La Conquête du paradis/Texte entier

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Armand Collin (p. 1--).

LA
CONQUÊTE DU PARADIS

I

LE DÉBARQUEMENT

Il fait nuit ; mais c’est une nuit indienne ruisselante d’étoiles. La mer, toute éclaboussée d’étincelles, semble rouler des braises, emmêler des rubans de feu.

Silencieux comme des fantômes, les vaisseaux de haut bord glissent rapidement, toutes voiles dehors. Ils paraissent gigantesques, dans la pénombre, avec leurs fières mâtures, leurs coques élevées, toute cette toile éployée qui met dans le ciel de larges taches sans astres.

Ces bâtiments ont une allure mystérieuse et sournoise qui n’a rien de pacifique ; les feux sont masqués, et, aux trois rangs de sabords, qui percent les flancs puissants, quelques lueurs piquées par les étoiles dénoncent les canons à l’affût.

Il y a là en effet huit navires de guerre, toute une escadre, qui s’avancent sur une seule ligne, poussés par une brise régulière, et sont assez proches l’un de l’autre pour ne pas se perdre de vue, même dans la demi-obscurité.

À bord du vaisseau amiral, plus haut que les autres et qui amasse plus d’ombre autour de lui, deux jeunes officiers, accoudés au bastingage, causent à voix basse.

Autour d’eux les manœuvres s’accomplissent presque en silence. Le battement de la toile, quand la brise mollit, le léger sifflement des cordages, le craquement de la carène sont les seuls bruits qui se mêlent au murmure continu de l’eau, déchirée par la proue.

Parfois, cependant, une poulie jette un grincement qui fait l’effet d’un cri.

Quelques lumières apparaissent au bord de l’horizon qui semble proche ; rousses et troubles à côté du scintillement bleu des étoiles, elles sont disposées irrégulièrement à des hauteurs différentes.

— Madras ! dit l’un des officiers à son compagnon.

— En sommes-nous loin ?

— À une lieue peut-être. Et le jeune homme ajoute en riant tout bas : Ils dorment sur leurs deux oreilles, ces bons Anglais, et presque tous ont déjà soufflé leur chandelle ; c’est pourtant là, je gage, leur dernière bonne nuit ; les trois cents bouches de nos canons leur chanteront demain l’aubade.

— Connaissez-vous le plan d’attaque, monsieur de Kerjean ?

— Pas plus que vous, mon cher Bussy ; mais il est facile à deviner : mouiller à quelque distance de Madras, débarquer de l’artillerie et surprendre la place. Ah ! nous virons ! ajoute-t-il en prêtant l’oreille à un commandement jeté dans le porte-voix.

— On se rapproche de terre, dit Bussy.

Tous les bâtiments, en effet, accomplissent la même manœuvre et courent une bordée vers la terre ; puis ils reprennent leur première direction, côtoyant de plus prés le rivage. Les lumières de Madras s’éloignent à bâbord, pâlissent et disparaissent.

C’est Madras cependant que guettent ces formidables rôdeurs. Ils ont passé inaperçus, aucun navire ennemi ne soupçonne leur présence, aucun n’a donné l’alarme.

Bientôt des chaloupes se détachent et vont reconnaître la côte. Le lieu est propice au débarquement.

Alors un grouillement d’ombres silencieuses se laisse entrevoir sur les navires. On déroule la chaîne des ancres, les matelots grimpent dans les haubans et peu à peu toute la toile s’abat, se replie, laisse à nu la sveltesse majestueuse des mâtures et des cordages.

L’amiral, entouré de son état-major, s’avance sur le pont et donne, sans baisser la voix — une voix rude et impérieuse — les dernières instructions. Bussy et Kerjean reçoivent les ordres qui les concernent : ils doivent débarquer les premiers avec cent cinquante hommes et aller reconnaître et occuper une pagode en ruine, qui se trouve par là. Cette pagode sera un poste avancé qui protégera au besoin le difficile transport de l’artillerie ; puis, le travail accompli, on pourra y dormir le reste de la nuit.

Alors d’innombrables embarcations, les chelingues du pays, faites d’écorce de cocotiers et de cuirs cousus, afin d’avoir la souplesse et l’élasticité indispensables pour ne pas être brisées par le ressac terrible de la dernière lame, semblent sortir des flancs des grands navires. Elles dansent sur l’eau d’une façon désordonnée, comme des cosses vides ; mais bientôt le poids des hommes leur donne un peu de stabilité, et elles prennent leur route vers la rive invisible. Les deux officiers sont descendus les derniers ; mais leurs rameurs sont les plus robustes et ils sont bientôt en tête de la flottille.

Un grondement continu, comme un tonnerre lointain, commence à se faire entendre ; il grandit, roule, s’étend, majestueux ; devient une longue vibration, une harmonie imposante qui rappelle les graves accords d’un orgue géant.

— Nous approchons, dit Kerjean.

— Qu’est-ce donc ? demande Bussy.

— Ce bruit ? C’est l’énorme chute de la mer sur plus de cent lieues de côtes.

Ils furent bientôt en plein tumulte dans une nappe d’écume bouillonnante, désordonnée, comme folle, et il leur semblait que les canots bondissaient sur une houle de neige.

— Attention ! cria Kerjean.

C’était la chute : une lame monstrueuse qui tombait en cataracte sur le sable ; et les canots prirent un élan vertigineux, à travers le tapage assourdissant, dans un éclaboussement d’eau. Mais l’habileté des rameurs noirs était telle qu’avant d’être revenus de l’étourdissement les passagers se trouvèrent un peu mouillés, mais sains et saufs sur le rivage.

Kerjean se secoua en riant, et Bussy, qui respirait à pleins poumons la bonne odeur de la terre, sembla pris d’une frénésie de joie :

— Enfin je te touche donc, mystérieuse contrée ! s’écria-t-il. C’est bien ton sol que mon pied foule ! Le rêve se réalise, enfin !

Et il ajouta en levant les yeux vers les étoiles :

— Djennat-Nichan !

— Quel hébreu nous parlez-vous là ? demanda Kerjean.

— N’est-ce pas là un des noms de l’Inde ? dit Bussy ; il signifie : Image du Paradis. N’est-ce pas bien un nom qui lui convient ?

— Paradis ! quelquefois ; enfer, très souvent, répondit Kerjean ; mais ce n’est pas le moment de discuter cette question. Nos hommes ont accompli sans encombre la cabriole du débarquement, c’est l’instant de les rallier et d’exécuter les ordres reçus.

Bientôt on se mit en marche, guidé par un cipaye qui connaissait la pagode en ruine.

— Serrez les rangs ! cria Kerjean, et que l’avant-garde avance avec précaution en battant les buissons.

— Que redoutez-vous ? demanda Bussy, la côte semble absolument déserte.

— L’Inde est autant aux bêtes qu’aux hommes ; en cela, elle ressemble à ce paradis pour lequel vous la prenez ; mais elle en diffère en ceci, puisque les bêtes étaient douces là-bas, à ce qu’on raconte : c’est qu’elles sont ici fort dangereuses et féroces. Entendez-vous leur musique ?

La nuit en effet était pleine de plaintes et de cris sourds. Mais les bêtes affamées fuyaient à l’approche de cette troupe nombreuse, et à travers les hautes herbes et les broussailles on arriva, sans en avoir vu une seule, à la pagode ruinée.

Des bandes de chacals, des compagnies de vautours furent encore les seuls ennemis que l’on eut à mettre en déroute et qui cédèrent la place en protestant par d’affreuses clameurs.

On fit le tour des monuments effondrés, des jardins sans clôtures ; puis, les sentinelles postées, le signal de la réussite de l’entreprise donné à l’escadre, on rompit les rangs et l’on campa dans la place si facilement conquise. Le plus grand nombre s’était installé dans une grande salle ouverte, la moins délabrée de l’édifice ; les deux officiers s’étendirent là aussi, sur leurs manteaux, pour prendre quelques heures de repos.

— Avez-vous sommeil, monsieur de Bussy ? demanda bientôt Kerjean.

— Sommeil ! Si près du moment de combattre, et sur cette terre que je brûle de voir et que la nuit me dérobe ? Non, certes, avec impatience j’attends l’aurore.

— Alors, si vous ne voulez pas dormir, permettez-moi de vous faire une question.

— Faites, monsieur de Kerjean, je serai heureux d’y répondre.

— Que pensez-vous de l’amiral ?

— C’est là une question délicate, répondit Bussy, en souriant, mais j’y répondrai franchement. L’amiral me fait l’effet d’être un héros mi-parti de blanc et de noir, lumière et ombre, archange et diable. Moi qui, sous ses ordres depuis tant de mois, l’ai vu accomplir des prodiges, je ne le reconnais plus ; toutes ces lenteurs, ces hésitations, ce refus de combattre l’escadre anglaise quand nous avions tous les avantages, c’est à n’y rien comprendre.

— Je comprends, moi. Comme vous le dites, il y a de l’ombre sur ce héros, et je crois deviner quelle est la paille qui fera rompre ce pur acier.

— Qu’est-ce donc ?

— L’envie !

— Que dites-vous là ? s’écria Bussy en se rapprochant de son compagnon, parlez plus bas.

— Vous verrez, continua Kerjean en baissant la voix ; l’amiral est dévoré de jalousie ; il ne veut ni ordres ni conseils, même quand ils sont conformes à ses idées ; la puissance de mon oncle Dupleix dans ce pays lui porte ombrage, il ne veut pas d’une victoire partagée.

— Vous m’effrayez ; mais je ne puis croire à de pareils sentiments.

— Dieu veuille que je sois un calomniateur, dit Kerjean en soupirant.

Il s’arrangea pour dormir et le silence se rétablit. Mais bientôt de nouveauté jeune homme le rompit.

— Voici bien longtemps que j’ai quitté la France, dit-il, parlez-moi d’elle. Que dit la cour ? que fait-on à Versailles ?

Bussy complaisamment rapporta à son compagnon toutes les chroniques, les scandales qui occupaient la cour lors de son départ de France, les succès galants du duc de Richelieu, la fortune naissante de Mme de Pompadour, la nouvelle maîtresse du roi. Mais lorsqu’il eut parlé quelque temps, un léger ronflement vint l’avertir qu’on ne l’écoutait plus. Il rit silencieusement, et, mettant ses mains sous sa tête, il contempla la palpitation des étoiles, à travers les larges baies de la salle, qui semblaient découper des festons de velours noir sur la clarté relative du ciel.

Le bruit de toutes ces respirations d’hommes au repos troublait seul le silence ; mais si quelqu’un eût été éveillé, il eût pu entendre Bussy murmurer une fois encore, comme s’il prononçait le nom d’une maîtresse bien-aimée :

— Djennat-Nichan !


Le lendemain, au petit jour, Nicolas Morse, gouverneur de Madras, a un bien désagréable réveil : le premier coup de canon le fait tressauter dans son lit. Il se retourne d’abord vers la ruelle en murmurant :

— Il tonne !

Mais les décharges, qui se succèdent maintenant sans relâche, ne lui permettent pas de reprendre son somme ni d’attribuer au ciel tout ce vacarme.

Le voici qui saute à bas du lit et, nu-pieds, court tout ému vers la fenêtre, se glisse sur la galerie extérieure.

Et ses regards interrogent les alentours. Mais il n’y a rien à apprendre des grands arbres du jardin ni des oiseaux qui chantent dans les branches. Et toujours ce grondement qui éclate et roule, faisant vibrer toutes les vitres de la maison. Mais voici le sable bien uni des allées qui crie sous un pas précipité. C’est un soldat. On aperçoit l’éclat rouge de son habit à travers les touffes de jasmins.

— Des nouvelles, dit le gouverneur en quittant la véranda et enfilant en hâte une culotte.

Le messager paraît à la porte de la chambre.

— Eh bien ? interroge le gouverneur.

— Les Français ! Votre Grâce, ils ont débarqué cette nuit et canonnent la ville.

— Les Français !

Cette nouvelle casse bras et jambes à sir Morse qui tombe dans un fauteuil.

Le soldat fait son rapport :

Huit navires ennemis sont mouillés à portée de canon ; deux mille hommes environ sont à terre, à peu de distance de l’embouchure du Montauron, et déjà une batterie de six mortiers est établie là.

— Allez dire que je rentre en ville à l’instant.

Le soldat salue et s’éloigne, tandis que le gouverneur se pend aux sonnettes. Les serviteurs arrivent, on habille le maître, on le coiffe, on le poudre, il reprend toute se dignité.

La demeure, du haut en bas, est pleine d’agitation : des va-et-vient effarés, des cris, des appels. Tout le monde devine le danger : cette maison hors des murs et sans aucune protection, il faut la quitter au plus vite. Déjà lady Morse emballe les objets précieux ; son fils et sa jeune fille s’empressent à l’aider, car les négresses affolées sont incapables d’aucun service. Aux écuries on attelle les chevaux à tout ce qu’il y a de véhicules.

L’effarement n’est pas moindre dans la ville ; on court, on s’interroge, on se redit la nouvelle terrible ; mais bientôt les rues se font désertes, car les bombes y éclatent, et, déjà, l’on a emporté quelques blessés.

Les habitants ont confiance pourtant ; les indigènes surtout croient la place imprenable ; mais l’état-major, réuni en conseil extraordinaire dans l’intérieur de la citadelle, est beaucoup moins tranquille. Il sait bien, lui, que les murailles de la ville sont en mauvais état ; que le fort Saint-Georges même, construction oblongue de cent mètres de large sur quatre cents de long, n’est pas très formidable ; que le mur qui l’entoure a peu d’épaisseur, et que ses quatre batteries et ses quatre bastions sont d’un travail défectueux et peu solide. La garnison, il le sait bien aussi, est des plus misérables ; elle se compose en tout de trois cents hommes, parmi lesquels beaucoup de vagabonds, des déserteurs portugais et des noirs ; en fait d’officiers, trois lieutenants et sept enseignes ; et il y a bien peu à compter sur la valeur des troupes indigènes.

Le conseil, dans une salle sombre autour d’une table couverte d’un tapis vert, ressemble à une assemblée de muets. Le fracas des batteries, toutes proches, répondant au canon des assiégeants, est seul à parler, et il couvre d’ailleurs les rares voix qui laissent tomber de temps à autre des phrases insignifiantes :

— Quel plan adopter pour la défense ?

— Il faudrait connaître le plan d’attaque.

Le gouverneur Nicolas Morse, qui préside, n’a aucune aptitude militaire, et pas davantage de prétentions : c’est un marchand. Son seul souci, dans la question politique, c’est d’obéir strictement aux ordres supérieurs, et il obéit, à travers tout, même si des circonstances imprévues rendent l’exécution d’ordres anciens absolument désastreuse. Comme, dans le cas présent, il n’a pas d’instructions spéciales, il se contente de hocher la tête. Ah ! s’il s’agissait d’affaires commerciales ou même de négociations avec l’ennemi, l’on pourrait voir qu’il a des capacités ; mais aux choses de la guerre il n’entend rien !

Cependant il ouvre une idée ; cette voix du canon l’attire au dehors, il se lève en conviant, d’un geste, à le suivre, les officiers réunis.

— Allons voir par nos yeux, dit-il.

Les voici sur la plate-forme, inondée de soleil, d’un des bastions, d’où ils découvrent la mer et la contrée à perte de vue.

Trois des vaisseaux français se sont approchés des remparts autant que l’eau le permet. Un des enseignes nomme ces navires : le Lys, le Neptune et celui qui est le plus en arrière, mais tire sans relâche, l’Achille, un beau navire qui porte soixante-dix pièces de canon et quatre cent cinquante hommes d’équipage.

Du côté du couchant, sur le rivage, on aperçoit un fourmillement ; et la batterie de six mortiers, établie pendant la nuit, dirige un feu assez nourri vers la porte Saint-Honoré.

— Cette batterie, tout en nous attaquant, doit masquer et protéger une marche de l’ennemi, dit le lieutenant Harrys.

Les longues-vues sont étirées, on interroge le lointain. La pagode fortifiée apparaît alors, et entre les bouquets de bois on découvre en effet une colonne en marche.

— L’intention est évidente, s’écrie le lieutenant qui a déjà parlé. Contourner la ville en décrivant un demi-cercle, puis franchir les deux bras de la rivière et nous attaquer du côté qui fait face à la terre. C’est en effet notre point le plus faible. La maison de Votre Grâce court de grands dangers, ajoute-t-il, située comme elle l’est à une demi-portée de mousquet des murs de la ville. Elle doit être le point de mire des assiégeants. Ils veulent l’enlever et s’y fortifier. Nous avions cependant décidé, en conseil de guerre, qu’il fallait abattre la Résidence du Jardin ainsi que la poudrière. C’est une négligence vraiment bien coupable de ne pas l’avoir fait, car, à cause de cela, ces points une fois pris par l’ennemi, la place ne sera plus tenable.

— Démolir ma maison ! murmure M. Morse.

— Il faut préparer une sortie des troupes indigènes par la porte Royale, déclare le lieutenant, qui décidément est le plus énergique de l’assemblée.

Nicolas Morse parle de négociations ; mais la sortie est résolue et des ordres sont expédiés.

Les heures s’écoulent, lourdes d’angoisse, et sonnées par les canons ennemis.

C’est Bussy et son nouvel ami Kerjean qui commandent la colonne d’attaque. Les ordres sont en effet de s’emparer de la maison du gouverneur, située hors des murailles, et de construire, dans le jardin même, deux batteries de mortiers, dirigées sur un angle de la place dépourvu de feux.

Quand les assiégés tentent leur sortie par la porte Royale, les Français ont déjà franchi les deux bras du Montauron. Ils s’avancent dans un ordre parfait et semblent bien résolus à ne se laisser arrêter par rien.

Ces maigres cipayes à la peau brune, qui veulent leur barrer la route, un peu grotesques dans leurs costumes à demi anglais, les font sourire et ils ne ralentissent même pas leur marche, attendant pour tirer d’avoir essuyé une décharge.

La voici.

Elle est bien hésitante et bien mal dirigée, car elle n’atteint personne ; mais à la première riposte, déjà les cipayes rompent leurs rangs, reculent, et bientôt rentrent, en désordre, dans la ville.

La maison du gouverneur est envahie par les Français, et l’on commence aussitôt à donner des coups de pioche et à tout bouleverser dans le jardin, sans souci des bosquets de jasmins.

Les jolis canards de la Chine qui étaient déjà couchés retirent vivement la tête de dessous leur aile et tâchent de se rendre compte de la situation ; mais, après une longue réflexion, n’ayant pu se l’expliquer, avec un léger frisson ils replacent leur bec dans le doux duvet et se rendorment.

Le lendemain, jugeant qu’il est impossible de tenir, le gouverneur Morse envoie une députation au camp français. Le commandant Mahé de La Bourdonnais la reçoit sous sa tente et un des députés, M. Haly-Burton, porte la parole : il propose de racheter la ville, sans que le drapeau anglais cesse de flotter sur la forteresse.

— Je ne vends point l’honneur, messieurs, répond La Bourdonnais avec un peu d’emphase, le pavillon de mon roi sera viré sur Madras, ou j’y meurs aux pieds des murs !

Puis, changeant de ton, il ajouta avec bonhomie :

— À l’égard du rachat de la ville et sur tout ce qui est question d’intérêt, vous serez content de moi.

Il prit le chapeau galonné d’or d’un des députés.

— Ce chapeau vaut six roupies, dit-il, vous m’en donnerez trois ou quatre, et il en sera de même pour toutes choses.

Les députés saluent et se retirent.

Dans l’après-midi les nouvelles batteries ouvrent le feu et foudroient l’angle sans défense des murailles, tandis que, de la rade, les navires lâchent leurs bordées sur la citadelle.

La nuit même ne ramène pas le silence dans la ville consternée.

Le jour suivant, les Anglais ont un moment d’espoir et de joie : la nouvelle se répand que l’escadre commandée par le commodore Peyton, qui les a si étrangement abandonnés, est en vue. Les Français ont vent de ce bruit et pressent l’attaque ; mais la nouvelle ne se confirme pas, aucune voile n’apparaît au large.

Enfin, le 21, la ville se rend à discrétion. Mélancolique et digne, le gouverneur Morse vient remettre solennellement les clés à La Bourdonnais.

La porte de Walreguet est ouverte, le pont-levis s’abaisse et les Français font leur entrée à Madras. On relève les postes, bientôt le drapeau blanc est hissé sur le fort Saint-Georges et prend partout la place des pavillons anglais.

La garnison et tous les résidents britanniques sont déclarés prisonniers de guerre. On s’engage à livrer aux Français toutes les marchandises emmagasinées, les livres de compte, les arsenaux, les vaisseaux, les munitions de guerre, les vivres et toutes les propriétés appartenant à la Compagnie ; de plus, toutes les matières d’or ou d’argent, les denrées et toutes autres valeurs enfermées dans la ville et le fort. À cette condition, par courtoisie et générosité pure, le commandant français exempte la ville du pillage.

Les canons se sont tus, les bombes ont cessé de tomber dans les rues et sur les places, tout à l’heure désertes et à présent pleines d’une foule animée qui commente et discute les événements.

Cette complète victoire a été peu meurtrière : elle a coûté un seul homme à la France, et les assiégés, qui ont un assez grand nombre de blessés, n’ont perdu que cinq des leurs. Aussi, tandis que la population noire se réjouit d’être hors de danger, les Anglais murmurent-ils beaucoup, et quelques-uns disent tout haut « que le gouverneur Morse et les membres du conseil seront pendus pour avoir négligé les travaux de défense et rendu la place avec une précipitation honteuse. »

D’heure en heure, des bruits et des nouvelles passent comme une houle sur les vaincus. La Bourdonnais est en conférence secrète avec le gouverneur. On sait que Nicolas Morse est habile dans les transactions : peut-être va-t-il trouver quelque moyen d’atténuer un peu le désastre.

On parle, on s’agite, tandis que les soldats et les matelots français, droits à leur poste, regardent cette foule inconnue et écoutent cette langue qu’ils ne comprennent pas, d’un air calme et indifférent.

II

LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY

Le marquis de Bussy avait alors vingt-cinq ans. C’était un gentilhomme d’excellente noblesse, mais sans autre fortune que le renom de ses aïeux ; il était né dans un vieux castel un peu délabré, à Bucy, près de Soissons. Son père Joseph Patissier, marquis de Bussy-Castelnau, était mort en 1724, laissant deux enfants en bas âge, et une jeune veuve, condamnée, par son manque de fortune, à végéter en province. La marquise, après bien des larmes, avait fini par se résigner à son sort, et, faisant le sacrifice de sa jeunesse, s’était consacrée tout entière à ses deux fils. Grâce à ses soins, ils avaient reçu une éducation digne de leur rang, et vingt ans d’économie et d’épargne permirent à la mère d’envoyer à Paris, lorsqu’il eut atteint l’âge d’homme, Charles, son fils aîné, solliciter auprès du roi un grade dans l’armée. Le brevet s’était fait attendre, et lorsqu’il arriva enfin, avec l’ordre d’aller rejoindre à l’île de France La Bourdonnais, et de le suivre dans les Indes, au milieu des séductions de Paris la petite fortune s’était à peu près fondue.

Le nom de l’Inde avait toujours eu pour le jeune marquis quelque chose de magique. Ce pays lui apparaissait comme une terre mystérieuse, une création supérieure, chef-d’œuvre de la nature, paradis primordial dont l’humanité accrue avait débordé comme d’une coupe trop pleine. Il l’aimait, sans la connaître, comme une patrie, et il y avait dans cet amour, peut-être, le pressentiment que sa destinée devait s’accomplir là. Esprit avide et ardent, habitué au travail, il avait employé les longs mois où la mer le roulait de lame en lame, à apprendre la langue de l’Inde. À travers les monotones et brûlantes journées de calme, dans les hurlements du vent et les chocs de la tempête, il s’était acharné, avait étudié les monstrueuses théogonies, s’était enivré aux splendeurs des poèmes sacrés. Mais cette patrie d’élection s’était reculée devant son désir, et les tragiques aventures de son voyage lui semblaient s’être dressées pour lui barrer la route, comme les monstres qui défendent l’approche d’un trésor.

Depuis plusieurs jours, enfin, Bussy foulait le sol sacré de l’Inde, et il lui paraissait reculer encore devant lui. Qu’avait-il vu jusqu’alors en effet ? Une ville européenne assez triste, que les Anglais appelaient le Londres indien ; des uniformes, des physionomies britanniques ; il avait entendu des coups de canon et donné des coups d’épée. Pourtant il gardait la foi en son rêve ; l’éclat inusité du ciel et la splendeur des étoiles lui affirmaient qu’il n’était pas vain. Aussi, la ville prise, et des négociations entamées, promettant quelques loisirs aux soldats vainqueurs, s’était-il empressé de demander les quelques jours de congé qui lui étaient bien dus après une année entière de navigation pénible, et les ayant obtenus, il sortit de Madras, au petit jour, se hâtant, vers la campagne inconnue, comme s’il s’enfuyait. Et combien il était heureux d’être seul et d’aller à la découverte !

Il dépassa vite les faubourgs de Madras et poussa son cheval au hasard à travers de magnifiques pelouses d’un velours clair, tachées de groupes d’arbustes plus foncés, qui faisaient ressembler la contrée à un beau parc.

Cet aspect se prolongeant, il mit sa monture au galop et, doucement rafraîchi par le vent de la course, enivré par l’incomparable pureté de l’air, il se laissa glisser dans une sorte de somnolence fiévreuse, où il lui parut que les pensées défilaient dans son cerveau avec la même rapidité que les prairies et les bosquets à droite et à gauche de sa course.

Il imaginait des aventures, des rencontres singulières ; de merveilleux palais ; une femme belle comme Sita, se prenant d’amour pour lui, l’entraînant dans une vie pleine d’enivrement et de dangers. Il voyait des combats terribles, des escalades, des harems forcés. Puis, un instant après, il songeait à Nour-Djehan, la sultane fameuse, « Lumière du Monde », dont il connaissait l’histoire ; il cherchait à s’imaginer cette beauté incomparable dont le souvenir rayonnait encore ; il l’aimait à travers les siècles.

Et toujours il courait, coupant l’air chaud et parfumé ; mais le cheval se lassa, reprit une allure plus tranquille, et le jeune homme, comme éveillé, regarda autour de lui.

Le terrain se mouvementait : des collines et des bois bleuissaient l’horizon, et à peu de distance se dressaient des arbres prodigieusement hauts, droits comme des mâts, lisses et sans feuilles, excepté à leur sommet, un parasol magnifique.

Bussy marcha vers ces arbres qui l’émerveillaient.

Quelques huttes étaient groupées à leur pied ; des noirs, un lambeau d’étoffe blanche autour des reins, apparaissaient, et une vieille femme était accroupie près d’un chaudron sous lequel brûlaient trois morceaux de bois sec.

Elle considérait le jeune homme qui venait de s’arrêter, avec une curiosité souriante, et son rire illuminait sa figure noire.

— Victoire ! au jeune étranger qui passe, dit-elle.

C’était la première fois que la langue de l’Inde résonnait à l’oreille du marquis de Bussy, et la joie de la comprendre lui donna un battement de cœur.

— Veux-tu me dire, femme, si cette forêt que j’aperçois est bien loin encore ? demanda-t-il, en cherchant un peu ses mots et avec une sorte de timidité.

— La moitié d’une heure pour l’ardeur de ton cheval, mais n’entre pas dans cette forêt : de puissants rajahs y chassent aujourd’hui.

Il salua la vieille femme d’un sourire et repartit, courant vers l’entrée des bois qui fermaient l’horizon. S’il pouvait rencontrer la chasse, voir des rajahs !

Il précipita sa course, atteignit bientôt la forêt et s’enfonça, avec délices, sous son ombre fraîche et reposante. Il marcha au hasard entre la colonnade des arbres, car il n’y avait pas de route tracée ; une mousse épaisse et fleurie étouffait les pas du cheval.

L’animal, d’ailleurs, semblait inquiet dans ce lieu inconnu, il agitait ses oreilles, humait l’air saturé d’émanations suspectes et n’avançait qu’avec répugnance ; mais son maître ne prenait point garde à ces signes de désapprobation ; il était comme fasciné par l’extraordinaire majesté de cette solitude, où les bruits, dont était fait le silence, mettaient une vague musique.

Après quelque temps, le chemin fut moins aisé, le sol se hérissait de ronces, de plantes étranges aux feuilles tranchantes, des lianes s’y emmêlaient. Bussy mit pied à terre et, passant la bride autour de son bras, avança avec précaution. Il atteignit, après avoir longtemps marché, un ravin peu profond vers lequel un ruisseau courait, lorsque tout à coup le cheval tira sur la bride, refusa d’aller plus loin, se raidissant sur ses jambes et donnant tous les signes de la plus vive terreur.

Le jeune homme regarda autour de lui, rien ne justifiait cette épouvante ; il se pencha vers le ravin, et alors, à son tour, il demeura aussi immobile que son cheval.

Au-dessous de lui, de l’autre côté du vallon, à l’entrée d’une excavation, il venait d’apercevoir une tigresse au milieu de sa portée.

Sans défiance, elle était renversée sur le dos, dans les grandes herbes, et jouait avec ses petits. On voyait la blancheur satinée de son poitrail et de son ventre, ses mamelles roses, gonflées de lait, et le dessous de ses terribles pattes capitonnées de coussinets. Elle rentrait soigneusement dans leurs gaines ses griffes tranchantes et recourbées comme des cimeterres. Les yeux demi-clos, couchant les oreilles, elle entr’ouvrait sa gueule formidable, gouffre rose crénelé de dents aiguës, et l’on apercevait les cellules creusées sur sa langue rugueuse.

Le marquis était comme fasciné, retenait sa respiration, et, machinalement, cherchait à sa ceinture un pistolet.

C’était donc là sa première aventure ! La reine des jungles, superbe et terrible, lui apparaissant au lieu de la belle princesse qui hantait ses rêves ! La rencontre pouvait être mortelle et, qui sait ? peut-être moins redoutable que celle qu’il désirait tant.

Malgré le danger qu’il courait, le jeune homme ne pouvait se défendre d’admiration pour la beauté farouche et la grâce de l’animal. Les petits folâtraient avec une joie nerveuse ; l’un d’eux mordillait au flanc la tigresse qui renversait la tête vers lui languissamment. Le soleil, à travers les branches, jouait sur les zébrures fauves, miroitait sur la blancheur du ventre et faisait paraître d’argent les roides crins de la moustache.

Bussy songeait encore au paradis, à des tigres doux et familiers, et un attendrissement lui venait en contemplant cette scène de tendresse maternelle.

D’innombrables insectes, brillants comme des pierreries, rayaient l’air et bourdonnaient.

Soudain un coup de feu retentit ; une balle siffla. La tigresse se dressa sur ses pieds, poussa un rugissement rauque, et d’un bond disparut.

Le jeune homme avait vu dans un éclair les rayures du dos et l’éclat sanglant des prunelles ; puis, plus rien ; les petits s’étaient réfugiés dans leur antre, en poussant des miaulements plaintifs. La tigresse était blessée, car des gouttes de sang, éclaboussant les roseaux, marquaient le chemin de sa fuite.

Bussy toucha ses pistolets pour s’assurer que ce n’était pas lui qui avait tiré.

Au même instant, un cri humain, tout proche, le fit tressaillir.

Il s’élança, sautant les obstacles, enjambant les broussailles, et, en quelques pas, il fut devant un spectacle qui lui rendit subitement le sang-froid et le jugement rapide du soldat en face du danger.

Il vit un cheval blanc, cabré, l’œil fou, la crinière éparse, ayant le tigre cramponné à la gorge et, sur le cheval, à demi renversée, une femme étincelante d’ornements d’or.

Bussy, tout en courant, avait tiré son épée ; il fit un dernier bond et, d’un mouvement sûr et net, enfonça l’arme jusqu’à la garde entre les omoplates de la tigresse.

La bête se tordit en arrière, ployant ses reins souples, agonisante ; mais elle eut encore la force d’atteindre le jeune homme et lui déchira l’épaule d’un coup de patte.

Malgré l’atroce douleur qu’il ressentit, Bussy eut le temps de saisir dans ses bras la femme qu’il venait de sauver et que le cheval, blessé à mort, allait écraser de sa chute. Puis le sang siffla dans ses oreilles, un frisson lui courut dans les membres et sur le visage, et, entraînant l’inconnue, qu’il serrait d’une étreinte nerveuse, il roula dans l’herbe, évanoui.

Bien des heures s’écoulèrent avant que le jeune homme recouvrât le sentiment, et, lorsqu’il lui revint, ce fut d’abord confusément, à travers une fièvre intense.

Une somnolence succédait à l’évanouissement, et, sans qu’il eût encore ouvert les yeux, sur le fond obscur de sa pensée, il vit se détacher lumineusement cette femme, qu’il avait à peine eu le temps de regarder, et dont l’image s’était pourtant, d’un seul coup, gravée dans son esprit, comme l’empreinte d’un sceau dans la cire brûlante. Toute son aventure lui apparut alors, et, si romanesque, qu’elle lui sembla une création de son rêve, et, dans son demi-sommeil, il en continuait les péripéties, selon son désir ; il se voyait pâle, blessé, mort peut-être aux yeux de celle qu’il venait de sauver ; il s’imaginait l’effroi de cette inconnue, si belle qu’il s’avouait que pour la première fois la beauté venait de se révéler à lui ; il voyait son attendrissement, son émotion en face d’un jeune homme inanimé, dont la vie s’échappait à ses pieds en flots pourpres, la détresse avec laquelle elle appelait sa suite si imprudemment devancée ; et les précautions pour transporter le blessé ; puis, arrivés au palais, car il s’agissait certainement d’une princesse, avec quelle hâte elle appelait le brahmane habile dans l’art de guérir, et, le pansement fait, comme elle attendait, le cœur gonflé d’angoisse, que celui qui pour l’avoir sauvée allait peut-être mourir, poussant un faible soupir, reprît connaissance.

Sans nul doute, elle était là, dans la salle au beau plafond creusé en voûte de porphyre et d’or ; agenouillée dans les coussins, elle épiait son retour à la vie. Il n’avait qu’à ouvrir les yeux, il la verrait.

Il les ouvrit.

Il vit une sorte de grange, à peine éclairée par une torche fumeuse, et cette ombre lui fut un choc très douloureux après la lumière de son rêve. Il souleva péniblement sa tête alourdie, pour voir un peu mieux.

Sous la galerie sur laquelle s’ouvrait toute une paroi de la pièce découvrant le ciel comme un rideau étoile, il aperçut deux hommes accroupis sur leurs talons et occupés à manger. Il fut surpris de la façon dont ces hommes semblaient se fuir l’un l’autre et évitaient de se regarder ; chacun à une extrémité de la galerie, ils se tournaient le dos et appuyaient, comme pour la cacher, l’écuelle où ils puisaient, contre leur poitrine. Mais ce qu’il voyait se rattachait si peu à ses préoccupations qu’il ne fit aucun effort pour comprendre et laissa retomber sa tête avec un soupir.

Aussitôt un des hommes abandonna son écuelle, se leva et, à pas discrets, s’approcha du jeune homme. Lui voyant les yeux ouverts, il dit un mot à son compagnon, qui se leva et sortit en courant.

Bussy regardait avec une sorte d’inquiétude l’être qui était devant lui. Nu, moins un lambeau autour des reins, d’une maigreur excessive, la peau desséchée et brune comme du bois de chêne, les cuisses longues, les coudes aigus, il avait l’aspect bizarre d’une grande sauterelle. Cet être était jeune pourtant, et dans ses traits émaciés, sous sa chevelure en désordre, il y avait quelque chose de si résigné et de si triste qu’on devinait qu’un malheur irrémédiable pesait sur lui. Des yeux, très grands dans cette face si maigre, jaillissait un rayon d’intelligence qui contrastait avec l’expression et l’attitude navrée de tout le corps. C’était comme une lumière dans un tombeau.

Il se taisait, semblant attendre un mot du blessé ; mais le marquis continuait à le regarder sans parler. Cet homme alors s’enveloppa rapidement la main droite avec un linge blanc, ouvrit un coffre posé à terre et y prit une coupe d’argent.

— Seigneur, dit-il, daigneras-tu boire cette potion ? Mais avant de parler il avait élevé jusqu’à sa bouche une planchette suspendue par une corde à sa ceinture, comme si son souffle eût été empoisonné et qu’il eût mis cet écran entre lui et le jeune homme.

L’idée de boire révéla au blessé la cause d’une souffrance qu’il ne s’expliquait pas et qui était une soif dévorante.

— Oui, oui, dit-il.

L’homme, dont il ne voyait plus que les yeux par-dessus la planchette salie à tous les frottements, lui tendait de loin la coupe.

— Aide-moi donc ! s’écria Bussy, qui avait quelque peine à se soulever.

Il vit alors une expression extraordinaire dans ces yeux qui le regardaient : ce fut comme un tourbillon où se mêlaient la joie, la stupéfaction et la terreur ; mais ce ne fut qu’un éclair, la soumission passive l’éteignit. L’homme s’élança et soutint le blessé avec une délicatesse de nourrice ; cependant, tandis que ce dernier buvait, il détourna la tête le plus qu’il le put, et même ferma les yeux.

