La Conquête de Plassans/21
XXI
La voiture de Toulon, qui passait aux Tulettes, où se trouvait un relais, partait de Plassans à trois heures. Marthe, redressée par le coup de fouet d’une idée fixe, ne voulut pas perdre un instant ; elle remit son châle et son chapeau, ordonna à Rose de s’habiller tout de suite.
— Je ne sais ce que madame peut avoir, dit la cuisinière à Olympe ; je crois que nous partons pour un voyage de quelques jours.
Marthe laissa les clefs aux portes. Elle avait hâte d’être dans la rue. Olympe, qui l’accompagnait, essayait vainement de savoir où elle allait et combien de jours elle resterait absente.
— Enfin, soyez tranquille, lui dit-elle sur le seuil, de sa voix aimable ; je soignerai bien tout, vous retrouverez tout en ordre… Prenez votre temps, faites vos affaires. Si vous allez à Marseille, rapportez-nous des coquillages frais.
Et Marthe n’avait pas tourné le coin de la rue Taravelle qu’Olympe prenait possession de la maison entière. Quand Trouche rentra, il trouva sa femme en train de faire battre les portes, de fouiller les meubles, furetant, chantonnant, emplissant les pièces du vol de ses jupes.
— Elle est partie, et sa rosse de bonne avec elle ! lui cria-t-elle, en s’étalant dans un fauteuil. Hein ? ce serait une fameuse chance, si elles restaient toutes les deux au fond d’un fossé !… N’importe, nous allons être joliment à notre aise pendant quelque temps. Ouf ! c’est bon d’être seuls, n’est-ce pas, Honoré ? Tiens, viens m’embrasser pour la peine ! Nous sommes chez nous, nous pouvons nous mettre en chemise, si nous voulons.
Cependant, Marthe et Rose arrivèrent juste sur le cours Sauvaire comme la voiture de Toulon partait. Le coupé était libre. Quand la domestique entendit sa maîtresse dire au conducteur qu’elle s’arrêterait aux Tulettes, elle ne s’installa qu’en rechignant. La voiture n’avait pas encore quitté la ville qu’elle grognait déjà, répétant de son air revêche :
— Moi qui croyais que vous étiez enfin raisonnable ! Je m’imaginais que nous partions pour Marseille voir monsieur Octave. Nous aurions rapporté une langouste et des clovisses… Ah bien ! je me suis trop pressée. Vous êtes toujours la même, vous allez toujours au chagrin, vous ne savez qu’inventer pour vous mettre la tête à l’envers.
Marthe, dans le coin du coupé, à demi évanouie, s’abandonnait. Une faiblesse mortelle s’emparait d’elle, maintenant qu’elle ne se raidissait plus contre la douleur qui lui brisait la poitrine. Mais la cuisinière ne la regardait même pas.
— Si ce n’est pas une invention baroque d’aller voir monsieur ! reprenait-elle. Un joli spectacle, et qui va vous égayer ! Nous en aurons pour huit jours à ne pas dormir. Vous pourrez bien avoir peur la nuit, du diable si je me lève pour regarder sous les meubles !… Encore, si votre visite faisait du bien à monsieur ; mais il est capable de vous dévisager et d’en crever lui-même. J’espère bien qu’on ne vous laissera pas entrer. C’est défendu d’abord… Voyez-vous, je n’aurais pas dû monter dans la voiture, quand vous avez parlé des Tulettes ; vous n’auriez peut-être pas osé faire la bêtise toute seule.
Un soupir de Marthe l’interrompit. Elle se tourna, la vit toute blême qui étouffait, et se fâcha plus fort, en baissant un carreau pour donner de l’air.
— C’est cela, passez-moi entre les bras maintenant, n’est-ce pas ? Est-ce que vous ne seriez pas mieux dans votre lit, à vous soigner ? Quand on pense que vous avez eu la chance de ne rencontrer autour de vous que des gens dévoués, sans seulement dire merci au bon Dieu ! Vous savez bien que c’est la vérité. Monsieur le curé, sa mère, sa sœur, jusqu’à monsieur Trouche, sont aux petits soins pour vous ; ils se jetteraient dans le feu, ils sont debout à toute heure du jour et de la nuit. J’ai vu madame Olympe pleurer, oui pleurer, lorsque vous étiez malade, la dernière fois. Eh bien ! comment reconnaissez-vous leurs bontés ? Vous les mettez dans la peine, vous partez comme une sournoise pour voir monsieur, tout en sachant que cela leur fera beaucoup de chagrin ; car ils ne peuvent pas aimer monsieur, qui était si dur pour vous… Tenez, voulez-vous que je vous le dise, madame ? le mariage ne vous a rien valu, vous avez pris la méchanceté de monsieur. Entendez-vous, il y a des jours où vous êtes aussi méchante que lui.
