La Connaissance surnaturelle/04

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 303-337).

NOTES ÉCRITES À LONDRES

(1943)

La méthode propre de la philosophie consiste à concevoir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus, fixement, inlassablement, pendant des années, sans aucun espoir, dans l’attente.

D’après ce critère, il y a peu de philosophes. Peu est encore beaucoup dire.

Le passage au transcendant s’opère quand les facultés humaines — intelligence, volonté, amour humain — se heurtent à une limite, et que l’être humain demeure sur ce seuil, au delà duquel il ne peut faire un pas, et cela sans s’en détourner, sans savoir ce qu’il désire et tendu dans l’attente.

C’est un état d’extrême humiliation. Il est impossible à qui n’est pas capable d’accepter l’humiliation.

Le génie est la vertu surnaturelle d’humilité dans le domaine de la pensée. Cela est démontrable.

Tant que la pensée d’un homme circule dans le domaine où habitent les esprits d’un milieu très raffiné, elle est susceptible de contrôle humain, limitée par des jugements humains.

Dès qu’elle passe au-dessus de ce domaine, rien d’humain ne peut plus lui servir de contrôle ni de limite.

La tentation de l’orgueil est à ce moment plus forte qu’elle n’était auparavant.

Celui qui se trouve dans cette situation ne peut échapper à l’égarement, à l’illusion, au mensonge, que par la grâce de Dieu, s’il l’implore du fond du cœur, avec une foi et une humilité totales.

Autrement, il faut ou qu’il redescende un peu pour se retrouver dans le domaine où ses amis peuvent entrer, ou qu’il se laisse happer par le diable.

Dans les deux cas, il peut donner l’illusion du génie, et entourer son nom d’une gloire qui traverse les siècles.

Mais c’est blasphémer que nommer génie ce qui n’est pas capable de vérité.

La liaison entre l’humilité et la philosophie véritable était connue dans l’antiquité. Parmi les philosophes socratiques, cyniques, stoïciens, être injurié, frappé et même giflé et le supporter sans la moindre réaction de dignité instinctive était regardé comme une partie du devoir de la profession.

L’apostolat chrétien étant une profession voisine ou identique, le précepte du Christ aux disciples, « tendez l’autre joue », doit être regardé ainsi, comme une obligation de la fonction particulière d’apostolat, non pas comme une obligation de la vie chrétienne.


L’accomplissement pur et simple des actes prescrits, ni plus ni moins, c’est-à-dire l’obéissance, est à l’âme ce que l’immobilité est au corps. C’est là le sens de la Gîta.

Comment reconnaître si un acte est prescrit ?

Il faut exécuter les obligations humaines, dans le cadre des relations sociales où on se trouve pris, sauf commandement spécial de Dieu de s’en écarter.

La faute d’Arjuna est d’avoir dit qu’il ne combattrait pas, au lieu d’implorer Krisna — non à cet instant, mais longtemps avant — de lui prescrire ce qu’il fallait faire.

Qui sait alors quelle aurait été la réponse.

La Gîta et l’Antigone ont apparemment des significations opposées ; en réalité le même esprit. Complémentaires.


Par l’effet d’une disposition providentielle, la vérité et le malheur sont l’une et l’autre muets.

Par ce mutisme la vérité est malheureuse. Car l’éloquence seule est heureuse ici-bas.

Par ce mutisme, le malheur est vrai. Il ne ment pas.

Par l’effet d’une autre disposition providentielle, la vérité et le malheur ont l’un et l’autre de la beauté.

Par suite, malgré leur mutisme, l’attention peut se fixer sur eux.

Il est vraiment, littéralement vrai, comme Platon le fait dire à Socrate dans le Phédon, que la Providence, non la nécessité, est l’unique explication de cet univers. La nécessité est une des dispositions éternelles de la Providence,


Dans la peinture vraie du malheur, ce qui suscite la beauté, c’est la lumière de la justice dans l’attention de celui qui a tracé le tableau, attention rendue contagieuse par la beauté.

Seul un juste parfait pouvait écrire l’Iliade.


Dans la chute à partir d’une civilisation illuminée de foi, les hommes ont probablement perdu en premier lieu la spiritualité du travail.

En ce moment, c’est justement l’invention avortée d’une spiritualité du travail qui bouillonne en nous.

Serait-ce le signe d’un cycle qui se boucle ?


Il y a eu avant l’esclavage une civilisation de la spiritualité du travail. Il y en a des marques certaines. Les traditions sur les dieux instituteurs des métiers, Dionysos et Éleusis, l’écho des traditions qui se reflètent dans le « donne-moi un point d’appui » d’Archimède, le « statera facta corporis », joints à la balance, au fil à plomb, etc., du conte égyptien.

On nous avait donné ces symboles avec leur signification.


« Par le dharma le faible prescrit des ordres au fort. » Comme par la balance à bras inégaux le gramme l’emporte sur le kilo.

Par la lecture de ce symbolisme, l’âme cesse d’être écrasée par la lecture continuelle de la force dans la matière.

Dieu a inscrit sa signature dans la nécessité.


Postulat :

Cet univers est une machine à fabriquer le salut de ceux qui y consentent.

(C’est ce que dit saint Paul : Toutes choses coopèrent avec celui qui aime Dieu.)


Désir et accomplissement.

Le désir de devenir moins imparfait ne rend pas moins imparfait.

Le désir de devenir parfait rend moins imparfait.

C’est donc un fait d’expérience que la perfection est réelle.

Platon sans doute l’a su.

C’est la preuve de saint Jean dans son épître, la preuve par la vie éternelle.


Le Christ sur la croix a eu compassion de sa propre souffrance comme étant la souffrance de l’humanité en lui.

Son cri : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » a été poussé en lui par tous les hommes.

Quand ce cri monte au cœur d’un homme, la douleur a éveillé dans les profondeurs de son âme la partie où gît, enfouie sous les crimes, une innocence égale à celle même du Christ.


Lear « Y a-t-il une cause dans la nature qui produise ces cœurs durs ? »

C’est le point du cri du Christ.

Théophile. « Ah ! que les cris d’un innocent… »


La créature parfaitement pure (la Vierge), c’est la création en tant que volonté créatrice de Dieu.

C’est une intersection de Dieu et de la Création.

L’Incarnation divine souffrant la mort est une autre intersection.

Si dans le Zodiaque la Balance a la même signification que la Justice (ou la Vierge, Astreia) située à côté, comme en face le taureau a la même signification que le bélier (Osiris, Zeus Ammon, Agnus Dei), en ce cas l’équinoxe d’automne représente la Vierge comme l’équinoxe du printemps représente le Christ crucifié. Les deux intersections de l’équateur et de l’écliptique représentent les deux intersections de Dieu et de la création. Cf. le Timée. Toute l’existence changeante de l’univers, enfermée dans l’année, se déroule entre ces deux intersections — entre l’eau et le sang. (Épître de saint Jean.)

Il doit en être de même de l’âme humaine. Microcosme.


Thalès « Tout est eau », i. e. tout est obéissance.