Ce breuvage parut à Bussy une ambroisie divine. C’était un mélange de neige, de miel et de sucs de fruits inconnus, une fraîcheur parfumée qui apaisa la brûlure de sa gorge et le fit retomber sur les coussins avec un soupir heureux.

Bussy allait interroger l’être bizarre dont les allures l’étonnaient au dernier point, lorsqu’il le vit se précipiter à plat ventre sur le sol.

Deux nouveaux personnages venaient d’entrer : l’un grand et plein de majesté, aux cheveux grisonnants, vêtu d’une robe blanche serrée à la taille par une cordelette d’argent ; l’autre pâle sous son turban avec une épaisse moustache noire, richement paré de brocart à ramages où le vert dominait. Le premier était un brahmane ; le second un médecin mogol.

Ils s’approchèrent tous deux du blessé, et le brahmane s’assit à ses pieds sur l’amoncellement de tapis et de coussins qui formaient la couche, tandis que le médecin découvrait la blessure.

— Essaye de soulever ton bras, dit-il.

Bussy obéit, mais son bras retomba lourdement.

— Remue les doigts. Oui, les muscles sont froissés, mais non déchirés, continua le médecin en s’adressant à son compagnon ; les broderies de l’habit ont heureusement amorti le coup de patte et arrêté la griffe qui, sans cela, pouvait pénétrer jusqu’au cœur.

— La blessure est sans danger, alors ? demanda le brahmane.

— Dans quelques jours il n’y aura plus rien, j’espère, qu’un peu de gène dans les mouvements, grâce à ce baume dont la vertu est merveilleuse.

Et il secouait dans une fiole un liquide verdâtre dont il imbiba des linges.

— Peut-il parler ?

— Il le peut ; la fièvre ne reviendra que plus tard, si je ne puis l’éviter.

Le marquis suivait ce dialogue avec une vive curiosité, et ses regards allaient de l’un à l’autre de ces deux personnages ; le visage du brahmane lui plaisait beaucoup : il trahissait une grande noblesse et une haute intelligence.

— Je suis tout disposé à parler tant que vous voudrez, s’écria-t-il en souriant, car il me semble que je suis muet depuis un temps immémorial.

— Où as-tu appris notre langue, mon fils ? dit le brahmane.

— En pleine mer surtout, mon père, répondit Bussy ; pendant une traversée qui a duré plus d’une année. J’ai travaillé sans maître ; tu dois t’en apercevoir à mon détestable accent. Pour la première fois aujourd’hui la musique de cette langue a tinté à mon oreille.

— Pourquoi tenais-tu si fort à savoir la langue des Hindous ?

— Pour mieux servir mon roi, qui m’envoie dans leur pays défendre notre commerce contre l’insolence anglaise.

Le brahmane baissa la tête comme pour se recueillir ; puis releva vivement son regard brillant sur le jeune homme que cet interrogatoire commençait à agacer.

— Dans ton pays, que l’on dit barbare, reprit-il, avez-vous quelque idée des castes ?

Bussy ne put retenir un sourire moqueur.

— Mon pays n’est point aussi barbare que vous le supposez, répondit-il, et notre noblesse vaut au moins la vôtre.

— Alors dis-moi quelle est ta caste ? mon fils, demanda le brahmane avec une douce gravité.

Le blessé se souleva sur la main droite et répondit fièrement avec un commencement de colère :

— Je suis marquis, en France, ce qui correspond, puisque cela vous intéresse, à votre caste des kchatrias ; mais il me semble que j’ai assez répondu à vos questions ; à votre tour de répondre aux miennes. D’abord, où suis-je ? Puis, ne reverrai-je pas bientôt la femme que j’ai eu le bonheur de sauver ? Est-elle sans blessures ? Qui est-elle ? Et quel est son nom ?

Le brahmane avait échangé des regards avec le médecin, occupé à préparer une potion, tandis que le jeune homme parlait. Il y eut un moment de silence lorsque celui-ci se tut.

Le brahmane enfin reprit la parole.

— Je ne puis satisfaire ton désir en répondant à tes questions, dit-il, je n’en ai pas le droit ; mais je puis t’affirmer que tu es en sûreté ici et que, aussitôt guéri, tu seras libre d’aller où tu voudras.

— Où est mon épée ? s’écria Bussy, qui eut le sentiment qu’il était sans armes à la merci d’inconnus.

— Un hôte, quel qu’il soit, est sacré pour un Hindou, dit le brahmane ; avec ou sans armes ; tu n’as rien à craindre de nous.

— Ton épée, jeune intrépide, tu l’as laissée dans le corps de la tigresse, dit le médecin, peut-être l’a-t-on retirée ébréchée et les armuriers la réparent. Si elle est gâtée, réjouis-toi, on t’en donnera de plus belles.

Le blessé voulut répondre, mais le médecin lui imposa silence en lui présentant un breuvage.

— Bois ceci, lui dit-il, pour éviter la fièvre, s’il est possible, et tâche de dormir. Si tu as une nuit calme, demain je te permettrai de manger. Rajah Rugoonat Dat, ajouta-t-il en se tournant vers son compagnon, je suis prêt à te suivre.

— Sois en paix, mon fils, dit le brahmane.

Et les deux inconnus se retirèrent majestueusement.

Bussy les regarda partir en se soulevant un peu ; il les vit jeter un regard de dégoût sur les êtres qu’il prenait pour des serviteurs, et qui restaient la face contre terre, aplatis sur le sol ; puis, échangeant un coup d’œil et un haussement d’épaules, dont il ne put comprendre le sens, ils disparurent à l’angle de la galerie.

Le jeune marquis éprouvait une vague colère, sans trop savoir pourquoi, une déception, une inquiétude. Il chercha des yeux l’homme maigre aux allures étranges ; il voulait l’interroger et savoir de lui ce qu’on avait refusé de lui dire. Il l’aperçut qui se traînait maintenant sur le sol et baisait avec une ferveur extraordinaire la trace des pas du brahmane.

— Pardieu ! est-ce un fou ? se demanda Bussy en le voyant dans une espèce de frénésie et marmottant des paroles incompréhensibles.

Mais l’être se releva et redevint calme.

— Approche un peu, lui dit alors Bussy, et causons un moment.

L’homme eut cet air interdit qu’il avait eu déjà, puis attacha sur le blessé un regard profondément triste.

— Seigneur, dit-il en élevant la planchette jusqu’à ses lèvres, j’ai entendu ce que tu as dit tout à l’heure ; tu es un kchatria dans ton pays, et moi, je suis plus vil que la boue des chemins ; tu ne peux pas, sans te déshonorer à jamais, t’abaisser jusqu’à l’apercevoir que j’existe.

— As tu donc commis des crimes bien horribles ? As-tu la lèpre ? demanda Bussy assez inquiet.

— J’ai respecté la vie du plus infime moucheron ; mon corps est sain et ma conscience pure ; mais, pour moi comme pour mes pareils, il n’y a pas de place sur la terre ; dès notre premier cri, nous sommes maudits et réprouvés, nous sommes en horreur au monde.

— Un paria ? dit Bussy, avec compassion.

— Un paria ! répéta l’homme en baissant la tête.

Le jeune homme reprit, après un moment de silence :

— Dans mon pays, il y a certes une distance énorme entre le noble et le vilain ; mais si celui-ci est honnête et intelligent, s’il nous sert avec fidélité, c’est un homme comme un autre et qui mérite estime et affection. Vos préjugés de l’Inde n’existent pas pour moi ; donc rassure-toi, et si ton haleine n’est pas pernicieuse, laisse cette planche qui m’agace, et réponds sans détours à mes questions.

— Ah ! seigneur ! s’écria le paria en tombant à genoux, est-il possible que, sachant qui je suis, tu m’adresses de telles paroles ? Elles sont pour moi comme serait une source fraîche pour un damné. Ah ! pour les avoir dites, même si tu les rétractes, fais de moi ce que tu voudras, et, si ma misérable vie peut te servir, prends-la, je te bénirai !

— Je ne veux pas tant, dit Bussy, touché de l’accent de joie déchirante que cet homme avait mis dans ses paroles.

Et il ajouta avec douceur :

— Comment t’appelles-tu ?

— Mes pareils me nomment Naïk ; pour les autres, je n’ai pas de nom.

— Eh bien, Naïk, dis-moi où je suis.

Le paria regarda autour de lui avec inquiétude. Il vit que son compagnon, qui était rentré sans bruit après le départ du brahmane et du médecin, dormait à plat ventre dans un coin. Alors, il répondit, à voix basse :

— Tu es, seigneur, dans l’enceinte d’un des palais de la reine de Bangalore.

— La reine de Bangalore ? serait-ce elle que j’ai eu îe bonheur de secourir, aujourd’hui ? demanda vivement Bussy.

— Je n’en sais rien.

— N’a-t-elle pas chassé ?

— C’est possible.

— Dis, dis, que sais-tu d’elle ?

Et Bussy se penchait avidement vers le paria toujours agenouillé, qui répondit :

— D’elle à moi bien peu de chose peut arriver ; pourtant la pluie tombe pour le dernier des insectes, et j’ai recueilli quelques gouttes de sa renommée. On la dit brave comme un guerrier et savante comme un brahmane ; son père et ses deux frères ont été tués dans un combat contre un chef mahratte, elle était l’unique enfant qui restait et a succédé à son père. La couronne lui pèse sans doute, car elle est fiancée à un prince mogol.

— Fiancée ?

Il eut un serrement de cœur et tomba dans une rêverie.

Après un moment, Naïk reprit :

— Si c’est elle que tu as sauvée, seigneur, si tu as risqué ta vie pour elle, comment se peut-il qu’on t’ait conduit ici, dans le quartier des esclaves ? Cet abri est un hangar abandonné.

— Pourquoi donc ? pourquoi ? s’écria Bussy. Est-ce ainsi que l’on traite un hôte ?

— Non, ce n’est point ainsi, fût-ce même un ennemi mortel. Précipitamment on a apporté ici des coussins pour former ce lit ; on a appelé pour te servir deux parias abjects, qui n’ont pour fonctions que les besognes les plus immondes, celles que les castes les plus humbles ne veulent pas accomplir. Pourtant le brahmane est venu, le divin Rugoonat Dat, un illustre parmi les illustres, et le médecin qui te soigne est un des savants du palais. Mon étroite intelligence fait de vains efforts pour comprendre ce que tout cela veut dire.

— La reine ignore sans doute comment l’on me traite. Viens, sortons d’ici, tâchons d’arriver jusqu’à elle et de lui faire savoir ce qui se passe.

— Arriver jusqu’à la reine ! s’écria Naïk avec épouvante, mais nous serions mis en pièces avant même de l’apercevoir.

— Eh bien, essayons de nous glisser invisibles, et de loin, peut-être, nos regards pourront la surprendre traversant une terrasse pour respirer l’air frais du soir ; d’un seul coup d’œil, je la reconnaîtrai et je saurai si c’est ou non la reine que j’ai sauvée.

— Maître ! maître ! ta blessure !… s’écria Naïk, tout tremblant de peur, en voyant Bussy s’élancer de sa couche.

— Ah ! tu ne peux comprendre ce que j’éprouve, dit le jeune homme ; je ne puis plus tenir ici, il me semble être étendu sur un lit de braise ardente. L’as-tu jamais vue, toi, la reine ?

— Une fois, seigneur, c’était dans la forêt, je me suis jeté dans un taillis et la chasse royale a passé.

— Et tu l’as vue ?

— Hélas ! maître, tu songes trop à elle. C’est l’image de la mort sous la figure d’une jeune fille ; elle a de grands yeux qui font la guerre !

— Aide-moi à me vêtir, Naïk, dit le marquis, et si tu veux vraiment me prouver ton dévouement, guide-moi vers le lieu qu’elle habite.

— J’ai entendu le brahmane dire, tout à l’heure, que la reine a quitté le palais pour accomplir un saint pèlerinage.

— Partie ! murmura Bussy.

Et pris d’une faiblesse il se laissa reconduire jusqu’à sa couche, désenchanté, y retomba et demeura silencieux et morne.

III

LE PRIX DU SANG

Sans être guérie complètement, la blessure n’offre plus de danger, et Bussy ne veut pas demeurer plus longtemps dans ces lieux inconnus où il devine autour de lui une sourde hostilité. Le brahmane Rugoonat Dat n’est pas revenu, il n’a revu que le médecin mogol, qui lui a donné ses soins presque en silence.

Puisque la reine a quitté le palais, aucun attrait ne retient plus le marquis. D’ailleurs, son congé est expiré depuis plusieurs jours déjà, et il souffre de manquer à son devoir ; il a donc déclaré, malgré sa faiblesse encore grande, qu’il voulait partir, et il doit se mettre en route au jour naissant pour éviter la chaleur.

En attendant que la nuit s’achève, il s’est étendu, tout vêtu, sur les coussins ; Naïk agenouillé près du lit, le menton dans la main, le coude sur le genou, veille en silence.

— Eh bien, Naïk, nous allons donc nous quitter ? dit le marquis en ouvrant les yeux.

— Pas pour longtemps, seigneur, répond Naïk ; bientôt, comme un chien trop fidèle qu’on ne peut parvenir à perdre, tu me verras revenir ; rien ne peut plus me détacher de toi.

— Comme c’est étrange ! tu n’as donc aucune affection ? ni femme, ni parents ? Tous les malheurs se sont donc acharnés sur toi ?

Naïk secoua la tête :

— Le plus grand des malheurs, pour celui qui est condamné à vivre dans l’abjection, c’est d’en sortir moralement, dit-il ; pour souffrir de l’infamie, il faut la comprendre, et la plus faible lueur d’intelligence qui éclaire nos ténèbres est pour nous le pire des désastres. Hélas ! cette clarté funeste s’est allumée en moi ; tandis que mes pareils se vautraient dans leur fange, je suis resté debout, et j’ai pleuré.

— Ce que tu me dis là me touche au dernier point, s’écria Bussy ; depuis que je te connais d’ailleurs, tu es pour moi un sujet de surprise ; tu t’annonces comme tout ce qu’il y a de bas et de méprisable et je ne trouve chez toi que sentiments délicats et élevés ; la plus complète ignorance doit être ton partage, et tu t’exprimes avec une sorte d’élégance, de la poésie même ; et, ne le nie pas, je t’ai surpris lisant dans un livre. Que signifie cela ? est-ce que tu m’abuses ?

— Je suis un valouver, seigneur.

— Un valouver ! Qu’est-ce que cela ?

— Les valouvers sont les savants de notre caste ; on les appelle aussi, par dérision, les brahmanes des parias ; ils sont censés diriger et instruire les misérables qui ne méritent pas le nom d’hommes. Mais, le plus souvent, ils ne font qu’accroître leur misère, ils les pressurent, leur prenant le peu qu’ils ont, pour vivre à leurs dépens dans l’ivrognerie et l’oisiveté ; quelques-uns sont bons pourtant et ont une ombre de savoir. D’un de ceux-là j’ai appris le peu que je sais. En mourant il m’a désigné pour le remplacer, et m’a légué le seul bien qu’il possédait, un livre, qui est toute ma fortune.

— Celui que je t’ai vu lire ? dit Bussy.

— Oui, maître. Ce livre, c’est mon père et ma mère, c’est mon amante, c’est ma patrie, et c’est lui aussi qui m’a appris à souffrir.

— Qu’est-ce donc que ce livre ?

— C’est l’œuvre d’un paria ; mais celui-là, par la seule force de son intelligence, s’est élevé à une telle hauteur, que ceux-là mêmes qui nous méprisent si cruellement l’ont surnommé : « le divin paria ». Mais je crains de te lasser, maître, ajouta Naïk.

— Non, non, tu parles fort bien, et j’aime à m’instruire. Qui était ce paria ?

— Un valouver. Il s’était retiré avec sa sœur près de la ville de Madura, au fond d’un bois ; ils vivaient de fruits sauvages et de racines. Il se livrait à l’étude avec une ardeur que rien ne distrayait. En ce temps, le collège de Madura était célèbre dans tout l’Hindoustan ; c’était un sanctuaire redoutable qui n’accueillait dans son sein que l’élite des étudiants. Nulle caste n’en était exclue en principe, cependant aucun paria n’avait jamais eu la folle ambition de franchir le seuil sacré. Tirou-Valouver « le divin » y pensait, lui, et sa sœur, effrayée, sans le détourner de son projet, lui en faisait retarder l’exécution. « Apprends encore, disait-elle, on sera pour toi doublement sévère. » Il se décida pourtant ; un matin il sortit du bois où il vivait, gagna Madura, et d’un pas assuré s’enfonça sous les portiques du temple de la science. Les examinateurs l’accueillirent froidement et lui demandèrent avec sévérité d’où il venait et qui il était. « Je suis un paria, répondit-il, mais les dieux m’ont doué d’une intelligence qui m’élève au premier rang parmi ses créatures. Je ne suis pas fait pour rester captif dans les liens où de stupides préjugés retiennent l’esprit des hommes, pour les dégrader et les asservir ; j’ai conscience de ma dignité et je sens que j’ai le droit de prendre place parmi les savants et les sages. » — Il fut admis à subir les examens. Mais, désireux d’exclure le paria de leur corporation, les examinateurs le soumirent pendant quarante jours aux interrogations les plus minutieuses. Il était invulnérable ; non seulement il répondait aux questions, mais il les montrait sous un autre jour, faisait entrevoir des points de vue nouveaux. Les juges se surprirent à l’écouter avec un intérêt mêlé d’admiration. L’examen devenait pour eux un enseignement, et ils finirent par confesser que le nouveau venu les surpassait en savoir. Le paria fut admis à l’unanimité, et, un an plus tard, devenu l’honneur du corps dont il faisait partie, il fut élevé à la dignité de président et conserva ce poste le reste de sa vie. Voilà, seigneur, l’histoire de Tirou-Valouver, le paria. Son livre de morale, que je relis sans cesse, a fait de moi un homme, mais aussi il m’a dévoilé toute ma misère.

— Songe plutôt, Naïk, à l’exemple qu’il te donne de la façon dont on peut sortir de cette misère.

— Je n’ai pas son génie, maître, et jamais jusqu’à présent le plus léger espoir n’avait lui sur ma triste existence ; mais aujourd’hui je ne suis plus misérable : grâce à toi, j’ai pu rompre le silence où mon esprit se mourait, le bonheur de t’avoir rencontré me sauve.

— Allons, je suis heureux de t’avoir, sans m’en douter, tiré de peine, dit Bussy ; mais tu me fais oublier le temps, et voici le jour qui nous invite au départ.

Naïk courut dehors et annonça au marquis qu’on amenait son cheval tout sellé :

— En route donc, dit le jeune homme en se levant, mettons fin à cette hospitalité si singulière que je n’ai à prendre congé de personne en m’éloignant !

Le paria lui boucla son épée, qu’on lui avait rendue la veille, lui passa les pistolets à la ceinture et rajusta l’écharpe qui soutenait le bras blessé, encore faible.

Bussy s’approcha de son cheval, qu’un noir tenait par la bride ; mais au moment de se mettre en selle, il s’arrêta, très surpris de voir s’avancer, à la suite du cheval, une file de chameaux chargés de bagages ; chacun d’eux était conduit par un esclave, et en tête de la file marchait un gros homme, à l’aspect vulgaire, qui portait un coffret.

— Qu’est-ce que tout cela ? s’écria Bussy.

— Les présents de la reine, répondit le nouveau venu ; les chameaux sont chargés d’étoffes précieuses, d’armes et de bijoux. Les bêtes et les esclaves t’appartiennent aussi ; mais ceci est plus précieux.

En même temps, il soulevait le couvercle du coffret, qui laissa échapper un scintillement de pierreries.

— Cependant, continua-t-il, si tu ne te trouves pas suffisamment payé, tu peux fixer toi-même…

Mais il n’eut pas le loisir d’achever. Bussy, rouge de colère, se précipita vers lui et le saisit à la gorge.

— Payé ! Tu as osé proférer une pareille injure ? s’écria-t-il. Mais ce sera là ta dernière parole, et tu la payeras de ta vie !

Cependant, devant la face terrifiée, suppliante et grotesque du malheureux Hindou, le marquis eut un haussement d’épaules ; d’un mouvement violent il repoussa le pauvre diable et l’envoya rouler, à quelques pas, au milieu de l’éclaboussement des pierreries dispersées.

— Tu as tort, mon fils, de punir un serviteur qui n’est qu’un instrument d’obéissance, dit une voix.

Bussy se retourna, et il vit le brahmane Rugoonat Dat qui se frayait un chemin à travers la cohue des chameaux et des esclaves effrayés.

— Pardieu ! je suis aise de vous voir, mon père ! dit-il, d’une voix que la colère faisait trembler. Vous qui, sans le connaître, jugez mon pays barbare, vous m’expliquerez peut-être pourquoi dans le vôtre on remercie d’un service par une insulte, et l’on congédie un hôte en le payant comme un valet.

— Il y a dans ceci un mystère qu’il ne m’est pas permis de l’expliquer, dit Rugoonat Dat. Mais les présents n’avaient rien d’injurieux ; il est dans nos coutumes d’accepter les largesses des rois.

— Dans mon pays, on ne reçoit rien des femmes, reprit Bussy avec hauteur. Sachez d’ailleurs que l’épée d’un gentilhomme français appartient à tous les faibles, et qu’il serait déshonoré s’il ne les secourait pas dans le danger. Votre reine s’abuse si elle s’imagine me devoir quelque chose ; vous pouvez le lui dire.

Des murmures s’élevaient parmi les esclaves et les gardes qui s’étaient rapprochés, car jamais on n’avait entendu parler sur un pareil ton de dédain à la personne sacrée d’un brahmane. Mais Rugoonat Dat retint d’un geste l’agitation, tandis que Bussy s’élançait en selle, et s’éloignait rapidement, sans se retourner.

IV

MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS

Kerjean poussa un cri de joie quand il vit revenir à Madras le marquis de Bussy.

— Dans quelle inquiétude m’avez-vous jeté ! s’écria-t-il, je me perdais en conjectures, sur cette absence prolongée. Enfin, grâce à Dieu, vous êtes vivant, et je n’ai pas à pleurer mon nouvel ami.

Bussy tendit la main à Kerjean avec effusion.

— Vous avez couru des dangers pourtant, reprit ce dernier en remarquant le bras en écharpe et la pâleur du jeune officier.

Le marquis, alors, lui raconta ses aventures, et Kerjean s’ébahissait, suivant la narration avec une sorte de fièvre.

— Si ce n’était de votre bouche que j’entends ce récit, dit-il lorsque Bussy se tut, ce serait à ne pas croire, tant l’aventure ressemble à un roman.

— Un roman trop tôt fini, dit le marquis avec un soupir. Maintenant, dites-moi, que se passe-t-il ici ?

— Ah ! mon ami, le diable le sait, pour moi je me bouche les yeux pour ne pas voir, tant j’ai peur de comprendre.

— Vous m’effrayez ! Notre conquête nous échapperait-elle ?

— Pas précisément. Mais ce que j’avais prévu arrive, hélas ! L’orgueil, et je le crains bien, quelque chose de pire, fait tomber de son piédestal le héros qui nous a conduits.

— Le commandant ?

— Venez ! je vous mettrai au courant.

Et Kerjean entraîna son compagnon vers le logis qu’il occupait dans une maison de la ville.

— Je me suis permis, cher Bussy, lui dit-il, tout en marchant, de faire transporter votre bagage dans cette habitation, qui m’a été réservée pour le temps que nous passerons ici ; je comptais la partager avec vous ; si je vous ai déplu, pardonnez-moi.

— Vous me comblez et je suis vraiment confus de mériter si peu tant de bienveillance.

La maison vers laquelle se dirigeait Kerjean, construite à l’européenne, était située sur la place du Gouvernement, presque en face du palais de Nicolas Morse, où le commandant français s’était logé avec son état-major.

Quand les deux jeunes hommes furent commodément installés dans une chambre, en face de boissons fraîches, et que le panka, grand éventail suspendu au plafond, mis en mouvement par un noir placé dans une pièce voisine, agita l’air, pour rendre la chaleur supportable, Kerjean prit la parole.

— Comme vous le savez, la ville s’est rendue à nous à discrétion, et notre facile victoire était complète. Mon oncle Dupleix, en félicitant le commandant de son succès, lui recommandait, par-dessus tout, de raser la place et d’employer tous les moyens pour ruiner les établissements de nos adversaires. Mais l’amiral n’aime pas à suivre les conseils, et après plusieurs conférences secrètes avec le gouverneur Morse et l’état-major anglais, le bruit d’une capitulation signée, d’une rançon convenue, commença à se répandre.

— Est-ce possible !

— C’est certain. Le conseil supérieur de Pondichéry, qu’en sa qualité de gouverneur de l’Inde mon oncle préside, a fait à l’amiral toutes les représentations possibles, pour le convaincre que ce traité de rançon si funeste, même si les conditions en étaient remplies, n’avait aucune valeur, étant conclu par des prisonniers de guerre, et qu’aucun des engagements pris ne serait tenu.

— C’est évident.

— Évident pour tous, excepté pour M. de La Bourdonnais, car il est resté sourd à tous les avis. Il est, pour moi, certain qu’il a reçu des Anglais un million, pour rendre la ville, au prix d’une rançon illusoire, et que ce million est déjà en sûreté.

Bussy s’était levé, pâle et tremblant d’indignation.

— Ah ! monsieur, rétractez de pareilles paroles ! n’accusez pas d’une telle infamie un Français, un héros comme celui dont il s’agit, ou je me verrai forcé de me considérer comme insulté avec lui.

— Cette belle colère fait que je vous aime davantage, dit Kerjean sans s’émouvoir, mais je ne puis rien rétracter, car je ne parle pas à la légère. Notre héros est un corsaire, voilà tout.

— Mais enfin, quelles preuves avez-vous ?

— Écoutez, dit Kerjean en savourant un sorbet à la neige, quatre des plus riches banquiers arméniens de la ville avaient été arrêtés et retenus comme otages ; on leur a rendu la liberté, et les Anglais disent publiquement que c’est : « pour aller chercher quelques petites galanteries pour le général ».

— Les Anglais inventent cette calomnie.

— J’ai mieux encore, pire plutôt, continua Kerjean. Ma bourse se trouvant presque vide, comme cela lui arrive souvent, et me sentant harcelé par mille fantaisies que j’eusse été aise de satisfaire, l’idée me vint d’aller trouver un juif de Madras, dont j’avais entendu parler, et de contracter par son moyen un de ces emprunts désastreux qui ruinent les familles. Par bonheur pour la mienne, le juif était de fort méchante humeur et peu disposé à m’ouvrir son escarcelle. J’étais très contrarié de ce contretemps, mais je ne pus rien tirer du juif, si ce n’est cet aveu, qu’on venait de lever une contribution de cent mille pagodes, pour payer la complaisance du général français, et qu’il avait été imposé, lui, pour sept mille pagodes, chiffre exorbitant, injustice criante, qu’on n’eût jamais osé commettre s’il eût été chrétien ou seulement Arménien. Maintenant, cher ami, libre à vous de ne pas me croire ; si les événements ne parviennent pas à vous convaincre, vous maintiendrez le démenti et je vous rendrai raison.

— Pardon, dit Bussy en tendant la main au jeune officier, mais j’ai reçu un coup au cœur sous la surprise de cette affreuse révélation.

Kerjean serra fortement la main de son compagnon.

— Je vous le répète, dit-il, votre indignation augmente mon estime pour vous.

— Tout n’est peut-être pas perdu encore, dit Bussy après un long silence ; l’enivrement d’une fortune subite a sans doute fait tourner la tête au commandant ; mais il reviendra à son devoir et à la raison.

— Il est grand temps qu’il y revienne, car son escadre court les plus grands dangers dans la rade de Madras, à l’époque où nous sommes : la mousson, cette période de tempêtes furieuses, qui nous visite tous les ans, ne peut plus tarder d’arriver, et si l’amiral laisse surprendre ses vaisseaux, c’en est fait d’eux.

— C’est vrai, dit Bussy, ils devraient être partis déjà.

— Il y a encore autre chose, reprit Kerjean : le nabab du Carnatic, le farouche Allah-Verdi, qui vient de faire assassiner son pupille, pour prendre sa place, montre les dents au gouverneur de la compagnie française et lui demande de quel droit il prend Madras. Mon oncle lui répond qu’il la prend pour la lui rendre, se réservant de la rendre en l’état qu’il voudra, c’est-à-dire complètement démantelée, et, comme il joint à sa réponse maints oiseaux rares et chats de Perse aux yeux bleus, le nabab est momentanément calmé. Mais, si la ville n’est pas rendue dans un temps donné, il se refâchera et peut nous tomber sur le dos avec son armée.

Un bruit de pas gravissant en hâte l’escalier vint interrompre la conversation des deux jeunes hommes. Un noir parut, suivi d’un laquais en livrée.

Ce laquais remit une lettre à Kerjean :

— Ah ! c’est de ma cousine Mme Barnwal, dit-il en brisant vivement le cachet, et il lut le billet tout haut.

« Venez vite, mon cher cousin, une députation de Pondichéry arrive à l’instant, envoyée par Dupleix et le conseil supérieur. »

— En route ! s’écria le jeune officier en rattachant son épée, le combat va s’engager. Venez aussi, Bussy, l’invitation est pour vous autant que pour moi.

— Qui est Mme Barnwal ? demanda ce dernier tout en suivant son compagnon.

— Une belle-fille de mon oncle Dupleix. Elle a épousé un commerçant anglais et habite Madras. C’est une charmante femme, toute Française de cœur.

Quand ils entrèrent dans la salle où étaient réunis les députés, engagés dans une conversation très animée, Mme Barnwal accourut au-devant de Kerjean.

— Arrivez donc, mon cousin, lui dit-elle d’un ton où il y avait beaucoup d’inquiétude, malgré un air d’enjouement, j’ai besoin d’un chevalier pour prendre ma défense : imaginez-vous que ce terrible commandant veut s’emparer de ma personne et me garder comme otage !

Mais elle s’arrêta, interdite, en voyant que Kerjean n’était pas seul.

— Le marquis Charles de Bussy, capitaine des volontaires, dit Kerjean, présentant le nouveau venu, un précieux renfort qui nous arrive de France, et veut bien me faire l’honneur d’être mon ami.

— M. de Bussy est le très bien venu, dit-elle, il est notre ami puisqu’il est le vôtre.

Et elle lui tendit une jolie main blanche effilée que Bussy porta à ses lèvres.

Mme Barnwal était toute jeune, gracieuse, élégamment vêtue, une rose rouge sur ses cheveux poudrés à frimas, et une mouche au coin de sa jolie bouche.

— Quelle affreuse affaire, n’est-ce pas, monsieur ? dit-elle à Bussy. Jamais on n’a vu pareille obstination. Mais venez que je vous présente nos députés.

Tous les assistants vinrent saluer le jeune officier. C’étaient : le major général de Bury, dont le costume bleu à parements rouges, orné de brandebourgs d’or, attirait spécialement les regards ; le procureur général Bruyère, l’ingénieur Paradis, un soldat d’origine suisse, vaillant et doux ; d’Espréménil, Barthélémy, Dulaurens, membres du conseil supérieur de Pondichéry, de La Touche, Changeac, et enfin M. Friel, l’interprète, l’homme de confiance de Dupleix.

M. d’Espréménil, qui était une nature fougueuse et énergique, paraissait fort animé ; il venait de faire une proposition que ses collègues, plus timorés, ne sanctionnaient pas : c’était d’arrêter immédiatement ce commandant révolté qui refusait d’obéir au gouverneur de l’Inde française.

— Est-ce qu’il n’a pas eu le premier l’idée d’attenter à la liberté de Mme Barnwal, disait-il, sachant quel précieux otage il aurait entre les mains ? n’est-ce pas la guerre déclarée, la révolte ouverte ?

— Comment ! c’est donc sérieux, ce que vous m’avez dit, cousine ? s’écria Kerjean ; mais mon oncle ne pourrait pas souffrir une pareille chose.

— Mon bon père a déjà répondu sur ce sujet, dit Mme Barnwal, et il a répondu comme il devait ; vous savez que chez lui le devoir prime tout autre sentiment, et ma mère s’est jointe à lui pour écrire à l’amiral que sa menace ne les ébranlerait pas et qu’ils sauraient sacrifier leur tendresse à leur devoir.

— Allons ! messieurs, ne perdons pas un instant, dit le major général en se levant, accomplissons notre mission, et Dieu veuille que nous puissions la terminer pacifiquement !

Et les députés, ainsi que les deux officiers, quittèrent Mme Barnwal pour se rendre auprès du commandant.

Quand ils débouchèrent sur la place, l’amiral était à sa fenêtre. Il eut un haut-le-corps en les apercevant et rentra précipitamment.

— Messieurs, dit Bury à ses compagnons, avant d’entrer dans la salle où le commandant les attendait, n’oublions pas, d’après la recommandation de notre très aimé gouverneur, que nous devons encore une fois avoir recours à la conciliation et aux paroles courtoises, avant d’user de nos pouvoirs.

— Nous en serons pour notre courtoisie, grommela d’Espréménil.

Ils entrèrent.

Mahé de La Bourdonnais, gouverneur, pour Sa Majesté Très Chrétienne, des îles de France et de Bourbon, capitaine de frégate, commandant général des vaisseaux français dans l’Inde, se tenait debout, le front levé, une main appuyée au bord d’une table. Il portait la culotte et les bas rouges, l’habit bleu, sans paniers, à parements cramoisis, bordé à la Bourgogne et galonné d’or.

Le célèbre marin, qui avait conquis ce nom de Mahé dans une glorieuse affaire, était alors dans sa quarante-septième année ; mais une mauvaise fièvre qui le minait et lui jaunissait le teint, le faisait paraître plus âgé. Il avait le nez recourbé comme un bec d’oiseau de proie, le regard clair et aigu, le front plissé, déprimé légèrement, la bouche mince, tirée vers les coins par un rictus dédaigneux. Sur sa poitrine rayonnait la croix de Saint-Louis.

Il y eut d’abord un instant de lourd silence. La Bourdonnais demeurait muet, regardant les nouveaux venus avec un air de défi, masquant un léger tremblement d’inquiétude. Ce fut lui qui, cependant, parla le premier.

— Eh bien, messieurs, que désirez-vous, et qu’y a-t-il encore de nouveau ?

Friel s’avança, fit un salut.

— Commandant, nous venons, pour la dernière fois, vous supplier, au nom du gouverneur de l’Inde, de revenir sur une décision funeste et en tous points contraire aux intérêts de la nation.

— Ah ! il s’agit toujours de ce traité de rançon ! s’écria La Bourdonnais en fronçant le sourcil. Eh bien ! comme je l’ai dit déjà, toute représentation à ce sujet est inutile. Le sort de Madras est jeté. Que j’aie tort ou raison, je me suis cru en droit d’accorder une capitulation au gouverneur anglais. Je serais le premier militaire qui n’eût pas le pouvoir de faire des conditions à ceux qui ont défendu les murs dont il se rend maître. Je ne suis pas venu dans les Indes pour y être subordonné. Si j’avais cru que M. Dupleix et son conseil me chercheraient tant de chicanes, jamais je n’eusse hissé le pavillon français ici. Je serais entré dans la place, j’aurais fait contribuer les Anglais avec leur hiac battant[1], et, leur souhaitant le bonsoir tranquillement, après mes affaires faites, je serais allé à mes îles.

— Vous vous seriez mis, monsieur, dans un fort vilain cas, repartit Friel avec un peu d’impatience ; ce n’est pas vous qui avez pris la ville ; les braves sujets du roi ne se sont exposés que pour la gloire du prince, et pas pour vous, ils vous auraient forcé à arborer le pavillon.

La Bourdonnais baissa la tête un instant, puis chercha sur la table son brevet royal et le tendit à Friel.

— Vous voyez, lui dit-il, qu’il est écrit ici que tout ce que je ferai sera approuvé.

— Cette approbation n’a rapport qu’à vos opérations militaires. Le ministre ne peut favoriser la désobéissance aux lois, et vous savez fort bien qu’une fois le pavillon français arboré sur une ville, la place devient subordonnée au gouverneur général. Vous deviez, aussitôt entré, faire remettre les clés des magasins, du trésor, et les livres de la compagnie aux commissaires royaux ; mais vous avez préféré remettre les clés à monsieur votre frère.

Le commandant eut un soubresaut et poussa un rugissement de fureur.

— Si je croyais quelqu’un capable de me soupçonner moi et mon frère, s’écria-t-il en serrant les poings, je lui casserais la gueule, je l’éventrerais, je le foulerais sous mes talons !…

Et le marin, hors de lui, lâcha une bordée de jurons que le dernier des matelots n’eût pu surpasser comme grossièreté et violence.

M. Friel ne se déconcerta pas et répliqua en haussant un peu le ton.

— Si l’on vous soupçonne, vous monsieur, je n’en sais rien, mais pour monsieur votre frère, il n’est que trop connu ici. Vous auriez mieux fait de donner la clé du trésor au dernier officier plutôt qu’à lui. Le livre de la caisse ne se trouve pas, voilà une assez forte présomption contre lui, pour ne pas dire une preuve concluante.

La Bourdonnais fit un mouvement comme pour s’élancer sur Friel, mais sa colère tomba subitement en voyant entrer un messager.

Ce messager apportait une lettre de Dupleix.

Le commandant s’assit à sa table pour la lire.