Elle continua ainsi jusqu’aux Tulettes, défendant les Faujas et les Trouche, accusant sa maîtresse de toutes sortes de vilenies. Elle finit par dire :
— Ce sont ces gens-là qui seraient de braves maîtres, s’ils avaient assez d’argent pour avoir des domestiques ! Mais la fortune ne tombe jamais qu’aux mauvais cœurs.
Marthe, plus calme, ne répondait pas. Elle regardait vaguement les arbres maigres filer le long de la route, les vastes champs se déplier comme des pièces d’étoffe brune. Les grondements de Rose se perdaient dans les cahots de la voiture.
Aux Tulettes, Marthe se dirigea vivement vers la maison de l’oncle Macquart, suivie de la cuisinière, qui se taisait maintenant, haussant les épaules, les lèvres pincées.
— Comment ! c’est toi ! s’écria l’oncle, très surpris. Je te croyais dans ton lit. On m’avait raconté que tu étais malade… Eh ! eh ! petite, tu n’as pas l’air fort… Est-ce que tu viens me demander à dîner ?
— Je voudrais voir François, mon oncle, dit Marthe.
— François ? répéta Macquart en la regardant en face, tu voudrais voir François ? C’est l’idée d’une bonne femme. Le pauvre garçon a assez crié après toi. Je l’apercevais du bout de mon jardin, qui donnait des coups de poing dans les murs en t’appelant… Ah ! tu viens le voir ? Je croyais que vous l’aviez tous oublié là-bas.
De grosses larmes étaient montées aux yeux de Marthe.
— Ce ne sera pas facile de le voir aujourd’hui, continua Macquart. Il va être quatre heures. Puis, je ne sais trop si le directeur voudra te donner la permission. Mouret n’est pas sage depuis quelque temps ; il casse tout, il parle de mettre le feu à la boutique. Dame ! les fous ne sont pas aimables tous les jours.
Elle écoutait, toute frissonnante. Elle allait questionner l’oncle, mais elle se contenta de tendre les mains vers lui.
— Je vous en supplie, dit-elle. J’ai fait le voyage exprès ; il faut absolument que je parle à François aujourd’hui, à l’instant… Vous avez des amis dans la maison, vous pouvez m’ouvrir les portes.
— Sans doute, sans doute, murmura-t-il, sans se prononcer plus nettement.
Il semblait pris d’une grande perplexité, ne pénétrant pas clairement la cause de ce voyage brusque, paraissant discuter le cas à un point de vue personnel, connu de lui seul. Il interrogea du regard la cuisinière, qui tourna le dos. Un mince sourire finit par paraître sur ses lèvres.
— Enfin, puisque tu le veux, murmura-t-il, je vais tenter l’affaire. Seulement, souviens-toi que, si ta mère se fâchait, tu lui expliquerais que je n’ai pas pu te résister… J’ai peur que tu ne te fasses du mal. Ça n’a rien de gai, je t’assure.
Lorsqu’ils partirent, Rose refusa absolument de les accompagner. Elle s’était assise devant un feu de souches de vigne, qui brûlait dans la grande cheminée.
— Je n’ai pas besoin d’aller me faire arracher les yeux, dit-elle aigrement. Monsieur ne m’aimait pas assez… Je reste ici, je préfère me chauffer.
— Vous seriez bien gentille alors de nous préparer un pot de vin chaud, lui glissa l’oncle à l’oreille ; le vin et le sucre sont là, dans l’armoire. Nous aurons besoin de ça, quand nous reviendrons.
Macquart ne fit pas entrer sa nièce par la grille principale de la maison des Aliénés. Il tourna à gauche, demanda à une petite porte basse le gardien Alexandre, avec lequel il échangea quelques paroles à demi-voix. Puis, silencieusement, ils s’engagèrent tous trois dans des corridors interminables. Le gardien marchait le premier.