La puissance même de Dieu est aussi obéissance. La Vierge est l’obéissance de la créature, le Christ crucifié est obéissance de Dieu.


Au sujet de l’enfer :

Le Christ a dit « Il n’y a rien de caché qui ne doive être rendu manifeste ».

Ou plutôt.

« Il n’y a rien de caché, sinon afin que cela soit rendu manifeste. »

Et saint Paul dit :

« Tout ce qui est rendu manifeste devient lumière. »

Donc au jour du Jugement dernier, quand la création apparaît à nu sous la lumière de Dieu qui la rend entièrement manifeste, elle est entièrement lumière. Il n’y a plus de mal.

(C’est aussi la conception manichéenne.)

Le diable et les damnés souffrent pour la perpétuité des temps, mais l’avènement de l’éternité met fin au temps.

Tout est d’ailleurs impénétrable et impensable dans ce domaine ; il vaut mieux ne pas avoir du tout d’opinion là-dessus.

Mais une chose semble certaine. C’est que la maturité du germe divin déposé dans la créature consiste dans l’abolition du mal et l’évanouissement du bien confondu avec Dieu.

Comment ose-t-on prétendre que les âmes bienheureuses sont autres que Dieu, séparées de lui, alors que le Christ nous a donné l’ordre « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Mais les théologiens ont dû le prétendre, parce que si on disait aux gens qu’ils ont à choisir entre l’anéantissement et l’évanouissement en Dieu, ils ne trouveraient pas que la différence est suffisante pour que cela vaille la peine de choisir le bien.

Au lieu qu’en leur montrant d’un côté le fouet à perpétuité et d’un autre côté une provision inépuisable de morceaux de sucre, on a des enfants dociles de l’Église.

Les méthodes éducatives des maîtres romains avec leurs esclaves — promesses et menaces — projetées après la mort.

On le voit bien dans le Polyeucte de Corneille. « Mais dans le ciel déjà la palme est préparée. » Un chien qui saute pour avoir un morceau de sucre.


« Qui est l’esclave que le maître a mis à la tête de sa maison. »

Dieu a confié à chaque être humain la fonction de traiter les créatures à l’imitation de Dieu.

« Le maître le mettra à la tête de tout ce qu’il possède. »

La récompense est bien une identification totale à Dieu.


D’après Mat., 12, 32-33, il semble évident que [saint] Augustin a commis le blasphème contre l’Esprit.

Il semble que ce blasphème consiste à affirmer que le mal peut produire du bien pur, ou que du bien pur peut produire du mal.


« N’avons-nous pas fait beaucoup de miracles en ton nom ? » « Loin de moi, vous dont les actes sont illégitimes. »

Donc l’unique critère est la justice. C’est parce que le Christ était juste, non parce qu’il a fait des miracles, qu’il faut le reconnaître comme Dieu.


« Aimez vos ennemis », etc., n’a pas de rapport avec le pacifisme et le problème de la guerre.

« Vos ennemis » peut avoir deux sens.

Ceux qui font du mal à vos personnes et à ce qui vous est personnellement cher.

Pour autant que dans ma vie personnelle j’ai souffert du fait des Allemands, pour autant que des choses et des êtres auxquels je suis personnellement attachée ont été détruits ou atteints par eux, j’ai une obligation particulière de les aimer.

« Vos ennemis » peut vouloir dire les ennemis de la foi.

La foi ne doit être défendue que par l’innocence et l’amour. Les missionnaires ne doivent être ni aidés, ni protégés, ni vengés par les armes ni le pouvoir politique.

Si je suis prête à tuer des Allemands en cas de nécessité stratégique, ce n’est pas parce que j’ai souffert de leur fait. Ce n’est pas parce qu’ils ont la haine de Dieu et du Christ. C’est parce qu’ils sont les ennemis de toutes les nations de la terre, y compris ma patrie, et que malheureusement, à ma vive douleur, à mon extrême regret, on ne peut pas les empêcher de faire du mal sans tuer un certain nombre d’entre eux.


Les sophismes grecs prouvant qu’on ne peut pas apprendre enferment la plus profonde vérité.

Nous comprenons peu et mal. Nous avons besoin d’être enseignés par ceux qui comprennent plus et mieux que nous.

Par exemple, le Christ.

Mais du fait que nous ne comprenons presque rien, nous ne les comprenons pas non plus. Comment reconnaîtrions-nous qu’ils sont dans la vérité ? Comment leur accorderions-nous la quantité d’attention qui est nécessaire au préalable, qu’il est indispensable de commencer par accorder, sans laquelle ils ne peuvent pas commencer à nous instruire ?

C’est pourquoi il faut des miracles.

C’est pourquoi une disposition providentielle lie parfois à la sagesse surnaturelle certains pouvoirs qui sont rares parmi les hommes, mais qui pourtant peuvent aussi se rencontrer chez les médiocres ou mauvais d’entre EUX.

Ainsi, guérir des maux physiques, lire la pensée, etc.

Mais de tous les miracles de cette espèce, le principal est le beau.

Toutes les fois qu’on réfléchit au beau, on est arrêté par un mur. Tout ce qui a été écrit là-dessus est misérablement et évidemment insuffisant, parce que cette étude-là doit être commencée à partir de Dieu.

Le beau consiste en une disposition providentielle par laquelle la vérité et la justice, non encore reconnues, appellent en silence notre attention.

La beauté est vraiment, comme le dit Platon, une incarnation de Dieu.

La beauté du monde n’est pas distincte de la réalité du monde.


Zeus, indigné contre les hommes à cause de leurs crimes, voulait les détruire. Prométhée est intervenu en leur faveur, et, n’étant pas écouté, leur a donné le feu. Le feu de l’amour divin, le Saint-Esprit. À partir de ce moment il n’est même plus question qu’ils soient châtiés par Zeus. Mais Prométhée, lui, est châtié.


Silence de la petite fille dans Grimm qui sauve les sept cygnes ses frères. Silence du Juste d’Isaïe « Injurié, maltraité, il n’ouvrait pas la bouche ». Silence du Christ.

Une sorte de convention divine, un pacte de Dieu avec lui-même, condamne ici-bas la vérité au silence.

Le silence du Christ frappé et bafoué, c’est le double silence ici-bas de la vérité et du malheur.

« Toute cette puissance et la gloire qui lui est attachée m’ont été abandonnées », dit le Père du Mensonge. Le diable fabrique aussi une imitation du beau, de manière que ce critère non plus ne soit pas discernable sans une extrême attention.

Il y a une chose que le diable ne peut pas faire, je crois.

Inspirer à un peintre un tableau qui, placé dans la cellule d’un homme condamné à l’isolement cellulaire total, soit un réconfort pour lui après vingt ans.

La durée discrimine le diabolique et le divin.

C’est le sens de la parabole sur le blé et l’ivraie.


Point essentiel du christianisme — (et du platonisme) — :

Seule la pensée de la perfection produit du bien — un bien imparfait. Si on se propose de l’imparfait, on fait le mal.

On ne peut se proposer réellement la perfection que si elle est réellement possible ; c’est donc la preuve que la possibilité de la perfection existe ici-bas.