Dans cette lettre, tout entière de sa main, le gouverneur de l’Inde suppliait encore une fois La Bourdonnais, dans les termes les plus touchants, de renoncer à ce traité illusoire et si funeste aux intérêts de la France. Il lui parlait comme un frère à son frère et lui montrait à chaque ligne combien il était désintéressé et à quel point il avait pour lui la raison et le devoir.

En lisant cette lettre, si noble et si convaincante, La Bourdonnais poussait de profonds soupirs. Quand il eut fini, il laissa tomber sa tête dans ses mains et, pris d’une singulière faiblesse, il se mit à pleurer comme un enfant.

Friel, qui s’était discrètement reculé de quelques pas et se tenait immobile, les bras croisés, eut un geste de surprise ; les députés échangèrent un regard, et Bury dit à voix basse :

— Il va céder.

Mais d’Espréménil eut un haussement d’épaules plein de mépris.

Le commandant s’était mis à marcher à grands pas, méditant profondément. Puis, cédant encore à cette inconcevable émotion, où l’énervement de la fièvre était pour quelque chose, il recommença à verser des larmes.

— Remettez-vous, monsieur, dit Friel troublé malgré lui, ne vous laissez pas aller à un tel excès de chagrin ; cédez enfin à nos instances, et tout s’arrangera de soi-même.

— Non, non, je ne peux m’en dédire ! s’écria l’amiral d’une voix entrecoupée par les sanglots. S’il le faut, qu’on me mène à la potence !… Il se reprit en jetant un regard sur sa croix de Saint-Louis : J’irai porter ma tête sur un échafaud. J’ai cru bien faire. J’ai cru avoir une autorité et je n’ai pas voulu traiter les Anglais, qui sont braves gens, avec la dernière rigueur. J’irai porter mon désintéressement et mon innocence au pied du trône.

Et les larmes ne voulaient pas tarir dans les yeux de l’amiral.

— Vraiment, dit Bussy à l’oreille de Kerjean, cela me fait un mal affreux de voir pleurer cet intrépide.

Mais d’Espréménil, que cette scène semblait irriter, s’avança vers La Bourdonnais.

— Monsieur, dit-il, vous êtes décidément bien résolu à rester sourd à nos instances ?

— Rien ne me fera changer de résolution, répondit le commandant en relevant la tête, ma parole est engagée aux Anglais et je tiendrai ma parole.

— Alors, monsieur, j’ai le regret de vous le dire, la mission pacifique est terminée et nous n’avons plus que des ordres à vous transmettre.

Bury sortit de l’ombre. La Bourdonnais, qui ne le connaissait pas, à la vue de son uniforme bleu et rouge à brandebourgs d’or, crut qu’il arrivait de France. Une angoisse extrême se peignit sur ses traits, qui devinrent aussi pâles que la poudre de ses cheveux.

Bury lui présenta la lettre du conseil supérieur qui établissait ses pouvoirs. Puis il donna l’ordre de faire ouvrir les portes, les déclarations dont il était porteur devant être connues de tous.

Les capitaines des vaisseaux, et beaucoup d’officiers de différents grades, envahirent rapidement la salle.

Alors, un greffier commença la lecture du premier décret du conseil supérieur, déclarant que le traité de rançon, ayant été contracté par la volonté de M. de La Bourdonnais sans autorité et avec des prisonniers qui ne pouvaient s’engager, était nul de plein droit et regardé comme non avenu. Une seconde ordonnance établissait un conseil provincial au fort Saint-Georges et nommait d’Espréménil commandant et directeur des ville et fort de Madras.

La Bourdonnais écoutait avec la plus grande attention et un léger tremblement de sa lèvre inférieure trahissait son anxiété. Mais lorsqu’il vit que tous ces décrets émanaient de Pondichéry et non de France, il reprit toute son assurance et eut un rire de défi.

— Vous vous imaginez donc que je vais accepter vos ordres et m’y soumettre ? s’écria-t-il. Sachez que je ne reconnais dans l’Inde l’autorité de qui que ce soit. Je m’en tiens à mon brevet, et aux instructions du ministre qui me laissent maître de mes opérations.

— Vous voulez vous faire redire une fois de plus, répondit d’Espréménil, que toute place conquise tombe sous le pouvoir du gouverneur général ? Vous qui êtes aussi gouverneur d’une colonie française, vous le savez mieux qu’aucun autre.

Aucune réplique concluante ne vint à l’esprit de l’amiral qui, pour sortir d’embarras, se jeta de nouveau dans un accès de fureur, manquant peut-être de sincérité malgré sa violence. Les injures brutales, les jurons populaciers, éclatèrent encore, au milieu du silence sévère de l’assemblée. La Bourdonnais s’enflammait de plus en plus et sa face s’était empourprée.

— Ah ! c’est la guerre que vous voulez ? cria-t-il enfin. Vous venez m’insulter, me provoquer, discuter mon autorité ; eh bien, soit : la guerre ! battons-nous, nous verrons qui a raison.

Et par moments sa parole s’embarrassait, parce que ses dents étaient ébranlées par le scorbut, qu’il avait contracté dans ses héroïques navigations.

Tout à coup il tira son épée et s’écria :

— À moi mes officiers !

Et se tournant vers les députés :

— Mettez-vous d’un côté avec les vôtres, messieurs, et moi de l’autre à la tête des miens. À moi, mes officiers, à moi !

Un murmure d’indignation s’éleva de l’assemblée et fit comprendre à La Bourdonnais qu’il était allé trop loin. Il eut un moment de vertige, et la vision lui apparut, de la Bastille et de cet échafaud, dont il parlait tout à l’heure sans y croire. Mais il reprit vite possession de lui-même ; son esprit fertile en ruses n’était pas à bout de ressources.

— Messieurs, dit-il, accordez-moi quelques minutes ; je vais réunir mon conseil de guerre et prendre son avis. Je vous promets de m’y conformer.

Les députés gardèrent un silence que La Bourdonnais feignit de prendre pour un acquiescement, et il passa dans une pièce voisine.

Il rentra peu d’instants après, tenant à la main un papier qu’il tendit au greffier.

Le greffier en donna lecture :

Monsieur de La Bourdonnais au conseil de guerre assemblé :

« Messieurs, vous venez d’entendre les protestations du conseil supérieur de Pondichéry, et la proposition qu’il me fait de manquer à la parole que j’ai donnée à messieurs les Anglais ; c’est pourquoi j’ai l’honneur de vous faire assembler pour savoir de vous, messieurs, si, ayant accordé une capitulation et arrêté des conditions en conséquence, je suis obligé de tenir ma parole d’honneur, soit que j’aie bien ou j’aie mal fait ? »


Réponse du conseil.

« Nous sommes tous d’avis que M. de La Bourdonnais doit tenir la parole qu’il a donnée à messieurs les Anglais.

« Fait en la chambre du conseil de guerre tenu ce jour, 2 octobre 1746. »

Suivaient les trente-trois signatures des membres du conseil.

Mais d’Espréménil en interrompit avec impatience la nomenclature.

— Votre conseil de guerre peut-il être juge entre le roi, son autorité et vous ? D’ailleurs, vous l’avez égaré par la façon dont vous l’avez interrogé. Demandez à de braves officiers s’il faut tenir une parole d’honneur donnée même à des ennemis, ils répondront : oui, sans hésiter. Mais essayez d’établir la question telle qu’elle devrait être, dites-leur : J’ai Madras à discrétion ; trois partis sont à prendre pour décider de son sort : garder la place, la raser, ou la rançonner. Le conseil supérieur de Pondichéry, le commandant de la côte de Coromandel, toute la nation me sollicitent de la garder ; moi seul pense qu’il est plus convenable de la rançonner. Que me conseillez-vous ? La réponse de vos officiers ne fait pas de doute.

— Je m’en tiendrai à celle qu’ils ont signée, répondit La Bourdonnais avec calme.

— Mettons fin à cette scène pénible, dit Bury en contenant d’un geste d’Espréménil, rien ne vaincra l’obstination de monsieur ; il ne nous reste qu’à ordonner aux officiers et troupes de cette garnison de ne point évacuer la place de Madras et de ne point embarquer sur les vaisseaux, à moins d’y être forcé les armes à la main. Et, maintenant, messieurs, retirons-nous.

Bury fit un salut et sortit suivi de tous les députés.

À peine dans la rue, d’Espréménil saisit les mains du major général :

— Je vous en conjure, encore une fois, mon cher ami, ne perdez plus une minute, faites arrêter ce traître, si vous ne voulez pas que nous soyons ses prisonniers avant une heure.

Mais Bury hésitait :

— De telles mesures entre Français sont impraticables.

— Eh bien, bonsoir, messieurs, et bonne chance, s’écria d’Espréménil, vous vous souviendrez de ma prédiction quand vous serez sous les verrous. Quant à moi, je n’ai aucun goût pour la captivité, et je prends le large.

À grandes enjambées, il s’élança et disparut.

— Il a raison, filons au plus vite, dit Kerjean à Bussy, je ne tiens pas non plus à être mis en cage.

Un quart d’heure après, en effet, les députés qui n’avaient pas su se dérober assez vite étaient arrêtés, Bury en tête, par ordre de La Bourdonnais.

V

LES CINQ FLÈCHES DE L’AMOUR

   Ah ! terre et ciel ! voyez ce que nous sommes !
Les champs qui produisent pour nous le riz et les légumes,
    où sont-ils ?
  Pas une tige de sorgho, pas un brin d’herbe, pas un
    pétale de rose qui nous appartiennent !
  Où sont les sources pures où notre soif peut s’étancher ?
  L’eau qui tombe des abreuvoirs dans les pas des bestiaux,
    c’est là notre breuvage !
  Ah ! terre et ciel ! voyez ce que nous sommes !


Le chant montait, de la place solitaire brûlée par le soleil de midi.

C’était l’heure accablée de la sieste ; tous les stores étaient baissés devant les fenêtres, un grand silence endormait la ville et, par-dessus les remparts de Madras, la mer, très calme, étincelait.

Bussy était étendu sur un canapé de jonc, dans sa chambre, obscurcie par l’épaisseur des stores. À peine enveloppé d’un léger vêtement de toile fine, et malgré le mouvement rapide du panka, qui agitait l’air, il lui semblait que son sang devenait du feu. et le sommeil le fuyait.

C’est qu’à la chaleur de l’atmosphère se joignait pour lui celle de la fièvre, qui remplaçait l’engourdissement réparateur par une excitation douloureuse. Le jeune homme constatait avec colère, qu’il était hanté par le souvenir de cette Hindoue pour laquelle il aurait pu stupidement mourir sans qu’elle s’informât même de son nom ; et que, malgré sa ferme volonté de l’oublier, il y pensait le jour et il en rêvait la nuit.

Les événements qui l’avaient tout d’abord et violemment arraché à lui-même, le laissaient maintenant dans une oisiveté funeste, emplie tout entière par cette torturante rêverie.

— Pourquoi m’a-t-elle traité comme un ennemi ? se demandait-il cent fois. Ah ! ce mystère dont a parlé le brahmane, le savoir c’est tout ce que je désire ; ensuite j’oublierai ce rêve, ou plutôt ce cauchemar.

Et oppressé, il s’agitait sur la criante chaise longue, tandis qu’un léger ronflement venait de la pièce voisine où Kerjean dormait paisiblement.

Douloureuse et touchante, la voix montait de nouveau au dehors, tout proche maintenant :

    Ah ! terre et ciel ! voyez ce que nous sommes !
Les tigres ont leurs antres, les serpents leurs trous, les
      oiseaux ont leurs nids dans les branches.
    Dans la maison de son père naît et meurt l’homme des
      quatre castes.
   Où donc peut-il naître, le paria ? Le paria, où donc peut-il
      mourir ?
   Ah ! terre et ciel ! voyez ce que nous sommes !

Bussy s’était élancé d’un bond vers la fenêtre :

— Naïk !

Et il avait un battement de cœur, dont la violence l’étonna.

— Suis-je fou ? murmura-t-il, est-il possible que l’idée seule de revoir cet homme qui peut me parler d’elle, me bouleverse à ce point ?

Il voulut se contraindre à ne pas soulever le store ; mais la lutte fut courte, à peine le temps de compter jusqu’à dix, et le jeune homme plongeait sa tête et son torse, hors de la fenêtre, dans la fournaise extérieure.

Sur la place, à quelques pas de la maison, un homme nu se tenait debout. Son corps brun était à tel point inondé de sueur, que le soleil se mirait dans ce ruissellement. Sa tête s’abritait sous une large feuille de figuier nouée sous le menton.

— Naïkl cria Bussy.

L’homme eut un sursaut de joie et joignît les mains comme dans la prière. Puis il courut vers la maison.

— Eh bien, Naïk, te voilà donc ? s’écria Bussy, quand le paria fut près de lui. Je suis vraiment bien coupable envers toi, car je t’avais, pardieu, complètement oublié, tant j’étais en fureur…, là-bas…, en quittant ce lieu maudit. Mais j’ai pensé à toi, depuis, et je m’en voulais de mon ingratitude. Comment diable m’as-tu retrouvé ?

— Ah ! maître, dit Naïk, dont les yeux si grands rayonnaient de joie, c’est toi qui m’as trouvé, tu as reconnu ma voix, tu te souvenais de mon nom ! j’allais chantant de rue en rue et de place en place, le chant a trouvé le chemin de ton oreille : c’était mon espoir, et tu m’as appelé.

— Mais tu frissonnes, mon pauvre Naïk, dit Bussy, en jetant au paria une couverture de laine douce. Il paraît que l’air du panka, qui me semble pourtant une haleine de l’enfer, est relativement frais et va te geler jusqu’aux moelles. Que t’est-il donc arrivé ? Tu me parais plus maigre et plus hâve que jamais.

— Je suis heureux, dit Naïk.

— Tant mieux ! Je voudrais en pouvoir dire autant. Mais puisque ton projet est de t’attacher à mes pas, je te préviens que je ne veux pas de meurt-de-faim à mon service et que j’entends que tu engraisses.

— J’engraisserai.

— En attendant, tu me sembles à jeun depuis des semaines, fais-moi le plaisir de manger ce qui reste de pâtisseries sur ce guéridon.

— J’obéis, maître, dit Naïk, mais il y a des racines dans les champs, je n’étais pas à jeun.

Bussy s’était recouché sur le fauteuil de jonc et regardait avec douceur le paria mangeant lentement ces gâteaux qui lui révélaient des sensations inconnues. Le marquis essayait de se persuader que la sympathie compatissante que lui inspirait Naïk était toute naturelle et désintéressée, et il y avait vraiment dans son cœur, jeune et enthousiaste, beaucoup de pitié pour ce déshérité qui se donnait à lui avec une joie si ardente ; mais la source de plaisir que sa subite présence lui faisait éprouver était ailleurs, Bussy ne voulait pas en convenir avec lui-même et il était irrité d’en être cependant certain. Naïk était le dernier anneau d’une chaîne qu’il ne pouvait plus briser, et il sentait un apaisement singulier depuis qu’il avait ressaisi ce faible chaînon. La fièvre s’en était allée, subitement.

Naïk après avoir bu un verre d’eau de neige, pelotonné dans la couverture, s’était accroupi aux pieds du jeune homme et le regardait en silence, semblant attendre une interrogation. Bussy la retardait, se faisant violence encore. Il prit un détour.

— Tu as donc quitté le service du palais ? demanda-t-il. Tu t’es donc enfui ?

— La disparition d’un ver de terre ne se remarque pas, dit le paria en souriant ; un autre prendra ma place, recevra au lieu de moi les détritus et les injures, notre seul salaire, et nul ne s’apercevra qu’il y a un paria au lieu d’un autre.

— Pourquoi ne m’as-tu pas rejoint plus tôt ?

— C’était pour te mieux servir, maître, dit Naïk avec un éclair dans les yeux, j’ai voulu faire l’impossible, et je l’ai fait.

Le marquis se souleva et plongea un regard ardent dans celui du paria :

— Que veux-tu dire ? balbutia-t-il, ce mystère dont parlait Rugoonat Dat… ?

— Je le sais.

Bussy se leva et poussa un long et lent soupir.

— Enfin ! s’écria-t-il, tu vas donc me délivrer de cette obsession ! tu vas, en satisfaisant ma juste curiosité, me permettre d’oublier ce dont je me souviens trop.

Le paria secoua la tête avec une expression de tristesse.

— Tes yeux se sont aveuglés de sa beauté, ils ont bu son âme, dit-il, tu n’oublieras pas, on ne peut pas l’oublier ; ce que j’ai à t’apprendre devrait pourtant te guérir ; mais tu ne guériras pas, hélas ! jamais tu n’oublieras.

— Tu crois ? murmura Bussy, qui, la tête baissée, le regard rivé au plancher, sembla descendre jusqu’au fond de lui-même.

Naïk soupira et garda le silence.

— Allons ! dis ce que tu sais, reprit le marquis après un instant.

La respiration régulière qui venait de la chambre voisine semblait inquiéter Naïk.

— C’est un ami, dit Bussy ; il dort profondément, d’ailleurs il n’entend pas l’hindoustani, tu peux parler.

— Je ne te dirai pas, seigneur, au prix de quelles ruses je suis parvenu à savoir ce que le brahmane n’avait pas voulu dire. Je ne risquais que ma vie, mais la perdre eût été te mal servir. Sache donc que, comme un reptile, je me suis glissé dans les retraites les plus sacrées, sans souci du sacrilège ; des jours entiers, presque sans souffle, blotti sous quelque meuble, ou enroulé aux sculptures d’une colonne et me confondant avec elles, j’ai vu ce que je ne devais pas voir et entendu ce que je ne devais pas entendre.

— Ah ! merci, Naïk ; toutes ces choses tu me les diras !

— Oui, maître, j’ai de quoi entretenir ton mal et t’empêcher d’y succomber peut-être, puisque tu ne peux en guérir. Ma mémoire fidèle garde un trésor qui t’appartient et dont je serai avare, pourtant, afin que tu ne l’épuises pas trop vite.

— Mais, dit Bussy en souriant, tu me déclares incurable avec une certitude qui m’amuse. Comment donc as-tu si bien deviné ce que je sais à peine moi-même !

— Les cris de ton délire, sous le hangar inhospitalier, les murmures de tes rêves, c’est moi qui les entendais, ne mettaient-ils pas ton âme à nu ? et sans cela même, mon cœur, qui souffre avec le tien, avait tout deviné.

— Tu ne songes pas à la volonté qui triomphe des faiblesses du cœur.

— L’amour a cinq flèches, une pour chaque sens, dit Naïk gravement ; quand toutes vous ont frappé, comment retenir la raison, fuyant par tant de blessures ?

— Nous verrons cela. Continue.

— Après ton départ, la reine revint au palais, et je commençai à épier. Je vis et j’entendis cent choses n’ayant nul rapport avec ce que je voulais savoir. La première révélation me vint d’une entrevue de la reine avec le brahmane Rugoonat Dat. Je te rapporterai leurs paroles, ma mémoire les a gardées toutes, les voici :

« — Saint brahmane, demanda la reine, peux-tu paraître en ma présence ? t’es-tu suffisamment purifié des souillures qu’inflige la fréquentation d’un barbare ?

« — Le brahmane, répondit Rugoonat Dat, sanctifie, et sa pureté ne peut être souillée ; cependant pour te complaire j’ai rempli les rites prescrits.

« — Le barbare nous a délivrés de sa présence : est-il parti satisfait de mes largesses ? suis-je suffisamment libérée envers lui ?

« — Le barbare a presque tué ton messager, il a éparpillé dans la boue tes pierreries et s’est enfui, ivre de colère, en n’acceptant rien de toi.

« — Alors il me fait don de la vie ! s’écria la reine, dans une vive agitation, et tu as supporté une pareille injure ? tu n’as pas retenu le maudit ?

« — Le cheval était rapide, et dans son indignation le jeune homme ne me ménageait pas.

« — Il t’a insulté, toi, un brahmane ! et tu l’as laissé vivre ?

« — Certes ! Sa fierté et son regard étincelant me plaisaient fort. J’ai cru voir en cet étranger une incarnation de notre héros Rama.

« — Rugoonat Dat ! s’écria alors la reine en se levant d’un air courroucé, les singulières révoltes de ton esprit contre toutes nos traditions m’effrayent vraiment. Je ne suis pas digne de disputer avec un saint tel que toi ; c’est pourquoi je te prie de me laisser pour m’éviter le péché d’une colère sacrilège. »

— À ces mots, le brahmane salua et se retira, en dissimulant un sourire où il y avait un peu de pitié.

— Sais-tu que ce brahmane est un brave homme ! s’écria Bussy. Je regrette de l’avoir malmené et je lui en ferai mes excuses à l’occasion. Mais la reine, que fit-elle lorsqu’elle fut seule ?

— Pareille au soleil qui s’enfonce dans les nuées, elle voila un instant son beau visage dans ses mains, comme pour échapper à une honte ou à une crainte. Puis elle appela ses deux femmes favorites, deux princesses qui ne la quittent guère, l’une surtout qu’elle préfère à toutes et qui a nom Lila. Elle leur dit comment l’odieux étranger avait refusé ses présents et dans quelle colère la plongeait cette nouvelle.

« — Songe, Lila, disait-elle, quelle humiliation ! Ma vie est un don qu’il m’a fait ! Pourrai-je la supporter ? Ah ! l’horreur me saisit quand je me souviens qu’il m’a tenue dans ses bras, que j’ai roulé dans l’herbe avec lui, et que son sang était sur moi !

« — La Lumière du Monde s’éteignait sans lui, dit Lila, caressante ; reine, il t’a sauvée !

« — Vous sauve-t-il, le pestiféré qui vous arrache aux flammes, mais vous laisse une souillure mortelle ? »

— Et comme les yeux de la reine se noyaient de larmes, pour la calmer, on fit entrer les bayadères et les jongleurs, avec la musique bourdonnante.

— Alors, si je comprends bien, s’écria Bussy, en empêchant la reine d’être mangée par un tigre, je l’ai à jamais déshonorée ?

— C’est quelque chose comme cela, répondit Naïk. Ces préjugés que ton esprit rejette, la reine est leur esclave. Tes dieux, paraît-il, ne sont pas les siens, tu manges de la chair de vache, crime irrémédiable qui te rend impur à ses yeux autant qu’un paria ; c’est pourquoi l’on t’a traité avec cet incroyable mépris, le donnant des parias pour serviteurs. Tout ce qui t’a servi et le hangar qui t’abritait ont été livrés aux flammes.

— Eh bien ! voici une jolie situation pour un amoureux ! être un objet de dégoût, une peste pour celle qu’on voudrait charmer ! c’est délicieux ! Et tu t’imagines que cette aimable découverte ne va pas, d’un seul coup, effacer cette folie de mon cœur ?

Et il eut un éclat de rire.

— Serait-ce possible, maître ? murmura Naïk que cette gaieté étonnait. Pourtant, il secoua la tête, gardant ses doutes.

— Voyons, reprit Bussy, est-ce tout ce que tu sais ? Fais-moi boire l’antidote jusqu’à la lie.

— Le plus amer est passé. Mais il reste de curieuses choses. Il y a, près de la reine, un autre brahmane, nommé Panch-Anan, un des noms de Siva, qui est tout l’opposé de Rugoonat Dat ; il n’étudie pas comme lui les livres sacrés pour en comprendre la grandeur et le sens vrai, il s’en tient aux formules, et le fanatisme de sa piété n’a pas de frein. Panch-Anan est l’intime conseiller de la reine, il exalte sa dévotion et terrifie son âme. Sans la noble fermeté de Rugoonat Dat, dont le caractère en impose même à ses ennemis, ta vie peut-être n’était pas en sûreté. Il vint te voir pour montrer combien il réprouvait la façon dont tu étais traité. Panch-Anan n’osa plus alors réclamer ta vie ; il déclara que la reine pouvait être purifiée de la souillure par une cérémonie solennelle, et qu’en te payant ton service, on brisait tout rapport avec toi. Mais l’incantation n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ; une entrevue de la reine avec Panch-Anan m’a révélé leur trouble à ce sujet. La purification n’a amené aucun apaisement, la reine se sent souillée comme auparavant, elle se dit malade, énervée, le sommeil la fuit. Elle montre même de la colère contre le brahmane, qui épuise en vain son trésor pour lui rendre Dourga et Siva favorables. Panch-Anan affirme que les rites de la purification ayant été accomplis par lui-même sont infaillibles ; qu’une cérémonie aussi solennelle ne peut être renouvelée avant qu’on ait découvert la cause qui l’a empêchée de réussir, et que cette cause, il la cherchera. Voilà où ils en sont. J’ai cru en savoir assez et j’ai quitté le palais pour te rejoindre, ô mon maître !

— Quelle bizarre aventure ! dit Bussy. Ne serait-ce pas vraiment une belle victoire que de vaincre tous ces préjugés et de conquérir cette femme ? Mais je me dois à mon pays et n’ai pas de temps à perdre à toutes ces folies. Donc, nous n’en parlerons plus.

Kerjean venait de passer la tête par la porte, en s’étirant et en bâillant. Il regarda avec surprise le maigre Naïk émergeant de la couverture.

— Qu’est cela ? cher ami, s’écria-t-il en entrant tout à fait.

— Quelque chose comme un chien perdu que j’adopte ; un cœur dévoué qui se donne à moi.

— Vraiment ? Mais d’où sort celui-ci, maigre comme un fakir, qui me regarde avec ses énormes yeux ?

— Je dois vous avertir, mon cher — car peut-être vous croyez, vous aussi, aux souillures — que cet homme est un paria.

Le jeune homme fit un bond en arrière :

— Un paria ! Qu’allez-vous faire d’un paria ? Ses pareils sont des êtres abjects, plus stupides que les brutes. Votre bon cœur vous égare.

— Celui-ci m’a donné des preuves d’un dévouement profond et d’une haute intelligence. Je vous assure que je l’aime beaucoup, dit Bussy en posant la main sur la tête de Naïk. Il est fort maigre, j’en conviens, mais c’est là sa seule maladie ; je lui ai d’ailleurs ordonné d’engraisser, et il est obéissant.

— C’est de la folie ! s’écria Kerjean en se laissant tomber sur un siège ; vous vous ferez le plus grand tort, laissez-moi vous le dire, en traînant à votre suite un être qui est un objet d’horreur pour le dernier des valets. Pas un ne vous restera.

— Si les serviteurs me quittent, il me servira mieux qu’eux et, de plus, il me sera précieux pour me perfectionner dans la langue de l’Inde.

— Y pensez-vous, ces gens-là savent à peine parler et s’expriment de la façon la plus grossière !

— Il y a des poètes partout, mon ami ; la poésie ne se trouve pas souillée, elle, pour habiter le cerveau d’un paria ; celui-ci la loge à mon idée, et il s’exprime naturellement de la façon la plus agréable. D’ailleurs, c’est un « valouver » ; connaissez-vous ce mot ?

— Oui, un savant… relatif, dit Kerjean en faisant la moue.

— Il est bien entendu que, si sa présence vous offusque, il ne paraîtra pas devant vous.

— Plaisantez-vous ! s’écria Kerjean d’un air fâché ; dès que vous êtes bien décidé à vous compromettre pour ce maigre bonhomme, je me compromets avec vous. Vous devez avoir vos raisons, je les respecte.

— Merci, dit Bussy en tendant la main à son ami.

— Bonjour, valouver, cria gaiement le jeune officier en frappant sur l’épaule du paria. Vous voyez, j’y touche, ajouta-t-il en se tournant vers Bussy, je n’ai pas de préjugés.

— Vous êtes le plus charmant des hommes.

Naïk avait écouté, ou plutôt regardé, cette conversation qui avait eu lieu dans une langue inconnue ; il l’avait en partie comprise, et lorsqu’il se vit accepté par le nouveau venu, il le remercia d’un regard si expressif que, sous sa lumière, Kerjean sentit se fondre toutes ses préventions.

VI

LA MOUSSON

Le pavillon de tempête vient d’être hissé dans l’air étouffant, comme mort. Un coup de canon a été tiré et c’est à peine si l’atmosphère immobile le répercute. Tout Madras en est ému cependant et, malgré l’accablante chaleur, le sommet des remparts, et toutes les places d’où l’on découvre la mer, se peuplent d’une foule inquiète, composée d’Anglais autant que de Français, d’Hindous et d’Arméniens.

Le soleil brille encore de tout son éclat, et au zénith le ciel est pur ; mais à l’occident, comme si la mer était en ébullition, des fumées, de plus en plus épaisses, semblent sortir des flots et s’accumulent à l’horizon.

C’est l’ouragan périodique qui vient à sa date. Ainsi qu’un monstre déchaîné, il s’avance implacable, et déjà dévore l’azur.

Beaucoup de braves marins vont payer, peut-être, de leur vie, les retards de La Bourdonnais, qui, malgré la saison avancée, ont suspendu le départ de l’escadre. Maintenant, il est trop tard.

En toute hâte le commandant vient d’envoyer aux navires l’ordre de couper les amarres et de prendre le large, d’échapper ainsi à une perte certaine par une perte probable, de se jeter dans l’ouragan, enfin, pour ne pas être jeté par lui sur les côtes, et brisé.

Déjà les voiles se déploient sur les mâtures ; molles et tombantes, dans l’air sans souffle, elles font penser, à tous ceux qui les regardent, le cœur serré par l’angoisse, à des linceuls que l’on prépare.

Plus que tout autre, La Bourdonnais doit souffrir. Son esprit doit être tenaillé horriblement par les remords ; ces beaux navires sont comme ses enfants, c’est lui qui les a équipés, armés, presque construits ; il a guidé souvent leur majestueux essaim à travers les mers, dans les combats, dans les victoires, et maintenant par sa faute ils doivent faire face à un danger plus terrible que celui de la guerre ; les reverra-t-il jamais ?

Il est là debout sur le rivage, pâle, la bouche serrée, l’œil à la longue-vue, surveillant le sinistre appareillage.

Déjà le Duc d’Orléans est prêt. Il vire lentement sous l’absence du vent. Puis soudain ses voiles se gonflent ; la première rafale l’a saisi et il court une bordée qui le rapproche de la ville. L’équipage, alors, dans un hurrah, jette un adieu résigné et mélancolique à la terre ; la foule lui répond par un long cri de douleur, et le vaisseau prend son chemin vers l’ombre effrayante.

L’Achille part à son tour, puis le Bourbon, le Neptune, le Phénix, la Princesse-Marie, toute l’escadre ! Les voiles, que le soleil frappe encore, ont un éclat éblouissant sur le fond noir de l’horizon, puis elles entrent dans la pénombre, deviennent grises, et bientôt les vaisseaux s’enfoncent et disparaissent dans la nuit obscure qui semble les dévorer.

La foule, muette et immobile, a comme l’impression d’un immense suicide.

Une cloche se met à tinter dans la ville, pareille à un glas ; c’est à l’église du couvent des capucins où l’on commence des prières pour le salut des marins.

Voilà que le soleil est atteint, il devient pâle, puis sanglant, et la sombre houle des nuages le submerge. Une obscurité presque nocturne tombe sur la ville à travers laquelle la foule se disperse en hâte, sous les tourbillons de sable que les rafales intermittentes, qui tombent tout à coup, arrachent à la grève.

Et brusquement, dans un mugissement terrible, le vent fait irruption, avec la violence d’un fleuve au cours rapide. Les minces cocotiers ploient jusqu’à balayer le sol de leur tête échevelée. Toutes sortes de débris volent et tournoient dans l’air, et l’écume des lames est emportée aussi, comme une neige.

La tempête atteint vite son paroxysme ! Le ciel n’est plus qu’un vaste éclair et la foudre éclate de tous les côtés à la fois dans un fracas assourdissant.

En mer, c’est un chaos qui peut donner une idée des luttes élémentaires des premiers âges du monde ; des gouffres se creusent, et, comme si des volcans les soulevaient, des vagues monstrueuses s’élèvent, puis, avec un tumulte épouvantable, se versent en cataractes phosphorescentes et, dans une course vertigineuse, débordent les rivages, couvrent d’écume les quais et les remparts. Les nuages semblent la fumée flamboyante d’un incendie qui passe, et ils éclairent d’une lueur fantastique cet effroyable bouleversement, dont le vacarme est tellement surhumain qu’à l’entendre les oreilles humaines saignent.

D’heure en heure, de nuit en jour, la tempête se prolonge avec des apaisements momentanés et des recrudescences de fureur. Les lumières restent allumées dans les maisons où les habitants sont enfermés, pâles de terreur et les poumons oppressés par l’étouffante chaleur. Les murs tremblent ; les toits ruissellent et les chambres sont envahies par des hôtes inattendus et qu’en vain l’on s’efforce de chasser. Des torrents d’eau inondant leurs retraites, toutes les bêtes qui gîtent dans les crevasses, dans les caves et les recoins humides, se replient en désordre vers les demeures des hommes : les reptiles, les crapauds, d’innombrables lézards, courent, rampent sur le parquet, tandis que les murailles disparaissent sous le grouillement des cancrelats, des scorpions ; et le dégoût qu’inspire une telle compagnie s’ajoute à l’effroi et à l’énervement que fait éprouver l’orage.

Enfin, après la seconde nuit, la tempête se calme, le tonnerre cesse son vacarme, le déluge prend fin, et reptiles et insectes regagnent leurs pénates.

Dès que l’on peut mettre le nez dehors, un grand nombre de noirs apparaissent chargés de longues échelles, qu’ils appuient contre les maisons et qu’ils gravissent lestement. D’autres jaillissent des mansardes, découvrant leurs dents blanches dans un large rire en se glissant sur les toits.

Il s’agit d’une pêche des plus originales, celle des poissons, d’assez forte taille, que la violence du vent, ou on ne sait quel phénomène, transporte, pendant les tempêtes, sur les toits et les terrasses.

Bientôt les fenêtres se rouvrent, les rues ravinées et bouleversées se repeuplent ; l’on court à la grève jonchée de débris et où s’échouent toutes sortes d’épaves de mauvais augure, et de nouveau les regards anxieux interrogent la mer déserte.

Du haut du fort Saint-Georges, derrière la fenêtre grillée de l’appartement qui leur sert de prison, le major général de Bury et ses compagnons de captivité regardent, eux aussi, avec une inquiétude poignante l’Océan encore tout blanc d’écume. A-t-il tout englouti ? l’escadre française n’est-elle plus qu’un souvenir ?

Le brave ingénieur Paradis ne peut calmer son indignation ; sa face énergique, un peu congestionnée, est toute froncée par la colère, et, avec son léger accent suisse, il ne cesse de mâchonner des jurons.

— Que le grand diable d’enfer emporte cet amiral de malheur ! grommelle-t-il ; nous aurions bien pris Madras sans lui, et nous ne serions pas dans un pareil pétrin. Cette gueuse de forteresse serait à bas, au lieu de nous tenir là penauds et rageant comme des rats pris au piège.

— Le sort de ces pauvres officiers des navires et de leurs matelots, qui sont peut-être, pour la plupart, à l’heure qu’il est, entamés par les poissons, me fait oublier les ennuis de notre situation, dit Bury. Qu’un commandant d’escadre ait pu à ce point compromettre la sûreté de ses vaisseaux, c’est ce que je ne peux comprendre. S’il est vraiment assez infâme pour avoir vendu sa complaisance aux Anglais, et assez criminel pour, ayant d’un côté la vie de ses hommes et de l’autre un méchant million, avoir laissé pencher la balance du côté de l’argent, il mérite vraiment d’aller bouillir dans la marmite où le souhaite Paradis.

— L’absence de nouvelles et l’incertitude où elle nous plonge me font bouillir le sang, à moi, dit de La Touche en se promenant à grands pas.

— Et moi, l’absence de sorbets me met le gosier en feu, s’écria Changeac ; puisque ce Judas breton s’est chargé de nous, il devrait bien nous faire monter quelques rafraîchissements.

— Il veut nous faire crever de soif, grogna Paradis. Je le traitais mieux quand il logeait chez moi à Oulgaret. Ah ! si j’avais su !

De La Touche s’était rapproché de la fenêtre :

— Voyez donc, messieurs, dit-il tout à coup, n’est-ce pas notre ennemi qui s’agite là-bas sur la grève ?

— Où est-il, que je vomisse sur lui des malédictions ? cria Paradis.

— Il doit être dans ses petits souliers, dit Bury ; sa responsabilité est grande, et l’on dirait que la mer lui rend ses vaisseaux à l’état de bois à brûler.

Les têtes des prisonniers se pressaient aux barreaux de la fenêtre, cherchant à comprendre, malgré l’éloignement, ce qui se passait sur le rivage. Toutes les chelingues semblaient détruites ; car l’on mettait à la mer les catimarons, ces sortes de radeaux composés de trois pièces de bois et qu’un seul homme fait manœuvrer à l’aide d’une pagaie. Ils s’en allaient à la découverte sur les flots encore agités, paraissaient et disparaissaient dans les creux et sur les crêtes.

D’énormes épaves s’échouaient sur le sable ; des mâts rompus, des chaloupes brisées et, à ce qu’il semblait, des cadavres. À un certain moment, tout l’intérêt de la foule se porta vers un débris flottant, bouée ou panier, qui soutenait sans doute un naufragé.

L’horizon demeurait désert, aucune voile n’apparaissait.

Vers le soir, un catimaron reparut chargé d’hommes. Les prisonniers en comptèrent huit se profilant sur les clartés du couchant. Le noir qui dirigeait le radeau les amena, non sans peine, jusqu’au rivage, où ils furent entourés et enlevés par les assistants.

