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La Confession de Claude/Chapitre XII

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Charpentier et Fasquelle (p. 89-100).

XII

Ô mes souvenirs, compagnons fidèles, je ne puis faire un pas en ce monde sans que vous vous dressiez devant moi ! Lorsque, Laurence au bras, du haut d’une galerie, j’ai jeté un regard rapide autour de la salle pleine de bruits & de lumière, j’ai revu, dans une vision soudaine & douloureuse, l’aire pavée de cailloux où les filles de Provence dansent, le soir, au son du fifre & du tambourin. Comme nous nous moquions alors ! Les paysannes, non pas celles de nos songes, celles qui avaient des visages & des cœurs de reines, mais les pauvres créatures que la terre ardente flétrit avant le temps, nous paraissaient sauter avec lourdeur, nous jetant un rire niais au passage. Nos yeux se fermaient à toute réalité. Nous apercevions, au-delà des horizons, d’immenses palais, des salles au pavé de marbre, aux voûtes hautes & dorées, emplies de tout un peuple de jeunes femmes qui s’agitaient avec une large harmonie, dans un nuage de dentelle étoilé de diamants. Vraiment, nous étions de grands enfants. Aujourd’hui, frères, les paysannes sont vengées de nos dédains.

Je voyais, de la galerie où je me trouvais, une sorte de salle oblongue, assez vaste, ornée de peintures & de dorures déteintes. Une fine poussière, que soulevaient les pieds des danseurs, montait lentement du plancher, comme un brouillard, & emplissait la voûte. Les flammes claires du gaz rougissaient dans cette nuée ; toutes choses prenaient une apparence vague, une étrange couleur de vieux cuivre. Puis, au fond, galopait une ronde effrayante de créatures qu’on ne pouvait distinguer ; la furie de leurs gestes semblait se communiquer à l’air épais & nauséabond ; dans cet oscillement, je croyais voir les murailles s’agiter, tourner avec la foule. Une clameur perçante, accompagnée d’une sorte de roulement continu, dominait l’orchestre.

Je ne saurais vous dire mon impression première en ce lieu, où chaque chose vivait pour moi d’une vie particulière & inconnue. Les bruits qui glapissaient, rires sonores éclatant en sanglots, les lumières aux lueurs rouges, les mouvements effrayants de folie, les senteurs âcres & étouffantes, tout m’arrivait en une sensation aiguë qui emplissait mon être d’un vague effroi, auquel se mêlait une volupté douloureuse. Je ne pouvais rire, car je sentais ma gorge se serrer, & cependant je ne pouvais détourner la tête, jouissant d’une joie cuisante dans ma souffrance. Je comprends aujourd’hui l’attrait de ces soirées brûlantes. Au premier jour, on frémit, on se refuse à la terrible gaieté ; puis l’ivresse vient, &, la tête perdue, on s’abandonne au gouffre. Les âmes communes sont vite acquises. Celles qui ont la force de leurs rêves — oserai-je, frères, me compter parmi ces dernières ? — se révoltent, &, dans leur franchise, regrettent les aires de Provence où les lourdes paysannes dansent au milieu de la nuit fraîche & transparente.

De la galerie où nous étions, nous ne pouvions voir que l’ensemble de la scène. Nous sommes descendus, gagnant le bas par des escaliers & des couloirs étroits & obscurs. Arrivés dans la salle, nous avons dû suivre un mince sentier ménagé entre les murs & les quadrilles. Tout désir s’en est allé, je n’ai plus eu que du dégoût. Les femmes étaient vêtues de loques, de soie en lambeaux, pailletée de cuivre noirci, leurs épaules nues ruisselaient ; le fard, par larges mares, par longues traînées, rougissait, bleuissait leur peau. Une d’elles, le visage enflammé, la voix enrouée, s’est tournée vers moi, gesticulant & criant. L’étrange, la laide figure ! Je la reverrai dans mes mauvais songes.