Le yoga respiratoire — c’est peut-être moins une technique qu’une manière de faire de la respiration elle-même un sacrement ?


Les problèmes d’origine (origine du langage, des outils, etc.) n’ont absolument aucune autre solution possible que celle de Dieu instituteur. C’est évident. Le langage ne sort pas du non-langage. Un enfant apprend à parler ; mais c’est qu’on lui apprend. On lui apprend à travailler, etc.

L’enseignement divin implique-t-il une incarnation originelle ?

Cela semble probable. Cela répond aux traditions.

La tradition concernant Osiris est celle d’une Incarnation à la fois institutrice et rédemptrice.

Le second caractère était-il lui aussi un souvenir historique du passé, ou bien un pressentiment de l’avenir ?

Nous n’avons peut-être pas les données nécessaires pour faire même une supposition à ce sujet.

La Vierge est comme un double de l’enfance du Christ ; la pure innocence.

Le Christ était parfaitement obéissant dès l’enfance ; et cependant, sur la Croix, « ce qu’il a souffert lui a enseigné l’obéissance ».


La vérité qui devient de la vie ; c’est là le témoignage de l’Esprit. La vérité transformée en vie.


Pour connaître la valeur symbolique, aux yeux de saint Jean, de l’eau et du sang issus du corps du Christ, il faudrait mieux connaître le sens des croyances thibétaines sur les effets de la parfaite virginité, qui fait circuler dans les veines un liquide incolore (l’« ichor » divin ?)

À partir de cette croyance, l’existence de sang normal chez un être parfaitement vierge est-elle le signe de l’union d’amour avec Dieu ? Et l’eau demeure-t-elle à côté du sang comme un témoignage de parfaite virginité ?

Ce n’est certainement pas sans raison que la partie biographique de l’Évangile de Jean commence par l’eau transformée en vin et finit par cet écoulement d’eau et de sang.

Il faut redevenir eau et qu’ensuite l’Esprit, à partir de cette eau, fasse du sang.

Devenir passivité totale, inertie de cadavre, et que l’Esprit de Dieu, à partir de cette énergie, fasse de la vie.

Dans le langage employé, quelle était la part de la simple imagerie, et quelle était celle des théories mystico-biologiques ? C’est difficile à deviner aujourd’hui.


Ce qui sonne le plus faux dans Dickens, c’est ce en quoi il a le plus fidèlement copié le menu peuple anglais tel qu’il est. Pourquoi est-ce que la réalité, transcrite sans transposition dans les livres, sonne faux ?


Il y a dans la nature l’énergie calorique, l’énergie mécanique, l’énergie vitale, l’énergie donneuse de vie contenue dans le germe, l’énergie rayonnante contenue dans la lumière.

Notre science ne connaît que les deux premières.

Les deux dernières sont-elles identiques ? L’antiquité semble les avoir identifiées.


L’Esprit — ou souffle igné, πνεῦμα — fait vivre. Les anciens (pythagoriciens, stoïciens) définissaient la semence du mâle, dans la génération, comme un πνεῦμα.

Le partage établi au début de la Genèse, réservant l’herbe, les tiges, les feuilles, aux animaux, et les graines et fruits — c’est-à-dire les germes, les semences — aux hommes est l’image de l’opposition entre les deux destinées, celle des animaux, qui est charnelle, celle des hommes, qui est spirituelle.

Ce symbolisme est peut-être l’origine de l’agriculture, et surtout de la création, par sélection, du blé et de la vigne.

Il faut bien qu’il y eût quelque chose de ce genre, si l’on songe à l’épi d’Éleusis, à celui d’Astreia, la Vierge, dans les cieux, à Dionysos, au pain et au vin de Melchisédec.

Le pain est fait entièrement avec des semences. Non avec de la vie, mais avec du principe donneur de vie. De même le vin et les raisins. (Il y a effectivement une analogie chimique entre l’alcool et les hormones sexuelles.)

La chair du Christ et son sang étaient faits de substance non pas vivante, mais donneuse de vie.

« Le πνεῦμα est ce qui fait vivant, la chair n’est d’aucune utilité. »

« Les mots que je viens de vous dire sont de l’esprit et de la vie. »

« Moi, je suis le pain qui vit, celui qui du ciel est descendu ; celui qui mange de ce pain, il vivra tour jours ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. »

La chair devient pain par le sacrifice.


Les femmes des peuplades d’Australie pratiquent la cueillette des graines des herbes à graines. On peut à partir de là concevoir la création progressive du blé, qui, si la cueillette des graines est un rite et un sacrement, a constitué une collaboration entre Dieu et l’homme. On comprend alors qu’il se soit établi autour une religion.


Eschyle dit, citant évidemment une parole sacrée des Mystères, τῷ πάθει μάθος. Par la souffrance l’enseignement (accordé par Dieu à l’homme). Mais il ne dit pas en quoi consiste la sagesse enseignée. On le voit quand on lit dans saint Paul la même formule complétée — où se retrouve le même jeu de mots entre πάθος et μάθος, caractéristique d’une formule sacrée — ἔμαθεν ἀφ´ ὧν ἔπαθεν τὴν ὑπακοήν, ce qu’il a souffert lui a enseigné l’obéissance.

Cette sagesse, c’est l’obéissance.

Mais avait-il donc désobéi ?

Y aurait-il une version secrète dans laquelle, à la désobéissance humaine par manque d’amour, répondrait une désobéissance divine par excès d’amour, Dieu se désobéissant à soi-même par compassion pour les hommes ? Ce serait exactement le mythe de Prométhée.

Or l’histoire et le nom de Prométhée semblent une illustration de la parole τῷ πάθει μάθος.

Dieu désobéissant à Dieu et ramené à l’obéissance par l’expiation.


Le châtiment de l’homme dans la Genèse, en dehors de la mort, consiste exclusivement dans la soumission imposée. Travail et mort : passivité de la femme dans l’amour et l’enfantement.

Le travail est quelque chose de semblable à la mort. C’est une soumission à la matière.

Mais la beauté est un piège de Dieu pour nous faire consentir à l’obéissance dans laquelle il nous ramène par contrainte.

Le châtiment doit être une imitation de Dieu.

Ramener le criminel dans l’obéissance par la contrainte, avec infliction de douleur, en lui tendant des pièges en vue de susciter quelque jour le consentement.

Il y a échec toutes les fois que le coupable meurt sans avoir senti à aucun moment que l’événement le plus heureux pour lui est d’avoir été condamné.

La douleur physique et morale sont des choses tellement bouleversantes pour l’âme ; et nous nous en interdirions l’usage ? Pourquoi laisser perdre des dons tellement précieux de Dieu ? Mais en pervertir l’usage est affreux.

Si on croit un criminel inguérissable, on n’a pas le droit de le châtier ; on doit seulement l’empêcher de nuire. L’infliction du châtiment est la déclaration d’une foi qu’au fond de l’être coupable il y a un grain de bien pur.

Châtier sans cette foi est faire le mal pour le mal.


Mécanisme indirect d’un crime.