— Ils sont sauvés au moins ceux-ci ! s’écria Bury qui, ainsi que ses compagnons, suivait toutes ces scènes avec la plus vive émotion.

— Ils vont donner quelques nouvelles des autres, dit de La Touche ; c’est vraiment cruel de nous laisser ainsi ignorer le sort de nos frères !

Ils continuèrent à regarder jusqu’à fatiguer leurs yeux, mais la nuit vint, tout se brouilla, et ils ne virent plus que des lumières courant ou stationnant le long de la dernière lame, dont les blanches cascades d’écume restèrent longtemps visibles.

Lorsqu’il ne fut plus possible de rien découvrir, Paradis ne put maîtriser un accès d’indignation, il se mit à secouer la porte, verrouillée extérieurement, à la frapper de ses poings fermés en criant et en appelant. À la grande surprise de ses compagnons qui s’efforçaient de calmer cette violence inutile, une voix amie répondit à Paradis, et, avec le soldat de garde qui apportait des lumières, Kerjean s’élança dans la chambre.

— Salut, messieurs, s’écria-t-il, j’ai pensé que vous deviez souffrir mille morts d’être là sans nouvelles au milieu de tant d’événements : aussi j’ai séduit les geôliers et forcé la consigne pour vous en apporter.

Toutes les mains se tendirent vers le jeune officier ; la même question s’échappa de toutes les bouches :

— Que sait-on de l’escadre ?

— De bien tristes choses, et l’on ne sait pas tout encore. Le Duc d’Orléans a sombré et tout l’équipage a péri, plus soixante prisonniers anglais ; huit hommes seulement, cramponnés à des épaves, ont été recueillis par un catimaron. De nos captures anglaises une seule, la Princesse-Marie, est encore à flot, complètement démâtée, avec huit pieds d’eau dans sa cale. Les deux autres, l’Advice et la Marie-Gertrude, ont coulé avant d’avoir pu quitter la rade. Le Phénix, perdu corps et biens. Le Bourbon a été aperçu, à la pointe de Saint-Thomé, n’ayant plus que son mât de misaine et fatiguant d’une manière terrible. De l’Achille et du Neptune on ne sait rien encore. Enfin plus de douze cents hommes perdus jusqu’à présent, voilà la vérité, messieurs.

— C’est horrible, s’écria Bury en se laissant tomber sur un siège.

Il y eut un long silence de consternation ; le brave Paradis se cachait pour essuyer ses larmes.

— Et que dit de cela La Bourdonnais ? demanda enfin de La Touche.

— L’amiral est consterné, et je crois que nous serons bientôt débarrassés de lui. Mais j’y songe, vous ne savez rien depuis que ce misérable vous tient sous les verrous ? Voici le nouveau : des instructions complémentaires sont arrivées de France donnant tout pouvoir à mon oncle Dupleix et au Conseil supérieur ; La Bourdonnais a seulement voix délibérative, mais doit se soumettre aux décisions prises.

— Voilà qui est écrasant ! s’écria Changeac.

— L’amiral résiste encore ; mais le fond de sa pensée lui est échappé après boire ; il s’est écrié, paraît-il : « Mon affaire est sale ! j’ai agi trop vite ; mais je sais un moyen de me tirer de là ». Et il dit à qui veut l’entendre qu’il donnerait un bras pour ne jamais avoir mis les pieds à Madras.

— Ce bras-là aurait sauvé sa tête, qui n’est pas solide sur ses épaules, grommela Paradis.

— Ce qui l’écrase, continua Kerjean, c’est la ruine de son escadre, il faut qu’il cède à présent et qu’il parte au plus vite avec les débris de ses vaisseaux. Mais il nous laisse dans une jolie situation ! Si le coup de vent n’a pas épargné Pondichéry, où sont mouillés le Lys, le Saint-Louis et la Renommée, nous n’avons plus un navire sur la côte de Coromandel et l’escadre anglaise, à l’abri dans un port sûr, existe dans son entier, et va nous tomber dessus au premier jour.

— Et les canons prêtés par Dupleix, s’écria Bury, ils étaient sur les navires et sont au fond de l’eau à présent.

— Sans compter cinq cents hommes du contingent de Pondichéry que La Bourdonnais, pour mieux nous tenir, avait embarqués, ajouta Kerjean.

— De sorte que la capitale de l’Inde française est à l’heure qu’il est sans défense, conclut de La Touche.

— Eh bien, nous sommes là ! s’écria Paradis, en se levant ; sous les ordres d’un gouverneur comme Dupleix, on fait l’impossible, et nous le ferons, nous battrons les Anglais et les Maures avec !

— Tu es un vaillant, toi, et tu as raison, dit Kerjean, en embrassant Paradis ; voilà ce qui s’appelle parler, et le découragement n’a jamais servi de rien. Maintenant, messieurs, je dois vous faire mes adieux, je pars cette nuit, avec de Bussy et ses volontaires, pour Pondichéry. Nous allons par terre puisqu’il n’y a plus de navires. Si vous avez des commissions pour la capitale, faites-les-moi tenir dans une heure. Je vous dis : À revoir et à bientôt. Quel qu’il soit, le dénouement ne peut plus tarder, et votre captivité touche à sa fin. Votre indigne geôlier va être forcé de quitter la place. À revoir donc, messieurs, et bon courage !

Après avoir serré les mains de ses amis, le jeune officier s’éloigna rapidement.

VII

PONDICHÉRY

Une jolie maison, carrée, petite, tout enveloppée de beaux arbres qui la rafraîchissent, dans l’avenue de Valdaour, hors des murs de Pondichéry. Un seul étage, au-dessus du rez-de-chaussée, et pour toit une terrasse, entourée de pilastres peints en rose clair. Devant les fenêtres, une galerie courant tout autour du logis, soutenue d’en bas par des colonnes carrées et soutenant l’avancement du toit par des colonnes rondes, le tout badigeonné d’un tendre ton rose, rehaussé de vert pâle.

L’intérieur de l’habitation est simple et coquet : au rez-de-chaussée, un grand salon, qui sert de salle à manger, entouré de divans chargés de coussins ; au premier, la chambre à coucher avec des nattes vertes sur le sol, des stores devant les grandes baies ouvrant sur la galerie ; la bibliothèque où sont alignés des livres assez peu nombreux, mais tout usés par le travail ; le cabinet de toilette, doublé par une glace qui occupe tout un panneau. Dans un autre corps de logis sont les écuries et les communs.

Le marquis de Bussy a fixé sa résidence dans cette maison, installée par une famille de commerçants français, qui était venue chercher fortune aux Indes. Mais il ne reste de cette famille qu’une jeune fille : Marion, orpheline, qui, pour vivre, loue la maison, son seul héritage, à de nobles officiers, et tient, au besoin, leur ménage, en qualité de gouvernante.

Marion, la gracieuse orpheline aux doux yeux couleur de myosotis ; Naïk, qui, vêtu maintenant d’une longue chemise blanche serrée à la taille par une ceinture rouge, coiffé d’un léger turban de mousseline, des anneaux d’argent à ses bras nus, et au cou un grand collier en graines de vanda, a fort bon air ; deux soldats, et quelques noirs, pour la cuisine et l’écurie, tels sont les serviteurs qui composent la maison du jeune capitaine, obligé à de grandes épargnes, en attendant la réalisation des espérances, fondées sur l’avenir, et qui sont tout son avoir.

Quelques jours après son arrivée à Pondichéry, il attendait le chevalier de Kerjean qui devait venir le prendre pour le présenter à Dupleix. Il était agité, un peu ému. Accoudé à la galerie du premier étage, il songeait à la France, quittée pour toujours peut-être, et il revoyait sa bonne mère, là-bas, au fond du Soissonnais. Ah ! si elle venait vraiment cette fortune qu’il ambitionnait, quelle joie il aurait à lui rendre, à la chère marquise, le luxe de son rang, à lui faire, après une triste jeunesse, une vieillesse heureuse ! Pour réussir, il fallait avant tout tâcher de plaire au gouverneur de l’Inde, lui inspirer confiance, être guidé par lui. Qu’était-ce, en somme, ce Dupleix ? Dans le principe, un simple marchand ; un employé de la compagnie, aux émoluments les plus modestes ; et pourtant, en peu d’années, il avait fait non seulement sa fortune, mais celle de cette compagnie qui était sur le point de périr lorsqu’il était venu dans l’Inde. Maintenant c’était presque un roi : il avait reçu des lettres de noblesse, avec la croix de Saint-Louis, et sa renommée grandissait. Il est vrai qu’il avait du génie, qu’il avait fait des merveilles et que plus d’une fois, abandonné de tous, il était parvenu à sauver la colonie. Mais lui aussi se sentait capable de grandes choses si l’occasion de les accomplir se présentait. Oui, être remarqué par Dupleix, c’était là le premier pas vers la fortune.

— En grande tenue, c’est parfait, s’écria Kerjean qui venait d’arriver : mon oncle est sévère sur l’étiquette, j’avais oublié de vous en prévenir.

Et il admirait, avec une pointe d’envie, l’élégance et la grâce de son compagnon, dans son habit bleu de roi agrémenté d’or, entr’ouvert sur le gilet et la culotte rouge. Il admirait la main blanche et féminine, et la jambe bien faite dont le bas de soie satinait les rondeurs.

— Vous êtes superbe, dit-il avec un soupir, vous allez nous enlever le cœur de toutes nos belles.

— Ne raillez pas, dit Bussy, je me trouve horrible dans cet habit militaire dont les couleurs hurlent d’être ensemble.

— Si l’habit est imparfait, il est certain que vous l’embellissez. Mais rassurez-vous, nous aurons l’occasion de déployer toutes nos grâces, dans le costume qui nous plaira, au prochain bal chez le gouverneur.

Marion s’avança pour donner à Bussy son épée et son tricorne galonné d’or, et les deux jeunes gens sortirent, à pied.

Il faisait un temps délicieux. La mousson, qui soufflait maintenant régulièrement, amenant des pluies fréquentes, rafraîchissait l’air et faisait tout fleurir et verdoyer. Bussy s’émerveillait de Pondichéry, qui semblait un parc immense.

— C’est Versailles, disait-il, mais un Versailles tropical, avec une végétation géante dont le roi-soleil n’a pu imaginer la splendeur.

— Nous sommes ici dans le quartier noble, dit Kerjean ; à l’intérieur des murailles, la ville n’est pas aussi fraîche et agréable, quoique très embellie déjà par mon oncle. Tout cet espace qui enveloppe Pondichéry depuis la mer jusqu’à la rivière d’Ariancopan sur une largeur d’un mille, en formant un demi-cercle de six milles de long, est enfermé par une haie formidable, faite de cocotiers et de palmiers, renforcée par le bas d’aloès et de cactus énormes qui la rendent impénétrable. C’est une défense très sérieuse contre la cavalerie, et l’infanterie se déchirerait ferme à essayer de la franchir. Cette haie bornait autrefois le terrain concédé aux Français par les princes du pays ; on l’appelle encore la Haye-de-limite. Il faut voir cela, c’est très curieux.

— Alors, c’est ici que loge la bonne société ?

— La bonne et la médiocre, tous ceux qui possèdent quelques revenus tiennent à honneur d’habiter le quartier élégant. D’ailleurs, comme la colonie est avant tout commerçante, on a quelques égards pour les marchands, et la société est forcément très mêlée.

— Louis XIV n’a-t-il pas déclaré qu’un homme de noble naissance ne dérogeait pas en faisant le trafic avec les marchands de l’Inde ? dit Bussy. Cela crée pour eux une sorte de privilège.

Sans qu’il y eût cohue, on voyait se suivre et se croiser dans les avenues, toutes sortes de véhicules : des palanquins, portés par des noirs et escortés d’un triple rang de gardes vêtus de blanc ; des chaises à porteurs richement peintes et vernies, tenues par des laquais en livrée ; des chars, à toit doré, traînés par des bœufs ; et de vastes carrosses, surmontés de galeries à jour, montrant des portières blasonnées. Parfois un chameau, portant un messager, se hâtait en grommelant, ou bien un éléphant, ayant sur son cou le mahout lui piquant l’oreille et sur son dos quelque seigneur hindou, passait la trompe basse et repliée, couvert d’une housse rouge, brodée aux coins, que chacun de ses larges pas faisait flotter et claqueter.

La résidence du gouverneur de l’Inde était construite dans le style du palais de Versailles ; mais avec un luxe plus voyant, plus coloré, et certaines concessions au climat du pays, telles que vérandas et galeries ouvertes.

Les deux officiers pénétrèrent dans la cour d’honneur, gardée par des grenadiers et par des cipayes, et, comme Kerjean était du palais, l’huissier de service les laissa entrer dans le parc sans les accompagner.

Ce parc ne ressemblait en rien, lui, au jardin taillé et régulier du palais de Versailles ; il était absolument féerique : les plus belles plantes de l’Inde, rassemblées et groupées avec art, formaient des gammes de nuances depuis le vert le plus pâle jusqu’au vert noir, d’un effet extraordinaire ; des feuilles d’une largeur inusitée, métalliques et découpées, d’autres minces et flottantes comme des flots de rubans, d’autres raides et tranchantes, hérissées d’épines, quelques-unes légères et vaporeuses pareilles à des plumes et à de la fumée, s’étageaient, s’escaladaient, se faisant valoir, tandis qu’au-dessus d’elles des troncs droits, s’élançant d’un seul jet, déployaient très haut des panaches et des gerbes translucides, jaillissant du milieu d’écorces déchirées et de fibrilles brunes emmêlées et pendantes comme des chevelures. Parmi toutes ces verdures étaient répandues une profusion de fleurs inconnues dont les chauds parfums alourdissaient l’air, et des milliers d’oiseaux et de papillons, criant, chantant, voletant, mettaient partout comme un pétillement de flammes.

Bussy s’avançait ravi, lentement.

Tout à coup, dominant le concert des oiseaux, une plainte musicale et douce se fît entendre. C’était la voix d’un violon qui pleurait et frémissait, filait des sons, égrenant une mélodie mélancolique et touchante.

— Chut ! dit Kerjean un doigt sur les lèvres, c’est mon oncle.

Ils s’arrêtèrent sous une fenêtre grande ouverte d’où venaient les sons.

— Voyez-vous, il compose, reprit Kerjean à voix basse, et, à en juger par la mélodie, son âme est triste.

Ils écoutèrent, en retenant leur respiration, tant que chanta le violon. Il se tut subitement, après une coda tumultueuse, sur un accord nerveux et violent, comme si le musicien entendait dire que les douleurs et les obstacles il les fallait vaincre par la force d’âme et la volonté.

Peu après, Dupleix parut à la fenêtre, tenant encore son instrument. Il était en manches de chemise, le jabot de dentelle un peu froissé.

— Bravo ! mon oncle ! bravo ! s’écria Kerjean.

— Ah ! vous m’écoutiez, monsieur l’indiscret ?

Et apercevant Bussy, Dupleix le salua.

— Montez, ajouta-t-il, je suis à vous. Et il se retira vivement de la fenêtre.

Quelques instants après, ils étaient introduits dans un salon somptueux, et bientôt, une riche portière s’écartant, Dupleix parut. Il avait passé un habit très simple, gris de lin, sans broderie.

En voyant de près le gouverneur, celui que les indigènes, autant que les Européens, appelaient : « le grand gouverneur », Bussy ressentit comme une commotion, tant il eut l’impression vive d’être en présence d’un homme vraiment supérieur, d’un dominateur, d’un maître.

Dupleix n’avait pas encore cinquante ans et aucune trace de fatigue n’altérait l’énergie de ses traits ; il apparaissait dans toute la plénitude de sa beauté morale et physique, la noblesse des pensées embellissant la forme. Il avait le front haut et vaste, le nez droit, la bouche fine et sérieuse, le bas du visage large et ferme, signe d’une indomptable volonté. Ses yeux noirs, grands, très doux d’ordinaire, dardaient par moments un regard d’un éclat et d’une pénétration extraordinaires, une flamme difficile à soutenir.

Ce fut un regard semblable que, tout d’abord, il attacha, en silence, sur de Bussy, comme s’il eût voulu le voir jusqu’à l’âme ; et il y avait dans ce regard une anxiété et un espoir, quelque chose qui semblait dire : « Peut-être celui-ci est-il l’homme que je cherche. »

Malgré son émotion, Bussy ne baissa pas les yeux ; sans orgueil, mais sans faiblesse, il soutint cet interrogatoire muet et laissa lire dans le bleu sombre de ses prunelles. Mais Dupleix adoucit vite l’expression de ses yeux, et, rompant ce silence qui pouvait paraître blessant, il s’avança avec un sourire affable.

— Capitaine, dit-il, c’est une véritable joie pour moi de vous voir ici ; je n’ai entendu de vous que des éloges, et je dois même vous présenter des excuses : si nous ne demandons pas pour vous la croix de Saint-Louis, c’est qu’il y a d’autres officiers qui ont plus d’années, s’ils ont moins de mérite, et il faut avoir quelque égard pour l’ancienneté.

— Monsieur, dit Bussy en s’inclinant, votre approbation me sera toujours plus précieuse que toutes les croix du monde.

Dupleix interrogea amicalement le jeune officier sur sa position, sur ses états de service et sur ses projets. Il l’écoutait avec attention et intérêt.

— Pourriez-vous, sans répugnance, vous établir dans l’Inde pour de longues années ? lui demanda-t-il enfin.

— J’ai l’idée, répondit Bussy, que ma destinée s’y accomplira, et, sans le connaître encore complètement, j’aime ce pays avec passion.

— Il ne vous dit pas tout, mon oncle, fit remarquer Kerjean, il parle le tamoul couramment et, je crois, aussi le persan.

— Vraiment ! s’écria Dupleix, en jetant encore sur Bussy un regard brillant d’espoir ; voilà ce que je n’ai pu obtenir d’aucun de mes officiers, pas même de ce paresseux de Kerjean.

— Ah ! mon oncle ! je me battrai tant que vous voudrez, je verserai tout mon sang pour vous avec joie, mais ne me demandez pas d’apprendre quelque chose. J’ai toujours été un mauvais écolier.

— Oui, je sais ; très brave, très dévoué, mais une mauvaise tête, folle de plaisir, dit Dupleix avec un sourire indulgent.

— Que voulez-vous, la jeunesse n’a qu’un temps ! soupira Kerjean.

— Allons, je dois vous quitter, dit le gouverneur en se levant ; j’ai quarante personnes à recevoir. Ah ! j’aurai quelque peine à leur faire bon visage.

— Seriez-vous souffrant ?

— Non, mais inquiet et d’humeur fort sombre.

— Quelque malheur nouveau menace-t-il la colonie ? demanda vivement Kerjean ; vous ne nous dites rien de Madras ; nos amis sont-ils enfin libres ? La Bourdonnais est-il dompté ?

— Je suis écœuré de la conduite de cet homme, dit Dupleix avec une expression douloureuse, il est à peine croyable que ce soit celui qui compte dans sa vie tant de grandes actions, le fondateur de la colonie de Bourbon, qui vient de nous donner un aussi désolant spectacle. J’ose à peine vous dire par quel crime il clôt cette campagne.

Et Dupleix regarda autour de lui pour voir si la salle était vide.

— Le croiriez-vous, messieurs, continua-t-il en baissant la voix, pour se tirer d’affaire, il a commis un véritable faux ! il s’est permis d’intercaler dans le traité de rançon un article déclarant que le gouverneur anglais et son conseil cesseront, afin de pouvoir traiter, d’être prisonniers de guerre au moment où ils entreront en négociations. Cela fait, il affirma aux Anglais que le gouvernement de Pondichéry s’engageait à restituer Madras moyennant onze cent mille pagodes, et que l’évacuation était fixée en janvier. Or, il avait dans sa poche à ce moment même la lettre par laquelle nous rejetions définitivement cet arrangement.

— C’est monstrueux ! s’écria Kerjean.

— Maintenant il rassemble en hâte les débris de son escadre et, sachant fort bien qu’il dupe les Anglais et que nous ne tiendrons pas ses promesses, il part, ou plutôt s’enfuit, emportant son butin, et couvert de malédictions, lui que nous avons reçu comme un messie ! Ah ! ajouta-t-il avec un soupir, la conquête de Madras nous coûte cher et nous laisse en face d’un abîme ; mais c’est néanmoins une victoire importante, et il faut nous en réjouir, ostensiblement. C’est pourquoi je donne une fête la semaine prochaine. Vous nous ferez, je l’espère, le plaisir et l’honneur d’y assister, monsieur de Bussy ? Allons, je me sauve, ajouta-t-il en faisant un geste d’adieu, jamais je ne pourrai expédier toutes mes audiences.

VIII

LANGUEURS

— Ourvaci ! Son nom est Ourvaci, disait Naïk en agitant, au-dessus de son maître, une queue de yak pour chasser les insectes.

Bussy était couché, tout alangui par la chaleur et les parfums des buissons, dans un hamac, oscillant entre deux arbres de son jardin.

— Ourvaci ! répéta-t-il, quel étrange nom ! Il a de la douceur, cependant. Qu’était-ce qu’Ourvaci ?

— Une étoile, ou plutôt une nymphe du ciel, qui encourut la colère d’Indra, parce qu’elle devint amoureuse d’un mortel.

— Eh bien, l’histoire pourrait se recommencer : une reine amoureuse d’un barbare ! l’on dit que la haine conduit assez volontiers à l’amour. Mais ne m’as-tu pas raconté qu’elle est fiancée à un prince musulman ? Comment cela se peut-il : un Maure doit lui être autant en horreur que moi-même ?

— Je ne sais, maître, répondit Naïk, on pardonne beaucoup à ceux qui possèdent le pouvoir ; il est possible que la sûreté de son petit royaume, en danger peut-être, lui fasse accepter une protection et une alliance qui doivent lui déplaire, en effet.

— Et le Panch-Anan, comment se tire-t-il de là ?

— La crainte de perdre un riche apanage, si la reine était dépossédée, doit lui suggérer mille subtilités pour démontrer la possibilité du mariage et excuser le sacrilège. Une des conditions, d’ailleurs, est qu’on respectera les croyances de la reine.

— Le fiancé, qui est-ce ?

— Un prince de la maison de Nizam-el-Molouk, le vieux Soubab, c’est-à-dire le roi du Dekan. Ce prince peut arriver un jour au pouvoir, et le Dekan c’est la moitié de l’Inde !

— Que suis-je en effet à côté d’une pareille puissance ! dit Bussy, et cependant je lutterais, si j’étais indépendant et riche. Ah ! Naïk, parmi les légendes qu’on se raconte le soir au clair de lune, dans les bosquets de bambous, ne connais-tu pas quelque histoire vraisemblable de trésor caché ?

— Si l’on écoute la légende, il y a des trésors cachés sous tous les arbres, dans toutes les ruines, dit Naïk en riant, mais en général ceux qui les cherchent meurent de misère.

— Alors, cherchons autre chose, soupira Bussy. Ah ! vois-tu, je suis dans un mauvais jour et je n’ai pas la force de réagir contre cette folie que je ne peux même plus te cacher. Se sentir immobilisé comme dans une glu ! ne pouvoir agir, tenter quelque chose, me rapprocher d’elle, rôder autour des lieux qu’elle habite, la guetter, la surprendre ! c’est cela, c’est cette inaction qui m’enfièvre et m’exaspère.

— Eh bien, partons, allons à Bangalore.

— Tu ne doutes de rien, brave Naïk, dit le marquis en souriant : déserter mon poste, me déshonorer, mériter la mort, rien que cela.

— Alors, laisse-moi partir. Je tâcherai de m’introduire encore auprès d’elle et de te renseigner.

— Non, non. Qu’apprendrais-tu de plus ? Et puis que deviendrais-je si tu n’étais plus là, pour entretenir mon mal comme tu dis. Ah ! quand je pense que je l’ai tenue dans mes bras et que je n’en ai pas même eu conscience ! continua-t-il en se cachant le visage dans les mains.

Naïk essaya de le calmer en balançant doucement le hamac comme s’il eût bercé un enfant.

— Il y a des plantes mystérieuses, dit-il à demi-voix, des plantes dont on compose un breuvage tout-puissant qui réalise, dans les rêves, les désirs des veilles ; je chercherai ces plantes, je composerai le breuvage, et la divine Maya[2] te visitera.

— Serais-tu sorcier ? demanda le marquis ; en ce cas, fabrique plutôt un philtre qui la brûle d’amour pour moi.

— Il existe aussi de pareils philtres ; il est vrai que c’est un crime de les composer et de s’en servir. Je commettrai le sacrilège, si tu le veux ; mais pour réussir il faut attendre l’époque où les salamandres sont en amour.

— Avec quel sérieux tu me dis cela ! s’écria Bussy, qui ne put s’empêcher de rire ; toi dont l’esprit est si lucide et si libre de préjugés, comment peux-tu ajouter foi à de pareilles momeries ?

— La nature est pleine de mystères, dit Naïk gravement, nous passons à côté de merveilles sans les voir, parce qu’elles sont pour nos sens imparfaits couvertes d’un double voile ; mais il est des sages qui, à force de vertu, et d’absorption dans une même pensée, ont déchiré quelques-uns de ces voiles et ont vu le secret des miracles.

— Tu es convaincu, je ne veux pas te contrarier, dit le marquis. À quelle époque les salamandres deviennent-elles amoureuses ?

— Au commencement du mois de Tchitar.

— Alors, nous en sommes loin ! En attendant, dis-moi le nom de ce prince du Dekan qui doit épouser la reine, afin que je puisse le reconnaître, s’il m’arrive de le rencontrer.

— On le nomme Sayet Mahamet Khan, Assef Daoula Bâhâdour, Salabet Cingh.

— Pas plus ?

— La plupart de ces noms sont des titres ; mais on appelle le prince plus simplement : Salabet Cingh, le Lion terrible.

— Est-il jeune ?

— Tout jeune, à peine vingt ans.

— Est-il beau ?

— Je ne l’ai jamais vu, maître, dit Naïk, et je ne sais rien de lui.

— Pas même où il réside ?

— On l’ignore ; il fuit la cour du vieux Nizam-el-Molouk, où l’assassinat et le poison sont à craindre pour lui.

— Pourquoi cela ? a-t-il des ennemis ?

— Pas plus qu’un autre ; mais autour des trônes c’est ainsi. Le soubab a plus de cent ans, et l’on dit que sa succession sera très disputée.

— Alors, mon rival s’appelle le Lion terrible, reprit Bussy, après un silence, il a vingt ans, il est prince, et peut espérer être le maître d’un des plus beaux royaumes du monde. Voilà bien des avantages sur un simple capitaine des volontaires !

— Mais il n’est pas aimé sans doute. Ce mariage dont on parle depuis longtemps, est toujours retardé.

— Peut-être ce Salabet Cingh est-il très laid, difforme, peut-être est-il boiteux comme Timour, dit Bussy en riant. Pendant que nous y sommes, nous pouvons accumuler sur sa tête toutes les malchances et impossibilités de plaire ; ce qui ne mettra pas un atout de plus à notre jeu. Ah ! mon Naïk, j’ai bien besoin de ton philtre sacrilège, et j’aurai du mal à attendre le bon plaisir des salamandres !

Et Bussy ferma les yeux comme pour dormir ; mais Naïk, penché vers lui et l’éventant doucement, l’entendit bientôt murmurer :

— Vraiment ! rien n’est aussi délicieux que ce nom d’Ourvaci !

IX

UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE L’INDE

L’un des Suisses gigantesques qui jetaient, à tue-tête, les noms et les titres des arrivants, à l’entrée de l’immense salle, toute resplendissante d’or et de lumière, cria, en dominant le brouhaha :

— Le marquis Charles de Bussy, capitaine des volontaires !

Le jeune homme entra, et il se crut dans une fête travestie tant, autour de lui, les nations et les costumes étaient mêlés. Les femmes presque toutes pourtant portaient le costume français, suivant du plus près possible les modes de Versailles ; et elles tenaient une place énorme avec leurs jupes à paniers.

Dupleix était debout, sous un dais fleurdelisé, près d’un fauteuil, très semblable à un trône, en habit tout chamarré d’or, traversé du grand cordon de Saint-Louis ; sa femme, à ses côtés, était assise.

Un grand espace restait vide devant eux, et les invités s’y avançant en bon ordre, venaient les saluer, puis passaient. Dupleix répondait, par un salut, par un sourire, par une phrase affectueuse. Au-devant de certains personnages importants il faisait quelques pas ; puis la foule se répandait dans les salons, sous les galeries, à travers les jardins illuminés, formant une cohue brillante et joyeuse.

Quand Bussy s’approcha à son tour, Dupleix lui tendit la main et le présenta à sa femme.

— Elle est mon ministre le plus habile, dit-il en souriant, la moitié de moi-même. C’est la bégum Jeanne, comme l’appellent les indigènes, ce qui veut presque dire la reine. Défiez-vous d’elle, elle sait tous les dialectes de l’Inde.

La bégum riait. Elle était très séduisante et très superbe, à demi Indienne de type, vêtue de brocart d’argent et couverte de pierreries comme une idole.

— N’écoutez pas mon mari, dit-elle à Bussy en hindoustani ; son affection pour moi l’aveugle.

— Mériter l’amour d’un tel homme, madame, répondit-il, dans la même langue, c’est le plus glorieux des triomphes. Vous voir l’un près de l’autre c’est voir Rama et Sita.

— Il parle fort bien, dit-elle à Dupleix, à demi-voix, pendant que Bussy s’éloignait.

Kerjean était à quelques pas au milieu d’un groupe de jeunes filles. Il courut à son ami :

— Venez par ici, ne vous perdez pas au milieu de cette foule d’inconnus ; je vais vous présenter à de charmantes personnes.

Les jeunes filles se turent et cessèrent de rire, examinant, sans en avoir l’air, le nouveau venu, dont la bonne mine les frappait. Il était fort bien, en effet, dans son élégant costume apporté de Paris et d’une coupe parfaite. L’habit de taffetas changeant se fronçait légèrement aux pans pour former paniers ; les parements et les revers disparaissaient sous une soutache bleue et argent ; le gilet, de satin bleu clair comme la culotte, était finement brodé de petites roses et de myosotis ; le bas de soie moulait la jambe fine, et les souliers à hauts talons exagéraient la petitesse du pied.

— M. le marquis de Bussy : ma sœur, Louise de Kerjean.

Une jeune fille, mince et gracieuse, ressemblant assez à Kerjean, fit une révérence.

— Mlle d’Auteuil, Mlle de Bury et ma cousine, que je garde pour la fin, Mlle Chonchon.

Mlle Chonchon baissa les yeux, ouvrit et ferma son éventail. Grasse, un peu trop, ce qui était délicieux à son âge, elle avait à peu près dix-sept ans, ses grands yeux noirs agitaient des cils superbes, et elle gardait quelque chose de l’indolence orientale dans sa toilette parisienne, en satin rose pâle broché de blanc, avec son corsage long et baleiné à échelle de rubans.

Des orchestres, sur des estrades enguirlandées de fleurs, se faisaient entendre. On jouait une gavotte.

— Avez-vous une danseuse ? demanda Kerjean à Bussy.

— Si mademoiselle Chonchon daigne consentir ? dit Bussy en s’inclinant.

Chonchon mit le bout de ses doigts dans la main du jeune homme.

— Comment ! ma cousine accepte ? Mais c’est un triomphe ! s’écria Kerjean ; elle est si paresseuse qu’elle répond, le plus souvent, qu’elle est engagée.

La jeune fille donna un coup d’éventail à Kerjean.

— Pourquoi dire tout de suite mes défauts ?

Kerjean se sauva avec Mlle d’Auteuil, suivant sa sœur, qu’un jeune homme emmenait.

On dansait dans plusieurs salons, dans les galeries et sous un grand vélum, dans le jardin ; c’est là que Chonchon entraîna son cavalier, parce qu’il y faisait plus frais, disait-elle.

Ils dansèrent la danse lente et grave, balancée sur deux temps, Bussy un peu machinalement, pensant à autre chose.

Par moments les jeunes gens s’arrêtaient pour laisser passer d’autres couples.

— Pourquoi ne me dites-vous rien ? demanda tout à coup Chonchon en ouvrant sur Bussy, avec surprise, ses grands yeux où il y avait encore de l’enfance.

Le jeune homme tressaillit comme tiré d’un rêve.

— Pourquoi ? c’est que je redoute de vous dire les banalités ordinaires : il me semble que ce serait vous manquer de respect.

— Pourquoi ? Je suis habituée à les entendre. Est-ce donc très aimable de ne rien dire ?

— Que vous dirai-je ? Je suis un inconnu pour vous, et tout ce que je sais de vous, vous le savez aussi bien que moi : c’est que vous êtes adorable et que votre toilette vous sied à ravir.

— Eh bien, soit, taisons-nous, dit la jeune fille d’un petit air dépité.

Mais le marquis secoua sa rêverie ; l’idée l’effraya de paraître stupide et sans galanterie à la belle-fille de Dupleix ; il regarda autour de lui. Il y avait là bon nombre de bourgeoises et de femmes de trafiquants, nées à Pondichéry et n’en étant jamais sorties. Les petits ridicules de leurs manières et de leurs toilettes sautaient aux yeux d’un habitué de Versailles ; ils lui servirent de thème et il fit briller, aux dépens des naïves coloniales, une fine ironie et une moquerie légère dont Chonchon fut éblouie. Avant que la gavotte fût terminée, elle lui avait pardonné son silence du début, et quand il la reconduisit à sa place, la jeune fille était charmée de la grâce et de l’esprit de son danseur.

Bussy se mit à errer de salle en salle, regardant les femmes, heureux d’être seul et de ne connaître personne. Son regard recherchait de préférence les Orientales, mais il y en avait, naturellement, fort peu, les musulmanes ne sortant pas du harem : quelques Indiennes, des Arméniennes assez belles, d’une beauté de race, sans grande personnalité. Les Maures, comme les Français les appelaient encore, étaient au contraire assez nombreux. Ils regardaient danser d’un air fort dédaigneux, ne comprenant pas bien pourquoi des personnes de qualité se donnaient la peine de danser elles-mêmes, au lieu de payer pour cela des odalisques ou des bayadères. N’aimant pas à rester debout, ils accaparaient les fauteuils et les canapés, les disputant aux dames ; et ils restaient là, gravement assis, un genou replié, le pied sous la cuisse, roulant des yeux étincelants, tirant entre leurs doigts leurs moustaches épaisses.

Par la baie d’une porte, Bussy revit Chonchon, dansant avec grâce, d’un air ennuyé. Il s’arrêta un instant à la regarder.

— Si j’étais ambitieux, pourtant, murmura-t-il, si je pouvais renoncer à cette folie sans but et sans espoir qui trouble ma vie, devenir le gendre de Dupleix, ce serait là un beau rêve ; mais, hélas ! ma folie cessant, je sens que mon ambition mourrait avec elle.

En se retournant, il rencontra un regard attaché sur lui avec une fixité qui le surprit.

Celui qui le dévisageait ainsi était un musulman de haute taille, à l’air plus fier et plus noble qu’aucun de ceux qui étaient là. Un sabre à pommeau de pierreries dépassait son écharpe lamée d’or, et des diamants scintillaient dans l’aigrette de sa coiffure.

Sous le regard, d’abord étonné, puis dur et irrité par lequel lui répondit Bussy, il ne baissa pas les yeux.

— Ah ! çà, il m’ennuie, ce personnage, murmura le marquis en portant la main à son épée.

Mais l’homme détourna la tête et se mit à examiner de la même façon une autre personne.

— Il paraît que c’est sa manière d’être, se dit Bussy qui s’éloigna en souriant.

Soudain, un nom, crié par les Suisses, parvint aux oreilles du marquis, par-dessus le brouhaha de la foule, et lui fit faire un bond de surprise.

Avait-il bien entendu ?

« Le prince très illustre Sayet Mahamet Khan, Bâhâdour, Salabet-Cingh ! »

— Lui ! lui ici ! le fiancé d’Ourvaci, le Lion terrible ! est-ce bien possible ?

Bussy, bousculant tous ceux qui lui barraient la route, se précipita dans le grand salon.

Dupleix s’avançait avec empressement vers un tout jeune homme, mince et gracieux de forme, qui, lorsqu’il l’eut rejoint, serra le gouverneur dans ses bras et lui prit le menton, ce qui est la plus cordiale et la plus honorable des salutations indiennes. Le prince s’avança ensuite vers Mme Dupleix et lui baisa la main à la française.

Bussy ne le voyait que de dos, et ne pouvait s’approcher, malgré ses efforts.

— Il n’est ni boiteux, ni bossu, se disait-il, espérons qu’il sera borgne.

On apporta un fauteuil pour le prince, sous le dais fleurdelisé, et il s’assit à côté de Dupleix.

Le jeune prince lui faisant face à présent, Bussy pouvait le voir à son aise.

Impossible, même à un rival, de ne pas le reconnaître : il était d’une beauté irréprochable.

La grande jeunesse du prince donnait un velouté charmant à son teint, couleur de bronze clair ; ses longs yeux noirs, sous des sourcils magnifiques, coulaient, entre les cils, un regard doux et comme assoupi ; l’ovale du visage, d’une pureté extrême, la bouche, d’un rouge vif, s’entr’ouvrant sur un sourire emperlé, avaient une grâce féminine, et vraiment, dans son riche costume oriental, tout brodé d’or, avec ses colliers, ses bracelets, ses pendants d’oreilles, ses agrafes de pierreries, il avait l’air d’une ravissante femme.

