timide et positive. Devant l’inconnu de votre destinée, si vous eussiez accepté la consolation de l’argent, je me serais réjoui, en homme doux et humain que je suis, d’avoir sauvé une pauvre fille… Mais vous n’acceptez rien…

— Je ne vous ai pas dit cela.

— Peu importe. Vous obéissez à M. Barthez en réservant votre décision, mais vous ne pouvez pas me tromper, et je lis l’orgueil de la révolte inflexible au fond de votre cœur. Vous préférez votre droit imaginaire à la fortune considérée comme une aumône.

— Non, monsieur Mac-Allan, je ne suis pas si audacieuse et si fière que cela. De mes amis j’accepterais tout, jusqu’à l’aumône.

— Et de vos ennemis ?

— Rien. Tout dépend donc du sentiment d’intérêt ou d’aversion que j’inspire à mes adversaires.

— Mais il y a deux questions en jeu, le nom et l’argent : auquel tenez-vous ?

— Vous le savez bien, au nom seul.

— Si on vous offrait de vous laisser le nom seul, vous renonceriez à l’héritage matériel ?

— Ceci regarde M. Barthez, et je n’ai pas à répondre à une question que vous ne m’avez pas encore posée devant lui.

— C’est juste ; mais supposons qu’à la suite d’un procès long, pénible et embrouillé, vous soyez, comme j’en ai la certitude, dépouillée de l’un et de l’autre, c’est le nom seul que vous regretteriez ?

— C’est cela, et aussi le milieu où je vis, la maison où j’ai été élevée, les souvenirs de mon enfance, l’empreinte que ma grand’mère a laissée sur les plus insignifiants détails des choses qui m’environnent… Mais que vous importe tout cela ? Ne venez-vous pas de me dire que vous n’en aviez pas le moindre souci ? Je vois bien que, pour ne pas avoir vu par vos yeux et pour m’être montrée indocile à vos conseils, j’ai perdu votre bienveillance. Je crois donc que vous feriez mieux de parler de mes affaires avec MM. Barthez et Frumence, et de causer avec moi de la pluie et du beau temps !

— Voyons, finissons-en, dit Mac-Allan en se levant. Aimez-vous le bien-être, le luxe, le pays que vous habitez, les amis qui vous entourent ? Voulez-vous garder Bellombre sans contestation ? Renoncez au nom et au titre : c’est tout ce que l’on vous demande.

— Il n’y a jamais eu de titre attaché au nom de Valangis : je ne puis renoncer à ce qui ne m’appartient pas.

— Mais le nom, voyons ! combien voulez-vous le vendre ?

— À aucun prix ! m’écriai-je exaspérée et oubliant mes promesses à Barthez ; que l’on m’en dépouille si l’on peut ; moi, je ne commettrai jamais l’insigne lâcheté de vendre ce que ma grand’mère m’a donné !

— Allons donc ! vous voyez bien ! reprit Mac-Allan en riant et en se frottant les mains comme s’il eût triomphé de m’avoir arraché ma pensée. Il me parut méchant et inexorable, et je me levai pour le quitter. J’en voulais à Jennie et à Frumence de m’avoir laissée seule avec mon ennemi. Il ne me semblait pas que ce fût convenable ; dans tous les cas, c’était imprudent, car je n’étais pas de force, on le savait bien, à cacher longtemps une blessure faite à ma dignité et à lutter prudemment contre un outrage.

— Mademoiselle de Valangis, reprit Mac-Allan en me retenant de l’air le plus soumis et le plus respectueux, ne regrettez pas votre franchise. J’aime ce cri de votre cœur et de votre conscience, et j’en prends acte.

— Donc, la guerre est déclarée ?

— Non, ce n’est pas la guerre ; car, en voyant combien vous méritez d’estime et de respect, j’espère obtenir la paix. Vous savez bien que je m’y emploie et que vous m’avez accordé huit jours pour faire la première tentative.

— Alors, pourquoi disiez-vous que vous étiez si indifférent à mon sort ?

— Ah ! vous ne m’avez pas compris ; cela devait être !

— Expliquez-vous donc.

— Vous ne voulez pas deviner ?

— Je ne sais rien deviner.

— C’est que vous avez un peu trop de l’ange et pas assez de la femme.

Frumence arriva enfin, et je trouvai, après m’être impatientée contre lui, qu’il arrivait un peu trop tôt. J’aurais voulu confesser entièrement mon étrange adversaire. J’entendis Frumence lui dire à demi-voix :

— Eh bien, lui avez-vous parlé de… ?

— Non, c’est beaucoup trop tôt, lui répondit sur le même ton M. Mac-Allan.

Au moment de nous séparer, des mots échangés comme en cachette de moi recommencèrent entre Mac-Allan et Frumence. Celui-ci désirait nous accompagner un bout de chemin comme pour nous dire quelque chose que l’autre ne voulait pas lui laisser dire. Il paraît que Mac-Allan l’emporta, car personne ne nous reconduisit.

J’étais intriguée, et Jennie, qui avait l’air d’en savoir plus long que moi, ne voulut rien m’apprendre. Il me semblait bien, si simple que je fusse, que M. Mac-Allan avait une velléité de me faire la cour ; mais j’avais eu une déception si ridicule en me croyant aimée de Frumence, que j’étais tombée dans un excès de modestie. Et puis Frumence avait traité Mac-Allan d’homme ivre et d’insensé la dernière fois qu’il était venu chez nous ; il y avait eu depuis, dans sa lettre à Jennie, ces mots bien graves : Malheur à lui s’il me tend un piége ! Était-il possible que, resté sur de pareils doutes quant au bon sens et à la loyauté de cet étranger, Frumence eût consenti du jour au lendemain à favoriser ses prétentions sur moi ? Non, à coup sûr, je me trompais, et je repoussai sans effort et sans émotion toute idée de ce genre.





LIV


Deux jours après, je rencontrai Mac-Allan à la promenade. Il ne m’était pas agréable de lui parler. J’étais seule et un peu loin de chez moi. Je feignis de ne pas le voir, bien que nous fussions assez près l’un de l’autre. Je pris, sans détourner la tête, un sentier qui se présentait à ma droite, et il respecta mes intentions sans affecter de m’avoir vue.

Le lendemain, je remontais le cours de la Dardenne dans cet encaissement profond qui aboutit plus bas à la Salle verte et qui ne peut être un chemin de promenade pour personne, car le sentier est immergé ou écroulé à chaque instant ; je fus frappée d’un léger glissement de grains de sable qui s’opérait tantôt devant, tantôt derrière moi, comme si quelqu’un eût marché furtivement dans les buissons au-dessus de ma tête sur le haut du ravin. J’épiai sans en avoir l’air, et j’aperçus M. Mac-Allan, qui m’épiait de son côté. Bien certainement il croyait avoir quelque chose de bizarre ou de blâmable à surprendre dans ma conduite. Je m’amusai à le faire marcher longtemps par le chemin le plus incommode qu’il fût possible d’imaginer, puis je m’assis au bord de l’eau ; j’ouvris un livre et lui fis faire une pause d’une grande heure ; après quoi, je revins sur mes pas et rentrai, bien certaine qu’il ne m’avait pas perdue de vue. Le soir, je reçus une bien étrange lettre de Galathée ; je supprime les innombrables fautes d’orthographe, mais je conserve le style.

« Ma chère Lucienne, quoique tu croies que je t’ai oubliée, et que tu te figures peut-être que je ne t’aime plus, je suis toujours ton amie, et je viens t’avertir d’une chose qui peut être bien avantageuse pour toi. L’avocat de ta belle-mère, qui a demeuré chez nous, c’est-à-dire chez le docteur, pendant deux jours, est devenu amoureux de toi à première vue. C’est maman qui l’a dit. Au lieu de servir les intérêts de ta belle-mère, il a tourné casaque, et sûrement qu’ils vont se brouiller ensemble, car je sais qu’elle t’en veut beaucoup et te considère peu. Il n’y a qu’une chose qui fâche ce monsieur, qui, du reste, est très-bien : c’est ton amour pour Frumence, dont il est très-jaloux. Sans ça, je suis sûre qu’il t’épouserait, ce qui serait bien avantageux pour toi. Il paraît qu’il est très-riche et qu’il a beaucoup de succès dans le beau monde de l’Angleterre. Je te conseille donc de rompre au plus vite avec M. Frumence, qui est plus jeune et plus bel homme, j’en conviens, mais qui n’a rien et ne pourra pas t’empêcher de tomber dans le malheur. Écoute le conseil d’une amie qui t’aime et qui ne veut que ton bien.

« G. C.

« P.-S. Garde-moi le secret sur cette lettre, qui me ferait battre par maman, si elle savait que je la trahis. Elle est bien dure pour moi, mais je veux ton bien avant tout. »

Je montrai cette lettre à Jennie, qui la relut deux fois attentivement et me dit ensuite :

— Cette sottise-là a plus d’importance que vous ne pensez ; je la garde, car elle trahit les méchants secrets de madame Capeforte. C’est bien elle qui a écrit contre vous, et voici enfin la chose dont on vous accuse. On veut faire croire que vous avez eu l’idée d’épouser Frumence. Puisqu’il faut que cela arrive enfin jusqu’à vous, je vous le dis ; je le savais déjà, et je devinais l’auteur de cette histoire.

— Comment est-il possible, Jennie, qu’une pareille idée soit venue à quelqu’un, même à madame Capeforte, qui a tant d’idées ?

— Vous ne savez pas que Galathée… Mais à quoi bon vous dire cela ?

— Je sais que Galathée était éprise de Frumence, et qu’elle me fait encore l’honneur d’être jalouse de moi.

— Elle vous l’a dit, la sotte ? J’espérais que non ! Eh bien, elle a été raillée durement par Marius, que sa mère aurait voulu et espère peut-être encore lui faire épouser. Galathée n’est pas méchante, elle est pis que cela, elle est bête. Elle se sera laissé arracher l’aveu de son goût pour Frumence, sa jalousie contre vous et les malices de Marius, dans lesquelles vous avez peut-être bien un peu trempé…

— Jamais, Jennie, cela me répugnait.

— N’importe, Marius bien naturellement ne voyait que vous et dédaignait la Galathée. Madame Capeforte sait tout cela, et elle a réussi par ses intrigues à rompre votre mariage en vous faisant des ennemis qui compromettent votre avenir. Voilà tout son plan dévoilé. Tachons de profiter de ce que nous savons. Le moment est venu où vous devez tout savoir vous-même, et Mac-Allan, lui aussi, s’est trahi. L’autre jour, en prenant ici le café avec Frumence, il lui a posé la question avec finesse, à ce qu’il croyait ; mais l’autre est plus fin que lui. Il a vu tout de suite qu’on le soupçonnait d’avoir avec vous une amitié trop intime, et il a relevé l’avocat si vertement, qu’ils ont failli se provoquer ; puis tout à coup M. Mac-Allan a eu un bon mouvement de cœur, il s’est repenti d’avoir cru à des calomnies ; il est parti très-chagrin et très-agité. Dès le lendemain, il a quitté la bastide Reppe, et il s’est établi aux Pommets, soignant l’abbé et témoignant à Frumence la plus grande estime et la confiance la plus entière. Donc, il n’a plus de soupçons sur vous, et il est sincère en disant qu’il veut vous réconcilier avec lady Woodcliffe.

— Et pourtant il m’observe, il me suit, et il épie tous les pas que je fais hors de la maison ?

— Ah ! dame, cela, c’est un sentiment personnel d’inquiétude ou de jalousie. M. Mae-Allan s’est peut-être en effet mis dans la tête de vous aimer ; madame Capeforte a pu deviner juste : que vous en semble ?

— Il ne me semble rien, Jennie, sinon que M. Mac-Allan m’alarme et me blesse. Tu crois donc qu’il a exprimé à Frumence l’intention de m’épouser ?

— C’est possible, répondit Jennie, qui ne voulait pas se prononcer.

— Frumence ne t’a rien écrit là-dessus depuis deux jours ?

— Si fait ; mais il dit comme moi que nous ne devons pas encore fixer notre opinion sur M. Mac-Allan. Nous ne le connaissons pas assez. S’il était ce qu’il paraît, Frumence vous conseillerait d’examiner les offres de mariage qu’il pourrait vous faire ; mais, après avoir eu d’abord l’idée de vous avertir franchement de ce qui se passe, il a cédé à M. Mac-Allan, qui trouve que c’est trop tôt et qui craint de vous être antipathique. Voyez en vous-même, et prenez votre temps.




LV


Nous en étions là quand Frumence arriva, bien qu’il fût assez tard dans la soirée.

— Parlez devant Lucienne, lui dit Jennie en lui montrant la lettre de Galathée, qu’il lut en rougissant d’indignation. Vous voyez, ajouta Jennie, qu’il n’y a plus rien à se dire à l’oreille.

— Eh bien, disons tout, répondit Frumence. M. Mac-Allan aime Lucienne : est-ce bien sérieusement ? Moi, je ne me connais guère en passions de cette nature, et je suis surpris de voir un homme de quarante ans, car il a quarante ans et ne cache pas son chiffre, enthousiaste et spontané à ce point. Je vous le garantis maintenant parfaitement sincère avec nous et même naïf vis-à-vis de lui-même. C’est un tempérament nerveux, impressionnable, romanesque à sa manière. Donc, s’il ne vous aime pas comme il le croit, ma chère Lucienne, il croit fermement vous aimer comme il le dit.

— Pouvez-vous m’affirmer cela, Frumence ?

— Oui, je le peux aujourd’hui. Je l’ai vu malade et comme désespéré la nuit dernière, et je ne serais pas dupe d’une comédie dont au reste il serait impossible d’expliquer le but.

— Si je vous ai fait cette question, repris-je, c’est que je veux rigoureusement savoir si cette prétendue passion n’est pas une insulte que je doive repousser avec mépris.

— Vous pouvez être tranquille à cet égard. Cette prétendue passion n’a pour but que de vous offrir un nom honorable et une très-belle fortune, quelle que soit l’issue du procès qui pourrait s’engager ; et, pour que l’on n’ait pas de doute là-dessus, il offrirait de vous épouser tout de suite, bien qu’il eût de beaucoup préféré, dit-il, que vous fussiez sans nom et sans ressources, afin d’avoir un véritable dévouement à vous offrir.

— S’il en est ainsi, je lui dois beaucoup d’estime et de reconnaissance.

— Oui, dit Jennie, s’il est riche, et si votre affaire est mauvaise !

— Moi, reprit Frumence, je ne puis admettre qu’un homme si remarquablement doué et d’une si grande allure en toutes choses ne soit pas un homme honorable. Je n’ai qu’une seule crainte : c’est qu’un caractère si expansif et si inflammable ne réalise pas le type d’amitié sérieuse et solide que Lucienne avait cru trouver dans Marius.

— Vous m’avouerez, Frumence, qu’après m’être si complètement trompée sur le compte de Marius, je ne dois plus me fier à mon propre jugement. Je veux m’en rapporter au vôtre et à celui de Jennie. Tâchez de vous mettre d’accord.

— Eh bien, dit Frumence en tirant un petit portefeuille de sa poche, puisque je suis ici l’avocat de Mac-Allan, voici une forte preuve en sa faveur : c’est la lettre qu’il écrit à votre belle-mère, et que je suis chargé de faire partir demain matin. Il m’a autorisé à vous la montrer, lisez-la.

J’ouvris l’étui de cuir de Russie dont Mac-Allan avait recouvert sa lettre, pour qu’elle me fût présentée vierge d’un grain de poussière et imprégnée de cette odeur si chère aux Anglais et si peu agréable selon moi. C’était comme un souvenir de miss Agar ; je secouai la lettre, j’éloignai la couverture et je lus en souriant la suscription :


À Mylady Woodcliffe, marquise de Valangis-Bellombre.

« Milady, je suis heureux de vous dire que j’ai fidèlement rempli vos intentions en soumettant, dès le lendemain de mon arrivée à Toulon, vos propositions à mademoiselle Lucienne, dite de Valangis. Je pensais avec vous qu’elles devaient séduire et réduire à l’instant même une personne avide de liberté et peu soucieuse des privilèges de la noblesse, telle qu’on nous avait dépeint la fille adoptive de feu madame la douairière de Valangis. Mes offres ont causé plus de surprise et de chagrin que je ne m’y attendais, et on a refusé jusqu’à ce jour d’y répondre catégoriquement ; mais, sans préjuger encore quelle sera la réponse finale, je dois vous dire qu’à l’instant même j’ai procédé à l’examen des faits, certain que, si la jeune personne était honorable, vous ne vouliez en aucune façon lui contester le nom qu’elle porte. J’ai attentivement observé la physionomie, le ton, les manières, l’entourage de cette demoiselle. J’ai causé avec elle, j’ai vu ses amis, j’ai étudié un petit nombre de personnes recommandables admises dans son intimité ; je n’ai trouvé là que des affections très-pures, des dévouements parfaitement désintéressés, un grand respect ou des sentiments paternels. Mademoiselle Lucienne a des ennemis et des détracteurs, cela est certain, et la femme qui a tant écrit à votre mari sur ce qui se passe depuis vingt ans à Bellombre est à la tête de cette cabale ; mais cette femme est indigne de confiance, et je sais maintenant que, dès son jeune âge, elle s’était flattée de plaire au marquis, à peine sorti lui-même de l’adolescence. Elle a toujours haï madame de Valangis pour l’avoir raillée de cette prétention, et toute sa vie a été une vengeance contre elle. Il y a encore un détail à enregistrer, c’est que cette femme voulait marier sa fille avec le jeune Marius de Valangis, qui a rejeté ses avances : nouveau sujet de dépit contre Lucienne, que l’on supposait aimée de son cousin. Pour vous édifier complètement sur le compte de cette femme, je n’ai qu’une chose à vous dire. Elle vous a envoyé une prétendue lettre d’amour écrite par Lucienne à un jeune homme du voisinage, et surprise, disait-elle, dans les mains de sa fille innocente. Eh bien, cette fille est l’auteur de la lettre, et elle est innocente seulement en ce sens qu’elle ignore ou ne comprend pas le parti que sa mère a pu tirer de sa folie. J’ai comparé les écritures, car j’ai fait écrire mademoiselle Lucienne sous mes yeux, et cela n’était pas nécessaire, je vous jure. La demoiselle en question a le style et l’orthographe que vous savez, tandis que mademoiselle Lucienne, jugée par nous à priori si vulgaire, si mal élevée et si peu soucieuse de sa dignité, est une personne extraordinairement instruite, parlant notre langue comme vous et moi, ayant fait de meilleures études que beaucoup d’hommes de notre connaissance et possédant le ton de la meilleure compagnie. Telle qu’elle est, loin d’être déplacée dans votre monde et dans votre famille, elle fera honneur à l’une et à l’autre, car il suffit de la voir pour lui accorder le respect, la sympathie et, j’ose dire, l’admiration qu’elle mérite.

« Il y avait une chose plus délicate et plus difficile à vérifier. On vous avait écrit que mademoiselle de Valangis avait une inclination d’ancienne date déjà pour un jeune drôle introduit dans la maison comme précepteur par une indigne servante. Eh bien, le jeune drôle est un homme de trente-deux ans, du plus rare savoir, de la plus haute moralité et du plus grand mérite. Bien qu’il soit sans fortune et sans naissance, ce ne serait certes pas une honte, ce serait peut-être une vaillance de cœur et d’esprit de la part de Lucienne que de l’avoir choisi pour le futur compagnon de sa vie ; mais je sais vos idées sur les convenances sociales, et je n’ai pas à les discuter ici. Je devais rechercher les faits, et les voici : le jeune homme accusé de captation a repoussé avec indignation la calomnie. J’ai appris de lui, en outre, que, depuis longtemps, il avait été fiancé par madame de Valangis à l’indigne servante, laquelle est un ange domestique, le dévouement, l’intelligence, la droiture, le labeur, la chasteté en personne.

« J’aurai beaucoup à vous parler de cette Jennie et du rôle important qu’elle a joué dans la vie de mademoiselle Lucienne. Je vous dirai quelle est à mes yeux la valeur des renseignements qu’elle peut produire. On a joué ici cartes sur table avec moi, et mon opinion n’a pas varié sur la question d’état civil. Quand vous l’exigerez, je vous dirai la vérité, comme mon devoir et ma conscience l’exigent. Je n’ai pas non plus changé d’avis sur l’illégalité du testament qui frustre vos enfants de l’héritage de leur aïeule maternelle ; mais ce sont là des questions secondaires dont rien ne presse encore la solution, puisque j’ai pris toutes les mesures nécessaires pour réserver les droits de vos enfants. Ce que vous vouliez savoir avant tout, vous le savez maintenant. Mademoiselle de Valangis est digne de conserver le nom qu’elle s’attribue, et qui est peut-être le sien malgré l’impossibilité où elle sera, selon moi, de le constater d’une manière légale. Jusqu’ici, il n’y a pas d’impossibilité notoire non plus à ce qu’elle y prétende. Le jugement rigoureux le lui refuse ; des présomptions favorables, fondées sur sa moralité et sur celle de Jennie, peuvent prolonger la lutte. Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est l’opinion publique, dont on doit tenir compte en France, et dans le Midi surtout, quand il s’agit d’affaires romanesques et mystérieuses. Il y a bien ici des quolibets, des doutes et des lazzi sur la recouvrance miraculeuse de la petite fille, une critique vague de certains collets montés sur son éducation virile et sur de prétendues excentricités qui n’en seraient pas en Angleterre, comme de monter à cheval et de se promener quelquefois seule dans la campagne déserte. Il y aura, il y a certainement déjà, dans les bas-fonds vulgaires et même dans de certaines coteries bigotes de cette société de province, des calomnies semées par votre indigne correspondante ; mais j’ai vu le consul de ma nation, le préfet, le maire, le commandant de notre station maritime, lord Peveril, établi à Hyères depuis six ans, et mistress Hawke, qui reçoit à Toulon la meilleure compagnie. Je me suis informé à Lyon et à Marseille, j’ai écrit à Nice et à Cannes aux personnes que vous m’aviez désignées, et j’ai reçu leurs réponses. Je puis donc vous affirmer : 1° que tout ce qu’il y a d’honorable et de sérieux dans la population est pour Lucienne de Valangis contre ses envieux et ses détracteurs ; 2° qu’une recherche trop hostile de ses droits serait considérée comme une persécution gratuite ; 3° qu’une attaque au testament, venant de personnes beaucoup plus riches que la légataire désignée, ferait le plus mauvais effet et tracerait un rôle infiniment pénible à votre mandataire.

« Je crois répondre, milady, à vos nobles intentions et à vos sentiments généreux en vous disant toute la vérité, et je mets à vos pieds plus que jamais l’expression de mon dévouement respectueux.

« Georges Mac-Allan.

« N. B. Je ne dois pas oublier le docteur Reppe, qui vous a écrit des lettres si vagues. C’est un homme sans caractère et sans consistance, entièrement gouverné par la dame du moulin. Honni soit, mais modérément, qui mal y pense ! »



LVI


— Allons, allons, dit Jennie, qui avait su un peu l’anglais dans son commerce, et qui, à m’entendre étudier et causer trois ans avec miss Agar, en avait assez rappris pour comprendre cette lettre ; M. Mac-Allan est un digne homme et un homme d’esprit. Je me rends, Frumence. Pensez à lui, Lucienne, et consultez-vous.

— Eh bien, je me consulterai, Jennie ; mais dois-je donc dire déjà à Frumence d’encourager ses projets ?

— Non, répondit Frumence ému, ne me dites pas cela !

J’eus une sorte d’éblouissement. Il m’avait semblé que Frumence éprouvait un déchirement en me poussant dans les bras d’un autre ; mais je me trompais, et je le vis bien vite.

— Jennie, ajouta-t-il d’un ton solennel, vous savez comme je vous aime, et je veux vous le dire devant cette noble enfant que nous chérissons tous les deux. Vous êtes ma sœur, ma mère et la femme de mon cœur. Je ne me décourage pas des obstacles qui nous séparent, et j’attendrai encore dix ans, s’il le faut, que vous vous regardiez comme libre envers Lucienne. C’est pourquoi je ne veux pas qu’elle se hâte de faire un choix qui pourrait hâter et déterminer le vôtre en ma faveur. Elle mariée, heureuse, il vous serait permis de m’accepter pour mari ; mais que l’espérance dont je me nourris religieusement me soit à jamais enlevée plutôt que d’influencer ma conscience et de troubler ma raison ! Je veux encore étudier Mac-Allan avant de l’encourager. Je veux pénétrer tous les détails de sa vie et saisir toutes les nuances de son caractère. Il a confiance en moi. Avant peu, je vous reparlerai de lui. Jusque-là, ne le fuyez pas, Lucienne ; observez-le. Vous êtes censée ignorer des projets dont je ne vous aurais pas encore fait part sans cette lettre de Galathée.

— Mais il vous demandera si je les pressens, et vous ne voudrez pas mentir.

— S’il faut mentir un peu pour soutenir la dignité et conserver l’indépendance de votre rôle, je mentirai, ma chère enfant. En pareille occurrence, ce n’est pas un si gros crime.

— Merci, Frumence, répondis-je en serrant la main qu’il me tendait. Merci pour les sacrifices immenses que vous me faites… Mais toi, Jennie, tu n’as rien répondu aux belles et bonnes choses qu’il t’a dites ! Tu es blasée sur son admirable dévouement, heureuse femme !

— Je veux lui répondre devant vous, dit Jennie, et ce ne sera pas du nouveau pour lui. Frumence, vous savez qu’il n’y a aucun homme plus estimable et meilleur que vous dans mon idée ; mais je suis plus âgée que vous, j’ai bien souffert du mariage, et je serais plus tranquille si vous n’aviez jamais pensé à m’épouser ; car je suis heureuse comme nous sommes, et il n’y a rien de plus haut placé que le sentiment que je vous porte. Si je suis votre sœur et votre mère, vous êtes bien mon frère et mon fils. Nous ne trouverons jamais mieux que cela, allez, et, si vous voulez me faire tout le bien possible, vous ne penserez pas à notre mariage comme à une chose dont notre amitié ne pourrait pas se passer.

Frumence eut dans les yeux un nuage qui se dissipa vite. Il serra la main de Jennie comme il avait serré la mienne, et se retira en lui disant :

— Je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre.

Il me semblait que Jennie était bien cruelle, et pourtant je lui savais gré de l’être. Que se passait-il en moi ? Je ne pus fermer l’œil de la nuit. L’inclination de Mac-Allan, fantaisie ou passion, réveillait tout un monde de riantes chimères évanoui depuis longtemps. On pouvait donc aimer dans la vie réelle ? L’amour existait donc ailleurs que dans les livres ? Frumence avait beau le surmonter, et Jennie le repousser, et Marius le nier, et Galathée le profaner, et Mac-Allan l’exagérer peut-être ; il était là, cet inconnu, mêlé à ma vie, et, jeté dans la balance de mes destinées, il y pesait plus, à lui tout seul, que toutes mes autres chances de désastre ou de salut. J’avais eu beau vouloir l’ôter de mon programme, il l’avait rempli quand même, à mon insu. C’est lui qui avait servi de prétexte aux inimitiés dont j’étais l’objet ; c’est lui qui, à l’état d’idéal ou de théorie, avait été le but innomé de toutes mes aspirations ; c’est lui qui, parlant toujours plus haut à mesure que je lui imposais silence, m’avait crié : « N’épouse pas Marius ; » c’est lui qui m’assurait le dévouement de Frumence, car Frumence ne m’aimait comme un père que parce qu’il aimait Jennie avec tout son être ; c’est lui enfin qui, sous les traits de Mac-Allan, se déguisait en homme d’affaires, et venait, comme dans les vieilles comédies, mettre un billet doux à la place d’un exploit d’huissier.

Je mentirais bien, si je jurais que je ne me sentis pas flattée, réjouie et un peu enivrée de l’effet produit par mon petit mérite sur un homme de cette distinction, peut-être fallait-il dire de cette valeur. Après la lettre que je venais de lire, il n’était plus possible de douter de sa loyauté ; restait à savoir si je devais compter sur la durée d’une flamme si soudaine. Mon amour-propre me suggérait d’y croire, et Frumence, en cherchant à le rabattre par ses doutes, le faisait un peu souffrir ; mais Frumence prétendait ne pas savoir juger ce genre de passions. Les dédaignait-il toutes, ou en connaissait-il une, une seule digne de lui, une seule qui eût été digne de moi ?

En cherchant à m’endormir pour échapper à cet imbroglio de mes pensées, je fis des rêves, ou plutôt des demi-rêves confus, à chaque instant dissipés par ma raison, qui voulait raisonner et ne pas se laisser abuser par le sommeil. Mac-Allan m’apparaissait sous des dehors charmants ; je lui prêtais encore plus de grâce et de distinction qu’il n’en avait, bien qu’il en eût réellement beaucoup ; je l’écoutais me dire mille choses que je n’avais pas comprises, qui m’avaient blessée, et qui maintenant caressaient mon oreille comme une musique délicieuse. Je le voyais cherchant à me rencontrer dans la montagne et revenant le cœur brisé parce que je l’avais évité, ou me suivant dans le ravin et s’enivrant du bonheur de me regarder lire.

Mais j’étais éveillée en sursaut par la voix de Frumence, qui me criait : « Gare ! » et je le voyais passer dans un char de feu, emportant Jennie dans les nuages, tandis que je restais sous la tente de coutil de Mac-Allan, respirant un parfum de fleurs mêlé à des odeurs de savon de Windsor et de caoutchouc. Je devenais railleuse, je trouvais mon mari trop joli, trop spirituel et trop éloquent. Il me semblait aligner des phrases au lieu de soulever des idées ; je le traitais d’avocat et nous nous querellions. Lui me traitait de bohémienne, et je criais à Jennie :

— Pourquoi m’as-tu laissée avec cet Anglais ?

Alors, secouant le rêve, je m’asseyais sur mon lit, les pieds pendants et les cheveux dénoués, et je me regardais en tremblant dans une glace qui servait de panneau à une de mes armoires.

— Est-ce que je suis si belle que cela ? me disais-je. Où Mac-Allan a-t-il pris que je fusse belle ? Frumence n’a jamais eu l’air de s’en douter, Jennie ne me l’a jamais dit, et Marius m’a dit cent fois que j’étais petite, noire, ébouriffée. Le plus beau compliment qu’il m’ait fait, c’est de me comparer à une figurine indienne assez gentille qui était sur la cheminée de ma grand’mère, et de m’appeler princesse Pagode dans ses jours de belle humeur.

Pourtant il fallait bien que j’eusse quelque charme, puisqu’un homme de quarante ans en était si frappé ; et le chiffre de Mac-Allan, au lieu de lui être compté comme un défaut, me faisait apprécier davantage ! l’hommage qui m’était rendu.

C’est un dangereux flatteur et un effronté courtisan que l’amour ! Comme il surprend l’esprit d’une jeune fille, dès qu’il parle à ses besoins de manifestation ! Les phrénologues ont un mot barbare, l’approbativité, qui répond mieux qu’un autre à ce besoin d’encouragement inné dans l’homme, car c’est le premier élan de toute jeunesse vers la sympathie et la protection. Avant la première parole d’amour, le jeune homme, aussi bien que la jeune fille, s’ignore lui-même. Il vit dans la crainte des autres et dans la méfiance de soi. La jeune fille, encore plus facile à froisser, rougit quand on la regarde ; et qu’y a-t-il sous cette rougeur ? Un premier trouble des sens ? Non, pas toujours, car bien souvent elle ignore ses sens. C’est bien plutôt la peur d’être méconnue, raillée ou dédaignée. À l’âge où tout sourit à la faiblesse, l’ombre de l’ironie, du dédain, ou seulement de la curiosité passe sur l’âme du faible comme un nuage ; mais l’amour arrive avec ses exagérations poétiques ou ses ardentes hyperboles, et l’enfant d’hier entre dans la vie. Il sent sa valeur, ou il la cherche en lui-même, il devient un être complet, ou il aspire à le devenir. Il se sent pour la première fois assuré d’exister. Qu’il partage ou non le sentiment qu’il inspire, il ne saurait le dédaigner, et il s’en empare comme d’une force qu’il cherchait et qu’on lui apporte.

Cette prise de possession de la vie fut bien marquée en moi et ne se perdit pas dans le vague des surprises tumultueuses de l’inexpérience. J’avais reçu une éducation mâle, je m’étais crue à tort un grand philosophe ; mais mon sens philosophique avait pourtant reçu un certain développement, et je voulais me rendre compte de tout. Je reconnus avec un peu de confusion que l’amour de Mac-Allan m’était agréable, et que j’avais été hypocrite en cachant à Jennie et à Frumence la satisfaction que j’en ressentais. J’invoquai alors ma propre loyauté contre les suggestions de ma vanité, et je trouvai que j’avais dû, que je devais encore combattre l’enivrement, à moins que je ne fusse bien décidée à m’y livrer et à rendre l’affection qui m’était offerte.

C’est là que la solution cherchée me devint impossible à trouver et me donna une sorte de fièvre. Je ne sentais aucun engouement, aucun aveuglement de préférence pour Mac-Allan. J’appréciais sans trouble ses qualités, je les voyais en moins plutôt qu’en plus. Son approbation ne me semblait pas apaiser ma soif d’approbation. J’en souhaitais une plus complète, plus élevée et plus flatteuse encore. Celle de Frumence pour Jennie ? Peut-être ! Et pourtant Frumence me paraissait trop stoïque et trop supérieur à son propre amour. J’eusse voulu rencontrer un être aussi grandement fort que Frumence, et aussi délicatement impétueux que Mac-Allan. Cela dépendait peut-être de la personne aimée : peut-être Jennie était-elle trop austère pour que Frumence fût passionné avec elle ; peut-être étais-je trop enfant pour que Mac-Allan fût sérieux avec moi.

Je me résumai enfin en constatant que mon cœur était ému et non rempli, mon esprit charmé et non satisfait, et je m’endormis de guerre lasse en me disant :

— Ou je suis encore trop jeune pour aimer, ou j’ai déjà passé l’âge des illusions.




LVII


Je dormis peu et m’éveillai avec le jour, m’étonnant de me trouver sans fatigue, comme si les agitations de mon insomnie eussent été un milieu désormais approprié à mes forces de vitalité. Je pensai à Frumence avant de penser à Mac-Allan. Mes souvenirs de la veille se coordonnèrent, et je vis devant mes yeux cette phrase de la lettre de l’avocat à sa cliente : Bien qu’il soit sans fortune et sans naissance, ce ne serait certes pas une honte, ce serait peut-être une vaillance de cœur et d’esprit de la part de Lucienne que de l’avoir choisi pour le futur compagnon de sa vie. Cette phrase m’avait tellement troublée et intimidée, que je l’avais à peine articulée en la lisant à Jennie ; mais Jennie avait paru l’entendre et la peser aussi bien que les autres phrases de la lettre.

Pourquoi Mac-Allan l’avait-il écrite, sachant qu’elle serait placée sous mes yeux ? Était-ce une courtoisie exquise ou une noble acceptation de rivalité à l’adresse de Frumence ? Était-ce la réhabilitation généreuse d’un sentiment qu’il m’attribuait secrètement et qu’il était résolu à combattre ou à pardonner ? Mac-Allan était jaloux malgré lui de Frumence ; Galathée l’affirmait, pauvre affirmation ! Mais Jennie n’avait pas dit que cela fût impossible, et il me semblait ne devoir plus en douter.