Mon erreur criminelle d’avant 1939 sur les milieux pacifistes et leur action venait de l’incapacité causée depuis tant d’années par l’écrasement de la douleur physique. Étant hors d’état de suivre leur action de près, de les fréquenter, de causer avec eux, je n’ai pas discerné leur inclination à la trahison. Mais je pouvais facilement me rendre compte que l’état où j’étais m’interdisait les responsabilités graves et me prescrivait de m’abstenir. Ce qui a fait écran entre cette évidence et moi, c’était le péché de paresse, la tentation d’inertie. Je désirais si intensément une telle abstention que je ne pouvais me permettre un regard impartial sur les raisons légitimes qui me la conseillaient ; comme un séminariste en proie aux plus violentes tentations de la chair et qui n’ose pas regarder une femme.

C’est parce que la paresse et l’inertie m’avaient souvent maîtrisée dans les petites choses que, dans une grande chose, j’ai cru devoir réagir aveuglément contre la tentation d’inertie, au lieu d’examiner froidement les avantages et les inconvénients possibles de l’action ou de l’abstention.

Donc n’avoir pas eu le courage, un jour de fatigue, d’écrire une lettre, de faire mon lit — cela, accumulé des jours et des jours, m’a enfin jetée dans la faute de négligence criminelle à l’égard de la patrie.

C’est un exemple d’une liaison qui est universelle.

Quand on a compris comment par ce mécanisme de minuscules fautes privées deviennent des crimes publics, il n’y a plus de minuscules fautes privées. On ne peut plus commettre que des crimes.

C’est effrayant, car on en commet.

Il faut se sentir perpétuellement criminel tant qu’on n’a pas la perfection, et crier de toute son âme continuellement dans le silence pour l’obtenir, jusqu’à ce que la mort mette fin à cette torture, ou que Dieu, excédé, envoie la perfection.

Quand on est à ce degré de compréhension, on est réellement — à l’exception de ceux qui se trouvent pareillement disposés — le plus criminel des êtres humains. Car toutes les petites défaillances sont réellement des crimes, dès lors qu’on a été clairement contraint par la raison à les regarder comme telles. Les grands criminels commettent peu de crimes. On commet beaucoup de petites défaillances. C’est-à-dire, si on a su une fois les reconnaître pour ce qu’elles sont, qu’on commet chaque jour beaucoup de crimes.

L’unique remède est d’en être malheureux jusqu’à ce que Dieu soit pris de pitié. Car la volonté humaine, si tendue soit-elle, n’approche pas de la perfection.


Si aujourd’hui un homme se vendait comme esclave à un autre, la convention serait juridiquement nulle, parce que la liberté, étant sacrée, est inaliénable.

En mettant la propriété avec la liberté parmi les choses sacrées, les gens de 1789, si les mots ont un sens, la déclaraient inaliénable et la soustrayaient au trafic.

Mais les faits ont montré que les mots n’ont pas de sens.


Avec la conception actuelle de la science, quels peuvent en être les mobiles ? Dès lors, constitue-t-elle un bien ou un mal, ou un mélange, et à quel dosage ?

Analyse du bien et du mal par les mobiles.

Appliquer cette méthode à toutes choses.

Méthode universelle de discrimination pour l’éducation de soi-même, d’autrui, d’un peuple.

Non pas chercher à reconnaître en fait les mobiles par l’introspection ou l’observation — le mensonge s’y glisse toujours plus ou moins — mais d’abord établir théoriquement la liste des mobiles possibles pour une action étant donnée la conception dont elle procède.


Le Christ a défini la vertu d’obéissance : « je ne cherche pas mon vouloir, mais le vouloir de celui qui m’a envoyé ».


La difficulté concernant la science (cf. manuscrit) ne peut être résolue que par la notion de Dieu impersonnel.


argent, marchés, soldats
avant xviiie — Wallenstein


L’objet dont la science est l’étude est la Providence impersonnelle de Dieu.


Parabole du semeur (Luc, 8, 5). La première catégorie, ce sont ceux qui refusent leur consentement. La quatrième, ce sont les élus.

Dans la terre végétale, il y a une certaine quantité de nourriture pour les plantes. Si une grande part va aux épines, le blé ne peut grandir faute de nourriture. De même dans les âmes dont l’énergie est en grande partie donnée aux choses terrestres, la partie éternelle ne peut recevoir l’énergie indispensable à sa croissance.

Mais il apparaît aussitôt un procédé pour le passage de la troisième catégorie dans la quatrième. C’est le défrichage, l’arrachement des épines. Autrement dit l’opération du détachement, dont la méthode a été abondamment étudiée par les mystiques. Tout cela est clair et connu.

Mais la deuxième catégorie ?

De la pierre. Il n’y pousse pas d’épines. Des âmes qui ne s’intéressent pas aux choses de ce monde, mais n’ont pas non plus d’énergie à mettre au service de Dieu, et par suite restent stériles.

C’est exactement mon cas.

On croirait qu’il y a des âmes que l’insuffisance de la nature écarte irrémédiablement du service de Dieu. Moi parmi elles.

Est-ce irrémédiable ?

Y a-t-il un procédé pour faire pousser du blé sur de la pierre ?

Le seul est, si un grain est tombé dans un endroit de la pierre qui forme creux, d’y verser de l’eau et de la renouveler sans cesse à mesure qu’elle s’évapore.

Il faut donc, dans toute la mesure où c’est possible sans violer d’obligations, se mettre sous l’influence de stimulants terrestres, dans l’intention de donner à manger l’énergie qu’on en reçoit à la graine divine logée au secret du cœur.

C’est plus ou moins ce que j’ai fait instinctivement jusqu’ici.

Cela implique, quand les stimulants sont des êtres humains, une immense obligation de gratitude.

Ce serait peut-être une méthode à transmettre aux malheureux de même espèce ?

Heureusement qu’il y a d’autres âmes qui sont comme la bonne terre. Davantage, il faut l’espérer. Car il est douloureux d’assurer au grain, heure par heure, une continuation précaire de croissance, toujours menacée, toujours presque impossible, dans une angoisse qui dure jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin, si l’eau manque quelques heures, la tige se dessèche.

L’obligation du détachement est encore plus rigoureuse que pour les âmes où il y a de la terre. Car si, de ce peu d’humidité qu’il faut renouveler sans cesse, quelques gouttes passent en mauvaises herbes, le dessèchement du blé est inévitable.

Il faut prendre l’énergie dans les choses terrestres, mais n’en pas laisser un atome servir à des choses terrestres.

Littéralement, la pureté totale ou la mort.

L’état de perfection est, semble-t-il, interdit à une âme de cette nature sinon à l’instant précis de la mort.

Quelle joie de savoir que ne sont pas là les conditions universelles du bien spirituel pour tous les hommes ! Car s’il devait toujours être acheté d’une manière si douloureuse, il faudrait se faire violence pour le souhaiter à ceux qu’on aime.

Il ne faut pas oublier qu’une plante vit de lumière et d’eau, non de lumière seule. Ce serait donc une erreur de compter sur la grâce seule. Il faut aussi de l’énergie terrestre.

