La Conjuration du panslavisme et l’insurrection polonaise

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La Conjuration du panslavisme et l’insurrection polonaise
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 1110-1127).

LA CONJURATION


DU PANSLAVISME


ET


L'INSURRECTION POLONAISE.




Tout le monde se demande avec angoisse où en est l’insurrection de Pologne. Si l’on en croyait les dernières nouvelles, le mouvement se serait arrêté : l’Autriche aurait, par d’habiles manœuvres, excité de longue main la défiance des paysans envers les nobles, et, en allumant dans le cœur des serfs d’horribles désirs de vengeance contre leurs seigneurs, elle serait arrivée à maîtriser ainsi l’explosion du sentiment national. Il importe de rechercher les causes d’un fait aussi inattendu, qui, au premier coup d’œil, se présente comme un lugubre arrêt de mort de la nationalité polonaise, mais qui, mieux examiné, prouve au contraire l’impuissance où sont désormais l’Autriche et la Russie de se maintenir long-temps dans leur état actuel.

L’Europe n’a que des idées très superficielles, souvent fausses, sur les divers peuples de race slave. On s’imagine généralement que ces nations sont des masses inertes, conduites de temps immémorial par une aristocratie héréditaire : il n’en est rien. Le génie slave est essentiellement démocratique ; il l’a été plus ou moins dans tous les temps. Le malheur de l’ancienne Pologne fut de n’avoir pas compris suffisamment cette tendance naturelle et instinctive du grand corps dont elle formait la tête. De même aujourd’hui la faiblesse, le côté vulnérable de la Russie, c’est cette aristocratie dont s’environne le trône, et qui peut bien imposer à l’Europe, mais qui au dedans de l’empire apparaît à tous les yeux comme un élément hétérogène et anti-national.

Le vrai Slave, et par conséquent aussi le paysan polonais, étant porté d’instinct vers la démocratie, il s’ensuit que tout grand seigneur est naturellement suspect aux Slaves, et regardé par eux comme un étranger, ou du moins comme un ami de l’étranger, dont il a ordinairement les mœurs, l’habit, la langue. Cette défiance qui règne entre le paysan et le grand propriétaire n’est, on le sait, que trop naturelle chez tous les peuples ; mais chez les nations slaves elle revêt un caractère spécial, l’amour de la race et de son génie propre. En Allemagne, en Angleterre, en France même pendant quelque temps, l’aristocratie a pu être une force ; chez les Slaves, elle ne le sera jamais, parce que chez eux elle n’est pas primitive, elle est de création postérieure, et le fruit de l’influence des idées étrangères. Toute nationalité slave qui admet le principe aristocratique dans son sein paraît condamnée d’avance à une mort plus ou moins prochaine. C’est aussi ce que la noblesse polonaise avait compris dès la fin du siècle précédent, comme le prouve la constitution du 3 mai 1791, si généreusement votée par elle, et où le principe de la monarchie démocratique apparaît avant même qu’il eût été proclamé en France.

Ces précédens posés, je reviens à la question de l’insurrection polonaise. Quelles causes l’ont empêchée jusqu’ici de se développer ? pourquoi les paysans, au lieu de répondre à l’appel de la noblesse, se sont-ils, sur tant de points, tournés contre elle ? Voilà autant de questions soulevées par les derniers évènemens qui ont étonné l’Europe, et auxquelles nous essaierons de répondre.

L’Autriche, on le sait, est un gouvernement faible, mais très habile, à qui aucune ruse, même la plus cruelle, ne répugne pour arriver à ses fins. La noblesse polonaise est au contraire la noblesse la plus chevaleresque du monde ; ayant la conscience de son courage, elle répugne au guet-apens, et, quand elle poursuit un but, elle veut l’emporter de haute lutte. Cette attitude si différente des deux adversaires s’était dessinée bien avant l’heure de l’insurrection. Les seigneurs polonais, dans les diétines de la Gallicie et du grand-duché de Posen, avaient pris franchement l’initiative des réformes. Depuis 1840, la diète de Léopol demandait en vain, chaque année, à l’empereur, des lois qui missent fin aux corvées, et rendissent les paysans propriétaires. Les représentans du grand-duché de Posen adressaient au roi de Prusse des demandes analogues : ils avaient résolu, en 1844, la fondation d’une caisse d’amortissement pour le rachat des corvées de leurs paysans. La cour de Berlin refusa de sanctionner cette résolution, craignant avant tout, comme le cabinet de Vienne, un ordre de choses qui réconcilierait les paysans slaves avec leurs seigneurs. Il n’est pas jusqu’aux sociétés de tempérance instituées par les curés pour faire disparaître des pays slaves le vice national de l’ivrognerie, qui ne se soient vues entravées de mille manières par l’Autriche et la Russie. Un oukase russe a interdit au clergé de prêcher en chaire contre l’ivrognerie, et la police de Gallicie a statué qu’aucun prêtre ne pourrait prêcher sur ce sujet sans une autorisation spéciale. Un tel despotisme devait porter à l’extrême l’indignation et en même temps les espérances de la noblesse polonaise : elle crut que le paysan comprendrait enfin à quel point on voulait l’avilir, et elle le poussa ouvertement à résister ; mais le cabinet de Vienne, avec son habileté ordinaire, avait travaillé sous main, pendant que la noblesse travaillait au grand jour. Tandis que, dans son empressement à régénérer le pays, celle-ci se proclamait partout et hautement démocratique, le gouvernement autrichien, à l’aide de ses employés subalternes et de ses innombrables espions, avait travesti en secret, aux yeux du paysan, les intentions des grands propriétaires, flétri leurs actes les plus généreux, et il était parvenu à faire méconnaître, comme entachés d’égoïsme, les plus nobles sacrifices des seigneurs en faveur des serfs. Aigri par les corvées de tout genre dont la loi autrichienne l’accable, et déjà trop porté par de tristes souvenirs à suspecter ses seigneurs, le paysan ne pouvait croire à leur changement ; il craignait un piège, et les espions de Vienne, répandus partout, alimentaient sans cesse cette crainte par les plus absurdes récits.