— Je vais t’attendre ici, dit Macquart en s’arrêtant dans une petite cour ; Alexandre restera avec toi.
— J’aurais voulu être seule, murmura Marthe.
— Madame ne serait pas à la noce, répondit le gardien avec un sourire tranquille ; je risque déjà beaucoup.
Il lui fit traverser une seconde cour et s’arrêta devant une petite porte. Comme il tournait doucement la clef, il reprit en baissant la voix :
— N’ayez pas peur… Il est plus calme depuis ce matin ; on a pu lui retirer la camisole… S’il se fâchait, vous sortiriez à reculons, n’est-ce pas ? et vous me laisseriez seul avec lui.
Marthe entra, tremblante, la gorge sèche. Elle ne vit d’abord qu’une masse repliée contre le mur, dans un coin. Le jour pâlissait, le cabanon n’était éclairé que par une lueur de cave, tombant d’une fenêtre grillée, garnie d’un tablier de planches.
— Eh ! mon brave, cria familièrement Alexandre, en allant taper sur l’épaule de Mouret, je vous amène une visite… Vous allez être gentil, j’espère.
Il revint s’adosser contre la porte, les bras ballants, ne quittant pas le fou des yeux. Mouret s’était lentement relevé. Il ne parut pas surpris le moins du monde.
— C’est toi, ma bonne ? dit-il de sa voix paisible ; je t’attendais, j’étais inquiet des enfants.
Marthe, dont les genoux fléchissaient, le regardait avec anxiété, rendue muette par cet accueil attendri. D’ailleurs, il n’avait point changé ; il se portait même mieux, gros et gras, la barbe faite, les yeux clairs. Ses tics de bourgeois satisfait avaient reparu ; il se frotta les mains, cligna la paupière droite, piétina, en bavardant de son air goguenard des bons jours.
— Je suis tout à fait bien, ma bonne. Nous allons pouvoir retourner à la maison… Tu viens me chercher, n’est-ce pas ?… Est-ce qu’on a pris soin de mes salades ? Les limaces aiment diantrement les laitues, le jardin en était rongé ; mais je sais un moyen pour les détruire… J’ai des projets, tu verras. Nous sommes assez riches, nous pouvons nous payer nos fantaisies… Dis, tu n’as pas vu le père Gautier, de Saint-Eutrope, pendant mon absence ? Je lui avais acheté trente milleroles de gros vin pour des coupages. Il faudra que j’aille le voir… Toi tu n’as pas de mémoire pour deux sous.
Il se moquait, il la menaçait amicalement du doigt.
— Je parie que je vais trouver tout en désordre, continua-t-il. Vous ne faites attention à rien ; les outils traînent, les armoires restent ouvertes, Rose salit les pièces avec son balai… Et Rose, pourquoi n’est-elle pas venue ? Ah ! quelle tête ! En voilà une dont nous ne ferons jamais rien ! Tu ne sais pas, elle a voulu me mettre à la porte, un jour. Parfaitement… La maison est à elle, c’est à mourir de rire… Mais tu ne me parles pas des enfants ? Désirée est toujours chez sa nourrice, n’est-ce pas ? Nous irons l’embrasser, nous lui demanderons si elle s’ennuie. Je veux aussi aller à Marseille, car Octave me donne de l’inquiétude ; la dernière fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé bien dissipé. Je ne parle pas de Serge : celui-là est trop sage, il sanctifiera toute la famille… Tiens, cela me fait plaisir de parler de la maison.
Et il parla, parla toujours, demandant des nouvelles de chaque arbre de son jardin, s’arrêtant aux détails les plus minimes du ménage, montrant une mémoire extraordinaire, à propos d’une foule de petits faits. Marthe, profondément touchée de l’affection tatillonne qu’il lui témoignait, croyait voir une délicatesse suprême dans le soin qu’il prenait de ne lui adresser aucun reproche, de ne pas même faire la moindre allusion à ses souffrances. Elle était pardonnée ; elle jurait de racheter son crime en devenant la servante soumise de cet homme, si grand dans sa bonhomie ; et de grosses larmes silencieuses coulaient sur ses joues, pendant que ses genoux se pliaient pour lui crier merci.