Mais quand on est totalement privé d’énergie terrestre, on meurt. Tant que mon cœur, mes poumons, mes membres ne sont pas complètement paralysés, c’est la preuve expérimentale qu’il y a sur la pierre une goutte d’eau pour le blé céleste.

Parvenir à la lui donner à boire même si cela fait mourir d’épuisement la chair.

Que cette chair et ce sang soient seulement desséchés avant la tige divine, et rien d’autre n’importe.

N’avoir pas eu de fruit, n’avoir droit à aucun salaire, n’importe pas. Il y a des fruits merveilleux, des récompenses merveilleuses pour d’autres.

Mais où trouver le courage de priver la chair et le sang de la dernière goutte d’eau pour la donner à la tige divine ? Il n’est possible d’agir ainsi que par contrainte. Ce sont les esclaves, dressés à coups de fouets, qui peuvent faire des choses de ce genre.

Nulle autre espérance que dans la miséricorde divine pour précipiter dans l’esclavage et faire subir le dressage du fouet.

J’ai eu un peu de dressage, mais bien insuffisant. J’en aurai davantage si je le désire. La difficulté est que le désir soit réel.


Héraclite, fr. 90 — πυρός τε ἀνταμοιϐὴ τὰ πάντα καὶ πῦρ ἁπάντων ὅκωσπερ χρυσοῦ χρήματα καὶ χρημάτων χρυσός.


Toutes choses sont échangeables contre du feu, et du feu contre toutes choses, comme les marchandises contre l’or et l’or contre les marchandises.

Dieu est l’unique bien. Tous les biens enfermés dans les choses ont leur équivalent en Dieu. Dieu est l’unique mesure de valeur.


Cet univers est un piège à capturer les âmes pour les livrer avec leur consentement à Dieu.

C’est le modèle éternel du châtiment.


L’amour réel veut avoir un objet réel, et en connaître la vérité, et l’aimer dans sa vérité, tel qu’il est.

Il ne faut pas parler d’amour de la vérité, mais d’un esprit de vérité dans l’amour. Il est toujours présent dans l’amour réel et pur.

L’Esprit de vérité — le souffle igné de vérité, l’énergie de vérité — est en même temps l’Amour.

Il y a un autre amour menteur.

On ne peut aimer ici-bas que les hommes et l’univers, c’est-à-dire la justice et la beauté. Par suite la vérité est une qualification du juste et du beau.

Πνεῦμα, le souffle igné. C’est l’énergie suscitée par l’amour. Combien alors merveilleusement ce mot s’applique à la fois à la semence génitale dans l’amour charnel et à la production du bien par l’amour entre Dieu et une âme humaine !

Le yoga respiratoire authentique repose sûrement sur la conception du πνεῦμα. C’est lui qu’on nomme souffle vital. Mais en quoi exactement consiste la relation entre cette conception et la respiration ? Πνεῦμα aussi indique un rapport à la respiration. La respiration est une combustion. Un cierge est l’image d’une vie humaine. Cela a toujours été connu.

Héraclite ne parlait que du feu. πνεῦμα n’apparaît qu’avec les Stoïciens. C’est peut-être que le yoga avait pénétré d’Inde en Grèce après Alexandre ? Mais les Pythagoriciens ne pensaient-ils pas, d’après Diogène Laërce, que la semence génitale est un Πνεῦμα ?

Un cierge est l’image d’un être humain qui à tout instant offre à Dieu la combustion intérieure, l’usure intérieure de tous les instants que constitue la vie végétative.

Cela est offrir à Dieu le temps.

C’est le salut même.

Les exercices respiratoires du yoga authentique constituent probablement seulement des procédés pédagogiques, mnémotechniques, pour enfoncer dans l’âme le vœu de cette offrande. Comme la pratique de la « récitation du Nom du Seigneur » et tant d’autres.


Un sacrement pris indignement fait du mal à l’âme et au Corps.

La présence charnelle du Christ sur terre est comme une communion faite par l’humanité elle-même.

Cela a été un sacrement indigne, puisque le Christ a été assassiné.

Le genre humain est, tombé dans l’état où tombe un chrétien après une communion sacrilège.

Le critère des choses qui viennent de Dieu, c’est qu’elles présentent tous les caractères de la folie, excepté la perte de l’aptitude à discerner la vérité et à aimer la justice.


L’humilité est avant tout une qualité de l’attention.


Le premier des problèmes politiques, c’est la manière dont les hommes investis de puissance passent leurs journées. S’ils les passent dans des conditions qui rendent matériellement impossible un effort d’attention soutenu longtemps à un niveau élevé, il ne se peut pas qu’il y ait de la justice.

On a essayé de confier la justice à des mécanismes pour se passer de l’attention humaine. On ne peut pas. La Providence de Dieu s’y oppose.

L’attention humaine exerce seule légitimement la fonction judiciaire.


Le crime de Niobé est d’avoir compté ses enfants. Dans l’anecdote bouddhiste de la récitation du nom du Seigneur, le vieux est sauvé au moment où il cesse de compter les récitations.

Saint Jean de la Croix exprime la même transformation quand il dit : « Je n’ai plus rien su. J’ai perdu mon troupeau… »

Il faut tirer de là une conception du rôle de l’argent dans une société parfaite.


Des idiots parlent de syncrétisme à propos de Platon. On n’a pas besoin de faire de syncrétisme pour ce qui est un. Thalès, Anaximandre, Héraclite, Socrate, Pythagore, c’était la même doctrine, la doctrine grecque unique, à travers des tempéraments différents.


Tableau parfait des différentes puissances de l’âme, dans Marc, 13, 34 :

« Comme un homme en voyage, ayant quitté sa maison, a donné puissance sur elle à ses esclaves, à chacun son œuvre propre ; et au portier il a assigné de veiller. »

L’âme est cette maison, les facultés sont les esclaves, le maître de la maison est Dieu, et le portier est l’amour.


Mat., 11, 27. « Nul ne connaît le Fils, sinon le Père ; et nul ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. »

Donc les hommes, par le Christ, connaissent Dieu, mais ils ne connaissent pas le Christ.


Il y a une grande différence entre une vérité reconnue pour telle, et en cette qualité introduite, accueille dans un esprit, et une vérité qui se trouve dans l’âme à l’état agissant et possède la vertu d’y détruire les erreurs évidemment incompatibles avec elle.

On croirait que c’est la même chose. Mais en fait il n’en est rien. L’observation des hommes le montre tous les jours.

La vertu agissante de la vérité, c’est le πνεῦμα ἅγιον, l’énergie divine.


Avoir dans l’esprit une très grande quantité de vérité inerte est d’une faible utilité.

Mais un grain infinitésimal de vérité agissante, de proche en proche détruit toute l’erreur.

« Le grain de sénevé est la plus petite des graines. »

Il y a la même distinction pour le mensonge. Il y a l’erreur inerte et l’erreur agissante, qui détruit la vérité. C’est le diable.