Qu’allais-je donc résoudre ? Dissiper cette jalousie était un devoir, si j’agréais les soins de Mac-Allan ; mais, si je ne les acceptais pas, avais-je besoin de me justifier ? Me justifier de quoi d’ailleurs ? Pouvais-je avoir songé à faire de Frumence le compagnon de ma vie sans l’associer dans ma pensée à la femme qu’il aimait ? Épouser Frumence ! non vraiment, je n’y avais jamais songé, et cette chose impossible me surprenait comme un outrage fait à ma raison. Mac-Allan pouvait-il m’interroger sur une supposition qu’il repoussait lui-même, puisqu’il savait l’union projetée avec Jennie et prenait Frumence pour son confident ? J’achevais à peine de déjeuner, lorsque Jennie m’avertit de l’arrivée de mon amoureux. Jennie n’avait jamais prononcé un pareil mot devant moi, et je faillis en être blessée ; mais je vis à son sourire qu’elle voulait me dire par là : « Ne prenez pas les choses si sérieusement. Apportez-y la gaieté qui est une défense sans pruderie et sans danger. »

J’avais été bien tentée de me faire valoir un peu et de marchander l’audience à mon amoureux ; mais il pouvait ne venir qu’en qualité de plénipotentiaire : je devais ne pas paraître soupçonner autre chose. Je le reçus sans surprise et sans solennité. Il vint d’ailleurs, dès le premier mot, au-devant de toute objection.

— Je me présente, dit-il, sans avoir sollicité l’honneur d’être admis aujourd’hui chez vous, et c’est une perfidie de ma part, je m’en confesse. Vous m’auriez peut-être trouvé indiscret. J’aime encore mieux être franchement importun et vous voir à tout prix que d’être éconduit sans vous voir. Me voilà ; souffrez-moi, puisque, ne m’ayant rien permis, vous n’êtes engagée à rien.

— Est-ce là, lui répondis-je en souriant d’un air aussi dégagé qu’il me fut possible de le prendre, le langage sérieux qui convient à un homme à qui j’ai une reconnaissance aussi sérieuse à exprimer ?

— De quoi diable parlez-vous là, mademoiselle de Valangis ? reprit-il d’un ton moitié inquiet, moitié léger.

— Je parle de la lettre que vous avez écrite à votre cliente. Comment vous remercierai-je de la bonne opinion que vous avez conçue de moi sans me connaître, et que vous n’avez pas craint de manifester si vite ?

— La vérité est un éclair, répondit Mac-Allan. Le légiste la cherche avec des soins infinis et des scrupules admirables ; mais dans les affaires comme dans la science elle fuit quand on croit la saisir. Je suis un étrange avocat, n’est-ce pas ? car j’ai passé ma vie dans de sèches analyses et dans d’arides calculs de probabilité. Que voulez-vous ! c’est ma profession et je l’ai aimée comme un art ; mais, après vingt ans d’études comme au premier jour, je ne trouve qu’un criterium pour saisir le vrai : la première impression, l’éclair ! En amour, cela s’appelle le coup de foudre.

— Je ne connais rien à l’amour, repris-je ; mais cela doit être soumis aux mêmes lois que les autres opérations de l’esprit. Est-ce que vous ne craignez pas de vous fier ainsi au premier mouvement ? Il ne vous est jamais arrivé d’en avoir regret et de vous dire : « Je me suis trompé ? »

— Cela m’est arrivé rarement, et seulement quand j’étais très-jeune. Un homme fait qui a passé sa vie à observer les hommes et les femmes aux prises avec leurs intérêts et leurs passions est un véritable imbécile, s’il n’a pas appris à voir du premier coup d’œil ; et, dans ce cas-là, plus il accumule ses observations, plus il faut se méfier de son laborieux et misérable jugement.

— Pensez-vous que lady Woodcliffe partage votre conviction, et qu’elle ne récuse pas un témoignage si prompt et si entier ?

— Lady Woodcliffe…

— Eh bien, pourquoi hésiter à me faire part de vos prévisions ?

— Parce qu’il me faut vous parler de son caractère, et que cela est très en dehors de mon programme.

— Ne me dites rien que vous puissiez regretter de m’avoir dit. Vous êtes avocat : vous devez savoir dire strictement ce qu’il vous plaît de dire.

— Vous raillez les avocats, vous les méprisez même un peu. Si j’en étais sûr, j’aurais bien vite jeté la robe aux orties !

— Ce n’est pas là répondre. Exigez-vous que je reste dans l’inquiétude, quand la lettre que vous m’avez fait lire semblait me promettre l’espérance ?

— Ce n’était pas là mon but. L’espérance est une sirène qui chante bien, mais qui glisse merveilleusement entre deux eaux. Ce n’est pas la femme, c’est l’espérance qui est perfide comme l’onde ! Je n’ai donc pu prendre sur moi de vous garantir le succès de ma démarche. Je tenais à vous prouver une seule chose, c’est que je suis un honnête homme, et que, si vous vous méfiez encore de moi, vous êtes injuste pour le plaisir de l’être.

— Cela est certain ; monsieur Mac-Allan, ne me croyez pas capable de cette injustice : elle serait lâche ou insensée ! Je voudrais pouvoir me fier aux bons instincts de lady Woodcliffe comme je me fie maintenant à votre générosité.

— Eh bien !… lady Woodcliffe, quels que soient ses instincts, sur lesquels il ne m’appartient pas de vous renseigner, est une personne haut placée par sa naissance, par son esprit très-apprécié, sa beauté encore appréciable, et ses relations toujours brillantes en dépit de certaines luttes…

— Que lui a attirées son mariage avec un émigré français, bon gentilhomme, mais nullement marquis.

— Prenez garde, mademoiselle Lucienne ! si vous raillez les titres dont lady Woodcliffe est jalouse, j’aurai sujet de douter que vous apparteniez à la famille.

— Il faudrait donc aussi douter de ma grand’mère qui ne voulait pas de ces usurpations de titres ? Mais passons ! Lady Woodcliffe est, malgré sa prétendue mésalliance, si haut placée, disiez-vous…

— Qu’elle est sensible comme elle doit l’être à l’opinion. J’ai donc appuyé sur cette corde en lui disant qu’une persécution gratuite serait blâmée, et, quelles que soient vos préventions contre ma cliente, vous devez admettre mon raisonnement comme le meilleur qui pût être fait dans la circonstance.

— Ai-je donc des préventions contre elle ? Vraiment, monsieur Mac-Allan, je n’en sais rien. Je ne sais rien d’elle, sinon qu’elle m’a laissé ignorer à dessein ses intentions, tandis que je vous ai dévoilé les miennes.

— À présent, mon enfant, dit Mac-Allan avec un ton paterne qui n’était pas une des moindres bizarreries de sa mobilité d’aspects, vous savez tout ce qu’il vous importe de savoir. On vous a calomniée. Lady Woodcliffe et moi, nous avons été induits en erreur. Nous avons cru sauvegarder la dignité de la famille en cherchant à vous en exclure. Ces motifs n’existent plus, puisqu’ils n’ont jamais existé. Je le reconnais, et en cela je ne fais que mon devoir. Je somme ma cliente de faire le sien. Si j’échoue, je croirai qu’elle a d’autres raisons pour vous repousser, et, avant de m’y soumettre, j’exigerai, moi, qu’on me les soumette. Vous ne supposez pas, j’espère, que je sois une chose dans les mains de quelqu’un, une machine que l’on graisse avec de l’argent pour la faire fonctionner dans le sens que l’on souhaite. Je suis un homme et un gentleman, et même, si cela peut me relever tant soit peu à vos yeux, mademoiselle Lucienne, je peux vous dire que, moi aussi, j’ai des aïeux qui n’ajoutent rien, selon moi, à ma valeur personnelle, mais qui empêcheront toujours mes nobles clients de me traiter comme le premier venu exerçant une profession libérale. C’est un préjugé dont je ne me sers pas, mais qui me sert malgré moi dans le milieu aristocratique où j’exerce. En outre, je suis aussi riche que la plupart de ceux qui me confient leurs intérêts. C’est à mon père, avocat comme moi, que je dois ma fortune. Moi, je ne l’ai augmentée que pour le plaisir d’augmenter mon indépendance, et personne ne peut se flatter d’influencer ma judiciaire en me promettant des profits quelconques. Ici, avec vous, et vis-à-vis de lady Woodcliffe, je travaille pour l’art, pour mon plaisir, pour mon honneur. Je ne suis pas envoyé par elle. Je partais pour visiter le midi de la France, et, le récit de votre histoire romanesque m’ayant alléché, j’ai offert de rechercher la vérité. J’ai accepté des pouvoirs que je ne trahirai pas, mais dont un zèle vénal ne me fera pas dépasser les limites. Donc, lady Woodcliffe peut les révoquer quand il lui plaira, et je ne crains pas son dépit, dût-il naître à ce propos. Ma réputation est à l’abri de toute atteinte comme de tout soupçon, croyez-le bien, Lucienne, car c’est la seule chose que je sois fier de vous offrir… comme garantie de ma conduite dans vos affaires.




LVIII


Je causai deux heures avec Mac-Allan, allant du salon au parterre, et de la Salle verte à la prairie, tantôt avec Jennie, qui allait et venait, tantôt seule avec mon amoureux. Il m’était bien impossible de ne pas voir qu’il l’était réellement, mais j’évitai avec soin toute expansion de sa part, et je dois dire qu’il se tint avec une exquise délicatesse à la limite de l’amour et de l’amitié, sans que je fusse privée de la franche parole de l’une et de la douce chanson de l’autre.

Le soir, Frumence écrivit à Jennie :

« L’a-t-elle donc si bien reçu ? il revient enivré. Veut-elle que je l’encourage ou que je le désabuse ? Veillez, Jennie, je vous en conjure, à ce qu’elle me donne le temps de le bien connaître. Je ne puis aller moi-même vous dire cela, l’abbé n’est pas trop bien. »

Je répondis moi-même :

« Ni encourager ni désabuser. J’attends et je sais attendre. »

Le lendemain, ce fut une lettre de Marius.

« Ma chère enfant, bien que tu aies refusé officiellement et sèchement la protection que j’eusse été disposé à t’offrir, je le dois encore, sinon des conseils, tu n’es sans doute pas disposée à les suivre, du moins des avertissements. Les assiduités de M. Mac-Allan risquent de te compromettre, si tu les autorises quelques jours de plus. Ce monsieur ne cache à personne que tu lui plais et qu’il est assez riche pour t’épouser sans dot, assez excentrique pour te préférer sans nom. Il aurait dû, je pense, commencer ses confidences par une démarche auprès de M. Barthez, ton seul appui sérieux, ou de M. de Malaval, ton seul parent d’âge mûr. Enfin il me semble que j’eusse été un confident mieux choisi que Frumence, qui certes est un brave garçon, mais qui n’a aucune idée des convenances et aucune connaissance du monde. Tu peux dire à M. Mac-Allan que je trouve sa conduite légère, il le prendra comme il voudra. Certes tu es bien libre d’épouser qui bon te semble ; mais il ne faut pas commencer par soulever l’opinion contre soi, surtout dans la situation délicate où te voilà. Engage donc ce joli Anglais à se conformer à nos usages, et apprends-lui qu’en France une demoiselle de ton âge ne se marie pas toute seule et ne se laisse pas faire la cour par un inconnu. Si c’est malgré toi, ou à ton insu, que ce monsieur te compromet, charge-moi de t’en débarrasser, ce ne sera pas long ; si c’est avec ton agrément, je n’ai pas le droit de prendre malgré toi ta défense, mais je te signale le danger où tu te jettes, et c’est à toi d’aviser. — Ton cousin et ami quand même,

« Marius. »

Cette démarche de Marius me blessa. Je le trouvais bien vaillant et bien généreux de s’occuper de ma réputation après m’avoir si facilement abandonnée à moi-même. Je ne voulais pas m’occuper de sa lettre, mais Jennie désira consulter M. Barthez. Comme il était très-affairé, nous allâmes à Toulon le trouver dans son étude. Le style de Marius lui fit hausser les épaules.

— Il ne sied pas, dit-il, de faire le bravache quand on manque de courage moral. Marius a laissé échapper le moment de se bien montrer ; il aura de la peine à le retrouver. Quant aux dangers que Mac-Allan peut faire courir à votre réputation, ces dangers-là se forgent au moulin, et, quant à Mac-Allan lui-même, j’ai été aux informations. Nous avons en Provence assez d’Anglais considérables pour qu’il m’ait été facile de me bien renseigner. C’est un homme de mérite très-connu en son pays et sous les meilleurs rapports. Je le crois incapable de vouloir nous compromettre, et sa présence auprès de vous est tellement motivée, tellement indispensable aux affaires dont il traite avec vous, que personne ne peut s’en formaliser. Faites-lui donc l’accueil qu’il mérite, et gardez-vous bien de sacrifier les espérances que sa conduite doit nous donner, à de vains avis dont le but est d’éloigner de vous toute réelle protection.

M. Barthez avait reçu communication de la lettre de Mac-Allan à lady Woodcliffe. Il ne doutait pas du succès, et il réussit à nous y faire croire. Je me tranquillisai donc, et pourtant, malgré l’intérêt assez vif que m’inspirait Mac-Allan, j’aurais voulu ne pas le revoir trop tôt. J’avais de l’éloignement pour le rôle qu’il me fallait jouer vis-à-vis de lui. Il me semblait que j’avais l’air d’attendre sa déclaration, et j’étais gênée dans toutes mes paroles, dans tous mes mouvements, depuis qu’il y avait auprès de moi quelqu’un qui pouvait me soupçonner de m’observer devant lui.

Il revint plusieurs fois, et il fut charmant. Je ne m’habituais pas à ses originalités ; mais elles étaient loin de me déplaire, car elles découvraient en lui un côté naïf dont j’avais trop douté, et en même temps elles m’attiraient comme l’inconnu attire l’imagination. Nous nous querellions un peu ; il était susceptible, et j’avais toujours des velléités de raillerie. Sa grande préoccupation était d’échapper aux travers et aux ridicules que nous reprochons aux Anglais, et que dans ce temps-là, alors que nous n’avions pas encore pris beaucoup de leurs qualités et de leurs défauts, nous trouvions beaucoup plus frappants qu’aujourd’hui. Aussi, à force de craindre d’être lourd et compassé, Mac-Allan devenait parfois frivole, et je lui reprochais de n’être plus assez Anglais. Je craignais surtout de rencontrer en lui certaines ressemblances avec Marius, ne fût-ce que celle d’un excès de soins donnés à sa personne et d’un excès de politesse avec les indifférents ; mais il avait un tel dédain pour le caractère de Marius, que j’aurais craint de le blesser en lui signalant ces ressemblances. Elles n’existaient, d’ailleurs, qu’à la surface. Mac-Allan était éminemment généreux et audacieux devant toutes les chances de la vie. Je ne sais si, arrivé à la fortune, à l’indépendance et à la réputation, il avait beaucoup de mérite à savoir tout affronter pour satisfaire son cœur et son esprit, et, quand je voulais l’empêcher de trop déprécier mon cousin, je lui demandais si, dans une situation aussi précaire, il eût montré plus d’énergie. Il s’irritait de ce doute.

— Il faut, me disait-il, juger l’arbre à ses fruits. Vous qui êtes botaniste, vous savez bien qu’on ne spécifie pas une plante avant de connaître sa maturité. L’homme en fleur et en feuilles n’est pas encore un homme, et pourtant il est déjà facile de déterminer si sa fleur est stérile et si ses feuilles sont caduques. Marius est un de ces sujets avortés, ou plutôt un de ces produits factices qui simulent au printemps l’éclat de la vie ; mais vous savez bien que l’été les fera sécher et disparaître. Eh bien, moi, je penche vers l’automne, et vous êtes surprise de me trouver jeune d’idées et de sentiments. C’est qu’au printemps j’étais déjà quelque chose, et que ce quelque chose est devenu un tout.

Il aimait les métaphores, au contraire de Frumence, qui ne s’en servait presque jamais et en faisait peu de cas. L’esprit de Mac-Allan était moins nourri, mais plus orné. Il avait beaucoup vu, et, s’il n’avait pas examiné les grandes racines des choses, il en avait du moins saisi la physionomie avec beaucoup de goût et de netteté. Ses récits de voyages étaient instructifs et amusants. Il avait le sens artiste, l’expression pittoresque. Il jugeait assez bien les hommes, avec un peu trop d’indulgence selon moi, car le bien et le mal me frappaient vivement, tandis qu’il les accordait quelquefois dans une sorte d’antithèse fatale qu’il jugeait nécessaire à l’équilibre universel. Quelquefois il me paraissait sceptique par manque de profondeur ; en d’autres moments, j’étais frappée de la solidité de ses analyses, et je le sentais très-supérieur à moi dans la pratique de la vie morale et philosophique. Il ne savait pas méditer comme Frumence et sortir de sa méditation avec une victoire sur lui-même, ou avec une notion plus vaste de l’objet de sa recherche. Plus instinctif et plus impatient, il attrapait ses idées au vol et ses certitudes à coups de flèche ; mais il visait juste, et l’esprit lui tenait lieu de génie.



LIX


Huit jours s’écoulèrent pour moi comme une heure. Mac-Allan venait de deux jours l’un, tantôt le matin, tantôt dans l’après-midi, et, bien que Frumence l’eût jugé fragile de corps et délicat d’habitudes, il marchait comme un Basque et supportait la chaleur aussi bien que nous. Il n’affectait pas la force, et il en avait beaucoup. Il persistait à se préserver de tout. Il avait des ombrelles, des voiles, des éventails, des précautions de toute sorte, que je raillais toujours et dont j’eusse dédaigné de me servir ; mais enfin il avait fait des milliers de lieues sous des latitudes terribles, et il n’y avait pas perdu un seul de ses beaux cheveux blonds et soyeux, pas une de ses dents blanches, pas une de ses grâces efféminées et charmantes ; cet homme frêle et joli était trempé comme l’acier le plus fin. Frumence, en l’examinant, me disait à l’oreille :

— Tout se tient ; cette force physique, cachée sous cette apparence ténue, doit avoir pour équivalent, dans l’ordre moral, une volonté ardente cachée sous un esprit délié.

Frumence paraissait l’aimer chaque jour davantage, Frumence désirait évidemment qu’il me plût. Il me plaisait certainement beaucoup ; mais, lorsque Frumence s’efforçait de me le faire apprécier complètement, je sentais que Mac-Allan me plaisait moins. J’étais bizarre, irrésolue ; j’avais des caprices, des joies soudaines, des colères étouffées, des rires d’enfant, des envies de pleurer ; mais je n’étais pas encore au plus fort de la crise. Mac-Allan ne me disait rien qui pût m’obliger à prendre un parti ; Frumence, qui voulait gagner du temps pour le connaître et préserver sa propre loyauté, ne me répétait plus ses confidences.

La réponse de lady Woodcliffe arriva, et il fallut songer de part et d’autre à se prononcer. Cette réponse fut sèche et brève. L’aversion personnelle de ma belle-mère contre moi s’y manifestait plus implacable et plus mystérieuse que jamais. Mac-Allan refusa de nous en dire les termes ; mais il dut déclarer sur-le-champ à mes conseils et à moi qu’on le dispensait de poursuivre une affaire qu’il paraissait abandonner de son plein gré ; qu’il ne devait donc pas trouver étrange de voir donner procuration à un autre mandataire chargé de protester contre le testament de ma grand’mère et de contester mon état civil avec la dernière rigueur, à moins qu’autorisée par mon conseil de famille, et dans le délai de trois jours, je n’eusse signé mon désistement de toute prétention à l’héritage et au nom de Valangis. À ce prix, on m’offrait toujours vingt-quatre mille francs de pension viagère et on m’enjoignait de quitter la France au bout de huit jours pour aller où bon me semblerait, sauf en Angleterre. Si je manquais, fût-ce momentanément, à cette prescription, ma pension serait immédiatement supprimée. Tout cela était si brutal et si offensant, que ni M. Barthez, ni Frumence, ni M. de Malaval, ni Marius, ni Jennie, comme on peut le croire, ne me dirent un mot pour influencer ma réponse.

— Ayez l’obligeance, dis-je à M. Barthez, d’écrire une ou deux lignes à lady Woodcliffe pour lui annoncer que je refuse toute espèce de transaction et m’en tiens à mes droits.

Nous étions à Toulon dans le cabinet de M. Barthez, qui nous avait réunis pour recevoir la communication. Il en avait exclu seulement M. Reppe. Tous se levèrent et vinrent me serrer la main en silence, Frumence avec un éclair d’orgueil paternel dans les yeux, Barthez avec dignité, Malaval d’un air distrait, Marius avec une roideur solennelle et sombre, comme s’il eût jeté l’eau bénite sur mon drap mortuaire. Sa figure me parut si plaisante, que je fus sur le point d’éclater de rire ; Jennie cacha mon visage en m’embrassant vite, et on put se séparer gravement.

Nous étions à peine rentrées chez nous, que Frumence et Mac-Allan vinrent nous y rejoindre.

Mac-Allan se présenta radieux.

— Eh bien, me dit-il, vous avez non-seulement brûlé votre navire, vous avez fait sauter toute votre escadre, puisque j’en étais et que je saute avec vous ; mais jamais on n’a sauté de meilleure grâce que vous ne l’avez fait, et de meilleur cœur que je ne le fais moi-même. Reste à savoir ce que nous allons faire de nos épaves. Pour y aviser au plus vite, je viens vous demander de m’écouter seul. Nous étions seuls. Je m’étonnai de cette précaution oratoire.

— Il me semble, lui répondis-je, que vous n’avez rien à me dire que Frumence et Jennie ne puissent et ne doivent entendre.

— Et vous vous trompez, dit Mac-Allan, qui avait repris sa figure d’avocat. C’est l’homme d’affaires qui veut se consulter avec vous. Frumence sait très-bien que vous seule devez décider la question que j’ai à vous soumettre.

— Espérez-vous que j’aurai un secret pour Jennie ?

— Je suis certain que vous aurez un secret pour Jennie ; vous allez voir !

Il m’offrit son bras et nous descendîmes à la rivière, où, assis près de moi sous les aunes, Mac-Allan parla ainsi :

— Vous avez pris une noble résolution, que j’approuve et que j’admire ; mais vous allez être forcée d’y renoncer. Vous refuserez les dons de lady Woodcliffe, ceci est certain ; mais vous ne défendrez pas vos droits, je vous en réponds. Ne me faites pas vos grands yeux étonnés et méfiants. Je vous apporte la vérité, et personne au monde n’est mieux trempé que vous pour l’accepter avec toutes ses conséquences. Si vous laissez entamer un procès, Jennie, votre chère Jennie est compromise, perdue peut-être.

— Que me dites-vous là ? Est-ce sérieux ?

— C’est aussi sérieux que mon estime, mon amitié et mon respect pour Jennie. Je suis un homme sincère avant d’être un avocat » et celui qu’on va envoyer ici à ma place sera un avocat avant d’être un homme sincère. Ne vous méprenez pas à mes paroles ; ne croyez pas que j’aie la prétention d’être le seul homme équitable de ma profession. Non, certes ! Nous sommes. Dieu merci, beaucoup d’honnêtes gens dans la robe ; mais, quand on veut s’en rapporter à des textes de loi plus ou moins favorables sans tenir aucun compte des scrupules de la conscience et des questions de sentiment, on ne choisit pas son avocat parmi ceux qui respectent ces questions-là. On cherche et on trouve facilement des mandataires plus habiles et résolus d’avance à ne respecter rien. Donc, avant peu, s’il n’est arrivé déjà, nous allons voir apparaître à Toulon un adversaire redoutable, quelque avoué français bien retors, probablement suivi à l’arrière-garde de quelque avocat célèbre en scandales. Ces gens-là, n’ayant point de paroles de paix à vous apporter, mettront le feu aux poudres sans vous avertir, sans vous voir, sans consentir à vous connaître et à vous apprécier. Ils ne supposeront pas que vous êtes dans l’erreur et de bonne foi. Ils vous sommeront, en style d’huissier, de renoncer à des droits frauduleusement acquis : la légalité est ce qu’il y a de plus brutal au monde, et les luttes qu’elle provoque n’admettent pas les ménagements. Je doute que, malgré les tentatives qui pourront être faites pour vous déshonorer, on parvienne à vous trouver coupable d’intention et passible d’une peine quelconque ; mais Jennie portera tout le poids de la persécution, et sans nul doute elle sera accusée de s’être entendue avec son mari pour mettre l’enfant d’une bohémienne, le sien peut-être, à la place de l’héritière de Valangis. Je pourrais vous raconter d’avance tous les incidents et toutes les péripéties du drame judiciaire qui va s’engager. Le premier soin de Jennie sera de courir aux preuves, ainsi que Frumence, qui agira de son côté et ne sera pas médiocrement compromis pour son compte. Je vois d’ici sa complicité signalée dans l’acte d’accusation et prouvée à grand renfort d’attaques personnelles et de faits insidieux par l’avocat chargé de poursuivre. N’importe ! supposons ce qui est le moins vraisemblable en l’état des choses actuel : Frumence et Jennie apportent des témoignages importants, des révélations frappantes. Êtes-vous sûre de triompher parce que, de mauvaise qu’elle est, votre cause deviendra bonne par miracle ? Tous les clients inexpérimentés et candides, comme vous et Jennie, se font la douce illusion qu’une bonne cause ne peut pas être perdue. Tous les hommes de loi et tous les plaideurs éprouvés vous diront qu’il n’y a pas de bons procès. Le seul avocat consultant véridique et sensé qui existe est celui qui dit à ses clients : « Ne plaidez jamais. » Avec la plus belle cause du monde, avec les juges les plus éclairés et les plus intègres, avec le défenseur le plus éloquent et le plus habile, avec les témoignages les plus éclatants et les preuves les plus irrécusables, avec la conduite la plus noble et la plus prudente, avec toutes les chances pour vous en un mot, vous pouvez encore être vaincu par un texte interprété à propos contre vous, par une rouerie de procédure, par un accident fortuit, par une mouche qui aura volé sur les têtes du tribunal, par moins que cela, par quelque chose d’innomé et d’insaisissable qui se rencontre toujours dans un des plateaux de la balance de Thémis et qui frappe de stupeur les plus vieux légistes. Croyez-vous donc que des innocents soient tous les jours sciemment condamnés ? Non ; au temps où nous vivons, cela est rare, j’en suis certain, et le juge qui se trompe avec la conscience de son erreur est un juge exceptionnel. Je suis optimiste, vous le savez, quand je fais la part du mal et du bien équilibrés en ce monde. Je ne crois à rien d’absolu sur la terre, et j’ai trop perdu de bonnes causes pour accuser le genre humain de savoir ce qu’il fait. Non, Lucienne, non, il ne le sait pas, et remettre ses destinées à l’arbitrage de quelques hommes, fussent-ils des hommes d’élite, est aussi sage que de s’embarquer sans gouvernail par la tempête. Citez-moi une seule cause célèbre qui ait jamais satisfait la raison et la conscience individuelles ! Je n’ai jamais ouï parler d’une de ces causes qui ont tant fait parler, sans entendre cette réflexion : On n’a pourtant jamais su la vérité sur cette affaire-là ! Les plus grands coupables de la légende et de l’histoire judiciaires trouvent encore des défenseurs, et les plus grands triomphes laissent des doutes. Combien d’avocats jeunes et vieux se mordent les poings en songeant que les prisons et les bagnes recèlent des malheureux qu’ils ont défendus, qu’ils défendraient encore de bonne foi ! À mes yeux, comme aux yeux de tous, tout procès laisse après lui un point mystérieux que nul œil humain ne peut percer, et qui fournit un inépuisable texte aux commentaires du public et de la postérité.

« J’ai une idée là-dessus, et je veux vous la dire. Le crime est toujours inexpliqué, parce qu’il est de sa nature inexplicable. Le crime est un acte de démence ; la fraude la mieux ourdie a pour point de départ une aberration du jugement, une stupidité de la conscience, un vide par conséquent. Comment saisir le vide ? comment peser le manque de poids ? Cela n’est pas donné à l’homme, et, devant ce vide, devant cette absence de la notion de l’humanité qui fait commettre des actes antihumains, voilà toute une science, toute une sagesse humaine qui s’émeut, se consulte, se met à la torture, et raisonne à perte de vue pour plaider et juger, c’est-à-dire pour prouver et prononcer. Prouver quoi et prononcer sur quoi ? Prouver que la démence a eu des intentions logiques ! prononcer sur la part que la raison humaine a eue dans des volontés insensées ! Vous voyez bien que c’est impossible, et que, si nous allions au fond de votre propre aventure, nous y trouverions un homme qui s’appelait Anseaume, qui voulait faire fortune à tout prix et par les moyens les plus absurdes ; qui, au lieu de s’en remettre au bon sens et à la probité de sa femme pour gagner sa vie, inventait à toute heure des combinaisons fantasques dont il ne pouvait pas seulement lui rendre compte, et qu’elle n’eût pas comprises, disait-il, par la bonne raison qu’il ne les comprenait pas lui-même ; un homme qui, un beau matin, je le crois fermement, Lucienne, a vu passer près de lui une voiture où un enfant dormait sur les genoux de sa nourrice endormie, et l’a pris d’abord sans savoir pourquoi, et puis l’a gardé sous l’influence d’un rêve de fortune si hasardé, qu’il n’a pas su le réaliser et s’est bientôt effrayé des périls attachés à l’exécution. Ou bien, il y a mieux encore, Jennie elle-même l’a dit et l’a entendu dire au contrebandier : il a vite oublié ce rêve, ce projet mal conçu et nullement digéré, pour passer à une suite d’autres rêves qui l’ont finalement conduit à la maison des fous. Seulement, comme cet homme n’était que fou et sans conscience, — par conséquent, comme il avait des instincts de douceur et de pitié (il n’était ni cruel ni brutal, Jennie l’a déclaré, Jennie l’a aimé, Jennie l’aime peut-être encore et n’ose donner à Frumence un cœur déchiré par le souvenir de sa déception), — cet homme a pris soin du pauvre enfant ; il a trouvé une mendiante quelconque pour l’allaiter, et il l’a porté à sa femme pour qu’elle l’adoptât et le fît sien jusqu’à nouvel ordre. Voilà toute l’histoire d’Anseaume et tout le fond de votre procès, le rêve d’un insensé ! Il m’est impossible d’y voir autre chose.

« Mais croyez-vous que le parquet et le tribunal gravement convoqués sur leurs siéges, que le barreau ardemment appelé sous les armes, vont se contenter d’une explication si simple et qui aboutit à un acquittement pour la mémoire d’Anseaume ? Non, ce ne serait pas la peine d’avoir fait tant de frais d’éloquence et de perspicacité. Il faudra trouver un crime, constater un rapt prémédité, saisir un coupable. Anseaume n’est plus ; mais il a eu un complice : on le cherche, on le trouve, ou on ne le trouve pas ; mais il y a eu une receleuse, une confidente, un instrument, et Jennie, héritant seule de la charge et du bénéfice de l’affaire, est venue rendre l’enfant et réclamer sa récompense. Elle n’en a pas voulu, de cette récompense, nous le savons. Qui le prouvera pourtant ? Ses ennemis consentiront-ils à le croire ? Sa tendresse pour vous la ramène ici, où elle était chèrement rétribuée, elle le dit elle-même, et nous savons bien qu’elle garde son argent pour vous en cas de désastre ; mais on ne prouve pas les intentions en justice, et, Jennie prouvât-elle les siennes, votre cause est la même, et on vous accusera de vol en commun.

— Assez, assez, monsieur Mac-Allan ! m’écriai-je, vous me donnez froid.

— Je me résume, reprit-il, et je vais avoir fini. Si j’étais avocat de votre partie adverse, je ferais ce que j’ai fait. J’examinerais la localité, je suivrais pas à pas le chemin qui côtoie la Dardenne, et je ne laisserais pas échapper certain angle de ce chemin escarpé, certain pont fort étroit sur lequel ont pu passer sans encombre des chevaux raisonnables, habitués à être conduits par un cocher dormeur. Je ne manquerais pas d’observer que, d’une voiture découverte, — je me plaindrais du soin qu’on a pris de changer et de transformer cette voiture qui eût pu servir de pièce de conviction, je l’ai vue sous votre remise, — je ne manquerais pas d’observer, dis-je, que, d’une voiture découverte rasant le bord du chemin ou le parapet très-bas du petit pont, un petit enfant endormi a pu tomber dans le torrent qui roule et s’engouffre dans ces deux endroits, qu’il a dû être entraîné sans que ses cris fussent entendus au milieu de la clameur des ondes, — je ne me priverais pas de faire du style, — et qu’il a pu disparaître à jamais dans un de ces abîmes inexplorés, peut-être inexplorables, que l’on rencontre à chaque pas dans ce pays et sous le courant de cette rivière. J’admettrais qu’Anseaume ou tout autre voyageur suspect et mystérieux, mal avec la police, marchant dans les ravins plus souvent que sur les routes battues, a été témoin de l’accident, et, n’y pouvant porter remède, ne s’est pas soucié d’appeler et de se montrer pour en rendre compte ; qu’ensuite, ruminant en lui l’imprévu et les conséquences de l’aventure, cet homme a forgé et confié à un compagnon, à son ami Bouchette, à sa femme Jennie ou à sa commère Isa Carrian, le roman qui aboutit à une substitution d’enfant quatre ans plus tard, — quatre ans qui ne permettent pas de constater l’identité ! — Enfin je décréterais que mademoiselle Lucienne est morte, et cela serait rendu fort probable par un témoignage assez important auquel vous ne songez pas, mais que vos ennemis tiennent en réserve, le témoignage de votre nourrice.

« — Cette femme est folle ! s’écriera votre défenseur.

« — Très-bien ! lui répondrai-je, vous le reconnaissez, et nous l’affirmons. Denise est folle, elle l’a toujours été, c’est justement dans un accès de démence qu’elle a précipité l’enfant.

« Elle s’en souvient, elle s’en accuse ; elle a des moments lucides où elle s’en repent, des moments d’exaspération où elle s’en vante, et elle ne varie plus ; car madame Capeforte l’entretient dans ce souvenir et affirme que, beaucoup plus tard, Denise a fait une tentative pour vous jeter encore dans le torrent durant une promenade dans la même voiture. Frumence et Marius étaient présents et ne pourront le nier. Le docteur Reppe attestera que chez Denise l’idée de vous faire périr était une idée fixe, et, grâce à ces circonstances, le témoignage de la folle sera écrasant. Ainsi, la petite Lucienne n’est plus, et la petite Yvonne est une enfant de rencontre adoptée par Jennie à bon escient, vu que Jennie n’a pas pu se tromper sur l’âge même de son propre enfant, si jeune mère qu’elle fût, et prendre une petite fille de neuf mois pour sa fille, âgée du double. J’invoquerais donc contre mademoiselle Lucienne ici présente tous les motifs possibles de nullité d’actes civils tendants à lui attribuer le nom et l’héritage de madame de Valangis, et, contre madame Anseaume, je réclamerais l’amende et la prison, la misère et le déshonneur. Or, je gagnerais ou je perdrais ma cause ; mais, si je la gagnais, je dirais à mademoiselle Lucienne ou à mademoiselle Yvonne éplorée : « On vous a offert le repos, l’indépendance et la fortune ; vous avez préféré les satisfactions de l’orgueil, vous avez sacrifié Jennie, je m’en lave les mains ! » J’ai tout dit, Lucienne ; à vous de répondre !

— Ah ! monsieur Mac-Allan, m’écriai-je en fondant en larmes, je vous remercie de m’avoir éclairée, et je vous jure ici devant Dieu que Je ne plaiderai jamais.