Le bas peuple se méprenait donc complètement sur les vraies intentions de la noblesse, qui, sans se douter des ruses de guerre de son ennemie, poursuivait loyalement et en droite ligne contre l’Autriche et les puissances son plan d’insurrection populaire. Se croyant sûre des paysans, elle avait cherché surtout à s’affilier les habitans des villes et la jeunesse éclairée des écoles. L’esprit de cette jeunesse avait subi, depuis quinze ans, une modification profonde. Obligés d’étudier dans les universités étrangères de Prusse, de Russie, de Hongrie, de Bohême, ces jeunes gens avaient dû forcément abdiquer une foule de préjugés de l’ancienne société polonaise. Le besoin de se lier avec leurs condisciples des autres nations slaves leur avait fait chercher une idée commune, et ils n’en avaient pas trouvé d’autre que l’idée slave. Ce fut donc dans l’intérêt général de la race, de sa plus grande gloire, de sa plus grande liberté, que le panslavisme s’organisa de Berlin à Vienne, et de Vienne jusqu’à Pétersbourg. Son mot d’ordre était le plus simple du monde : « soutenir tout ce qui est slave, suivre toute impulsion ayant pour but l’affranchissement des peuples slaves, se refuser à tout autre appel. » Pour mieux échapper aux inquisitions les plus minutieuses de la police, il fut sévèrement interdit aux conjurés de chercher à connaître leurs frères ; chaque nouvel initié eut pour devoir d’en initier quatre autres, mais pas un de plus. Aucun groupe ne dut se composer de plus de cinq personnes. Ennemie, comme le génie slave, de toute centralisation, l’association conservait par là toute son élasticité. En outre, dans ce système, tout ce que peut faire la police, même aidée par les tortures, c’est d’obtenir qu’un conjuré dénonce ses quatre complices ; les autres, il ne les connaît pas même de nom. Quant aux chefs supérieurs, il n’y en a pas : c’est la race, c’est le génie slave qui précipite ou qui ralentit le mouvement. En se fondant sur de pareilles bases, la conspiration devenait facile ; le peuple entier en était complice. Le plan des nobles et de la jeunesse, admirablement conçu, ne pouvait manquer de réussir, si l’Autriche avait résisté franchement, au lieu d’employer contre ses adversaires la diffamation et la calomnie. Les nobles étaient prêts à se dépouiller de tous leurs privilèges, de tous leurs titres, de tout leur passé, et à en appeler au peuple pour constituer avec lui un ordre de choses entièrement nouveau, ayant pour base la plus large démocratie qui soit compatible avec l’ordre public et l’indépendance nationale. Forte et fière de son programme, la noblesse s’élança avec l’impétuosité slave dans sa nouvelle carrière, sans songer à sonder le terrain pour s’assurer s’il n’y avait pas une contre-mine.

A l’époque marquée pour l’explosion générale, du 19 au 20 février, les conjurés se levèrent partout avec le même drapeau. A Posen, en Gallicie, à Cracovie, et même dans la Pologne russe, les plus grands propriétaires, les plus notables représentans de l’aristocratie, proclamèrent hautement l’émancipation complète et définitive des paysans ; mais, à leur grand étonnement, ils se trouvèrent sur ce terrain en concurrence avec l’Autriche, que nous avons montrée travaillant depuis long-temps le bas-peuple, à l’aide de ses espions, avec un programme analogue. Ceci explique pourquoi le manifeste révolutionnaire daté de Cracovie, afin de mieux l’emporter sur les promesses autrichiennes, a revêtu une couleur qui l’a rendu tout d’abord suspect en Europe au parti conservateur. Les insurgés sentaient le besoin de pousser leur système d’émancipation jusqu’à ses plus lointaines conséquences. De là ce faux air de communisme imprimé au manifeste du nouveau gouvernement polonais. On conçoit que les partisans du statu quo se soient surtout effrayés du passage suivant : « Tâchons de conquérir une communauté où chacun jouira des biens de la terre d’après son mérite et sa capacité. Qu’il n’y ait plus de privilèges ; que celui qui sera inférieur de naissance, d’esprit ou de corps, trouve sans humiliation l’assistance infaillible de toute la communauté, qui aura la propriété absolue du sol, aujourd’hui possédé tout entier par un petit nombre. Les corvées et autres droits pareils cessent, et tous ceux qui auront combattu pour la patrie recevront une indemnité en fonds de terre, prise sur les biens nationaux. » Ces paroles, il faut l’avouer, ne sont pas de nature à rassurer ceux qui espèrent dans une féodalité nouvelle, fille de l’industrie et des chemins de fer. Cependant on doit comprendre d’abord la nécessité où était la révolution de renchérir dans son programme sur les promesses de l’Autriche. En outre, il y a dans ce manifeste certains mots évidemment mal traduits par les journaux allemands, auxquels les journaux français sont forcés de s’en rapporter : ainsi le mot de communauté a certainement été mis à la place du mot société, attendu qu’en slave il n’y a pas, pour dire société, d’autre expression possible que celle qui, interprétée littéralement, signifie communauté. Il serait donc souverainement injuste d’expliquer dans le sens des communistes un mot qui désigne simplement la société ou la nation. Or, promettre aux paysans, aux serfs qui se seront battus, de les rendre propriétaires aux frais de la nation ; garantir aux pauvres, aux infirmes, à tous ceux qui souffrent, qu’ils recevront sans humiliation l’assistance nationale, franchement, est-ce là du communisme ? Si l’on m’objectait que ces distributions de terres aux paysans ne pourront avoir lieu qu’aux dépens des grands propriétaires prétendus féodaux des provinces slaves, je répondrais que, puisque ces grands propriétaires eux-mêmes lancent de tels manifestes, il faut apparemment qu’ils soient décidés à faire à leur patrie le sacrifice non-seulement de leur vie, mais même de leur fortune matérielle, à laquelle on semble croire qu’il est impossible de renoncer. Or, si les seigneurs polonais veulent se dépouiller eux-mêmes, il n’y aura, je crois, que l’Autriche qui trouvera légitime de s’y opposer, et de contraindre les nobles à faire supporter la corvée à leurs serfs. C’est d’ailleurs, et nous l’avons déjà prouvé[1], ce qu’elle fait depuis dix ans.