— Méfiez-vous, lui dit le gardien à l’oreille ; il a des yeux qui m’inquiètent.
— Mais il n’est pas fou ! balbutia-t-elle ; je vous jure qu’il n’est pas fou !… Il faut que je parle au directeur. Je veux l’emmener tout de suite.
— Méfiez-vous, répéta rudement le gardien, en la tirant par le bras.
Mouret, au milieu de son bavardage, venait de tourner sur lui-même, comme une bête assommée. Il s’aplatit par terre ; puis, lestement, il marcha à quatre pattes, le long du mur.
— Hou ! hou ! hurlait-il d’une voix rauque et prolongée.
Il s’enleva d’un bond, il retomba sur le flanc. Alors, ce fut une épouvantable scène : il se tordait comme un ver, se bleuissait la face à coups de poing, s’arrachait la peau avec les ongles. Bientôt il se trouva à demi nu, les vêtements en lambeaux, écrasé, meurtri, râlant.
— Sortez donc, madame ! criait le gardien.
Marthe était clouée. Elle se reconnaissait par terre ; elle se jetait ainsi sur le carreau, dans la chambre, s’égratignait ainsi, se battait ainsi. Et jusqu’à sa voix qu’elle retrouvait ; Mouret avait exactement son râle. C’était elle qui avait fait ce misérable.
— Il n’est pas fou ! bégayait-elle ; il ne peut pas être fou !… Ce serait horrible. J’aimerais mieux mourir.
Le gardien, la prenant à bras-le-corps, la mit à la porte ; mais elle resta là, collée au bois. Elle entendit, dans le cabanon, un bruit de lutte, des cris de cochon qu’on égorge ; puis, il y eut une chute sourde, pareille à celle d’un paquet de linge mouillé ; et un silence de mort régna. Quand le gardien ressortit, la nuit était presque tombée. Elle n’aperçut qu’un trou noir, par la porte entre-baillée.
— Fichtre ! dit le gardien encore furieux, vous êtes drôle, vous, madame, à crier qu’il n’est pas fou ! J’ai failli y laisser mon pouce, qu’il tenait entre ses dents… Le voilà tranquille pour quelques heures.
Et, tout en la reconduisant, il continuait :
— Vous ne savez pas comme ils sont tous malins ici !… Ils font les gentils pendant des heures entières, ils vous racontent des histoires qui ont l’air raisonnable ; puis, crac, sans crier gare, ils vous sautent à la gorge… Je voyais bien tout à l’heure qu’il manigançait quelque chose, pendant qu’il parlait de ses enfants ; il avait les yeux tout à l’envers.
Quand Marthe retrouva l’oncle Macquart dans la petite cour, elle répéta fiévreusement, sans pouvoir pleurer, d’une voix lente et cassée :
— Il est fou ! il est fou !
— Sans doute, il est fou, dit l’oncle en ricanant. Est-ce que tu comptais le trouver faisant le jeune homme ? On ne l’a pas mis ici pour des prunes, peut-être… D’ailleurs, la maison n’est pas saine. Au bout de deux heures, eh ! eh ! j’y deviendrais enragé, moi.
Il l’étudiait du coin de l’œil, surveillant ses moindres tressaillements nerveux. Puis, de son ton bonhomme :
— Tu veux peut-être voir la grand’mère ?
Marthe eut un geste d’effroi, en se cachant le visage entre ses mains.
— Ça n’aurait dérangé personne, reprit-il. Alexandre nous aurait fait ce plaisir… Elle est là, à côté, et il n’y a rien à craindre avec elle ; elle est bien douce. N’est-ce pas, Alexandre, qu’elle n’a jamais donné de l’ennui à la maison ? Elle reste assise, à regarder devant elle. Depuis douze ans, elle n’a pas bougé… Enfin, puisque tu ne veux pas la voir…
Comme le gardien prenait congé d’eux, il l’invita à venir boire un verre de vin chaud, en clignant les yeux d’une certaine façon, ce qui parut décider Alexandre à accepter. Ils durent soutenir Marthe, dont les jambes se dérobaient à chaque pas. Quand ils arrivèrent, ils la portaient, la face convulsée, les yeux ouverts, roidie par une de ces crises nerveuses qui la tenaient comme morte pendant des heures.
