La Conquête de Plassans/9
IX
Le mois d’avril fut très-doux. Le soir, après le dîner, les enfants quittaient la salle à manger, pour aller jouer dans le jardin. Comme on étouffait au fond de l’étroite pièce, Marthe et le prêtre finirent, eux aussi, par descendre sur la terrasse. Ils s’asseyaient à quelques pas de la fenêtre, grande ouverte, en dehors du rayon cru dont la lampe rayait les grands buis. Là, ils parlaient, dans la nuit tombante, des mille soins de l’œuvre de la Vierge. Cette continuelle préoccupation de la charité mettait dans leur causerie une douceur de plus. En face d’eux, entre les énormes poiriers de M. Rastoil et les marronniers noirs de la sous-préfecture, un large morceau de ciel montait. Les enfants couraient sous les tonnelles, à l’autre bout du jardin ; tandis que de courtes querelles, dans la salle à manger, haussaient brusquement les voix de Mouret et de madame Faujas, restés seuls, s’acharnant au jeu.
Et parfois Marthe, attendrie, pénétrée d’une langueur qui ralentissait les paroles sur ses lèvres, s’arrêtait, en voyant la fusée d’or de quelque étoile filante. Elle souriait, la tête un peu renversée, regardant le ciel.
— Encore une âme du purgatoire qui entre au paradis, murmurait-elle.
Puis, le prêtre restant silencieux, elle ajoutait :
— Ce sont de charmantes croyances, toutes ces naïvetés… On devrait rester petite fille, monsieur l’abbé.
Maintenant, le soir, elle ne raccommodait plus le linge de la famille. Il aurait fallu allumer une lampe sur la terrasse, et elle préférait cette ombre, cette nuit tiède, au fond de laquelle elle se trouvait bien. D’ailleurs, elle sortait presque tous les jours, ce qui la fatiguait beaucoup. Après le dîner, elle n’avait pas même le courage de prendre une aiguille. Il fallut que Rose se mît à raccommoder le linge, Mouret s’étant plaint que toutes ses chaussettes étaient percées.
À la vérité, Marthe était très occupée. Outre les séances du comité, qu’elle présidait, elle avait une foule de soucis, les visites à faire, les surveillances à exercer. Elle se déchargeait bien sur madame Paloque des écritures et des menus soins ; mais elle éprouvait une telle fièvre de voir enfin l’œuvre fonctionner, qu’elle allait au faubourg jusqu’à trois fois par semaine, pour s’assurer du zèle des ouvriers. Comme les choses lui semblaient toujours marcher trop lentement, elle accourait à Saint-Saturnin, en quête de l’architecte, le grondant, le suppliant de ne pas abandonner ses hommes, jalouse même des travaux qu’il exécutait là, trouvant que la réparation de la chapelle avançait beaucoup plus vite. M. Lieutaud souriait, en lui affirmant que tout serait terminé à l’époque convenue.
L’abbé Faujas déclarait, lui aussi, que rien ne marchait. Il la poussait à ne pas laisser une minute de répit à l’architecte. Alors, Marthe finit par venir tous les jours à Saint-Saturnin. Elle y entrait, la tête pleine de chiffres, préoccupée de murs à abattre et à reconstruire. Le froid de l’église la calmait un peu. Elle prenait de l’eau bénite, se signait machinalement, pour faire comme tout le monde. Cependant, les bedeaux finissaient par la connaître et la saluaient ; elle-même se familiarisait avec les différentes chapelles, la sacristie, où elle allait parfois chercher l’abbé Faujas, les grands corridors, les petites cours du cloître, qu’on lui faisait traverser. Au bout d’un mois, Saint-Saturnin n’avait plus un coin qu’elle ignorât. Parfois, il lui fallait attendre l’architecte ; elle s’asseyait, dans une chapelle écartée, se reposant de sa course trop rapide, repassant au fond de sa mémoire les mille recommandations qu’elle se promettait de faire à M. Lieutaud ; puis, ce grand silence frissonnant qui l’enveloppait, cette ombre religieuse des vitraux, la jetaient dans une sorte de rêverie vague et très-douce. Elle commençait à aimer les hautes voûtes, la nudité solennelle des murs, des autels garnis de leurs housses, des chaises rangées régulièrement à la file. C’était, dès que la double porte rembourrée retombait mollement derrière elle, comme une sensation de repos suprême, d’oubli des tracasseries du monde, d’anéantissement de tout son être dans la paix de la terre.