Je demande maintenant à tout homme de bonne foi s’il y a du communisme dans les conclusions qui terminent le manifeste incriminé : « Polonais, plus d’aristocratie, plus de privilèges d’aucun genre ! Dès ce moment nous sommes tous égaux, puisque nous sommes tous enfans d’une seule mère, la patrie, et d’un seul père, le Dieu qui règne au ciel. Invoquons-le, il nous bénira et nous fera vaincre. Nous sommes vingt millions, levons-nous comme un seul homme, et nous aurons une liberté comme il n’y en a encore jamais eu sur la terre. » C’est un grand, un vif enthousiasme qui a dicté ces dernières paroles, mais cet enthousiasme n’a rien d’anti-social ; il prouve, chez les insurgés, un noble désir d’associer leur cause à celle de tous les peuples. Que les Slaves veuillent conquérir un système de liberté plus large que celui de l’Europe constitutionnelle, qu’ils veuillent dilater ce vieux système en y faisant entrer l’idée slave comme auxiliaire de l’idée française, est donc là un crime ?

Les Slaves de tous les pays sont convaincus qu’ils ne peuvent s’affranchir qu’à l’aide d’un nouveau 89. Leur noblesse désire prendre l’initiative de cette révolution, qui doit être à la fois sociale et politique ; elle veut l’accomplir généreusement, en descendant vers les classes inférieures, ou plutôt en les élevant toutes jusqu’à elle. Elle entend que la révolution slave différera de celle de France sur ce point, qu’au lieu de laisser la bourgeoisie et le tiers-état commencer, comme lors du serment du jeu de paume, les nobles et les prêtres commenceront, et marcheront en avant du peuple. C’est malheureusement ce que n’a pas compris le paysan polonais. Dans l’ignorance profonde où le maintiennent forcément ses oppresseurs, il n’a pas su distinguer le langage franc de ses gentilshommes d’avec le langage empoisonné des agens provocateurs. Il a donc partout répondu par la défiance au cri insurrectionnel des nobles.

L’explosion a été par là, sinon étouffée, du moins considérablement amortie. L’Autriche a profité du premier moment de terreur pour répandre partout les accusations les plus absurdes, et, voyant qu’elles trouvaient créance, le cabinet impérial a lancé enfin dans la plus grande partie de la Gallicie des proclamations qui assimilaient aux malfaiteurs les insurgés et tous les hommes suspects de favoriser l’insurrection, « décernant même, dit la Gazette d’état de Prusse, des primes considérables pour chaque suspect (c’est-à-dire pour chaque noble) qui serait livré mort ou vif aux agens autrichiens. » Cet appel fait à la cupidité de pauvres paysans qui meurent de faim, et que la propagande impériale avait d’ailleurs depuis long-temps, travaillés dans un sens de haine et de vengeance contre leurs seigneurs, cet infernal appel semble avoir eu, il faut bien l’avouer, un horrible succès. A la provocation des hommes de l’Autriche, les paysans se sont rués partout sur leurs nobles, n’épargnant ni l’âge ni le sexe. Faut-il s’étonner maintenant de l’échec qu’a rencontré l’insurrection ? Cependant, quelque malheureuse qu’ait été cette première tentative, il suffira, pour apprécier la portée de l’insurrection, pour en admirer le généreux élan, de constater ce qu’elle a fait, ce qu’elle peut faire encore.

Toutes les parties de l’ancienne Pologne, y compris ses annexes d’Orient, ruthéniennes et kosaques, avaient été initiées au plan d’émancipation qui se propageait silencieusement, depuis des années, de la Baltique à la mer Noire. C’était, comme le reconnaissent les feuilles allemandes elles-mêmes, la grande conjuration du panslavisme. Toutes les nations slaves étaient invitées à prendre part au mouvement et à briser enfin leur joug, pour se constituer ensuite chacune suivant son gré. Le gouvernement représentatif qui devait sortir de la révolution polonaise était appelé à s’organiser d’une manière essentiellement fédérale. Provisoirement, il ne devait se composer que de sept membres, délégués des sept associations ou contrées sur lesquelles on comptait le plus, et qui étaient la république de Cracovie, le grand-duché de Posen, la Gallicie, la Lithuanie, la petite Russie, le royaume de Pologne et l’émigration de Paris. La Bohème, la Hongrie, les pays slaves du Danube et le nord de la Russie devaient être entraînés plus tard dans le mouvement ; à son origine, il devait se renfermer strictement dans l’intérieur de l’Autriche, qui est, de tous les empires oppresseurs de la race slave, celui dont l’existence est la plus précaire, puisque cette puissance allemande, sur trente-sept millions de sujets, compte à peine six millions d’Allemands.

