Aller au contenu

La Confession de Claude/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Charpentier et Fasquelle (p. 23-34).

IV

Hier, j’avais grande flamme au foyer. J’étais riche de deux bougies, je les avais allumées toutes deux, sans songer au lendemain.

Je me surprenais à chanter, tout en me préparant pour une nuit de travail. La mansarde riait d’être chaude & lumineuse.

Comme je m’asseyais, j’ai entendu dans l’escalier un bruit de voix & de pas précipités. Des portes s’ouvraient & se fermaient. Puis, dans le silence, des cris étouffés montaient jusqu’à moi. Je m’étais dressé, vaguement inquiet & prêtant l’oreille. Les bruits cessaient par instants ; j’allais reprendre ma chaise, lorsque quelqu’un a monté & m’a crié qu’une femme, ma voisine, subissait une crise de nerfs. On me demandait secours. La porte ouverte, je n’ai vu que l’escalier noir & silencieux.

Je me suis couvert d’un vêtement plus chaud & je suis descendu, oubliant même de prendre une de mes bougies. À l’étage inférieur, je me suis arrêté, ne sachant où entrer. Je n’entendais plus aucune plainte, j’étais entouré d’épaisses ténèbres. Enfin, j’ai aperçu par la fente d’une porte entrebâillée un mince filet de lumière. J’ai poussé cette porte.

La chambre était sœur de la mienne : grande, irrégulière, délabrée. Seulement, comme je quittais ma mansarde dans un jour de flamme & de clarté, l’ombre & le froid de celle-ci m’ont serré le cœur de pitié & de tristesse. Un air humide m’a frappé au visage ; une maigre chandelle, brûlant sur un des coins de la cheminée, s’est effarée au vent de l’escalier, sans me permettre d’abord de voir les objets.

Je m’étais arrêté sur le seuil. Enfin, j’ai distingué le lit : les draps rejetés & tordus avaient glissé à terre, des vêtements épars traînaient sur la couverture.

Au milieu de ces lambeaux s’allongeait une forme blanche, indécise. J’aurais cru avoir un cadavre devant moi, si la chandelle ne m’avait montré par moments une main pendant hors de la couche & agitée par de rapides convulsions.

Au chevet, se dressait une vieille femme. Ses cheveux gris dénoués retombaient en mèches raides sur son front, sa robe mise à la hâte montrait ses bras jaunes & décharnés. Elle me tournait le dos, soutenant la tête & me cachant le visage de la femme couchée.

Ce corps frissonnant veillé par cette horrible vieille m’a causé une rapide impression de dégoût & d’effroi. L’immobilité des figures leur donnait une grandeur fantastique, leur silence faisait presque douter de leur vie. J’ai cru un instant assister à une de ces scènes effrayantes du sabbat, lorsque les sorcières sucent le sang des jeunes filles, &, les jetant blêmes & ridées dans les bras de la mort, leur volent leur jeunesse & leur fraîcheur.

Au bruit de la porte, la vieille a tourné la tête. Elle a laissé retomber lourdement le corps qu’elle soutenait, puis s’est avancée vers moi.

— Ah ! monsieur, m’a-t-elle dit, je vous remercie d’être venu. Les vieilles gens craignent les nuits d’hiver ; cette chambre est si froide que je n’en serais peut-être pas sortie demain. Je veille tard, voyez-vous, &, quand on mange peu, on a besoin d’un plus long sommeil. D’ailleurs, la crise est terminée. Vous n’aurez qu’à attendre le réveil de cette dame. Bonne nuit, monsieur.

La vieille s’est retirée, je suis demeuré seul. J’ai fermé la porte, &, prenant la chandelle, je me suis approché du lit. La femme qui s’y trouvait étendue pouvait avoir environ vingt-quatre ans. Elle était plongée dans cet accablement profond qui succède aux convulsions des attaques de nerfs. Ses pieds se trouvaient repliés sous elle, ses bras, raides encore & grands ouverts, étaient rejetés aux bords de la couche. Je n’ai pu d’abord juger de sa beauté : sa tête, penchée en arrière, se perdait dans le flot de ses cheveux.

Je l’ai prise dans mes bras, j’ai détendu ses membres, je l’ai couchée sur le dos. Puis j’ai écarté les boucles de son front. Elle était laide : ses yeux fermés manquaient de cils, ses tempes étaient basses & fuyantes, sa bouche grande & affaissée. Je ne sais quelle vieillesse précoce avait effacé les contours de ses traits & mis sur sa face entière une empreinte de lassitude & d’avidité.

Elle dormait. J’ai entassé sur ses pieds tous les chiffons qui me sont tombés sous la main, j’ai haussé sa tête sous un autre paquet de vêtements. Ma science se bornant à ces soins, je me suis décidé à attendre son réveil. Je craignais qu’elle ne subît une seconde crise & qu’elle ne se blessât en tombant.

Je me suis mis à visiter le grenier. J’avais, en entrant, senti s’en échapper un violent parfum de musc, qui, se mêlant à l’odeur âcre de l’humidité, saisissait étrangement l’odorat. Sur la cheminée, se rangeait une file de bouteilles & de petits pots gras encore d’huiles aromatiques. Au-dessus, pendait une glace étoilée dont le tain manquait par larges plaques. D’ailleurs, les murs étaient nus ; tout traînait à terre : souliers de satin éculés, linges sales, rubans fanés, lambeaux de dentelle. Comme j’allais, rejetant du pied les guenilles pour me faire passage, j’ai rencontré une belle robe neuve, toute de soie bleue, & ornée de nœuds en velours. Elle était jetée dans un coin, parmi les autres chiffons, roulée en paquet, fripée, tachée encore de la boue de la veille. Je l’ai relevée & l’ai pendue à un clou.