— C’est à Saint-Saturnin qu’il fait bon ! laissa-t-elle échapper un soir devant son mari, après une chaude journée d’orage.
— Veux-tu que nous allions y coucher ? dit Mouret en riant.
Marthe fut blessée. Cette pensée du bien-être purement physique qu’elle éprouvait dans l’église la choqua comme une chose inconvenante. Elle n’alla plus à Saint-Saturnin qu’avec un léger trouble, s’efforçant de rester indifférente, d’entrer là, de même qu’elle entrait dans les grandes salles de la mairie, et malgré elle remuée jusqu’aux entrailles par un frisson. Elle en souffrait, elle revenait volontiers à cette souffrance.
L’abbé Faujas semblait ne pas s’apercevoir du lent réveil qui l’animait chaque jour davantage. Il restait pour elle un homme affairé, obligeant, laissant le ciel de côté. Jamais le prêtre ne perçait. Parfois, pourtant, elle le dérangeait d’un enterrement ; il venait en surplis, causait un instant entre deux piliers, apportant avec lui une vague odeur d’encens et de cire. C’était souvent pour un mémoire de maçon, une exigence du menuisier. Il indiquait des chiffres précis, et s’en allait accompagner son mort, tandis qu’elle demeurait là, s’attardait dans la nef vide, où un bedeau éteignait les cierges. Quand l’abbé Faujas, traversant l’église avec elle, s’inclinait devant le maître-autel, elle avait pris l’habitude de s’incliner de même, d’abord par simple convenance ; puis, ce salut était devenu machinal, et elle saluait même lorsqu’elle se trouvait seule. Jusque-là, cette révérence était toute sa dévotion. Deux ou trois fois, elle vint sans savoir, des jours de grande cérémonie ; mais en entendant le bruit des orgues, en voyant l’église pleine, elle s’était sauvée, prise de peur, n’osant franchir la porte.
— Eh bien ! lui demandait souvent Mouret avec son ricanement, à quand ta première communion ?
Il continuait à la cribler de ses plaisanteries. Elle ne répondait jamais ; elle arrêtait sur lui des yeux fixes, où une flamme courte s’allumait, lorsqu’il allait trop loin. Peu à peu, il devint plus amer, il n’eut plus le cœur à se moquer. Puis, au bout d’un mois, il se fâcha.
— Est-ce qu’il y a du bon sens à se fourrer avec la prêtraille ! grondait-il, les jours où il ne trouvait pas son dîner prêt. Tu es toujours dehors maintenant, on ne peut pas te garder une heure à la maison… Ça me serait encore égal, si tout n’en souffrait pas ici. Mais je n’ai plus de linge raccommodé, la table n’est seulement pas mise à sept heures, on ne peut plus venir à bout de Rose, la maison est au pillage.
Et il ramassait un torchon qui traînait, serrait une bouteille de vin oubliée, essuyait la poussière des meubles du bout des doigts, fouettant sa colère de plus en plus, criant :
— Je n’ai plus qu’à prendre un balai, n’est-ce pas, et à passer un tablier de cuisine !… Tu tolérerais cela, ma parole d’honneur ! tu me laisserais faire le ménage, sans seulement t’en apercevoir. Sais-tu que j’ai passé deux heures ce matin à mettre cette armoire en ordre ? Non, ma bonne, ça ne peut pas continuer ainsi.
D’autres fois, la querelle éclatait à propos des enfants. Mouret, en rentrant, avait trouvé Désirée « faite comme un petit cochon, » toute seule dans le jardin, à plat ventre devant un trou de fourmis, pour voir ce que les fourmis faisaient dans la terre.
— C’est bien heureux que tu ne couches pas dehors ! criait-il à sa femme, dès qu’il l’apercevait. Viens donc voir ta fille. Je n’ai pas voulu qu’elle changeât de robe, pour que tu jouisses de ce beau spectacle.