Dans une âme il ne peut y avoir à la fois de la vérité agissante et du mensonge agissant. Mais l’action de la vérité réveille le mensonge de son inertie et y met des réactions de défense ; ce sont là les tentations des saints.

Il y a des âmes contenant seulement de la vérité inerte et du mensonge inerte. C’est le plus grand nombre.

D’autres contiennent en plus les unes du mensonge, les autres de la vérité à l’état agissant. Les dernières sont sur le chemin direct de la sainteté.


L’échange d’amour entre Dieu et la créature est un trait de feu vertical comme la foudre. C’est un échange entre le plus haut du ciel et le plus bas de l’abîme, en ligne droite (« par la foudre tu diriges droit la Médiation universelle… »)


« saisir ce que sont la largeur et la longueur et la hauteur et la profondeur ».


L’humilité totale, c’est le consentement à la mort, qui fait de nous du néant inerte.

Les saints sont ceux qui encore vivants ont réellement consenti à la mort.

τοῦτο δὸς ἐμοί, κύριε.

Il y a dans l’Évangile de Jean l’indication d’une théorie du mal autre que le péché et l’expiation. Par suite il y correspond une autre théorie de la Passion et de la Rédemption ; de cette autre théorie on trouve l’indication dans saint Paul ( « … afin qu’il fût le premier né parmi beaucoup de frères » ).


Jean, 9 : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il naquît aveugle ? » Jésus répondit « Ni lui n’a péché ni ses parents, mais afin que fussent rendus manifestes les actes de Dieu en lui ».

Rapprocher de « Ce qu’il a souffert lui a enseigné l’obéissance ».


Le mécanisme de la royauté peut se voir dans l’histoire de l’homme qui est venu demander au Christ de partager l’héritage entre son frère et lui. En refusant il a refusé d’être roi des Juifs, ce qui obligeait les Pharisiens à refuser de le reconnaître comme Messie ; et comme il était assez influent pour attirer sur la Judée la haine des Romains, et se refusait à la fonction qui lui aurait permis de la protéger, ils ont cru de leur devoir de le faire mourir. Si on se place à l’intérieur du patriotisme hébraïque, cela était tout à fait légitime.

Toutes les fois que dans une société non organisée un homme donnait des signes d’inspiration, on en faisait un arbitre et peu à peu il devenait roi.


« Père, donne-moi ma part » (parabole du fils prodigue). Ma part, c’est l’autonomie. Je la dépense avec les prostituées.

« Les esclaves dans la maison de mon Père ont du pain. » Le pain, c’est le bien. Les esclaves, c’est la matière inerte. On souhaite devenir comme de la matière inerte pour cesser enfin de désobéir.

On n’en arrive là qu’au bout d’un processus d’épuisement qui prend du temps. Le garçon a d’abord dépensé tout son argent. C’est quand il a tout dépensé et qu’il a faim qu’il souhaite être un des esclaves de son père.

C’est quand on a épuisé les capacités des facultés naturelles qu’on porte en soi (volonté, intelligence, disposition naturelle à aimer) pour la production du bien, quand on s’est reconnu incapable de tout bien, qu’on tombe prosterné devant Dieu.

« Nous sommes des esclaves sans valeur. » Il n’est rien au-dessus de cela pour une créature humaine. Pour du verre il n’y a rien de plus que d’être absolument transparent. Il n’y a rien de plus pour un être humain que d’être néant. Toute valeur dans un être humain est réellement une valeur négative. C’est comme une tache dans du verre. Le verre qui est plein de taches peut bien croire qu’il est quelque chose, et qu’il est très supérieur au verre parfaitement transparent, au travers duquel la lumière passe comme s’il n’y avait rien. C’est pourquoi. « Quiconque s’élève sera abaissé, quiconque s’abaisse sera élevé. » Il n’y a pas besoin pour cela d’une opération de compensation. Simplement nous sommes nés avec une déformation congénitale du sens de la direction, qui fait qu’en montant nous avons la sensation de descendre, et en descendant nous avons la sensation de monter.

Ainsi, si l’on considère des nombres négatifs, si on passe de − 20 à − 10, il y a amoindrissement du point de vue de la quantité absolue, et celui qui n’est sensible qu’aux modifications de cette quantité croit qu’il y a amoindrissement. Mais dans la suite totale des nombres ce passage est un accroissement.

Nous naissons loin au-dessous de zéro. Zéro est notre maximum, la limite accessible seulement après avoir franchi une série qui a un nombre illimité de termes (par exemple ). Zéro, c’est l’état de l’esclave sans valeur.

κύριε, τοῦτο δὸς ἐμοί.

Saint Thomas d’Aquin, commentaires sur l’Éthique d’Aristote, viii, 7, cité par Maritain :

« L’amitié… ne peut pas exister entre des êtres trop distants les uns des autres. L’amitié suppose que les êtres sont rapprochés les uns des autres et sont parvenus à l’égalité entre eux. Il appartient à l’amitié d’user d’une manière égale de l’égalité qui existe déjà entre les hommes. Et c’est à la justice qu’il appartient d’amener à l’égalité ceux qui sont inégaux : quand cette égalité est atteinte, l’œuvre de la justice est accomplie. Et ainsi l’égalité est au terme de la justice, et elle est au principe et à l’origine de l’amitié. »

C’est absolument le contraire du christianisme. Comment est-ce que ces gens croient qu’ils sont chrétiens ? On pourrait leur demander si la justice a amené l’homme et Dieu à égalité avant qu’il puisse y avoir union d’amour. Si le Samaritain n’a pas eu un mouvement d’amitié vers l’homme tombé aux mains des voleurs.

Aristote est le mauvais arbre qui ne porte que des fruits pourris. Comment ne le voit-on pas ?

Les Pythagoriciens disaient : « L’amitié est une égalité faite d’harmonie » et « il y a harmonie entre les choses qui ne sont pas semblables, ni de même nature, ni de même rang. » L’amitié est l’égalité qui résulte de la médiation,

« L’amour… fait les égalités et ne les cherche pas » (Rotrou).

Si Maritain, saint Thomas et Aristote avaient raison, comment le Christ aurait-il jamais pu nommer les disciples ses amis ?

« Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique. »

Tout le christianisme est absolument contraire à cette pensée.


Quelque chose de mystérieux dans cet univers est complice de ceux qui n’aiment que le bien.


Le fils aîné de la parabole de l’enfant prodigue — si c’était la matière, qui n’a jamais désobéi ?

Mais après tout les anges — les puissances, les dominations, etc. — n’y a-t-il pas dans le Nouveau Testament des passages qui semblent indiquer que c’est la matière ; les forces physiques à l’œuvre dans le monde ? Ce que confirmerait leur similitude avec les dieux de la mythologie grecque. De même les dieux hindous.

Quand on se met à genoux, à la messe, pour dire « Sanctus, sanctus, sanctus… » on prend part au chœur des voix de tout l’univers.

(Dans l’Ancien Testament [Psaumes] aussi, il y a des passages où les messagers de Dieu apparaissent comme étant les forces de la nature.)