A l’époque fixée pour la révolution, il y eut des mouvemens simultanés sur presque tous les points où se parlent la langue polonaise et la langue ruthénienne. Les mouvemens de Silésie, de Posen, de Tarnow, de Léopol, ont été constatés par les journaux ; mais ce que la presse n’a pas assez remarqué et ce que les cabinets ont caché avec soin, c’est la coïncidence de ces mouvemens avec ceux qui ont eu lieu dans la petite Russie et jusque dans les principautés moldo-valaques. Ainsi c’est le 22 février, le jour même où les Autrichiens étaient chassés de Cracovie, que la jeunesse moldave insurgée à Iassy, et appuyée par des matelots grecs venus des ports de la mer Noire, essayait de proclamer un gouvernement national, unique pour toutes les populations roumanes. Les mouvemens correspondans qui ont éclaté dans l’intérieur de la Russie sont encore peu connus ; on sait seulement qu’à Vilna la garnison a tiré à mitraille sur le peuple, ce qui ferait supposer que les Lithuaniens ont répondu à l’appel de leurs frères du midi. La Prusse, dans ses feuilles officielles, se vantait, il y a quelques jours, d’avoir accueilli à sa frontière quatre mille soldats polonais des provinces russes, qui avaient été battus et dispersés, et que différens corps de Kosaques poursuivaient. « Ce sont, disaient ces feuilles, de beaux jeunes gens, vêtus d’un costume pittoresque ; » et elles ajoutaient que les Allemands ont pu acheter, pour douze thalers chacun, les plus beaux chevaux de race polonaise. Ces forfanteries, dont s’indignent les vrais Allemands, prouvent au moins une chose, c’est que la Pologne russe s’est levée comme la Pologne autrichienne.

Il est remarquable que la bourgeoisie et le peuple des villes, plus éclairé que celui des campagnes, ont secondé partout la noblesse dans la capitale même de la Gallicie, qui compte trente mille marchands juifs, ceux-ci se sont déclarés pour l’insurrection comme les chrétiens ; mais il y avait partout de fortes garnisons, et, le concours des paysans sur lequel on avait le plus compté ayant fait défaut, le peuple se vit partout repoussé. Ce fut alors que les arrestations commencèrent ; elles furent innombrables. Quand la majorité de la noblesse patriote des villes eut été arrêtée, la police se tourna vers les, campagnes. Dans le duché de Posen, où les lumières sont plus généralement répandues, l’idée ne vint pas aux paysans de s’armer contre leurs nobles, et d’ailleurs rien ne prouve que la police prussienne, pour triompher, ait tenté de recourir à cet odieux moyen. En Gallicie au contraire, comme le constate la Gazette d’état de Prusse, les employés ameutèrent partout les pauvres serfs. Pour mériter les primes qui leur étaient promises, ces malheureux égarés massacraient ou garrottaient les gentilshommes, et, jetant morts et blessés pêle-mêle dans des chariots, ils les conduisaient à la ville du district, au capitaine du cercle, chargé de récompenser ces fidèles sujets.

Sur un seul point, dans la république de Cracovie, où tous les employés sont Polonais, les Autrichiens durent renoncer à l’exécution de cet horrible plan. On eut recours à un autre moyen, et, prévenus à temps de la conspiration, les résidens des trois puissances protectrices, de concert avec l’évêque de Cracovie et le président du sénat, M. de Schindler, créatures du cabinet de Vienne, demandèrent un renfort de troupes au général Collin, stationné en face de la ville, à Podgorzé, de l’autre côté de la Vistule. Rassemblant ses forces, composées de douze cents fantassins du régiment du comte Nugent, de deux cent soixante-dix chevaux et d’une batterie de campagne, M. de Collin entra à Cracovie le jour marqué pour l’insurrection, le 20 février. Tout le jour s’écoula de part et d’autre dans un silence plein d’angoisse. Vers minuit, une fusée à la congrève, lancée sur la ville par les conjurés, avertit les habitans de se préparer à la lutte. A quatre heures du matin, les Autrichiens se virent assaillis dans leurs casernes ; mais, après leur avoir tué beaucoup de monde, le général Collin força les insurgés à la retraite. Les Polonais avaient donc échoué là comme à Posen, à Léopol et partout.

Vingt-quatre heures d’un lugubre repos suivirent cet assaut malheureux. Pendant ce temps, les mineurs de Wieliczka et de Bochnia accoururent au nombre de plusieurs milliers, et les Gorals descendirent des montagnes qui avoisinent Cracovie. Effrayés, les trois résidens prussien, autrichien et russe, ainsi que l’évêque Lentowki et les sénateurs de création allemande, se hâtèrent d’évacuer la ville. A peine étaient-ils en sûreté, que la fusillade recommença dans l’enceinte de Cracovie. Toutes les maisons un peu fortes de la cité avaient été occupées militairement, les femmes chargeaient et les hommes tiraient par les fenêtres. Durant quatorze heures, le général Collin, quoique âgé de soixante-six ans, s’obstina à rester à cheval et à faire emporter successivement d’assaut toutes les maisons d’où partait le feu. Après d’héroïques efforts, il dut évacuer la place, laissant les rues jonchées, dit-on, de trois cent quarante cadavres. Quoi que les journaux de M. de Metternich aient écrit sur l’admirable fidélité des soldats du général Collin, il paraît qu’une grande partie d’entre eux avaient passé spontanément aux insurgés ; au moins la milice civique de Cracovie s’était-elle déclarée tout entière pour le mouvement. Les braves qui avaient guidé le peuple cracovien durant ces quatorze heures de lutte sont Rozicki, Venzyk, Patelski, Darowski et le jeune Bystrzonowski. La Gazette d’Augsbourg les a peints méchamment montés sur de magnifiques chevaux, et traînant après eux les bandes à pied des montagnards ; elle ajoute qu’aux mains d’un jeune noble tué, on a trouvé une faux de bois d’acajou. Il a circulé dans les journaux, même français, une foule de contes non moins ridicules, accrédités par les polices étrangères, et qu’on ne s’arrêterait pas à relever, s’ils ne révélaient l’odieuse intention d’ameuter les pauvres contre les riches.

