La Confession de Claude/Chapitre XXII

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Charpentier et Fasquelle (p. 193-202).

XXII

Le printemps s’en est allé, je me suis éveillé de mon rêve.

Je ne sais quel triste enfant je suis, quelle âme misérable habite en moi. La réalité me pénètre, me secoue ; ma chair souffre ou jouit puissamment de ce qui est ; je suis comme un corps d’une sonorité exquise qui vibre à la moindre sensation, j’ai une perception aiguë & nette du monde qui m’entoure. Et mon âme se plaît à refuser la vérité ; elle échappe à ma chair, elle dédaigne mes sens, elle vit ailleurs, dans le mensonge & l’espérance. C’est ainsi que je marche dans la vie. Je sais & je vois, je m’aveugle & je rêve. Tandis que je m’avance sous la pluie, en pleine boue, tandis que j’ai énergiquement conscience de tout le froid, de toute l’humidité, je puis, par une faculté étrange, faire luire le soleil, avoir chaud, me créer un ciel doux & tendre, sans cesser de sentir le ciel noir qui pèse à mes épaules. Je n’ignore pas, je n’oublie pas : je vis doublement. Je porte dans le songe la même franchise que dans les sensations vraies. J’ai ainsi deux existences parallèles, aussi vivantes, aussi âpres, l’une qui se passe ici-bas, dans ma misère, l’autre qui se passe là-haut, dans l’immense & profonde pureté du ciel bleu.

Oui, telle est sans doute l’explication de mon être. Je comprends ma chair, je comprends mon cœur ; j’ai conscience de mes innocences & de mes infamies, de mes amours pour les mensonges & pour les vérités. Je suis une délicate machine à sensations, sensations d’âme, sensations de corps. Je reçois & je rends en frissonnant le moindre rayon, la moindre senteur, la moindre tendresse. Je vis tout haut, criant de souffrance, balbutiant d’extase, au ciel & dans la fange, plus écrasé après chaque nouvel élan, plus radieux après chaque nouvelle chute.

L’autre jour, dans l’air tiède, sous les grands arbres de Fontenay, ma chair s’était attendrie, mon cœur avait dominé. J’aimais, je me croyais aimé. La vérité m’échappait, je voyais Laurence vêtue de blanc, jeune & vierge ; son baiser me paraissait avoir tant de douceur qu’il me semblait venir de son âme. Aujourd’hui, Laurence est là, assise sur le bord du lit ; à la regarder, pâle & morne dans sa robe sale, ma chair frémit, mon cœur se soulève. Le printemps n’est plus, Laurence est vieille, elle ne m’aime pas. Oh ! le misérable enfant ! Je mérite de pleurer, moi qui fais mes larmes !

Que m’importent la laideur de Laurence, sa souillure, son affaissement ? Qu’elle soit plus laide, plus souillée, plus affaissée encore, mais qu’elle m’aime ! Je veux qu’elle m’aime.

Je ne regrette ni ses quinze ans, ni son jeune sourire de l’autre jour. Elle courait sous les arbres, elle était la bonne fée de ma jeunesse. Non, je ne regrette rien de sa beauté ni de sa fraîcheur ; je regrette le rêve que j’ai fait en croyant sentir son cœur dans ses caresses.

Elle est là, déplorable, écrasée. J’ai bien le droit d’exiger qu’elle m’aime, qu’elle se livre à moi. Je l’accepte dans son être entier, je la veux telle qu’elle est, endormie & usée, mais je la veux, je la veux de toute ma volonté, de toute ma puissance.

Je me souviens que j’ai rêvé la rédemption, que je voulais en elle plus de raison, plus de pudeur. Que m’importe la pudeur, que m’importe la raison ? Je n’en ai que faire maintenant. J’exige de l’amour, quel qu’il soit, impudique & fou. Je suis avide d’être aimé, je ne veux plus aimer tout seul. Rien ne lasse le cœur comme des caresses qui ne sont pas rendues. J’ai donné à cette femme ma jeunesse, mes espérances ; je me suis enfermé avec elle dans la souffrance & l’abjection ; j’ai tout oublié au fond de nos ténèbres, la foule & ses jugements. Je puis bien, il me semble, demander en échange à cette femme de s’unir à moi, de nous confondre au fond du désert de misère & d’abandon où nous vivons tous deux.

Le printemps est mort, vous dis-je. J’ai rêvé que le jeune feuillage verdissait au soleil, que Laurence riait follement parmi les herbes hautes. Je me trouve dans l’ombre humide de ma chambre, en face de Laurence qui sommeille ; je n’ai pas quitté le bouge, je n’ai vu s’ouvrir ni les yeux ni les lèvres de cette fille. Tout est mensonge. Dans cet écroulement du vrai & du faux, dans ce bruit confus que la vie fait en moi, je ne sens qu’un besoin, un besoin cuisant & cruel : aimer, être aimé, n’importe où, n’importe comment, pour m’abîmer en un néant d’amour.