Je ne me souviens point d’avoir aperçu les hommes. Ils étaient, ce me semble, droits & immobiles pour la plupart, regardant avec un grand calme les sauts désordonnés des femmes. Je ne saurais dire quelles gens ce pouvait être, ni s’ils paraissaient comprendre toute leur sottise.

Las déjà, sentant ma tête se fendre, j’ai gagné une table, traînant toujours Laurence à ma suite. Nous nous sommes assis, & j’ai bu ce qu’on nous a servi, étudiant ma compagne.

Laurence, à son entrée, avait souri, frémissant d’aise, aspirant largement cet air vicié, si doux à ses lèvres. Le sourire s’était bientôt évanoui, elle avait repris son visage morne. Parfois, elle allongeait le bras & touchait la main à une femme, à un homme qui passaient. Alors, le sourire se montrait quelques secondes, puis il disparaissait de nouveau. Renversée à demi sur sa chaise, les pieds appuyés sur un petit banc, elle se balançait avec lenteur, regardant dans la salle d’un air attentif & ennuyé à la fois. Elle promenait ses regards de groupe en groupe, silencieuse, tournant la tête à chaque nouveau bruit, semblant vouloir ne rien laisser échapper. Mais il y avait tant de fatigue dans son attention, que je me demandais, à voir sa face pâle & désolée, quel singulier plaisir elle pouvait ressentir pour en témoigner si peu.

À deux reprises, croyant que ma présence la gênait, je lui ai dit de me quitter, si bon lui semblait, d’aller voir ses amies, de danser en toute liberté.

— Eh ! pourquoi me lèverais-je ? m’a-t-elle répondu tranquillement. Je suis bien, je suis contente. Es-tu las de m’avoir près de toi ?

C’est ainsi que nous avons passé cinq heures face à face, dans un coin de la salle, moi dessinant sans le savoir des bonshommes sur le marbre de la table avec les quelques gouttes de liqueur tombées d’un carafon, elle gardant une gravité & un silence désespérants, les mains croisées sur sa jupe que tendaient ses genoux écartés. J’avais fini par ne plus avoir conscience de ce qui se passait autour de moi. Le bal tirant vers sa fin, j’étouffais davantage. C’est la seule & dernière sensation dont je me souvienne. Lorsque le galop final m’a tiré de cette sorte de stupeur profonde, j’ai vu Laurence se lever ; elle a juré & a donné un coup de pied au petit banc qui s’était embarrassé dans ses jupons ; puis, elle a pris mon bras, nous avons fait un dernier tour dans la salle avant de sortir. Sur le seuil, Laurence s’est tournée en bâillant, jetant un dernier regard à la ronde échevelée des danseurs qui vociféraient au milieu d’un vacarme épouvantable.

En mettant le pied dans la rue, un vent glacial, qui m’a frappé au visage, m’a causé une sensation délicieuse. Je me suis senti renaître au bien, à la vie libre & énergique ; l’ivresse s’est dissipée, &, sous la pluie fine de décembre, j’ai eu un instant d’ineffable volupté, jetant là tous les dégoûts de cette nuit brûlante. J’ai eu conscience de ces misères que je quittais, j’aurais voulu m’en aller par les rues, laissant l’eau glacée me pénétrer & renouveler mon être.

Laurence tremblait à mon côté. Elle avait noué son mouchoir sur ses épaules nues ; n’osant s’aventurer, elle regardait d’une façon désespérée le ciel sombre & les ruisseaux qui inondaient les trottoirs. La pauvre fille n’avait à attendre de ce ciel d’hiver que quelque fluxion de poitrine.

Il me restait deux francs. J’ai couru arrêter un fiacre, j’y ai fait monter Laurence. Elle s’est blottie dans un des coins, & là, s’est tenue silencieuse, sans cesser de trembler. Je la distinguais, à ma gauche, comme une blancheur effacée. Parfois, une goutte de pluie, restée sur ses vêtements, roulait jusqu’à ma main.