Profitant de la terreur qu’ils venaient d’inspirer, les insurgés poursuivirent le général Collin au-delà de la Vistule, emportèrent d’assaut Podgorzé, où il s’était retranché, et le forcèrent de reculer dans l’intérieur de la Gallicie jusqu’à Wadowicé, distant de quinze lieues de Cracovie. Revenus à Cracovie, les insurgés proclamèrent aussitôt un gouvernement national sous la présidence du professeur Gorzkowski. Les proclamations lancées dans les campagnes faisaient accourir de toutes parts les paysans, armés de leurs faux en forme de lance, et portant le petit bonnet blanc des anciens temps de la Pologne, connu sous le nom de konfederatka. Tous recevaient des sabres et se formaient en régimens d’infanterie. Des régimens de cavalerie d’élite s’organisaient également. Les anciennes couleurs nationales, le blanc et le rouge pourpre, avec l’aigle blanc, reparaissaient sur tous les uniformes. Dénué de ressources pécuniaires pour nourrir son armée durant les quelques jours nécessaires aux préparatifs de la campagne, le gouvernement implora l’aide du clergé. Les prêtres, la croix en main, avaient partout, durant le combat, encouragé les insurgés ils se hâtèrent d’offrir au gouvernement l’or et l’argent de leurs églises et le riche trésor de la cathédrale. Plusieurs banquiers israélites prêtèrent leur caisse, les petits marchands juifs eux-mêmes équipèrent volontairement, à leurs frais, un corps de cinq cents soldats d’élite, et la jeunesse juive alla se mettre sous les drapeaux. Tous les préparatifs étant achevés, le gouvernement civil de la Pologne se déclara provisoirement dissous ; il nomma pour tout le temps que durerait la guerre un dictateur, Jean Tyssowski, et l’armée, se divisant en plusieurs corps, abandonna Cracovie pour aller propager l’insurrection.

Le gouvernement de Pologne, avant sa dissolution, déclarant qu’il voulait rester en paix avec la Prusse, avait ouvert des négociations avec le comte de Brandebourg, commandant général des troupes prussiennes de Silésie, et avait offert de lui remettre en dépôt la ville de Cracovie pour tout le temps que durerait la campagne ; mais le comte de Brandebourg, soupçonné d’être d’intelligence avec les rebelles, a été rappelé par le cabinet de Berlin, et remplacé par un Allemand pur sang, le lieutenant-général Rohr. Pendant ce temps, le colonel Venedek ayant amené de Léopol un renfort au général Collin, des compagnies de soldats étaient détachées dans mille directions pour distribuer aux paysans mécontens des armes contre les seigneurs. La prison même de Wisznicz fut ouverte par les employés impériaux, qui lancèrent les forçats à la poursuite des gentilshommes. Avec un corps nombreux de paysans ameutés, le colonel Venedek attaqua et battit à Gdow un détachement d’insurgés. Cette petite victoire, jointe sans doute à la nouvelle de l’évacuation de Cracovie par le principal corps des insurgés, détermina le général Collin à quitter ses retranchemens de Wadowicé, et à se porter de nouveau vers Podgorzé, d’où (si l’on en croit les bulletins de Vienne), après un combat acharné, il finit par rejeter les Polonais dans Cracovie.

Il était facile de rentrer dans une place évacuée. Les généraux autrichiens, prussiens et russes sommèrent donc la république, le 3 mars, d’ouvrir son territoire aux troupes des trois puissances protectrices. Ces troupes furent aussitôt invitées à rentrer dans la ville. Les Russes, dit-on, y parurent les premiers ; puis, le lendemain, 4 mars, vinrent les Autrichiens ; les Prussiens n’arrivèrent que les derniers, comme pour mieux indiquer qu’ils venaient à contre-cœur. Presqu’en même temps le lieutenant-maréchal Wrbna, ancien commandant du régiment de l’empereur Nicolas, à la tête de l’armée autrichienne, s’avançait à marches forcées vers la Gallicie ; mais, au lieu de l’attendre dans les plaines jonchées déjà des cadavres de la noblesse, les insurgés ont gagné les gorges des Karpathes. Là ils se seraient partagés en plusieurs corps insurrectionnels. L’un, en suivant la chaîne des montagnes moraves, s’efforcerait d’entrer en Bohême ; un autre cherche à pénétrer par Iablonka dans la Hongrie, qui depuis long-temps n’attend que l’occasion d’éclater ; un troisième corps, et le plus considérable, est entré en Russie pour y insurger les provinces de Podolie et de Volhynie, et pour s’unir aux anciens confédérés de la Pologne, les Kosaques de l’Oukraine. On a espéré que ces tribus belliqueuses, à qui l’empereur Nicolas a enlevé tous leurs privilèges héréditaires, et ce beau système démocratique slave dont jouissaient leurs aïeux, ne manqueraient pas de saisir l’occasion de reconquérir leur antique constitution, en s’unissant aux Polonais. A la vérité, aucun résultat certain de cette expédition n’est encore connu. On assure cependant que les descendans des fameux Zaporogues, restés les plus zélés gardiens de l’antique nationalité kosaque, avaient été d’avance initiés au complot. Ces hardis aventuriers qui, long-temps émigrés en Turquie, se sont laissé persuader, par une sorte de hasard providentiel, de rentrer en 1830 dans leur pays natal, les Zaporogues ont promis de quitter au nombre de plusieurs milliers leurs cantonnemens de la mer Noire, pour se joindre à l’insurrection. On a même annoncé l’occupation, au nom du gouvernement révolutionnaire, du chef-lieu de la Volhynie par un régiment malo-russe insurgé. Ce qui est hors de doute, c’est l’extrême fermentation qui règne dans toutes les campagnes de la petite Russie. Les persécutions contre les prêtres grecs-unis, et surtout les infamies commises contre les religieuses basiliennes, ont excité l’horreur des prêtres schismatiques eux-mêmes. En vain le cabinet de Pétersbourg a nié, dans une note officielle, les faits relatifs au couvent de Minsk. En supposant même que ces faits aient été exagérés, sont-ils autre chose qu’un épisode dans l’horrible drame des persécutions religieuses dont la petite Russie est depuis quinze ans le théâtre ? Ces faits ont fini par exciter le dégoût de ceux même qui devaient en profiter. Des lettres arrivées de ces provinces assurent qu’on y a vu dans les émeutes populaires les popes schismatiques bénir les soldats polonais, et, dans les mêmes églises, les croix grecques se confondre avec la croix des latins, aux cris d’union et de fraternité entre tous les enfans du Christ.