— Cela n’est pas toujours possible, répondit-il. Il s’agit de trouver le moyen de ne pas plaider et celui de ne pas accepter le marché qui vous répugne.

— Dites-moi ce qu’il faut faire, je vous livre ma volonté.

— Il faut vous abstenir et vous laisser condamner par défaut ; il faut quitter ce pays aimé, cette chère maison, ces braves amis qui auront le cœur brisé, ce digne Frumence, qui est préparé à tout ! Il faut partir seule avec Jennie, qui saura bien aviser à vos moyens d’existence. L’important, c’est de vous préserver toutes deux d’une lutte atroce et d’un résultat inconnu. Si personne ne se présente pour faire valoir vos droits, il n’y aura pas de persécution, pas d’acte d’accusation, pas de recherche inutile, pas de vain scandale. Le tribunal appelé à se prononcer sur la validité du testament, et ne pouvant le faire sans rechercher votre état civil, il vous sera aisé de l’en empêcher en vous refusant à fournir vos preuves ; M. Barthez connaissant vos motifs d’abstention, et les respectant, il faudra bien laisser prononcer contre vous l’entière radiation de vos droits et déclarer qu’il n’y a lieu à contestation. Lady Woodcliffe se contentera-t-elle de ce premier jugement, dont vous pourriez appeler ? Il le faudra bien, si déraisonnable qu’elle soit, et elle ne mettrait pas les bonnes chances de son côté si elle voulait pousser plus loin la persécution. Pourtant il faut s’attendre à tout de la part d’une femme irritée, et nous aviserons aux moyens de la forcer à s’en tenir là… Mais vous voilà pensive : à quoi songez-vous maintenant ?

— Je songe au moyen d’empêcher M. Barthez d’écrire à lady Woodcliffe ; je crains qu’il ne l’ait fait déjà, et que, offensée de ma fierté, elle ne fasse un procès dans les règles, où Jennie serait compromise.

— Êtes-vous donc disposée maintenant à accepter ses dons ?

— Oui, et tous ses outrages, et la perte de mon honneur et de ma dignité, s’il faut cela pour assurer à jamais la tranquillité de Jennie.

— Vous ne reculeriez devant rien ?

— Pourquoi reculer, si un peu de plus ou de moins expose ou préserve celle que je veux sauver à tout prix ? Ne puis-je me consoler de l’humiliation qu’on m’inflige en faisant un bon usage de l’argent qu’on m’offre ? Tenez, je fonderai un hôpital ou une usine pour donner du travail aux pauvres, et dont je ne toucherai jamais les profits ; car, de ma vie, oh ! grand Dieu ! vous n’en doutez pas, j’espère, monsieur Mac-Allan ? je ne veux avoir à moi une obole venant de lady Woodcliffe !

— Il y a une chose plus simple et plus prompte, reprit-il ; acceptez tout, signez, et, le marché bien conclu, ne quittez pas la France ou allez en Angleterre ; à l’instant même, votre pension est supprimée, et vous pourrez dire en souriant à tout le monde que vous l’avez fait à dessein.

— Oui, certes ! m’écriai-je, je ne pensais plus à cela que l’on me chassait de mon pays ! Eh bien, je resterai ; j’irai m’établir aux Pommets, Jennie épousera Frumence et reprendra son commerce ambulant avec lui. Moi, je soignerai le pauvre abbé. Je lui lirai Eschyle et Platon, je le ferai vivre le plus longtemps possible, et je viendrai de temps en temps regarder en cachette cette chère maison et ce jardin, et l’arbre que ma bonne mère aimait !… Mais non, pourquoi ? Je saurai renoncer à cela. J’aurai là-bas sa tombe et ses os. J’espère qu’on ne me les disputera pas ! Au lieu d’habiter son salon et de prier sur sa chaise, je planterai des fleurs dans le cimetière où elle dort, et je serai encore plus près d’elle. Oui, oui, cela arrange tout ; aidez-moi vite à l’exécuter, mon cher ami.

J’étais émue, je pleurais, et pourtant j’étais heureuse. Mac-Allan, avec qui j’avais enfin un mouvement de complet abandon et de confiance enthousiaste, me regardait avec des yeux humides, et il avait un tremblement nerveux. Je crus qu’il s’effrayait de me voir suivre si spontanément son avis et qu’il me plaignait.

— Ne croyez pas que je sois à plaindre, lui dis-je ; au contraire, je n’ai jamais ressenti une joie si profonde. Vous allez le comprendre. Rappelez-vous ce que je vous disais il y a quinze jours. Je m’effrayais d’avoir un parti à prendre, sans savoir de quel côté était mon devoir. Eh bien, voilà quinze jours que je vis en face de ce problème et qu’il me brise. Vous venez de le résoudre ; vous m’avez dit : « Il y a un moyen de rendre à Jennie ce qu’elle a fait pour vous, c’est de sacrifier votre orgueil. » Béni soyez-vous, Mac-Allan ! voilà que je respire, voilà que j’existe, et, comme vous êtes le meilleur des hommes, je suis heureuse de vous devoir cela.

Mac-Allan plia lentement les genoux, se courba lentement jusqu’à terre et me baisa les pieds. Cet hommage si profond me surprit au point que j’en fus effrayée.

— De quoi donc me demandez-vous ainsi pardon ? lui demandai-je. Est-ce que c’était une épreuve ? Est-ce que vous m’avez trompée pour voir jusqu’où allait mon amitié pour Jennie ?

— Non, non, dit-il en se relevant ; je savais de quoi vous êtes capable, et je ne vous tromperai jamais. Je vous ai dit la vérité, et maintenant il faut agir. Je cours à Toulon pour empêcher M. Barthez d’écrire à Londres. Vous allez me remettre un billet pour lui ; vous le prierez de venir ici demain ou de vous attendre chez lui. On nous a donné trois jours pour nous décider, à partir de la réception de la lettre. C’est demain soir que le délai expire, c’est demain soir qu’il faut envoyer à lady Woodcliffe le traité que je devais soumettre à votre signature, et que vous signerez en présence de M. Barthez et de vos autres conseils. De la part de M. Barthez, il n’y aura pas d’avis contraire ; je sais qu’il désespère de votre cause et il comprendra fort bien vos motifs. Frumence vous comprendra encore mieux. Malaval, qui aime l’argent, comprendra à sa manière, et le chevalier Marius, vous voyant à la tête d’un beau revenu, vous offrira son cœur et son nom ; car, si vous voulez que l’affaire soit sérieuse, il faudra bien vous garder, Lucienne, de laisser pressentir par un seul mot d’impatience, par un seul geste de dédain, que vous comptez vous soustraire aux conditions du marché. Croyez que tout le monde vous approuvera d’abord d’accepter une transaction avantageuse, et que peu de gens vous comprendront quand vous en rejetterez avec mépris le bénéfice. Les choses positives sont du goût de la majorité. Les choses romanesques sont traitées par elle de folie et ne répondent qu’à l’idéal d’une imperceptible minorité. Vous aurez donc tour à tour le grand nombre et le petit nombre en votre faveur ; mais occupez-vous de vaincre le seul obstacle à vos généreux desseins : la résistance de Jennie.

— Oui, oui, c’est à quoi je pense : il faut que Jennie ne se doute pas du motif de ma conduite. Elle plaiderait, je crois, toute seule, pour sauver mon nom. Elle parcourrait la terre et les mers pour faire triompher la vérité. Jennie ne sait pas ce que c’est que de transiger, d’hésiter et de craindre. Elle ne croit qu’au bien ; elle traiterait vos conseils de rêverie. Il faut qu’elle taxe ma conduite de lâcheté. Oh ! oui, je vais avoir une grande lutte à soutenir contre elle ; mais c’est pour elle que je travaille, et je serai la plus forte. Pourvu que Frumence… Mais ne m’avez-vous pas dit que Frumence me comprendrait et m’aiderait ?

— Frumence est dans une situation terrible depuis longtemps, ma chère Lucienne. Il s’y est habitué, lui, l’homme prévoyant par excellence, idéaliste comme don Quichotte, et avec d’autant plus de mérite qu’il a le bon sens de Sancho et l’intelligence de la vie pratique autant que votre serviteur. Il savait bien qu’un jour viendrait où Jennie pouvait être perdue et lui compromis, si on vous contestait votre nom. Il ne voyait pas le remède. Je le lui ai montré, et le voilà qui, entre vous deux, son élève et sa fiancée, ne sait à quel héroïsme il doit se vouer. Il sent, il voit le parti que vous allez prendre. Il en est fier pour vous, et il en souffre pour Jennie et pour lui-même ; car il a son orgueil aussi, le cher philosophe, et il eût aimé le rôle le plus périlleux pour elle et pour lui ; mais il faut bien que votre précepteur vous laisse accomplir la tâche de vertu que ses leçons vous ont tracée, et que l’époux de Jennie consente à ce que sa femme soit sauvée par son enfant.

— Bien, bien, m’écriai-je en riant ; Frumence verra que son enfant a bien étudié les sages de l’antiquité… Mais le soleil baisse, vous n’avez pas un instant à perdre pour vous rendre à Toulon. Prenez mon cheval, puisqu’il est encore à nous aujourd’hui.

Mac-Allan tint longtemps ma main contre ses lèvres et partit sans me dire un mot qui eût rapport à lui-même. Je lui sus gré de ne penser qu’au devoir que j’avais à remplir.




LX


Frumence vint au-devant de moi comme j’allais rentrer.

— Eh bien, me dit-il, Mac-Allan va à Toulon, il est parti ?

— Oui, mon cher Frumence, et vous savez pourquoi.

— Jennie s’inquiète et s’étonne ; que lui direz-vous ?

— Je viens d’y réfléchir. Je lui dirai que je ne puis admettre les projets de Mac-Allan sur moi dans la situation précaire où je me trouve ; que le même sentiment de fierté qui m’a empêchée d’épouser Marius m’empêcherait d’épouser Mac-Allan ; que je ne veux pas plus m’enrichir avec l’un que je n’ai voulu condamner l’autre à la misère, et j’ajouterai : « Comme il est possible que je prenne de l’affection pour Mac-Allan, je supprime les luttes et les scrupules qui me séparent de lui. J’accepte une fortune afin de ne pas avoir besoin de la sienne, et de pouvoir me dire que je l’aime pour lui-même. »

— Oui, voilà ce qu’il faut dire, car Jennie ne vous pardonnera une défaillance de courage qu’en se persuadant que vous cédez à un besoin du cœur.

— Alors, tout ira bien, Frumence. S’il le faut, je lui dirai que je suis très-éprise de Mac-Allan.

— Vous dites cela d’un ton qui m’inquiète pour lui.

— Je dis cela du ton d’une personne qui aime Mac-Allan de tout son cœur, mais qui ne désire en aucune façon se marier.

— Comment ! ce ne serait pas là la solution à toutes nos incertitudes, le dédommagement de tous vos sacrifices ?

— Vous trouvez que je dois regarder Mac-Allan comme une ressource dans mon dénûment ? Ah ! Frumence, si je me marie jamais, ce n’est pas ainsi que je veux me marier. Avant-hier, quand je croyais encore pouvoir conserver ma position, je pouvais examiner mon avenir. Aujourd’hui que je n’ai plus d’avenir, il faut qu’on me laisse cette consolation de placer mon rêve d’affection conjugale en dehors de mes intérêts personnels.

— Je vous comprends, Lucienne, et tout ce que je découvre en vous de droiture et de force depuis la mort de votre grand’mère dépasse encore mes prévisions. Oh ! vous méritez bien que Jennie vous préfère à moi, et que Frumence vous préfère à lui-même ! Devant l’exemple qu’une enfant telle que vous me donne, je serais bien lâche si je me plaignais de mon sort !

— Frumence, lui dis-je, il ne s’agit plus de vous sacrifier. Il faut que mon sacrifice à moi serve à quelque chose ; et à quoi servirait-il, sinon à votre bonheur ? Mac-Allan n’a pas eu le temps de vous le dire ; mais ma résolution, que vous devez tenir secrète, est de rester aux Pommets auprès de votre oncle. Je veux que vous épousiez Jennie, il le faut à présent pour nous préserver tous trois de la calomnie. Il faut aussi que vous avisiez à vous créer des ressources par le travail, et, Jennie l’a dit, il n’y en a pas dans votre village abandonné et dans notre pays désert. Vous partirez ensemble ; moi, je veux rester, parce que l’abbé Costel ne peut rester seul, et puis… parce que j’ai besoin de vivre un peu seule après une crise si rude.

Je ne sais si Frumence eût combattu mon projet ; nous fûmes interrompus par Jennie, qui, me voyant animée et résolue, crut que j’étais heureuse.

— Voyons, dit-elle, M. Mac-Allan est donc bien content ? Il était gai comme un pinson en partant au galop sur votre cheval. Et vous, Lucienne, êtes-vous contente ?

— Oui, lui dis-je en la pressant dans mes bras. J’ai résolu de suivre aveuglément ses conseils, car il est mon véritable ami. Je te demande, ma Jennie, de ne pas trop m’interroger aujourd’hui, je ne saurais te répondre. J’ai besoin de rêver, puisqu’il n’y a plus lieu à réfléchir ; mais tu vois que je suis gaie et que je ne me repens de rien.

La bonne Jennie fut facilement abusée. Elle souhaitait tant mon bonheur, qu’elle y crut, et, respectant ce qu’elle attribuait au pudique recueillement du premier amour, elle ne m’interrogea pas davantage.

J’accomplissais avec ardeur et avec un véritable enthousiasme le sacrifice de mon existence. Il s’y mêla pourtant je ne sais quelles sensations de colère et d’amertume quand je m’aperçus que Jennie parlait avec plus d’abandon que d’ordinaire à Frumence, comme si, en admettant l’espoir de mon prochain mariage avec Mac-Allan, elle eût accepté enfin l’idée du sien avec notre ami. Je les laissai ensemble aussitôt que j’eus fini de dîner, et je m’enfonçai dans les gorges arides qui longent le flanc de la longue montagne du Pharon.

Je ne sais quel terrible combat s’élevait en moi. Je sentais mon cœur partagé et comme en révolte contre lui-même. J’aurais voulu que Mac-Allan fût près de moi, qu’il me parlât enfin clairement de son amour, qu’il me berçât de sa douce éloquence sur ce sujet émouvant et délicat, qu’il m’enivrât de ses riantes flatteries, qu’il réussît à m’inspirer ce sentiment qui enivre, qui persuade, satisfait, et place l’âme au-dessus de tout scrupule craintif et de toute fierté vaine.

— Ce sentiment-là existe, me disais-je ; je l’inspire ; n’est-il pas temps que je l’éprouve ? Si j’aimais Mac-Allan comme il paraît m’aimer, je ne me souviendrais probablement plus que j’ai rêvé un autre amour et que je ne l’ai pas inspiré.

Et, à ce souvenir, j’étais indignée contre moi-même. Comment un souvenir pouvait-il me préoccuper et me torturer à ce point ? J’étais donc coquette, jalouse de tous les hommages, jalouse de Jennie, à qui j’immolais si facilement mon existence entière, et à qui j’enviais la seule chose qui ne m’appartînt pas, la seule chose que je ne pusse lui sacrifier, l’amour de Frumence ?

Je me pris en horreur ; je voulais m’arracher les cheveux et me déchirer la figure. J’aurais voulu m’ouvrir le cœur pour en ôter violemment cet hôte inconnu, ce ver rongeur, que je ne savais comment nommer : envie, bassesse, égoïsme ou passion ?

— Je suis donc une mauvaise nature, me disais-je encore, impressionnée par les doutes de Mac-Allan sur ma naissance ; une nature fatalement en lutte avec des instincts de perversité, comme ce bandit ou cette bohémienne inconnue dont je suis peut-être la fille ? Ou bien j’ai le cœur lâche et stupide, et, comme Galathée, je suis amoureuse de tous les hommes que je rencontre. J’ai peut-être aimé Marius comme les autres. Que sais-je de moi ? Je vois bien que j’étais folle de m’estimer, et que je ne mérite que mon propre mépris. Mais qu’importe après tout, si j’ai assez d’orgueil pour me conduire comme je le dois, pour cacher ma blessure et pour travailler énergiquement à réunir Frumence et Jennie, pour faire enfin tout le contraire de ce que mes méchants instincts me suggèrent ? Je les vaincrai peut-être à force de les contrarier, et Dieu m’aidera ; car il voit bien que je veux résister au mal.

J’étais là depuis longtemps, et le soleil baissait vers l’horizon. La montagne plongeait dans une ombre bleue, limpide, immense, et au loin la mer était un miroir ardent.

— Quel beau pays, me disais-je, bien qu’il ne soit peut-être pas le mien ! comme je l’ai aimé, comme il m’éblouit, comme je l’ai possédé, et comme je l’ai exploré avec amour en le mettant au défi de vaincre mes forces et mon ardeur ! mais vais-je l’aimer encore quand j’y vivrai seule, quand je serai parvenue à éloigner de moi ceux que j’aime, et quand je me sentirai le cœur vide, sans espoir, sans désirs, en face du devoir aride et de l’inexorable abandon ?

Je m’exaltais de plus en plus, j’étais aux prises avec ce je ne sais quoi de farouche, d’illogique et d’impérieux qui caractérise le sang méridional, et dont pour la première fois je subissais clairement la fatalité.

— Si Mac-Allan était là, pensais-je, et que je pusse lui dire ce qui se passe en moi, pourrait-il le comprendre ?




LXI


Au même moment, je vis Mac-Allan devant moi. Il revenait de Toulon, il avait reconduit Zani chez nous ; Jennie lui avait dit de quel côté j’avais dirigé ma promenade, et il venait me rendre compte de sa course. Ce ne fut pas long. M. Barthez applaudissait à ma résignation : il ignorait, bien entendu, qu’après avoir assuré mon avenir matériel, je fusse résolu à le briser. Il m’attendait le lendemain, et tout serait réglé selon mes désirs.

— Mais qu’est-ce donc ? ajouta Mac-Allan. Vous avez pleuré, Lucienne, vous pleurez encore ! Regrettez-vous ce que vous avez décidé ? Il est encore temps ! personne n’a faibli autour de vous, et, si vous voulez la guerre, me voilà prêt à la faire avec vous. Ne savez-vous pas que je suis désormais votre homme lige, à la vie et à la mort ?

— Non, je ne regrette rien et je ne faiblis pas plus que mes amis ; mais je veux savoir s’il est vrai que vous m’aimiez autant que vous le dites. Est-ce que vous avez le désir de m’épouser, Mac-Allan ? Parlez, il est temps que je le sache.

Mac-Allan fut tellement surpris de me voir prendre l’initiative, qu’il demeura muet. Évidemment il s’attendait de la part d’une demoiselle française à plus de détours et d’hésitation ; mais tout à coup il me devina et répondit avec vivacité :

— Si vous me demandez cela, Lucienne, c’est que vous allez me refuser. Oui, je le vois, vous êtes fière et vous ne voulez pas me devoir tout. Vous craignez un coup de tête de ma part, ou bien je vous déplais… Vous ne me connaissez pas assez. Au nom du ciel, ne me dites rien. Prenez le temps de m’éprouver, de me comparer avec votre idéal : je ne le réaliserai pas, mais je vous le ferai peut-être oublier en vous en offrant un autre qui, dans une moindre région, vous paraîtra avoir quelque prix. Que sais-je ? j’ai confiance en moi ; mais je ne peux pas exiger que vous ayez la foi. Je ne vous en veux pas, Lucienne, bien que vous me fassiez grand mal. Allons, je saurai souffrir encore. Taisez-vous, et laissez-moi me taire. Rentrons, je ne veux pas savoir que vous ne m’aimez pas.

Nous reprîmes en silence le chemin du manoir. J’étais abattue et sombre. Mac-Allan m’impatienta par l’espèce d’obstination qu’il mit à tenir mon bras serré contre sa poitrine, comme s’il eût pris possession de ma volonté malgré moi.

— Écoutez, lui dis-je en retirant mon bras avec force, je veux que vous sachiez la vérité. Pour que je vous épouse dans la situation où je me place, il faut que je vous aime avec passion, ou que je rougisse de moi-même.

— Je le sais, répondit-il. Il faudra donc que je vous inspire cette passion. Si j’échoue, ce sera ma faute, et je ne m’en prendrai qu’à moi. Je suis averti. J’entame une lutte bien autrement terrible que celle dont on m’avait chargé contre vous, et j’y suis pour mon compte. J’y joue mon bonheur et ma vie ; oui, je sais tout cela. Il faut que je vous fasse accepter mon nom et ma fortune, à vous qui sacrifiez votre nom plutôt que d’accepter la fortune de l’ennemi. Je ne suis pas l’ennemi, moi ; mais il faut que je sois l’homme aimé, et j’ai quarante ans, je suis Anglais, et je suis avocat, trois choses qui ne vous vont guère et dont il faut que je me corrige. Personne ne s’avisera de trouver que ce soit facile : vous me devez donc un peu de temps et de patience.

— Vous avez de l’esprit ! lui dis-je sèchement.

— Oui, j’en ai trop, et vous détestez l’esprit. J’oubliais encore cela dans le chapitre de mes difformités. Qu’y a-t-il encore ? Dites-le pendant que vous y êtes.

— Il ne peut y avoir rien de pire que de savoir plaisanter devant mes angoisses.

Mac-Allan eut, je crois, envie de me battre ; j’étais d’humeur à le lui rendre : il s’en dispensa.

Il me fit comprendre que lui aussi avait de l’amertume dans le cœur et que sa plaisanterie cachait une souffrance ; mais il ne voulut pas renoncer à l’espoir, et je fus humiliée de le voir si sûr de me vaincre. La délicatesse de ses expressions cachait une véritable et légitime puissance, ou bien une fatuité inexpugnable. Pouvais-je savoir laquelle des deux ? Mécontente de moi-même, humiliée de ma propre faiblesse, j’exigeais qu’il fût sublime d’expansion, et j’attendais ma guérison de quelque faculté miraculeuse que je lui imposais. Je ne l’aidais pas, je travaillais au contraire à le décourager, et je trouvais irritant que, devant mes rudesses, il ne fût pas assez en colère contre moi pour m’effrayer ou assez désespéré pour m’attendrir.

Si je l’eusse aimé, je n’aurais pas eu ces folles exigences. Un mot de lui m’eût mise de niveau avec le degré de son émotion. Tout de lui m’eût semblé la véritable et la seule expression de l’amour, et, comme au temps où Frumence évitait mes questions importunes, je me serais aisément persuadée qu’une prudente résistance était la marque d’une grande passion. Je n’aimais donc pas Mac-Allan !

Je lui en voulus encore de savoir jouer la comédie devant Jenny. Il fallait bien qu’elle crût à notre prochain mariage pour accepter ma défection. Mac-Allan affecta une confiance qu’il n’éprouvait pas à ce point, mais qui me parut impertinente.

Le lendemain, j’accomplis mon sacrifice. Je m’humiliai devant ceux qui, l’avant-veille, avaient applaudi à ma fermeté. Je me rétractai, je donnai ma démission de membre de la société humaine. Je signai sans hésiter l’odieux contrat en présence de mes conseils, de Jennie tremblante, de Frumence abattu, de M. Barthez mélancolique, de Malaval incertain et de Marius stupéfait. L’envoi fut mis à la poste séance tenante. J’éprouvais une joie amère.

Consummatum est, dis-je en souriant. Je suis désormais mademoiselle Lucienne tout court, et, comme il est possible qu’on me conteste aussi mon nom de baptême, je vous prie, mes amis, de m’en donner un qui ne soit pas trop vulgaire.

— M. Marius de Valangis, dit Mac-Allan avec malice, n’est-il pas toujours disposé à vous en offrir un qui ne changera rien au passé ?

— Après vous, peut-être ? répondit sèchement Marius.

Mac-Allan avait provoqué cette impertinence pour avoir le droit de proclamer ses intentions.

— Je serais bien heureux, dit-il à haute voix et en regardant M. Barthez, que mademoiselle Lucienne l’entendît ainsi. Il ne tiendrait qu’à elle de ne pas rester longtemps sans appui et sans nom.

— Vrai ? s’écria le bon M. Barthez en lui saisissant les deux mains. Ah ! vous êtes un digne homme !… Eh bien, Lucienne, ma chère enfant ?

— J’ai promis d’y réfléchir, répondis-je.

— Ainsi, dit Marius, pâle de colère et les dents serrées, nos fiançailles ne comptent pas ?

— Marius, répondis-je, vous vous êtes fiancé à mademoiselle de Valangis ; elle est morte, et vous êtes veuf.

— C’est juste, reprit Barthez avec douceur. Mon cher Marius, il eût fallu insister alors que Lucienne de Valangis existait encore.

— J’aurais eu grand tort, vous le voyez, dit Marius. Lucienne avait dès lors l’espoir d’un plus riche mariage. Elle a le rôle le plus sage ; mais, tout éconduit que je suis, je préfère le mien.

— Je te le laisse de bon cœur, lui répondis-je. — Pardon ! j’oublie que je ne suis plus votre cousine ; mais, comme il n’y a plus entre nous de porte ouverte au retour, je dois à la vérité de déclarer que je ne connais pas encore assez M. Mac-Allan pour lui répondre autrement que par un sincère remercîment de sa courtoisie.

Je tendis la main à tout le monde, et, rappelant que j’avais huit jours pour quitter la France, je déclarai que je comptais prendre sur-le-champ mes mesures pour le départ.

J’étais rentrée avec Jennie, et nous allions monter à nos chambres, car il était déjà neuf heures du soir, quand on sonna à la grille du parterre.

Michel ne vint pas me demander si je voulais recevoir Marius. Habitué à le traiter comme l’enfant de la maison, il lui ouvrit, et Marius entra brusquement dans le salon.




LXII


Il était agité. Poussé par Malaval, il jouait son dernier enjeu.

— Lucienne, me dit-il, il y a un malentendu entre nous, et tu me places dans une situation impossible.

— Voyons, Marius… Puisque nous nous tutoyons encore aujourd’hui, explique-toi.

— Est-il vrai que tu épouses Mac-Allan ? Il faut dire oui ou non.

— Je n’en sais rien encore ; mais cela peut arriver. Que t’importe ?

— Cela m’offense, c’est un outrage que tu me fais.

— Comment ?

— Tu donnes à penser à tout le monde que je t’ai abandonnée dans le malheur.

Jennie sentit que ma réponse pourrait humilier Marius et l’humilier doublement en sa présence. Elle sortit.

— Voyons, réponds ! s’écria Marius, qui dès lors ne chercha plus à se contenir.

— Eh bien, mon enfant, je ne t’en veux pas, je te le pardonne ; mais il est bien certain pour moi que tu m’as abandonnée au moment où je n’avais d’autre appui que le tien.

— Ai-je dit un mot ?… — Non, tu n’as pas dit un mot qui pût être répété et cité à ton désavantage ; mais tes yeux m’ont parlé, Marius, et j’y ai vu clairement que, si j’acceptais le dévouement que te suggérait M. Costel, le mari me ferait cruellement repentir d’avoir cru au courage du fiancé.

— Tout cela est absurde, Lucienne. Tu es susceptible, exigeante et romanesque, surtout, oui, romanesque ; c’est là ton malheur et le mien ! Tu ne vois jamais les choses comme elles sont. Ton imagination les exagère ou les interprète. Pour un regard inquiet, pour une minute de surprise que tu as cru voir en moi, tu as tout rompu. Et de quel droit ?

— Oh ! oh ! tu me contestes le droit d’être susceptible et fière ?

— Je te le refuse. Je ne t’avais pas trompée. Je ne t’avais jamais promis d’être un amant passionné. Je t’avais juré d’être un mari affectueux et convenable. Je n’ai jamais prétendu à l’héroïsme, je n’ai jamais dit, comme miss Agar : « Une chaumière et un cœur. » La vie nous apparaissait facile. Je t’ai donc promis des vertus faciles.

— Eh bien, de quoi te plains-tu, si, le jour où j’ai vu là vie difficile pour nous, je n’ai pas voulu t’imposer des vertus difficiles ?

— Je me plains d’une précipitation offensante. La vertu pouvait être une chose difficile, mais non impossible pour moi ; d’ailleurs, il y avait là une question d’honneur, et où prends-tu que je n’aurais pas su faire mon devoir ? Il fallait me le rappeler avec douceur, au lieu de m’en affranchir brusquement.

— Et toi, Marius, il ne fallait pas te délier si vite. Je ne t’ai jamais dit que je fusse très-douce, très-patiente et très-humble. Je ne t’avais jamais promis d’être une personne froide et contenue. J’ai de l’orgueil. Ne me connais-tu pas ? De quoi donc t’étonnes-tu ? Nous avons tous deux obéi à notre nature, preuve que nous n’étions pas faits pour nous entendre.

— Tu en prends aisément ton parti, grâce aux millions de M. Mac-Allan.

— J’ignore si M. Mac-Allan a des millions ; je ne m’en suis pas informée.

— C’est peu probable.

— Marius, je me suis trouvée vis-à-vis de toi dans une situation très-humiliante, car l’abandon est presque une honte dans certaines circonstances. J’étais calomniée, tu le sais fort bien, et, quand, devant nos amis, devant cet étranger qui était alors mon adversaire, tu as accepté presque joyeusement mon refus, tu m’as certainement livrée à des commentaires et à des soupçons dont le souvenir me fait encore rougir. Depuis, tu m’as écrit des choses fort dures et tu m’en dis maintenant, tu m’insultes presque, toi qui es doux et poli, et moi qui suis violente, je n’ai pas eu une parole amère contre toi ; je n’ai permis à personne un mot de blâme sur ton compte en ma présence.

— Lucienne, tu es peut-être meilleure que moi au fond, je ne le nie pas ; mais ne vois-tu pas que je souffre beaucoup ?

— De quoi souffres-tu, Marius ?

— De ce que tu t’en vas seule, je ne sais où et avec je ne sais qui, toi qui es certainement ma seule parente et ma plus ancienne amie. Tu as eu beau échanger ton nom contre une promesse de sécurité, tu es ma cousine, tu es mademoiselle de Valangis, tu le seras toujours, et il ne dépend pas de tes ennemis d’empêcher qu’on ne t’appelle toujours ainsi. Comment veux-tu que je te voie partir sans regret et sans inquiétude ? Dis-moi que tu épouses Mac-Allan et qu’il te plaît. Sois franche : ne me traite pas comme si nous n’étions plus rien l’un pour l’autre.

— Eh bien, je te réponds franchement que M. Mac-Allan me plaît beaucoup et que je ferai mon possible pour l’aimer, ne fût-ce que par reconnaissance. Es-tu tranquille sur mon compte à présent ?

Marius prit sur la cheminée la petite figurine de porcelaine qui me ressemblait et qui m’avait valu de sa part le surnom de Pagode. Il la regarda un instant, et, la lançant sur le carreau de toute sa force, il la brisa en mille pièces.

— Ce que tu fais là est mal, lui dis-je. Rien de ce qui est ici ne m’appartient plus. Ne brise plus rien, on me le ferait payer.

Tu auras le moyen ! répondit-il en prenant son chapeau. Adieu, Lucienne ; tu me déshonores, et c’est ton futur mari qui doit m’en rendre raison.

Je fus effrayée, je le retins, et, comme il était hors de lui, aveuglément furieux comme les gens froids quand ils sortent de leur caractère, je crus qu’il allait provoquer Mac-Allan. Il l’eût fait peut-être, je n’en répondrais pas.

— Marius, lui dis-je, peux-tu garder un secret, et veux-tu me jurer de garder celui que je vais te confier ?

Il me le promit, et je résolus de lui apprendre la vérité sur ma situation future.

— Je m’étonne, lui dis-je, que tu m’aies crue capable de vendre mon nom, et que tu puisses m’estimer encore après le marché que j’ai signé. Sache que j’ai agi ainsi pour me soustraire à des scandales qui me répugnent et à des dangers que je ne puis te dire.

— Je les connais, ces dangers, reprit-il vivement. Tu t’es compromise avec Frumence, et tu as craint qu’on ne fît allusion à cela dans un procès !

— Non, en vérité, m’écriai-je indignée, je ne l’ai pas craint, parce que cela n’est pas ; mais, si tu le crois, — et tu le crois, puisque tu le dis, — je trouve que tu es le dernier des lâches de vouloir me disputer à Mac-Allan.

— Alors, quels sont-ils, ces dangers ?

— Je comptais te les dire, mais tu n’es pas digne de ma confiance. Va-t’en ! Tu ne sauras rien. Marius faiblit devant moi pour la première fois de sa vie : il me demanda pardon de la crudité de ses paroles en prétendant qu’il n’avait pas entendu malice à l’expression dont il s’était servi.

— Tu as été élevée dans une liberté dangereuse, ajouta-t-il ; Frumence a été amoureux de toi, on l’a dit, et c’est possible. Tu ne t’en es pas méfiée, tu ne t’en es pas aperçue ; mais, si je regrette les propos qui en sont résultés et dont je t’ai parlé quelquefois, jamais je n’ai pensé qu’il y eût de ta faute. Voyons, calme-toi, et dis-moi ton secret.

— Eh bien, mon secret, le voici : c’est que, pour une cause ou pour une autre, pour un motif dont je veux rester le seul juge, et par un moyen sur lequel je ne veux pas m’expliquer, je ne recevrai pas une obole de lady Woodcliffe. Je n’ai plus rien, Marius, absolument rien ; je me suis entièrement dépouillée, et, aujourd’hui comme hier, avec ou sans procès, je ne pourrais t’offrir que la misère.

Marius resta atterré, car, pour la troisième fois, il était appelé à faire preuve d’héroïsme, et pour la troisième fois il s’en trouva incapable. Il feignit de rêver un instant et s’en tira avec moi par une nouvelle insulte.

— Puisque tu as accepté ce dépouillement absolu de nom et de fortune, dit-il en mordant ses gants, et que tu ne peux pas m’expliquer pourquoi, du jour au lendemain, tu as pris le parti suggéré par la peur après t’être montrée si vaillante, c’est que tu as vraiment sur la conscience une faute grave ou un malheur irréparable que l’on t’a menacée de divulguer.

Je ne lui répondis pas, j’allai ouvrir la porte et je lui criai :

— Va-t’en !

Il voulut parler ; j’appelai Michel et lui ordonnai d’éclairer M. Marius, qui voulait partir. Jennie rentra, et je sortis. Marius ne voulut pas d’explication avec elle. Il s’en alla honteux et irrité, mais content au fond de ne pas s’être livré. Il ne songea plus à se battre avec Mac-Allan ; il bouda M. de Malaval, qui lui avait fait faire une école, se tint sur ses gardes avec les autres, et ne se permit jamais un mot sur mon compte. J’ai su tout cela depuis, car il ne remit plus les pieds à Bellombre, et je ne le revis pas avant mon départ.




LXIII


Jennie ne sut pas ce qui s’était passé entre nous. Il y avait dès lors un gros secret entre elle et moi ; le sacrifice que je lui faisais de ma fierté n’eût jamais été accepté, et je ne voulais pas qu’elle le sût jamais. Je me renfermai donc dans un silence qui l’étonna et l’inquiéta un peu. Je l’en consolai par mes caresses, et, feignant d’être fatiguée, je me couchai sans lui parler de Mac-Allan.