— Là, qu’est-ce que j’avais dit ? cria Rose en les apercevant. Elle est dans un joli état, et nous voilà propres pour retourner ! Est-il permis, mon Dieu ! d’avoir une tête si drôlement bâtie ? Monsieur aurait dû l’étrangler, ça lui aurait donné une leçon.
— Bah ! dit l’oncle, je vais l’allonger sur mon lit. Nous n’en mourrons pas pour passer la nuit autour du feu.
Il tira un rideau de cotonnade, qui masquait une alcôve. Rose alla déshabiller sa maîtresse en grondant. Il n’y avait rien à faire, disait-elle, qu’à lui mettre une brique chaude aux pieds.
— Maintenant qu’elle est dans le dodo, nous allons boire un coup, reprit l’oncle avec son ricanement de loup rangé. Il sent diablement bon, votre vin chaud, la mère !
— J’ai trouvé un citron sur la cheminée, je l’ai pris, dit Rose.
— Et vous avez bien fait. Il y a de tout, ici. Quand je fais un lapin, rien n’y manque, je vous en réponds.
Il avait avancé la table devant la cheminée. Il s’assit entre la cuisinière et Alexandre, versant le vin chaud dans de grandes tasses jaunes. Quand il eut avalé deux gorgées, religieusement :
— Bigre ! s’écria-t-il en faisant claquer la langue, voilà du bon vin chaud ! Eh ! eh ! vous vous y entendez ; il est meilleur que le mien. Il faudra que vous me laissiez votre recette.
Rose, calmée, chatouillée par ces compliments, se mit à rire. Le feu de souches de vigne étalait un grand brasier rouge. Les tasses furent remplies de nouveau.
— Alors, dit Macquart en s’accoudant pour regarder la cuisinière en face, ma nièce est venue comme ça, par un coup de tête ?
— Ne m’en parlez pas, répondit-elle, cela me remettrait en colère… Madame devient folle comme monsieur ; elle ne sait plus qui elle aime ni qui elle n’aime pas… Je crois qu’elle a eu une dispute avec monsieur le curé, avant de partir ; j’ai entendu leurs voix qui criaient.
L’oncle eut un gros rire.
— Ils étaient pourtant bien d’accord, murmura-t-il.
— Sans doute, mais rien ne dure avec une cervelle comme celle de madame… Je parie qu’elle regrette les volées que monsieur lui administrait la nuit. Nous avons retrouvé le bâton dans le jardin.
Il la regarda plus attentivement, en disant entre deux gorgées de vin chaud :
— Peut-être qu’elle venait chercher François.
— Ah ! Dieu nous en garde ! cria Rose d’un air d’effroi. Monsieur ferait un beau ravage, à la maison ; il nous tuerait tous… Tenez, c’est là ma grande peur. Je tremble toujours qu’il n’arrive une de ces nuits pour nous assassiner. Quand je songe à cela, dans mon lit, je ne puis m’endormir. Il me semble que je le vois entrer par la fenêtre, avec des cheveux hérissés et des yeux luisants comme des allumettes.
Macquart s’égayait bruyamment, tapant sa tasse sur la table.
— Ça serait drôle, ça serait drôle ! répéta-t-il. Il ne doit pas vous aimer, le curé surtout, qui a pris sa place. Il n’en ferait qu’une bouchée, du curé, tout gaillard qu’il est, car les fous sont rudement forts, à ce qu’on assure… Dis, Alexandre, vois-tu le pauvre François tomber chez lui ? Il nettoierait le plancher proprement. Moi, ça m’amuserait.
Et il jetait des coups d’œil au gardien, qui buvait le vin chaud d’un air tranquille, se contentant d’approuver de la tête.
— C’est une supposition, c’est pour rire, reprit Macquart en voyant les regards épouvantés que Rose fixait sur lui.
À ce moment, Marthe se tordit furieusement derrière le rideau de cotonnade ; il fallut la maintenir pendant quelques minutes, pour qu’elle ne tombât pas. Lorsqu’elle se fut allongée de nouveau dans sa rigidité de cadavre, l’oncle revint se chauffer les cuisses devant le brasier, réfléchissant, murmurant sans songer à ce qu’il disait :
— Elle n’est pas commode, la petite.