Si les Polonais et les Malo-Russes, s’accordant mutuellement le pardon des injures passées, pouvaient se confier les uns aux autres, si ces deux peuples, qui représentent au plus haut point dans le monde slave les principes les plus opposés du latinisme et de l’hellénisme, parvenaient à renouer le lien qui les unit durant tant de siècles, alors la Pologne résisterait, attaquée même par toutes les forces des trois puissances, car les Polonais et les Malo-Russes forment ensemble vingt-cinq millions d’hommes des plus belliqueux de l’Europe. Aussi est-ce en vue de cette confédération qu’avait été organisée la conspiration des panslavistes polonais. Malheureusement une ardeur intempestive a poussé les insurgés à proclamer d’abord le rétablissement de l’ancien royaume de Pologne avant d’avoir déclaré la fédération slave, et d’en avoir fait connaître les conditions. Il ne paraît pas possible d’expliquer autrement la lenteur des Bohèmes, des Hongrois et des Malo-Russes à prendre part au mouvement. L’image de l’ancien royaume de Pologne proclamé intégralement et sans aucune modification de territoire aurait bien pu refroidir le zèle des autres patriotes slaves, qui ont plus d’une fois accusé la Pologne de prétendre à les absorber.

Cependant la jeunesse bohème a donné plus d’une preuve non équivoque de sa participation au mouvement polonais. Le lion de Bohême a été publiquement exposé à Prague à la place de l’aigle autrichienne, foulée aux pieds. Des mouvemens analogues ont eu lieu dans d’autres villes du pays. De nombreux officiers bohèmes sont allés rejoindre les insurgés. Une foule d’arrestations ont eu lieu dans le royaume, et entre autres celle du prince de Rohan et du comte de Thun, parent de M. de Fiquelmont. Les Slovaques de Hongrie, frères de sang des Bohêmes, se sont également ameutés sur plusieurs points. Les comitats de Lipta et d’Arva, les plus voisins de la Gallicie, ont taché, dit-on, à plusieurs reprises de se mettre en communication avec Cracovie. Enfin on a vu, à la nouvelle de l’insurrection, les régimens slaves de Mazzucheli et de Bertoletti, cantonnés à Léopol, désorganisés, ou plutôt détruits par la désertion. Le mouvement n’était donc pas seulement polonais ; il était encore, il était surtout slave, et c’est ce qui lui garantit une durée plus longue qu’on ne le pense. Étouffé en apparence, il continuera de se propager dans l’ombre jusqu’à ce que tous les Slaves soient libres.

On sait maintenant à quoi s’en tenir sur l’accusation de communisme intentée par les trois puissances contre les patriotes polonais. Ceux qui avaient conçu ce communisme, c’étaient les plus riches propriétaires de Pologne, des hommes comptant depuis deux jusqu’à dix millions de fortune ; c’étaient des princes dont les aïeux ont rempli l’histoire du récit de leurs exploits, c’étaient les fils de ces généraux polonais du temps de Napoléon, qui ont rendu tant de services à la France. Et tous ont reconnu sans aucune répugnance pour leur président civil M. Louis Gorzkowski, simple préparateur du cabinet de physique de l’université de Cracovie, et pour dictateur militaire un jeune médecin, M. Jean Tyssowski. Suivant ces beaux exemples d’abnégation civique et de soumission à la révolution démocratique proclamée dans leur patrie par la nouvelle génération, les émigrés habitant Paris se sont tous réunis dans une seule et même pensée de fraternité et de patriotisme. Il y a eu un moment vraiment digne de souvenir, celui où le prince Adam Czartoryski, entouré de Polonais de toutes les opinions, a solennellement désavoué ceux qui l’avaient jusqu’à présent reconnu comme roi présomptif de Pologne, déclarant que, loin d’aspirer à tirer profit pour lui-même de ses longs sacrifices, il serait heureux d’obéir comme le dernier des citoyens à tout gouvernement national qui réussirait à se constituer en Pologne. Peut-on accuser de tendances communistes une insurrection qui a obtenu de telles adhésions ?

Ce sont pourtant ces mêmes patriotes qui, au dire de la Gazette d’Augsbourg et des rapports de police autrichiens, devaient faire main basse en une seule nuit sur tous les Allemands de la Pologne, hommes et femmes, enfans et vieillards[2]. Ces prétendus monstres ont pourtant triomphé à Cracovie, et qu’ont-ils fait de tout ce qu’on les accusait de vouloir faire ? Loin d’être égorgés, les Allemands se sont vus, de l’aveu même des journaux prussiens, l’objet d’une bienveillance extraordinaire. Les prisonniers faits dans les petits combats livrés autour de Cracovie ont été traités avec humanité. On ne cite pas un seul excès de la part des insurgés. Au lieu de prononcer des paroles de vengeance qui auraient trouvé tant d’écho en face des horreurs commises par les Autrichiens, que dit le manifeste du 22 février : « Citoyens, ne nous enivrons pas, n’égorgeons pas les étrangers, parce qu’ils ne pensent pas comme nous, car nous ne luttons pas avec les peuples, mais avec nos oppresseurs ! »