Dès le lendemain, elle se mit de bonne heure à l’ouvrage. Elle voulait laisser Bellombre scrupuleusement propre et en bon ordre. Elle rangea la maison du haut en bas et n’y souffrit pas un grain de poussière. Elle plaça tous les objets précieux dans les armoires et réunit les clefs pour les remettre à Mac-Allan. De mon côté, je payai tous les gages des domestiques, je mis au net tous les comptes de ma gestion, je soldai tous les mémoires. Tout l’argent que j’avais à toucher des fermiers y passa. Je ne savais pas si on ne renverrait pas nos bons serviteurs ; je ne voulais pas qu’ils eussent à souffrir de la plus légère contestation. Je les engageai à rester jusqu’à ce que M. Mac-Allan eût décidé de leur sort conformément aux avis qu’il recevrait de lady Woodcliffe. Ces pauvres gens, me voyant faire mes préparatifs de départ et me croyant riche, voulaient tous me suivre. J’eus bien de la peine à les empêcher de faire aussi leurs paquets. Mac-Allan vint dans l’après-midi et leur parla. Je ne sais ce qu’il leur fit espérer. Ils se montrèrent plus tranquilles.

Le jour suivant fut consacré à mes malles. Je n’emportais que ma garde-robe bien modeste, quelques livres et bijoux sans valeur que ma grand’mère m’avait donnés en étrennes ; mais je fis une belle caisse de mes herbiers et de mes cahiers avec autant de soin que si j’allais me fixer dans une paisible retraite avec des loisirs sans fin. Je faisais tout cela machinalement et pourtant sans rien oublier, plutôt pour ne laisser rien de moi à ceux qui me dépossédaient que pour m’en conserver la jouissance.

Le soir, Jennie me demanda où nous allions. Elle m’avait obéi en se hâtant de tout préparer, je lui devais bien de me préoccuper du pays et du lieu de notre future résidence.

— Avant tout, lui dis-je, je veux que tu te maries. Je ne déciderai rien auparavant.

— Vous savez bien, répondit-elle, que l’abbé Costel n’est pas guéri, qu’il a des rechutes fréquentes, et qu’il ne faut pas songer à lui emmener son enfant.

— Je n’y songe pas ; mais il y aura peut-être moyen pour nous de revenir bientôt : fais à Frumence le serment de l’épouser avant un mois.

— Faites à Mac-Allan la même promesse.

Jennie me regardait si attentivement, qu’elle me fit baisser les yeux. Peut-être mon esprit actif et romanesque m’eût-il entraînée à la tromper pour son bonheur. J’en avais l’intention, j’y travaillais ; mais, quand elle m’interrogeait trop directement, il y avait en elle une puissance de vérité qui m’empêchait de mentir.

— Je ne veux pas, lui dis-je avec humeur, que tu me condamnes à épouser tout de suite un homme que je connais depuis quelques jours. Tu connais Frumence depuis douze ans, et tes hésitations sont cruelles et ridicules. Je ne puis te dire qu’une chose ; tu la sais, et je m’étonne que tu n’en sois pas émue. On m’accuse d’aimer ou d’avoir aimé Frumence. Il me semble qu’il faut en finir. Je ne puis rester davantage avec vous, si vous n’êtes mariés.

Je vis qu’elle essuyait une larme à la dérobée, et je reconnus qu’en voulant la convaincre je lui parlais durement pour la première fois de ma vie. Je faillis me jeter à ses genoux ; mais tout à coup je me persuadai que je devais faire tout le contraire pour en venir à mes fins. Jennie était si forte et si impénétrable, qu’on ne pouvait entamer sa volonté sans frapper fort sur son cœur. J’insistai vivement, et, malgré moi, tout en voulant feindre l’impatience, je laissai parler la secrète amertume. J’avais besoin de mettre entre Frumence et moi un obstacle inviolable, et je m’imaginais que, le jour où il serait marié, mon cœur, devenu libre et calme, ne conserverait aucun souvenir des vaines agitations qui l’avaient rempli.

— Il est étrange, dis-je à ma pauvre Jennie stupéfaite, que, depuis mon enfance, cet homme que l’on m’accuse d’aimer, dont Marius dès lors s’est montré jaloux, comme il l’est encore, et pour qui Denise a failli me tuer ; cet homme qui est cause de tout ce qui m’arrive aujourd’hui, puisqu’il sert de prétexte aux humiliations qu’on m’inflige et aux calomnies dont je suis victime ; cet homme qui n’a jamais aimé que toi et que tu aimes certainement puisque tu n’attends que mon mariage pour le dire, soit là, sans cesse à mes côtés, dirigeant mes affaires, faisant mon éducation, s’occupant de mon présent et de mon avenir, sans que tu aies voulu consentir à sanctionner une situation sainte par elle-même, mais souillée par la méchanceté de nos ennemis. Cela, vois-tu, Jennie, tient à un excès de sacrifice de toi-même, qui, de sublime, est devenu insensé. Tu as cru que j’étais jalouse de Frumence peut-être, que je t’accuserais de l’aimer plus que moi et de me négliger pour lui. C’est possible quand j’étais une enfant ; mais, au lieu de me faire entendre raison là-dessus, ce qui, de toi à moi, eût été bien facile, tu as fait en sorte de m’habituer à passer toujours avant lui dans ton cœur et dans tes résolutions. Eh bien, c’est trop longtemps me traiter en petite fille. Je ne suis plus l’enfant gâtée de Bellombre, je suis la maudite et l’exilée, et, si heureusement je n’avais pas plus de courage que tu n’as voulu m’en donner, je serais déjà morte de colère et de chagrin ; mais, grâce à Dieu, si tu es forte, je le suis aussi, et à présent je ne me laisserai plus convaincre. Tu feras ton devoir, car c’est ton devoir envers tous, envers Frumence, que tu rends malheureux, envers Mac-Allan, qui est peut-être jaloux de lui, tu l’as dit toi-même, enfin et surtout envers moi, que l’excès de ton dévouement expose à des insinuations avilissantes.

— Avilissantes ! dit Jennie en se levant toute droite, et les yeux fixes comme si elle allait mourir ; vous seriez avilie parce que vous auriez aimé Frumence ? Est-ce là votre pensée, à vous ?

Je me sentis pâlir aussi. Il me sembla que depuis longtemps Jennie m’avait devinée, et qu’elle voyait, à travers toute ma violence de réaction, le fond navré de mon cœur.

— Est-ce que tu crois que je l’aime ? m’écriai-je en secouant avec force ses mains froides. Est-ce que c’est à moi que tu te sacrifies ? Voyons, parle, si tu veux que je le réponde !

— Je ne sais ce que vous avez dans la tête, dit-elle en reprenant sa fermeté et en se rasseyant avec tristesse ; vous êtes exaltée et vous m’exaltez aussi. Nous ne savons plus ce que nous disons. Vous voulez que j’épouse Frumence, je l’épouserai, mais quand vous serez mariée avec un autre. Frumence ne l’entend pas et ne le veut pas autrement. Je me haïrais et me mépriserais moi-même, si je vous quittais avant de vous voir un appui. Pensons donc à partir ensemble ; car c’est en effet trop tôt pour choisir Mac-Allan. Quand nous serons loin toutes les deux, Frumence ne pourra compromettre ni vous ni moi.

Je ne pus ébranler Jennie, et je restai inquiète de sa pénétration.




LXIV


Quand Mac-Allan revint nous voir et que je me plaignis à lui de la résistance de Jennie, bien loin de me soutenir, il me contraria vivement en me donnant tort.

— Je vous ai laissée faire des rêves d’enfant, me dit-il ; mais il faut donner au traité un commencement d’exécution, sans quoi il est nul, et, en voyant que vous le considérez comme tel, on commence les poursuites, lesquelles poursuites commencées s’arrêteront quand il plaira à Dieu ; donc, l’effort que vous avez fait ne sert à rien, si vous ne faites les choses qu’à demi.

— Et combien de temps me faudra-t-il rester sous le poids d’une honte que j’espérais secouer dès le lendemain ?

— Il faudra le temps nécessaire pour que lady Woodcliffe, mise en pleine possession de vos droits, n’ait plus rien à craindre de vous.

— Combien ?

— Je ne sais pas, six mois tout au plus. J’agirai avec Barthez le plus vite possible.

— Et, pendant six mois, je voyagerai avec l’argent de lady Woodcliffe ?

— Barthez le touchera en votre nom, et vous serez libre de ne pas vous en servir. Il vous sera bien acquis, puisque vous serez absente ; mais, pour contenter votre fierté, convenons qu’aussitôt rentrée en France vous restituerez les sommes versées par votre ennemie, capital et intérêts.

— Il faut absolument que tout soit réglé ainsi, pour que Jennie ne soit jamais inquiétée ?

— Il le faut absolument.

— Le sacrifice est plus grand que je ne pensais.

— Oui : c’est six mois d’humiliation au lieu de huit jours ; mais Jennie a mis vingt ans de sa vie et le péril de sa vie entière à votre service. Vous êtes encore loin de compte avec elle.

— Pardonnez-moi ma lâcheté, Mac-Allan, et laissez-moi vous remercier des forces que vous me donnez ; mais comment vais-je vivre à l’étranger sans toucher pour mon compte à l’odieux argent anglais de lady Woodcliffe ?

— N’avez-vous rien ?

— J’ai, tous comptes faits et toutes dépenses soldées pour la sépulture de ma grand’mère et ses dernières aumônes que je ne veux laisser payer à personne autre que moi, une vingtaine de francs.

— Je vous aime ainsi, Lucienne, et vous voilà telle que je vous rêvais.

— Et telle que je ne puis vous appartenir, Mac-Allan, car je n’en suis pas venue et n’en viendrai peut-être pas à ce point où la passion fait taire l’orgueil.

— Je le sais bien, inutile de me le rappeler ; mais pousserez-vous l’orgueil jusqu’à refuser les modestes avances d’un odieux ami anglais qui, par hasard, se trouve un peu plus riche que vos autres amis et ne saurait s’apercevoir d’une pareille dette ?

— Cette dette serait sacrée et ne m’humilierait pas ; mais il n’en faudra pas moins, pour qu’elle reste sacrée, que je me voie en mesure de l’acquitter. Avec quoi ? Jennie a quelques milliers de francs qu’elle prétend me garder, et auxquels, moi, je ne veux jamais toucher ; c’est tout l’avenir de Frumence et le sien. Croyez-vous que j’irai me promener en Italie ou en Suisse avec leurs économies ?

— Vous ne vous promènerez ni en Italie, ni en Suisse. Vous choisirez une retraite que je puis vous offrir : une maisonnette très-humble, une sorte de chaumière propre, à Sospello, dans un lieu splendide, au flanc des Alpes, à peu de distance de Nice et presque à la frontière de France. Je me sépare de John et je lui ai donné cette maisonnette qu’il compte habiter tout en louant les meilleures chambres. Vous les lui louerez, c’est une misère. John, pour une très-modeste rétribution, vous servira de fournisseur, de cuisinier, de commissionnaire, de guide au besoin, car il connaît les Alpes comme vous connaissez les baous de Provence ; tout cela, dans les conditions d’un strict bien-être, vous coûtera deux cents francs par mois tout compris, et vous ne serez pas sans protecteur, car John est le plus honnête, le plus brave et le meilleur des hommes.

— Fort bien ; mais c’est deux cents francs de trop, si je ne puis les rendre à Jennie ou à vous. Ne pourriez-vous me trouver quelque travail qui me mît à même de m’acquitter ?

— Certainement. Je me fais fort de vous trouver des traductions. Instruite ; et sachant les langues comme vous les savez, vous pouvez bien compter que je suis à même de répondre de vous à un éditeur. Partez tranquille. Je jure sur l’honneur que je vous mettrai avant peu à même de vous acquitter.

— Merci, Mac-Allan ; mais tout ce que vous me dites est-il vrai ? N’est-ce pas chez vous que vous m’envoyez, et la pension que je compte vous payer ne sera-t-elle pas fictive ?

— Si je donne ma maisonnette à mon valet de chambre pour payer ses bons services, ce n’est à coup sûr pas avec l’intention de la lui reprendre. Donc, payant un loyer, vous serez chez vous, et, gagnant de quoi le payer, vous ne serez à la charge de personne.

— Mais s’il vous plaît de venir demeurer là ?…

— S’il vous plaît à vous de ne me revoir jamais, votre volonté sera faite. Doutez-vous de ma parole ?

Je n’en devais pas douter. Je rendis Jennie bien heureuse en lui faisant part de mes nouveaux projets et en n’exigeant plus qu’elle se séparât de moi pour se marier. Elle me répéta que nous nous marierions le même jour, ou qu’elle ne se marierait jamais.

J’avais promis à M. et à madame Barthez d’aller leur faire mes adieux, ainsi qu’aux autres personnes que je connaissais à Toulon et aux environs ; mais, comme je devais me montrer très-affligée ou très-émue de leur faire d’éternels adieux, je craignis de mal jouer mon rôle. Il me répugnait de les tromper. Je préférai leur écrire que je ne me sentais pas le droit de les attrister de mon départ, et que, ayant une occasion pour aller par terre en Italie avec un compagnon de voyage, je devais me hâter d’en profiter. Ce compagnon fut John, qui, se conformant à mon désir d’aller à petites journées, me procura à Toulon un voiturin.

J’ignorais où il plairait à Mac-Allan de porter ses pas quand j’aurais quitté la Provence, et je n’osais guère le lui demander, craignant de paraître désirer qu’il ne s’éloignât pas encore trop de moi. Je m’étais habituée pourtant à sentir sa protection nécessaire, et je fus aise quand de lui-même il m’apprit qu’il comptait rester quelque temps en France.

— Il est possible, ajouta-t-il, que je ne quitte pas la Provence avant que vous y reveniez. Votre soumission aura, j’imagine, désarmé lady Woodcliffe, et peut-être jugera-t-elle à propos de me rendre sa confiance. Dans ce cas-là, je résisterai à l’envie que j’ai de la refuser, et je prendrai les dispositions nécessaires pour la mettre en possession de Bellombre. Dans tous les cas, soit qu’on me charge de ce soin, soit qu’on me propose un autre mandataire, je crois devoir m’y installer jusqu’à nouvel ordre ; après quoi, je voyagerai un peu, pour mon plaisir et mon instruction, dans l’intérieur du pays. On m’a parlé de choses intéressantes et belles que je veux voir, la vallée de Pierrefeu, la Chartreuse de Montrieux, la pointe de Bruse, Sixfours, je ne sais quoi encore. Vous pourrez donc, pendant quelque temps, me donner vos ordres et recevoir les communications que j’aurai à vous faire de la part des éditeurs pour vos traductions.

J’obtins de Mac-Allan qu’il viendrait habiter Bellombre dès le jour de mon départ. Il me semblait que je quitterais ma pauvre maison avec moins de déchirement, si je la laissais, ne fût-ce que pour quelques jours, sous la garde d’un ami.

Il vint avec Frumence, dès cinq heures du matin, pour recevoir mes dernières instructions et nous mettre en voiture. Il me paraissait ridicule d’emporter ma grande caisse d’herbiers et de livres, et je voulais la laisser en dépôt à Frumence. Je ne me souciais plus de rien : mais Mac-Allan assura que je m’enflammerais de nouveau pour la botanique dès que j’aurais mis le pied sur les Alpes, et, avec l’aide de John, il ficela lui-même de ses mains délicates mon bagage complet sur la voiture. Il donna des instructions détaillées à John, comme s’il eût embarqué et confié sa propre fille aux soins d’un bon pilote. Jennie, très-affairée, empaquetait nos petites provisions de bouche pour la première halte que nous voulions faire sous l’ombrage de quelque forêt. Elle cachait si bien son émotion, qu’elle paraissait tranquille. Je ne voulus pas être plus faible qu’elle. Je dis sans sourciller adieu à Frumence, à Michel, à la vieille Jacinthe et à nos bons meuniers. Je n’eus envie de pleurer qu’en serrant les mains de Mac-Allan, comme si, n’ayant pas à lui donner l’exemple du courage, je m’abandonnais à la pitié pour moi-même que sa figure sympathique et tendre m’exprimait sans réserve et sans combat.

Il ne me demanda pas quand il me reverrait, et je ne pouvais prendre sur moi de reconnaître son exquise discrétion en l’engageant à venir me voir quand il serait libre. Frumence, surpris de mon silence, me regarda avec inquiétude. J’avais tellement peur que Frumence ne fût initié aux doutes que Jennie semblait avoir conçus sur mes secrets sentiments, que je me décidai à dire à Mac-Allan :

— Écrivez-moi, je vous répondrai.

C’était bien vague ; il s’en montra reconnaissant et me demanda la permission de m’accompagner à cheval dans la traverse, jusqu’au point où le voiturin rejoindrait la grande route. Je l’y autorisai, toujours pour détromper Frumence.

Quant à lui, le pauvre Frumence, il ne demanda pas la même permission à Jennie. Ils se dirent à peine quelques mots, et l’étreinte de leurs mains fut muette et rapide. Je crus surprendre là plus de passion et de douleur, chez Frumence du moins, que dans les attentions et l’escorte officieuse de Mac-Allan. Que pouvait-on deviner ou surprendre chez Jennie ? C’était le marteau de forge qui toujours travaille à battre le fer, et, vaillante machine qu’il est, le tort et le façonne sans se lasser. Ainsi passaient, sous l’effort pour ainsi dire aveugle de son incessante activité, les phases toujours rompues et toujours ressaisies de sa rude et laborieuse destinée.

Un chemin étroit et pittoresque qui se glisse et se cache au fond du ravin formé par les montagnes du Pharon et du Coudon nous conduisit à la route de Nice, un peu au-dessus du village de Lavalette. Là, Mac-Allan mit pied à terre, et, amenant la tête de Zani à la portière de la voiture :

— Voulez-vous dire adieu à votre cheval ? me dit-il.

Je donnai un baiser au front de Zani.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas emmené, puisque vous l’aimez ? me dit Mac-Allan. Il est à vous. C’est un don particulier et personnel de votre grand’mère, et nul n’aurait songé à vous le réclamer. Il est à vous comme votre chapeau et vos souliers.

— C’est possible ; mais que ferais-je à présent d’un cheval de selle ?

— Voulez-vous me le vendre ?

— Oui, à condition que vous en remettrez le prix à lady Woodcliffe. Je ne veux rien devoir à sa tolérance.

— Soit ! Alors, mettez à son front cette branche d’olivier sauvage que vous tenez, pour montrer qu’il est vendu et qu’il m’appartient.

— Monsieur Mac-Allan, lui dis-je, venez que je vous dise adieu, à vous ! Vous êtes le meilleur des hommes et le plus aimable. Gardez ma branche d’olivier et portez-la sur la tombe de ma grand’mère. Quand vous m’écrirez, envoyez-moi des feuilles de son arbre favori. Quand vous descendrez à la Salle verte, pensez à moi, et, quand vous penserez à moi, dites-vous que vous m’avez fait tout le bien qu’il vous était possible de me faire.

Je lui tendis la main, qu’il reçut dans sa main gantée et qu’il secoua, comme il eût fait de celle d’un garçon, au lieu de la baiser tendrement, comme lorsque nous étions seuls. En présence de John, il redevenait Anglais de toutes pièces.

La voiture repartit, et je me mis au fond, avec mon voile sur ma figure, pour cacher à Jennie que je pleurais amèrement.



LXV


Je n’aurais su dire ce que je regrettais en particulier. Je perdais tout, et, dans ce désastre immense, le passé m’apparaissait tellement fini, que je ne cherchais plus à m’y rattacher. Ce qui restait de moi à Bellombre et dans la vallée de Dardenne, ma maison qui n’était plus à moi, ma grand’mère qui n’était plus qu’à Dieu, Frumence qui ne m’avait jamais aimée, tout était ruine et deuil, et j’avais été pressée au dernier moment de quitter des espérances mortes à jamais, des souvenirs déjà ensevelis… Mais le passé riant et paisible, mes jours d’enfance, ma confiance sans bornes, — plus tard mes rêves sans fin, mes premières agitations, les énigmes cherchées, les solutions conquises et reperdues, le sentiment de ma force, celui de ma faiblesse, les troubles de ma volonté, tout un monde évanoui comme un songe, voilà ce qui vivait en moi d’une vie sans but, sans fruit et sans retour.

Rien de tout cela ne m’avait donc servi ? J’avais travaillé quinze ou seize ans à développer mon intelligence dans un milieu où elle devait m’être utile, et rien de ce que j’avais appris à vouloir n’avait d’usage connu et défini dans la vie nouvelle qui s’ouvrait devant moi ! Je fus épouvantée de ce temps passé et de ce temps à venir, à la limite desquels je me trouvais seule et désarmée, et un moment il me sembla que j’étais morte.

Mais Jennie, n’était-elle pas là, et n’était-elle pas désormais le véritable but de ma vie, puisqu’elle était la cause de mon sacrifice ? En la regardant, elle qui n’en savait rien et qui croyait vivre pour moi sans me rien devoir, je fus frappée de son attitude inflexible dans l’épreuve qui me brisait. Jennie regardait toujours droit devant elle, fort peu à droite et à gauche, jamais en arrière. Elle aussi avait eu une existence scindée et dévastée avant de m’adopter ; elle l’avait renouée sans l’aide de personne, et de nouveau elle me l’avait consacrée. Et, pour la troisième fois, elle changeait de pays, de labeur et de milieu pour me suivre, me servir et me protéger, tout cela, comme s’il n’y eût jamais eu que moi au monde et que tout le reste ne valut pas l’ombre d’un regret : admirable amitié que toute la mienne ne suffisait pas à payer !

Le voyage n’étonna que moi. Jennie reprenait ses anciennes habitudes de locomotion, comme si elle ne les eût jamais quittées. John était dans son élément, et il parcourait d’ailleurs un pays souvent exploré. Pour moi, qui n’étais jamais sortie de ma montagne, les autres montagnes, la chaîne de l’Estrelle et la forêt des Mores furent un grand sujet d’intérêt et d’attention. Nice ne me plut pas, j’y trouvai trop de bruit, trop de luxe, trop de civilisation, et surtout trop d’Anglais. Je ne demandai pas à y rester plus d’un jour, j’étais pressée de voir la retraite que Mac-Allan m’avait promise à Sospello. Elle était charmante, petite, propre, simplement meublée, isolée, commode, fraîche et silencieuse, le pays admirable, en pleine montagne, avec des rochers, des cascades et une végétation auprès desquels notre pauvre Provence m’apparut si sèche et si petite, que j’étais un peu honteuse de l’avoir tant admirée.

Les premiers jours furent une ivresse. Je n’étais pas seulement naturaliste par éducation et par goût, j’étais artiste aussi sans le savoir, et les grands paysages m’impressionnaient autant que les charmants détails des localités. Ce plaisir immense qui s’empara de moi à la vue des Alpes fut une surprise très-douce, et je me demandai si, avec une faculté si vive et une jouissance si personnelle, je pourrais jamais être malheureuse, quelle que fût ma condition. Comme tous les jeunes cerveaux romanesques, je m’enivrai de l’idée d’habiter un chalet sur les hauteurs inexplorées, et d’y vivre seule avec un livre et un troupeau.

Je tâchais de communiquer mon enthousiasme à Jennie.

— Toi qui sais tout, lui disais-je, parce que tu sais tout voir, comment ne m’as-tu pas encore dit qu’il y avait sous le ciel des pays si beaux, qu’il suffisait d’y être pour s’y trouver bien, même avec l’isolement et la misère ?

— Si c’est là ce que vous pensez, me répondait-elle, tout est bien, car c’est ce que je pense aussi. Je ne vois rien de plus beau que ma Bretagne ; mais j’aime tout ce qui est beau, même autrement, et, d’ailleurs, quand vous admirez quelque chose, cela me le montre tout de suite comme il faut le voir. Mon père n’était pas un marin comme un autre ; tout pauvre homme sans grand savoir qu’il était, il aimait tant la mer qu’il en parlait avec des mots qui me faisaient ouvrir les yeux et les oreilles quand j’étais petite. C’est peut-être comme cela que j’ai appris à regarder et à écouter… Ne regardez pourtant pas trop ces belles montagnes-ci, me dit-elle, un jour que nous étions arrivées en marchant à un endroit si délicieux que je ne voulais plus rentrer dîner ; que savez-vous s’il ne vous faudra pas demeurer en plaine, ou dans une ville, ou dans quelque autre pays de montagnes aussi différent de celui-ci que celui-ci diffère de votre Provence ?

— Pourquoi ne demeurerais-je pas où il me plaira de demeurer ?

— Vous aurez un mari, Lucienne, il ne faut pas oublier cela, et vous avez beau être riche, il vous faudra bien faire la part de ses goûts, de ses occupations et de ses devoirs.

— Tu me ramènes toujours à l’idée du mariage, que j’ai tant de plaisir à oublier ! Pourquoi faut-il absolument que j’enchaîne ma liberté ? Voyons, dis-le une bonne fois, toi qui as l’humeur si peu matrimoniale pour ton compte !

— Pour vivre seule, Lucienne, il faut trop de courage. J’en avais beaucoup, et pourtant vous voyez… Quand du mariage il ne m’est resté qu’un enfant qui n’était pas à moi, cela a compté plus encore dans ma vie que le plaisir d’être libre et de faire ma volonté. Croyez-moi, on est femme, c’est pour aimer quelqu’un plus que soi-même, un mari s’il le mérite, et des enfants dans tous les cas.

— Ah ! tu sens cela, toi, ma Jennie ; mais, moi, je ne le sais pas. Je suis encore un enfant moi-même, et je ne connais que le besoin d’être aimée et gâtée comme tu me gâtes.

— C’est votre droit ; mais cela ne peut pas durer toujours. Vous sentirez bientôt le besoin d’un devoir, et soyez sûre que le plus doux chemin de la vie, c’est encore ce devoir-là.

— Pourquoi vouloir me donner cette idée, Jennie ? Tu es imprudente, contre ta coutume ! Il ne faut parler des joies de la maternité à une fille que quand elle a rencontré le mari qu’elle peut aimer.

— Je vous parle comme je fais, répondit Jennie, parce que, depuis quelque temps, vous avez l’air de jouer avec l’avenir et de ne pas vouloir y songer. Cela m’inquiète, moi, il est temps que je vous le dise. Vous ne me parlez pas assez de M. Mac-Allan, et pourtant vous lui avez sacrifié bien des choses, puisque c’est pour lui devoir tout devant Dieu que vous ne voulez lui rien devoir selon le monde. Pourquoi ne lui écrivez-vous pas ?

— Peut-être parce que je ne trouve rien à lui écrire.

— C’est peut-être mal. Cet homme-là vous aime.

— Mon Dieu ! répondis-je avec un peu d’humeur, je l’aimerai peut-être aussi. Donne-moi donc le temps. Sais-je ce que c’est que d’aimer ? Tu n’as jamais voulu me l’apprendre. Voyons, pourquoi ne m’as-tu jamais dit ce que c’était que l’amour ?

— Parce que vous n’étiez pas bien facile à marier. On doutait de vos droits à la succession ; cela date de loin. Vous étiez difficile aussi, vous, et les partis qui se présentaient ne vous convenaient pas. Ne vous voyant pas entraînée vers quelqu’un, j’aurais craint de vous pousser à l’impatience du mariage.

— Et maintenant, tu m’y pousses, je le vois bien ! Avoue donc que, pour ton compte aussi…

— Ah ! si vous croyez que je pense à moi, dit Jennie fâchée, ne parlons plus jamais de rien.

Je l’apaisai en l’embrassant, et je ne demandais qu’à parler d’autre chose. Je ne pouvais pas lui dire que j’étais sans ressources, et que, pour me décider à accepter les millions de Mac-Allan, il me fallait encore plus de temps que je n’en réclamais.




LXVI


Mac-Allan et Frumence nous écrivirent, l’un dans un style net et laconique pour nous donner des nouvelles de ceux qui nous intéressaient, l’autre avec esprit et grâce pour entrer dans mille détails sur ce que j’avais laissé derrière moi, et dont il m’avait promis de prendre soin en mon absence. En mon absence ! Il était bien convenu entre lui et moi que je reverrais mon pays et mes amis le plus tôt possible ; mais, comme tout ce qui m’avait constitué un milieu et une patrie devait passer entre les mains de l’ennemi, je ne tenais déjà plus tant à me rapprocher de Bellombre. Je souhaitais oublier Frumence, et déjà je souhaitais oublier tout ce qui eût pu me le rappeler. Puisque décidément l’image de Mac-Allan n’avait encore pu effacer la sienne, j’avais soif de m’éloigner, et, pour cela, je ne songeais qu’à me procurer des moyens d’existence. Je répondis à Mac-Allan pour lui rappeler sa promesse. S’il me trouvait de l’ouvrage, j’attendrais avec patience le moment de me débarrasser de mon traité et de reparaître en Provence ; mais je n’avais pas l’intention d’y rester, et je souhaitais me fixer partout ailleurs, à Paris peut-être pour un temps. Quelle personne jeune et un peu artiste n’a souhaité de voir Paris, ne fût-ce qu’une fois en sa vie ?

Ce commencement d’incertitude et de curiosité, que je ne dissimulai point à Mac-Allan, lui parut de bon augure. Il m’approuva et me promit de nouveau ce travail quelconque auquel j’aspirais comme à la sauvegarde de mon indépendance et de ma dignité ; mais il fallait s’entendre avec des libraires étrangers, et il n’avait pas encore eu le temps de recevoir les réponses qu’il attendait.

Dans une autre lettre, il m’apprit sur un ton assez léger que lady Woodcliffe s’était apaisée à son égard et qu’elle l’avait chargé de trouver un régisseur qui prît soin du manoir et de la terre de Bellombre. Pensant m’être agréable, il avait confié cette gestion à Michel, qui était fort capable de s’en bien acquitter. Jacinthe resterait avec lui dans la maison.

Je remerciai Mac-Allan des soins qu’il prenait de mes vieux amis et lui demandai s’il ne comptait pas retourner bientôt en Angleterre. J’ajoutai, pour faire plaisir à Jennie et pour ne pas me montrer ingrate, que j’espérais le voir avant son départ.

« Non, me répondit-il, je ne vous verrai pas avant mon départ pour Londres ; je pars demain. Il m’est venu une idée assez saine pour une idée anglaise. Voyant lady Woodcliffe très-radoucie et portée à oublier ses préventions contre vous, je me suis demandé pourquoi je n’essayerais pas de remettre un peu de sagesse dans ses conseils. Qu’elle tienne au futur et peut-être fantastique marquisat de Bellombre pour relever le nom français de son fils aîné, soit ; mais à quoi bon nier vos droits, maintenant qu’elle vous les a rachetés et que vous ne lui contestez pas ceux qu’elle réclame ?

Pourquoi vous exiler de France et vous empêcher de porter ce nom de Valangis auquel vous faites honneur ? Il faut avoir raison de ces volontés, et je vais le tenter. Si j’obtiens qu’une des interdictions soit levée, ce sera déjà quelque chose, et je pourrai espérer une seconde victoire un peu plus tard. Laissez-moi faire, je ne prendrai aucune conclusion sans vous la soumettre. »

Une nouvelle lettre de Mac-Allan, datée de Paris, m’arriva bientôt.

« Je n’irai pas à Londres, me disait-il ; lady Woodcliffe est ici : c’est donc ici que je vais travailler pour vous. »

Il avait déjà commencé ses premières démarches. Il n’avait pas cru devoir cacher à sa cliente que je comptais me soustraire aux conditions humiliantes du traité, et, lui remontrant que mon désintéressement et ma fierté seraient un reproche, presque une honte pour elle, il l’avait vivement engagée à ne pas donner suite au jugement qu’elle voulait obtenir contre moi, et qui n’était pas encore rendu. Ma renonciation aux bénéfices du testament de ma grand’mère serait une transaction d’autant plus valable et définitive que mon état civil ne me serait pas contesté.

« Si je croyais, ajoutait Mac-Allan, que des raisons d’intérêt matériel pussent peser sur les décisions de ma cliente, je lui ferais de votre part l’offre de réduire de moitié la pension qu’elle vous a allouée ; car je sais que vous ne tenez pas au chiffre et que vous céderiez tout pour recouvrer votre nom. Ayez confiance en moi et laissez vous conduire. On n’a rejeté aucune de mes insinuations, et on m’a remis à la semaine prochaine pour en conférer de nouveau avec moi. Qui sait si on ne désirera pas vous connaître, et si, en vous voyant, on n’abjurera pas toute prévention fâcheuse ? Soyez prête à partir pour Paris avec Jennie au premier signal que vous pourrez recevoir de moi. »

J’écrivis à Mac-Allan que je remettais mon sort entre ses mains et que je suivrais aveuglément ses conseils. Je ne montrai pas sa lettre à Jennie. J’espérais que tout serait arrangé lorsqu’elle apprendrait la vérité. Je lui appris seulement que Mac-Allan travaillait avec ardeur à ma réconciliation avec lady Woodcliffe.

— Si on vous rend votre nom, dit Jennie, je me consolerai pour vous de tout le reste.

— Tu crois donc que je tiens tant que cela à mon nom ? lui dis-je. Détrompe-toi, c’est une question de sentiment, un respect religieux pour les intentions de ma grand’mère, qui m’ont rendu le coup si sensible ; mais, si je n’avais ni aimé ni connu cette digne et chère femme, je t’assure qu’il me serait indifférent de m’appeler Yvonne de rien, ou Lucienne de Valangis.

— Dites-vous bien ce que vous pensez ? reprit Jennie. Je croyais que la noblesse était quelque chose qu’on avait dans le sang et à quoi l’on tenait comme à sa vie.

— Tu es Bretonne, Jennie, tu as les préjugés de ton pays.

— C’est possible. Chez nous, la noblesse est beaucoup ; mon père était un peu chouan. Moi, je n’ai pas d’idées là-dessus ; mais je n’oserais pas prendre sur moi de contrarier les vôtres, si vous aviez celles de votre grand’mère.

— Ma grand’mère m’a bien peu chapitrée là-dessus, je t’assure, et je ne m’en serais jamais occupée, si Marius n’en eût fait une si grosse affaire ; mais justement Marius, en voulant me donner ce genre d’orgueil, m’en a dégoûtée, et, depuis que j’ai consenti à me dépouiller du nom que je portais, je m’aperçois d’un fait : c’est que cela n’a rien changé en moi et que cette prétendue honte ne m’atteint pas du tout. Je ne me sens pas diminuée d’une ligne, je ne crois pas avoir perdu une parcelle de ma valeur morale, et même, si tu veux que je te le dise, le jour où je pourrai travailler à quelque chose d’utile et de sérieux, car c’est là mon ambition, je crois que j’aurai un peu d’orgueil, et que, pour la première fois de ma vie, je me compterai comme quelqu’un en ce monde.

— Est-ce bien la vérité que vous dites, Lucienne ? Vous ne vous faites pas d’illusion pour vous consoler ?

Je disais la vérité. Depuis que j’avais perdu de vue les murailles de mon manoir, j’avais senti ma force et ma droiture réagir naturellement et facilement contre l’injustice et le préjugé. Ma confiance passa vite dans l’âme de Jennie.

— Si cela est ainsi, dit-elle, restez libre jusqu’au jour où vous aimerez pour tout de bon.

— Tu comprends donc maintenant que je ne peux pas encore aimer Mac-Allan à ce point ?

— Je croyais que le nom de Mac-Allan, qui est noble, serait une séduction pour vous. Si cela n’est pas, qu’importe son argent ?

— Sa seule séduction, c’est le dévouement qu’il me prouve, et ma reconnaissance n’est que de l’amitié. Or, si tu veux que je connaisse l’amour…

— Il faut le connaître, Lucienne, il faut écouter votre cœur. Voyons, n’a-t-il jamais parlé tout bas, en secret, et comme malgré vous, pour quelque autre ?