La petite fille pleurait à chaudes larmes, pendant que son père la tournait sur tous les sens.
— Hein ! est-elle jolie ?… Voilà comment s’arrangent les enfants, quand on les laisse seuls. Ce n’est pas sa faute, à cette innocente. Tu ne voulais pas la quitter cinq minutes, tu disais qu’elle mettrait le feu… Oui, elle mettra le feu, tout brûlera, et ce sera bien fait.
Puis, quand Rose avait emmené Désirée, il continuait pendant des heures :
— Tu vis pour les enfants des autres, maintenant. Tu ne peux plus prendre soin des tiens. Ça s’explique… Ah ! tu es bien bête ! t’éreinter pour un tas de gueuses qui se moquent de toi, qui ont des rendez-vous dans tous les coins des remparts ! Va donc te promener, un soir, du côté du Mail, tu les verras avec leur jupon sur la tête, ces coquines que tu mets sous la protection de la Vierge…
Il reprenait haleine, il continuait :
— Veille au moins sur Désirée, avant d’aller ramasser des filles dans le ruisseau. Elle a des trous comme le poing dans sa robe. Un de ces jours, nous la trouverons avec quelque membre cassé, dans le jardin… Je ne te parle pas d’Octave ni de Serge, bien que j’aimerais te savoir à la maison, lorsqu’ils rentrent du collège. Ils ont des inventions diaboliques. Hier, ils ont fendu deux dalles de la terrasse en tirant des pétards… Je te dis que, si tu ne te tiens pas chez toi, nous trouverons la maison par terre, un de ces jours.
Marthe s’excusait en quelques paroles. Elle avait dû sortir. Mouret, avec son bon sens taquin, disait vrai : la maison tournait mal. Ce coin tranquille, où le soleil se couchait si heureusement, devenait criard, abandonné, empli de la débandade des enfants, des méchantes humeurs du père, des lassitudes indifférentes de la mère. À table, le soir, tout ce monde mangeait mal et se querellait. Rose n’en faisait qu’à sa tête. D’ailleurs, la cuisinière donnait raison à madame.
Les choses allèrent à ce point que Mouret, ayant rencontré sa belle-mère, se plaignit amèrement de Marthe, bien qu’il sentît le plaisir qu’il faisait à la vieille dame, en lui racontant les ennuis de son ménage.
— Vous m’étonnez beaucoup, dit Félicité avec un sourire. Marthe paraissait vous craindre ; je la trouvais même trop faible, trop obéissante. Une femme ne doit pas trembler devant son mari.
— Eh oui ! s’écria Mouret désespéré. Pour éviter une querelle, elle serait rentrée sous terre. Un seul regard suffisait ; elle faisait tout ce que je voulais… Maintenant, pas du tout ; j’ai beau crier, elle n’en agit pas moins à sa guise. Elle ne répond pas, c’est vrai ; elle ne me tient pas tête, mais ça viendra…
Félicité répondit hypocritement :
— Si vous voulez, je parlerai à Marthe. Seulement, cela pourrait la blesser. Ces sortes de choses doivent rester entre mari et femme… Je ne suis pas inquiète : vous saurez bien retrouver cette paix dont vous étiez si fier.
Mouret hochait la tête, les yeux à terre. Il reprit :
— Non, non, je me connais ; je crie, mais ça n’avance à rien. Je suis faible comme un enfant, au fond… On a tort de croire que j’ai toujours conduit ma femme à la baguette. Si elle a souvent fait ce que j’ai voulu, c’était parce qu’elle s’en moquait, que cela lui était indifférent de faire une chose ou une autre. Avec son air doux, elle est très-entêtée… Enfin je tâcherai de la bien prendre.
Puis, relevant la tête :
— J’aurais mieux fait de ne pas vous raconter tout ça ; n’en parlez à personne, n’est-ce pas ?
Le lendemain, Marthe étant allée voir sa mère, celle-ci prit un air pincé, en lui disant :
— Tu as tort, ma fille, de te mal conduire à l’égard de ton mari… Je l’ai vu hier, il est exaspéré. Je sais bien qu’il a beaucoup de ridicules, mais ce n’est pas une raison pour délaisser ton ménage.