— Allons ! c’est parfait ! se disait Bussy, les sourcils contractés ; la jalousie manquait aux tourments que j’endure. Que pourrais-je contre cet homme, que je hais déjà autant que je l’admire ? Par quel moyen l’insulter, le provoquer, essayer de le tuer ? Bah ! il rirait de moi et me ferait assassiner traîtreusement par ses esclaves ; il faut m’avouer vaincu et renoncer définitivement à toute lutte, effacer jusqu’au souvenir de cette démence, qui finirait par me rendre complètement imbécile.

Salabet Cingh causait avec Mme Dupleix et paraissait auprès d’elle très empressé et très tendre ; il semblait la supplier, solliciter quelque chose qu’elle refusait avec un sourire doux et affectueux.

— Eh bien, vais-je rester là, fasciné comme un oiseau par un serpent ? se dit tout à coup le marquis. Et, avec un mouvement de colère, il tourna brusquement le dos et s’éloigna.

En traversant une galerie, il revit ce guerrier qui l’avait regardé d’une façon singulière. Il était appuyé du dos contre un portique, les bras croisés, l’air froid et méprisant, mais continuant à dévisager tous ceux qui passaient devant lui.

— J’ai envie de lui chercher querelle, à celui-là, se dit le marquis, et de passer sur lui ma mauvaise humeur !

Il s’avança, avec un sourire moqueur et impertinent, tandis que, sans le voir, l’inconnu murmurait d’un air irrité :

— Ils ont tous, dans cette race bâtarde, les cheveux blancs et le visage imberbe, et les prunelles bleues ne sont pas rares.

Alors Biissy se planta devant lui, croisant les bras, imitant l’attitude du guerrier.

— Ah ! çà, qu’est-ce que tu cherches avec cette insistance ? lui dit-il. Tu me sembles n’être connu de personne ici ; serais-tu un espion ?

Le jeune homme avait parlé français.

— Je n’entends pas l’idiome des infidèles, répondit dédaigneusement le guerrier.

— Eh bien, « le fils de cette race bâtarde » a déjà cet avantage sur celui de la race légitime, qui descend tout droit du diable, c’est qu’il parle et comprend son jargon, dit Bussy en changeant de langage.

— Pourquoi cherches-tu à m’insulter ? je ne te connais pas.

— Pourquoi m’as-tu regardé ?

— Parce que tes yeux sont bleus.

Bussy éclata de rire.

— Je n’accepte pas cette excuse, dit-il, même en te tenant pour fou.

L’inconnu eut un éclair de fureur dans les yeux.

— Mon sabre a soif de sang, s’écria-t-il, et tu seras la fontaine qui l’abreuvera.

— À moins que tu ne fournisses le bain où se plongera mon épée.

— Soit, battons-nous, et qu’Allah nous juge ! dit le guerrier en portant la main à son sabre.

— Un instant ! La race bâtarde n’a pas la coutume de se donner en spectacle aux dames. Nous nous égorgerons, si tu le veux bien, au petit jour.

— Comme tu voudras. Où te retrouverai-je ?

— Devant le palais, aux pieds de la statue du roi de France. — Cela m’a soulagé vraiment de chercher une querelle injuste à ce sujet du Grand Mogol, conclut-il, en continuant son chemin.

Et il gagna les jardins sans s’apercevoir que l’inconnu le suivait de loin.

La fête était de plus en plus joyeuse, des couples dansaient maintenant sur la grande pelouse, avec plus de laisser aller, d’animation. On soupait, dans la vaisselle plate et de vermeil, à de petites tables dressées de toutes parts ; les jeunes échansons, vêtus à l’orientale, versaient, sans repos, le champagne ; et les têtes s’échauffaient ; la gaieté, de plus en plus bruyante, débordait.

Bussy s’enfonça sous les frondaisons, cherchant les allées désertes ; mais d’autres que lui les cherchaient aussi : des amoureux, sans doute, qui s’y promenaient lentement, se chuchotant de douces paroles.

Il revint sur ses pas.

En débouchant dans un carrefour très éclairé, il vit la foule massée en cercle et extrêmement attentive à quelque chose qu’il ne lui était pas possible d’apercevoir. Il s’informa de ce que c’était.

— Une espèce de squelette qui dit la bonne aventure, lui répondit-on.

Tiens ! s’il pouvait savoir quelque chose de sa destinée ? Il ne croyait guère à ces sorcelleries ; cependant on pouvait toujours voir, puisque c’était un jeu.

Il manœuvra adroitement et parvint au premier rang des spectateurs. Il vit alors un fakir d’une maigreur vraiment fantastique, dont la peau noire couvrait seulement les os et les muscles. Il était nu, moins un lambeau d’étoffe rouge autour des reins ; assis par terre, enchâssant sa barbe pointue entre ses genoux, remontés jusqu’au menton, il remuait du bout de ses doigts, ou plutôt de ses griffes, des lames d’ivoire, couvertes de signes mystérieux, disposées sur le sol, entre ses pieds écartés, et il les regardait avec une grimace comique, du haut de ses genoux, en louchant. À sa droite se tenait debout un interprète, à gauche était posé un coffret en laque persane contenant les talismans.

Au milieu des rires de l’assistance, gardant une gravité presque sinistre, malgré sa bizarre physionomie, le fakir disait le passé et, à ceux qui ne craignaient pas de l’entendre, l’avenir. Il dévoilait aussi les défauts, dénonçait les ivrognes et les débauchés, ce qui soulevait des rires. Parfois un silence subit s’établissait quand il annonçait une mort prochaine ou un malheur. Le sorcier avait été payé pour amuser les invités ; néanmoins on lui jetait des pièces d’argent, qu’il prenait sans remercier et cachait sous son pied.

Chonchon s’avança, un peu rouge et hésitante.

Qu’allait-on lui dire ? Bussy prêta l’oreille.

Le fakir remuait les lames d’ivoire avec plus d’attention, louchant horriblement ; un de ses sourcils relevé disparaissait sous sa chevelure emmêlée ; et il parla d’une voix profonde et basse.

— La source où tu veux boire te donnera quelques jours d’ivresse, mais se tarira sous tes lèvres.

— C’est effrayant ce qu’il me dit là, s’écria Chonchon en se reculant.

— Vous croyez à ces momeries ? lui dit Bussy.

Le fakir s’était levé, il s’approcha du jeune homme qu’il regardait attentivement depuis un instant.

— Tu n’y crois pas, toi ?

— Non, certes, répondit Bussy, tu peux prédire tout ce que tu voudras, l’avenir est loin ; mais je te mets au défi de me dire quelque chose de mon passé, capable de m’étonner.

Le fakir dardait sur de Bussy un regard fixe et étincelant, il lui posa la main sur l’épaule et dit lentement, après un silence :

— T’ai-je fait mal en appuyant sur la blessure récente que t’a faite un tigre ?

Le marquis eut un tressaillement et devint pâle.

— J’avoue mon émotion, dit-il ; serait-il possible que l’on pût voir dans l’inconnu de la destinée !

— Je vois à travers le temps et l’espace aussi aisément que j’ai vu la cicatrice à travers l’étoffe de ton vêtement, et cela par un pouvoir spécial que j’ai acquis dans la méditation.

— Un pouvoir magique !

— Est-elle magique la longue-vue qui approche jusqu’à tes yeux ce qui est hors de leur portée ? dit gravement le fakir ; bien des choses terrestres semblent impossibles qui ne sont qu’inconnues. J’ai été, moi, dans un triple cercueil trois fois scellé, enfermé pendant six mois, dans un tombeau maçonné et recouvert de terre. On avait semé et moissonné le blé au-dessus de moi. Quand on descella le tombeau, quand on vit mes yeux se rouvrir et qu’on m’entendit parler, la foule se prosterna, le roi se jeta à mes pieds et m’offrit ses trésors. Pourtant cette résurrection n’avait rien de magique. Je suis plus avancé que d’autres dans la science de la nature, voilà tout.

— Est-il possible que tu sois si au-dessus des hommes et que tu aies si peu d’orgueil ! Ah ! parle ! dis-moi ma destinée.

— Je ne te dirai pas tout l’avenir, mon fils ; à quoi bon déflorer le livre que tu vas lire ?… Tu es ambitieux et tu as raison de l’être, étant digne de ce que tu convoites. Ce soir même tu feras le premier pas dans le chemin qui te conduira au but que tu désires. Mais si tu veux réaliser ton rêve le plus cher, écoute mes paroles et ne les oublie pas.

— Je vous écoute avec confiance et respect.

— Sans rien savoir de la magie, tu dois être magicien. C’est avec une force imaginaire que tu dois combattre l’illusion. Retiens cela. Ta destinée m’intéresse ; je te reverrai.

Après ces mots le fakir s’éloigna rapidement et se perdit dans la foule.

Le marquis alla s’asseoir sur un banc de marbre, les oreilles bourdonnantes, le cœur agité d’un mouvement précipité. Certes, il ne croyait pas au merveilleux et cette impression s’effacerait, mais, pour l’instant, il était bouleversé.

Il ne s’était pas aperçu, tant il était absorbé, que le guerrier musulman, qui n’avait pas cessé de le suivre, s’était assis, non loin de lui, sur le banc. L’étranger le considéra longtemps en silence et comme Bussy, les regards rivés au sol, se croyait toujours seul, il lui toucha doucement le bras.

Le marquis eut un sursaut, et, reconnaissant l’homme qu’il avait provoqué, leva les yeux vers le ciel, où les étoiles brillaient encore.

— Il ne fait pas jour, dit-il, que me veux-tu ?

— Je crois que tu es l’homme que je cherche.

— Eh bien, tu me cherches trop tôt, puisque notre rendez-vous est au jour naissant.

— Je ne dois plus te tuer, si tu es celui que je crois.

— Comment ! tu me cherchais avant que je t’aie provoqué ? Pourquoi faire ? Est-ce que tu me connais ?

— Je ne te connais pas, et depuis bien des jours, de l’aube à la nuit, je te cherche.

— Voilà qui est curieux ! Sais-tu mon nom ?

— Je l’ignore.

— Et toi, comment t’appelles-tu ?

— Mon nom est celui d’un brave, je n’ai nulle raison de le cacher : je suis Arslan Khan.

— Eh bien, Arslan, ta gloire n’es pas venue jusqu’à moi. Ton nom n’éveille en moi aucun souvenir. Il est certain qu’il te faut chercher encore et que je ne suis pas celui que tu crois.

— J’ai entendu les paroles du très saint fakir Sata-Nanda. C’est moi qui l’ai envoyé ici offrir ses services pour animer la fête du gouverneur. Crois-tu sans cela qu’un homme comme lui eût consenti à déshonorer sa science divine pour amuser les badauds ? C’est pour toi seul qu’il était ici, et mon attente n’a pas été trompée ; il a vu, à travers tes vêtements, la blessure faite par un tigre, et c’est à ce signe que je devais te reconnaître.

— Qui donc t’envoie ? demanda le marquis singulièrement attentif.

— Quelqu’un qui te hait.

— Une femme ?…

— Une reine !

— Ourvaci ! c’est Ourvaci ! s’écria le jeune homme, un instant suffoqué par l’émotion.

— Ne prononce pas aussi familièrement le nom d’une reine.

— Pourquoi t’envoie-t-elle, est-ce pour me tuer ?

— Tu serais mort déjà si c’était cela. Non, jusqu’à présent, on ne m’a pas donné l’ordre de te tuer.

— Ce sera pour plus tard ; mais que me veut-on en attendant ?

— À cause de toi, cette reine que tu as mortellement outragée, est réduite au désespoir, la vie lui est odieuse, puisque, non content de rejeter ses présents, tu empêches, sans doute par des maléfices, qu’elle puisse se purifier de l’injure.

Bussy redoubla d’attention : des maléfices ! Il comprenait à présent les paroles du fakir, elles contenaient le talisman qui pouvait le faire triompher. Ce fakir était un dieu, il eût voulu le revoir, serrer dans ses bras ce sublime squelette.

Mais Arslan reprit :

— La reine te croit magicien ; mais j’ai bien vu que tu ne l’es pas, puisque tu n’as pas su échapper au regard de Sata-Nanda.

— Qui te dit que je voulais me dérober ? répliqua Bussy.

— Tu as nié sa science.

— Pour l’éprouver ; mais il a bien vite reconnu en moi un égal. Nous avons échangé les paroles mystérieuses.

— Alors, c’est ta volonté qui a rendu vaines les cérémonies de purifications accomplies par ta victime ?

— A-t-elle accompli tous les rites ? demanda Bussy très gravement.

— Certes ! un brahmane l’assistait et a tout ordonné. Il a cueilli lui-même, au soleil levant, l’herbe sacrée qu’ils appellent le Darba de Vichnou, il a brûlé lui-même les aromates et dit les paroles toutes-puissantes. Trois fois on a recommencé l’incantation la plus solennelle, trois fois inutilement.

— À quels signes a-t-on reconnu que la cérémonie sacrée n’était pas agréée par les dieux ?

— À ce que la reine n’a pas retrouvé le calme et se sent plus que jamais brûlée par la souillure.

— C’est bien ce que je voulais, dit Bussy ; sache que, tandis qu’ils brûlaient le Darba de Vichnou, je distillais la Mandragore, cueillie au clair de la lune, et qu’aux formules magiques qu’ils proféraient, j’opposais des formules beaucoup plus puissantes qui brisaient le pouvoir des leurs et les réduisaient à néant, et sache qu’il en sera ainsi toujours.

— Pourquoi cet acharnement ?

— Parce que cette femme est coupable envers moi, qu’elle mérite d’être punie et que je la punirai tant qu’elle ne sera pas quitte envers moi de sa dette de reconnaissance.

— On avait prévu cette réponse, dit Arslan d’un air attristé, et la reine demande que tu désignes le prix ou la récompense que tu exiges. « Qu’il fixe lui-même, a-t-elle dit, la rançon de mon repos. »

— Oh ! quel rêve ! murmura Bussy dont le cœur battait à grands coups.

— Décide donc, dit Arslan, et rends la paix à cette âme troublée.

Bussy méditait profondément.

— Tout d’abord, dit-il après un long silence, un mot d’elle, un sourire, une fleur cueillie par ses doigts m’eussent fait son débiteur. Mais aujourd’hui, après ce que j’ai enduré, je serai plus exigeant.

— J’attends ! dit le musulman.

— Eh bien, je veux d’elle : un baiser ! rien de plus : mais cela je l’exige, et je n’accepterai aucune autre rançon.

— Un baiser ! s’écria Arslan en contenant mal son indignation.

— J’ai dit !

— Je ne suis qu’un instrument d’obéissance, je porterai ta réponse.

— Je me nomme Charles de Bussy, tu me retrouveras aisément.

— Le Seigneur soit avec toi, dit Arslan en posant sa main sur son cœur, puis sur son front.

— Que Dieu t’ait en sa sainte garde, répondit le marquis en s’inclinant.

Le guerrier s’éloigna rapidement et disparut.

Ayant hâte d’être seul et de rentrer chez lui, Bussy se dirigea vers la sortie ; mais, au moment où il allait franchir le portail d’honneur, un officier l’arrêta.

— Capitaine, lui dit-il, le gouverneur vous prie de rester et d’aller l’attendre dans son cabinet, où il vous rejoindra bientôt ; il a de graves nouvelles à communiquer à l’état-major et aux officiers.

Bussy salua celui qui lui avait parlé et retourna sur ses pas.

X

LE NABAB SE FÂCHE

Le cabinet de Dupleix était une salle vaste, haute de plafond, avec de larges fenêtres, mais très sobrement meublée : des fauteuils, une grande table, dominée par une mappemonde ; des livres et des registres sur des rayons, et plusieurs cartes suspendues aux boiseries des murailles.

M. Friel, assis à la table, écrivait rapidement, tandis que la porte, s’ouvrant sans bruit, donnait passage à chaque moment à de nouveaux arrivants. Tous les membres du conseil supérieur, qui n’étaient pas retenus à Madras, entraient successivement ; et les officiers, en tenue de bal, encore essoufflés de la dernière danse, s’avançaient vite, s’essuyant le front avec leur fin mouchoir parfumé.

— Savez-vous quelque chose, Friel ?

Mais le conseiller, sans parler, faisait signe que ce qu’il écrivait était très pressé.

La musique, les bruits de la fête qui continuait, arrivaient jusque-là, un peu étouffés. Bussy, debout devant une fenêtre, voyait les groupes aller et venir sous les illuminations du jardin. Les bouchons de champagne sautaient toujours, et les couples de danseurs tournoyaient sous le vélum doucement agité par la brise.

Mais la foule s’éclaircissait ; on entendait rouler les carrosses sur le pavé de la cour d’honneur ; une lueur rose emplissait déjà le ciel.

Dupleix entra par une porte dérobée.

Un pli vertical, entre ses sourcils, indiquait seul une vive préoccupation : hors cela, l’expression du visage était sereine, avec une fièvre d’héroïsme dans les yeux. Il se laissa tomber dans un fauteuil, lassé d’être debout depuis tant d’heures.

— Messieurs, dit-il, des événements graves, que j’avais prévus, mais qui arrivent plus tôt que je le craignais : le nabab du Carnatic assiège Madras.

Il y eut une exclamation presque muette.

— Vous savez que j’avais promis à Allah-Verdi de lui remettre cette ville ; mais dans mon idée c’était après l’avoir démantelée. La malheureuse obstination de La Bourdonnais ne m’a pas permis de tenir ma promesse et l’orgueilleux musulman se fâche.

— Eh bien, il faut la tenir aujourd’hui, s’écrièrent les plus anciens membres du conseil, il faut rendre Madras au nabab.

— Non, messieurs, non, ce n’est pas mon avis, répliqua vivement Dupleix ; il est impossible de démolir les remparts sous les yeux de l’ennemi, et rendre la ville telle qu’elle est serait une véritable folie. Ce serait d’ailleurs manquer de dignité que nous soumettre ainsi, et notre crédit en serait obscurci. Puisque le nabab nous attaque, à mon avis, il faut nous défendre.

— Comment serait-ce possible dans l’état où nous ont mis les dernières affaires ? Nous sommes une poignée d’Européens : que pouvons-nous contre une armée, tandis que l’escadre anglaise nous menace, et que nous n’avons plus rien à lui opposer sur mer ?

— L’escadre est le point noir à l’horizon, dit Dupleix, et le nabab c’est le danger immédiat. Si, avec l’aide de Dieu, nous en triomphions, notre situation serait meilleure pour faire face au danger prochain. Si, au contraire, on nous reprend Madras, nous sommes bien près de notre perte.

— Mais enfin qu’avez-vous à mettre en ligne contre l’armée du nabab ?

— L’armée du nabab compte environ dix mille hommes. Nous avons à Pondichéry cinq cents Européens et quinze cents cipayes ; à Madras, cinq cents blancs et six cents soldats indigènes : en tout, mille Européens, répondit fièrement Dupleix.

— Un contre dix ! Vous n’avez pas l’idée de jouer cette partie ?

— Vous la voulez pire encore ; vous voulez voir Pondichéry assiégée par terre et par mer ; vous voulez voir les Indiens alliés des Anglais !

— Monsieur, s’écria Bussy en s’approchant vivement du gouverneur, j’ai la plus grande confiance dans votre génie, je suis prêt à marcher, avec la certitude du succès. Je vous promets de conduire mes hommes à la victoire.

Dupleix, qui avait pâli devant l’opposition du conseil, sourit au jeune homme.

— Merci, capitaine, dit-il, c’est ainsi qu’il faut être pour réussir ; la confiance c’est la moitié du succès.

À ce moment Paradis entra. On l’avait vainement cherché au bal, dont il s’était retiré depuis longtemps pour s’aller coucher et, comme il habitait à Oulgaret, en bon air, à la campagne, il était en retard. Il arrivait sans perruque, achevant de se rhabiller tant bien que mal.

— Ah ! voilà mon vieil ingénieur ! s’écria Dupleix. Il est inutile de lui demander son avis à lui : on lui dirait de marcher seul contre une armée qu’il marcherait.

— Et ché la mettrais en téroude, dit Paradis avec un bon rire.

— Messieurs, je résume la situation, dit le gouverneur en se levant. Si nous refusons la lutte, nous sommes certainement perdus et déshonorés ; si nous l’acceptons, malgré l’inégalité de nos forces, le succès n’est pas impossible, et, alors, les Anglais ne nous tiennent pas encore. Figurez-vous que nous sommes sur mer pendant une tempête ; messieurs, je vous en prie, ne troublez pas le pilote qui veut vous sauver.

— Eh bien, soit ! agissez. Vous avez notre confiance et nous ne vous entraverons pas.

— Je n’attendais pas moins de vous, dit Dupleix avec un soupir de délivrance ; merci, messieurs ; vous pouvez vous retirer. Je garde seulement les officiers ; le temps presse, et nous avons beaucoup à faire.

Les membres du conseil s’éloignèrent.

On éteignit les lampes, car il faisait grand jour, et le silence s’était fait dans le palais.

— Êtes-vous prêt, Friel ? demanda Dupleix.

— Votre signature et votre sceau.

— J’expédie l’ordre à d’Espréménil, le nouveau gouverneur de Madras, de ne rien risquer, de se borner à une défense passive, dit Dupleix en signant les dépêches ; je lui recommande de n’agir que s’il y est absolument forcé, tout en poussant ses armements avec énergie. Pendant ce temps, j’amuse encore le nabab par des négociations qui nous feront gagner quelques jours. Voici maintenant ce que je compte faire, messieurs, et ce que j’attends de vous. Comme il est impossible de compromettre la sûreté de la ville et de dégarnir Pondichéry, je vais remuer ciel et terre pour organiser et équiper deux cents Européens et sept cents cipayes, dont je confierai le commandement à Paradis. De Bussy restera ici avec ses volontaires, prêt à marcher, s’il y avait nécessité absolue. Dès que mes hommes seront sous les armes, Paradis partira, et si le mouvement que je médite réussit, j’ai bon espoir du succès. Mais il faudra faire des prodiges, mon vieil ingénieur, et je n’ai pas un canon à vous donner.

— Nous aurons nos fusils et nos baïonnettes, dit Paradis en secouant sa bonne tête énergique.

— Entre les mains d’un brave comme vous, cela peut suffire, et la discipline européenne, si je ne me trompe, doit avoir raison de la cohue désordonnée d’une armée indienne. Allons, messieurs, allez vous reposer, ajouta le gouverneur en faisant un geste d’adieu ; revenez dans l’après-midi chez madame Dupleix, je vous dirai les nouvelles.

Les officiers saluèrent et sortirent.

— Restez, Bussy, dit Dupleix, en retenant le jeune homme, j’ai besoin de vous. Il s’agit de faire passer une sorte de revue morale aux hommes que je vais équiper en hâte. Ce qu’on m’envoie de France pour former mon contingent est, je dois vous l’avouer, à faire frémir : voleurs, aventuriers, escrocs, enfin l’écume des bagnes ; mais ces gens-là sont braves, en général et risquent leur peau sans trop se faire prier. Tâchez d’être physionomiste et de me choisir les plus hardis coquins, ceux qui se sont déjà battus et chez qui la fibre patriotique vibre encore un peu. Mais ne les croyez pas sur parole, ils mentiront effrontément. On vous remettra leurs dossiers pour que vous puissiez contrôler leur dire. Et encore, quand vous aurez fini ceci, si vous pouvez faire quelques enrôlements dans la ville, ce n’est pas à dédaigner. Promettez une bonne paye. Moi je cours aux magasins de vêtements, tandis que Paradis va passer les armes en revue. Restez ici, nos sacripants vont vous y rejoindre ; vous retiendrez ceux que vous aurez choisis et Paradis viendra les prendre dans quelques heures.

Bussy resta seul quelques instants, heureux d’être chargé d’une mission de confiance. Il admirait le sang-froid et le calme du gouverneur, dans une situation vraiment terrible ; cette audace du génie, n’hésitant pas à tenir tête à une armée, avec une poignée d’hommes, l’enthousiasmait.

Bientôt la porte se rouvrit toute grande et, sous la conduite de deux grenadiers, s’avancèrent des êtres de mines très farouches et lamentablement déguenillés. Ils avaient l’air d’accusés conduits au tribunal. La vue de ce beau jeune homme en costume de bal, qui les accueillait en souriant, les déconcerta. La soie des habits, l’autorité du regard, leur donna l’impression vague de quelque chose de supérieur. Ceux qui avaient des bonnets ou des chapeaux les ôtèrent.

Bussy leur parla avec une bonhomie cordiale, leur démontrant qu’en servant bien la patrie on pouvait effacer quelques fautes de jeunesse, acquérir de la considération et faire des fortunes rapides.

Friel avait apporté un registre, qui contenait une courte biographie de chaque homme en regard de son nom. Il faisait l’appel et montrait au marquis les quelques lignes utiles à lire.

Beaucoup avouèrent de légères peccadilles. Bussy, les yeux sur le registre, ne pouvait pas toujours retenir une grimace devant l’énormité des peccadilles. Mais il écartait surtout les malingres, les souffreteux ou ceux qu’un vice abrutissant stigmatisait visiblement.

Quand Paradis revint dans le cabinet du gouverneur, il eût pu se croire dans une caverne de brigands ; mais cet aspect ne lui déplut pas.

— Ma foi ! voilà de bons diables ! s’écria-t-il. C’est tout à fait ce qu’il me faut. Sous le harnais, ils seront superbes.

— Mes braves, dit Bussy à ces hommes qui s’étaient d’eux-mêmes mis en rang et se tenaient droits, voici le commandant sous lequel vous servirez. Vous avez la bonne fortune d’avoir pour chef un héros ; tâchez d’être dignes de lui.

— Vive le commandant ! s’écrièrent les nouveaux soldats en agitant leurs bonnets.

Paradis se frottait les mains :

— Passons dans le cabinet de toilette, dit-il, nous en sortirons magnifiques, comme des chenilles qui deviennent papillons.

La petite troupe défila, guidée par les deux grenadiers. Paradis les suivit. Mais, avant de sortir, il lança un clin d’œil et un sourire à Bussy.

— Ça va bien ! dit-il.

Le lendemain quand, vers trois heures de l’après-midi, Bussy retourna au palais, on le guida vers une aile qu’il ne connaissait pas encore et on l’introduisit dans un joli salon, au premier étage.

Tout était en harmonie dans cette pièce avec les tentures des murailles, de soie vert clair, à rayures plus foncées brochées de roses blanches ; les légères boiseries sculptées des fauteuils, larges et carrés, étaient peintes de ce même ton glauque ; les dessus de portes représentaient des scènes aquatiques et, sur la haute cheminée, la pendule, en porcelaine de Sèvres, montrait des nymphes dans des roseaux.

Des officiers, des employés entraient dans le salon. Dupleix parut bientôt.

— Eh bien, capitaine, dit-il en apercevant Bussy, ayez-vous du nouveau ? Nos enrôlements ?

— J’amène trente Français braves et solides ; mais pour les avoir — peut-être ai-je eu tort — je me suis engagé en votre nom, monsieur, à leur pardonner une faute des plus graves.

— Vous avez bien fait, dit Dupleix. J’aime que dans les cas pressants, un officier sache prendre une résolution.

— Vous me rassurez tout à fait, monsieur : il s’agit de trente matelots, échappés par miracle au naufrage de leur navire et tellement terrifiés de l’horreur de la dernière tempête qu’ils se sont enfuis, jurant de ne jamais remettre le pied sur un bateau.

— Ah bah ! vous les avez retrouvés ? dit Dupleix joyeusement, je pensais beaucoup à ces pauvres diables, dont je savais la désertion ; mais on ne pouvait pas les découvrir.

— Le hasard seul m’a servi : il s’est pour ainsi dire couché en travers de ma porte, sous la forme d’un ivrogne, qui était justement un de ces matelots.

— Voilà un hasard courtois.

— L’homme, revenu à lui, m’a avoué son aventure ; il était dépêché par ses compagnons qui, depuis leur fuite, se cachent dans les bois et dans les taillis, vivant on ne sait comment ; mais, à bout de forces, ils envoyaient leur camarade en éclaireur, pour voir s’ils étaient suffisamment oubliés et pouvaient se cacher dans la ville et y trouver quelques moyens d’y subsister. Celui qui me parlait était le maître-coq de son navire ; il paraît qu’une marmite lui a servi de véhicule pour venir jusqu’à terre, et ce qu’il a enduré pendant ce singulier voyage a failli le rendre fou.

— Le cuisinier sauvé par la marmite, voilà qui est curieux, dit Dupleix ; cependant, ce n’est pas la première fois : j’ai entendu quelque chose comme cela à propos d’un matelot de la Vénus. Faites-moi venir ces trente gaillards, ils seront fort bien reçus.

— Ils sont là, sur la place devant le palais.

— Voilà qui est parfait. Merci, monsieur, je vois que vous savez agir bien et vite.

Dupleix sonna et donna l’ordre qu’on fît conduire ces hommes au magasin d’habillement.

À ce moment deux pages, en livrée pourpre et or, ouvrirent une porte, et, en silence, se tinrent debout de chaque côté.

— Messieurs, dit le gouverneur, ma femme nous attend.

Et il entra le premier, Bussy et les autres le suivirent.

Le lieu où ils pénétrèrent était d’un aspect inattendu, après le salon tout français que l’on quittait. C’était une salle orientale, ayant à son centre une vasque de marbre, dans laquelle s’égrenait un jet d’eau ; des faïences persanes, d’une rare beauté, couvraient les murs et le sol, cachées par places sous les tapis et les coussins ; le plafond se creusait en voûte d’azur, constellée d’or, et, tout à l’entour, des vitraux emprisonnés entre deux châssis de bois découpés, veloutaient l’éclat du jour.

La begum était à demi couchée sur un divan, dans un renfoncement, tout resplendissant d’une mosaïque d’or et drapé de riches étoffes ; elle fumait le houka comme les femmes du harem, vêtue comme elles ; Chonchon était assise à ses pieds ayant près d’elle Louise de Kerjean.

— Vous avez vu la marquise hier, dit Dupleix à Bussy, aujourd’hui vous voyez la sultane.

Le sol de la salle présentait des différences de niveau, ce qui donnait prétexte à de jolis motifs d’ornementation, à des colonnettes, des balustrades, des escaliers, dans l’angle desquels s’enchâssaient de moelleux divans.

Le gouverneur s’assit sur un carré, près de sa femme ; et, après avoir salué la begum, chacun se plaça à son idée, tandis que des serviteurs spéciaux allumaient des houkas et les offraient à ceux qui voulaient en user.

Mais Mme Dupleix retint Bussy auprès d’elle,

— Voulez-vous être mon secrétaire, aujourd’hui ? lui dit-elle. Hadji Abd Allah, qui sait dix langues, au moins, s’avise d’être malade.

— Serai-je digne de l’honneur que vous me faites, madame ? Je ne suis pas à ce point polyglotte.

— Vous savez le tamoul, c’est tout ce qu’il faut, vous êtes le seul ici, avec moi, qui le parliez. Ainsi nous pourrons dire tout ce que nous voudrons, ajouta-t-elle, en riant.

— Défiez-vous de Chonchon, dit Dupleix ; elle prétend comprendre le tamoul.

— Elle se vante, la paresseuse ; à peine en sait-elle quelques mots.

— Je sais dire : Maman, que je t’aime et que tu es belle ! répondit Chonchon en tamoul.

La begum lui envoya un baiser du bout des doigts.

Un officier de marine entra, portant des dépêches.

— De Madras ! enfin ! s’écria Dupleix.

Le gouverneur, rapidement, ouvrit les lettres, qu’il lut d’abord pour lui seul, au milieu d’un silence profond.

— C’est de d’Espréménil, dit-il bientôt. Voici ce qu’il m’écrit, messieurs. « Marphiz-Khan, le fils aîné du nabab Allah-Verdi, est à la tête de l’armée ennemie. Il campe sur les rives du Montaron et semble vouloir se borner à un blocus peu dangereux, puisque nous gardons par mer et par terre nos communications avec vous. Nous ne découvrons aucune trace de travaux de siège. Nous ne voyons que d’innombrables cavaliers, des tentes, que leur blancheur dénonce sous les banyans et les cocotiers, et quelques sentinelles immobiles, accroupies sur leurs talons. Nous veillons. L’esprit de la garnison est excellent. »

— Cette inaction doit cacher quelque piège, dit Dupleix en refermant la lettre, mais nous aurons bientôt des nouvelles plus fraîches par mes chameliers-courriers, qui marchent comme le vent, avec des relais d’heure en heure.

— Un émissaire de la begum ! annonça un serviteur noir, en soulevant la draperie qui masquait une petite porte dérobée.

— Voici le moment d’entrer en fonctions, monsieur de Bussy ; vous traduirez et écrirez rapidement ce que cet homme va nous dire.

Et Mme Dupleix poussa vers le jeune homme une sorte d’escabeau incrusté de nacre, sur lequel était posée une écritoire d’or.

Celui qui entra était un Hindou, vêtu seulement d’un langouti de toile blanche. Il se précipita à genoux devant la begum et toucha le sol du front.

— Parle, dit-elle, qu’as-tu à m’apprendre ?

L’Hindou se redressa, mais resta à genoux.

— Lumière du monde, dit-il, dispensatrice des grâces, maîtresse de notre vie ! puisse ton ombre ne jamais décroître, puisse ta fortune s’élever jusqu’aux étoiles ! Selon tes ordres, je me suis caché sous le costume d’un de ces vils adorateurs d’Allah et, sans éveiller de soupçons, j’ai pu me glisser au milieu de l’armée du nabab. Le général Marphiz-Khan, plein de ruse et de malice, cherche à détourner le cours du Montaron, pour tarir la source qui alimente Madras et faire mourir de soif ceux qui défendent la ville. Voilà, begum, ce que j’ai surpris ; les soldats construisent une digue énorme en travers du fleuve et travaillent avec tant d’activité que, peu d’heures après mon départ, les assiégés ont dû s’apercevoir que l’eau diminuait dans la ville.

— Est-ce tout ce que tu sais ?

— C’est tout, begum.

— C’est bien, va. Tu recevras ta récompense. L’homme se prosterna de nouveau, puis se leva et, après avoir salué les assistants en croisant ses bras sur sa poitrine, sortit rapidement.

Bussy donna lecture de sa traduction.

— Je me doutais bien de quelque ruse, dit Dupleix. Le manque d’eau est intolérable sous cette latitude et il faut absolument que d’Espréménil tente une sortie.

— Le chamelier-courrier ! annonça un valet, en ouvrant une autre porte.

Dupleix, plein d’impatience, alla au-devant du messager. C’était un soldat, qui lui remit la dépêche, en faisant le salut militaire.

Le gouverneur lut tout haut :

— « … L’ennemi a détourné le Montaron, l’eau nous manque subitement et la population est exaspérée. Je détache un corps de quatre cents hommes, avec deux pièces de campagne, pour essayer de repousser les assiégeants au delà du fleuve… » Le combat est donc engagé à l’heure qu’il est, dit Dupleix. Pour la première fois les Indiens et les Français sont en présence. Quatre cents hommes et deux canons contre une armée ! c’est à faire frémir !… Que Dieu nous donne la victoire !

Son beau visage avait pâli. Il demeura un instant immobile, les sourcils contractés, le front penché vers la terre ; mais bientôt il releva la tête.

— Monsieur de Bussy, dit-il, faites-moi la grâce d’aller trouver Paradis et dites-lui qu’il doit, à tout prix, être prêt ce soir ; de Mainville et Kerjean vous accompagneront et se mettront avec vous à sa disposition. Nous sommes le 2 novembre, le 4 au matin Paradis doit avoir rejoint l’ennemi.

Les trois jeunes gens saluèrent rapidement et sortirent. Tous ceux qui se trouvaient présents comprenant que la réception était finie se retirèrent aussi.

Resté seul avec sa femme et les jeunes filles, serrant son front dans ses mains, Dupleix se laissa tomber sur le divan, près de la begum.

— Jeanne ! Jeanne ! s’écria-t-il, j’ai le cœur tenaillé par l’inquiétude, et pourtant je suis frémissant d’espoir. Toi seule sais de quelle importance serait pour moi cette victoire, et quelle agonie si j’échouais !

— Aussi je tremble et j’espère comme toi, dit Jeanne, la fièvre me dévore.

Et elle mit ses mains brûlantes dans celles de son mari.

— Le plus terrible, c’est de passer le temps de ces heures d’attente, longues comme des siècles ; ne rien savoir quand tout est déjà perdu ou sauvé, c’est cela qui est mortel ; le vent a beau gonfler les voiles, le chamelier dévorer l’espace, c’est long, c’est long !

— Sois calme ; le cerveau qui dirige, pour être parfaitement lucide, doit garder sa tranquillité.

— J’y fais tous mes efforts ; mais la partie est si monstrueusement inégale qu’à moi-même, à présent, il me semble téméraire de l’avoir risquée.

Il baisa la main de sa femme et lui sourit.

— Parlons d’autre chose, dit-il ; de Bussy s’est-il bien tiré de sa traduction ?

— À merveille, ce qu’il vous a lu était traduit mot pour mot.