Jennie avait une manière si franche d’aller droit au but, qu’elle en était brutale. Je me troublai tellement, qu’il me fut bien impossible de le lui cacher.

— Qu’avez-vous donc ? reprit-elle. Vous voilà en colère ? ou c’est du chagrin ? ou bien de la crainte ? Je ne vous comprends pas ! Si vous avez un secret, à qui le direz-vous ? un chagrin, qui est-ce qui le partagera ? un désir, une volonté, qui est-ce qui s’y attellera tout de suite ? Jennie n’est donc rien pour vous, qui êtes tout pour elle ? Voyons, Lucienne, qui aimez-vous donc ? Il faut le dire !

Elle me prit dans ses bras avec énergie. Je m’en arrachai avec effort, et j’allai me cacher dans ma chambre.

Jennie me tuait à force de vouloir me faire vivre. Elle me devinait, elle lisait en moi, elle me pénétrait comme le soleil traverse le cristal, il n’y avait plus à en douter. Il ne manquait à son interrogatoire que le nom de Frumence, et, si je ne me fusse enfuie, elle l’eût sans doute prononcé.

Son idolâtrie pour moi me révolta. Non-seulement elle se sacrifiait à moi depuis longtemps, mais encore elle prétendait sacrifier Frumence qui l’aimait, Frumence qui ne m’aimait pas ! Elle était indélicate à force de vertu, tyrannique à force d’abnégation. Elle ne voyait pas l’humiliation qu’elle m’imposait, elle ne doutait pas qu’en se sachant aimé de moi Frumence ne se détachât d’elle pour tomber à mes pieds. Il n’entrait pas dans ses prévisions qu’il pût la préférer à moi. Elle se croyait laide et vieille, comme si jamais elle ne se fût regardée dans un miroir. J’étais à ses yeux un de ces êtres surnaturels qui n’ont qu’à vouloir pour effacer tous les astres autour d’eux, pour changer les lois de l’univers et subjuguer tous les cœurs. Elle voulait me rendre vaine, égoïste, sotte et ingrate. Je me sentis véritablement en colère contre elle, car elle était capable de dire un beau matin à Frumence : « Venez ! Lucienne ne tient pas à la noblesse. Elle n’a plus de nom, vous n’en avez jamais eu ; c’est vous qu’elle aimait ! Moi, je devinais, j’examinais, j’attendais, et, comme je ne compte pas, épousez-la et remerciez le ciel ! »




LXVII


Une nouvelle lettre de Galathée, qui me fut apportée dans ce moment-là, vint ajouter à ma mauvaise humeur. Sans se décourager de mon silence, cette pauvre créature, à bonne intention sans doute, croyait devoir m’assister de ses avis et renseignements.

« Tout le monde est bien étonné, disait-elle, d’apprendre que tu as consenti à te faire enlever ton nom. Je sais bien que l’argent est quelque chose ; mais ce n’est pas tout, et j’aurais cru que tu tenais à garder ton rang. Ça fait un mauvais effet dans le pays. On dit qu’on t’a fait des menaces à cause de ton amitié avec M. Frumence, et que tu as eu peur d’une correspondance que M. Mac-Allan avait saisie aux Pommets et envoyée à ta belle-mère. Ce qui fait croire ça, c’est qu’il ne t’a pas suivie à Nice, et on pense que vous êtes fâchés. D’un autre côté, on dit qu’il devait épouser ta belle-mère et qu’il s’est fâché avec elle à cause de toi. Enfin tout ça est bien chagrinant de t’entendre toujours abîmer par les uns ou par les autres, et tu as tort de ne pas me répondre ce que je pourrais dire pour ta défense. »

Rien ne manquait à mon dépit, pas même le coup de pied de l’âne, et je me sentis un instant irritée contre Frumence, comme s’il y avait eu de sa faute dans tout ce qui m’arrivait de ridicule et de douloureux à propos de lui. Je fus peu frappée de ce que l’on me disait des projets de mariage entre Mac-Allan et lady Woodcliffe. Je n’en parlai à Jennie que pour lui faire admirer les ingénieuses imaginations des dames du moulin ; mais, sans attacher d’importance à cette suggestion étrange, je ne crus pas devoir écrire de nouveau à Mac-Allan avant de recevoir de lui une lettre concluante sur les intentions de ma belle-mère. Il m’écrivit une fois par semaine environ pendant deux mois sans que son entreprise parût aboutir, et sans pouvoir m’envoyer le moindre traité avec un éditeur pour un travail quelconque. Il me conseillait de traduire un roman français à mon choix, disant que, quand ce serait fait, il en trouverait bien le placement ; mais quel roman ? Il ne m’en indiquait aucun dont il pût me garantir la traduction inédite ou désirable en Angleterre.

« Ne vous impatientez pas, ajoutait-il. Grâce à mes soins et à ma persévérance, j’espère toujours vous mettre vis-à-vis de lady Woodcliffe dans une telle situation, que votre pension vous soit bien acquise comme un échange de biens et non comme une condition offensante. »

Sans l’impatience qui résulte toujours d’une situation toute provisoire, j’aurais pourtant été heureuse à Sospello. La vie extérieure était charmante ; le temps se maintint magnifique, et je pus faire beaucoup de courses dans ce pays, dont la beauté m’enivrait. Un matin, j’avais vu arriver Zani conduit par un paysan de chez nous. En quittant Bellombre, Mac-Allan l’avait envoyé à John en lui recommandant de le lui garder, et en me faisant prier de le monter quelquefois pour l’entretenir en bonne santé. C’était une attention délicate dont j’avais dû savoir gré à cet aimable homme. John avait un cheval à lui, et il en procura un aussi à Jennie, qui montait très-bien, sachant tout faire avec adresse et résolution. John était l’obligeance même, et il connaissait tous les beaux sites pour y avoir été avec son maître. Discret, respectueux, attentif, sobre, distingué de figure et de manières, c’était plutôt une sorte de gentleman à mon service qu’un valet de chambre ou un maître d’hôtel. Je crus remarquer qu’il n’était pas indifférent au mérite de Jennie ; mais Jennie ne s’en apercevait seulement pas.

Nous ne manquions de rien. Notre nourriture était frugale ; nous n’aimions la viande ni l’une ni l’autre, et, en vraies Provençales, nous eussions vécu au besoin d’olives, d’oranges, de grenades et d’amandes ; mais John trouvait moyen de nous servir mille friandises appétissantes pour un prix si modique, que nous en étions surprises. Il me faisait venir de Nice tous les livres que je désirais, et, pour la moindre de mes fantaisies, il eût mis tout le pays en réquisition. Tout lui semblait facile, et je ne crois pas qu’il ait jamais fait une seule objection en sa vie aux personnes dont il avait entrepris le bien-être et la sécurité.

Il était pour nous un excellent porte-respect. Toujours habillé à la dernière mode, aussi frais, aussi bien rasé et aussi bien ganté que son maître, il nous avait demandé, une fois pour toutes, la permission de chevaucher à côté de nous pour n’avoir pas l’air d’un domestique, mais d’un compagnon autorisé à nous défendre de toute insulte. Il nous faisait éviter les routes fréquentées par les oisifs, et je ne sais ce qu’il disait aux curieux tentés parfois d’approcher de notre maisonnette ou de regarder à travers la haie de notre jardin ; mais nous n’eûmes à souffrir d’aucune importunité et d’aucune indiscrétion.

Je n’avais donc pas eu la peine de songer à changer mon nom. Personne au monde ne le demandait, ou, si on le demandait, c’était en pure perte. John répondait en parlant de Jennie et de moi : Ce sont des dames, et, si on en voulait savoir davantage, il ne répondait pas du tout. Sa figure froide, polie, impassible, imposait extraordinairement. Je ne sais s’il m’eût répondu à moi-même sur le compte de Mac-Allan dans le cas où j’eusse été tentée de l’interroger. Il avait une manière de prononcer son nom qui était tout un poëme mystérieux et sacré, et il ne l’accompagnait jamais d’aucune épithète élogieuse, comme si aucune parole humaine n’eût été digne d’exprimer le mérite et les perfections de son maître.

Ce John nous faisait une vie si sûre et si douce, que je me remis à travailler avec plaisir. Il m’était agréable de me savoir, sinon oubliée déjà du monde entier, du moins à l’abri de tout contrôle et de toute atteinte. Si mon histoire avait fait quelque bruit par son étrangeté, je n’en savais rien, et je pouvais supposer qu’en dehors de l’officine Capeforte personne ne s’occupait de moi. Comme John recevait toutes mes lettres sous son couvert, je lui montrai l’écriture de Galathée et le priai de jeter au feu, sans les ouvrir, les missives du moulin. Il ne m’objecta rien, selon sa coutume ; mais il les mit de côté pour me les rendre cachetées, s’il me prenait fantaisie de les lire. Sans doute la police sarde sut qui nous étions ; mais John la satisfit sur notre compte sans que les investigations arrivassent jusqu’à nous.

Cette vie cachée, studieuse, pleine de loisirs bien employés et entremêlée d’excursions attrayantes, me fit du bien. J’oubliai Frumence en ce sens qu’il cessa d’être une sorte de rêve maladif et de remords imaginaire. Toutes mes pensées se reportèrent doucement vers Mac-Allan, quand Jennie eut pris le sage parti de ne me jamais parler de lui, et quand rien autour de moi ne m’apparut comme une obligation de me prononcer pour ou contre lui. Ce qui m’aidait à songer à lui avec calme, c’est qu’il était d’une réserve exquise dans ses lettres. Je l’avais cru parfois présomptueux lorsqu’il me faisait la cour en paroles. Quand il écrivait, il était maître de ses entraînements, et il eût été impossible de trouver dans ses épîtres courtoises et affectueuses autre chose qu’une délicate et respectueuse amitié.

Jennie, depuis le jour où je l’avais boudée, était restée un peu triste, et je m’efforçais en vain de la distraire absolument. Je me repentais de l’avoir affligée ; mais pour rien au monde je ne fusse revenue sur le sujet de notre désaccord.

Un jour, elle m’étonna profondément.

— Il faut, me dit-elle, que je vous confie un secret. John m’a fait une déclaration. Ne vous récriez pas ; il n’y a pas d’offense. Ce garçon est mon égal, il est né comme moi dans le peuple, et dans le même peuple que moi. Son père était pécheur à l’île de Man. Comme moi, il s’est mis au service par affection et non par intérêt. M. Mac-Allan l’a pris tout jeune dans son pays, et il n’a jamais eu d’autre maître. Ils s’aiment tous les deux comme nous nous aimons, vous et moi. Et, d’ailleurs, le voilà indépendant et propriétaire, toujours prêt à courir pour son cher monsieur d’un bout du monde à l’autre, mais toujours sûr d’être rendu à sa liberté et à son chez lui : c’est une existence honorable et douce.

— Eh bien, où veux-tu en venir ?

— À vous dire que, si vous épousiez Mac-Allan…

— Est-ce une question adroite, ma Jennie ? Je n’y répondrai pas encore.

— Vous n’avez plus de confiance en moi ?

— Depuis que je ne t’en inspire plus. Voyons, vas-tu me dire que tu songes à épouser M. John ?

— Eh bien, pourquoi n’y songerais-je pas ?

— Tu te moques de moi ! Est-ce que Frumence est mort ?

— Frumence a renoncé à moi.

— Tu mens, Jennie !

— En voulez-vous la preuve ? Lisez.

— Je lus :

« Oui, Jennie, je le comprends, je ne puis être votre appui d’ici à bien longtemps peut-être, et peut-être jamais ! Une destinée que je dois bénir ranime les forces de l’abbé, et le voilà qui fait avec la vie un nouveau bail. Vous avez raison de me dire que, pour vous et pour Lucienne, mon triste village serait une tombe, et que persister à placer en vous mon avenir en de telles circonstances serait presque un crime. Il me faut donc ou désirer la mort de mon bienfaiteur, ce qui est inadmissible, ou renoncer à un rêve qui n’était pas fait pour moi. Vous le dites, et je le crois, habitué que je suis à vous regarder comme la personne la plus sage et la plus morale qui existe. Je ne regrette pas l’illusion dont je me suis si longtemps nourri. Je lui dois une jeunesse pure, l’emploi de ma force intellectuelle et le pli des hautes pensées. Ce qui me reste de mon songe évanoui est donc un trésor sans prix, et, loin de l’appeler déception, je l’appelle bienfait. Je vous suis à jamais reconnaissant de ne me l’avoir pas retiré trop vite et trop brusquement. Me voilà homme et même homme mûr par l’esprit, habitué à me trouver plus heureux du devoir accompli qu’éprouvé par l’isolement, complètement insensible aux privations, et calme comme les immobiles rochers qui nous séparent.

« Merci, Jennie, c’est à vous que je dois cela, noble femme. Laissez-moi vous dire que, quelque parti que vous preniez par la suite, soit avec Lucienne, soit à part d’elle, vous me trouverez toujours votre serviteur actif et dévoué si je suis libre, votre ami fidèle et inébranlable si je suis enchaîné. »

— Jennie, m’écriai-je, tu es dupe de la force morale de Frumence ! Il souffre beaucoup, tu veux le tuer. Quel est ce caprice ? Lui as-tu fait pressentir que tu avais un autre mariage en vue ? Cela est-il vrai ? cela est-il possible ? Tu pourrais préférer un homme que tu connais depuis quelques mois à celui qui t’aime depuis tant d’années ?

— Il ne s’agit ni de préférence ni de mariage, répondit Jennie ; j’ai la ferme intention à présent de rester libre, j’en ai le goût et le droit. Je n’ai rien fait pressentir à Frumence, rien fait espérer à John ; seulement, je suis bien maîtresse de penser que, si j’avais quinze ans de moins, je ferais plus sagement de choisir John que Frumence. Frumence est trop au-dessus de moi par son éducation.

— Ce n’est pas vrai : tu comprends tout, toi !

— Je comprends, ce n’est pas assez. Nous ne gagnerions pas notre vie ensemble. Et puis il est trop jeune ; il voudrait peut-être de l’amour, je n’en pourrais plus avoir, je me trouverais ridicule ; ou, si j’en avais, j’arriverais peut-être à la jalousie, et mieux vaut la mort ! Non, non, Frumence me convient si peu, que vous me verriez au désespoir s’il me fallait l’épouser ; mais vous voyez bien que cela n’est pas nécessaire à son bonheur. C’est mal de dire que je suis sa dupe. Si la raison de Frumence était une grimace et sa vertu un semblant, il serait méprisable, et Marius aurait eu raison de l’appeler cuistre.



LXVIII


Je ne savais que répondre aux arguments serrés de Jennie, et, comme elle me fit un grand éloge de John, j’arrivai à croire que ma sage et tranquille amie avait subi une sorte de fascination plus impérieuse que la longue affection de Frumence. John n’était plus jeune, et il n’avait jamais été joli garçon, je présume ; mais il avait de la physionomie, des recherches, de la distinction et un certain esprit. Il avait beaucoup vu, et Mac-Allan s’était donné la peine de lui beaucoup expliquer. On peut dire qu’à beaucoup d’égards, il était une sorte de reflet de son maître, et, puisque le maître me paraissait charmant, pourquoi Jennie ne trouverait-elle pas charmant l’honorable serviteur ?

Quand je fus seule un instant et livrée à mes réflexions sur cette étrange aventure, je vis clair dans l’ingénieux sacrifice de Jennie. Persuadée que j’aimais Frumence, elle avait travaillé depuis trois mois dans ses lettres à le détacher d’elle entièrement. C’était le premier acte de son œuvre. Le second, elle venait de le jouer avec moi. Il s’agissait de me faire croire qu’elle eût pu, qu’elle pouvait peut-être en aimer un autre. Le troisième acte serait, à coup sûr, de chercher à rendre Frumence amoureux de moi.

Sublime femme ! sa tendresse pour moi la rendait folle ; car, pour devenir diplomate, il fallait bien qu’elle fût hors d’elle-même et comme enivrée de la joie de son sacrifice. Cette fois, je ne me fâchai point contre elle. Je fus attendrie, et je pleurai, la tête dans mes mains. Il faisait, je m’en souviens, une nuit sombre et douce. Il avait plu, le ciel était bas et couvert d’un voile gris sur lequel couraient des nuées plus sombres, indécises, sans forme appréciable. Tout était muet et comme perdu dans le vague mystère de cette soirée sans crépuscule. On était pourtant au 24 juin, et, s’il n’eût fait chaud, on se serait cru à la fin d’octobre. Les torrents gonflés parlaient seuls au loin. Le village était déjà profondément endormi, et les fraîches senteurs des plantes, les parfums de la mousse et des feuilles mouillées s’exhalaient par ondes, portées par des brises insensibles. Mes nerfs, longtemps irrités, étaient complètement détendus. Je me sentais vivre sous l’influence d’un climat nouveau. Ce n’était plus la Provence âpre ou énervante, c’était un pays de végétation propre au recueillement de l’âme et à l’assouplissement des organes. Je me trouvais bien, sage, reposée, lucide.

Calmée et vaincue par la générosité de Jennie, je reconnus tout à coup que je n’avais aucun désir vrai d’en profiter. Je n’étais plus une petite fille complètement ignorante des conséquences de l’amour et des fins de l’hyménée. J’avais trop lu l’histoire et trop étudié la nature pour ne pas me rendre compte des mystères que l’imagination couvre souvent de voiles si trompeurs. En songeant à ce que pourrait être mon union avec un homme aussi raisonneur et aussi réfléchi que moi-même, — et Frumence était cet homme-là, — je me pris à sourire. Je reconnus que le trouble divin ne pourrait jamais s’emparer de deux êtres qui avaient tant analysé la vie, le cœur humain, la philosophie et la morale ensemble. En supposant que Frumence pût oublier Jennie, ou qu’il ne l’eût jamais aimée, il était encore impossible qu’il eût pour moi le sentiment spontané que j’éprouvais le besoin de connaître et d’inspirer. Il me connaissait trop, lui, il m’avait trop enseignée, raillée, redressée, critiquée et reprise comme son écolière, pour faire de moi une idole à un moment donné. Et moi, je me l’avouais désormais bien franchement à moi-même, je voulais être l’idole de quelqu’un, ne fût-ce qu’un jour en ma vie. J’en avais le droit, puisque je me sentais capable d’éprouver l’adoration dont je serais l’objet. L’amour m’apparut enfin, splendide et riant, et l’austérité sublime de Frumence, qui se résignait à perdre Jennie en disant que le devoir accompli était la plus douce des joies, me fit si grand’peur, que je courus retrouver Jennie pour la supplier à genoux et à mains jointes de m’en préserver.

— Abandonne ton projet, lui dis-je, il est insensé, déplaisant, antihumain. Je n’aime pas Frumence. Il a été pour moi une espèce de maladie de l’imagination. Oui, tu avais deviné, mais mal compris et mal interprété. J’avais besoin d’aimer, et il était le seul homme de mérite que j’eusse jamais connu : nécessairement c’est lui dont l’image m’obsédait ; mais crois bien qu’elle me causait plus de peur que d’ivresse, et, à présent que je me connais mieux, je frémis à l’idée d’un pareil amour comme à celle d’un inceste. J’aime Frumence comme mon père, mais pour lui mes sens seraient de glace. Oui, laisse-moi tout dire ! Nous voici dans la crise de mon entier développement, et il ne faut plus t’effrayer si je te parle comme une femme à une femme. Ton enfant est devenue ta fille, elle ne veut plus avoir de secrets pour loi, du moment qu’elle n’en a plus pour elle-même. Je comprends à présent tout ce que tu craignais de m’expliquer. Je me connais et je me gouverne, parce qu’en même temps que je me sens vivre, je sais pourquoi je vis. Tu avais raison, Jennie, il faut aimer : donc, je veux aimer. Mais je ne saurai pas donner mon âme à demi : je veux adorer. Je n’adorerai jamais Frumence ! je le respecte trop et je le craindrais. Je serais devant lui comme devant un beau livre qu’il s’agit de traduire sans contre-sens, et sur lequel on ne tarde pas à s’endormir quand on est jeune, que le soleil vous appelle en pleins champs, et qu’on est enfermé avec une tâche trop sérieuse. Frumence et toi, qui ne riez jamais et qui avez franchi toutes les montagnes de la fatigue, toutes les profondeurs de la souffrance, vous serez bien ensemble, à l’état de dieux vainqueurs des monstres. Je ne plaisante pas, Jennie : il n’y a rien pour moi au-dessus de vous deux ; mais il y a en dehors de vous quelque chose de terrible et d’enivrant que vous ne pouvez pas plus l’un que l’autre me donner. Arrière ton beau Frumence ! il est trop beau pour moi. Je veux un cœur plus jeune, fût-il dans la poitrine d’un homme de quarante ans. Que Mac-Allan vienne et qu’il me dise encore que je suis belle, qu’il me trouve parfaite, qu’il me veut ruinée, bannie, sans nom, qu’il n’a jamais aimé, que je suis la première émotion de sa vie : je sais fort bien que tout cela sera absurde et absolument faux ; mais qu’il le dise naïvement, qu’il se le persuade ; qu’il le jure de bonne foi, et je le croirai, et je serai heureuse de le croire ! Voilà l’amour, Jennie ; il n’y en a pas d’autre. C’est une chimère, si tu veux, c’est une folie, dirait Frumence. Assez de raison comme cela ! assez de rectitude d’idées, assez de déductions, assez d’analyses, assez de distinctions logiques, assez de philosophie transcendante, j’en suis lasse ! Je veux connaître cette délirante chimère et plonger dans cette immense folie. Laisse-moi aimer comme je l’entends, Jennie, et ne me parle jamais de Frumence ; il me tuerait ou il m’exaspérerait. J’en viendrais vite à le haïr ou à le railler, ce qui serait pire. J’ai en lui le meilleur des amis ; ne me l’ôte pas pour me donner un mari odieux !




LXIX


Jennie m’écoutait avec autant de stupeur qu’elle m’en avait causé une heure auparavant. Elle prit maternellement ma tête dans ses mains ; elle me regarda dans les yeux. Elle interrogea mon pouls comme eût fait un médecin.

— Tu peux m’examiner, lui dis-je, tu verras bien que je parle du fond de l’âme, et, moi, je n’ai pas eu besoin de tant d’attention pour reconnaître que tu me mentais tout à l’heure. Allons, confesse-toi à ton tour : ma chère perfection, vous avez menti ! vous ne pourriez pas aimer un autre que Frumence, ou, si cela était, je perdrais quelque chose du respect que j’ai pour vous. Et si Frumence pouvait vous oublier pour moi, je cesserais de l’estimer. N’essayez donc pas des finesses auxquelles vous n’entendez rien, et qui eussent fait notre malheur à tous trois, si l’on s’y fût laissé prendre.

Jennie se mit à sourire avec une candeur attendrie et garda le silence un instant.

— Vous voulez déjouer mes plans, dit-elle enfin en secouant la tête : ils étaient bons pourtant, et j’ai eu tort de vous les cacher. Voyons, pensez-y bien ; si ce n’est pas Mac-Allan que vous aimez, c’est Frumence, et, ne vous fâchez pas, c’est peut-être tous les deux ! vous avez été enfant si longtemps, que vous n’êtes pas encore aussi femme que vous le croyez… Et avec cela cette éducation d’homme qui a embrouillé bien des choses sans faire de vous un homme !… Vous avez une imagination terrible qui va d’un sexe à l’autre sans bien savoir ce qu’elle veut. Tantôt vous jugez les hommes aussi froidement que si vous étiez leur égale ; et puis il vous vient un besoin de trouver votre maître, ce qui prouve bien que vous n’aurez jamais de barbe au menton et que vous êtes faite pour aimer tout bonnement quelqu’un mieux que vous-même… Mais qui ? Frumence est trop sérieux, c’est vrai ; mais l’autre l’est-il assez ? Si vous voulez que je vous le dise, — et je crois devoir vous le dire, — Mac-Allan a déjà beaucoup aimé. John a eu avec moi une confiance qu’il n’aurait eue, je crois, avec personne au monde, et moi qui déteste les questions et les indiscrétions, j’ai été cependant curieuse. Quand il s’agit de vous, je ferais bien des choses que je trouverais mal pour mon compte.

— Eh bien, qu’as-tu appris ?

— Que Mac-Allan passe pour un libertin, et que ce n’est pas un libertin ; mais c’est un enthousiaste. Quand il aime une femme, il est capable de tout pour elle, rien ne lui coûte. Il traverserait le feu et la glace. Il se battrait avec une armée. Et avec cela il est persévérant, patient, dangereux par conséquent pour qui ne serait pas libre de l’écouter sans manquer à ses devoirs.

— Très-bien, Jennie ; s’il est ainsi, je l’aime !

— Oui, vous voilà dans le rêve de la passion, et je vois bien que vous y allez de bonne foi ; mais il faut que cela dure de part et d’autre.

— Mac-Allan n’est pas capable de fidélité ?

— Si fait. Il a eu d’assez longues amours, mais elles ont pris fin, puisqu’il ne s’est pas marié.

— Est-ce lui qui a trahi, ou qui a été trahi ?

— Il y a eu de l’un et de l’autre, et en ce moment il inspire une grande jalousie à quelqu’un. Donc, il n’était pas dégagé d’un lien sérieux quand il s’est mis à vous aimer.

— Et il m’aime, cela est certain ?

— Il vous aime, c’est très-certain. John, qui connaît ses symptômes, comme il dit, ne l’a jamais vu plus épris.

— Alors, pourquoi tarde-t-il tant à reparaître, puisque je lui ai permis de venir me voir ?

— Voilà ce que John ne sait pas ou ne veut pas dire. Je crois le savoir, moi.

— Dis-le !

— Mac-Allan a été jaloux un instant. Il ne l’est plus d’une manière qui puisse vous offenser ; mais il l’est encore en ce sens qu’il craint de ne pas vous plaire, et je jurerais bien que vous êtes livrée ici à l’examen de M. John, qui rend compte de vos promenades, de vos occupations, de l’état de votre humeur et de vos moindres démarches.

— Il tient peut-être un journal ?

— Je n’en jurerais pas, il écrit beaucoup tous les soirs, et, à moins qu’il ne compose un livre…

— C’est de l’espionnage : ceci m’offense.

— Et vous avez tort. Mac-Allan veut sérieusement vous épouser. Il ne doute pas de votre conduite, mais il veut s’assurer de vos sentiments…

— Et me donner le temps de les connaître ? Eh bien, il a raison. Je me réconcilie avec sa modestie, dont je doutais ; mais toute cette manière d’agir est fort sérieuse, Jennie. Pourquoi disais-tu que Mac-Allan n’était peut-être pas assez sérieux ?

— Parce que le sérieux de quelques années d’amour ne suffit pas. Il faudrait être d’un caractère à aimer toute sa vie. Tel que je le connais et le devine à présent, Mac-Allan est très-capable de vous attendre quelques années, s’il le faut, et de vous donner une belle lune de miel ; mais après ? Un homme qui est si soudain dans son admiration et qui hésite si peu à changer d’idole… À quoi songez-vous ?

— À la lune de miel, Jennie ! Tu as dit là un joli mot.

— Bien vulgaire, mon enfant !

— Toujours adorable. C’est l’expression d’un moment de la vie où deux êtres qui se croient faits l’un pour l’autre se préfèrent l’un l’autre à eux-mêmes. Eh bien, ma chère âme, je veux goûter ce miel de l’illusion, et marcher à la clarté charmante de cet astre trompeur, mille fois préférable à l’éclat du soleil de la raison. J’ai trop de clairvoyance masculine, tu l’as dit ; je veux revenir à mon sexe et croire bêtement au bonheur. À l’heure qu’il est, je sais encore trop que l’amour ne dure peut-être pas au delà d’une lune ; mais, quand cette lune brillera sur moi, elle me rendra folle et me fera croire à son éternelle durée. Eh bien, ma sagesse m’enseigne ceci, que le bonheur ne doit pas se mesurer au temps, mais à l’intensité. Un instant, disent les poëtes, peut résumer une éternité de souffrance ou de joie. Voilà ce que je sens vrai aujourd’hui par intuition, et ce que Frumence n’eût jamais pu m’apprendre, il ne le sait pas. Patiente machine, il n’a pas vécu et ne peut donner la vie. Mac-Allan l’a apprise avant moi et pourra me l’apprendre. Paix à la cendre de ses anciennes amours ! pardon à ses futures infidélités ! Pourvu que je me sois sentie vivre un jour, je lui aurai dû mille fois plus qu’aux longues années d’étude avec Frumence !

— S’il en est ainsi, dit Jennie en soupirant, marchons ! Seulement, permettez-moi d’enregistrer dans ma tête tout ce que vous venez de dire, pour vous le rappeler au jour du chagrin, du soupçon ou de la colère.

— Ce sera fort inutile, Jennie. Quand ce jour-là sera venu, le souvenir de ma foi et de mon courage ne guérira pas mes doutes et mes désillusions… Mais de quoi t’inquiètes-tu ! Ne sais-tu pas qu’il n’y a pas de vie sans douleur et pas de médaille sans revers ? Laisse-moi donc vivre, aimer, souffrir, m’enivrer de triomphe et m’abreuver de larmes comme tout le monde. Tu m’as trop mise dans du coton. La destinée s’est jouée et se jouera toujours de la tendresse des mères. Ton enfant veut s’embarquer et braver la tempête : laisse-la donc faire !

— Allons ! dit Jennie ; pourvu que je vous suive dans le danger, je me résigne.

— C’est ce que je ne veux pas. Frumence…

— Frumence peut se passer de moi. Il est fort ; vous, c’est autre chose.

— Mais toi…

— Moi, je n’aime que vous. Frumence le sait bien et ne l’oublie pas.




LXX


Jennie put m’observer attentivement durant plusieurs jours ; je ne changeai pas de sentiment, et, si cette joie intérieure de mon triomphe ne dura guère, du moins le triomphe fut à jamais remporté, et je ne pensai plus à Frumence avec le moindre trouble. L’orage allait venir du point où le ciel était clair et riant. Telle est la vie. Un jour, j’avais reçu une lettre de Mac-Allan vraiment charmante, pleine de promesses quant à mon avenir, et annonçant sa prochaine arrivée avec de bonnes nouvelles.

« Chère Lucienne, disait-il en finissant, ne soyez pas surprise de me voir tant travailler à relever l’édifice de votre vie sociale et matérielle, moi qui vous souhaitais privée de tout pour avoir la joie de vous tout donner. Hélas ! j’avais compté sans votre fierté, ce roc inexpugnable que je ne peux briser. Eh bien, je vous ferai rendre votre ancienne existence, et alors nous traiterons d’égal à égal, à moins que, me faisant l’injure de me trouver encore trop riche pour vous, vous ne vouliez pas vous souvenir que vous apportez en dot un certain trésor inappréciable, la perfection. »

Je relisais cette lettre en marchant, lorsque je rencontrai à la promenade une personne que j’avais depuis longtemps oubliée, miss Agar Burns, dessinant un rocher et une cascatelle. Rien n’était changé dans mon ancienne gouvernante, ni ses robes voyantes, ni sa manière de porter son châle à l’envers, ni son grand portefeuille jaune, ni sa manière de dessiner faux, ni son œil distrait, ni sa figure morne, ni son attitude délabrée. J’eus un instant l’envie de me soustraire à la rencontre ; mais, si j’étais grandie et changée, Jennie ne l’était pas, et nous vîmes bien qu’Agar nous avait reconnues tout de suite. Je lui devais les avances : je l’abordai le plus affectueusement qu’il me fut possible.

Son accueil fut embarrassé, et, tout en me demandant de mes nouvelles, elle se retourna plusieurs fois comme si elle eût craint d’être vue, à ce point que je pensai qu’elle était venue là avec un amoureux et que je souhaitai le voir, car ce devait être un personnage bien fantastique. Mais je faisais trop d’honneur aux quarante-cinq printemps de la pauvre Agar. Je ne vis apparaître que deux jeunes misses singulièrement diaphanes qui se rapprochaient par hasard de leur institutrice, laquelle ne les surveillait pas mieux qu’elle ne m’avait surveillée, car elles étaient encore loin, et je jurerais qu’elles avaient chacune un volume de roman dans leur poche.

— Ce sont vos élèves ? demandai-je à miss Agar.

— Oui, répondit-elle, des filles de très-grande maison, et je ne voudrais pas…

— Qu’elles vous vissent avec moi ?

— C’est que j’ai à vous parler, Lucienne, reprit-elle avec embarras. Je n’aurais pas cherché l’occasion ; mais, puisqu’elle se présente…

Je pensai qu’elle avait un petit service à me demander ; je l’engageai à venir chez moi quand elle en aurait la liberté.

— Je ne l’aurai jamais, dit-elle vivement.

Et, se retournant encore, elle vit que ses élèves s’éloignaient de nouveau, charmées de la voir occupée et de pouvoir prolonger leur école buissonnière.

— Alors, parlez ici, lui dis-je.

Elle fit un geste d’anxiété. Jennie comprit qu’elle la gênait, et s’éloigna aussi.

— Eh bien, miss Burns ?

— Eh bien, ma pauvre Lucienne, je vous dois un conseil, s’il en est temps encore… Je ne puis croire que vous soyez perdue !…

— Je vous remercie de cette confiance, repris-je avec ironie.

— Ne le prenez pas si haut, Lucienne, vous êtes perdue de réputation. Il faut que vous ayez été bien mal conseillée ou bien mal inspirée pour venir demeurer chez M. Mac-Allan !

— Je ne suis pas chez M. Mac-Allan. Je paye un loyer au propriétaire d’une maison qui ne lui appartient plus.

— Oui, oui, je sais que tout a été concerté pour que vous fussiez dupe ou pour que vous pussiez expliquer les choses d’une manière décente ; mais, si vous ignorez la vérité, je dois vous la dire, après quoi ma conscience sera satisfaite. Sachez donc que votre histoire a fait trop de bruit pour ne pas être venue jusqu’à moi, et, grâce à la notoriété de lady Woodcliffe et à celle de M. Mac-Allan, elle n’a pas moins occupé l’opinion en Angleterre qu’ici. M. Mac-Allan est un homme de beaucoup d’esprit que j’ai rencontré autrefois dans les salons, mais c’est un Lovelace que les femmes vertueuses n’estiment pas. Ses relations avec votre belle-mère sont connues de tout le monde et datent de si loin, que je ne comprends pas votre aveuglement. Tout le monde s’est dit que c’était une vengeance de femme contre des persécutions de marâtre. Ces persécutions ont été d’abord mal accueillies dans le public ; mais, quand on a su que vous acceptiez beaucoup d’argent (on a parlé d’un chiffre énorme) pour renoncer à un nom contestable qui eût dû cependant vous être cher, quand on a su, en outre, que vous vous laissiez courtiser par le rival de votre père, on s’est tourné contre vous et on s’est promis de ne jamais vous accueillir nulle part. C’est pourquoi, et je vous en demande pardon, je ne puis aller chez vous, et ne puis même me laisser surprendre par mes élèves, causant avec vous. Je perdrais ma place si leurs parents le savaient. Adieu donc, Lucienne ; faites votre profit de ce que je vous ai dit, à moins que vous ne soyez une créature perverse, auquel cas vous vous moquerez de ma sollicitude et dédaignerez ma compassion.

En parlant ainsi, Agar avait rebouclé son portefeuille et relevé son châle, qu’elle serra autour de ses flancs plats comme si elle eût craint le contact de son vêtement avec le mien, et elle s’éloigna à grands pas, sans me donner le temps de lui répondre.