Marthe regarda fixement sa mère.
— Ah ! il se plaint de moi, dit-elle d’une voix brève. Il devrait se taire au moins ; moi, je ne me plains pas de lui.
Et elle parla d’autre chose ; mais madame Rougon la ramena à son mari, en lui demandant des nouvelles de l’abbé Faujas.
— Dis-moi, peut-être que Mouret ne l’aime guère, l’abbé, et qu’il te boude à cause de lui ?
Marthe resta toute surprise.
— Quelle idée ! murmura-t-elle. Pourquoi voulez-vous que mon mari n’aime pas l’abbé Faujas ? Du moins, il ne m’a jamais rien dit qui puisse me faire supposer cela. Il ne vous a rien dit non plus, n’est-ce pas ?… Non, vous vous trompez. Il irait les chercher dans leur chambre, si la mère ne descendait pas faire sa partie.
En effet, Mouret n’ouvrait pas la bouche sur l’abbé Faujas. Il le plaisantait un peu rudement parfois. Il le mêlait aux taquineries dont il torturait sa femme, à propos de la religion. Mais c’était tout.
Un matin, il cria à Marthe, en se faisant la barbe :
— Dis donc, ma bonne, si tu vas jamais à confesse, prends donc l’abbé pour directeur. Tes péchés resteront entre nous, au moins.
L’abbé Faujas confessait les mardis et les vendredis. Ces jours-là, Marthe évitait de se rendre à Saint-Saturnin, elle disait qu’elle ne voulait pas le déranger ; mais elle obéissait plus encore à cette sorte de pudeur effrayée qui la gênait, lorsqu’elle le trouvait en surplis, apportant dans la mousseline les odeurs discrètes de la sacristie. Un vendredi, elle alla avec madame de Condamin voir où en étaient les travaux de l’œuvre de la Vierge. Les ouvriers achevaient la façade. Madame de Condamin se récria, trouvant la décoration mesquine, sans caractère ; il aurait fallu deux légères colonnes avec une ogive, quelque chose de jeune et de religieux à la fois, un bout d’architecture qui fît honneur au comité des dames patronnesses. Marthe, hésitante, peu à peu ébranlée, finit par avouer que ce serait bien pauvre en effet. Puis, comme l’autre la poussait, elle promit de parler le jour même à M. Lieutaud. Avant de rentrer, pour tenir parole, elle passa par la cathédrale. Il était quatre heures, l’architecte venait de partir. Quand elle demanda l’abbé Faujas, un sacristain lui répondit qu’il confessait dans la chapelle Sainte-Aurélie. Alors seulement elle se souvint du jour, elle murmura qu’elle ne pouvait attendre. Mais en se retirant, lorsqu’elle passa devant la chapelle Sainte-Aurélie, elle pensa que l’abbé l’avait peut-être vue. La vérité était qu’elle se sentait prise d’une faiblesse singulière. Elle s’assit en dehors de la chapelle, contre la grille. Elle resta là.
Le ciel était gris, l’église s’emplissait d’un lent crépuscule. Dans les bas-côtés, déjà noirs, luisaient l’étoile d’une veilleuse, le pied doré d’un chandelier, la robe d’argent d’une Vierge ; et, enfilant la grande nef, un rayon pâle se mourait sur le chêne poli des bancs et des stalles. Marthe n’avait point encore éprouvé là un tel abandon d’elle-même ; ses jambes lui semblaient comme cassées, ses mains étaient si lourdes, qu’elle les joignait sur ses genoux, pour ne pas avoir la peine de les porter. Elle se laissait aller à un sommeil, dans lequel elle continuait de voir et d’entendre, mais d’une façon très-douce. Les légers bruits qui roulaient sous la voûte, la chute d’une chaise, le pas attardé d’une dévote, l’attendrissaient, prenaient une sonorité musicale qui la charmait jusqu’au cœur ; tandis que les derniers reflets du jour, les ombres, montant le long des piliers comme des housses de serge, prenaient pour elle des délicatesses de soie changeante, tout un évanouissement exquis qui la gagnait, au fond duquel elle sentait son être se fondre et mourir. Puis, tout s’éteignit autour d’elle. Elle fut parfaitement heureuse dans quelque chose d’innomé.