Las, ne trouvant pas de siège, je suis venu m’asseoir au pied du lit. Je commençais à comprendre où je me trouvais. La fille dormait toujours ; elle était maintenant en pleine lumière. J’ai cru m’être trompé en la déclarant laide, & je me suis pris à la contempler. Un sommeil plus doux avait mis à ses lèvres un vague sourire ; ses traits s’étaient détendus, la souffrance passée donnait à sa laideur une sorte de beauté douce & amère. Elle reposait, triste & résignée. Son âme semblait profiter du repos de son corps pour monter à sa face.

C’était donc là cette misère immonde, étrange assemblage de soie bleue & de fange. Ce grenier était le bouge infâme de la luxure affamée marchandant sa satiété ; cette fille était une de ces vieilles de vingt ans, n’ayant plus de la femme que la marque fatale du sexe, trafiquant de ce corps que le ciel leur laisse en leur retirant l’âme. Quoi ! tant de limon en un seul être, tant de souillures en un seul cœur ! Dieu frappe rudement sa créature lorsqu’il lui laisse déchirer sa robe d’innocence & mettre la ceinture lâche & flottante qui se dénoue sous la main de chaque passant. Dans nos rêves d’amour, nous ne rêvions jamais qu’un soir nous trouverions un grabat dans l’ombre d’un grenier, &, sur ce grabat, une fille du ruisseau endormie & demi-nue.

La malheureuse inclinait la tête sous l’aile caressante d’un songe ; un souffle doux & régulier s’échappait de ses lèvres ; sur ses paupières languissamment fermées, courait par instants un faible frisson. Je m’étais accoudé au bois du lit, mon regard ne pouvait se détacher de ce front pâle & beau d’une étrange beauté. Je ne sais quelle fascination avaient sur moi ce sommeil paisible du vice, ces traits flétris empreints dans leur repos d’une douceur angélique. Je me disais que cette fille dormait, visitée par sa seizième année, & que j’avais ainsi une vierge devant moi. Cette pensée emplissait mon esprit ; si quelque autre s’y mêlait, je n’en avais pas conscience. Je ne sentais plus le froid, & je tremblais. Mes veines battaient d’une fièvre inconnue. Ma rêverie s’égarait, plus inquiète & plus triste.

La fille eut un soupir, se retourna sur la couche. Elle rejeta la couverture, découvrant sa poitrine.

Mes songes m’avaient seuls montré jusque-là de chastes nudités, toujours voilées de rayons. Je n’avais jamais entrevu que les bras des lavandières battant gaiement le linge. Parfois peut-être encore mon regard s’était-il égaré sur le cou blanc & délicat d’une danseuse, lorsque, l’emportant sur mon cœur, je sentais ma pensée se troubler au vent de ses tresses blondes.

Cette poitrine brutalement découverte m’a fait rougir & m’a mis au cœur une telle angoisse que j’ai cru en pleurer. J’ai eu honte pour la jeune femme, j’ai senti ma virginité s’en aller dans mon regard. Cependant, je ne pouvais détourner les yeux ; je suivais les douces ondulations du sein, je m’éblouissais de sa blancheur. Les sens se taisaient encore, mon esprit seul était ivre. Mes impressions avaient un charme si étrange que je ne puis aujourd’hui les comparer qu’à la sainte horreur qui m’a secoué le jour où j’ai vu un cadavre pour la première fois. Mon imagination m’avait aussi représenté la mort. Mais lorsque j’ai vu cette face bleuie, cette bouche noire & ouverte, lorsque le néant s’est montré dans son énergique grandeur, je n’ai pu détacher mes regards du cadavre, frémissant d’une volupté douloureuse, attiré par je ne sais quel rayonnement de la réalité.

Ainsi, la première gorge nue me retenait palpitant d’une émotion que je ne saurais définir.

Et c’était une poitrine meurtrie des caresses de tous où se posaient mes yeux ! Ah ! lorsque aujourd’hui je songe à cette nuit fatale, à cette extase effrayée qui retenait mon souffle, lorsque je me revois penché sur cette infâme couche, inquiet & rougissant, je me demande avec angoisse qui me rendra ce premier regard pour aller rougir & me pencher sur la couche d’une vierge ! Je me demande qui me rendra l’instant où le voile tombe des épaules de l’amante, où l’amant comprend d’un regard & s’incline, ébloui de connaître ! J’ai bu l’ivresse dans une coupe souillée ; je ne saurai jamais quelle splendeur a le sein d’une vierge pour des yeux ignorants encore.

La fille s’est éveillée & m’a souri sans paraître étonnée de me trouver auprès d’elle. Ce sourire était vague, comme adressé à toute une foule, comme las d’être sur ses lèvres. Elle n’a pas parlé, & m’a tendu les bras.

Ce matin, lorsque je suis rentré chez moi, j’ai trouvé mes bougies entièrement brûlées, mon foyer mort depuis longtemps. La chambre était froide & sombre : je n’avais plus ni flamme ni clarté.