Jennie me trouva bien agitée. Je lui cachai l’insulte que je venais de recevoir, cela faisait partie du martyre que je m’étais prescrit de subir pour l’amour d’elle ; mais je lui fis part des insinuations de miss Agar sur le compte de M. Mac-Allan.

— Il faut, lui dis-je, qu’il y ait là-dessous quelque chose de vrai, puisque c’est la seconde fois qu’on m’en avertit. Ne sais-tu rien ? John est-il impénétrable sur ce point ? Quelle est cette femme jalouse de moi dont il t’a parlé ?

— Je ne sais pas, dit Jennie ; mais, si Mac-Allan a porté le déshonneur dans la maison de votre père, et qu’il songe à vous épouser, il est un mal-honnête homme. Or, comme cela n’est pas, qu’il a une bonne réputation, un état qui exige l’honorabilité… Non, cela n’est pas, Lucienne ! C’est une invention de madame Capeforte, avec qui miss Agar était très-bien, et avec qui elle est peut-être restée en correspondance. Ce propos-là vous vient donc de deux femmes dont l’une est méchante, l’autre sotte. Vous ne devez pas y faire plus d’attention la seconde fois que la première.

Jennie ne put me rassurer. Je fus comme exaspérée tout le reste du jour, et je ne fermai pas l’œil de la nuit.

— Sais-tu, dis-je à Jennie le lendemain matin, que, s’il y a seulement une apparence de vérité à cette histoire, je suis ici dans une situation honteuse, impossible ? Mac-Allan a beau ne pas croire que je sois la fille de M. de Valangis, il ne peut pas non plus affirmer le contraire, et dès lors il me déshonore ! après avoir avili mon père.

— Il va arriver, reprit Jennie. Vous aurez une explication là-dessus, il le faut !

— Oui, il va arriver, et je vais peut-être l’aimer follement, car sa dernière lettre est passionnée ; elle m’a donné la fièvre… Il faut fuir, Jennie, je ne veux le revoir que complètement justifié.

— Donnez-moi jusqu’à demain, reprit Jennie. Je saurai à tout prix la vérité.

— Mais s’il arrive ce soir ?

— Eh bien, je la saurai tout de suite.

Elle me quitta vivement. Qu’allait-elle faire ? Ce cœur intrépide était capable de tout pour moi. Elle alla trouver John. Elle avait vu dans son petit salon particulier, car il était logé comme un gentleman, plusieurs portraits de femmes qu’il disait être des figures de fantaisie ou des miniatures d’originaux inconnus achetés autrefois par son maître. J’avais admiré quelques-uns de ces ouvrages, et Jennie s’était dit que ce pouvaient être les portraits des anciennes maîtresses de Mac-Allan, ramassés par son valet de chambre. Elle plaida héroïquement le faux pour savoir le vrai.

— Savez-vous ce qui nous arrive ? dit-elle à John : on nous réclame le portrait de lady Woodcliffe !

John sourit d’un air d’incrédulité. Nous ne recevions de lettres que par ses mains.

— Vous ne me croyez pas ? reprit Jennie. Hier, vous avez pu voir de loin une dame qui parlait secrètement à mademoiselle. C’est son ancienne gouvernante anglaise. Elle connaît lady Woodcliffe ; elle était chargée du message.

— Faites-le voir, dit John.

— C’était une commission verbale. Lequel de ces portraits représente lady Woodcliffe ?

— Celui-ci, dit John en lui montrant une gravure. Cette dame a eu une grande réputation de beauté. Sir Thomas Lawrence a fait son portrait, on l’a gravé et publié. Si elle le réclame, on peut lui dire qu’on l’a payé ; il est dans le commerce.

— Il n’en est pas moins vrai que M. Mac-Allan a été l’amant de cette dame ! Tout le monde le sait.

— Excepté moi, répondit John impassible.

— Non, vous savez tout. Je vous croyais honnête homme ; vous ne l’êtes pas, si vous vous prêtez aujourd’hui à une infamie.

— Mon maître est incapable de m’employer à une infamie.

— Prouvez-le ! vous le pouvez. Votre maître va certainement dire la vérité à mademoiselle Lucienne, qui compte la lui demander sur l’honneur. Faites vis-à-vis de moi la même chose : jurez-moi sur l’honneur qu’il n’y a jamais rien eu entre votre maître et la femme du marquis de Valangis. Jurez, John, car je jure de vous croire.

John pâlit, trembla et resta court. C’était un honnête homme ; Jennie lui serra la main, et, comme il voulait donner quelques explications :

— Je ne veux rien savoir de plus, lui dit-elle.

Et elle accourut me rejoindre en s’écriant :

— Partons ! c’est une question d’honneur et de dignité ; vous aurez tout le courage qu’il faut.

En deux heures, nos paquets furent faits.

— À quoi bon partir ? nous dit le pauvre John consterné ; mon maître vous eût donné des explications satisfaisantes, et il vous les donnera. Il ira vous trouver ; n’espérez pas qu’il ne vous retrouvera pas, fussiez-vous bien cachées. Moi-même, je vous déclare que je vais vous suivre pour l’avertir, c’est ma consigne, et je n’y manquerai pas.

J’avais réfléchi tout en faisant mes malles. Je m’attendais parfaitement à ce que John allait faire.

— Je me cache si peu de vous, lui dis-je, que je comptais sur votre compagnie. Ayez-nous une voiture pour Nice. De là, nous prenons la terre ou la mer, et nous allons au plus vite à Toulon. Il est inutile d’en avertir votre maître. Je vais le lui écrire. En effet, j’écrivis à Mac-Allan ce qui suit :

« Vous m’avez donné le temps de m’interroger. Je vous en remercie. Je vois clair dans ma conscience à présent. J’aime quelqu’un et ne puis être à vous.

« Lucienne. »

J’écrivis cette lettre en double, afin qu’il en reçût une à Paris et l’autre à Sospello, s’il était déjà en route ; puis j’en écrivis une à lady Woodcliffe, marquise de Valangis, à l’hôtel des Princes, à Paris :

« Milady, je romps le traité que j’ai signé avec vous. J’ai reconnu que je n’avais aucun droit au nom de Valangis, non plus qu’à l’héritage dont vous m’aviez offert le dédommagement. Dans cette situation, Je ne puis rien accepter de vous et vous autorise à faire de ma déclaration tel usage qu’il vous plaira.

« Lucienne. »

Sans consulter Jennie et sans lui dire ce que contenaient ces deux lettres, je les cachetai et les remis moi-même au facteur, que je guettai avec soin et ne perdis pas de vue avant qu’il fût bien loin avec mes missives dans sa boîte.

Mes derniers vaisseaux étaient brûlés. Mon ennemie pouvait faire prononcer le jugement sans autre contestation et sans autre preuve que mon aveu. Jennie était à jamais à l’abri du danger des poursuites, et, moi, j’étais affranchie de la honte de ma transaction. Il n’y avait plus de procès possible, et j’étais maîtresse de rentrer en France. D’autre part, je donnais à entendre à Mac-Allan que j’avais aimé et que j’aimais toujours Frumence. Je déclarai à Jennie que je voulais aller passer quelques jours aux Pommets pour donner de la vraisemblance aux soupçons. Elle ne fit point d’objections. John n’essaya pas de retarder notre départ. Nous étions si résolues à nous en aller, fût-ce à pied, que la violence seule eût pu nous retenir. Il écrivit à son maître et nous amena une voiture de louage. Je réglai tous mes comptes avec lui, c’était l’argent de Jennie. Je la dépouillais cette fois sans scrupule. Notre honneur était un fonds commun, indivisible. Le soir même, nous partions pour Toulon par la diligence. Nous ne vîmes pas John y monter avec nous, il resta caché sur l’impériale ; mais, à Toulon, nous le trouvâmes tout prêt à nous aider à repartir pour les Pommets. Quand nous y fûmes installées au presbytère, il disparut sans nous rien dire.

Frumence ne revenait pas de sa surprise. Il était loin de soupçonner le rôle qu’il jouait cette fois entre Mac-Allan et moi. Il crut que je venais le trouver pour lui demander conseil, et il nous céda son logement pour aller demeurer chez Pachouquin.




LXXI


Je m’étais attendue à une grande émotion le jour où je reverrais mon pays après cette absence, la première de ma vie. J’en éprouvai fort peu, tant j’étais absorbée par ma blessure intérieure et par la stupeur de ma déception. Je dois dire que Frumence se refusa tout d’abord à croire que Mac-Allan fût coupable ; mais Jennie avait été si frappée du silence de John, et il y avait eu quelque chose de si frappant aussi dans celui qu’il avait gardé en nous accompagnant et en nous quittant, que Frumence fut ébranlé. N’importe, il voulait avoir une explication avec John ou avec Mac-Allan. Je m’y opposai si énergiquement et Jennie l’y encouragea si peu, qu’il resta en proie à une grande indécision.

Après une nuit d’accablement, je me levai de bonne heure et je marchai seule, au hasard, dans la montagne. J’allai jusqu’auprès du régas de Dardenne sans savoir où j’étais. Quand je me reconnus au rude sentier à pic qu’il faut gravir, je m’enfonçai avec plaisir dans cette austère solitude, et, parvenue à la bouche béante de l’abîme, je me demandai si je ne ferais pas un acte de raison et de vertu en m’y ensevelissant pour jamais. Je n’avais plus rien dans l’avenir qui me fit désirer de vivre, et je n’étais retenue dans ce monde que par deux excellents amis, Frumence et Jennie, dont j’étais certes le tourment et le fléau. N’étais-je pas l’obstacle à leur union ? Jennie n’allait-elle pas reprendre, maintenant que j’étais ruinée et trahie, le projet de me faire aimer de son fiancé ? Oui, certes, son aveugle dévouement me l’avait fait de nouveau pressentir. En voyage, elle ne m’avait parlé que de lui. Elle n’avait pas voulu voir que j’aimais passionnément Mac-Allan depuis le jour où j’avais sujet de le haïr et de le mépriser. De ce que j’avais l’extérieur stoïque, elle concluait que je ne souffrais pas et que j’allais revenir à l’idéal de vertu sans ombre et de pureté sans tache que Frumence représentait à ses yeux.

Ainsi, je redevenais le malheur de cet homme en qui je ne pouvais placer mon bonheur, et peut-être, à l’heure qu’il était, Jennie s’occupait déjà de l’émouvoir et de le persuader pour qu’il réalisât son rêve. Et cela, au moment où l’idée de ce rêve m’était insupportable et où la figure sereine de Frumence, comparée à la mobile et vivante physionomie de Mac-Allan, me devenait presque antipathique.

Tout était confus, brisé, tordu, inextricable dans ma destinée et dans mon âme. Si Mac-Allan me fût apparu en cet instant, je me serais jetée dans le précipice plutôt que de l’écouter ; et, à chaque mouvement des branches autour de moi, je tressaillais d’une joie terrible, car j’aurais donné tout le reste de mes jours pour qu’il me fût possible de croire en lui une heure encore.

Il y eut dans les arbres un bruit régulier comme des pas qui s’approchaient. Je me levai pour fuir. Je retombai suffoquée par les battements de mon cœur. Un instant après, je vis que c’était une martre qui rongeait et creusait une souche. Ma peur se dissipa et fit place à un regret désespéré.

Je voulus épuiser en un jour le calice de ma douleur et revoir Bellombre pour la dernière fois ; car j’étais bien résolue à quitter le pays, quoi qu’il pût arriver. Je descendis la Dardenne en marchant sur les blancs escaliers de son lit desséché, parmi les lauriers-roses. Les moissons étaient enlevées, les olives cueillies, la verdure jaunie ; le pays, le cher pays me parut affreux, morne, incolore, misérable. Je m’arrêtai devant ma triste maison fermée. Je vis Michel qui soutenait avec des fils de fer les roses du berceau. Il ne m’aperçut pas, je n’eus pas le courage de lui parler. Je m’assis un instant dans la poussière du chemin, où, du haut de la terrasse, le pittospore jetait un peu d’ombre. Je vis de loin les meuniers occupés à leurs travaux, comme si rien n’eût été changé autour d’eux. Ils ne pensaient certainement pas à moi. J’évitai leur rencontre. Je me glissai à la Salle verte. L’herbe avait déjà envahi le petit sentier qui y conduisait, personne n’y allait plus. J’y fis machinalement un bouquet, puis je le mis tremper dans un peu d’eau qui frissonnait sur les pierres, et je l’y laissai. J’étais maudite ; pourquoi emporter ces pauvres fleurs ?

Je rentrai brisée sans avoir dit un mot à personne. Je rencontrai quelques paysans qui ne me reconnurent pas sous mon voile, ou qui hésitèrent un instant et me prirent pour une étrangère en ne recevant pas le bonjour accoutumé.

Je trouvai Jennie inquiète de moi. Elle avait envoyé Frumence à ma recherche. Leur sollicitude me donna de l’humeur, je me plaignis d’être un sujet de tourment et de ne pouvoir souffrir en paix. Jennie eut des larmes dans les yeux ; moi, j’en avais le cœur plein, et je la trouvai faible de ne pas me cacher les siennes.

J’essayai de causer avec l’abbé Costel. Il me fit des questions et des réflexions si naïves sur l’état de mon esprit, que je m’imaginai causer avec un enfant de cinq ans. Il me félicita d’avoir deviné à temps la perfidie, et m’engagea à habiter les Pommets, où l’étude du grec me consolerait de tout. Je le quittai pour aller voir la tombe de ma grand’mère. Mon cœur ne put s’y détendre. Je remarquai une tombe toute fraîche à côté de la sienne, et je regardai le nom écrit en blanc sur la petite croix de bois noir. C’était la vieille Jacinthe enterrée là depuis huit jours. Cette chose imprévue fit enfin couler mes larmes.

— Et pourquoi attacher tant d’importance au fait de la vie ? me disais-je. Cela passe si vite et laisse si peu de trace ! Michel adorait sa vieille mère et se préoccupait d’elle le jour et la nuit. Pourtant je viens de le voir taillant des branches et attachant des roses avec autant de soin et d’amour que s’il ne l’avait pas enterrée la semaine dernière. J’ai vu sa figure, elle était douce et calme comme auparavant. Il semble que le suprême repos dont jouit maintenant cette pauvre femme soit pour son fils la récompense d’une vie de travail et de dévouement. Et moi, ne suis-je pas déjà morte et ensevelie pour tous ceux qui m’ont aimée ? Mon enfance a été comme arrosée à toute heure par des sourires de bienveillance et des regards de protection. Je croissais comme une plante bénie sur laquelle se concentraient toutes les espérances de la famille. Le pittospore et les roses de notre jardin n’ont-ils pas été aussi l’objet de soins assidus, et n’ont-ils pas fait l’orgueil et l’éclat de la maison ? Qu’un coup de vent les dessèche, on plantera d’autres arbres et d’autres fleurs à la place qu’ils occupaient. Vienne un autre maître, avec d’autres enfants : qui se souviendra de Marius et de moi à Bellombre ?

La soif de mourir s’empara de moi, ardente et sombre, sur ces tombes paisibles. Je remarquai sur celle de Jacinthe des plantes qui ne croissaient que dans notre jardin, et que Michel avait dû apporter là. Il n’avait donc pas oublié ? Il en avait mis aussi sur celle de ma grand’mère : c’était un dernier hommage, un tendre souvenir. J’enviai le sort des êtres disparus que l’on peut honorer et satisfaire dans leur mystérieuse autre vie avec des attentions si naïves et des soins si faciles, et je m’écriai :

— Heureux les morts, car ils ne gênent plus les vivants !

Frumence rentra et vint me chercher là après m’avoir cherchée dans tous les environs une partie de la journée. Je l’en grondai au lieu de l’en remercier, et je lui laissai voir l’amertume et le découragement dont mon âme était remplie. Il voulut me réconcilier avec l’existence en me parlant encore des joies du devoir accompli. Sa vertu m’irrita ; je lui répondis qu’il était facile d’être fort quand on était froid, et de ne pas regretter le bonheur quand on n’en avait jamais eu la notion. Il soupira, et ses yeux se portèrent à la dérobée vers Jennie, qui venait m’appeler pour dîner. J’étais injuste et cruelle, et je me disais qu’il fallait mourir pour ne pas devenir odieuse.



LXXII


Quelques jours se passèrent sans qu’il me fût possible d’écouter aucune consolation et sans que je voulusse faire un projet quelconque. Je vivais seule obstinément, je cherchais les ravins impraticables, et je trouvais des abris cachés sur les flancs du baou de quatre heures, une haute colline arrondie en pâturages naturels, et coupée à pic ou creusée en biseau de place en place. Ses formes sont belles et sa cime paisible, car en été l’herbe y est brûlée, et personne n’y monte. Je me glissais dans les grandes brèches calcaires qui soutiennent les dernières terrasses, et, sous l’ombrage de quelques pins enfouis dans les fentes, j’échappais aux investigations de mes amis. Je me nourrissais obstinément de la pensée de la mort pour échapper à cette vie tumultueuse qui m’avait souri et qui ne méritait plus que ma haine. C’était certes l’occasion de revenir à Frumence ; mais justement Frumence, invincible sous les coups de la destinée, m’indignait comme une anomalie. Quand Jennie essayait de me le donner en exemple, j’étais véritablement en colère.

— S’il est déjà mort, lui disais-je, pourquoi ne se fait-il pas enterrer ? Quelle est cette prétention de vivre sans cœur et sans cerveau ? Frumence ne peut plus me rien enseigner, et il n’y a jamais eu en lui pour moi de véritable assistance. Enfant, j’aurais déjà pu lui dire : « Rocher, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? »

Dans ma dureté, j’avais raison jusqu’à un certain point. Frumence ne pouvait me consoler et me fortifier, parce qu’il ne comprenait absolument rien à ma blessure. Il était trop logique pour toucher à cette chose délicate et capricieuse, le cœur d’une vierge. Il me parlait comme à un homme, croyant avoir fait de moi un homme. Selon lui, on ne pouvait sans folie regretter un indigne amour. J’étais forcée de lui cacher ma souffrance, et, quand il la pénétrait, car il avait de la finesse d’observation, je lui disais brusquement :

— Eh bien, oui, c’est de la folie ! Après ? Laissez-moi, puisque vous n’y pouvez rien !

Il y mit toute la douceur et toute la patience dont il était capable ; mais j’avais le cœur plein d’amertume : je me figurai que je l’ennuyais en troublant les habitudes de sa vie studieuse, et qu’il était accablé plus que touché de mes peines.

La présence de Jennie elle-même ne le charmait pas, selon moi, comme j’aurais dû m’y attendre. Les continuelles préoccupations dont j’étais l’objet de sa part le rendaient peut-être jaloux ; enfin j’étais si mal disposée, qu’il me semblait ne plus pouvoir estimer personne.

Jennie vit que j’étais désespérée de la vie, et son courage l’abandonna. Un matin, je fus frappée de la pâleur de son visage, ordinairement si frais, et de quelques cheveux blancs mêlés aux noirs bandeaux qui encadraient son front. J’eus peur : je m’aperçus qu’en huit jours Jennie avait vieilli de dix ans.

— Qu’as-tu ? m’écriai-je.

— J’ai votre chagrin, répondit-elle.

Elle disait vrai. Elle ne s’occupait nullement d’elle-même. Mon malheur était le sien, elle n’en pouvait concevoir d’autre ; le coup qui me frappait la frappait tout au fond du cœur. Je fus déchirée de remords, je tombai à ses pieds.

— Jennie, lui dis-je, c’est moi qui te tue ! Voilà pourquoi, depuis huit jours, j’ai envie de me tuer !

— Oui, je le vois bien. Je le sais, vous ne voulez plus rien vouloir. Toutes les fois que vous sortez, je me dis que vous ne rentrerez peut-être pas, et que, si je vous importune en vous suivant, ce sera pire. Toutes les nuits, je me dis que vous ne vous réveillerez peut-être pas. Vous connaissez les plantes, vous pouvez rapporter de vos promenades quelque poison. Aussi je ne dors pas la nuit, et le jour je ne sais pas ce que je fais. Quand je prépare vos repas, je ne sais qui les mangera, et, quand je raccommode vos jupes, déchirées dans vos courses furieuses, je me dis : « Autant d’accrocs, autant d’accès de rage qu’elle a eus ! » Enfin vous voulez me débarrasser de vous, n’est-ce pas ? Eh bien, suivez votre idée ; Jennie ne souffrira pas longtemps après cela. C’est mal de se tuer, Dieu le défend ; mais, quand on n’a plus rien dans la vie et qu’on ne peut plus servir personne, c’est peut-être un devoir de laisser la place aux autres… Ne dites rien, ajouta-t-elle avec exaltation ; je sais tout ce que vous pensez ! C’est pour me faire place, à moi, que vous voulez partir ; c’est pour que j’aime quelqu’un, pour que je me marie, pour que je travaille pour mon compte. Sotte et cruelle enfant ! Essayez donc ! De l’autre vie, on voit dans celle-ci, et vous verrez le beau bonheur que vous aurez laissé à Jennie ! Ah ! la pauvre madame ! Elle voit à présent où nous en sommes, et nous la mettons en enfer, car il n’y en a pas d’autre que le malheur de ceux que nous avons aimés. Elle ne méritait pas cela pourtant, elle qui ne vivait que pour nous !

Jennie fondit en larmes. Je ne l’avais jamais vue succomber sous le fardeau de la vie. Elle succombait : c’était mon œuvre. J’eus horreur de moi.




LXXIII


Je me relevai avec enthousiasme.

— Jennie, m’écriai-je, je vivrai pour toi et pour ma grand’mère. Voyons ! ma peine s’efface, je le veux, c’est fait. Agissons, voulons, décidons quelque chose à nous deux, tout de suite, sans le conseil et l’aide de personne. Allons-nous-en, surtout allons bien loin. Vivons ensemble du même travail et du même pain, des mêmes fatigues et des mêmes forces : notre joie sera de nous être mutuellement consolées et guéries !

Jennie ne savait pas tout ce que je lui avais sacrifié. Je lui appris que j’étais sans ressources désormais, ne voulant plus rien devoir à lady Woodcliffe d’une part, et de l’autre m’étant retiré les moyens de plaider pour rentrer dans mes droits. Je lui laissai croire que j’avais agi ainsi sous le coup du dépit causé par Mac-Allan sans qu’elle y fût pour rien. Aussi ne comprenait-elle rien à ma résolution ; elle essayait d’y trouver un remède, elle voulait consulter M. Barthez ; mais M. Barthez était absent, il avait été appelé à Marseille pour une affaire importante qui devait le retenir quinze jours. Je ne voulais pas l’attendre, et, d’ailleurs, je regardais mon désistement comme une chose sacrée sur laquelle j’aurais rougi de songer à revenir. C’était la seule résolution qui me consolât des humiliations dont j’étais abreuvée, et mon dénûment volontaire était l’unique protestation que je pusse élever contre les calomnies dont j’étais l’objet.

Jennie se résigna devant le fait accompli.

— Eh bien, dit-elle, faisons nos comptes. Nous avons en tout huit mille francs, dont six mille du traitement que je recevais de votre grand’mère, et deux, mille que j’avais auparavant. Avec cela, nous n’avons pas de quoi vivre. Il faut travailler, il faut, en cinq ou six années, gagner encore douze mille francs. Alors, nous aurons mille francs de rente et nous vivrons à la campagne, où vous voudrez, dans un beau pays, vous avec vos livres, moi avec le soin de notre ménage.

— Très-bien, Jennie, travaillons, me voilà prête. Qu’allons-nous faire ?

— La seule chose que je sache faire pour gagner assez vite ce qu’il nous faut. Je m’entends au commerce ; nous allons acheter un petit fonds que j’espère faire prospérer et revendre avec profit. Pendant que je tiendrai ma boutique, vous ferez des traductions. Il n’est pas possible qu’instruite comme vous l’êtes vous ne trouviez pas quelque chose à faire. Je soupçonne M. Mac-Allan de ne pas s’en être occupé du tout. Nous allons donc commencer par aller à Paris pour chercher un éditeur, puisqu’il faut cela ; après quoi, nous aviserons à nous établir dans quelque endroit favorable à mon travail et au vôtre. Si ce n’est pas encore pour le mieux, nous nous dirons que c’est en attendant le mieux.

Frumence consulté approuva courageusement Jennie en lui disant que, s’il devenait libre et que nous eussions besoin de lui, il ne serait jamais empêché par rien au monde de nous rejoindre ou de se consacrer à nous.

— Vous entendez bien, toutes deux ? ajouta-t-il ; où vous voudrez, comme vous voudrez : je vous aiderai de loin ou de près dans votre commerce, ou je prendrai un emploi. Ce qui est à moi est à vous aujourd’hui et toujours. Il n’y aura rien, jamais rien, après l’abbé Costel, qui soit un obstacle entre vous et moi dans ma vie ; fût-ce dans un an, fût-ce dans vingt ou dans trente, je suis à vous, je suis votre chose. Ne l’oubliez jamais ni l’une ni l’autre.

Nos paquets étaient à peine défaits, nous eussions pu partir le soir même ; mais il fallait que Frumence allât chercher une partie des fonds que Jennie avait déposés chez M. Barthez, qui les faisait valoir. Il était trop tard pour se rendre à Toulon, l’étude serait fermée. Nous décidâmes qu’il irait le lendemain matin, et que nous partirions le soir par la malle-poste.

Ma résolution prise, je me sentis plus calme et comme récompensée d’avance de la vie de travail que j’acceptais. Jennie était grave et pensive. Je l’emmenai promener sur le baou pour saluer avec elle une dernière fois le coucher du soleil de Provence sur la mer. Frumence nous accompagna, et nous parlâmes de nos projets ; mais le silence de Jennie nous inquiéta.

— Souffres-tu ? lui dis-je. Ce sentier est fatigant ; descendons.

— Non, dit-elle, marcher fait toujours du bien. Montons encore un peu.

Quand nous fûmes à mi-côte de la colline, je la fis asseoir, et, feignant d’admirer la Méditerranée en feu, je regardais Jennie à la dérobée ; je savais qu’elle n’aimait pas qu’on s’occupât d’elle. Je vis dans les yeux de Frumence la même anxiété que j’éprouvais. Jennie était de plus en plus pâle, et le chaud reflet du couchant qui teignait en rose ses vêtements clairs faisait paraître sa figure comme bleuâtre. Tout à coup sa tête se pencha en arrière, et je n’eus que le temps de la retenir dans mes bras. Elle s’évanouissait ; elle revint au bout d’un instant.

— Mes enfants, dit-elle, je me sens mal. J’étouffe. Laissez-moi reposer ici. Cela va passer ; tout passe.

Elle eut deux autres défaillances rapidement dissipées, et une troisième qui dura près d’une minute. J’étais épouvantée, je m’accusais du mal que je lui avais fait. Frumence voulait l’emporter.

— Non, dit-elle, vous me tueriez. Ne me touchez pas. Laissez-moi là. Ayez un peu de patience. Nous étions à un quart de lieue de toute habitation. Frumence sauta plutôt qu’il ne descendit dans le ravin le plus proche pour y cueillir des feuilles de menthe, afin de les lui faire respirer. Nous n’avions aucun autre remède sous la main. À peine eut-il disparu que Jennie eut une nouvelle syncope, et je sentis ses bras se roidir et ses mains se crisper. Je crus que j’allais mourir aussi. Je ne voyais plus le soleil étincelant. Tout devenait livide autour de moi. Je ne voyais même plus Jennie, et je ne la savais là qu’en sentant contre mes lèvres la sueur glacée de son front.

La menthe que Frumence apportait la soulagea un peu ; mais ce n’était pas de quoi lui rendre ses forces.

— Mes enfants, nous dit-elle encore, mais découragée cette fois, je crois que je vais mourir ici… Oui, je sens que je meurs. — Frumence, n’abandonnez jamais Lucienne… Ne me plaignez pas, je meurs sans avoir fait aucun mal… Jamais ! je meurs au soleil… à l’air… mais je ne le sens plus. — Frumence, adieu, je vous aimais plus que vous ne pensez ; sans elle, je vous aurais épousé. Aimez-la… comme votre sœur. Ah ! oui, je vous aimais bien tous deux ! Vous m’enterrerez auprès de ma chère dame…

Elle s’évanouit cette fois si profondément, que nous ne sentions plus son cœur battre. Frumence se résolut à l’emporter. Quand nous la déposâmes sur son lit, nous la crûmes morte, et je ne peux plus me faire de notre désespoir aucune idée que je puisse traduire par des paroles.




LXXIV


Jennie fut entre la vie et la mort pendant trois semaines. Le médecin de Toulon que nous fîmes venir, car je n’avais aucune confiance dans le docteur Reppe, me disait en vain que c’était sans doute une maladie chronique déjà ancienne que Jennie avait trop cachée et trop brutalisée ; je n’en croyais rien ; je n’accusais que moi, ma lâche, mon égoïste personnalité, du chagrin qui l’avait brisée. Il y eut des jours affreux, des heures de souffrance atroce où Jennie elle-même, dans le délire, m’accusait de l’avoir tuée à petit feu par mes soucis et mes caprices. Aussitôt qu’elle avait un moment de calme, elle me jurait le contraire, et, n’ayant pas conscience de ce qu’elle avait dit, elle s’étonnait de mes remords. Elle me promettait alors de vivre pour moi, disant qu’elle saurait bien nous faire une existence heureuse, et s’impatientant de sa maladie comme d’un retard dont elle s’accusait ; mais, quand revenaient les crises, elle appelait la mort, disant qu’elle avait bien assez souffert dans sa vie et qu’il était temps d’en finir.

Je ne l’avais pas quittée d’un instant ; je n’avais confié à personne les soins les plus minutieux et les plus pénibles. Je n’avais pas dormi deux heures par semaine, je tombais de fatigue et de désespoir lorsque le médecin me fit tout oublier en me disant qu’elle était sauvée. Pourtant la convalescence fut encore plus pénible, moralement parlant, que la maladie. Je souffris dans mon cœur et dans mon esprit toutes les tortures imaginables. Jennie, qui était la perfection dans la force, ne s’était jamais trouvée aux prises avec un état physique qui paralysât l’action de sa volonté. Le rôle passif était tellement contraire à sa nature, qu’elle perdit le courage au moment où elle n’avait plus besoin que de patience. Elle avait lutté héroïquement contre l’agonie, et ses cris de désespoir avaient été rachetés par de sublimes efforts de résignation et de tendresse ; quand elle recouvra l’habitude de vouloir, l’équilibre entre sa force d’aspiration et sa force d’exécution se trouvant rompu, elle eut des faiblesses d’enfant, des impatiences et des caprices, des larmes et des révoltes ; elle fut ce qu’on appelle une mauvaise malade, et il y eut des jours entiers où elle sembla ne plus m’aimer.

J’avais mérité ce châtiment pour m’être laissé trop chérir. Aussi, malgré ses rudesses, mon adoration pour elle ne se démentit pas un instant. Mon cœur s’oublia lui-même et méprisa ses propres blessures pour recevoir et partager toutes les blessures du sien. Je savourai sans me plaindre et sans me lasser ce calice dont je me reprochais de lui avoir versé le fiel : ce fut mon expiation.

Jennie fut plus douce, plus soumise et plus reconnaissante envers Frumence qu’envers moi. Elle trahissait ainsi l’amour qu’elle avait tant caché, tant surmonté et tant voulu sacrifier. Elle trahissait aussi les moments de colère, d’aversion, de jalousie peut-être qu’elle avait dû éprouver en s’immolant pour moi. Chère Jennie, combien je l’admirai, combien je la connus et l’appréciai quand son délire, et son abattement qui était du délire encore, me révélèrent les combats intérieurs où son amour pour moi avait triomphé ! Je voyais enfin la femme percer à travers l’ange, et l’ange était d’autant plus céleste que la femme avait plus souffert. Mon unique consolation dans cette épreuve fut de dire à Frumence, dans les rares entretiens que je pus avoir avec lui, — car Jennie dormait peu, — tout ce que je découvrais d’amour pour lui dans le cœur si longtemps fermé de cette sainte. Je lui reprochai, à lui, de s’être trop soumis à ma destinée, et je lui fis promettre que, lorsque Jennie guérie reviendrait à son système d’absorption en moi, — car nous savions bien qu’elle y reviendrait, — il aurait la ferme volonté de m’aider à le combattre.

Il réfléchit un instant et répondit :

— Oui, Lucienne, il faut que cela soit, et cela sera, je vous le jure devant Dieu !

— Dieu ? m’écriai-je ; vous dites Dieu, Frumence ? C’est donc que vous l’avez prié pendant l’agonie de notre chère malade ?

— Non, ma chère Lucienne, je n’ai pas cru devoir prétendre à obtenir un prodige, et je savais que la nature avait en elle seule et en elle-même le don des miracles. Quand je dis Dieu, c’est pour nommer une des plus douces hypothèses que l’esprit humain puisse concevoir, c’est pour désigner le bien absolu dont nous portons en nous-mêmes l’aspiration. J’accepte ce que vous croyez, je n’y crois pas pour cela. Résignez-vous, Lucienne, à estimer sans réserve les gens qui aiment le vrai, quand même ils le voient sous un aspect qui vous semble faux.

— Prenez garde, mon ami, Jennie est croyante ; il ne faudra jamais la blesser.

— Si Jennie veut que j’aille à la messe, j’irai. Je la servirai même encore au besoin, et si elle veut que je ne dise jamais que je ne crois point, je ne le dirai jamais. C’est si facile !

Je vis que Frumence n’avait pas changé un iota à son programme. La vie qu’il menait aux Pommets n’était pas faite pour modifier ses idées. Il était toujours l’homme le meilleur, le plus généreux, le plus pur et le plus sûr ; mais l’idéal n’était pas nécessaire à sa conception métaphysique, et il n’avait pas besoin d’un autre Dieu que sa propre conscience. Le feu sacré lui manquait, même celui de la révolte contre les idées qui gouvernent la plupart des autres hommes. Ce qui était erreur à ses yeux ne l’irritait pas. Il était un admirable type de tolérance et de sagesse. Il manquait de flamme, et je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il était une lumière froide.

Il sourit en me répondant :

— C’est pour cela que j’aime une femme plus âgée que moi, et que je vois la perfection où elle est, sans lui demander de m’embraser, pourvu qu’elle me pénètre.




LXXV


Enfin Jennie se calma, et, à mesure que les forces physiques revinrent, l’exaspération nerveuse diminua. Le jour où elle put faire ce qu’elle souhaitait depuis longtemps, qui était de remonter au baou où elle s’était sentie foudroyée par son mal, et où elle voulait, disait-elle, renouveler son bail avec la vie afin de nous la consacrer, elle fut véritablement guérie. Elle chercha sur l’herbe de la colline la place où elle s’était affaissée ; mais l’automne était venu, et l’herbe brûlée avait repoussé et reverdi. La mémoire de Frumence suppléa aux indices qui nous manquaient. Il retrouva aisément le creux où croissait la menthe et le talus où nous avions cru nous dire un éternel adieu. Nous enlaçâmes nos mains tous trois en ce lieu terrible, et Jennie nous dit :

— Mes enfants, je remercie Dieu ! Il n’eût été ni difficile ni cruel de mourir ce jour-là. Je ne souffrais pas, je voyais déjà de l’autre côté de la vie, et les peines de celle-ci ne me paraissaient plus rien devant le beau ciel où nous devions nous retrouver. J’oubliais d’être inquiète pour ma Lucienne ; j’oubliais de vous plaindre, mon pauvre Frumence. Je m’en allais ! La mort rend égoïste apparemment, car je ne voyais plus que Dieu. Vous ne croyez pas à cela, Frumence, n’importe : ma Lucienne me comprend. Je vous en ai voulu, quand je me suis retrouvée sur mon lit de douleur, de ne m’avoir pas laissé finir ici, dans un si bel endroit et par un si beau soir ! Vous n’avez pas voulu laisser partir Jennie, c’était votre droit, puisqu’elle est à vous deux, et à présent je vous en remercie ; car, si cette vie ne vaut pas l’autre, elle a du bon tant qu’on est aimé. Vous m’avez soignée comme des anges que vous êtes, et je crois que j’ai été souvent méchante. Je ne me souviens pas bien de ce que j’ai pu vous dire, même en ces derniers temps où j’ai beaucoup parlé, je crois, dans la fièvre. Oubliez-le, ce n’était pas Jennie qui parlait. Un malade n’est pas une personne, ou c’est comme une personne ivre. Rendez-moi tout à fait la vie, parlez-moi de l’avenir. Écoutez, Lucienne, Frumence m’en a déjà dit quelque chose hier et ce matin : s’il ne se trompe pas, nos projets vont être bien changés ; mais il faut qu’il ne se trompe pas et que vous jugiez vous-même.