Le bruit d’une voix la tira de cette extase.
— Je suis bien fâché, disait l’abbé Faujas. Je vous avais aperçue, mais je ne pouvais quitter…
Alors, elle parut s’éveiller en sursaut. Elle le regarda. Il était en surplis, debout, dans le jour mourant. Sa dernière pénitente venait de partir, et l’église vide s’enfonçait plus solennelle.
— Vous aviez à me parler ? demanda-t-il.
Elle fit un effort, chercha à se souvenir.
— Oui, murmura-t-elle, je ne sais plus… Ah ! c’est la façade que madame de Condamin trouve trop mesquine. Il faudrait deux colonnes, au lieu de cette porte plate qui ne dit rien. On mettrait une ogive avec des vitraux. Ce serait très joli… Vous comprenez, n’est-ce pas ?
Il la contemplait d’un air profond, les mains nouées sur son surplis, la dominant, baissant vers elle sa face grave ; et elle, toujours assise, n’ayant pas la force de se mettre debout, balbutiait davantage, comme surprise dans un sommeil de sa volonté, qu’elle ne pouvait secouer.
— Ce serait encore de la dépense, c’est vrai… On pourrait se contenter de colonnes en pierre tendre, avec une simple moulure… Nous en parlerons au maître maçon, si vous voulez ; il nous dira les prix. Seulement il serait bon de lui régler auparavant son dernier mémoire. C’est deux mille cent et quelques francs, je crois. Nous avons les fonds, madame Paloque me l’a dit ce matin… Tout cela peut s’arranger, monsieur l’abbé.
Elle avait baissé la tête, comme oppressée par le regard qu’elle sentait sur elle. Quand elle la releva et qu’elle rencontra les yeux du prêtre, elle joignit les mains avec le geste d’un enfant qui demande grâce, elle éclata en sanglots. Le prêtre la laissa pleurer, toujours debout, silencieux. Alors, elle tomba à genoux devant lui, pleurant dans ses mains fermées, dont elle se couvrait le visage.
— Je vous en prie, relevez-vous, dit doucement l’abbé Faujas ; c’est devant Dieu que vous vous agenouillerez.
Il l’aida à se relever, il s’assit à côté d’elle. Puis, à voix basse, ils causèrent longuement. La nuit était tout à fait venue, les veilleuses piquaient de leurs pointes d’or les profondeurs noires de l’église. Seul, le murmure de leurs voix mettait un frisson devant la chapelle Sainte-Aurélie. On entendait la parole abondante du prêtre couler longuement, sans arrêt, après chaque réponse faible et brisée de Marthe. Quand ils se levèrent enfin, il parut refuser une grâce qu’elle réclamait avec instance, il la mena du côté de la porte, élevant le ton :
— Non, je ne puis, je vous assure, dit-il ; il est préférable que vous preniez l’abbé Bourrette.
— J’aurais pourtant grand besoin de vos conseils, murmura Marthe suppliante. Il me semble qu’avec vous tout me deviendrait facile.
— Vous vous trompez, reprit-il d’une voix plus rude. J’ai peur, au contraire, que ma direction ne vous soit mauvaise, dans les commencements. L’abbé Bourrette est le prêtre qu’il vous faut, croyez-moi… Plus tard, je vous donnerai peut-être une autre réponse.
Marthe obéit. Le lendemain, les dévotes de Saint-Saturnin furent grandement surprises en voyant madame Mouret venir s’agenouiller devant le confessionnal de l’abbé Bourrette. Deux jours après, il n’était bruit dans Plassans que de cette conversion. Le nom de l’abbé Faujas fut prononcé avec de fins sourires, par certaines gens ; mais, en somme, l’impression fut excellente, toute au profit de l’abbé. Madame Rastoil complimenta madame Mouret, en plein comité ; madame Delangre voulut voir là une première bénédiction de Dieu, récompensant les dames patronnesses de leur bonne œuvre, en touchant le cœur de la seule d’entre elles qui ne pratiquât pas ; tandis que madame de Condamin dit à Marthe, en la prenant à l’écart :
— Allez, ma chère, vous avez eu raison ; cela est nécessaire pour une femme. Puis, vraiment, dès qu’on sort un peu, il faut bien aller à l’église.
