La Confession de Claude/Chapitre XXVI

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Charpentier et Fasquelle (p. 268-271).

XXVI

Je suis lâche, je souffre & je n’ose cautériser la plaie. Je sens que Pâquerette & Jacques ont raison, que je ne puis vivre dans cet effroyable tourment qui me secoue. Je n’ai plus, si je ne veux en mourir, qu’à arracher l’amour de ma poitrine. Mais je suis comme les moribonds qu’effraient l’inconnu & le néant. Je sais quelles sont les angoisses de mon cœur plein de Laurence ; je ne sais quelles seraient ses douleurs, s’il devenait vide de cette femme. Je préfère les sanglots de mon agonie à la mort de mon amour ; je recule devant les mystérieuses horreurs d’une âme veuve d’affection.

C’est avec désespoir que je sens Laurence m’échapper. Je la presse entre mes bras comme un calice qui me met en sang, qui me donne une volupté amère. Elle me déchire ; & je l’aime. Je l’aime pour toutes les pointes qu’elle fait entrer dans ma chair ; j’éprouve l’extase douloureuse de ces moines qui mouraient sous les verges dont ils se frappaient eux-mêmes. J’aime & je sanglote ; je ne veux pas refuser les sanglots, si je dois refuser l’amour.

Et cependant je comprends que ce cauchemar âpre & violent doit finir. La crise approche. Je ne sais lequel de nous va mourir. J’ai comme une angoisse qui me tient éveillé, qui m’avertit d’un malheur prochain. Le ciel aura pitié : il guérira mon esprit & me laissera mon cœur ; il me choisira pour la mort plutôt que de choisir mes tendresses.

Ce matin, j’ai rencontré un jeune homme & une jeune femme qui marchaient dans le soleil clair. Tous deux, étroitement pressés, s’avançaient à petits pas, oublieux de la foule. La jeune femme s’appuyait à l’épaule du jeune homme, elle le contemplait, émue & souriante, & lui, dans un regard, il lui rendait son émotion, son sourire. Le couple rayonnait.

Il y a donc des amours jeunes. Tandis que je vis misérable, à l’ombre, déchiré par une passion horrible, il y a donc, dans les rayons de mai, des amants qui vivent de douceur. Je ne savais pas qu’on pouvait s’aimer ainsi, je croyais que les baisers devaient être âcres et poignants.

Maintenant, je me rappelle. Les amants s’en vont deux à deux, dans les clairs de lune, dans les aurores. Ils sont vêtus d’étoffes légères. Ils s’embrassent à chaque pas d’une façon tendre, recueillie, ils vivent au milieu des herbes, au milieu des foules, & ils sont toujours seuls. Le ciel sourit, la terre se fait discrète, l’univers est complice. Les amants échangent leurs cœurs, ils vivent l’un de la vie de l’autre.

Moi, je me suis enfermé ici. Je ne puis tout avoir. J’ai les larmes, le désespoir d’aimer seul ; j’ai le silence, les yeux morts de Laurence. Qu’ai-je besoin de printemps & de jeunes amours ? J’ai ma douleur, si les autres ont leur joie.

Ô mon Dieu, pitié ! ne me prenez pas ma souffrance. Empêchez cette femme de me guérir en me tuant mon amour. Qu’elle reste là, à mon côté ; qu’elle y reste, froide & indifférente, pour prolonger mon tourment. Je ne sais plus pourquoi je l’aime ; je l’aime en dehors du juste & du vrai ; je l’aime pour l’aimer, & je ne veux pas qu’on me dérange dans la folie de ma passion. Tout mon être s’écrase à l’idée qu’elle peut me quitter : j’ai peur du néant. En la perdant, je perdrais ma famille, toutes mes affections, tout ce qui me rattache encore à la terre. Mon Dieu, ne lui permettez pas de me laisser orphelin.