Frumence revint alors à son idée fixe de justifier Mac-Allan.

— Voyons, me dit-il, supposons qu’il ait eu des relations avec lady Woodcliffe avant son mariage avec le marquis de Valangis, et que ces relations eussent dès lors complètement cessé, le trouveriez-vous bien coupable d’avoir songé, après tant d’années écoulées sur cette faute, à vous offrir son nom ?

— Non, sans doute ; mais ces relations ont recommencé après la mort de mon père ; elles existaient lorsque Mac-Allan s’est chargé de venir ici contester mes droits.

— Et si ces relations n’avaient recommencé que dans des termes parfaitement désintéressés et même froids de la part de Mac-Allan ?

— Cela n’est pas probable, puisqu’il y a deux mois encore il la voyait assidûment sous prétexte de plaider ma cause auprès d’elle.

— Ce n’est peut-être pas probable ; mais si cela était prouvé ?

— Si cela pouvait être prouvé, John en aurait fait le serment.

— Et si John, ne sachant pas la vérité, n’avait pu l’affirmer ?

— Encore une invraisemblance ! D’ailleurs, ce lien coupable qui a existé autrefois — cela n’est que trop avéré et trop prouvé par le silence de Mac-Allan depuis ma rupture avec lui — me laisserait encore un sentiment de répulsion invincible. Je suis la fille de M. de Valangis ! Qu’il ait été outragé avant son mariage ou depuis sa mort, l’outrage rejaillit sur moi, et je le trouve ineffaçable.

— Alors, reprit Frumence en me regardant attentivement, pour que Mac-Allan fût absous, à quarante ans, d’avoir aimé avant de vous connaître, il faudrait que vous ne fussiez en aucune façon la fille du marquis de Valangis.

— Oui, Frumence, voilà ce qu’il faudrait.

— Mais vous ne désirerez jamais que cela soit ?

Je baissai la tête et ne pus mentir, bien que le ressentiment ne fût pas encore éteint dans mon âme. Si Mac-Allan eût pu prouver tout ce que supposait Frumence, je l’eusse aimé encore, je le sentais bien.

— Il m’importe assez peu, répondis-je enfin, d’être ou de n’être pas la fille d’un homme que je n’ai pas connu et qui ne m’a point aimée ; mais il m’importe beaucoup de n’être jamais la femme d’un homme qui manque de délicatesse. Je vous en supplie, mes amis, ne me parlez plus de lui, à moins que vous n’ayez les moyens de le disculper entièrement. Je suis en train de me réhabiliter à mes propres yeux de toutes mes erreurs de jugement et de toutes mes prétentions au bonheur idéal. Je suis forte ci présent, j’ai véritablement souffert. Depuis deux mois, je n’ai pas vécu un seul moment pour moi-même. Dieu m’a pardonné, j’en suis sûr, car, à l’idée de perdre Jennie et en voyant ses souffrances, j’ai maudit mon orgueil et abjuré toutes mes ambitions. À présent, je suis certaine que nous pouvons vivre heureux tous trois avec le peu qu’elle possède et le peu que je pourrai gagner. Restons donc ici tant que vivra l’abbé Costel. Après cela, si nous n’avons plus rien, nous irons chercher de l’ouvrage ailleurs. La misère ne s’appesantit jamais sur ceux qui se respectent, et je suis certaine qu’avec de l’ordre et de l’activité nous n’en subirons pas les extrêmes conséquences ; mais, fallût-il mendier, je ne me plaindrai pas, pourvu que Jennie vive et soit votre femme. Lucienne de Valangis N’existe plus, et vous ne devez plus chercher à la faire revivre ; celle qui prend sa place vaut mieux. Ne l’empêchez pas de le prouver.

Ma résolution était si bien prise de ne plus souffrir de rien pour mon propre compte, que mes amis durent me croire. La maladie avait un peu usé les forces d’initiative et de résistance de Jennie, et je profitai de cette disposition pour la décider à laisser publier ses bans la semaine suivante. Comme désormais je ne voulais à aucun prix la quitter, elle comprit enfin que son mariage mettrait fin aux suppositions dont je pouvais avoir encore à souffrir. Six semaines plus tard, l’abbé Costel bénit son union avec Frumence.

Aussitôt qu’elle fut mariée, elle s’ingénia pour trouver de l’ouvrage pour nous deux. Il n’y eut aucun moyen d’utiliser mes talents à domicile. Toulon n’est point une ville littéraire, et, ne connaissant personne à Paris, je ne pouvais espérer de trouver par correspondance un éditeur. M. Barthez l’essaya en vain, et, comme je ne voulus accepter aucun secours, il dut m’offrir des rôles à copier. Il était à la fois avoué et avocat, comme, cela était toléré encore dans les provinces. J’acceptai avec empressement la tâche qu’il me confiait, et je m’en tirai fort bien. En outre, Jennie ayant pris des dentelles à remettre à neuf, je l’aidai, et à nous deux nous pûmes gagner une cinquantaine de francs par mois. C’était bien assez pour vivre aux Pommets dans des conditions d’hygiène, de propreté et d’indépendance. Le presbytère étant à moitié ruiné, en attendant qu’on pût m’y redresser un peu de logement, j’avais pris, dans une maison abandonnée appartenant à Pachouquin, un gîte dont il ne voulut jamais se laisser payer le loyer. Il était aisé, et, comme c’était un très-honnête homme, je ne rougis en aucune façon d’accepter son hospitalité. Tout à coup il me prit en si grande estime, qu’un beau jour il m’offrit son cœur, sa main et ses vingt mille francs de capital. C’était certes un beau parti pour une fille sans nom et sans avoir, et, si le nom de Pachouquin était bizarre, il n’avait rien que d’honorable. Mais le bon paysan veuf avait cinquante ans et ne savait pas lire très-couramment. Je l’aidais à tenir les registres de sa mairie, et je lui persuadai d’épouser une pauvre cousine qu’il avait à Ollioules, et à laquelle il m’avoua avoir souvent songé. C’était une excellente personne qui amena une servante avec elle, et la population des Pommets se trouva ainsi en voie de renouvellement et d’augmentation, car le garde champêtre épousa la servante au bout de trois mois, et la présence de quatre femmes, Jennie et moi comprises, modifia un peu l’aspect morne et désolé du village.



LXXVI


L’année s’acheva ainsi sans que j’eusse aucune nouvelle de Mac-Allan et sans que je permisse à Frumence de jamais m’entretenir de lui. Toute passion s’était apaisée ou endormie en moi, et, quelque rigide que fût mon existence, il est certain pour moi que ce temps fut le plus paisible de ma vie. J’arrivais à trouver que Frumence, avec sa froide philosophie, avait raison, et qu’il n’y a qu’une manière d’être heureux, c’est d’être d’accord avec soi-même et d’arranger son sort en conséquence. Êtes-vous doué d’une ardente personnalité, courez les aventures, osez tout, et ne vous en prenez qu’à vous du mal et du bien qui vous arriveront. Êtes-vous de nature aimante, et connaissez-vous quelqu’un dont les peines vous empêchent de dormir, dont l’ennui vous défende de vous amuser, restez auprès de cet être-là et oubliez-vous tout à fait ; car, du moment qu’il vous est plus cher que vous-même, tout ce que vous ferez pour reprendre votre liberté vous enchaînera davantage, ou empoisonnera votre délivrance.

Quand l’orage menaçait de se réveiller dans mon cœur, je le dominais.

— Tu as voulu aimer, me disais-je, c’est que tu étais née pour aimer. Ton éducation chercheuse, tes réactions, tes folles rêveries et tes immenses désirs d’idéal ne t’ont pas fait trouver un autre but. L’ambition mondaine, la richesse, le rang, l’amour du bruit, ne t’ont pas sollicitée, et tu as sacrifié ces choses sans regret. Aime donc, mais aime qui tu dois aimer. Tu te dois à l’affection sans bornes de Jennie, et vouloir lui préférer quelqu’un, c’était un vol que tu méditais.

Ces réflexions étaient courtes et décisives. Je ne permettais plus à mon imagination de répliquer. Je ne connaissais plus les paresses et les angoisses de la contemplation de moi-même. Je ne m’aimais plus qu’à la condition de valoir quelque chose. Je me blâmais de m’être aimée sans conditions si longtemps. J’avais d’ailleurs, et fort heureusement, bien peu d’instants à moi. Je travaillais pour le pain quotidien. Je gagnais mes journées, et, quand le soir arrivait, j’étais contente de moi. Je voyais Jennie tranquille, Frumence heureux, l’abbé Costel gai, et je pouvais me dire que tout cela était mon ouvrage, puisque d’un mot j’avais pu et j’avais failli l’empêcher. Ce pays que j’avais pris en horreur un instant et que j’aurais voulu fuir à tout prix pour m’étourdir dans un milieu nouveau quelconque, il me reprenait tranquillement, et je me laissais faire. Mes connaissances et mes aptitudes eussent pu se développer dans un monde pour lequel j’avais été formée ; l’inutilité de fait de toutes ces choses m’avait frappée le jour où j’avais renoncé à la lutte. Elle était bien constatée désormais. La pauvreté, l’isolement, l’abandon, le manque d’avenir, retombaient sur moi sans bruit, sans secousse, comme la pierre inexorable du sépulcre sur un corps enterré vivant.

Situation terrible, et qui eût dû briser une nature à la fois ardente et réfléchie comme la mienne, situation grande et féconde quand même, puisque mon vif sentiment du devoir et de la vie me la fit vouloir énergiquement, au lieu de l’accepter avec une molle résignation. Mon navire avait sombré. Je n’avais pas attendu que la mort montât jusqu’à moi, je m’étais jetée résolument à la mer, et, prodige de ma vitalité ou bonté suprême du destin, je ne m’étais pas noyée. J’avais trouvé sous le flot un monde nouveau, mystérieux, voilé, où je m’étais si vite habituée à respirer que des organes nouveaux m’étaient venus et que j’y voyais maintenant briller le soleil, plus beau et plus pur peut-être que ne le voient ceux qui vivent à la surface. Oui, oui, cette métaphore me plaisait.

— À vouloir lutter, me disais-je, tu te serais débattue péniblement, inutilement, honteusement peut-être entre deux eaux, sans être ni plèbe ni aristocratie, sans inspirer ni confiance ni amitié solide, éblouissant quelques-uns, effarouchant le plus grand nombre. Tu t’es jetée tout au fond, dans le grand abîme du renoncement, semblable à cette région profonde des mers que les orages n’atteignent pas et où règne la froide et lumineuse splendeur du calme.

C’est qu’en dépit de tout, mes ressources intellectuelles me sauvaient de l’ennui et du dégoût, et que les vrais biens ne sont jamais perdus. J’arrivais, comme Frumence, à me faire un monde intérieur tout rempli de grands noms et de grandes pensées. Une heure de lecture, que je pouvais saisir entre deux longs travaux matériels, me valait mieux que mes anciennes journées d’études et de discussions. J’étais comme le paysan qui fait de grand appétit un bon repas avant de prendre la serpe ou la cognée, et qui sent sa force renouvelée pour une tâche de six heures. Ainsi, je reprenais mon aiguille de dentellière ou ma plume de copiste avec entrain quand j’avais lu posément cinq ou six belles pages dont je vivais le reste du jour. Le soir, nous marchions tous trois au hasard pendant deux heures, causant de tout, de l’univers à propos d’une fourmi, et de l’histoire du genre humain sur la terre à propos d’un enfant qui passait conduisant sa chèvre.

La nuit, plus de veilles débilitantes et de rêves dangereux : un sommeil de plomb ! Si quelquefois une bourrasque passait sur les tuiles mal assujetties du presbytère, où l’on avait enfin réussi à me créer un petit logement isolé et assez commode, je m’éveillais avec plaisir pour l’écouler passer. Cette vie simplifiée que j’avais su me faire, me rendait aussi indifférente aux tempêtes du ciel qu’à celles de l’esprit. Que le vent d’est emportât une partie du toit, il ne serait ni long ni coûteux à reconstruire. Tant pis pour les palais quand ils s’écroulent ! Que la personnalité sacrifiée vînt encore me mordre un peu le cœur, il ne me faudrait qu’un jour de travail et de fatigue pour la vaincre : tant pis pour les châteaux en Espagne !

Je n’avais jamais été douce. Jennie disait de moi que j’étais généreuse, ce qui n’est pas la même chose. Avec de la tendresse, on me conduisait aisément : le grand mérite ! Je voulais bien n’être pas mauvaise, à la condition que les autres fussent parfaits. Dans ma vie nouvelle, j’appris à ne pas regarder mes idées comme infaillibles et mes volontés comme souveraines. En les soumettant à ma raison et à mon dogme du devoir, je m’habituai vite à les modifier et même à les laisser partir comme des oiseaux qu’on chasse d’un arbre et qui ont toute une forêt pour percher aussi bien ailleurs. Bien m’en prit, car Jennie mariée changea un peu, et l’épouse donna plus d’autorité à la mère. Rien ne s’était refroidi pour moi dans son cœur, loin de là : je crois qu’elle se défendait encore d’aimer trop Frumence dans la crainte d’avoir une idée, un projet dont je n’eusse pas la meilleure part ; mais sa maladie laissait encore parfois de l’ébranlement dans ses nerfs. Elle avait des moments d’impatience, et, quand elle me reprochait de ne pas prendre pour mon usage la plus jolie pièce de notre pauvre mobilier, ou de ne pas me réserver à table le meilleur morceau, c’était avec une sorte d’emportement. J’eusse regimbé ou boudé autrefois ; mais désormais il m’était doux de sentir la volonté de Jennie peser sur la mienne et me remettre à ma place, moi qui avais tant abusé de sa douceur !

Quelquefois Frumence craignait qu’elle ne m’eût fait de la peine en me parlant sur un ton brusque. Je le rassurais.

— Laissez-la faire, lui disais-je. Cela me fait sentir qu’elle est non plus ma bonne, mais ma mère. Si elle ne me grondait pas, je ne serais pas de la famille, et je me trouverais à charge.

L’affection de ces deux êtres si bien faits l’un pour l’autre s’établit dès le lendemain de leur union avec autant de calme et de gravité apparente que s’ils eussent été mariés depuis dix ans. Jennie, toujours jolie, embellie même par sa maladie, qui en amincissant sa taille et ses traits lui avait donné l’air plus jeune qu’auparavant, ne laissa percer aucune ivresse contraire à la dignité de son âge véritable, et Frumence, s’il était vivement épris, comme je le crois, cacha si bien ses joies, que je ne me sentis pas de trop un seul instant avec eux. Je leur sus gré de cette noble chasteté qui protégeait le sentiment intime de ma pudeur. Leurs beaux yeux clairs rencontrèrent toujours les miens avec une tendre sérénité, et jamais je ne les vis surpris ou troublés à mon approche. J’étais vraiment bénie, et l’époux de Jennie, au lieu de se mettre entre elle et moi, semblait avoir apporté dans nos relations quelque chose de plus complet, l’éternelle sécurité.

La seule chose qui tourmentât Jennie, c’était le désir d’améliorer rapidement notre sort commun, le mien surtout, car elle ne s’habituait pas à l’idée de me voir ouvrière. Si je l’eusse écoutée, je me serais croisé les bras pendant qu’elle travaillait, et j’eusse consenti à ce qu’elle dépensât ses économies pour me procurer une meilleure habitation et une toilette plus élégante. Sur ce point, je lui résistai énergiquement, et, quand elle vit que je me trouvais heureuse de vivre comme elle, de me servir moi-même et de travailler de mes mains, elle se calma peu à peu.

Je dois dire que les habitants du pays nous aidèrent beaucoup par leur obligeance à nous préserver de la gêne. Non-seulement nos voisins nous aimaient, et madame Pachouquin, qui était une personne excellente, nous comblait de soins et de petits présents, mais encore les paysans de toute la vallée et les ouvriers de Toulon, que nous avions fait souvent travailler à Bellombre, protestèrent par leur attachement contre les calomnies répandues contre nous. Le dimanche, nous recevions les visites de ces braves gens, et, en voyant que j’étais gaie, sans regrets du bien-être et laborieuse avec plaisir, ils conçurent pour moi une estime qui alla bientôt jusqu’à l’engouement. Les Méridionaux ne font rien à demi. Leur blâme tourne aisément à l’outrage, mais aussi leur sympathie passe vite à l’enthousiasme. J’étais toujours pour eux la demoiselle, et, comme je les priais de ne plus me donner le nom de Valangis pour ne pas m’attirer de querelles avec le grand monde, ils s’obstinaient à m’appeler la demoiselle de Bellombre. Ainsi, lady Woodcliffe, dût-elle réussir à faire relever le marquisat au profit de son fils, ne pouvait me déposséder de ma populaire seigneurie.

Mais ce qui valut encore mieux que cette sorte de réhabilitation nobiliaire, c’est que la bonne opinion du peuple sur mon compte s’imposa insensiblement à toutes les classes, ainsi qu’il arrive toujours en pareille occurrence. Il n’est guère de calomnie qui prévale contre ces mots : aimé des pauvres ! Les plus fières notabilités sont jalouses de l’amour des petits, et, quand elles ne l’inspirent pas spontanément, elles tâchent de l’obtenir par des bienfaits. Moi, je ne pouvais rien acheter, on m’aimait gratuitement. On respectait Jennie que l’on voyait passer le dimanche, allant seule à la ville pour chercher et reporter notre ouvrage, tandis que, loin d’exploiter l’intérêt de ma situation, je faisais le ménage en son absence, et ne me montrais qu’à ceux qui venaient me voir. Bientôt les bourgeois vinrent pour m’offrir leurs services, et les nobles aussi, M. de Malaval en tête, pour m’engager à accepter leur protection. Je refusai que ceux-ci intervinssent entre mes ennemis et moi, et leur protestation contre l’inimitié dont j’étais victime n’en fut que plus vive. Quand ma déchéance sociale fut proclamée à Toulon par un jugement rendu à la requête de ma belle-mère et facilitée par mon refus de combattre, il y eut un cri de réprobation contre cette riche famille qui me dépouillait si cruellement, afin d’avoir le droit de m’offrir à titre d’aumône des moyens d’existence que je ne voulais ni ne pouvais accepter. On rendit pleine et entière justice à ma fierté, et il fut question dans le peuple de me porter en triomphe et de mettre le feu à certain moulin. Nous réussîmes à calmer les esprits ; mais la cabale suscitée contre moi n’eut plus le moindre succès à espérer, et madame Capeforte, réduite au silence, chassée de plusieurs maisons recommandables, prit le parti de nier son animosité et de dire hypocritement qu’elle avait été trompée sur mon compte. Elle essaya de se réconcilier avec moi et me fit des avances auxquelles je ne répondis pas. Alors, elle me dépêcha Galathée, que j’accueillis sans rancune, mais avec réserve, en ne lui permettant pas de me parler d’autre chose que de la pluie et du beau temps.

Les gens de Bellombre, le bon Michel en tête, venaient aussi me voir souvent, et, si j’eusse voulu les croire, ils m’eussent apporté toutes les fleurs et tous les fruits du domaine. J’eus beaucoup de peine à leur faire comprendre que je n’avais plus droit à rien, pas même à une rose de notre jardin. C’étaient alors des pleurs et des exclamations qui parfois m’ennuyaient un peu, je l’avoue. Je ne me trouvais pas si déplorable que cela. J’avais conquis un trésor de philosophie que ces bonnes gens ne savaient pas apprécier.




LXXVII


Que devenait Marius ? Il n’osait venir me voir, bien que Galathée m’eût insinué dans sa visite qu’il avait l’intention de m’en rendre une, si je l’y encourageais. Je n’avais pas répondu : je ne trouvais pas que Marius dût se servir d’un intermédiaire auprès de moi, et surtout d’un intermédiaire comme mademoiselle Capeforte. J’étais depuis quinze mois aux Pommets quand je reçus de lui cette étrange lettre :

« Lucienne, j’ai perdu mon emploi, et c’est un peu toi qui en es cause. Si tu n’avais pas laissé mon opinion et celle des autres s’égarer sur ton compte dans un temps où j’aurais pu réparer les torts que tu m’attribuais, je n’aurais pas été enveloppé dans ta disgrâce et traité d’ingrat pour ne t’avoir pas épousée. Rappelle-toi que c’est toi qui n’as pas voulu de moi ; mais j’ai beau le dire, personne ne veut le croire, et j’ai reçu des affronts qui m’ont forcé d’avoir plusieurs affaires. Il en est résulté qu’on me croit duelliste et mauvaise tête, et que j’ai perdu l’appui de mes protecteurs. Me voilà sans ressources, car je n’ai pas pu faire d’économies. La position qu’on m’avait donnée m’entraînait à des dépenses pour paraître décemment dans le monde, et je n’ai rien pu mettre de côté. Que veux-tu que je devienne dans de telles circonstances ? Je ne peux pas exercer un métier, ta grand’mère ne m’en a pas fait apprendre, et elle a eu tort, puisqu’elle ne songeait pas à me faire un legs. Je ne peux donc pas t’offrir d’être ton soutien, je ne sais pas me soutenir moi-même.

« Dans cette extrémité, et ne pouvant descendre aux horreurs et aux avanies de la misère, j’ai été contraint ou de me jeter à l’eau ou d’accepter la main d’une personne que je n’aime certainement pas d’amour et que j’aurai bien de la peine à prendre au sérieux. Tu devines de qui il s’agit. Elle a essayé de te parler de moi, elle voulait te faire cette confidence ; mais tu as détourné la tête avec mépris et la conversation avec empressement. Tu me dédaignes bien, Lucienne, et tu me hais peut-être… Cette pensée m’est insupportable. Écris-moi un mot, dis-moi que tu me pardonnes, ou que tu m’oublies ; car, sans cela, je suis capable de reprendre la parole que m’a arrachée le docteur Reppe, et d’aller m’engager comme soldat au service de l’Espagne ou de l’Autriche en cachant un nom que je ne dois pas dégrader. »

« Mon cher Marius, lui répondis-je, si vous étiez soldat au service de la France, votre nom ne serait pas dégradé selon moi ; mais nous avons des idées très-différentes là-dessus, et ce que je vous dirais serait fort inutile. Si vous ne pouvez échapper aux avanies et aux horreurs de la misère lâche et paresseuse, faites un riche mariage ; mais tâchez d’avoir au moins de l’amitié et de l’estime pour votre femme. C’est à vous de la rendre telle que vous puissiez la prendre au sérieux. Que ce soit donc là le but de tous vos efforts. Je vous promets d’y aider autant qu’il me sera possible en parlant d’elle avec tout le ménagement que mérite du moins jusqu’ici la douceur de son caractère. Vous voyez, d’après cette promesse et d’après ce conseil, que je n’ai aucun ressentiment contre vous, et que je m’intéresse toujours à votre bonheur. »

Quelques jours après, on publia les bans de Marius avec mademoiselle Capeforte, et celle-ci m’écrivit :

« Ma bonne Lucienne, je sais que tu as le cœur généreux et que tu as donné de bons conseils à Marius. Je viens donc te dire une nouvelle qui te fera plaisir. Ta belle-mère n’a pas réussi à faire avec Bellombre un marquisat pour son fils ; on la dit même dégoûtée de cette idée-là, parce qu’elle va se marier en troisièmes noces avec un vieux lord anglais qui repasse sa pairie sur la tête du jeune homme. Alors, on dit que Bellombre va être vendu, et je ne te cache pas que l’ambition de maman et du docteur, c’est de l’acheter pour Marius et pour moi. Si ça réussit, comme je l’espère, je t’offrirai un logement chez nous et la nourriture. Je compte que tu ne voudras pas me faire de la peine en me refusant.

« Ton amie pour la vie,

« Galathée. »

Ainsi, madame Capeforte, bien que honnie et bafouée, en était venue à ses fins. Elle m’avait dépossédée, calomniée, chassée ; elle avait réalisé son rêve de marier sa fille à un gentilhomme, et ce gentilhomme, c’était Marius !

Elle m’avait pris mon nom, mon fiancé, ma fortune, elle allait me prendre ma maison, et vieillir tranquillement sur le fauteuil où j’avais vu expirer ma grand’mère !

— Non ! me dit Frumence, à qui je faisais part de mes réflexions ; le fauteuil du moins est sauvé. Il est chez Pachouquin, bien caché et bien soigné, j’attendais le jour de votre fête pour le placer dans votre chambre.

— Et comment donc avez-vous fait, Frumence ? Était-il déjà en vente ?

— Non, et, ne pouvant l’acheter, je l’ai volé.

— Vous, Frumence ?

— Oui, pour vous, Lucienne ; J’ai bien examiné ce respectable meuble, je l’ai mesuré, dessiné, et avec l’aide de Michel, qui est un peu tapissier, j’en ai fabriqué un tout pareil que j’ai mis à la place. Nous avons fait le coup durant la nuit, avec mystère, comme deux malfaiteurs, et pourtant très-satisfaits de nous-mêmes. J’aurais bien voulu emporter aussi le pittospore ; mais j’ai, dans un coin banal et presque inconnu de la montagne, un de ses enfants qui vient à merveille, et que nous devions planter devant votre fenêtre un de ces matins. J’ai volé aussi votre premier berceau pour Jennie ; j’ai même ramassé dans la cour du château les morceaux de la princesse Pagode, et je les ai recollés. Ils sèchent dans mon atelier.

— Bien, mon bon Frumence ! Marius l’eût certainement recassée, s’il l’eût retrouvée à Bellombre. Me voilà receleuse ; mais, comme vous, je suis sans remords. À présent nous pouvons rire de l’engageante promesse qui m’est faite. Me voyez-vous d’ici logée et nourrie par la future madame Galathée de Valangis ! Mais je lui dois de la reconnaissance, car, si quelque chose pouvait me rendre fière d’avoir perdu mou nom, c’était de le voir ramassé par elle.

— Soyez bonne jusqu’au bout, reprit Frumence, remerciez-la de ses offres sans raillerie et sans amertume : sa mère y verrait du dépit !

C’était bien ce que je comptais faire, et c’est ce que je fis ; mais je n’en avais pas fini avec les misérables agitations de Marius. La veille de son mariage, il m’écrivit encore :

« Lucienne, c’est demain ! Plains-moi. Cette épreuve est tellement dure, qu’elle est peut-être au-dessus de mes forces. Jurer amour et fidélité à cette pauvre créature ridicule et à moitié idiote ! entrer dans cette famille abjecte, m’entendre appeler mon fils par cette intrigante ! cela me rappellera le jour où ta grand’mère m’appela ainsi quand elle mit ta main dans la mienne. Ce jour-là, nous nous aimions, Lucienne ! Pour toi, c’était de l’amitié ; mais moi, j’avais beau m’en défendre pour ne pas t’effaroucher, j’étais amoureux de toi. Ne ris pas, il faut payer ce tribut une fois en sa vie. Je l’ai payé, et je sens que je n’aimerai plus jamais personne. J’ai mal aimé, c’est vrai, mais les autres t’aimeront-ils mieux, et Mac-Allan ne t’a-t-il pas abandonnée, lui aussi ? Écoute, Lucienne, j’ai la tête troublée. Cette situation est trop cruelle pour moi. Tu as consenti à assister à mon mariage, tu ne veux pas paraître à la fête, mais tu as promis à Galathée d’être à la municipalité. Peut-être ne comptais-tu pas tenir parole. Eh bien, sauve-moi, viens ! Si je te vois là, je romps tout, je dis non, je déclare que c’est toi que j’aime, je te venge de tous tes ennemis, je t’épouse ! Après cela, inutile au monde et avili par la misère, je me brûle la cervelle ; mais je te laisse un nom que personne ne pourra te contester, je répare mes torts et je meurs content. Viens, Lucienne ! L’espoir que tu viendras me donnera la force de me traîner jusqu’à la mairie. »

On pense bien que je n’y allai pas, quoique j’eusse d’abord résolu de donner cette preuve d’oubli et de pardon. Marius ne fit point d’esclandre, il alla à la mairie et à l’église. Le lendemain, il m’envoya un exprès pour me redemander ses lettres, que je lui renvoyai. Grâce à une coïncidence vraiment burlesque, le même exprès me remit un billet mystérieux de Galathée par lequel elle me réclamait les folles confidences qu’elle m’avait écrites à Sospello au sujet de son inclination inconsidérée pour Frumence. Heureusement, John, au moment de mon départ, m’avait remis ces lettres que je n’avais pas voulu lire, et je pus les renvoyer toutes cachetées, recommandant bien au garçon meunier chargé de cette mission délicate de ne pas se tromper de paquet en les remettant aux deux époux séparément.




LXXVIII


Plusieurs mois s’écoulèrent encore sans apporter de changement à ma situation d’esprit et de fortune. Je n’étais point à plaindre, nous vivions dignement, simplement. Nous amassions pour l’avenir, sou par sou pour ainsi dire, de quoi nous mettre à l’abri d’une maladie, d’un sinistre, d’un chômage quelconque. Jennie rêvait toujours de sortir un jour des Pommets pour me trouver un milieu plus civilisé et pour s’utiliser davantage ; mais l’abbé Costel se portait bien. Ce digne homme était si bon, si facile à vivre et si heureux de vivre avec nous autour de lui, qu’en somme nous n’aspirions qu’à le conserver longtemps.

Les pourparlers du docteur Reppe avec M. Barthez, chargé de la vente de Bellombre, n’aboutissaient pas. M. Barthez disait ne pouvoir prendre aucun parti avant que lady Woodcliffe eût convolé en troisièmes noces et assuré la pairie de son futur époux à son fils aîné. Telles étaient les instructions communiquées par Mac-Allan au nom de sa cliente.

Mac-Allan n’aimait donc pas lady Woodcliffe, et il n’y avait plus aucun lien entre eux, puisqu’elle contractait un nouveau mariage ? Ainsi parlait ingénument Jennie.

— C’est-à-dire, répondait Frumence, qu’il n’y a jamais eu entre eux aucun lien sérieux, puisqu’ils n’ont jamais songé à se marier ensemble.

J’écoutais leurs commentaires, et je n’y mêlais pas les miens. Je n’avais plus de ressentiment contre l’amant de lady Woodcliffe. Il avait accepté mon arrêt, il n’avait pas cherché à me tromper. Ce Lovelace qu’on disait si dangereux, si persévérant, si habile à persuader, avait été vaincu par ma droiture. Son silence était la seule réparation qu’il pût m’offrir, le seul hommage qu’il pût rendre à mon caractère, et c’était quelque chose à mes yeux que de l’avoir compris. Mac-Allan était donc, selon moi, un homme léger et non un misérable, car il eût pu entreprendre de me perdre, et il ne l’avait point osé ; de me compromettre, et il s’en était abstenu. J’avais cette consolation qu’au moins il n’avait pas cessé de voir en moi quelqu’un de plus sérieux que les objets de ses anciennes passions. Je voulais oublier tout le reste et je lui pardonnais, à la condition qu’il continuerait à être mort pour moi.

Il y avait des moments où je regrettais mes illusions, d’autres moments où, sans y trop songer, je pleurais à la dérobée, sans savoir pourquoi ; enfin des moments où mon cœur, mort dans ma poitrine, me paraissait aussi lourd à porter qu’une pierre. N’importe, je vivais, j’agissais, je souriais toujours, je travaillais sans relâche.

Un soir, Jennie, qui avait été à la ville, me dit en rentrant :

— Savez-vous un bruit qui court le pays ? Lady Woodcliffe serait morte avant le mariage projeté. Son fils ne serait donc ni duc, ni pair, ni Woodcliffe, ni lord, ni marquis. Il serait Edouard de Valangis, immensément riche, mais simple gentilhomme de Provence.

— Eh bien, Jennie, voilà de grands projets déjoués par l’événement, comme tous les projets de ce monde. On se donne beaucoup de peine, et on ne fait pas même un peu de mal. Cette pauvre femme s’est usée dans ses ambitions et dans ses aversions, et elle n’a pas seulement réussi à me rendre malheureuse. Que Dieu lui donne la paix ! elle doit en avoir besoin.

M. Barthez, qui s’était toujours montré parfait pour moi ainsi que sa femme, vint me voir quelques jours après et me confirma les nouvelles recueillies par Jennie. Ma belle-mère était morte, et son fils, récemment, émancipé, consentait à la vente de Bellombre.

— Ainsi, lui dis-je, Marius va l’acquérir ?

— J’en doute, reprit M. Barthez ; il y aura forte concurrence, et le père Reppe fouillera en vain son coffre-fort. Il n’a pas encore tué assez de malades pour enchérir sur la mise à prix qu’un de mes clients me charge d’établir.

— Quel est donc ce client, monsieur Barthez ?

— C’est quelqu’un qui n’aime pas madame Capeforte apparemment !

Je craignis d’avoir fait une question indiscrète à l’homme d’affaires, et je n’insistai pas.

Huit jours plus tard, Jennie et Frumence ayant été à Lavalette ensemble pour quelques emplettes de ménage, et l’heure à laquelle ils devaient rentrer approchant, je me hâtai de finir ma tâche afin d’aller au-devant d’eux, ainsi qu’ils me l’avaient fait promettre.

Il fallait passer par Bellombre, chose que je ne redoutais plus, l’idée de renoncement étant devenue pour moi affaire d’habitude. C’était une belle journée d’hiver ; on ne connaît guère que par ouï-dire la neige et la gelée dans notre climat. Le mois de décembre est encore chaud, et certaines soirées sont en cette saison plus douces que les jours d’été après l’orage. C’est l’époque du calme et du silence. La nature semble se recueillir avant d’entrer dans le sommeil et sourire encore un peu avant de suspendre l’effort de sa germination. Je marchais vite ; il faisait encore jour quand je passai la Dardenne, et je ne m’inquiétais pas de l’approche de la nuit dans une région où tous les paysans étaient mes amis dévoués.

Pourtant je fus un peu surprise et inquiète de l’attention que m’accorda un passant inconnu avec lequel je me croisai dans le sentier. Ce n’était pas un passant ordinaire, un meunier menant boire son mulet, ou un journalier rapportant ses outils sur l’épaule : c’était un jeune homme à cheval, en élégante tenue de campagne. Dès qu’il me vit, soit hasard, soit intention de me voir de plus près, il mit pied à terre, et son cheval le suivit. Au moment où nous nous croisions, il me salua après avoir ralenti le pas, mais sans trop me faire place sur le sentier, comme s’il eût eu l’intention de m’aborder. Je lui cédai donc le pas en continuant à marcher vite et en lui rendant légèrement son salut sans le regarder. J’entendis qu’il restait arrêté derrière moi, et je marchai plus vite encore jusqu’au cheval, qui s’était laissé distraire à brouter sans le suivre aussi consciencieusement que Zani me suivait autrefois, lorsque je lui mettais la bride sur le cou. Quelle fut ma surprise quand cet animal releva la tête, me regarda avec des yeux, expressifs, et vint à moi avec un léger hennissement de plaisir ! C’était Zani lui-même, Zani un peu bien vieux pour porter un si jeune cavalier, mais bien tenu, bien soigné, et couvert d’un joli filet contre les mouches, qui m’avait empêché de le reconnaître tout de suite.