On s’étonna seulement du choix de l’abbé Bourrette. Le digne homme ne confessait guère que les petites filles. Ces dames le trouvaient « si peu amusant ! » Au jeudi des Rougon, comme Marthe n’était pas encore arrivée, on en causa dans un coin du salon vert, et ce fut madame Paloque qui, de sa langue de vipère, trouva le dernier mot de ces commérages.
— L’abbé Faujas a bien fait de ne pas la garder pour lui, dit-elle avec une moue qui la rendit plus affreuse ; l’abbé Bourrette sauve tout et n’a rien de choquant.
Quand Marthe arriva, ce jour-là, sa mère alla à sa rencontre, mettant quelque affectation à l’embrasser tendrement devant tout le monde. Elle s’était elle-même réconciliée avec Dieu, au lendemain du coup d’État. Il lui sembla que l’abbé Faujas pouvait se hasarder désormais dans le salon vert ; mais il se fit excuser, en parlant de ses occupations, de son amour de la solitude. Elle crut comprendre qu’il se ménageait une rentrée triomphale pour l’hiver suivant. D’ailleurs, les succès de l’abbé grandissaient. Dans les premiers mois, il n’avait eu pour pénitentes que les dévotes du marché aux herbes qui se tient derrière la cathédrale, des marchandes de salades, dont il écoutait tranquillement le patois, sans toujours les comprendre ; tandis que, maintenant, surtout depuis le bruit occasionné par l’œuvre de la Vierge, il voyait, les mardis et les vendredis, tout un cercle de bourgeoises en robes de soie agenouillées autour de son confessionnal. Lorsque Marthe eut naïvement raconté qu’il n’avait pas voulu d’elle, madame de Condamin fit un coup de tête ; elle quitta son directeur, le premier vicaire de Saint-Saturnin, que cet abandon désespéra, et passa bruyamment à l’abbé Faujas. Un tel éclat posa définitivement ce dernier dans la société de Plassans.
Quand Mouret apprit que sa femme allait à confesse, il lui dit simplement :
— Tu fais donc quelque chose de mal à présent, que tu éprouves le besoin de raconter tes affaires à une soutane ?
D’ailleurs, au milieu de toute cette agitation pieuse, il parut s’isoler, se renfermer davantage dans ses habitudes, dans sa vie étroite. Sa femme lui avait reproché de s’être plaint.
— Tu as raison, j’ai eu tort, avait-il répondu. Il ne faut pas faire plaisir aux autres, en leur racontant ses ennuis… Je te promets de ne pas donner à ta mère cette joie une seconde fois. J’ai réfléchi. La maison peut bien me tomber sur la tête, du diable si je pleurniche devant quelqu’un !
Et, depuis ce moment, en effet, il avait eu le respect de son ménage, ne querellant sa femme devant personne, se disant comme autrefois le plus heureux des hommes. Cet effort de bon sens lui coûta peu, il entrait dans le calcul constant de son bien-être. Il exagéra même son rôle de bourgeois méthodique, satisfait de vivre. Marthe ne sentait ses impatiences qu’à ses piétinements plus vifs. Il la respectait des semaines entières, criblant ses enfants et Rose de ses moqueries, criant contre eux, du matin au soir, pour les moindres peccadilles. S’il la blessait, c’était le plus souvent par des méchancetés qu’elle seule pouvait comprendre.
Il n’était qu’économe, il devint avare.
— Il n’y a pas de bon sens, grondait-il, à dépenser de l’argent comme nous le faisons. Je parie que tu donnes tout à tes petites gueuses. C’est bien assez déjà de perdre ton temps… Écoute, ma bonne, je te remettrai cent francs par mois pour la nourriture. Si tu veux faire absolument des aumônes à des filles qui ne le méritent pas, tu prendras l’argent sur ta toilette.