Zodiaque :

Capricorne, corne d’abondance, Plénitude de Dieu. Verseau, création dans sa pureté. Poisson, incarnation, Bélier, passion. Taureau, la même chose.

Gémeaux ; division ?

Crabe, démesure, révolte de la création, mal.

Lion, force brute. Vierge, justice. (Cela est certain, Astreia, Dikè.) Balance, force brute soumise à la justice Scorpion, amour dirigé vers Dieu. Sagittaire, lumière divine. Capricorne, plénitude de Dieu. Et de nouveau…

Il faudrait savoir comment est Noël en Égypte. Et quelle était la saison de la crue du Nil.

Tout cela est clair, sauf la relation entre le bélier et le taureau.

Gémeaux, division de Dieu, Trinité ? Le Diable apparaît en même temps (cf. le début de la Genèse et l’Apocalypse), d’où le Cancer aussitôt après. Très souvent la Trinité apparaît comme une dualité, l’Esprit étant sous-entendu (Apocalypse, Gloria).

En tout cas je vois deux successions assez claires, du Capricorne au Bélier, du Crabe à la Balance.

Plénitude de Dieu, Création, Incarnation, Passion.

Mal (démesure de la créature), force brute, Justice, équilibre.

Scorpion : la créature qui va se brûler en Dieu.

Sagittaire (amour archer), Dieu qui perce d’une flèche au cœur sa créature.

Puis plénitude de Dieu.

Gémeaux — serait-ce le péché qui a coupé en deux la créature humaine ? (mythe d’Aristophane dans le Banquet).

L’histoire doit commencer au Taureau. Sacrifice de Dieu. Péché et chute de la créature. Mal. Force brute. Justice. Équilibre. Marche de la créature pour aller se brûler en Dieu. Dieu blessant d’amour sa créature par une flèche au cœur. Plénitude de Dieu. Création (nouvelle ?). Incarnation. Sacrifice de Dieu. Et cela recommence. Le sacrifice de Dieu est le début et le terme de l’histoire.


Avril Mai Juin
Croix du Christ (dans l’Éternité). Péché. Mal.
Juillet Août Septembre Octobre
Force brute. Justice. Équilibre. Aspiration à Dieu
Novembre Décembre
Blessure d’amour envoyée par Dieu Plénitude de Dieu
Janvier Février
Nouvelle création. Apparition du Christ dans l’âme du saint.
Mars
Nouvelle crucifixion du Christ en la personne du saint.


En tout cas certainement le Zodiaque était l’expression symbolique d’une liturgie des saisons, ou même de plusieurs liturgies à la fois (répondant à plusieurs degrés d’initiation).

Il était relatif aux saisons et n’avait aucun rapport avec les constellations.


Quand Dieu veut nous donner telle chose particulière, il nous ordonne de la lui demander, et même avec importunité. Si nous consentons à le faire, il nous l’accorde. Nous le contraignons par nos supplications à user de nous conformément à sa volonté. Il ne fait de nous

manuscrit : ajouter besoin de vérité ce qu’il veut que si nous l’en supplions.


Le chapelet, procédé pour délivrer l’âme du nombre. L’argent devrait jouer ce rôle.


Évangile, les démons passés dans le troupeau de porcs qui va se noyer. Conservation de la matière dans l’ordre spirituel, dans l’ordre du bien et du mal. Pour éliminer le mal, il faut le transporter. Dieu seul a le pouvoir de le détruire vraiment. Pour détruire du mal, nous devons le transporter sur Dieu. C’est ce que nous faisons, par exemple, en contemplant le Saint-Sacrement.

Remarquer qu’en Égypte, le porc était consacré au rédempteur, à Osiris. D’après l’histoire de Méléagre, il y a affinité entre le sanglier et Artémis.


Société dont les deux pôles soient l’obéissance et l’attention — le travail et l’étude.


Le feu dans la Caverne de Platon, c’est la force physique, l’énergie au sens où la physique moderne emploie ce mot.

Le Christ sur la Croix a souffert avec compassion la souffrance de l’humanité entière en lui-même.

Son cri (Mon Dieu…) a été poussé au nom de l’humanité tout entière.


Le travail est le consentement à l’ordre de l’univers.


Le plaisir est l’illusion d’un bien attaché à sa propre existence.

C’est une illusion permanente ; la douleur même est mélangée à quelque degré de plaisir.

À certains moments, amenés par un excès de détresse physique, l’illusion disparaît complètement. On voit alors sa propre existence à nu, comme un simple fait qui ne porte aucun caractère de bien. Cela est affreux. Et cela est la vérité.

(Puissé-je donc avoir beaucoup de ces moments et ne jamais en oublier la leçon.)


Un mobile charnel et d’un niveau bas, bien qu’au reste honorable, comme la camaraderie militaire (être avec les copains quand ils seront tués) rend le sacrifice de la vie facile. Car du fait de son caractère charnel il fait voile. Poussé par lui, on va à la mort qu’on sait certaine, mais sans la voir.

Au contraire si on va à la mort par pure obéissance à Dieu, on voit la mort à nu. L’obéissance ne voile rien. Elle est parfaitement transparente.

C’est pourquoi le Christ a craint la mort plus que les autres hommes. Conte : « … the nightingale called Gizar : — where is it to be found ? — That I cannot tell thee, I only know that its song is the most beautiful that man’s ear has ever heard. »

Merveilleux. Un être dont on ne connaît que le nom et la perfection, et absolument rien d’autre ; et cela suffit pour le trouver. C’est Dieu.


Origène dit que le Livre de Job est plus ancien que Moïse lui-même.

Origène, citation d’une parole du Christ dans l’Évangile aux Hébreux : ἄρτι ἔλαϐέ με ἡ μήτηρ μου τὸ ἅγιον πνεῦμα ἐν μίᾳ τῶν τριχῶν μου, καὶ ἀπήνεγκέ με εἰς τὸ ὄρος τὸ μέγα Θάϐωρ.


Conte albanais de la fille mariée à un serpent, qui la nuit est un merveilleux jeune homme ; une nuit les sœurs brûlent la peau de serpent et il disparaît. Elle ne le retrouvera que si elle peut trouver une écaille intacte parmi les cendres. Il est fils du roi du monde souterrain. Pour parvenir à lui, elle doit quelque temps servir une horrible vieille « quelque breuvage qu’elle te donne, bois-le et fais-en la louange ». (Éviter le crime du murmurator.)

[Cabinet sanglant de Barbe-Bleue : sûrement le mal dans le monde.]


Enseignement de Milarépa :

« La notion du néant engendre la pitié,
La pitié abolit la différence entre soi et les autres.
La confusion de soi et des autres réalise la cause d’autrui. »


Milarépa :

« Ayant médité la douceur et la pitié,
J’ai oublié la différence entre moi et les autres. »


Milarépa :

« Si vous vous demandez si vos péchés seront remis,

Votre désir de vertu efface vos péchés, »


« Comme voie à suivre après ma mort, rejetez tout ce que l’égoïsme fait paraître ami et qui nuit aux créatures. Faites au contraire ce qui paraît péché mais profite aux créatures, car c’est œuvre religieuse. Celui qui sachant ces choses les oublie et commet les fautes sciemment sera précipité dans les profondeurs de l’enfer. »


Première moitié du Pater.
« Que ton nom soit sanctifié. »

Par le nom de Dieu nous pouvons orienter notre attention vers le vrai Dieu, situé hors de notre atteinte, non conçu. — Sans ce don nous n’aurions qu’un faux Dieu terrestre, concevable par nous. Ce nom seul permet que dans les Cieux, dont nous ne savons rien, nous ayons un Père.