Je ne pus me défendre de m’arrêter un instant pour le caresser et de me retourner pour regarder celui à qui il appartenait. Je vis le jeune homme revenir sur ses pas, et je me hâtai de passer outre ; mais Zani ne l’entendait pas ainsi : il me suivait, et je pensai que, si je me mettais à courir, il prendrait le trot ; je l’y avais si bien habitué ! J’aurais l’air de me faire poursuivre par ce garçon qui me paraissait plus jeune que moi de quelques années, et cette pruderie eût été ridicule. Je m’arrêtai pour qu’il pût rattraper Zani, qui commençait à gambader à mes côtés d’un air d’indépendance. Ce devint un air de révolte quand il sentit approcher son nouveau maître ; il bondit avec une vieille grâce encore agile, et fit une pointe dans la prairie, comme pour me débarrasser de toute responsabilité.

Je pensais qu’en effet le jeune homme allait courir après lui. Il n’en fit rien, et, m’abordant avec résolution :

— Mademoiselle de Valangis, me dit-il, vous avez bien voulu reconnaître votre cheval ; mais moi, vous ne me connaissez pas, et pourtant j’ai plus de droits que lui à votre affection. Ne me refusez donc pas de m’embrasser, car j’étais en route pour aller vous demander cette faveur.

Un si étrange discours me cloua sur place ; mais, comme il était contre toute vraisemblance que ce fût une déclaration d’amour, je fus plus surprise qu’effrayée. L’air ingénu et respectueux de l’enfant offrait un contraste risible avec l’audace de ses paroles. Sa jolie figure d’un ton éclatant, sa blonde chevelure, son accent anglais, sa taille élégante, son âge, sa présence avec Zani si près de Bellombre, ces droits qu’il réclamait à mon affection, ce baiser fraternel si naïvement demandé… Je me mis à trembler de tous mes membres. Vous êtes Édouard de Valangis ! m’écriai-je en anglais ; le fils aîné de lady Woodcliffe !

— Oui, répondit-il, je suis le fils de votre père, et je veux être un frère pour vous. Ne me dites pas non, Lucienne, vous me feriez un chagrin mortel !




LXXIX


Je lui tendis la main.

— Je vois, lui dis-je, que vous avez l’esprit romanesque et le cœur généreux, mais je ne puis vous traiter en frère. J’ignore qui je suis, vous le savez bien. Je chéris le souvenir d’une vieille dame qui m’a élevée, se persuadant que je lui appartenais. Il a été démontré que cela était impossible à prouver. Je me suis résignée à ne pas le tenter. Vous voyez que je n’ai pas le droit d’accepter votre amitié ; je n’en suis pas moins touchée de ce bon mouvement, et je vous en remercie. Bonsoir, monsieur. Voulez-vous que je rappelle le cheval et que je le remette soumis entre vos mains ? Autrefois, il n’obéissait ainsi qu’à moi.

— Laissez le cheval rentrer à son ancien gîte, et laissez-moi vous parler ; acceptez mon bras.

— Non, c’est impossible, je ne peux rien accepter de vous.

— Oh ! s’écria le jeune Anglais avec un accent de reproche et de chagrin, ceci est cruel : vous ne voulez rien pardonner ! Ma mère est morte pourtant, et ce n’était pas le moment de me rappeler le mal qu’elle vous a fait.

Je lui jurai que je pardonnais et que j’oubliais tout, mais que je voulais garder la situation que j’avais jugé à propos de me faire.

— Oui, je sais cela, reprit-il. Je sais tout ce qui vous concerne, et il y a bien peu de temps que je le sais ! Sans cela, vous auriez connu plus tôt mes sentiments. Je vous aurais écrit ; mais c’est depuis la mort de ma mère que pour la première fois j’ai entendu parler de vous d’une manière sérieuse, et mon premier soin a été de vouloir racheter Valangis que j’avais laissé vendre. Je suis venu ici pour cela, afin de pouvoir vous restituer l’héritage de notre grand’mère, car il est vôtre, avec ou sans preuve légale de votre naissance. Comme aîné de la famille, j’ai le droit de décider que je vous tiens pour ma sœur, que je ne vous contesterai jamais votre nom, et qu’il me suffît de l’attestation de ma grand’mère, de l’éducation qu’elle vous a donnée, des volontés qu’elle a laissées écrites, et de l’amour qu’elle vous portait pour être certain que tout cela vous était légitimement acquis. Ma mère a été trompée. Permettez-moi de ne pas l’accuser. Elle a cru devoir tout sacrifier à son ambition pour moi ; mais je n’ai pas d’ambition, et je suis riche au delà de mes besoins et de mes goûts. On a voulu m’élever dans des idées qui ne sont pas les miennes. Je suis peu soucieux des grandeurs et des titres. Je ne suis pas lord Woodcliffe, malgré les efforts de ma mère pour me rattacher à la famille de son premier mari ; je ne suis pas le marquis de Valangis, puisque mon père n’était pas titré ; je ne suis pas Anglais, puisque mon père et sa famille appartenaient à la France. Je veux me marier selon mon cœur, avec une jeune personne française que j’aime depuis longtemps… Ne souriez pas, Lucienne, j’ai vingt ans, et j’aime la gouvernante de mes sœurs depuis mon enfance. Elle a maintenant votre âge, je n’aimerai jamais une autre femme. À présent vous me connaissez. Ayez donc confiance en moi et ne détruisez pas le beau rêve qui m’amène ici.

Il m’était impossible de n’être pas vivement touchée des sentiments de mon frère. Il était charmant, il s’exprimait avec candeur, et il offrait l’assemblage séduisant d’une extrême distinction et d’une bonhomie parfaite. Mon cœur s’élançait maternellement vers lui, mais je m’étais dit tant de fois que j’étais peut-être la fille d’un bohémien ! Je me défendais donc de toute illusion, voyant bien qu’Édouard de Valangis s’abandonnait à un élan romanesque digne de son âge, sans en avoir plus long que moi sur mon compte.

J’allais, malgré ses instances, me décider à le quitter, en lui permettant toutefois de venir me voir aux Pommets, lorsque Jennie et Frumence parurent sur le haut du sentier.

— Voici ma famille, dis-je à Édouard. Je n’en ai pas d’autre, et c’est d’elle seule que je puis accepter mes moyens d’existence. Soyez bien sûr que mes droits à votre générosité ne seront jamais prouvés, et comprenez bien qu’il m’est impossible de recevoir vos dons sans abjurer mon indépendance et ma tranquillité dans l’avenir. Il se trouvera toujours dans le public et autour de vous des gens qui douteront de mon état civil et de la maturité de votre jugement dans la question. Je redeviendrai à leurs yeux une aventurière, après tous mes efforts pour conquérir la situation d’une personne digne et désintéressée. Cette réputation-là, mon cher enfant, vaut bien une seigneurie, et j’y tiens beaucoup plus qu’aux douceurs de la fortune, dont j’ai si bien appris à me passer. Laissez-moi donc vous donner gratuitement mon amitié, mes conseils si vous en avez jamais besoin, et ma reconnaissance, qui est acquise déjà à vos bonnes intentions.

— Vous ne voulez pas penser à une chose, Lucienne, reprit vivement Édouard : c’est que la position qui vous a été faite est une honte pour moi, et qu’il y va de mon honneur de tout réparer.

Cette réflexion m’ébranla, et, comme Frumence et Jennie étaient près de nous, j’offris de m’en rapporter à eux.

— En ce cas, ma cause est gagnée, répondit Édouard, car j’ai causé avec eux ; ils me connaissent maintenant et ils ont confiance en moi.

En effet, il les aborda comme des gens avec qui on est déjà très-lié et que l’on a quittés depuis une heure. Il les avait arrêtés au passage, il les avait gardés à Bellombre une partie de la journée pour leur donner des explications, et, sachant que j’allais au-devant d’eux, il les avait devancés pour venir à ma rencontre.

— Vous vous entendrez ce soir, dit Jennie en nous forçant à nous embrasser, Édouard et moi ; car nous allons tous retourner à Bellombre pour causer. Allez nous y attendre avec mon mari, monsieur Édouard : il faut que je me repose un peu ici avec Lucienne, j’ai à lui parler.

Les deux hommes s’éloignèrent, et Jennie me fit asseoir sur une roche auprès d’elle.

— Écoutez ! me dit-elle. Voilà que je sais bien des choses, car voilà deux ans et plus que M. Mac-Allan travaille à découvrir la vérité. Il la tient enfin, et il me l’a écrite aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai écouté sérieusement tout ce que m’a dit tantôt cet enfant d’Édouard qui est un digne enfant, je vous en réponds, mais qui ne peut et ne doit rien savoir…

— Voyons la lettre de Mac-Allan, Jennie, tu me tournes la tête avec tes préambules !

— Si je vous montrais sa lettre, vous ne pourriez pas la lire, il fait trop nuit ; mais je vous en dirai le contenu, et il y faut encore une préface, ne vous en déplaise. C’est bien grave, Lucienne, ce que j’ai à vous apprendre, et je me suis demandé cinquante fois aujourd’hui si je vous l’apprendrais. Frumence a décidé qu’il fallait vous éclairer. C’est un secret qui mourra entre nous trois et Mac-Allan, et il ne faut pas qu’un scrupule de conscience empêche votre existence entière. Une faute est une faute, il y en a que les enfants des coupables n’ont jamais le droit de juger et qu’ils ont peut-être le devoir d’expier ; mais c’est aussi le devoir des parents adoptifs d’empêcher l’expiation d’être éternelle, car ce serait injuste, et Dieu n’en demande pas tant.

— Je ne te comprends pas, Jennie, m’écriai-je, et tu m’effrayes ! Que parles-tu de faute et d’expiation ? Dois-je rougir de ma naissance ?

— On ne doit rougir, répondit-elle en prenant mes mains, que du tort qu’on s’est fait à soi-même, et une mère est toujours une mère.

— Je comprends ! La mienne…

— La vôtre était une douce femme, très-sincère, belle et bonne. Elle a eu un jour d’égarement, de surprise, de malheur. Elle a tout avoué à son mari, et le chagrin l’a tuée. Vous lui pardonnez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, Jennie ! Je l’aimerais quand même, si elle vivait, et je voudrais la consoler. Parle-moi d’elle.

— J’ai parlé.

— Mais qui était-elle ?

— La première femme du soi-disant marquis de Valangis.

— Ah ! ma grand’mère…

— N’était pas votre grand’mère par le fait ; mais, devant la loi, vous êtes quand même mademoiselle de Valangis, et il faut qu’Édouard se croie votre frère. Vous avez le droit de porter son nom.

— Mais ce sera au prix d’un mensonge !

— Vous devez le secret à votre mère. M. de Valangis l’a gardé, car son honneur aussi l’exigeait.

— Mais qui donc m’a enlevée ?

— Vous ne le devinez pas ?

— Non, dis-le donc ! C’était… ?

— C’était lui, le marquis, le mari offensé et vindicatif. Il voulait éloigner et faire disparaître un enfant qu’il savait n’être pas le sien. J’ignore comment il a connu Anseaume, mais on pense que votre nourrice s’est prêtée à l’enlèvement et qu’il y avait bien du remords dans sa folie. Anseaume a reçu de l’argent pour cela. Mac-Allan en a trouvé les preuves dans les papiers secrets de la famille. Il y a une lettre où ce malheureux en demande davantage pour passer en Amérique, disant que sa femme élève l’enfant, qu’elle ne saura jamais rien et qu’il a bien rempli sa mission. Voilà cette ténébreuse affaire ; mais nous ne pouvons nous servir des pièces, car le marquis y a joint la confession arrachée à votre mère : voilà pourquoi il n’a jamais voulu vous reconnaître ni revenir en France. Restez donc sous le coup du jugement qui vous prive d’état civil, mais acceptez de reprendre votre nom, puisque, pour son honneur, Édouard de Valangis, qui ne sait pas la vérité, vous supplie de le faire.

— Ah ! Jennie, voilà une triste histoire ! Pourquoi me l’as-tu racontée ?

— Pour que vous sachiez bien que, si Mac-Allan a été autrefois l’amant de lady Woodcliffe, cela ne vous regarde pas.

— Que m’importe le frivole Mac-Allan au milieu de pensées si graves et si noires ? C’est en apprenant ma disparition que ma pauvre mère est morte, n’est-ce pas ?

— Oui, et votre enlèvement vous prouve qu’elle n’avait pas attendu la mort pour se repentir et se confesser à son mari. Certes la manière dont il en a usé envers vous ne prouve pas qu’elle ait été récompensée de ses aveux ; mais le repentir y était, et une âme brisée retourne à Dieu après l’expiation. Aimez et respectez votre mère, Lucienne ; elle est au ciel quand même.

Cette admirable Jennie savait dire simplement les choses qui pénètrent l’âme et qui la relèvent. Je baisai ses mains.

— À présent, lui dis-je, il faut tout m’apprendre, j’y suis préparée. Qui était mon père ?

— Un Espagnol de grande naissance, très-beau, très-séduisant, très-magnifique. Voilà tout ce que l’on sait. M. Mac-Allan dit qu’il croit deviner, mais que, n’ayant pas de certitude absolue, il doit s’abstenir de le nommer. Ce personnage serait mort il y a longtemps, vous n’avez pas à vous en occuper l’esprit. À présent retournons à Bellombre, nous avons encore là quelque chose à vous dire.



LXXX


Je me laissai emmener par Jennie sans trop savoir ce que je faisais, car j’étais bouleversée, et je croyais marcher dans un rêve. Je ne pouvais plus parler, et les détails que Jennie ajoutait aux explications données frappaient vaguement mon oreille sans avoir un sens bien net pour mon esprit. Je sentais venir une destinée nouvelle, et je ne la comprenais pas encore, car une ombre douloureuse planait sur l’avenir et sur le passé. Cette chimère s’empara tellement de mon imagination, qu’au moment d’entrer à Bellombre je m’arrêtai effrayée.

— Je t’assure, dis-je à Jennie, que je crois voir le fantôme de ma pauvre mère qui me défend d’entrer dans la maison de son mari.

— Où la voyez-vous ? dit Jennie sans se troubler.

— Là, devant cette grille, répondis-je éperdue et comme hallucinée.

— Eh bien, vous vous trompez, reprit Jennie en me montrant le ciel ; regardez cette belle étoile blanche qui brille au-dessus du toit : c’est votre mère qui sourit, parce qu’elle se sent pardonnée en vous voyant heureuse.

Jennie me tenait sous le charme de sa poésie naïve. Je franchis le seuil, j’entrai sous l’ombre épaisse des grands pins qui enveloppaient la maison. La lune n’éclairait pas, les arbres avaient grandi encore ; si je n’eusse connu le chemin, je me serais heurtée contre eux pour arriver jusqu’à la terrasse. Tout à coup, dans cette obscurité profonde, deux mains saisirent les miennes, deux mains petites et douces ; ce n’était donc pas celles de Frumence, mais ce n’était pas non plus celles d’une femme. Ce devait être celles d’Édouard… Mais pourquoi tremblaient-elles ? Une poitrine oppressée contenait mal une respiration mystérieuse. Je me sentis enveloppée de je ne sais quelles brillantes émanations. Le sang bourdonna dans mes oreilles je ne sais quelles paroles incompréhensibles. Je crus que j’allais m’évanouir, et cependant personne n’avait parlé. Édouard parut, apportant une lumière. C’était bien lui, c’était Mac-Allan qui tenait mes mains dans les siennes.

— Ma chère sœur, me dit Édouard quand nous fûmes entrés dans le salon, ne retirez pas vos mains de ces mains loyales. Sans doute vous me saviez lié avec Mac-Allan, mais j’ai à vous le présenter comme mon meilleur ami. Je l’ai connu il y a trois ans, après la mort de mon père. Il ne me parla pas de vous alors, je ne pouvais rien pour vous, j’étais un enfant : il crut ne devoir pas me mettre en lutte avec ma mère ; mais, aussitôt que j’ai été libre, c’est lui le premier qui m’a dit : « Vous avez une sœur digne de respect et de tendresse. On l’a méconnue et froissée ; peut-être ne voudra-t-elle rien accepter de vous. Laissez-moi vous racheter son patrimoine. Peut-être l’acceptera-t-elle de nous deux, car moi aussi, j’ai été méconnu par elle ; mais j’ai la certitude de reconquérir son estime et sa confiance. » Nous sommes donc venus ensemble ici, et nous allons vous supplier à genoux d’y rester, s’il vous faut une réparation du tort qu’on vous a fait, et contre lequel nous protestons l’un et l’autre.

Édouard me parlait avec tant de sincérité et une amitié si touchante, que je ne sus le remercier que par mes larmes. Jennie le prit à part, et au bout d’un instant je me trouvai seule avec Mac-Allan. On voulait une prompte explication entre nous. Je me sentis embarrassée ; il me semblait maintenant que j’étais coupable envers lui et qu’il ne l’avait jamais été envers moi.

Il vit mon trouble et le comprit.

— Vous sentez, me dit-il, que vous m’aviez mal jugé. Vous m’avez fait cruellement souffrir, Lucienne ; mais jusqu’à un certain point je le méritais ; car, si je n’avais pas de torts envers vous, j’en avais beaucoup envers moi-même, et ma vie, légère à bien des égards, méritait une expiation. Vous me l’avez reprochée souvent, cette légèreté, sans la bien comprendre et sans pouvoir la définir. Il faut que je m’en confesse, afin de pouvoir aussi m’en justifier un peu.

« J’ai été élevé d’une façon déplorable. Resté seul, assez frêle de corps, de plusieurs enfants adorés, j’ai été gâté par mes parents à ce point que j’ai cru longtemps que le monde, l’univers, la vie, étaient faits pour moi, pour mon plaisir, pour me porter, me distraire et me combler de biens. J’étais intelligent, je fus sauvé par l’amour du travail et préservé du vice par un peu d’orgueil ; mais je restai avide d’émotions et sujet à l’ennui, qui est le grand mal anglais, quand mon existence ne débordait pas d’agitations dans tous les sens. J’ai donc mal vécu en somme, mal compris la vie, mal disposé de mon temps, mal usé de mon cœur. Je me suis toujours fait tromper en amour, et je ne m’en prends ni à l’amour ni aux femmes, mais à ma précipitation, à mon aveuglement, à mes nerfs, que je reconnais avoir été plus puissants que ma raison, et à ce besoin d’inquiétude ou d’ivresse que je ne savais pas, que je ne pouvais peut-être pas vaincre.

« Ma plus sérieuse déception, c’est lady Woodcliffe qui se chargea de me l’infliger. Elle était jeune, belle, étincelante d’esprit, veuve, libre… Elle m’offrit sa main, je crus posséder son cœur. Elle me trahit pour le marquis de Valangis, qui me vengea bien en l’épousant à ma place, car c’était un ambitieux vulgaire, une sorte d’aventurier et en somme un triste personnage. J’ai été heureux, Lucienne, quand j’ai découvert que cet homme ne vous était rien. Quant à lady Woodcliffe, redevenue veuve, elle ne pouvait plus me charmer. Ce n’est pas qu’elle ne fut encore belle et séduisante ; mais, si je suis un homme du monde, discret et généreux, je ne suis pas un lâche esprit et un aveugle libertin. Elle voulut me revoir, je reparus dans son salon avec une liberté d’esprit dont elle fut piquée. Cette femme irrésistible ne put endurer mon tranquille pardon. Elle voulut me reprendre : j’avais conquis la fortune et la réputation, et, comme j’acceptais en souriant ses avances, elle s’imagina que, cette fois, elle pouvait daigner accepter mon nom.

« Mais je ne lui offrais ni mon nom, ni mon cœur, ni mes sens. Elle se sentit raillée et dédaignée, elle fit retomber sur vous sa colère, et, au moment où je vous justifiais auprès d’elle, par dépit contre moi bien plus que par aversion contre vous elle essaya de vous briser.

« Je vous aimais alors, Lucienne, notre ennemie l’avait bien deviné ; mais je ne vous aimais pas assez, je ne vous aimais pas bien ; vous aviez raison de vous méfier de moi et de ne pas me juger digne de vous.

« J’étais sincère pourtant. Je croyais encore une fois aimer pour la première fois. Je vous eusse épousée, je n’ai qu’une parole, et je trouvais une joie romanesque à faire cette bonne action. Il y avait aussi un peu du plaisir de la vengeance : humilier lady Woodcliffe, lui rendre, sans perfidie aucune, la leçon qu’elle m’avait perfidement donnée autrefois, cela n’était pas étranger à mon ambition de vous épouser. Vous le voyez, j’avoue les imperfections de mon amour. Et ce n’est pas tout. J’avais, au milieu de tout cela, de terribles accès de jalousie contre Marius, que vous avez été à la veille d’épouser, et contre Frumence, que j’aimais quand même de tout mon cœur, mais que je sentais plus digne de vous que moi. Cette jalousie, je la lui avouais ingénument ; il la raillait, j’en étais honteux, j’en guérissais et j’y retombais. Qui sait si, de rechute en rechute, elle ne fût pas devenue un supplice pour moi, un outrage pour vous ? N’importe, je n’hésitais pas ; je croyais avoir vaincu les préventions de lady Woodcliffe lorsque je vis qu’elle me trompait et faisait poursuivre à Toulon le jugement contre tous. Je fus alors plus décidé que jamais à vous épouser, si vous vouliez y consentir. Je partis pour l’Angleterre afin de régler mes affaires et de pouvoir vous consacrer ma vie sans retour et sans retard. Je revenais, j’étais à Paris, prêt à repartir pour Sospello, quand je reçus votre billet : vous ne m’aimiez pas, vous en aimiez un autre ! Je le crus, et c’est alors que je vous aimai réellement pour cette franchise et ce désintéressement sans bornes, car c’est le pauvre et obscur Frumence que vous préfériez au riche et très-connu Mac-Allan. Jennie ne l’avait jamais aimé, ce bon Frumence, et lui, il n’avait jamais aimé que vous. Pouvait-il en être autrement ? Jennie n’avait servi qu’à détourner les soupçons, à cacher une passion sans espoir. Libre d’appartenir enfin à l’élu de votre cœur, vous lui faisiez le sacrifice de toute espérance mondaine ; vous acceptiez la misère, l’isolement, l’horrible séjour de ce village abandonné dans la plus triste montagne de l’univers. Vous étiez grande, Lucienne ! Et vous ne m’aviez pas trompé, vous n’aviez jamais encouragé mon amour. Je n’avais pas à me plaindre de vous. J’étais véritablement désespéré, n’ayant pas de colère pour réagir.

« Quand lady Woodcliffe me montra votre lettre de désistement, je vous admirai, je vous estimai, je vous regrettai encore davantage. Je me frappai la poitrine. Mon malheur était mon ouvrage. Je ne vous avais pas assez appréciée, je n’avais pas su vous convaincre. J’aurais dû être moins confiant en moi-même, plus sérieusement jaloux de Frumence, lutter énergiquement contre lui, le supplanter, ce rival discret et résigné qui avait voulu se sacrifier à moi et qui l’emportait malgré lui ! J’aurais dû être soupçonneux, égoïste, passionné, me faire aimer enfin ; je ne l’avais pas su ! J’étais trop vieux, ce n’était pas tant le charme qui m’avait manqué que la flamme.

« Je restais consterné, faisant mille projets insensés : courir après vous, vous enlever, tuer Frumence. J’étais fou ; je retombais accablé sous cet arrêt : « Elle l’aime ! tout ce que je tenterai me rendra haïssable ; il faut ne jamais la revoir et rester son ami. »

« J’étais malade, j’étais au lit avec la fièvre, quand John arriva. John avait trouvé les faits trop délicats à écrire ; il avait pris la poste, il venait me raconter ce qui s’était passé, s’accuser de mon malheur, m’avouer que, connaissant mon ancienne liaison avec lady Woodcliffe et ne sachant pas si elle était à jamais rompue, il n’avait pas osé jurer mon innocence. Je pardonnai à John, je le renvoyai à Toulon, puis à Sospello, le chargeant d’aller souvent incognito surveiller vos démarches, afin de me rendre compte de tout. J’avais recouvré l’espérance, je la reperdis quand j’appris la maladie de Jennie. Je l’attribuai à un secret amour qui avait trop présumé de ses forces en s’immolant. Je me persuadai que, devinant cela, vous n’épouseriez jamais Frumence, et que précisément vous l’aimeriez toujours.

« Puis je pensai que, si vous perdiez Jennie, ne voulant pas appartenir à l’homme qu’elle avait aimé, vous vous trouveriez seule au monde, dans la misère et le désespoir. Je voulus être votre ami et votre soutien jusqu’au bout, dussé-je vous aimer sans espoir de retour.

« Je me rendis secrètement à Bellombre, me tenant prêt à tout événement. J’appelai Frumence, il vint me voir la nuit, à mi-chemin des Pommets. Je vis qu’il aimait Jennie, elle seule, et que, s’il était aimé de vous, il ne s’en doutait pas plus que par le passé.

« J’étais à Sospello quand j’appris que Jennie était sauvée et qu’elle épousait Frumence. Je me surpris espérant encore. J’allai à Toulon. Frumence vint m’y trouver, il me fit comprendre que vous m’aviez aimé réellement, que vous m’aimiez peut-être encore, mais que, vous croyant fille de M. de Valangis, vous ne surmonteriez jamais votre répugnance contre l’ancien amant de sa femme. Il vous avait vingt fois interrogée, il vous trouvait inébranlable, et, si je ne pouvais pas me justifier, il exigeait que votre résignation et votre repos moral ne fussent plus troublés. Je ne pouvais pas nier le passé. Votre scrupule, exagéré selon moi, était pourtant respectable ; et puis j’étais aimé ! aimé de cette âme exquise, altière, héroïque, indomptable dans les épreuves de la vie, et je me serais soumis à ne pas la posséder ! J’aurais quitté la partie, j’aurais cherché l’oubli, plate ressource que la nature accorde aux faibles, la distraction, puéril refuge des lâches cœurs et des esprits usés ! Non, non, cela m’était impossible. Je m’étais attaché à vos pas par devoir, par respect pour moi-même, par besoin de votre estime ; je sentis que désormais je vous aimais avec une passion véritable, sans méfiance, sans jalousie, sans ombre aucune. Je ne vous avais pas comprise, mes soupçons vous avaient outragée ; je vous devais une réparation immense, celle d’un amour sans bornes et d’un dévouement sans fin. Je jurai que vous seriez à moi ; que fallait-il pour cela ? Découvrir le secret de votre naissance : tout était là. Je n’avais jamais cru que vous fussiez la fille de cet absurde faux marquis. Je vous l’avais dit, vous ne lui ressembliez en rien ; mon instinct me trompe rarement. Je partis pour la Bretagne, résolu à retrouver la trace de votre ravisseur. Quelques indications se trouvèrent conformes à celles que Jennie avait eues. Je passai eu Amérique. Je fouillai minutieusement toutes les archives mortuaires de Québec. Anseaume avait bien fini là, complètement fou, mais sans rien révéler. Je revins en Angleterre, décidé à regagner la confiance de lady Woodcliffe, afin qu’elle me communiquât les papiers que son mari pouvait avoir laissés, ce à quoi elle n’avait jamais voulu consentir. Quand j’arrivai, lady Woodcliffe venait d’expirer, et son fils remit entre mes mains tous ses papiers de famille.

« Vous savez ce que j’ai enfin découvert. Jennie s’est chargée de vous le dire. Édouard doit l’ignorer à jamais, et pour cela vous devez reprendre le nom que la loi vous confère et accepter la part légale de votre héritage. Soyez tranquille, elle sera, très-mince, insignifiante pour les enfants du marquis ; mais, par cet acte de soumission à l’usage, vous ensevelirez à jamais le secret de votre mère. Voici les preuves de tout ce que j’ai dit à Jennie. Quand vous les aurez lues, nous les brûlerons ensemble.

Je m’étais porté acquéreur de Bellombre avant même de savoir quels seraient les sentiments d’Edouard pour vous. Je ne voulais pas que Marius vînt trôner sur vos ruines. Et à présent, Lucienne, à présent que je n’ai plus rien à expier après trois ans d’efforts pour vous mériter, à présent que vous avez tant grandi dans le malheur et que je me suis tant purifié dans la souffrance, ne sommes-nous pas dignes l’un de l’autre, et, s’il est vrai que vous m’aimiez encore, ne voulez-vous pas me le dire ? »



envoi.


Mac-Allan, voilà ce que vous m’avez dit, et j’ai résisté à cette terrible épreuve ! J’ai refusé de vous répondre. J’ai béni votre amitié, votre secours immense, votre bonté sans égale ; mais, si je vous ai aimé, — ce que je ne puis nier, — dois-je dire que je vous aime encore ? Non, je ne le puis ni ne le dois, car je ne sais pas si mon âme est assez vierge de toute autre affection pour accepter votre confiance illimitée dans le passé. Le vôtre est rempli de passions dont je n’ai pas le droit d’être jalouse. Je le suis pourtant malgré moi, et, en découvrant en moi ce besoin de souffrir, ce besoin de posséder votre cœur sans qu’il se souvienne de ce qui n’est pas moi, je me demande avec effroi si vous n’éprouverez pas la même souffrance quand vous aurez lu dans le mien. Ai-je aimé Frumence ? Je n’en sais rien. Je peux répondre de n’avoir pas aimé Marius ; mais l’autre ? Je ne l’aime pas, je ne le regrette pas. Je suis heureuse de son amitié, de son bonheur. Je me rappelle à peine et je peux à peine définir la nature des agitations que j’ai éprouvées : elles me semblent inouïes, inexplicables, insensées, ridicules, ressenties par une personne qui n’existe plus, qui n’a jamais été moi : mais je vous connaissais, Mac-Allan, et je vous aimais déjà quand je vous comparais l’un à l’autre et quand l’idée du mariage de Jennie était à la fois mon désir bien arrêté et mon tourment involontaire. Est-ce de l’amitié de Jennie que j’étais jalouse ? Mes sens ont-ils parlé à mon insu, ou mon imagination, ou mon cœur ? Enfin suis-je l’être idéal dont la pureté vous enivre ? Je n’ose dire oui, et pourtant il y a eu en moi tant de bon vouloir, tant de scrupules, tant d’aspirations vers le bien, tant de pudeurs craintives, tant de conscience effarouchée, tant de dureté envers moi, tant de luttes et tant de fiertés jalouses d’elles-mêmes, que, si je disais : « Non, je ne suis pas digne de vous, » je me rabaisserais plus que je ne le mérite. Je vous ai demandé le temps de la réflexion, le temps de résumer ma vie presque jour par jour, mot pour mot, heure par heure. J’ai tout recherché, tout retrouvé, tout analyse, tout écrit : lisez ! — Si vous sentez que vous devez éternellement souffrir de ma confession, que la pitié ne vous retienne pas ! Je suis forte, je l’ai prouvé. Je ne suis pas malheureuse, je ne le serai jamais, car j’ai conquis l’estime de moi-même et la foi dans mon courage. Soyez donc libre et ne craignez pas ma souffrance, car vous me garderez votre amitié, et je sais, en signant ce manuscrit, que je la mérite devant Dieu et devant les hommes.

Lucienne.

Aux Pommets, ler mars 1828.



réponse.
Bellombre, 2 mars 1828.

Oui, j’ai bien souffert en lisant, et je souffrirai peut-être encore en me souvenant. Qu’importe ! Le bonheur, c’est le ciel immense avec ses splendeurs et ses orages, et votre âme, c’est le soleil avec ses taches ; mais c’est le soleil ! Et moi, que suis-je ? Rien qu’un pauvre oiseau battu par les tempêtes et ranimé par un rayon de vous. Lucienne, vous n’avez aimé que moi, voilà qui est dît, voilà ce qu’il faut toujours me dire à présent, et je le croirai, parce que je vous adore.

Je vais vous chercher ce soir, et je retournerai prendre votre place aux Pommets jusqu’au jour de notre mariage. Frumence achèvera de me guérir l’esprit, lui qui ne sait et ne saura jamais rien. Douleur et transports ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis heureux ! Lucienne, nous voyagerons, n’est-ce pas ? Vous avez toujours rêvé les voyages, et, moi, je les ai toujours aimés. Vous vouliez voir Paris, et Londres, et l’Écosse, et l’Italie, et la Grèce, et la Suisse ; nous verrons tout cela ensemble. Frumence et Jennie habiteront Bellombre avec le bon curé. Nous reviendrons quand vous voudrez… — Pourtant… laissez-moi passer quelques années seul avec vous. Je suis jaloux aussi de Jennie, de Jennie plus que de tout autre. Elle a plus de droits que moi. Laissez-moi en acquérir, laissez-moi me faire aimer si bien, que je ne craigne plus personne. Oui, cela viendra, je le jure ; je vous aimerai tant, et vous avez tant de justice ! — Lucienne, ne me dites pas que je souffre, et, si je souffre, n’en soyez pas effrayée. Cette épine m’empêchera de m’endormir dans les délices de mon bonheur. Elle me rappellera que je dois travailler sans cesse à le mériter, et que, pour être mari d’une femme comme vous, il faut être un homme accompli à toutes les heures de la vie. Pourquoi non ? C’est le prix de la lutte qui enflamme la volonté et décuple l’énergie morale. Je suis dans la force de mon âge intellectuel, et, mûri par une trop précoce expérience, je n’ai peut-être jamais été jeune. Voici le moment de retremper ce cœur inquiet, toujours avide et jamais rassasié. Voici le moment de faire fleurir ma vie comme ces arbres dont la sève a dormi au printemps et s’éveille aux derniers jours de l’été. Les dernières roses de l’année, me disiez-vous une fois, je m’en souviens, sont les plus belles et les plus parfumées. Eh bien, mon amour portera ces roses et répandra ses parfums. Ma vie de travail, de talent, de succès, toutes mes vaines agitations, toute ma vaine gloire s’effacent devant la vie du cœur qui m’appelle. C’est pour vous seule, Lucienne, que je veux désormais exister, et le mariage, au lieu de m’apparaître comme la fin de mon activité, se révèle à moi comme le commencement de ma destinée véritable. Ô bonheur ! rêve de la jeunesse !… non, tu n’es pas un rêve ! L’homme mûr qui te porte encore immense dans son sein a le pouvoir immense de te posséder !

Allons, allons ! me voilà tranquille ! — Tranquille ? Non, je suis ivre, mais ivre de foi, de force et de lumière ! Insensé, tu te croyais jaloux du passé ? Tu dormais ; éveille-toi, efface ce songe, et que ce passé soit mort pour toi comme pour elle ! Il s’agit bien de combattre un fantôme ! Il s’agit d’être l’aube sereine et l’aurore embrasée qui dissipe toutes les ombres !

Mac-Allan.


fin.





SAINT-GERMAIN. — IMPRIMERIE D. BARDIN.
  1. Frumence prophétisait ; aujourd’hui, la vapeur est venue en aide à la force humaine, et on est en train de faire ce que Frumence regardait comme utile et comme possible. (Note de l’éditeur.)
  2. Il ne faut pas oublier que Lucienne écrit en 1828.