Cette insurrection a paru si sainte à tous les peuples, que l’Allemagne elle-même, quoiqu’elle dût y perdre ses conquêtes orientales, a accueilli avec un enthousiasme unanime l’idée du rétablissement de la Pologne. La Prusse particulièrement, dans sa haine contre la Russie et sa rivalité bien connue vis-à-vis de l’Autriche, n’a point dissimulé la sympathie que lui inspirait le mouvement polonais. Elle sent qu’elle aurait tout à gagner au double démembrement de l’Autriche et de la Russie, et l’on ne peut guère douter que, si la guerre avait pu se prolonger, les Prussiens n’eussent fini par se séparer de leurs alliés. La Prusse semble devoir être le seul état allemand qui pourra dans l’avenir, sympathiser avec les insurrections slaves. Quant à l’Autriche, elle a désormais creusé entre elle et les Slaves un infranchissable abîme. Cette puissance évidemment n’a su triompher qu’en lançant les pauvres sur les riches, au moment même où elle accusait la noblesse polonaise de communisme aux yeux de l’Europe ; mais cette noblesse ne sera pas en vain tombée victime de sa loyauté. Elle peut reposer dans son glorieux tombeau ; on n’oubliera pas que, seule de toutes les noblesses du monde, elle a demandé spontanément le baptême démocratique. Nous attendons l’Autriche au réveil qui va suivre cet horrible rêve. Lorsque le paysan slave de cet empire comprendra enfin clairement à quel point il a été joué, et tout ce qu’il y avait d’astuce dans les promesses autrichiennes ; lorsqu’après avoir massacré ses nobles, il verra tout à coup que le prix du sang lui est refusé, et que ceux qu’on lui a fait égorger étaient ses meilleurs amis, c’est alors que le communisme pourra bien déborder dans toute sa fureur, et qu’il faudra crier grace pour les employés autrichiens qui se trouveront en pays slave, car ce sera aussi la terrible justice du peuple qui s’accomplira sur eux.

Supposerait-on peut-être que l’Autriche accordera aux paysans les avantages qu’elle leur a promis pour les soulever contre les nobles ? Supposerait-on qu’elle se fera démocratique ? Un tel sacrifice de sa part ne changerait pas la situation. Derrière les cadavres de ces gentilshommes qu’elle a fait massacrer, et dont les pères avaient jadis, par leurs malheureuses dissensions, causé le démembrement de leur patrie ; derrière le tombeau de la noblesse de Pologne, il y a encore la nation polonaise tout entière. Les rendît-on citoyens, les paysans polonais n’en seraient pas moins des Polonais. Affranchis, ils n’en deviendraient que plus ardens à revendiquer contre l’Autriche une nationalité dont ils sentiraient davantage le prix. Ayant dès-lors à choisir entre leur langue et celle d’un peuple étranger (fût-il ami), entre leur patrie et la patrie allemande, croit-on que ces Slaves libres se feraient Allemands ? Il faudrait être bien crédule pour l’espérer.

Cette fameuse loi agraire que le cabinet de Vienne, à en croire ses amis, va publier pour calmer les mécontens, cette loi n’est pas nouvelle, elle a déjà été appliquée sur divers points de l’empire. Elle consiste à grouper des familles pauvres sur un terrain de la couronne, autour d’une ferme qu’elles sont censées posséder collectivement, et qu’elles doivent exploiter d’après le système de la grande culture, c’est-à-dire que ces propriétés collectives ne peuvent être aliénées ; elles forment autant de majorats dépendans de l’état, administrés chacun par un chef qui doit toujours être l’aîné de la famille, et qui distribue à ses cadets leur part des labeurs et des profits communs, suivant un tarif qui est censé fixé par l’état. Voilà la loi agraire autrichienne ; nous doutons qu’elle séduise les Slaves.

Ainsi l’insurrection actuelle, même vaincue, lègue aux Slaves un principe de force, à l’Autriche un germe d’affaiblissement. Le gouvernement autrichien a porté, par les massacres de Tarnow, une profonde atteinte à son autorité morale, au moment même où l’insurrection slave établissait la sienne sur une base inébranlable dans son manifeste du 22 février. En vendant aux serfs ses plus nobles sujets à 25 francs par tête, l’Autriche, qui se proclame dans ses codes une monarchie aristocratique, a renié ouvertement son principe et ses plus vieilles traditions. Par son héroïque dévouement, la noblesse de Pologne a proclamé au contraire le principe libérateur de sa patrie, et révélé au monde le germe puissant d’où sortiront désormais toutes les insurrections panslavistes. Nous le répétons, ce mouvement n’est pas seulement polonais, il est slave. Étouffez-le sur un point, il renaîtra sur un autre. C’est le mouvement de toute une race. La petite Russie, la Bohême, la Hongrie, la Turquie danubienne, saluent les insurgés comme des frères, et se préparent à conquérir avec eux une indépendance commune. Depuis Vilna, sur la Baltique, jusqu’aux ports adriatiques de l’Illyrie, l’idée slave fait battre les cœurs. Cette mystérieuse race a enfin dévoilé son symbole ; elle l’a inscrit à Cracovie au front de l’aigle blanc. Du haut de ses Karpathes, elle a juré, si elle triomphe, de faire épanouir une liberté comme le monde n’en a encore jamais vu.

Ce qu’on doit surtout désirer, c’est que le noyau actuel de l’insurrection subsiste. Pour qu’il dure, il suffit d’une chose, c’est que ce qui reste de la noblesse polonaise se rattache généreusement au programme de Cracovie, sans se laisser effrayer par les menaces des puissances. Les paysans slaves verront bientôt où sont leurs vrais amis. Qu’on ne dise pas que les insurgés ne pourront se maintenir sans villes et sans argent. Ils ont des ressources inépuisables dans leurs hautes montagnes, partout fécondes, couvertes de moissons et de troupeaux ; ils ont des retranchemens que Dieu même leur a partout préparés dans les gorges des Karpathes, dans les profondes et marécageuses forêts qui tapissent le pied de leurs monts.