Oh ! frères, plus tard, si jamais je sors de ma nuit & qu’il me prenne le caprice de conter à la foule mes amours lointaines, j’imiterai sans doute ces pleurards, ces rêveurs qui parent de rayons les démons de leurs vingt ans & leur mettent des ailes aux épaules. On les nomme les poètes de la jeunesse, ces menteurs qui ont souffert, qui ont versé toutes leurs larmes, & qui aujourd’hui, dans leurs souvenirs, n’ont plus que des sourires & des regrets. Je vous assure que j’ai vu leur sang, que j’ai vu leur chair à nu, déchirée & endolorie. Ils ont vécu dans la souffrance, ils ont grandi dans le désespoir. Leurs maîtresses étaient infâmes, leurs amours avaient toutes les horreurs des amours du ruisseau. Ils ont été trompés, blessés, traînés dans la boue ; jamais ils n’ont rencontré un cœur, & chacun d’eux a eu sa Laurence qui a fait de sa jeunesse une solitude désolée. Puis la blessure s’est fermée, l’âge est venu, le souvenir a donné son charme caressant à toute l’infamie d’autrefois, & ils ont pleuré leurs amours malsaines. C’est ainsi qu’ils ont créé un monde mensonger de jeunes pécheresses, de filles adorables dans leur insouciance & leur légèreté. Vous les connaissez toutes, les Mimi Pinson & les Musette, vous les avez rêvées à seize ans, peut-être même les avez-vous cherchées. Leurs amants ont été prodigues ; ils leur ont accordé la beauté & la fraîcheur, la tendresse & la franchise ; ils en ont fait des types pénétrants de libre amour, d’éternelle jeunesse ; ils les ont imposées à notre cœur, ils se sont plu à se tromper eux-mêmes. Ils mentent, ils mentent, ils mentent.

Je les imiterai. Comme eux, je m’abuserai sans doute, je croirai de bonne foi les mensonges que mes souvenirs me conteront ; comme eux, j’aurai peut-être des lâchetés, des timidités qui me pousseront à ne pas parler haut & franc, disant quelles auront été mes amours, & combien elles étaient impures. Laurence deviendra Musette ou Mimi ; elle aura la jeunesse, elle aura la beauté ; ce ne sera plus la femme qui est là, muette, malpropre, ce sera une toute jeune fille, étourdie, aimant à droite, à gauche, mais vivante encore, rendue plus jeune, plus adorable par ses caprices. Le bouge deviendra une mansarde gaie, fleurie, blanche de soleil ; la robe de soie bleue se changera en indienne légère & propre ; ma misère sera pleine de sourires, mes tendresses rayonneront. Et je chanterai à mon tour la chanson de la vingtième année, reprenant le refrain où les autres l’ont laissé, continuant les paroles douces & menteuses, me trompant, trompant ceux qui viendront après moi.

Frères, dans ces lettres écrites pour vous seuls & que je trace au jour le jour, frissonnant encore des terribles secousses, je puis être rude, âpre, dire tout, appuyant sur mes aveux. Je me livre entier, je vis tout haut, je vous donne ma chair & mon sang : je voudrais sortir mon cœur de ma poitrine, vous le montrer, saignant, malade, franc dans ses abjections & dans ses puretés. Je me sens plus haut & plus digne en me confessant à vous ; j’ai une fierté immense au milieu de mon abaissement ; plus je descends, plus je grandis en dédain, en indifférence superbe. La douce chose que la franchise ! Dites-vous que, sur dix jeunes gens, huit ont la même vie que moi, la même jeunesse : les uns, deux ou trois sur cent peut-être, s’effrayent, pleurent comme je pleure ; les autres, plusieurs milliers, acceptent & vivent en paix, infâmes & souriants. Tous mentent. Moi, je me blesse, je vous avoue en sanglotant quelles sont mes amours, de quel terrible poids elles m’étouffent.

Plus tard, je mentirai.

Rien n’existe, aujourd’hui, si ce n’est l’amour de Laurence, que je n’ai pas & que j’exige. Il n’y a plus de lumière, plus de monde, plus de foule ; il y a, dans l’ombre, un homme & une femme mis face à face, à jamais. L’homme, en dehors de toute pureté, de toute beauté, veut être aimé de la femme, parce qu’il a peur d’être seul, qu’il a froid, qu’il aime lui-même. Au dernier jour, lorsque l’humanité agonisera & qu’il ne restera plus qu’un couple sur la terre, la lutte sera terrible, le désespoir immense, si le dernier amant ne peut éveiller la dernière amante du sommeil du cœur & de la chair.