— Il a fort bien exécuté aussi ce dont je l’avais chargé, dit Dupleix : il me semble avoir de l’énergie et de l’initiative. Que penses-tu de lui, Chonchon ? Tu as dansé et causé avec ce jeune homme au bal ?

Chonchon rougit et parut interdite.

— Je ne sais, répondit-elle d’une voix mal assurée, je le connais trop peu : cependant, il me semble qu’il n’est pas comme les autres.

— Pas comme les autres ! c’est beaucoup cela. Pour moi, j’avoue qu’il me plaît infiniment. Allons ! au revoir, enfants : je dois avoir une dernière conférence avec Paradis, avant son départ. Faites des vœux pour moi.

Et Dupleix quitta le boudoir oriental, après avoir embrassé sa femme et les jeunes filles.

XI

FRANÇAIS ET HINDOUS

La foule stationne devant le palais du gouvernement, agitée, anxieuse, avide de nouvelles. Le bruit de la bataille engagée avec les Hindous s’est répandu, on ne sait comment ; puis on a vu partir, la veille au soir, sous les ordres de Paradis, les deux cent trente Français et les sept cents cipayes. L’inquiétude est à son comble, car tous ces commerçants tremblent pour leur fortune. Que va-t-on devenir si le nabab reprend les possessions et les privilèges concédés ? s’il interdit le commerce ? La défaite, c’est la colonie perdue, la ruine ! Se battre avec les Anglais, passe encore, puisque la France est en guerre avec eux, et que leur piraterie et leur insolence dépassent tout ce qu’on peut imaginer ; mais avec les Hindous, n’est-ce pas de la folie ? On trouve, en général, le gouverneur trop aventureux ; le bruit court qu’il a un peu forcé la main au conseil, dont la sagesse réprouvait cette expédition. Et les commentaires, les conjectures, les vains bavardages roulent de groupe en groupe, emplissent la place d’un bourdonnement de ruche.

Pendant ce temps, Dupleix, au fond de son cabinet, explique à ses officiers son plan de bataille.

Voilà la seconde nuit qu’il ne se couche pas. La fièvre de l’attente le dévore : cette sortie de d’Espréménil, quel sort a-t-elle eu ? Le chamelier-courrier est en retard. À chaque moment le gouverneur se lève, écoutant si personne ne vient.

Cependant une rumeur se fait entendre, un brouhaha, puis des pas précipités dans la salle voisine.

— Enfin !

La lettre est dans la main de Dupleix qui hésite à l’ouvrir. Il ferme les yeux, s’essuie le front. Mais par un effort de volonté il se remet, reprend son calme, prêt à tout, et brusquement brise le sceau.

— Victoire !

Ce mot s’échappe de ses lèvres ; c’est le premier qui resplendit en tête de la lettre, écrite aussitôt le combat fini, tout émue encore et frémissante.

« Notre corps de quatre cents hommes sort de Madras, gagne la plaine et se forme en bataille, masquant nos deux canons. À peine sommes-nous en marche que la cavalerie du nabab se rassemble pour charger, et l’énorme escadron s’ébranle, roule vers nous comme un torrent, comme une avalanche. Au moment où il semble devoir nous broyer, nous faisons brusquement un mouvement de demi-conversion à droite et à gauche, démasquant nos pièces, qui tirent aussitôt. Deux sillons sanglants se creusent dans la colonne ennemie. Elle reprend son ordre cependant et continue d’avancer ; la seconde décharge ne se fait pas attendre, et la troisième arrête court l’élan héroïque de tout à l’heure. La rapidité de notre tir semble avoir stupéfié et fasciné les cavaliers du nabab ; ils restent là sans avancer ni reculer, comme s’ils attendaient la fin de cette canonnade qui, à leur idée, ne peut pas durer. La quatrième décharge brise cette illusion. Alors, à notre grande surprise, nos adversaires tournent bride et une déroute folle, un sauve-qui-peut extravagant les emporte jusqu’au quartier général de Marphiz-Khan. Sans un mort, sans même un blessé, nous rentrons dans Madras, ivres de joie. Ce 2 novembre 1746[3] »

— Je ne m’étais donc pas trompé, s’écria Dupleix dont les yeux rayonnaient, la discipline européenne, la valeur de nos soldats et la précision de nos armes, ont pu suppléer au nombre.

Mme Dupleix entra précipitamment et se jeta dans les bras de son mari.

— Je sais ! je sais ! dit-elle. Ils ont fui, abandonnant tentes et bagages ; ils perdent soixante-dix hommes et, par miracle, pas une goutte de sang français n’a coulé. Un de mes Hindous vient de m’apporter la bonne nouvelle. Il m’apprend aussi que Marphiz-Khan, en même temps que sa cavalerie lui revenait en déroute, recevait l’avis de la marche du petit détachement de Paradis, et qu’il se met lui-même à la tête de ses troupes pour se porter à sa rencontre et le détruire, avant qu’il ait pu communiquer avec Madras. Il va s’établir à Saint-Thomé et camper sur le bord de la petite rivière de l’Adyar, que Paradis doit traverser.

— S’il croit surprendre mon vieil ingénieur, il se trompe fort, dit Dupleix ; il sera prévenu à temps. Qu’un courrier parte sur-le-champ et que les relais soient doublés. D’Espréménil a déjà l’ordre de marcher à la rencontre de Paradis et de le joindre à tout prix ! Maintenant j’ai confiance, messieurs ; si Dieu ne m’abandonne, c’est ici même que l’orgueilleux nabab, qui nous considère comme une poignée de barbares, sera terrassé.

Et il posa le doigt sur un point de la carte.

Un grand bruit se faisait entendre au dehors, la foule avait envahi la cour d’honneur, sur les pas du porteur de nouvelles, et, pleine d’impatience, vociférait.

— Ne soyons pas égoïstes, dit le gouverneur en ouvrant toute grande une des fenêtres.

Il fit un signe, et un profond silence s’établit aussitôt. Alors Kerjean lut la lettre de d’Espréménil, d’une voix haute et claire.

Une immense acclamation s’éleva, lorsqu’il eut fini, les mains battirent, les chapeaux volèrent au cri de : Vive la France ! vive notre grand gouverneur !

— Vive le roi ! cria Dupleix en se découvrant. Puis il quitta la fenêtre, pour recevoir les membres du conseil qui venaient le féliciter.

XII

MÉLIAPORE

La route, à peine tracée, et par moments sentier, côtoie la rivière dont on aperçoit les miroitements à travers les rotangs noueux, et les grands bambous, aux minces feuilles claires, qui flottent gracieusement comme des lanières de soie. Deux cavaliers s’avancent sous l’ombre transparente, suivis, à peu de distance, par une cinquantaine d’archers.

On dirait deux adolescents. Celui qui marche un peu en avant de l’autre est d’une beauté si surprenante, que ceux qui le croisent dans sa marche demeurent muets d’admiration. Le cheval qui le porte, couleur fleur de pêcher, a une grâce sans pareille. La selle est en velours pourpre et le mors est une chaîne d’argent ciselé.

Une tunique de drap d’or moule la taille élégante du jeune homme ; un casque léger, avec un oiseau de pierreries pour cimier, le coiffe, et il tient à la main un arc, en laque d’Ispahan.

Son compagnon brille auprès de lui comme une étoile prés de la lune ; il est vêtu d’étoffe d’argent et armé seulement d’un poignard. Des esclaves marchent de chaque côté, agitant autour des chevaux, de longs époussetoirs de crin, pour éloigner les mouches.

— L’étape est longue, ce matin, dit le jeune homme qui chevauche le premier ; le soleil est haut déjà et verse une pluie de feu à travers les feuillages.

— Je crois voir briller la soie de nos tentes, au bas de cette côte, dit l’autre, là, tout près de la rivière, à l’ombre d’un bois touffu.

— L’endroit est bien choisi. Hâtons-nous donc, et gagnons plus vite notre repos.

On presse l’allure des chevaux, on les lance sur la pente, veloutée de gazons épais qui assourdissent le bruit des pas ; et bientôt les jeunes cavaliers s’arrêtent et sautent à terre, sans être aidés de personne, devant une tente magnifique, en satin rouge sur lequel sont brodées des scènes du Ramayana. L’intérieur est aménagé comme une salle de palais : des tapis, des coussins de soie, le houka incrusté de pierreries, les esclaves agitant des éventails de plumes. Une collation est servie sur des plateaux d’or.

Déjà les voyageurs sont étendus sous la tente fraîche, ôtant leur casque, dégrafant leur baudrier.

Les draperies de l’entrée, largement relevées, laissent voir le paysage, et la rivière claire et rapide.

— Qu’est-ce donc, là, cet homme, debout sur une pierre, qui nous tourne le dos et regarde au loin si attentivement ?

— Un voyageur comme nous, sans doute.

— Pourquoi l’a-t-on laissé approcher si près de notre halte ?

— C’est peut-être un prince. Je vois scintiller des diamants sur sa coiffure, et, là-bas, deux pages tiennent des chevaux bien harnachés. Nous saurons bientôt qui il est, d’ailleurs ; notre umara s’approche de lui.

— Avec quel respect il salue cet inconnu ! C’est quelque adorateur d’Allah, comme lui.

— À peine s’il répond au salut. Cependant il se détourne et s’avance comme s’il voulait venir vers nous.

— Qui peut-il être pour avoir une telle audace ?

— Un seigneur puissant, car Arslan-Khan ne le retient pas.

Le nouveau venu s’avance, en effet ; il est à l’entrée de la tente, et pose la main sur son cœur, puis sur son front. C’est un homme dans la force de l’âge, d’une belle figure franche et noble. Il est vêtu simplement, mais son sabre magnifique et l’aigrette de son turban laissent deviner qu’il est d’un rang élevé.

— Divine reine de Bangalore, dit-il, puisse ton ombre couvrir le monde ! Je baise la poussière sous tes pieds.

— Qui t’a dit que j’étais une femme et non un guerrier comme toi ?

— Tu es l’un et l’autre pour la torture de l’humanité. Ô reine doublement cruelle ! tu manies la lance et le glaive comme si tes yeux ne te suffisaient pas pour te donner toutes les victoires, et, non contente d’avoir réduit au désespoir les hommes qui ont eu le bonheur funeste de te voir, tu vas nous ravir encore le cœur de toutes les femmes, en te montrant à elles sous la forme du plus beau des hommes.

— Ces louanges ne répondent pas à ma question.

— La bannière de Bangalore, qui flotte au sommet de ta tente, ne dénonce-t-elle pas ta majesté ?

— Qui donc es-tu, pour si bien connaître les bannières ?

— Je suis ton humble esclave : Chanda-Saïb, le gendre du nabab Sabder-Aly.

— Ah ! tu es Chanda-Saïb, dit la reine avec une expression un peu moins hautaine ; tu es ce prince malheureux, que l’assassinat et la trahison privent de famille ?

— Oui, dit-il avec un soupir, le nabab du Carnatic, mon beau-père, est mort sous le poignard, et le frère de ma femme vient d’être frappé aussi, dans la fleur de son printemps. Seul héritier légitime, je suis dépossédé, et je crains aujourd’hui pour ma liberté et pour ma vie.

— Mes aïeux régnaient sur ce pays, que les tiens ont conquis, et que d’autres te reprennent, dit la reine. La volonté des dieux est obscure, il faut subir la destinée.

— Lutter et triompher de l’injustice vaut mieux, et c’est là mon espoir.

Tout en parlant et sans y prendre garde, Chanda-Saïb s’était avancé de quelques pas.

— Tu es mon hôte, puisque tes pieds ont franchi ce seuil, dit la reine ; assieds-toi et prends ta part de ces mets.

— Je suis touché d’un tel honneur, dit le prince qui s’assit et prit une mangue.

— Tu vois en moi une pénitente, reprit Ourvaci après un moment de silence, une mortelle lourde de péchés, qui se rend, dans le plus modeste équipage, à la vieille pagode de Sadraspatnam.

— Que ton pèlerinage soit heureux ! dit Chanda-Saïb. Je me réjouis de m’être trouvé sur ton chemin, et de pouvoir te dire qu’il y a du danger à poursuivre ton voyage sans précaution.

— Qu’est-ce donc ?

— La guerre. Un combat, qui m’intéresse au plus haut point, aura lieu tout à l’heure, à quelques pas d’ici.

— Et quels sont les combattants ?

— L’armée de mon mortel ennemi, de celui qui usurpe mon trône, du traître Allah-Verdi, qui se dit nabab du Carnatic, et une petite troupe de Français.

— Les Français, qu’est-ce que cela ? Cette race aux cheveux blancs, peut-être ?

— Ce sont les soldats du grand gouverneur de Pondichéry, un homme que j’estime au point que je lui ai confié ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire ma femme et mon fils.

La reine eut un sourire de dédain, et échangea un regard avec le jeune cavalier de tout à l’heure, qui n’était autre que la princesse Lila.

— Et ce sont les apprêts de ce combat que tu regardais si attentivement ?

— Justement ! Et je te demande en grâce, Lumière du monde, la permission de retourner à mon poste d’observation. C’est le désir d’assister à ce combat qui m’attirait en ces lieux.

— Ne pourrais-je le voir aussi ? dit-elle vivement ; le massacre de ces barbares est un spectacle qui me plairait beaucoup.

— Rien n’est plus aisé : du sommet de ce tertre tapissé de fleurs, on découvre tout le champ de bataille.

— Allons, dit-elle, en se levant sous l’aiguillon d’une ardente curiosité.

On porta, sur la hauteur désignée, des coussins et un parasol frangé de perles sous lequel la reine s’installa.

La rivière, d’un azur splendide, faisait un coude, puis coulait, presque droite, à perte de vue, entre deux rives plates, couleur d’émeraude, interrompues, çà et là, par des bouquets de mûriers. Sur la rive opposée resplendissait l’armée du nabab, se développant sur une ligne longue et imposante : l’artillerie d’abord, puis les cavaliers et, derrière eux, quelques éléphants, dont l’un, plus haut que les autres, portant le grand étendard du Carnatic. L’infanterie se massait au delà.

— Mais, dit la reine, où sont donc vos Français ? La rive où nous sommes semble parfaitement déserte.

— Là, à quelques cents pas de nous ; ce bois de mûriers suffit à les masquer.

— Sont-ils si peu nombreux ? Vraiment ces Français ont une bien orgueilleuse folie !

— Ignores-tu donc, s’écria Chanda-Saïb, que quatre cents des leurs viennent, sous les murs de Madras, de mettre en déroute l’armée si brillante de mon rival ?

La reine eut un geste d’incrédulité.

À ce moment, un formidable roulement de tambours éclata dans le bouquet de mûriers. Une voix puissante jeta un commandement, et les Français, brusquement, sortirent du bois, se dirigeant au pas de course vers la rivière. On aperçut l’éclat rouge des parements d’habits, la blancheur des bandoulières de buffle, et l’éclair des baïonnettes au bout des fusils.

À certaines nuances vertes ou dorées, dans la rivière, on reconnaissait qu’elle était guéable ; les Français entrèrent dans l’eau sans hésiter, toujours accompagnés par le tumulte des tambours ; mais ce bruit fut couvert, soudain, par un fracas de tonnerre : les canons de l’armée hindoue venaient de tirer.

Ce vacarme ne sembla pas avoir causé grand dommage au bataillon en marche. Quand la fumée se dissipa, les Français, pleins d’entrain, comme rafraîchis par le bain, escaladaient la rive opposée, suivant leur chef qui, l’épée à la main, courait le premier. On battit la charge et ils s’élancèrent baïonnettes en avant, en poussant des hurlements formidables.

Marphiz-Khan venait d’apparaître sur l’éléphant qui portait l’étendard frangé d’or du Carnatic et le guerrier, couvert de pierreries, resplendissait au soleil. Mais d’un élan irrésistible, poussant toujours ces cris étranges, les Français culbutèrent les canons, et se jetèrent impétueusement sur le premier rang des cavaliers. Ceux-ci crurent voir une bande de démons et, sans attendre la piqûre des baïonnettes étincelantes, tournèrent bride et s’enfuirent.

Alors les assaillants s’arrêtèrent et, sur un commandement de leur chef, ayant tranquillement visé, tirèrent tous ensemble.

L’effet fut terrible. Un grand nombre de cavaliers tombèrent, renversés sous leurs chevaux ; les cris des blessés redoublèrent le désordre et accélérèrent la fuite. Marphiz-Khan lui-même, après un moment d’hésitation, tourna le dos, hâtant l’allure de son éléphant de guerre. Les Français, tout en rechargeant leurs armes, s’élancèrent à la poursuite de l’ennemi.

— Dieu est grand ! s’écria Chanda-Saïb.

La reine s’était levée et, toute pâle et frémissante, avait suivi la scène.

— Mon cheval ! cria-t-elle ; je veux voir la fin de ceci. Cette fuite est une feinte, Marphiz veut attirer ces barbares dans Méliapore, pour mieux les écraser.

On amena le bel arabe fleur de pécher, au profil de gazelle. La reine reprit ses armes et redevint l’adorable guerrier de tout à l’heure.

— Qu’Arslan m’accompagne, dit-elle. Puis se tournant vers sa compagne : Peut-être as-tu peur, Lila ; reste si tu veux.

— Où tu iras j’irai, dit la princesse. Il est vrai, l’audace de ces hommes et leurs cris sauvages m’ont glacé le sang, et j’ai failli m’évanouir au bruit du canon ; c’est que je ne suis pas un héros, moi, voilà tout.

— Ô ma pauvre Lila ! dit la reine, douce et paresseuse amie, à quelles épreuves je mets ta tendresse ! Reste, je t’en prie, bientôt je te rejoindrai.

— Tu me retrouverais morte d’inquiétude, dit Lila en sautant en selle. D’ailleurs la peur ne manque pas d’un certain charme, et quoi qu’il arrive je ne fuirai pas.

— Tu es héroïque à ta manière, dit Ourvaci en souriant ; en route donc !

Chanda-Saïb galopait déjà au bord de l’eau, précédé par ses deux pages qui cherchaient le gué.

— Par ici, belle reine ! cria-t-il ; voici le passage.

La petite troupe traversa la rivière et s’élança sur les traces des combattants.

Le bruit des tambours, qui roulaient sans discontinuer, et la fusillade régulière les guidait sûrement, et bientôt ils ralentirent leur course, ayant devant eux l’arrière-garde française.

La déroute emportait les fuyards avec une rapidité croissante, jonchant leur route de morts et de blessés. Ils s’écrasaient maintenant à la porte de Méliapore — que les Européens appellent Saint-Thomé — la petite ville à laquelle Marphiz-Khan s’appuyait. Ils avaient le projet de s’y enfermer ; mais l’encombrement était tel qu’il fut impossible de refermer la porte assez tôt, les Français la franchirent sur les talons des fugitifs.

— Tu vois, dit la reine à Chanda-Saïb, ils tombent dans le piège, ils entrent dans la ville, et pas un n’échappera.

— Je crois que tu t’abuses, Apsara céleste, répondit le prince dont le visage rayonnait de joie ; nous assistons au plus étonnant fait d’armes qui se puisse imaginer.

— Une armée terrifiée par quelques centaines d’hommes, c’est impossible, dit Ourvaci dont le beau sourcil se fronçait de colère et de dégoût.

— Mais ces hommes sont des démons, s’écria Lila ; ils marchent comme si une seule pensée les animait, s’arrêtent d’un seul mouvement, et quand ils déchargent leurs fusils, on dirait un seul coup de feu.

— Gagnons le faîte de cette colline, dit Chanda-Saïb en désignant un point élevé : de là nous dominerons la ville.

Le spectacle était affreux maintenant. Tous ces êtres affolés voulaient sortir par la porte opposée ; mais, dans les rues étroites, le flot humain ne s’écoulait pas assez vite et, immobilisé par moments, restait sans aucun abri, exposé aux décharges régulières et sûres des vainqueurs.

— Mais c’est de la folie ! s’écria la reine ; ils sont hébétés par quelque sortilège, car ils ne se défendent même pas, ils se laissent massacrer comme des victimes par le bourreau.

Après bien des pertes, les fugitifs parvinrent cependant à traverser la ville, et ils s’élancèrent à travers champs ; ils se croyaient sauvés, lorsque, tout à coup, des roulements de tambours, et l’éclair d’un coup de canon en face d’eux, leur firent comprendre que la retraite était coupée.

Les troupes de Madras venaient d’arriver.

Alors l’armée du nabab, sans faire le moindre effort pour se rallier, se jeta de côté et, abandonnant les bagages, se débarrassant de ses armes et de tout ce qui gênait sa course, s’enfuit en pleine déroute, dans la direction d’Arcate[4].

— Les lâches ! disait la reine, pâle de honte, et ce sont de pareils hommes qui ont conquis notre bel Hindoustan et le courbent sous leur joug !

— Ils semblent en effet un peu dégénérés depuis Timour et Baker, dit Chanda-Saïb en riant ; mais cette journée, funeste à mes ennemis, est glorieuse pour moi. Permets-moi de prendre congé, Lumière du monde ; je veux aller saluer le vainqueur et le charger de mes félicitations pour le grand nabab de Pondichéry,

— As-tu avec toi un interprète ? demanda Ourvaci vivement.

— J’en ai un, et il est ton esclave, comme moi-même.

— Quand tu seras près de ces barbares, demande-leur s’il en est un parmi eux qu’on désigne sous le nom de Charles de Bussy.

Chanda-Saïb regarda la reine avec une profonde surprise : que pouvait-elle avoir de commun avec cet étranger, elle qui semblait même ignorer ce que c’était que des Français ? Mais il vit sur le visage de la jeune femme une expression si étrange de cruauté et de souffrance qu’il crut être en face d’Azrael, l’ange de la mort.

— Arslan-Khan t’accompagnera, continua-t-elle, et me rapportera tes paroles.

— Entendre, c’est obéir, dit le prince : je suis la poussière sous tes pieds et l’adorateur de ton ombre.

Il s’éloigna, après s’être incliné, en posant la main sur son cœur, puis sur son front.

De la plaine, Chanda-Saïb se retourna et jeta un dernier regard vers celle qu’il venait de quitter. Droite sur son cheval, au sommet de la colline, qui lui faisait comme un piédestal, elle demeurait immobile, le front penché. Dans l’azur profond du ciel, sa stature élégante paraissait grandie, et le cimier de pierreries jetait des flammes.

— Quelle merveille, cette femme ! murmurait Chanda-Saïb ; le prince Salabet-Cingh est vraiment un homme heureux.

Au sommet de la colline, Lila soupirait, n’osant interrompre autrement la rêverie de la reine, qui semblait changée en statue. Cependant le soleil brûlait ; il était dangereux de rester ainsi exposées. La princesse approcha son cheval tout près d’Ourvaci.

— Lila, dit la reine rêveuse, n’as-tu pas entendu tout à l’heure ?

— Quoi donc ?

— Ce nom, ce nom maudit a passé par mes lèvres : comme malgré moi, je l’ai prononcé, et n’est-ce pas là une nouvelle souillure ? Je suis humiliée de le savoir et courroucée de ne pouvoir l’oublier.

— Un nom, ce n’est rien cela, dit la princesse en riant.

— Que dis-tu, enfant ! le nom c’est l’image même de l’être, c’est sa présence dans l’absence, son existence supérieure dans le royaume de l’esprit. Tu sais bien que par pudeur, autant que par tendresse, les femmes hindoues ne prononcent pas à haute voix le nom de leur époux ; elles le gardent en elles-mêmes comme un trésor.

— Eh bien, dit Lila, si, par amour, on conserve en son cœur un nom chéri ; que les lèvres laissent envoler loin d’elles celui qu’on déteste !

— Mais en passant il brûle et en s’enfuyant il reste, dit la reine, comme le dard que l’on arrache et qui laisse son venin.

— Ah ! je t’en conjure ! sois plus courageuse ! chasse de ton esprit toutes ces images qui le troublent. Songe plutôt que si le saint fakir, à la science incomparable, que tu vas consulter dans la pagode en ruine de Sadraspatnam, te conseille d’accorder la rançon que l’on réclame, acquittée envers ton sauveur, tout lien sera rompu avec lui, et que l’obsession cessera ; songe plutôt qu’il était peut-être parmi les combattants, qu’il a pu être tué et que tu es délivrée de lui.

— À la pensée de sa mort possible, il me semble qu’un glaçon se dissout dans mon cœur. C’est ainsi que la joie se manifeste, si violente qu’elle me cause une souffrance.

Lila jeta sur la reine, entre ses longs cils satinés, un regard indéfinissable. C’était un mélange de malice, de curiosité et d’inquiétude ; un coup d’œil pénétrant et voilé, cherchant à deviner un secret et cachant une pensée secrète.

— Quittons ces lieux, allons rejoindre notre escorte, ma divine amie, dit-elle après un moment, nous sommes seules ici et trop près de ces barbares que tu redoutes.

— C’est vrai ; partons, dit Ourvaci, en jetant un dernier regard sur Méliapore, où flottait maintenant, triomphalement, le drapeau blanc de la France.

XIII

L’ESCADRE

— Mon cher Kerjean, expliquez-moi, je vous en prie — si vous avez la chance de le comprendre — l’ordre hiérarchique qui régit le gouvernement de l’Inde. Je ne puis le débrouiller, malgré mes efforts ; on n’entend parler que de soubabs, de nababs, de padischahs, de rajahs et de maharajahs… ; tout le monde est donc roi en ce beau pays ?

C’est dans une élégante calèche, qui les emporte sur le Cours royal, la promenade à la mode, que Bussy fait cette question à son ami Kerjean.

— Je suis fier de pouvoir vous répondre, dit ce dernier. Voulez-vous que je commence par la tête ou par les pieds ?

— Il me semble que commencer par la tête est plus logique.

— Soit ! cependant on ne sait trop ce qui vaut le mieux ici de la tête ou des pieds. Eh bien, il y a d’abord le Padischah ou Grand Mogol, que nous appelons l’Empereur. C’est, soi-disant, le souverain maître de l’Inde, le juge suprême, le roi des rois. Tout vient de lui et retourne à lui. Il réside, là-bas, au diable, à Delhi, dans une ville magnifique, mais ruinée à moitié. Le Grand Mogol actuel s’appelle Achmed-Schah. Sa cour est un nid d’intrigues, de conspirations, il se cramponne à son trône, que plusieurs prétendants convoitent, sans compter les Mahrattes et autres.

— Je comprends le Grand Mogol, dit Bussy, la clé de voûte, le sommet de la pyramide un peu branlante.

— Parfaitement. Mais ce pays mal soumis et vaste comme la moitié de l’Europe, un seul homme ne peut pas le diriger. C’est pourquoi il est divisé en Soubabs ou gouvernements, ayant pour chefs les Soubadars, que nous appelons Soubabs pour avoir plus tôt dit.

— J’y suis maintenant : le gouvernement, encore trop vaste, est divisé en provinces, de là les Nababs.

— C’est cela : Soubabs et Nababs, d’abord simples officiers du Grand Mogol, ont naturellement secoué le joug le plus possible, et sont devenus de véritables rois, ayant divan, vizir, armée et trésors. La politique, dans le principe, est des plus simples : toucher les impôts. Le Nabab vole le Soubab, qui vole l’Empereur ; celui-ci est souvent obligé de faire la guerre pour être payé.

— À ce que je vois, pour les complots et les intrigues, les cours des Nababs et Soubabs n’ont rien à envier à celle de Delhi.

— On n’a pas idée de pareils coquins, dit Kerjean en riant ; ils passent leur temps à s’entr’égorger. l’escadre 153

— Mais comment se placent les princes hindous dans cet échiquier ? Ce sont eux surtout qui m’intéressent.

— Ah ! voilà : les vainqueurs sont moins nombreux que les vaincus, un pour dix à peu près, et ils ne peuvent occuper tout le pays. Comme vous le savez, avant la conquête, l’Inde était divisée en quantité de royaumes grands et petits. Les musulmans ont laissé subsister ceux qui ont consenti à devenir tributaires du Grand Mogol et à reconnaître sa suzeraineté. S’ils payent bien, payer étant toujours le point capital, on les laisse régner comme ils l’entendent dans leurs États, quelquefois presque aussi grands que la France, souvent composés seulement d’une ville. De là les Rajahs et les Maharajahs : les rois et les grands rois.

— Merci, dit Bussy, jusqu’à présent je ne connaissais que l’Hindoustan légendaire et sacré, dont la poésie m’a si fort enthousiasmé, et que je croyais retrouver tel quel.

— Je suis moins poète que vous, dit Kerjean, je partage l’avis du Grand-Mogol : le tribut avant tout, et j’espère bien tirer ma fortune de ce merveilleux pays. Mais avec votre cours d’histoire vous nous faites oublier de regarder les belles dames qui passent.

Le Cours royal était situé le long de la grève, sous les remparts. C’était le rendez-vous du beau monde, et il était impossible d’imaginer une promenade plus magnifique. On la fréquentait au moment où le soleil tombait derrière la ville, et l’exubérante végétation des jardins, des avenues, les palmiers énormes dépassant les murs, les cocotiers, nulle part aussi beaux que sur cette côte, éclairés en transparence, apparaissaient frais et lumineux sur le ciel d’un bleu violent, et produisaient le plus délicieux effet. De l’autre côté s’étendait l’azur de la mer des Indes, et sur la longue plage, qui semblait sablée d’or, se versait sans relâche l’harmonieuse cascade des lames argentées.

Les voitures allaient et venaient sous de beaux arbres sur deux lignes. Les femmes en toilette légère étaient couchées languissamment dans leurs belles calèches dorées ou peintes, et conduites par des cochers indiens vêtus de blanc. On voyait aussi des chaises à porteurs et des palanquins marchant sur une autre ligne, à côté des piétons, et beaucoup de cavaliers indigènes, sur des fins chevaux brillamment harnachés, passant au galop avec des envolements de draperies blanches. Plus bas, sur la plage même, s’agitaient la foule des noirs, lascars, matelots et employés de toute sorte, occupés à charger et à décharger les cargaisons, transporter et inscrire les marchandises ; c’était le mouvement, l’animation fébrile, le brouhaha d’un port de commerce en pleine prospérité. Çà et là, la haute silhouette massive des éléphants, dressés au travail, dominait le fourmillement des hommes.

La mer était couverte d’embarcations, allant et venant, et plus loin, dans la rade, apparaissaient quelques navires, dessinant sur le ciel leur mâture affinée en dentelle.

Maintenant, Kerjean nommait toutes les femmes qui passaient et racontait sur leur compte maintes anecdotes indiscrètes, que Bussy n’écoutait qu’à demi.

Tout à coup des acclamations enthousiastes éclatent au loin, se rapprochent rapidement ; tout le monde se lève dans les équipages et, entre les deux files arrêtées et rangées à droite et à gauche, passe, au grand trot, un escadron de gardes qui précède la voiture du gouverneur. Elle s’avance bientôt, toute scintillante de dorures, traînée par quatre chevaux harnachés de pourpre et d’or. Sur son passage, c’est comme un ouragan de cris : « Vive notre grand gouverneur ! Vive le vainqueur du nabab ! » Les femmes jettent des fleurs sous les pieds des chevaux.

Dupleix salue d’un air très digne. La bégum est auprès de lui, et sur le devant de la calèche, Chonchon, très droite et pâle d’émotion. Ils passent, suivis de douze lanciers qui portent des drapeaux.

Pour rentrer, les jeunes officiers passèrent par la ville, afin de couper au plus court, et Bussy regardait encore avec curiosité cette cité qui lui devenait déjà familière : les rues larges et droites, bordées de petites maisons précédées de jolies cours plantées d’arbustes, étaient encore toutes pavoisées à cause de la victoire de Dupleix sur l’armée du Nabab, que les habitants ne se lassaient pas de fêter.

La brise de mer venait de se lever et il y avait beaucoup de monde dehors. Les gens du peuple vêtus de sarraux, blancs comme la neige, qui faisaient ressortir le ton foncé de leur visage et de leurs jambes nues, assiégeaient les marchands de friture, et la graisse bouillante emplissait l’air d’une âcre odeur. Les flâneurs en riches toilettes formaient des îlots devant la vendeuse de fruits, accroupie entre les pyramides embaumées de son étalage, ou bien s’arrêtaient devant les marchands de boissons glacées. Du haut des vérandas, par-dessus les fleurs, de riches Hindous, assis sur des tapis, regardaient d’un air tranquille toute cette agitation, en fumant nonchalamment le houka. Des bruits de chants et de musique s’échappaient des cafés, fermés seulement par une draperie, et la mélodie s’entrecoupait du son intermittent des cloches sonnant l’angélus à l’église des capucins. Ils virent des prêtres gravissant en hâte les degrés du portail, et, plus loin, sortant d’une pagode au toit pyramidal, une troupe de bayadères voilées de gaze noire, parsemée d’or. Puis ils longèrent une haute muraille d’une blancheur éblouissante, tout unie, percée seulement d’un majestueux portail en ogive, revêtu intérieurement de faïences fleuries.

— C’est le palais du prince Salabet-Cingh, dit Kerjean.

Et longtemps de Bussy regarda en arrière.

Sur une vaste place où ils débouchèrent, la tour de l’horloge apparut, au milieu d’un joli jardin surélevé, enfermée par une balustrade crénelée, coupée de larges escaliers, que flanquaient des statues hindoues, représentant des perroquets géants à deux têtes.

Tandis que de Bussy admirait les sculptures d’une antique colonne de pierre, un coup de canon, venant du large, fit tressauter les deux amis.

Kerjean fit s’arrêter l’équipage.

— C’est le salut d’un navire qui arrive de France, dit-il.

De cette place on découvrait la mer. Ils aperçurent, en effet, un bâtiment qui venait de mouiller en rade. Sa chaloupe, mise à l’eau et conduite par de nombreux rameurs, était déjà tout proche de terre.

— Comme ils se hâtent, dit Kerjean, il doit y avoir des nouvelles graves. Allons tout droit au palais du gouvernement, nous les connaîtrons plus tôt.

On pressa l’allure de l’attelage et, après avoir traversé le canal qui sépare la ville blanche de la ville noire, couru quelque temps entre les cahutes des indigènes, dans les allées bordées de magnifiques cocotiers, ils sortirent de la ville par la porte Villenour et gagnèrent la résidence.

La nouvelle qui arrivait de France était grave en effet, terrible même : on avisait le gouverneur de l’Inde qu’une expédition des plus sérieuses, contre Pondichéry, avait été décidée par l’Angleterre, qui expédiait huit vaisseaux de guerre et onze transports chargés de troupes, sous le commandement de l’amiral Boscawen.

Et le danger suivait de près la nouvelle, il n’y avait pas une heure à perdre.

Dupleix était atterré.

Ce n’était plus la lutte, inégale encore, mais dont on espérait cependant triompher, que l’on redoutait auparavant ; on allait se trouver en présence de forces supérieures à tout ce qu’on avait vu jusque-là dans les mers de l’Inde. Et qu’envoyait-on au gouverneur pour tenir tête aux ennemis, pour soutenir l’honneur de la nation ? de l’argent, des troupes, des munitions ? Non, on lui donnait simplement le conseil, presque dérisoire, de faire bonne contenance !

Un moment, abattu par ce coup terrible, Dupleix songea, malgré lui, aux grands suicides antiques.

Mais vite il releva le front, apaisa l’affolement autour de lui, et jura de défendre, avec ses faibles ressources, et jusqu’à son dernier souffle, cette ville qu’on lui a confiée et qui, sous les plis du drapeau de la France, est un morceau de la patrie.

Alors, avec son énergie ordinaire, il s’occupe, sans perdre un instant, des préparatifs de la défense, il veille à tout, rend à tous la confiance et le courage.

Grâce à ses fonderies, qui travaillent sans relâche, il a une artillerie très forte et peut armer, tout autour de la place, quantité de redoutes et d’ouvrages avancés, qui, disputés pied à pied, donneront beaucoup à faire aux assiégeants, avant qu’ils aient attaqué le corps même de la place.

Et rasséréné, calme et prêt à tout, il attend les événements.

XIV

LE SIÈGE DE PONDICHÉRY

Le canon ! les gueules de bronze crachent leur hurlement de haine et de mort à travers la nature splendide.

Un cercle de fer enferme Pondichéry ; du côté de la mer, c’est une flotte formidable ; du côté de la terre, une armée.

Déjà on se bat au village d’Ariancopan, où est établie la principale redoute.

L’endroit est admirable, avec ses bois épais, pleins de fraîches perspectives, et sa claire rivière encaissée entre des rives touffues ; mais aujourd’hui la fumée et l’odeur de la poudre cachent les fleurs et troublent leurs parfums.

Croyant n’avoir devant eux qu’un ouvrage de peu d’importance, les Anglais se sont avancés, la veille, avec une confiance funeste, essayant l’assaut du fort sans échelle ni matériel. Ils ont payé cher leur imprévoyance. S’apercevant trop tard de leur erreur, sous un feu terrible, ils se sont vus forcés de reculer, laissant sur le terrain beaucoup de leurs meilleurs soldats et plusieurs officiers. À présent ils reviennent en force, et entreprennent, dans les règles, le siège du village fortifié. Mais ils montrent moins d’entrain déjà et moins de sûreté ; la perte du major Goodere, le plus expérimenté de leurs chefs, les affecte beaucoup, non sans raison, ceux qui le remplacent ont déjà montré leur incapacité : au matin, on s’est aperçu qu’une batterie, établie la nuit, a devant elle un bois, qui lui masque l’ennemi. Les Français ont salué d’éclats de rire cette bévue incroyable, et ils chantent une chanson moqueuse dont on entend le refrain entre les décharges :


Marlbrough s’en va-t’en guerre…


L’amiral Boscawen est le petit-neveu du célèbre Marlborough ; c’est même à cause de cette haute naissance que, malgré sa jeunesse — trente-six ans à peine — il a obtenu la faveur, presque unique, du double commandement de la flotte et de l’armée. Les soldats français ont appris, on ne sait comment, cette parenté, et leur plaisir est de rythmer le combat sur cet air connu.