Il tint bon : il refusa, le mois suivant, une paire de bottines à Marthe, sous prétexte que cela dérangerait ses comptes et qu’il l’avait prévenue. Un soir, pourtant, sa femme le trouva pleurant à chaudes larmes, dans leur chambre à coucher. Toute sa bonté s’émut ; elle le prit entre les bras, le supplia de lui confier son chagrin. Mais lui se dégagea brutalement, dit qu’il ne pleurait pas, qu’il avait la migraine, et que c’était cela qui lui donnait les yeux rouges.
— Est-ce que tu crois, cria-t-il, que je suis une bête comme toi, pour sangloter !
Elle fut blessée. Le lendemain, il affecta une grande gaieté. Puis, à quelques jours de là, après le dîner, comme l’abbé Faujas et sa mère étaient descendus, il refusa de faire sa partie de piquet. Il n’avait pas la tête au jeu, disait-il. Les jours suivants, il trouva d’autres prétextes, si bien que les parties cessèrent. Tout le monde descendait sur la terrasse, Mouret s’asseyait en face de sa femme et de l’abbé, causant, cherchant les occasions de prendre la parole, qu’il gardait le plus longtemps possible ; tandis que madame Faujas, à quelques pas, se tenait dans l’ombre, muette, immobile, les mains sur les genoux, pareille à une de ces figures légendaires gardant un trésor avec la fidélité rogue d’une chienne accroupie.
— Hein ! la belle soirée, disait Mouret chaque soir. Il fait meilleur ici que dans la salle à manger. Vous aviez bien raison de venir prendre le frais… Tiens ! une étoile filante ! avez-vous vu, monsieur l’abbé ? Je me suis laissé dire que c’est saint Pierre qui allume sa pipe, là-haut.
Il riait. Marthe restait grave, gênée par les plaisanteries dont il gâtait le large ciel qui s’étendait devant elle, entre les poiriers de M. Rastoil et les marronniers de la sous-préfecture. Il affectait parfois d’ignorer qu’elle pratiquait, maintenant ; il prenait l’abbé à partie, en lui déclarant qu’il comptait sur lui pour faire le salut de toute la maison. D’autres fois, il ne commençait pas une phrase sans dire sur un ton de bonne humeur : « À présent que ma femme va à confesse… » Puis, lorsqu’il était las de cet éternel sujet, il écoutait ce qu’on disait dans les jardins voisins ; il reconnaissait les voix légères qui s’élevaient, portées par l’air tranquille de la nuit, pendant que les derniers bruits de Plassans s’éteignaient au loin.
— Ça, murmurait-il, l’oreille tendue du côté de la sous-préfecture, ce sont les voix de monsieur de Condamin et du docteur Porquier. Ils doivent se moquer des Paloque… Avez-vous entendu le fausset de M. Delangre, qui a dit : « Mesdames, vous devriez rentrer ; l’air devient frais. » Vous ne trouvez pas qu’il a toujours l’air d’avoir avalé un mirliton, le petit Delangre ?
Et il se tournait du côté du jardin des Rastoil.
— Il n’y a personne chez eux, reprenait-il ; je n’entends rien… Ah ! si, les grandes dindes de filles sont devant la cascade. On dirait que l’aînée mâche des cailloux en parlant. Tous les soirs, elles en ont pour une bonne heure à jaboter. Si elles se confient les déclarations qu’on leur fait, ça ne doit pourtant pas être long… Eh ! ils y sont tous. Voilà l’abbé Surin, qui a une voix de flûte, et l’abbé Fenil, qui pourrait servir de crécelle, le vendredi saint. Dans ce jardin, ils s’entassent quelquefois une vingtaine, sans remuer seulement un doigt. Je crois qu’ils se mettent là pour écouter ce que nous disons.
À tous ces bavardages, l’abbé Faujas et Marthe répondaient par de courtes phrases, lorsqu’il les interrogeait directement. D’ordinaire, le visage levé, les yeux perdus, ils étaient ensemble, ailleurs, plus loin, plus haut. Un soir, Mouret s’endormit. Alors, lentement, ils se mirent à causer ; ils baissaient la voix, ils approchaient leur tête. Et, à quelques pas, madame Faujas, les mains sur les genoux, les oreilles élargies, les yeux ouverts, sans entendre, sans voir, semblait les garder.