« Que ton règne arrive »

Que ta création disparaisse absolument, à commencer par moi, et tout ce avec quoi j’ai des liens, quels qu’ils soient.

« Que ta volonté soit faite »

Ayant abandonné absolument toute espèce d’existence, j’accepte l’existence, quelle qu’elle soit, seulement par conformité avec la volonté de Dieu.

« Comme aux cieux, de même sur terre »

J’accepte la décision éternelle de la Sagesse divine et tout son déroulement dans le temps.


Il n’est pas facile de penser ces choses de toute son âme. Pour y parvenir, on a bien besoin du pain supersubstantiel, du pardon des crimes passés et de la protection contre le mal.


Lucifer est très probablement un astre qui a rompu l’ordre des phénomènes célestes.


Bâton d’aveugle. Ne plus percevoir sa propre existence comme telle, mais comme vouloir de Dieu.

Bâton d’aveugle et cube, les deux clefs de l’ascension de la pensée.


Miroir des âmes simples, v, 12 — image du fer et du feu.


épuiser les facultés humaines (volonté, intelligence, etc.) pour le passage au transcendant.

Cf. Miroir des âmes simples, ix, 18.


xiii, 1

« Who believeth a thing which he is not ? Soothly none, for the truth of believing is in the being of him who believeth. »


Pour quiconque a de la culture artistique et poétique et un vif sentiment du beau, les analogies esthétiques sont les moins trompeuses pour illustrer les vérités spirituelles.


Prendre le Christ pour modèle. Non en se disant : il a fait telle chose, donc…

Un mauvais peintre regarde la jeune fille qui pose et se dit « elle a un front haut, des sourcils arqués ; je dois mettre sur la toile un front haut, des sourcils arqués, etc. »

Un vrai peintre, à force d’attention, est ce qu’il regarde. Pendant ce temps sa main bouge, avec un pinceau au bout.

Encore plus évident pour les dessins de Rembrandt. Il pense Tobie et l’ange, et sa main bouge.

C’est ainsi que le Christ doit être notre modèle.

Penser le Christ — le Christ, non notre image du Christ.

Penser le Christ de toute son âme. — Et pendant ce temps, l’intelligence, la volonté, etc., et le corps agissent.

Le mal n’est pas ainsi immédiatement éliminé. Mais progressivement.

Il faut à cet effet penser le Christ comme homme et Dieu.

Toute pensée constituant réellement un arrachement vers Dieu est peut-être aussi efficace ? (Toute pensée enfermant le parfait ?)


Philosophie (y compris problèmes de la connaissance, etc.), chose exclusivement en acte et pratique. C’est pourquoi il est si difficile d’écrire là-dessus. Difficile à la manière d’un traité de tennis ou de course à pied, mais bien davantage.

Les théories subjectivistes de la connaissance sont une description parfaitement correcte de l’état de ceux qui ne possèdent pas la faculté, très rare, de sortir de soi.

Faculté surnaturelle.

Charité.

Le baptême, hélas, ne la confère pas.

[Toute théorie de la connaissance décrit correctement un état mental (?)|

Le pain supersubstantiel. — Dieu le donne continuellement à l’univers pour y conserver l’ordre du monde. — Pourquoi pas à nous, si nous le désirons, pour nourrir et conserver notre ordre ? Il est quotidien, car il a pour témoin le cercle diurne des étoiles.


[Chinese fairy-tales, tr. Martens.]

Petit gars pauvre placé comme vacher à 12 ans. Mis à soigner une vache. Après quelques années elle est splendide, dorée. Un jour (7e jour) propose au garçon de l’emmener parmi les étoiles pour épouser la Tisseuse (fille du roi du ciel, qui tisse les nuages). Il accepte, Ils montent. Le mariage se fait. Mais, séparés par un fleuve, les époux ne se voient qu’une fois par an. (Vacher, Tisseuse, constellations de part et d’autre de la voie lactée.)


R. — à propos de W.

« — Mais pourquoi insiste-t-il tant pour me voir ? — Oh ! par bonté, uniquement par bonté ! Si vous saviez comme il est bon ! Il se dit que vous êtes ici seule, très malade… »

La cause de ce genre de choses est que l’attention de celui qui parle est logée à l’endroit où la parole est émise au lieu d’être automatiquement transportée à l’endroit où elle sera reçue.

Comment un tel transport est-il possible ?

Outils, Instruments du sculpteur. Instruments musicaux ; ex. violon.

Celui chez qui l’acte de parler à autrui ne s’accompagne pas d’un tel transfert n’a pas vraiment appris à parler, comme celui qui lit en remuant les lèvres n’a pas vraiment appris à lire.

L’opération de la parole est constituée essentiellement par ce transfert de l’attention.

Cf. Maine de Biran. D’une manière générale =


Notion des transferts d’attention.


Déluge sumérien. — Depuis le début du déluge, les dieux ont faim, faute de sacrifices. Au premier sacrifice offert par Uta-Napishtim :

« ils sentirent la douce saveur — et comme des mouches les dieux s’assemblèrent autour du sacrifice »,

puis décidèrent de ne plus jamais détruire l’humanité —


roman irlandais — confiture de fraises

Roman irlandais ( « A flock of birds » ?) où la sœur d’un garçon qui vient d’être exécuté, rentrant chez elle, dévore un pot de confiture de fraises, pour s’arracher à cette mort, par réaction vitale — et, le reste de sa vie, ne peut plus jamais entendre parler de confiture de fraises.

Le malheur imaginaire d’un adolescent romanesque qui s’est fabriqué un grand amour serait impuissant à modifier son attitude envers la confiture de fraises.

transfert Ce pouvoir de passer dans la matière inerte est le propre des sentiments réels.

Pour l’homme vivant en ce monde, ici-bas, la matière sensible — matière inerte et chair — est le filtre, le crible, le critère universel du réel dans la pensée ; le domaine de la pensée tout entier, sans que rien soit excepté. La matière est notre juge infaillible.

De cette alliance entre la matière et les sentiments réels vient l’importance des repas dans les occasions solennelles, dans les fêtes, dans les réunions de famille ou d’amitié — même deux amis — etc. (aussi friandises, boissons…) Et celle des nourritures spéciales : dinde et marrons glacés de Noël [Christmas pudding] — navettes de la Chandeleur à Marseille — œufs de Pâques — et mille coutumes locales ou régionales de folklore (presque disparues).

La joie et la signification spirituelle de la fête est dans la friandise spéciale à la fête.


Part la plus importante de l’instruction = enseigner ce que c’est que connaître (au sens scientifique). Nurses.