Et la mousqueterie crépite, l’artillerie tonne, supérieure du côté des Français, mais nourrie et puissante dans la riposte.

— À la bonne heure ! s’écrie Paradis en pointant lui-même une pièce, ceux-ci ne tournent pas les talons, comme les Maures, au premier mot qu’on leur dit ; c’est plaisir de se battre contre eux, et il y a de l’honneur à les vaincre. Vois-tu, mon fils, continue-t-il en s’adressant au canonnier, quand une pièce anglaise allonge le cou, oppose-lui-en trois pour lui rabattre le caquet.

— Monsieur l’ingénieur en chef, crie une estafette qui passe à cheval, le commandant Law ordonne d’aller bouleverser les travaux de l’ennemi, et vous prie de diriger la sortie, avec le capitaine de Bussy, que je cours prévenir.

— Entendu !

Bussy est au poste le plus avancé, de l’autre côté de la rivière, près d’une batterie, qui prend l’ennemi en enfilade. On ne se voit pas, on ne s’entend pas dans la fumée et le vacarme, l’estafette est obligée de mettre sa bouche contre l’oreille du marquis et de lui hurler l’ordre du commandant.

Peu après, les volontaires, précédés de leur capitaine, sortent du nuage, en même temps que les dragons, conduits par Paradis, s’élancent et traversent la rivière.

Les Anglais font bonne contenance d’abord ; mais l’impétuosité et la vigueur de l’attaque les font plier, et bientôt ils abandonnent les retranchements, pris d’assaut, et aussitôt bouleversés de fond en comble.

— Allons ! je n’ai pas de chance, s’écrie Paradis en riant ; encore des gens qui se sauvent !

En effet, cette contagion terrible qu’on appelle panique s’est emparée des assiégeants qui, malgré les efforts des officiers, s’enfuient en désordre.

Les troupes reviennent aux retranchements, pleines d’enthousiasme, ramenant beaucoup de prisonniers.

Le commandant Law a fait une capture importante, celle d’un officier, d’une figure pâle et digne, dont l’habit écarlate est tout chamarré d’or ; c’est le major Lawrence, un homme déjà illustre, qui, ne voulant pas fuir avec ses soldats, est resté seul au milieu des ennemis, et s’est laissé désarmer.

Les assiégés étaient tout heureux de leurs succès ; ils pouvaient espérer garder le fort d’Ariancopan, ce qui mettrait leurs adversaires dans un grand embarras ; ils les sentaient hésitants et indécis, et remarquaient qu’ils refaisaient les retranchements détruits avec une lenteur extrême.

Quelques jours après cette sortie heureuse, tout le monde était à son poste, surveillant le travail de l’ennemi, le démolissant à mesure et harcelant les travailleurs ; quand, tout à coup, un fracas épouvantable éclata au milieu d’eux, faisant trembler le sol et envoyant vers le ciel une gerbe de feu qui retomba en pluie de débris. Le fort oscilla un moment, puis s’écroula, et une panique emporta vers la ville beaucoup de ces héros d’hier.

Lorsque le silence s’est fait, de longs cris et des gémissements le remplissent. Les officiers se précipitent vers les ruines fumantes, jonchées de blessés et de morts. Qu’est-il arrivé ? Une horrible catastrophe, dans laquelle les Anglais ne sont pour rien : deux chariots de poudre viennent de sauter au milieu du fort, et cent hommes sont morts, ou hors de combat.

D’entre les décombres sortent d’affreux hurlements, des plaintes faibles ; mais il y a encore des explosions partielles, l’on n’ose pas approcher.

Une consternation muette fige tous ceux qui échappent au désastre.

— Est-ce que vous allez laisser mourir vos camarades sans rien tenter pour les sauver ? crie à ses volontaires Bussy qui vient d’arriver ; si vous étiez capables d’une pareille lâcheté, je briserais mon épée pour ne plus être votre chef.

Et, le premier, il court aux ruines, écarte de ses mains les pierres brûlantes, qui écrasent la poitrine d’un blessé. Ses hommes l’ont suivi sans hésiter. Bientôt les blessés et les morts sont couchés sur des brancards et emportés vers la ville.

Paradis est hébété de désespoir. Il fait sonner la retraite, pour abandonner la redoute, qui n’est plus tenable ; mais Bussy s’élance vers lui et lui saisit les mains.

— Je vous en conjure, ne donnez pas cet ordre, s’écrie-t-il ; réfléchissez ! Il faut garder le village et réparer tant bien que mal les dégâts.

— Mais c’est impossible ! dit l’ingénieur, que ferions-nous de cette ruine ? D’ailleurs, de La Touche s’apprête à faire sauter ce qui reste des remparts.

— Retenez-le ; ne faites rien sans prendre l’avis du gouverneur. Mais où est donc le commandant Law ?

— À la ville, où il conduit les prisonniers.

— Eh bien, laissez-moi, avant d’agir, aller, de votre part, consulter Dupleix.

— Soit, hâtez-vous.

Mais Paradis n’est pas convaincu, il hoche la tête, tandis que Bussy monte à cheval et part au galop.

Dans la ville, qu’il traverse comme un ouragan, c’est une terreur et un désespoir indescriptibles ; le bruit de l’explosion a attiré tous les habitants dehors, la nouvelle est connue déjà, sous des versions diverses, et ceux qui ont des parents ou des amis dans l’armée, courent, avec des cris et des pleurs, pour reconnaître les morts et les blessés. Au palais, Bussy ne trouve aucun serviteur et est obligé d’attacher lui-même son cheval à une colonne. Il gravit le grand escalier à rampe de fer ouvragé, et arrive, hors d’haleine, dans le cabinet du gouverneur dont la porte est ouverte. Un soldat est là qui lui raconte l’événement funeste.

— Monsieur, dit Bussy d’une voix haletante, Paradis a l’intention d’abandonner Ariancopan. J’espère pourtant avoir obtenu de lui qu’il n’agisse pas sans votre avis.

— Qu’on garde la redoute à tout prix, s’écria Dupleix ; sa perte entraînerait l’abandon de tous les autres ouvrages.

— Je cours porter cet ordre, dit Bussy.

Mais au moment où il va sortir, le bruit de plusieurs explosions éclate et fait frémir les vitres.

— Trop tard ! de La Touche vient de faire sauter les remparts.

— C’est un malheur, capitaine, dit le gouverneur, après avoir réprimé un mouvement de colère ; je vous remercie d’avoir essayé de l’éviter. Mais surtout qu’on ne se laisse pas abattre, rien n’est perdu. Je vais voir par moi-même ce qu’il reste à faire.

Comme toujours, le gouverneur apaise et encourage ; il atténue autant qu’il le peut le désastre, ranime la confiance, réveille l’ardeur.

Aussi les jours, les semaines, passent sans que les assiégeants, malgré tous leurs efforts, soient encore parvenus à rien gagner sur les Français, maintenant enfermés dans Pondichéry.

Mais aujourd’hui les Anglais s’agitent d’une façon extraordinaire, il semble qu’ils se préparent à tenter un assaut décisif. C’est pourquoi le gouverneur, à cheval, fait au pas le tour de la ville, tandis qu’au-dessus de sa tête le vol sinistre des obus siffle et bourdonne. Il s’arrête parfois, l’œil à la longue-vue, et surveille attentivement les mouvements de l’ennemi. Quelques officiers marchent derrière lui, en silence.

Dans la rade, aussi près que le fond le permet, trois navires anglais sont embossés et lancent leurs projectiles ; mais la grande houle empêche la précision du tir, tandis que les canons de la place ripostent avec la plus grande sûreté. Cependant les obus tombent nombreux dans les rues désertes, et voici que, tout à coup, le gouverneur est presque repoussé par un groupe de soldats et de cipayes, qui fuient, terrifiés par une bombe arrivant sur eux ; les officiers qui suivent Dupleix voient le danger que court leur chef, lui crient de se garer ; mais lui, tranquillement, s’avance vers le projectile dont l’explosion le couvre de fumée et de poussière.

Quand le nuage s’est dissipé, il se tourne vers les soldats immobiles de surprise et d’inquiétude, et leur dit en souriant :

— Vous voyez bien, enfants, que cela ne fait pas de mal.

Puis il continue sa route, suivi d’acclamations. Il arrive bientôt au bastion Saint-Joseph, du côté opposé à la mer. Là il s’arrête, et s’approche d’une embrasure ; pour interroger plus longuement les préparatifs de l’ennemi.

— Décidément, messieurs, dit-il après un instant, en se retournant vers les officiers, ce n’est pas une feinte, les Anglais prononcent l’attaque du côté du marais et des terrains inondés, qui nous sont une si bonne défense à cet endroit ; ils ont l’idée, sans doute, que cette boue les protégera contre nos sorties et semblent oublier qu’elle est aussi infranchissable pour eux que pour nous, et qu’ils s’y embourberont. Ils mènent activement les travaux, mais ne leur laissons pas donner avec tant de facilité leurs coups de pioche ; ayez la bonté de transmettre l’ordre aux dragons, avec d’Auteuil et Paradis, aux grenadiers de La Touche, et à Bussy avec ses volontaires, de sortir et de leur courir sus en contournant le marécage.

Et il reste là, tandis qu’on prépare et qu’on exécute le mouvement, dont il veut suivre, des yeux, la fortune.

Il voit bientôt la colonne se déployer hors des murs, puis se partager en deux divisions, qui circulent entre les tranchées. Elle prennent chacune leur route vers l’ennemi, se dissimulant dans les plis de terrains, derrière des bois. Pendant de longs moments elles disparaissent aux yeux de Dupleix, puis il les revoit, et de nouveau les perd de vue.

Mais voici qu’il pousse un cri de douleur et de colère : la division la plus forte fait fausse route, elle a pris le plus long, le plus mauvais chemin.

— Que font-ils, les malheureux ? Qui donc les guide ? s’écrie-t-il avec désespoir. Leur artillerie va s’embourber, et l’ennemi les apercevoir bien avant qu’ils puissent tenter le moindre mouvement offensif.

Des sonneries de trompettes se font entendre dans le camp des Anglais, qui rassemblent en hâte toutes leurs forces ; et quand les Français, à grand’peine, sont sortis du mauvais pas, ils ont devant eux toute l’armée ennemie.

Alors, des deux côtés, éclate un feu terrible, dont le nuage enveloppe et dérobe bientôt le combat. Ne pouvant plus voir, Dupleix écoute ; il reconnaît bien la voix, plus proche et plus haute, de ses canons, et ils aboient ferme, sans relâche.

Par instants une déchirure du nuage laisse à découvert un détail de la bataille : un cavalier qui passe en gesticulant, quelques soldats redressant une pièce qui, en reculant, a perdu son aplomb ; ou bien, une épée haute dans la main d’un chef, et jetant une lueur ; puis de nouveau la cotonneuse et molle muraille, impénétrable, se referme.

Mais voici que le canon se tait subitement du côté des Français ; on n’entend plus qu’une fusillade irrégulière, qui se rapproche.

— Ils se replient, pense Dupleix ; que pourraient-ils faire en effet contre toutes les forces anglaises ?

Et il se penche, tendant l’oreille, inquiet, car il y a certainement du désordre dans cette retraite ; un grand trouble, en tous cas, et inexplicable, car l’ennemi ne poursuit pas, et même cesse bientôt le feu de ce côté. La colonne revient. Dupleix la voit sortir du nuage et se hâter vers la ville, par le bon chemin cette fois ; il quitte alors son poste d’observation et galope vers le bastion Sans-Peur, par lequel rentrent les soldats.

Déjà ils arrivent, par groupes tumultueux, noirs de poudre, saignants, mais plus attristés qu’effrayés.

Dupleix s’est arrêté, le cœur serré par un pressentiment, il n’ose pas interroger, mais il lui semble que l’on murmure un nom autour de lui, celui de Paradis.

— Paradis, prisonnier ? s’écrie-t-il, en s’avançant vivement.

On détourne la tête, personne ne répond, et voici que des pas durs et réguliers sonnent sur les dalles ; quatre soldats paraissent, portant sur des fusils entre-croisés un homme recouvert d’un drapeau.

Le gouverneur saute à terre et s’élance vers lui :

— Blessé !

Il écarte les plis du drapeau et prend la main inerte et tiède encore de Paradis. Tout le monde s’est découvert, et garde un silence profond.

— Mort !

Ce mot lui déchire les lèvres ; il veut douter encore pourtant, appuie sa main sur ce brave cœur qui ne bat plus ; puis, avec des yeux troublés de larmes, il contemple longuement son vieil ingénieur, qu’il aimait tant, si fidèle, si dévoué et qui le comprenait si bien. On ne voit pas la blessure qui l’a emporté, une balle au cœur sans doute ; il a l’air de dormir, bien pâle cependant, et pour la première fois, lui qui avait gardé ses riches couleurs, même sous le climat de l’Inde.

Mais Dupleix, violemment, refoule sa douleur. Il ne faut pas que le mouvement de trouble et de désarroi que vient de causer cette mort se prolonge davantage.

— Soldats, dit-il, le malheur qui nous frappe est bien cruel. Mais il faut subir courageusement la triste loi de la guerre. Celui qui nous quitte, riche de gloire, était notre plus précieux auxiliaire, et la place, il est vrai, va rester sans ingénieur. Eh bien, c’est moi-même qui le remplacerai. J’ai par bonheur quelque savoir en mathématiques et j’ai étudié dans ma jeunesse la fortification ; je puis donc me charger de la direction de la défense et je ne faillirai pas à ma tâche. Que les justes larmes que vous arrache la perte de ce héros ne vous fassent pas oublier votre devoir. Songez à vos frères, engagés en ce moment même avec l’ennemi, et qui, par votre retraite, ont sur les bras toute l’armée anglaise. Hâtons-nous de protéger leur rentrée, et que nous n’ayons pas, par notre faute, à déplorer de nouveaux malheurs.

C’est Bussy qui commande la seconde division, et, ne connaissant pas le sort de la première, il a continué à s’avancer.

Le jeune officier est magnifique au feu, plein d’emportement et en même temps de sang-froid, avec un coup d’œil si juste, et une si prompte décision, que ses hommes ont toute confiance en lui.

Il a réussi à s’emparer des huttes, à chasser l’ennemi de la tranchée qu’il devait emporter, et à jeter la confusion dans les rangs des Anglais, qui ont aussi à déplorer la perte d’un officier de valeur : le capitaine Brown. Bussy se maintient dans l’emplacement conquis, jusqu’au moment où il voit des forces considérables s’élancer pour le reprendre. Devinant alors que l’autre colonne a essuyé quelque revers, il ordonne la retraite, et, malgré un feu très meurtrier, se replie sans désordre. Au moment où un détachement va sortir de la ville pour se porter à son secours, les volontaires y rentrent en bon ordre, rapportant les blessés et les morts.

Kerjean, blessé au pied depuis quelques jours, enrageait dans sa chambre, dont il ne pouvait sortir. Bussy l’alla voir quelques instants et le blessé l’interrogea avidement sur la sortie, sur les opérations prochaines.

— Le bombardement commencera cette nuit ou demain matin, dit Bussy ; les Anglais auront terminé leurs tranchées ; mais, comme, grâce au marais qui les empêche d’approcher, elles sont établies à sept cent cinquante toises du chemin couvert, leur feu n’aura pas beaucoup d’effet. Cet amiral Boscawen est peut-être un bon marin, mais, par bonheur pour nous, il n’a aucune expérience des sièges. La nuit dernière ils se sont avancés, sans le reconnaître, dans un petit bois où nous étions en embuscade, et nous avons pris les canons, que le détachement conduisait des vaisseaux aux camps. Et vous, ajouta-t-il, ne savez-vous rien de l’extérieur ?

— Nous sommes admirablement renseignés, dit Kerjean. Mme Dupleix a des espions même parmi les cipayes anglais : elle en a partout, et d’une fidélité incroyable. Voici les plus récentes nouvelles : le nabab Allah-Verdi a promis un renfort de deux mille cavaliers à nos ennemis.

— Comment ! malgré le traité de paix signé avec nous ?

— Oh ! les traités n’ont aucune importance pour ces gens-là, quand leur intérêt est de les rompre. Et puis Marlborough a fait, paraît-il, des cadeaux magnifiques ; cela joint à l’espoir d’être vengés de la honteuse défaite que nous leur avons infligée, c’est plus qu’il n’en fallait pour décider les Maures à trahir. Ceci est la mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que nos vaisseaux, au nez des Anglais, sont parvenus à jeter trois cents hommes de renfort dans Madras.

— À la bonne heure ! Madras en état de tenir, c’est un grand souci de moins pour Dupleix. Mais je vous quitte à présent, ami, car je ne m’appartiens pas. Ayez patience, et à bientôt.

Le lendemain, en effet, dès que le jour parut, le bombardement commença, avec une violence formidable. Les Anglais, voyant leur faute, avaient élargi leur attaque du côté du nord, et les coups portaient maintenant en plein sur le bastion Saint-Joseph et la porte de Valdaour. Dupleix y courut aussitôt, ordonna de renforcer encore l’artillerie sur ces deux points, et, comme les sacs de terre manquaient, il fit blinder, avec des troncs de cocotiers, les escarpes qui s’écroulaient.

Pas un instant le tir des remparts ne se ralentit.

Boscawen avait démasqué tous les canons qu’il pouvait concentrer contre la forteresse ; partout il avait trouvé des feux doubles des siens. Pendant trois nuits, sans un instant de répit, l’affreux tapage continua, la place reçut plus de vingt mille projectiles. En dernière ressource, les assiégeants firent approcher les vaisseaux de second rang, à cinq cents toises de la ville, et de là ils crachèrent leur mitraille.

— Abritez vous de ce côté, dit Dupleix ; ne répondez pas, et laissez-les faire leur vacarme.

Il n’eut d’autre résultat, en effet, que de tuer une pauvre vieille femme malabare qui passait dans la rue.

Devant le peu de succès de leurs efforts, les Anglais perdaient décidément courage. On intercepta une lettre de l’amiral qui montrait de la fureur ; les espions et les déserteurs parlaient de la levée du siège. Dupleix cependant s’attendait à une attaque désespérée et il faisait rentrer prudemment les canons des batteries trop avancées, quand, dans la quatrième nuit, on vint lui annoncer que les Anglais enlevaient le matériel de siège et se repliaient vers le fort Saint-David.

— Ne les laissons pas déménager comme cela, sans leur dire un mot d’adieu, s’écria le gouverneur plein de joie.

On se lança à leur poursuite, on les harcela, on mit le feu au camp qu’ils abandonnaient, et, au matin, on aperçut les dernières files de l’arrière-garde s’éloignant en hâte, et les vaisseaux prenant le large[5].

La brise qui les poussait porta alors jusqu’à eux, chanté par toute une armée, le refrain narquois qui avait tant agacé l’amiral et les soldats, pendant ces cinq semaines de siège :


Marlbrough s’en va-t’en guerre.
Mironton tonton, mirontaine !…

XV

LE LION DE LA VICTOIRE

Un dîner de gala a lieu, ce soir-là, chez le gouverneur de l’Inde, au Jardin Neuf, où l’on est retourné aussitôt après la levée du siège, car depuis ce temps les jours se passent en fêtes et en réjouissances.

Cette victoire si importante, Dupleix l’a fait sonner bien haut, par politique, aux oreilles des princes indiens ; il a même écrit au Grand Mogol, pour lui faire savoir que les Français ont triomphé des forces européennes les plus considérables qui aient jamais paru dans l’Inde, et il a reçu de Delhi de vives félicitations. Son prestige a doublé, tandis que, aux yeux des indigènes, les Anglais n’ont plus aucune importance.

Parmi les hôtes d’aujourd’hui, on attend le prince Salabet-Cingh et Aly-Resa, le fils de Chanda-Saïb, le nabab dépossédé du Carnatic, puis tous les officiers, beaucoup de grands personnages, les hauts fonctionnaires et quelques riches banquiers arméniens.

La joie illumine tous les visages. Après s’être cru perdu, après les longues angoisses du siège, on renaît, plein de gloire, heureux de vivre.

Seul le marquis de Bussy, appuyé à une boiserie, indifférent à toute cette gaieté bruissante autour de lui, s’isole dans une rêverie profonde et douloureuse. Que lui importe la renommée qu’il a gagnée dans cette guerre ? la croix de Saint-Louis qui brille sur sa poitrine ? sous ses rayons il sent un vide affreux lui creuser le cœur. Rien n’est venu de Bangalore où toujours sa pensée retourne, malgré lui. Aucun messager n’apporte cette réponse attendue dans les transes du doute. Pendant le siège, l’absence de nouvelles était toute naturelle, mais depuis ?… Naïk explique le retard par le mauvais état des chemins ; la saison des pluies est de retour, les rivières torrentueuses sont devenues infranchissables, les routes des bourbiers, tout voyage est impossible pendant quelques semaines encore ; mais, plutôt, on a repoussé avec indignation sa folle prétention, on dédaigne de lui répondre. Pourtant le fakir Sata-Nanda semblait lui dire d’espérer ; et il espérait sans vouloir se l’avouer, et il attendait malgré l’inanité de son attente. Tant qu’il avait fallu se battre, l’ardeur de la lutte et la fatigue, brisant son corps, endormaient son impatience ; mais aujourd’hui elle prenait une acuité insoutenable, le brûlait de langueurs mortelles.

— Que le bonheur soit le héraut qui te précède, glorieux capitaine, dit tout à coup, près de lui, une voix harmonieuse, je suis heureux de te voir.

Bussy releva la tête vivement, regardant avec une sorte d’égarement, tant son esprit était loin du salon de Dupleix, où on le ramenait brusquement. Il eut un tressaillement de surprise ; le prince Salabet-Cingh, tout resplendissant d’or et de pierreries, debout devant lui, le regardait en souriant ; il s’appuyait d’une main à l’épaule d’un tout jeune homme qui était Aly-Résa, le fils de Chanda-Saïb.

— Le prince très illustre qui nous éclaire de sa présence, dit Aly-Résa, était curieux de te connaître, car il a entendu partout chanter tes louanges, pendant la guerre.

— La bégum m’a dit que tu parles notre langue, dit Salabet-Cingh. J’aime beaucoup les Français, mais tu es le seul à qui je puisse le dire sans interprète. Aussi je serais heureux d’être ton ami.

Son ami ! Bussy avait envie de lui crier qu’ils étaient rivaux et qu’il le haïssait. Mais c’était l’hôte de Dupleix et un pareil esclandre eût été odieux. Il parvint à se maîtriser et s’inclina profondément.

— Un pareil honneur est trop au-dessus de moi, dit-il.

— Laisse-moi t’appeler Bâhâdour[6], continua le prince, personne n’est plus que toi digne de ce titre ; et faisons dès à présent un pacte d’amitié. Donne-moi le nœud de ton épée, veux-tu ?

Bussy était abasourdi ; mais le prince parlait d’une voix si douce, qu’il n’y avait pas moyen de lui répondre par un refus ; il défit donc l’écharpe blanche, frangée d’or, qui ornait la poignée de son épée, et la donna à Salabet-Cingh. Celui-ci, rapidement, l’entortilla à la garde de son sabre ; puis il ôta de son doigt un magnifique diamant et, prenant la main de Bussy, essaya de le lui passer. Malgré leur élégance aristocratique, les doigts du jeune Français n’atteignaient pas l’extrême finesse de ceux de l’Oriental : la bague n’entra qu’au petit doigt.

— Ma main est plus petite, disait Salabet en retenant celle de Bussy, mais comme la tienne est plus blanche !

Puis il s’éloigna lentement, se retournant à demi, lui disant par-dessus l’épaule :

— À bientôt, Bâhâdour !

Bussy était furieux ; il cherchait à arracher cette bague, voulait aller dans le jardin pour la jeter au diable. Kerjean, qui passait, lui dit en courant :

— Donnez la main à ma cousine pour entrer dans la salle, vous êtes placé près d’elle.

On venait d’ouvrir, toutes grandes, les triples portes, flanquées de hallebardiers vêtus de brocart d’or, avec des bas cramoisis et un soleil sur la poitrine, et on s’en allait, en procession, vers la salle à manger.

Le marquis trouva sur son chemin Chonchon, qui le cherchait. Il ne la vit pas tout d’abord et elle fut effrayée de l’expression irritée de son regard.

— Mon Dieu ! dit-elle, qu’avez-vous que vos yeux ont l’air si méchant ?

— Puisque je vous vois, toute ombre disparaît, comme devant l’aurore, dit-il en lui offrant la main.

Une armée de serviteurs s’agitaient autour de la table : des pages, des noirs remuant de grands éventails. Salabet-Cingh, placé à côté de la bégum, avait derrière lui des esclaves somptueusement vêtus, dont l’un portait une aiguière d’or. Bussy était placé presque en face du prince, il l’avait malgré lui sous les yeux, et sa maussaderie ne s’en allait pas.

— Je vois qu’il fait toujours très noir et que l’aurore n’a eu aucun pouvoir, dit Chonchon.

— Grondez-moi, mademoiselle, dit le marquis fâché contre lui-même, car je le mérite fort. Au lieu de jouir du bonheur d’être prés de vous, je me laisse stupidement dominer par la colère, à cause d’un cadeau que l’on vient de me faire. Tenez, cette bague.

— Oui, le prince Salabet ; je l’ai vu de loin vous la donner, dit-elle. Comment cela peut-il vous irriter ? Il vous a fait le plus grand honneur possible, puisqu’il vous a pris un ruban et qu’il le porte sur lui ; c’est un signe qu’il se regarde comme votre ami.

— Pourquoi ? Je ne le connais pas !

— Votre valeur et vos traits d’héroïsme ont fait grand bruit pendant le siège. Le prince vous connaît par la renommée, et il vous remercie de l’avoir si bien défendu, puisqu’il n’avait pas quitté la ville. La bague est fort belle ; voilà bien de quoi se fâcher !

— Je suis absurde en effet, dit Bussy, mais c’est fini, n’en parlons plus.

Et il vida d’un trait son verre qu’on venait de remplir, et s’efforça d’être gai et aimable.

Il y parvenait mal. Malgré lui ses regards s’attachaient sur Salabet-Cingh, étudiant son visage, cherchant à deviner son âme. Certes, il n’avait rien d’un homme épris, séparé de celle qu’il aime ; une gaieté juvénile, qui le faisait rire de tout ; des traits charmants, mais sans énergie, et rien qu’une douceur paresseuse dans ses longs yeux de velours.

Une symphonie jouée en sourdine, par un orchestre caché, le cliquetis argentin de la vaisselle, le murmure des conversations, formaient un brouhaha qui isolait les groupes et permettait des causeries intimes.

— Le prince est-il marié ? demanda Bussy à Chonchon après un moment de silence.

— Marié, je le crois bien, il a cinquante femmes ! Je suis allée avec ma mère dans son harem, le Zénanah, comme on dit ici ; je les ai vues, ces femmes, sans leur voile ; elles sont bien belles, les Circassiennes surtout, celles-là ont des esclaves chargés uniquement de leur peindre l’intérieur des paupières avec de l’antimoine ; mais ma mère, qui parle leur langue, dit que toutes manquent d’esprit.

— Pourquoi habite-t-il Pondichéry au lieu d’être à la cour du Soubab ?

— On a déjà cherché à l’assassiner et il fuit les complots. Mon père est le grand refuge ; ils savent tous, ces princes, qu’il ne trahit pas, lui, et ils ont une confiance superstitieuse dans les fortifications de la ville, dont ils ne comprennent pas l’architecture savante.

— A-t-il donc des chances de succéder au trône ?

— Non, c’est plutôt son oncle, Mouzaffer, le petit-fils du roi ; mais il y a tous les fils, qui ne laisseront pas la succession leur échapper. Enfin, je n’y comprends rien. Ne me faites pas parler politique.

Le dîner finissait ; on retournait avec un peu de désordre dans les salons illuminés, continuant bruyamment les conversations commencées ; puis les personnes graves se mirent au jeu ; la jeunesse se répandit sous les vérandas ouvertes, tandis que Dupleix, souriant, disait un mot gracieux à chacun.

On avait autorisé Salabet-Cingh à fumer son houka ; mais il en avait à peine humé quelques bouffées, lorsque, à la grande surprise de tout le monde, un homme, couvert de boue et ruisselant de pluie, se précipita dans le salon, que chacun de ses pas tachait, et vint tomber aux pieds du prince.

Celui-ci, effrayé, porta la main à son sabre, préoccupé qu’il était toujours des assassins.

Les gardes du palais, qui poursuivaient cet homme, se pressaient aux portes, expliquant qu’il avait passé au milieu d’eux comme une flèche, sautant par-dessus les lances croisées, et qu’un coup de feu, tiré sur lui, l’avait manqué.

L’homme haletait, sur le parquet, comme une bête forcée. Il parvint à parler cependant.

— Je suis un messager, dit-il au prince ; je t’apporte le premier cette nouvelle que le très glorieux roi du Dékan, Nizam-el-Molouk a quitté ce monde.

— Le roi est mort ! s’écria Salabet-Cingh, en se levant vivement. Sait-on qui lui succède ? ajouta-t-il après un moment, en se penchant vers le messager.

— Le testament du Soubab désigne le très illustre prince Sadoula-Bâhâdour-Mouzaffer-Cingh, son petit-fils ; mais le fils aîné du roi, Nasser-Cingh, chef des armées, s’est emparé des trésors et du pouvoir.

— Comment, ce traître ! cet ivrogne ! ma vie est moins que jamais en sûreté.

Dupleix avait appelé Bussy près de lui, et s’était fait traduire ce qui s’était dit entre le prince et le messager.

— Voilà une nouvelle des plus importantes, s’écria-t-il, un événement qu’en secret j’attendais depuis longtemps. Ne me quittez pas, Bussy. C’est aujourd’hui que je vous ouvrirai mon cœur.

Salabet-Cingh s’avança vers le gouverneur, lui serrant les mains.

— Le roi est mort, dit-il, et l’odieux Nasser-Cingh s’empare du trône. Accorde-moi encore ta protection ; sans elle, que deviendrai-je ?

— Rassurez-vous, cher prince, dit Dupleix, vous êtes en sûreté dans cette ville, nul n’osera vous attaquer sous le drapeau de la France. Cependant, si vous le désirez, je doublerai les gardes autour de votre palais.

— Non, non, c’est inutile ; le drapeau me garde mieux que mille hommes ; mais je dois te quitter, pour prendre le deuil, et faire des prières publiques.

Et, se tournant vers Bussy :

— Mon nouvel ami, n’oublie pas notre alliance, dit-il.

Et il lui tendit la main. Devant Dupleix, le marquis ne put refuser la sienne. Le prince la serra d’une étreinte nerveuse, puis il embrassa Dupleix, qui le reconduisit jusqu’à son palanquin.

Lorsque le gouverneur revint, la bégum, à qui un page parlait à voix basse, lui fit signe de s’approcher d’elle.

— L’épouse de Chanda-Saïb est ici et demande à me voir, dit-elle ; il faut quelque chose de grave pour qu’elle se décide à sortir à une pareille heure de son palais. Je l’ai fait conduire dans le salon blanc. Viens m’y trouver bientôt.

Le salon blanc était une petite pièce, tendue de damas blanc et argent, où Mme Dupleix se reposait quelquefois pendant les réceptions, et où les invités n’entraient pas sans être appelés. Le gouverneur s’y rendit, emmenant Bussy avec lui. On fit retomber derrière eux une portière, et le page garda l’entrée.

Aly-Résa était là, près de sa mère, dont on ne voyait que les grands yeux noirs entre ses voiles de mousseline, assise à côté de la bégum, qui lisait une longue lettre. La musulmane se leva pour saluer le gouverneur.

— Je viens en suppliante, dit-elle à Dupleix, mon époux n’a d’espoir qu’en toi et est toujours ton plus fidèle esclave.

Bussy, rapidement, traduisit la phrase.

— Voici, dit la bégum, qui refermait le rouleau de parchemin : Chanda-Saïb, qui avait été pris par les Mahrattes, est libre aujourd’hui. L’héritier légitime du roi qui vient de mourir s’est porté garant de la rançon, et les Mahrattes fournissent trois mille cavaliers à leur ancien prisonnier, qui, à leur tête, va rejoindre le Soubab dépossédé, pour faire alliance avec lui et l’aider à conquérir son trône.

— Voilà qui est très bien, dit Dupleix, la similitude de leur destinée devait rapprocher ces deux hommes.

— Leur plan est celui-ci, continua Jeanne : attaquer d’abord le Carnatic, renverser le nabab Allah-Verdi, s’emparer d’Arcate, et, maître alors d’une armée, marcher contre l’usurpateur Nasser-Cingh. Mais — ce que tu désires depuis si longtemps arrive enfin ! — ils demandent en grâce que tu mettes à leur disposition une petite troupe de Français, que tu sois leur allié, car alors ils seront sûrs du succès, puisque tu es, disent-ils, « le Lion de la Victoire. »

Une singulière flamme illumina les yeux de Dupleix.

— Ils ajoutent, dit encore la bégum, que si tu acceptes, tu leur dicteras tes conditions.

Le gouverneur affecta un grand calme pour répondre.

— Je suis heureux de pouvoir rendre service à mon ami Chanda-Saïb, dit-il, au légitime successeur de la nababie du Carnatic. Par bonheur, nos victoires me permettent de mettre à sa disposition quatre cents Français, et sept cents cipayes disciplinés. Aussitôt l’agrément du conseil supérieur obtenu, je ferai partir ce détachement, car je sais qu’en pareille circonstance la promptitude est la moitié du succès.

La musulmane se jeta dans les bras de la bégum quand elle lui eut traduit cette réponse, et Aly-Résa baisa avec effusion la main de Dupleix.

— Nous te devions la vie, nous te devrons la puissance, dit-il. Mon père veut que je le rejoigne pour combattre à ses côtés. Quand tu le permettras, je partirai.

— Nos soldats te feront escorte, dit le gouverneur ; voici les pluies qui cessent ; dans peu de jours vous vous mettrez en route.

— Merci, dit Aly-Résa ; je vais expédier un courrier à mon père, pour lui porter l’heureuse nouvelle.

Quand l’épouse et le fils de Chanda-Saïb se furent retirés, la bégum retourna dans les salons, et Bussy resta seul avec Dupleix.

Alors le gouverneur appuya ses deux mains sur les épaules du jeune officier, et le regarda dans les yeux.

— Mon cher Bussy, lui dit-il après un moment de silence, ce que je vais vous dire, excepté ma femme qui est comme moi-même, vous seul le saurez. Depuis que je vous connais, je vous observe, je vous étudie, et le résultat de cette étude est tout à votre avantage. À l’intrépidité, à l’emportement du héros, vous joignez le sang-froid et la prudence, un jugement rapide et sûr ; tout en sachant obéir, vous avez de l’initiative ; vous êtes tacticien, et je vous devine diplomate et homme d’État ; de plus vous avez ce don naturel de séduction, dont je sens l’influence sur tous ceux qui vous approchent, et qui est d’une si grande importance dans la vie. Oui, je puis avoir toute confiance en vous, vous êtes bien celui que je cherchais.

— Ces louanges me comblent de joie, dit Bussy, mais je n’ai rien fait encore pour les mériter.

— Écoutez-moi, dit le gouverneur en l’attirant sur un sofa. Voilà longtemps que je guettais l’occasion de me mêler des affaires des princes indiens ; vous avez entendu ce que Chanda-Saïb me demande : mon appui dans la guerre qu’il va entreprendre. L’éclat de nos victoires et la valeur de nos soldats ont donc amené l’événement que je désirais secrètement ! Pour le conseil supérieur, pour les directeurs de la compagnie, l’avantage de cette intervention, à ce que je leur laisserai croire, sera uniquement les économies réalisées, les troupes mises au service des princes devant être soldées par eux, ce qui nous permettra d’entretenir en temps de paix avec l’Europe la même armée qu’en temps de guerre, sans compter les dédommagements qu’on ne manquera pas de nous offrir pour les services rendus. C’est cela que je ferai sonner bien haut, pour qu’on n’entrave pas mes plans ; mais ma véritable pensée est autrement téméraire, et, si on la soupçonnait, aussi bien à Versailles que dans l’Inde, on me tiendrait pour fou et on me créerait mille obstacles. Vous avez remarqué, n’est-ce pas, l’état de décrépitude et d’anarchie dans lequel est tombé le gouvernement de ce pays ; des guerres continuelles, des intrigues sanglantes, le pouvoir du Grand Mogol le plus souvent méconnu et méprisé, et le peuple, comme toujours, victime de toutes ces ambitions piétinant sur lui ? Eh bien, ce que je rêve, c’est de conquérir ce pays, de lui rendre le calme et la prospérité, cela pacifiquement, sans combat ni violence. Si l’on me seconde, la chose est faisable. Je peux donner, peut-être, à la France l’empire de l’Inde ! Voyez, si nous réussissons ici, comme nous serons déjà près du but. Nous soutenons deux princes légitimes, traîtreusement dépossédés. Si nous parvenons à leur rendre le trône, quelle reconnaissance, quel respect n’auront-ils pas pour leurs sauveurs ? Nous serons leur guide, leur arbitre, en un mot nous régnerons sous leur nom. Ils nous investiront de titres, de fiefs qui s’agrandiront rapidement ; le peuple, qui aura senti les bienfaits de notre domination, se donnerait à nous par amour, le jour où sans secousse, par la force des choses, nous hériterions légitimement du pouvoir, avec l’agrément du Grand Mogol, dont nous aurons toujours soutenu les candidats et respecté les décrets.