Cette chaîne, antique berceau de la race slave, et où si peu de voyageurs ont encore pénétré, s’étend, sur une longueur de près de trois cents lieues, depuis la Moldavie jusqu’à la Prusse, à travers la Russie, la Hongrie et l’Autriche. Les deux nations insurgées des Polonais et des Malo-Russes ont dans ces montagnes leurs tribus les plus primitives, celles des Gorals et des Hotsouls, qui ont de tout temps opposé aux idées et aux mœurs étrangères le plus de résistance. Les Gorals habitent les gorges du Lysa-Gora, les chaînes inaccessibles du Morski-Oko et du Babia-Gora, depuis les sources du Sann jusqu’à Bielits, où les cimes s’abaissent pour entrer en Silésie. Les Hotsouls, confédérés des Gorals, couvrent de leurs troupeaux les cimes des monts Biechtchadi, qui dominent tout le nord de la Hongrie, et s’étendent à l’orient jusqu’aux sources de la Moldova. Les Gorals et les Hotsouls occupent donc une ligne de plus de deux cents lieues de hautes montagnes, dont les contreforts, en s’abaissant, donnent naissance aux petites chaînes de second ordre qui forment à l’ouest les vallées de la Silésie, de la Moravie, de la Bohême et de la Slovaquie, et à l’est les gorges terribles de la Transylvanie et de la Valachie. Voilà les différentes contrées qu’embrasse le foyer insurrectionnel, et qui toutes sont dominées par les montagnes des Gorals et des Hotsouls. Deux seuls chemins militaires traversent ces hauts plateaux, oubliés jusqu’à ce jour par l’Autriche. L’un coupe les Biechtchadi et le pays des Hotsouls, et va par Skolego de Gallicie en Hongrie. L’autre, venant de Iordanov, coupe les montagnes des Gorals et pénètre par Iablonka dans les comitats slovaques de Hongrie, pour se rendre à Trentchin et à Presbourg. Excepté ces deux routes, tous les autres passages ne sont que des sentiers impraticables pour la cavalerie, et plus encore pour l’artillerie. Les populations de ces hauts plateaux, habituées à ne rester dans leurs villages que durant le temps des neiges, errent les trois quarts de l’année dans les forêts et sur les monts avec leurs troupeaux. Elles n’ont encore aucune idée du luxe et des jouissances de la vie civilisée. Elles ne connaissent d’autre pain que le pain d’avoine ou les pommes de terre semées dans leurs forêts ; leur régal, c’est l’agneau rôti en plein vent sur les rochers ; leur plaisir est d’exécuter des danses nationales le sabre à la main. Voilà le vrai noyau de l’insurrection ; tant que ce noyau ne sera pas entamé, il n’y aura rien de fini. Les succès des puissances n’ont encore été obtenus que dans la plaine ; ce qu’on a enlevé aux insurgés, ce sont des postes d’avant-garde. Tant qu’ils resteront adossés aux positions qu’on vient de décrire, Polonais et Malo-Russes, en s’unissant, n’auront rien à craindre d’aucune des grandes puissances. Il est en effet remarquable que l’admirable position stratégique des contrées choisies par l’insurrection rend presque impossible l’action combinée des trois armées russe, autrichienne et prussienne. Les chaînes des Karpathes séparent précisément entre elles les trois puissances alliées, de sorte que, si le mouvement se consolide, l’une ne pourra arriver à l’autre qu’à travers les montagnes insurgées. Si, pour communiquer entre elles, ces armées s’enfoncent dans les étroits défilés, leur supériorité numérique leur sera d’un faible secours, et les insurgés, s’ils ont des chefs habiles, pourront toujours combattre leurs adversaires à peu près à nombre égal. Il y a donc plus à craindre qu’à désirer de grandes batailles, et la nouvelle de l’évacuation de Cracovie n’a rien qui doive alarmer. La vraie capitale des insurgés n’est pas là, mais plus loin à l’orient, sur les verts sommets des Biechtchadi. « Dieu est grand, et les Karpathes sont hauts ! » dit le Slave. Avant de s’aventurer vers leurs cimes, si bien fortifiées par la nature, Russes et Autrichiens y regarderont à deux fois.

Tout ce qu’il faut aux insurgés, c’est de gagner du temps et de rester unis ; leur force est bien moins dans le nombre, dans les combats qu’ils pourront livrer, que dans l’idée qu’ils représentent. La conjuration panslaviste et l’insurrection polonaise ne sont pas seulement le mouvement d’un peuple opprimé, mais aussi et avant tout un mouvement de réforme sociale dans toute cette partie de l’Europe qui n’est pas encore constitutionnelle. Ce prétendu communisme slave dont les derniers princes polonais viennent d’être les premiers martyrs ne pourra plus être étouffé, car les rivaux même des Slaves, les Allemands, s’en font les soutiens. Le roi de Prusse a dit, et tout Berlin répète : C’est l’époque slave qui s’annonce ; c’est le génie slave qui se fait jour. Aussi prête-t-on cette parole à M. de Metternich : « Maintenant nous serons plus embarrassés des vainqueurs que des vaincus. » En effet, les nobles massacrés, il reste encore une nation. Que ceux des nobles qui survivent ne se laissent donc plus à aucun prix séparer du peuple ; fussent-ils même replacés encore sous le joug, qu’ils persistent dans leur symbole du 22 février ; qu’ils restituent en secret aux paysans le prix de leurs corvées ; qu’ils se fassent peuple par le costume, les mœurs, le langage ; qu’ils expriment publiquement leur répugnance pour tous les titres que l’Autriche les forcera de garder, et, le mouvement actuel fût-il comprimé, il y aura encore des insurrections nationales polonaises. Ramifiée dans le monde slave tout entier, la conjuration est à la fois élastique et compressible comme la nature slave. Elle saura se dilater ou se resserrer suivant le besoin des pays qu’elle veut émanciper ; mais elle ne se dissoudra que quand elle aura atteint son but, le rétablissement de la Pologne et de la liberté slave. Il n’est donc pas juste de dire, avec la plupart des journaux français, que la nationalité polonaise a joué son dernier enjeu. Loin d’être un dernier enjeu, cette insurrection, même en la supposant malheureuse, est au contraire la première des insurrections vraiment slaves : ce n’est pas la fin, c’est peut-être le début.


CYPRIEN ROBERT.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 août 1845, l’article sur les Diètes slaves et le Mouvement unitaire de l’Europe orientale.
  2. La Gazette d’Augsbourg va jusqu’à prétendre que le plan détaillé de cette extermination générale a été trouvé complètement rédigé dans les papiers du major Miroslawski, venu de Paris et arrêté près de Gnezne.