Puis, brusquement, il demanda :
— Et les Rougon, qu’est-ce qu’ils disent de toutes ces histoires ? Ils sont du parti de l’abbé, n’est-ce pas ?
— Monsieur n’était pas assez aimable pour qu’ils le regrettent, répondit Rose ; il ne savait quelle malice inventer contre eux.
— Ça, il n’avait pas tort, reprit l’oncle. Les Rougon sont des pingres. Quand on pense qu’ils n’ont jamais voulu acheter le champ de blé, là, en face ; une magnifique opération dont je me chargeais… C’est Félicité qui ferait un drôle de nez, si elle voyait revenir François !
Il ricana encore, tourna autour de la table. Et rallumant sa pipe avec un geste de résolution :
— Il ne faut pas oublier l’heure, mon garçon, dit-il à Alexandre avec un nouveau clignement d’yeux. Je vais t’accompagner… Marthe a l’air tranquille, maintenant. Rose mettra la table en m’attendant… Vous devez avoir faim, n’est-ce pas, Rose ? Puisque vous voilà forcée de passer la nuit ici, vous mangerez un morceau avec moi.
Il emmena le gardien. Au bout d’une demi-heure, il n’était pas encore rentré. La cuisinière, qui s’ennuyait d’être seule, ouvrit la porte, se pencha sur la terrasse, regardant la route vide, dans la nuit claire. Comme elle rentrait, elle crut apercevoir, de l’autre côté du chemin, deux ombres noires plantées au milieu d’un sentier, derrière une haie.
— On dirait l’oncle, pensa-t-elle ; il a l’air de causer avec un prêtre.
Quelques minutes plus tard, l’oncle arriva. Il disait que ce diable d’Alexandre lui avait raconté des histoires à n’en plus finir.
— Est-ce que ce n’était pas vous qui étiez là tout à l’heure avec un prêtre ? demanda Rose.
— Moi, avec un prêtre ! s’écria-t-il ; où, diable ! avez-vous rêvé cela ! Il n’y a pas de prêtre dans le pays.
Il roulait ses petits yeux ardents. Puis, il parut mécontent de son mensonge, il reprit :
— Il y a l’abbé Fenil, mais c’est comme s’il n’y était pas ; il ne sort jamais.
— L’abbé Fenil est un pas grand’chose, dit la cuisinière.
Alors, l’oncle se fâcha.
— Pourquoi ça, un pas grand’chose ? Il fait beaucoup de bien ici ; il est très fort, le gaillard… Il vaut mieux qu’un tas de prêtres qui font des embarras.
Mais sa colère tomba tout d’un coup. Il se prit à rire, en voyant que Rose le regardait d’un air surpris.
— Je m’en moque, après tout, murmura-t-il. Vous avez raison, tous les curés, ça se vaut, c’est hypocrite et compagnie… Je sais maintenant avec qui vous avez pu me voir. J’ai rencontré l’épicière ; elle avait une robe noire, vous aurez pris ça pour une soutane.
Rose fit une omelette, l’oncle posa sur la table un morceau de fromage. Ils n’avaient pas fini de manger, que Marthe se dressa sur son séant, de l’air étonné d’une personne qui s’éveille dans un lieu inconnu. Quand elle eut écarté ses cheveux, et que la mémoire lui revint, elle sauta à terre, disant qu’elle voulait partir, partir sur-le-champ. Macquart parut très-contrarié de ce réveil.
— C’est impossible, tu ne peux pas retourner à Plassans ce soir, dit-il. Tu grelottes de fièvre, tu tomberas malade en chemin. Repose-toi. Demain, nous verrons… D’abord, il n’y a pas de voiture.
— Vous allez me conduire dans votre carriole, répondit-elle.
— Non, je ne veux pas, je ne peux pas.
Marthe, qui s’habillait avec une hâte fébrile, déclara qu’elle irait à Plassans à pied, plutôt que de passer la nuit aux Tulettes. L’oncle délibérait ; il avait fermé la porte, et glissé la clef dans sa poche. Il supplia sa nièce, la menaça, inventa des histoires, pendant que, sans l’écouter, elle achevait de mettre son chapeau.