Au bout d’un instant, une sorte d’accablement m’a pris, le sommeil a fermé mes yeux. Dans cette somnolence, il me semblait entendre la clameur du bal ; les cahots de la voiture m’enlevaient comme dans une danse furieuse, & les essieux, aux cris aigres, jouaient ces airs qui, toute la nuit, m’avaient empli les oreilles. Lorsque, fiévreux & obsédé, j’ouvrais les paupières, je regardais stupidement les murs de cette étroite caisse qui me paraissait pleine de fanfares & de tumulte. Puis je sentais un grand froid ; je me souvenais, retrouvant sous ma main la main glacée de Laurence. Au-dehors la pluie tombait, les lumières vacillantes fuyaient rapidement.

La fatigue l’emportait, & de nouveau j’étais entraîné au milieu de rondes gigantesques, sans cesse renaissantes. Il me semble aujourd’hui me souvenir vaguement d’avoir ainsi dansé pendant de longues heures. Je me trouvais cloué sur une banquette, au côté d’une femme qui frissonnait, &, je ne sais comment, je tournais dans une sorte de boîte qui roulait avec fracas au fond d’un gouffre glacial.

Remonté dans ma chambre, tandis que Laurence ôtait son costume, j’ai jeté dans la cheminée tout le bois qui me restait. Puis je me suis hâté de me mettre au lit, heureux comme un enfant de me retrouver dans ma misère, regardant avec amour les grandes clartés & les grandes ombres que les flammes du foyer faisaient monter le long de mes pauvres murs. Le calme s’était fait en moi, dès le seuil de cette chambre retirée ; la tête sur l’oreiller, paisible, presque souriant, je regardais ma compagne qui, pensive devant le feu, quittait un à un ses vêtements.

Elle est bientôt venue s’asseoir à mes pieds, sur le bord du lit. Rompant enfin le silence qu’elle avait gardé jusque-là, elle s’est mise à parler avec volubilité.

Enveloppée dans sa chemise, les pieds repliés sous elle & les mains jointes ramenant les genoux, elle riait aux éclats, penchant la tête en arrière. Elle semblait avoir hâte de rendre toutes les paroles, toutes les gaietés amassées.

Pendant près d’une heure, elle m’a entretenu des mille incidents du bal. Elle avait tout vu, tout entendu. C’étaient des exclamations sans fin, des joies soudaines, des souvenirs pressés & tumultueux. Un monsieur avait glissé de telle façon, une dame avait juré de telle autre ; Jeanne portait un costume de laitière qui lui seyait à merveille ; Louise était laide en Écossaise ; quant à Édouard, il avait certainement engagé sa montre le matin même. Et elle ne tarissait pas, trouvant toujours quelque nouveau détail, répétant dix fois le même fait plutôt que de se taire. Puis, comme le froid la prenait, elle s’est enfin couchée. Elle m’a affirmé ne s’être jamais tant amusée au bal & m’a fait jurer de l’y conduire de nouveau dès que je le pourrai. Elle s’est endormie ainsi, me parlant encore, riant dans son sommeil.

Ce brusque réveil, cette fièvre de paroles m’ont étrangement étonné. Je n’ai pu & je ne puis m’expliquer encore la froideur, l’indolence de cette fille, au milieu du tumulte de la nuit, & ses éclats de gaieté, ses bavardages du matin, dans notre chambre triste & muette. Pourquoi m’arracher la promesse de la mener le plus souvent possible à ces bals où elle riait, où elle dansait si peu ? Puis, si elle était de bonne foi, quelle était donc cette joie singulière qui se manifestait par le silence & la méchante humeur, qui éclatait plus tard en rires épais & voluptueux ?

Monde inconnu de la chair & des passions infâmes où je trouve des étonnements à chaque pas ! Je n’ose encore fouiller toutes ces misères, cette poitrine de femme, froide dans ses désirs, affaissée & endormie dans ses joies. Je l’ai crue sauvée, elle me revient plus terrible, plus impénétrable que jamais.