— Si vous croyez que vous la ferez céder ! dit Rose, qui finissait paisiblement son morceau de fromage ; elle préférerait passer par la fenêtre. Attelez votre cheval, ça vaudra mieux.
L’oncle, après un court silence, haussa les épaules, s’écriant avec colère :
— Ça m’est égal, en somme ! Qu’elle prenne mal, si elle y tient ! Moi, je voulais éviter un accident… Va comme je te pousse. Il n’arrivera jamais que ce qui doit arriver, je vais vous conduire.
Il fallut porter Marthe dans la carriole ; une grosse fièvre la secouait. L’oncle lui jeta un vieux manteau sur les épaules. Il fit entendre un léger claquement de langue, et l’on partit.
— Moi, dit-il, ça ne me fait pas de peine d’aller ce soir à Plassans ; au contraire !… On s’amuse, à Plassans.
Il était environ dix heures, le ciel, chargé de pluie, avait une lueur rousse qui éclairait faiblement le chemin. Tout le long de la route, Macquart se pencha, regardant dans les fossés, derrière les haies. Rose lui ayant demandé ce qu’il cherchait, il répondit qu’il était descendu des loups des gorges de la Seille. Il avait retrouvé toute sa belle humeur. À une lieue de Plassans, la pluie se mit à tomber, une pluie d’averse, drue et froide. Alors, l’oncle jura. Rose aurait battu sa maîtresse, qui agonisait sous le manteau. Quand ils arrivèrent enfin, le ciel était redevenu bleu.
— Est-ce que vous allez rue Balande ? demanda Macquart.
— Certainement, dit Rose étonnée.
Il lui expliqua alors que Marthe lui semblait très malade, et qu’il vaudrait peut-être mieux la mener chez sa mère. Il consentit pourtant, après une longue hésitation, à arrêter son cheval devant la maison des Mouret. Marthe n’avait pas même emporté de passe-partout. Rose, heureusement, trouva le sien dans sa poche ; mais, quand elle voulut ouvrir, la porte ne céda pas ; les Trouche devaient avoir poussé les verrous. Elle frappa du poing, sans éveiller d’autre bruit que l’écho sourd du grand vestibule.
— Vous avez tort de vous entêter, dit l’oncle, qui riait entre ses dents ; ils ne descendront pas, ça les dérangerait… Vous voilà bel et bien à la porte de chez vous, mes enfants. Ma première idée est bonne, voyez-vous. Il faut mener la chère enfant chez Rougon ; elle sera mieux là que dans sa propre chambre, c’est moi qui l’affirme.
Félicité entra dans un désespoir bruyant, lorsqu’elle aperçut sa fille à une pareille heure, trempée de pluie, à demi-morte. Elle la coucha au second étage, bouleversa la maison, mit tous les domestiques sur pied. Quand elle fut un peu calmée, et qu’elle se trouva assise au chevet de Marthe, elle demanda des explications.
— Mais qu’est-il arrivé ? Comment se fait-il que vous la rameniez dans un tel état ?
Macquart, d’un ton de grande bonhomie, raconta le voyage de « la chère enfant. » Il se défendait, il disait qu’il avait tout fait pour l’empêcher de se rendre auprès de François. Il finit par invoquer le témoignage de Rose, en voyant Félicité l’examiner attentivement d’un air soupçonneux. Mais celle-ci continua à branler la tête.
— C’est bien louche, cette histoire ! murmura-t-elle ; il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Elle connaissait Macquart, elle flairait une coquinerie, dans la joie secrète qui lui pinçait le coin des paupières.
— Vous êtes singulière, dit-il en se fâchant pour échapper à son examen ; vous vous imaginez toujours des choses de l’autre monde. Je ne puis pas vous dire ce que je ne sais pas… J’aime Marthe plus que vous, je n’ai jamais agi que dans son intérêt. Tenez, je vais courir chercher le médecin, si vous voulez.
Madame Rougon le suivit des yeux. Elle questionna Rose longuement, sans rien apprendre. D’ailleurs, elle semblait très heureuse d’avoir sa fille chez elle ; elle parlait amèrement des gens qui vous laisseraient crever à la porte de votre maison, sans seulement vous ouvrir. » Marthe, la tête renversée sur l’oreiller, se mourait.