— Ah ! monsieur, l’audace de votre génie m’éblouit, s’écria Bussy en se levant ; certes une pareille conquête est possible, et si l’on sait vous comprendre et vous aider, vous réussirez. Quant à moi, je suis prêt à sacrifier ma vie pour vous servir, et je suis fier et heureux de l’honneur que vous me faites en me choisissant pour vous seconder.

— Vous seul savez la vérité sur mes projets, Bussy, ne les laissez pas deviner, mais dirigez vos actions dans le sens qui les servira. Je ne pouvais rien sans un homme tel que vous, sans l’esprit supérieur qui saura deviner mes désirs, et pensera comme moi-même.

— Ah ! ne m’accablez pas de tant d’éloges, dit le marquis, ne me rendez pas impossible d’égaler la trop haute opinion que vous avez de moi.

— Cette fois je ne me trompe pas, dit Dupleix en serrant le jeune homme dans ses bras, vous êtes bien celui que j’attendais. Mais en voilà assez pour aujourd’hui, nous reparlerons de cela avant le départ ; retournons à notre soirée.

Dans le salon, Dupleix s’approcha d’une table servie et se fit verser du champagne.

— Buvons au triomphe des princes légitimes, dit-il, en trinquant avec Bussy.

Le jeune homme vida son verre d’un trait, et dit à voix basse, en le reposant sur le plateau :

— À la conquête du paradis !

XVI

MARCHE INDIENNE

La sombre, majestueuse et nocturne forêt, traversée de rousses lueurs et de fumée ; des éléphants en marche, sous la voûte noire d’une magnifique avenue ; des hommes, à droite et à gauche, qui courent en portant des torches.

On croirait entendre le tintement continu de la pluie, tombant sur les feuilles, mais ce sont d’innombrables pas, tombant en cadence, qui donnent cette illusion. Il y a des cavaliers, des chameaux, des piétons. Toute une armée qui chemine !

Le détachement français a rejoint Chanda-Saïb et ses troupes : on se hâte maintenant, à travers la nuit fraîche, vers le camp de Mouzaffer-Cingh, que l’on compte atteindre dans la matinée.

Bussy est heureux ; on marche sur Arcate, on se rapproche de Bangalore.

C’est le comte d’Auteuil qui commande l’expédition ; de La Touche et Bussy sont sous ses ordres, mais ce dernier a seul les instructions secrètes. Chanda-Saïb a reçu les Français avec enthousiasme ; il a fait présent, à chacun des trois chefs, d’un superbe éléphant, avec son mahout et son harnachement ; c’est donc dans un houdah brodé que le marquis est couché, sommeille, rêve, ou cause avec son ami Kerjean, à qui il a offert l’hospitalité.

— On finit par se faire à ce bercement un peu rude, lui dit-il. On dirait une nourrice qui secoue son marmot pour le forcer à dormir.

— Les premiers moments m’ont paru abominables, dit Kerjean ; mais c’est vrai, on s’y habitue, cela finit même par devenir agréable. Savez-vous qu’il est magnifique votre éléphant !

— Je crois bien, et il a une physionomie très intelligente ; je l’aime déjà. Comment vais-je l’appeler ?

— Ajax ou Alexandre.

— Pourquoi ?

— Puisqu’il va à la guerre.

— Pas de son plein gré. Non, quelque chose d’hindou plutôt. Voici, je l’appellerai Ganésa.

— Qu’est-ce que Ganésa ?

— Le dieu de la sagesse, et ce dieu a une tête d’éléphant.

— Parfait. Appelons-le Ganésa. Voilà tout de même un singulier cadeau : un éléphant plus un homme. Cela va vous entraîner à des dépenses folles.

— Pendant la campagne, nos frais sont à la charge du nabab…

— Et après la guerre, nous serons millionnaires ! dit Kerjean, ou ces princes ne sont que des croquants.

Les rideaux du houdah étaient ouverts d’un côté, et l’on voyait monter la traînée fumeuse des torches, traversée de flammèches, peuplée de toutes sortes d’insectes ; les feuillages, éclairés successivement, prenaient des reflets métalliques d’un vert vif, et parfois apparaissait, blotti aux coudes des branches, un singe, éveillé brusquement, qui, terrifié, regardait.

— Il court par moments des frissons dans le dos de Ganésa, qui sont pour nous de vrais tremblements de terre, dit Bussy après une somnolence.

— C’est qu’il sent le voisinage de quelque fauve, panthère ou tigre, et il témoigne ainsi son antipathie. Les terribles félins sont à la chasse. À cette heure, il ne ferait pas bon être seul dans la forêt.

On entendait en effet, par-dessus le bourdonnement de l’armée en marche, des rauquements, des cris de détresse ou de fureur, de longs miaulements, dans l’immense profondeur dont on était enveloppé.

Mais une fraîcheur plus vive annonçait l’approche du jour ; peu à peu l’impénétrable obscurité se désagrégeait, s’imbibait d’une molle blancheur ; bientôt on distingua les énormes troncs rugueux, les guirlandes de lianes, les feuilles aux formes singulières ; puis des perspectives se creusèrent, et, subitement, il fit clair. Alors toute la forêt se mit à chanter.

Les hurlements des fauves s’étaient tus ; les chants des oiseaux, comme des voix célestes, faisaient fuir vers leurs antres les sinistres rôdeurs. Sous chaque branche pépiait un nid ; des roucoulements, des cris d’appel, des roulades, mille gazouillements s’élançaient de chaque touffe de feuillage. Du haut de son houdah, Bussy voyait dans les arbres ; il surprenait les oiseaux faisant leur toilette ; près de la route un bengali vint se poser sur une large fleur emplie jusqu’au bord de rosée ; il y trempa son bec et but en renversant la tête ; puis il se baigna dans la fleur, secouant ses plumes, faisant jaillir des diamants. Puis les singes, les écureuils s’éveillèrent à leur tour, bondirent légèrement de branche en branche, se laissèrent glisser le long des lianes en poussant de petits cris aigus ; des gazelles passèrent dans les fourrés, s’enfuirent avec un grand bruit de feuilles froissées.

Kerjean s’était endormi ; mais Bussy se penchait en dehors, pour mieux jouir de cette fête de l’aurore, et il se disait que l’homme était un intrus dans cette forêt mystérieuse, si peuplée, si vivante.

À mesure que le soleil la pénétrait, la forêt devenait de plus en plus splendide ; les arbres, d’une extraordinaire vigueur, découvraient leur taille gigantesque, leur structure singulière : les sycomores, les tecks au bois impérissable, le santal blanc, qui exsudait son chaud parfum, les bambous, par groupes, faisant jaillir, à des hauteurs prodigieuses, leurs gerbes colossales ; toutes sortes d’essences enfin, prospérant libres, sauvages, dans leur domaine inviolé. On voyait bien qu’en ces lieux la hache ne blesse jamais, que l’arbre, chargé de siècles, meurt de lui-même, se penche vers ses enfants, qui le retiennent, l’empêchent de tomber, et lui font un suaire fleuri.

Sous l’ombre de ces géants au port superbe, tout un monde d’arbrisseaux, de buissons, de fruits, de fleurs, d’herbes étranges, luttait de beauté, d’éclat, d’arômes exquis : le poivrier, le bétel grimpant, le manguier difforme, le gingembre, le cardamone ; et, à travers toute la forêt, la folle et aventureuse liane avec des transparences de vitrail, s’élançait de branche en branche, d’arbre en arbre : festons, guirlande ; enlaçant tout.

Le grouillement de la vie aussi devenait fantastique, inquiétant ; on sentait bruire et s’agiter toute une foule. Il semblait y avoir autant d’oiseaux que de feuilles ; les insectes se levaient comme des nuées de poussière, et les singes, innombrables maintenant, bondissaient à droite et à gauche, grimaçant, criant, poursuivant les hommes, les lapidant avec des fleurs et des fruits.

Kerjean reçut un limon en pleine poitrine, ce qui le réveilla brusquement, maugréant et furieux.

— J’ai cru que c’était un boulet, dit-il en ramassant le fruit qu’il se mit à éplucher ; pouah ; que c’est acide !

— Je crois bien, dit Bussy, c’est un amblid ; Naïk prétend que, si l’on y enfonce une aiguille, elle se dissout.

— Envoyez-moi autre chose, affreuses bêtes, dit Kerjean en rejetant aux singes les débris du fruit, ce qui lui attira une grêle de projectiles ; mais sont-ils mauvais ! continua-t-il, il est temps que nous sortions de la forêt ; sans cela il nous faudra livrer bataille. Demandez donc au mahout où nous en sommes.

— Encore quelques instants, et l’on débouchera dans une vallée où l’on fait halte.

Déjà les soldats musulmans se débandent, beaucoup se mettent à courir pour arriver plus tôt.

— Qu’est-ce qui leur prend ? s’écria Kerjean.

Ce n’est qu’en arrivant dans la vallée, large et charmante, avec une rivière coulant au fond, qu’on a l’explication de cette course. Beaucoup sont au bord de l’eau, défaisant leurs vêtements, il s’agit des ablutions pieuses, déjà un peu en retard, car le soleil est levé.

— Ma foi, je veux voir cela de près, dit Bussy, descendant de l’éléphant, pour courir, lui aussi, vers la rivière.

Un umara, faisant office de muezzin, chantait à tue-tête, sur la mélopée prescrite :

— Dieu très grand ! Dieu très grand ! Dieu très grand ! J’atteste qu’il n’y a pas de Dieu sinon Dieu, et que Mahomet est le prophète de Dieu. À la prière de l’aube ! à la prière ! Il n’y pas de Dieu sinon Dieu !

Et, à toutes jambes, les fidèles dévalaient vers la rivière, se déshabillant tout en courant. On s’orientait pour se tourner vers la Mecque.

Bussy s’était approché : l’umara était à genoux penché vers l’eau et se lavait les mains, en récitant la première prière :

— Qu’Allah soit loué, il a créé l’eau limpide, et lui a donné la vertu de purifier. Il a aussi rendu notre foi pure et sincère.

Il prit ensuite de l’eau dans sa main gauche, en but une gorgée et se lava deux fois la bouche :

— Je t’en supplie. Seigneur, abreuve-moi de cette eau que tu as donnée, dans le paradis, à ton prophète ; elle est plus parfumée que le musc, plus blanche que le lait, plus douce que le miel, et elle a le pouvoir d’apaiser pour toujours la soif de celui qui la boit.

Alors, il aspira de l’eau par le nez, se lava trois fois le visage et le revers des oreilles, et, puisant à pleines mains, s’inonda l’épaule droite, puis la gauche, et le sommet de la tête, lava l’ouverture de ses oreilles, son cou, sa poitrine, son ventre, son pouce, tous ses doigts et enfin ses pieds, en disant la dernière prière :

— Soutiens-moi fermement, ô Seigneur ! et ne souffre pas que mon pied glisse, de peur que je ne trébuche sur le pont tranchant du sirat, qui passe sur la géhenne.

Cela faisait un bourdonnement vibrant, toutes ces voix mâles récitant la prière. Chacun la disait pour soi-même : les uns en étaient aux oreilles quand leurs voisins en étaient aux pieds et que d’autres ne faisaient que commencer. Il y avait des bras levés, des regards au ciel. Ceux qui toussaient ou éternuaient recommençaient.

— Est-ce ridicule, ces momeries ! dit Kerjean, qui avait rejoint le marquis.

— Je ne trouve pas, mon cher, répondit Bussy, cela a de la grandeur ce salut au soleil levant, et je ne puis me défendre de respect et de sympathie pour une religion où la propreté est une prière.

Avant midi, le camp de Mouzaffer-Cingh était en vue. Il s’étendait dans une plaine verdoyante, aux pieds d’une colline, et semblait de loin un parterre de fleurs.

Les trois chefs français quittèrent leurs montures indiennes et remontèrent à cheval, pour se mettre à la tête de leurs hommes. Chanda-Saïb marcha avec eux, voulant lui-même les présenter au Soubab.

Dès qu’ils furent aperçus du camp, on envoya vers eux une escorte d’honneur, composée d’une vingtaine de cavaliers. Ils accoururent au galop vertigineux de leurs chevaux, de petite taille, mais pleins de grâce et de feu. Ils tirèrent des coups de fusil, secouèrent leurs armes en poussant des cris, exécutèrent la plus joyeuse fantasia. Alors le comte d’Auteuil donna ordre de battre les tambours et de faire sonner les clairons.

Quand les cavaliers du Soubab furent tout près, l’un d’eux fit remonter dans la rainure du casque le nasal qui masquait son visage et s’avança vers Bussy. En le reconnaissant le jeune officier pâlit d’émotion.

— Arslan-Khan ! s’écria-t-il.

— Je te cherchais et tu viens à moi, dit l’umara.

— Tu me cherchais ?… balbutia le marquis.

— On t’attend à Bangalore, dit le musulman en baissant la voix, pour se délivrer de toi ou t’accorder le baiser sacrilège.

Bussy fît tous ses efforts pour paraître calme.

— On m’attend ; c’est bien, dit-il, si je suis vivant après le combat qui se prépare, je me rendrai à Bangalore.

— Quand il sera temps, un homme s’approchera de ta tente et sera ton guide. Arslan se recula et reprit son rang.

Une double haie de cavaliers, de l’entrée du camp à la tente royale, formait comme une large avenue. Ces hommes, à l’air fier et majestueux, avaient tous un morion de fer, sous leur turban de couleur vive, et une cotte de mailles retombait sur leur tunique de mousseline ; ils étaient armés de la lance, de l’arc et du sabre ; un léger bouclier s’arrondissait sur le flanc du cheval, et de l’autre côté était attaché le carquois, rempli de flèches, empennées avec des plumes de perdrix. Aussi immobiles que des statues, ces guerriers regardaient, comme sans le voir, passer au milieu d’eux le bataillon français, qui s’avançait seul, précédé par Chanda-Saïb, aussi armé en bataille et très superbe.

Devant la tente de Mouzaffer-Cingh, très haute, très large, en soie verte soutachée d’or, flottait l’étendard royal. Il était blanc, frangé d’argent ; sur une de ses faces on voyait représentés un livre et une main, sur l’autre étaient tracés des versets du Coran, les premiers de la sourate de la Victoire :

« C’est à Dieu, plein de savoir et de sagesse, qu’appartiennent les armées du ciel et de la terre.

« Nous avons remporté pour lui une victoire éclatante. »

Le Soubab s’avança, hors de l’ombre aux chauds reflets, et fit un pas sur le tapis étendu à l’entrée de la tente. C’était un jeune homme de haute taille, robuste, noir de visage, avec des yeux brillants, des lèvres rouges et une barbe légère. Il était coiffé d’un casque d’argent sombre, sur lequel les vingt et un mille noms d’Allah, gravés en lettres d’or, s’enchevètraient comme des arabesques ; des mailles d’or et d’argent, formant une draperie souple, tombaient du casque pour protéger la nuque et le cou ; la cotte de mailles était aussi d’argent et d’or ; le brassard éblouissait, il était incrusté de diamants entourant un cabochon, énorme et fameux, appelé l’Éclair. Le bouclier, orné d’un tigre de rubis et d’émeraudes, se voilait d’un réseau de perles.

Chanda-Saïb présenta au Soubab les trois chefs français, qui avaient mis pied à terre. Mouzaffer leur tendit la main, les invita à se réconforter, car on se battrait sans doute ce jour-là même. Puis il regarda défiler, d’un air de plus en plus surpris et déçu, les quatre cents Français, dont les uniformes sévères contrastaient tristement avec les somptueux costumes des Maures, les sept cents cipayes et les six pièces de canon.

Quand ce fut fini, il attira Chanda-Saïb dans la tente.

— Mais c’est une dérision ! s’écria-t-il d’un ton irrité. Que veux-tu que je fasse de cette poignée de soldats ? Tu as six mille hommes ; c’est à peine si j’en ai autant ; et voilà ce que tu comptes opposer à l’armée d’Allah-Verdi ? Mais nous sommes perdus, malheureux ! car nous ne pouvons plus reculer ; notre ennemi est sorti d’Arcate et, campé à peu de distance, nous attend pour livrer bataille.

— Si tu avais vu comme moi ces Français à l’œuvre, Lumière de mes yeux, tu ne t’inquiéterais pas de leur petit nombre ; il était plus faible encore, quand ils ont dispersé comme de la poussière cette même armée d’Allah-Verdi ; un seul lion met en fuite un troupeau de gazelles. Attends le premier combat pour juger les hommes que je t’amène.

— Mais tu ne sais pas dans quelle formidable position s’est retranché l’ennemi, il a une artillerie puissante, et des espions m’ont appris qu’elle est desservie par des aventuriers européens.

— Ce dernier fait est grave, sans doute, dit Chanda-Saïb, mais il n’ébranle pas ma confiance ; toute une armée anglaise n’a pu triompher de nos alliés, ni faire tomber les murailles de Pondichéry. Ordonne le combat et si, quand il sera fini, ton inquiétude ne s’est pas changée en enthousiasme, punis-moi de t’avoir trompé.

La déception du Soubab n’avait pas échappé aux Français, et on avait rapporté à Bussy, qu’enfermé dans sa tente, le roi restait en prières et se lamentait.

— C’est pourtant un prince très brave, ajoutait-on, mais en face des forces du Carnatic, son armée lui semble bien faible, et il doute des Français, car il n’a pas assisté, lui, au combat de Méliapore.

Aussi c’était une impatience extrême de se battre, un agacement, une humiliation qui tenait les Français. Il leur fallait à tout prix une victoire.

Le comte d’Auteuil envoya un détachement pour reconnaître les positions de l’ennemi.

Allah-Verdi, qui commandait lui-même son armée, était établi près d’un village nommé Ambour, derrière un ruisseau qui débordait dans la plaine et l’inondait ; le camp s’appuyait à une montagne inaccessible, dominée par une forteresse. Le front qui longeait le ruisseau était bordé de tranchées et d’épaulements, garnis d’une artillerie nombreuse ; le retranchement était très fort, en effet, et difficile à enlever.

D’Auteuil décida qu’il fallait se reposer, ce jour-là et une partie de la nuit, pour attaquer le lendemain à l’aube.

On se mit en marche, le lendemain, un peu après minuit, les Français au poste d’honneur, à l’avant-garde, et suivis de l’armée des deux princes. Mais lorsqu’ils furent en présence de l’ennemi, le comte d’Auteuil offrit d’emporter seul, avec les troupes de Pondichéry, le retranchement derrière lequel s’abritait l’usurpateur. Chanda-Saïb accepta, tandis que le roi haussait les épaules, jugeant ses nouveaux alliés parfaitement fous.

Les fifres sonnèrent, les tambours battirent, et l’on vit frissonner les étendards français, où apparaissait une figure entourée de rayons d’or, au-dessous de la devise du roi-soleil : Nec pluribus impar.

Au pas de course, les Français s’élancèrent à l’assaut. Une grêle de boulets, crachés par des pièces très bien pointées, les repoussèrent ; mais ils se rallièrent aussitôt, et le comte d’Auteuil, l’épée à la main, s’élança le premier en s’écriant :

— Qui m’aime, me suive !

Cette fois ils s’acharnèrent, malgré le feu toujours très vif. La seconde attaque dura plus d’une demi-heure, et allait réussir, lorsque le comte d’Auteuil tomba, blessé à la cuisse par une balle. Ses hommes reculèrent encore.

Le commandement revenait au marquis de Bussy. Il parcourut, au galop, les rangs des soldats, les réconfortant, les encourageant, leur communiquant son enthousiasme.

— Ne voyez-vous pas, leur criait-il, les nababs et cette armée, qui sont là comme au spectacle, assistant à nos défaites ? Souffrirez-vous qu’ils rient de nous, et nous tiennent pour de piètres soldats ? En avant ! enfants. L’ennemi est déjà ébranlé et las ; nous aurons raison de lui, cette fois-ci, en un instant.

Et ils partent de nouveau, d’un élan si fougueux qu’en effet ils emportent le parapet, et tombent dans le retranchement, où ils sabrent et massacrent avec fureur. Les défenseurs des tranchées prennent bientôt la fuite vers le centre du camp, poursuivis par les vainqueurs.

Alors une immense acclamation monte de la plaine ; les armées spectatrices applaudissent au succès, et Chanda-Saïb, avec ses cavaliers, s’élance par la brèche ouverte.

— Ne nous arrêtons pas, lui dit Bussy, le nabab est ici en personne, il faut le joindre.

Allah-Verdi, sur son éléphant de guerre, prés de l’étendard du Carnatic et entouré de l’élite des guerriers, s’efforçait de retenir les fuyards, les couvrait d’injures, leur lançait des flèches. Il parvint à les rallier et les ramena vers l’ennemi. On vint lui annoncer, à ce moment, que l’oriflamme de Marphiz-Khan venait d’être abattue et que son fils était tué ; il pâlit sous sa peau brune, mais continua d’avancer.

Il aperçut Chanda-Saïb à quelque distance. Alors un flot de haine et de rage souleva son cœur.

— Je te donne la récompense que tu demanderas, si tu peux, à travers la mêlée, rejoindre mon ennemi, dit-il au conducteur de son éléphant.

Le mahout se hâte, écrasant tout ce qui entrave sa route, et déjà Chanda-Saïb est à portée de la voix.

— Arrête-toi, misérable, et viens me combattre si tu l’oses ! lui crie Allah-Verdi. Viens, lâche, qui fais gagner tes batailles par des sorciers d’Europe. Vil aventurier, à qui le pouvoir de nabab irait autant que le turban à un âne ! Viens que je t’arrache ta vie immonde, que je fasse rouler ta tête, qui offusque les yeux, sous les pieds des éléphants !

— C’est vrai, je suis le seul de la famille que tu n’aies pas fait assassiner ! s’écrie Chanda-Saïb, qui s’efforce énergiquement d’approcher. Infâme vautour, tu vas enfin expier tous tes crimes, ton jour est venu. Je vois planer tes victimes, attendant ton âme gangrenée pour la jeter à Iblis, du haut du pont de l’enfer !

Allah-Verdi, en ricanant, vise son adversaire et va lancer sa javeline, lorsqu’un coup de feu l’atteint au cœur et le renverse.

Qui a tiré ? On ne sait, la balle est partie des rangs français.

— Victoire ! crie Chanda-Saïb, qui s’élance et abat l’étendard du Carnatic.

Voyant leur chef mort et leur drapeau dans la poussière, ces troupes, qui tout à l’heure paraissaient déterminées à tenir ferme, lâchent pied et bientôt prennent la fuite, poursuivies à outrance par le bataillon français et l’armée musulmane.

Alors commence le pillage du camp abandonné. Les princes se réservent les éléphants, les chevaux, les armes et les munitions ; le reste est aux soldats qui, avec des chants de triomphe et des cris de joie, font un butin considérable.

Le jour même, on marche sur Arcate et, avant le coucher du soleil, on voit se profiler sur la pourpre du ciel, les dômes et les minarets de la capitale du Carnatic, qui ouvre ses portes sans résistance.

XVII

L’ÎLE DU SILENCE

Le camp français était établi dans le magnifique jardin d’un des palais d’Arcate. Le comte d’Auteuil n’avait pas voulu qu’on se logeât dans les maisons, pour ne pas disperser ses hommes et pouvoir maintenir la discipline. Alors on leur avait donné ce jardin, qui était un paradis. Le général avait recommandé de ne rien abîmer et les soldats s’ébahissaient des bosquets, des portiques, des kiosques de marbre, de toutes sortes de fleurs étranges, dont ils respiraient le parfum, sans les cueillir, et ils trempaient, en riant, leurs doigts dans les fontaines d’eau de rose, s’efforçaient de saisir les papillons, si superbes qu’ils croyaient d’abord voir des fleurs s’envoler.

Le Soubab ne savait comment leur témoigner sa gratitude ; outre l’argent qu’il leur avait fait distribuer, il leur envoyait des fruits, des gâteaux et des pièces de venaison ; il avait une telle confiance maintenant dans ses nouveaux alliés qu’il s’écriait :

— Avec cinq cents Français, j’irais braver le Grand Mogol lui-même dans Delhi !

Les tentes étaient dressées sur de charmantes pelouses, à l’ombre de grands tamariniers, près de clairs ruisseaux, circulant dans l’herbe, où des gazelles et des daims familiers venaient boire.

Naïk pénétra doucement sous la tente où Bussy se reposait en rêvant.

— Maître, dit-il, un Hindou est là qui vient pour toi.

— Amène-le, s’écria le marquis avec un sursaut de joie.

— Il refuse d’entrer.

Bussy se leva et sortit de la tente.

Il vit un homme noir de visage, vêtu d’une longue chemise blanche à manches étroites et coiffé d’un turban blanc.

— C’est toi qui es Charles de Bussy ? dit cet homme.

— C’est moi.

— Eh bien ! ce soir, ici, après le soleil couché, attends-moi.

— Je t’attendrai, répondit Bussy.

Rapidement l’homme s’éloigna.

— Naïk, dit le marquis, prépare mon portemanteau pour un voyage de quelques jours, et fais seller mon meilleur cheval, tandis que je vais trouver notre commandant, pour obtenir un congé.

— Je pars avec toi, maître ?

— Y penses-tu ? Quand une femme m’attend, vais-je emmener une escorte ?

Naïk baissa la tête en silence, et Bussy s’enfonça sous les beaux ombrages, cherchant la tente du général.

Le comte d’Auteuil, que sa blessure retenait couché, avait fait porter son lit sous un buisson de jasmins, près d’une fontaine de marbre rose, et s’amusait à jeter des miettes de pain aux poissons. C’était un homme qui portait bien la soixantaine, brave, simple, manquant un peu de vivacité et de décision.

Bussy s’informa d’abord de sa santé.

— Ma foi, s’écria gaiement le général, je crois que cette saignée m’a fait grand bien ; ma goutte me laisse tranquille et, à côté de cette torture, le trou fait par une balle n’est rien du tout. Je serai bientôt sur pied : n’allez pas vous imaginer, jeune lionceau, que je vais vous laisser me voler toutes mes victoires.

— Je n’ai rien fait que d’achever ce que vous aviez si bien commencé.

— Non, monsieur, la journée d’Ambour est à vous, et, si vous ne vous en vantez pas, la renommée le fait pour vous ; vous êtes jeune, la gloire vous aime.

Il y avait un peu de rancune sous cette bonhomie, et Bussy, embarrassé, n’osait pas faire sa demande, tant il craignait un refus.

— Je crois que nous aurons ici de longs loisirs, dit-il ; les princes semblent peu pressés de se remettre en campagne.

— C’est un tort, un grave tort, s’écria le général avec animation ; ils sont là à s’investir les uns les autres de titres pompeux, à lever des impôts, à fouiller les trésors, au lieu de fondre sur l’usurpateur, sans lui donner le temps de se reconnaître. Maintenant ils attendent, de Delhi, les lettres du Grand Mogol qui les confirment dans leurs titres ; je m’en moque pas mal des lettres du Grand Mogol ! L’autre Soubab s’en fabrique de fausses, c’est plus tôt fait, et il peut nous tomber sur le dos sans prévenir.

— Cela n’est pas à craindre, dit Bussy, ces princes indiens procèdent tous de la même façon ; Nasser-Cingh est le pire des ivrognes, il n’a aucune énergie ; avant que son armée soit venue d’Aurangabad ici, il se passera des mois C’est pourquoi je venais vous demander un congé de quelques jours.

— Un congé : pour quoi faire ? demanda d’Auteuil brusquement.

— Vous savez que je m’intéresse fort aux monuments, à la littérature et aux mœurs de ce pays, il y a dans les environs des ruines que je voudrais visiter.

— C’est vrai, vous êtes un savant, vous. Mais voilà bien le moment d’aller regarder de vieilles pierres ! Vous en verrez de reste, et c’est toujours la même chose ; il vaut mieux que vous demeuriez ici.

— Monsieur, vous m’obligeriez beaucoup en m’accordant ce que je vous demande, dit le marquis qui faisait tous ses efforts pour rester très calme.

— Vous y tenez à ce point ! dit le général en jetant à Bussy un regard de côté.

— J’y tiens beaucoup.

— Encore si c’était un rendez-vous d’amour, cela aurait le sens commun ; mais pour aller admirer d’affreux bonshommes de pierre qui font la grimace…

D’Auteuil éclata de rire.

— Mais c’est qu’il a l’air fâché pour de bon ! s’écria-t-il. Voyons, j’ai voulu vous taquiner un peu pour me venger du succès que vous m’avez soufflé ; faites ce qui vous plaira, cher ami ; ne vous attardez pas trop, et surtout qu’il ne vous arrive rien.

Et le général tendit la main au jeune homme, qui la serra d’une étreinte cordiale, avec un soupir de soulagement.

À l’heure dite, l’homme parut au lieu du rendez-vous ; il était à cheval.

Bussy sauta en selle et, au moment où la lune se levait, il quitta le camp avec son guide silencieux.

Le jeune homme ne vit rien du chemin, ni les plaines arides, ni les bois, ni les cités ; il s’apercevait seulement des montagnes nombreuses, parce qu’elles retardaient sa marche.

Son compagnon, au visage sombre et hostile, à la bouche muette, lui paraissait le plus insupportable des tyrans. Quand il jugeait l’étape assez longue, cet homme mettait pied à terre, cherchait un abri, s’asseyait sur ses talons, ne bougeait plus, et si le marquis, se fâchant, le pressait de continuer le voyage, il montrait d’un geste les chevaux, las et affamés, et faisait signe que lorsqu’ils seraient morts ils ne pourraient plus courir.

On arriva cependant. Vers le soir du deuxième jour on était à Bangalore, devant le palais de la reine.

Là des pages de quinze ans s’élancèrent à la tête des chevaux pour les empêcher de franchir au galop le portail de l’entrée ; mais Bussy n’était plus pressé maintenant, et autant ses yeux avaient été jusque-là aveuglés d’indifférence, autant ils étaient avides de tout voir.

La porte, haute et majestueuse, s’ouvrait dans une muraille tapissée de jasmins ; deux colonnes de porphyre soutenaient un arceau d’ivoire sculpté, au sommet duquel flottaient des étendards couleur de safran, à longues franges, et, dans des vases de cristal, sur les chapiteaux, deux jeunes manguiers s’élevaient.

Les pages maintenaient le cheval au pas, et le firent entrer dans la première cour.

Elle était environnée d’édifices d’une blancheur éblouissante, avec des toits en terrasses, des balcons sculptés, des escaliers de marbre. Sous les arbres, plantés régulièrement, des guerriers s’exerçaient au maniement des armes. Dans un coin, le portier sommeillait sur un large fauteuil de pierre.

Une baie carrée, plus large à la base qu’au sommet, donnait accès dans la seconde cour, que bordaient les écuries et les étables. Des variétés d’herbes succulentes étaient amoncelées devant les chevaux, aux belles crinières tressées, qui l’éparpillaient d’une lèvre repue, sur la mosaïque luisante du sol. Les mahouts offraient aux éléphants, sur des plateaux en filigrane d’argent, des boulettes de riz et de beurre liquéfié ; on dorait les cornes des buffles et des zébus de trait, on frottait d’huile le cou des béliers de combat. Plus loin des femmes peignaient et parfumaient les crins des montures favorites. Enchaîné à une colonne, criant et grimaçant, un grand singe noir semblait présider à ces travaux.

Une triple arcade, ajourée de sculptures, conduisait à la troisième cour. Celle-là était la cour publique, où s’assemblaient les courtisans, les seigneurs, la jeunesse de Bangalore. Toute environnée de frais portiques, ombragée d’arbres, rafraîchie par des fontaines, le brouhaha des causeries l’emplissait. L’on voyait des amis se promener lentement, en regardant des peintures galantes, d’autres accroupis devant un échiquier, dont les pièces étaient des pierres précieuses, d’autres lisant, mangeant des sorbets, ou fumant le houka.

La quatrième cour était le domaine de la musique. Des coups sourds frappés sur les timbales, le doux sifflement d’une flûte, la corde d’un vina, pincée d’un ongle nerveux, formaient un charivari discret. Chaque musicien étudiait pour lui-même ; et par les larges fenêtres, au fond des appartements, on apercevait de gracieuses jeunes filles, s’exerçant au chant et à la danse. Des jarres en terre poreuse, suspendues çà et là, traversées par la brise, lui donnaient de la fraîcheur.

La fumée et le parfum des cuisines emplissaient la cinquième cour. Le chef des cuisiniers, environné de plats, les goûtait l’un après l’autre ; on sucrait les confitures, on enfournait des gâteaux et dans des bassins d’or on disposait les fruits sur un lit de fleurs.

Une voûte somptueuse, revêtue de lapis-lazuli et d’or, séparait les cuisines de la cour suivante, peuplée, celle-là, par les parfumeurs et les joailliers. D’un côté séchaient des sacs de safran, des fleurs et des racines ; on cousait des sachets de musc, on exprimait le jus du santal, on broyait les fards, on composait des essences. Des salles, jusqu’au plafond, étaient emplies de pétales de roses, car il fallait la moisson de tout un champ pour obtenir un étroit flacon de l’huile exquise, extraite des roses : l’attargul.

Le côté des joailliers était éblouissant à voir.

D’habiles artistes battaient et ciselaient l’or, à côté des fourneaux incandescents ; d’autres taillaient l’ambre, le corail, l’hyacinthe, la pierre de lune et la pierre de soleil, assortissaient des perles, les perçaient pour en former des colliers, préparaient les pendeloques de ceinture ; avec des grenats verts de Sibérie, des saphirs d’eau, des topazes, des opales de feu. Dans des kiosques séparés, les sertisseurs, ayant devant eux des coupes de cristal, pleines des pierreries les plus rares, attentifs, l’œil fixe, enchâssaient dans l’or, diamants, émeraudes, rubis et saphirs, en ornaient des bagues, des aigrettes, des moukoutys, des anneaux pour les chevilles, des couronnes, des sabres, des boucliers ; tandis que les graveurs, du bout de leur burin d’or, traçaient sur de larges turquoises, des vers, des prières, ou des formules talismaniques.

Bussy s’avançait, comme dans un rêve, à travers toutes ces richesses ; le temple lui apparaissait digne de la déesse. Mais dans le prestige de ce luxe et de cette puissance, elle lui semblait se reculer de lui, devenir de plus en plus chimérique et insaisissable.

La septième cour était aussi brillante que celle des pierreries, mais ici les bijoux vivaient : c’étaient des oiseaux de toute sorte, aux merveilleux plumages. Dallée d’un marbre si poli que les colombes aux pattes roses y glissaient, et ombragée d’arbres qui semblaient prendre racine dans la pierre, cette cour se creusait, au centre, en un bassin entouré de marches sur lesquelles toute une population de volatiles aquatiques lustraient leurs plumes ou battaient des ailes ; des cygnes et des canards dorés naviguaient sur cette eau, fleurie de lotus rouges.

Pour ne pas effrayer les oiseaux, on avait prié le marquis de descendre de cheval ; mais on ne le laissa pas pénétrer dans la huitième cour où s’élevait le palais de la reine ; on lui fit traverser, à gauche, un appartement, où il vit des salles historiées de figures mythologiques ou héroïques, qui lui rappelèrent les peintures égyptiennes ; il ne fit que passer dans ces salles et ressortit dans un délicieux jardin.

Ici, sous les arbres hauts à merveille, étaient suspendues à une seule branche, comme le plateau d’une balance, des escarpolettes de soie ; et il aperçut, sur les pelouses, de gracieuses jeunes filles, faisant la chasse aux papillons bleus, avec des étourneaux dressés.

À mesure qu’il avançait, les parterres et les bosquets lui apparurent, étalant des fleurs plus belles que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors dans l’Inde. Il admira l’étrange Kéora, à la fleur énorme d’une odeur exquise de musc frais, le bleu Clitoria, l’Asolka cramoisi, le blanc Tchen-Pali, le Gurhil arborescent, semblable au rosier, mais qui, hors des calices épanouis, fait jaillir une tige mince portant un cœur d’un rouge magnifique ; le Madhavi, aux fleurs vertes comme des émeraudes, et la pâle Anicha, si délicate qu’elle se fane quand on la respire. Puis, au bord des fontaines, les lotus charmants, d’azur, d’or ou de pourpre.

On le conduisit à une gracieuse construction, entourée de colonnettes de jaspe à chapiteaux dorés. Sous la véranda, des femmes s’avancèrent vers lui, souriant d’un air affable, qui contrastait avec la mine sévère des pages qui l’avaient guidé jusque-là.

— Entre, jeune étranger, dirent-elles, viens te réconforter et te délasser du voyage ; tu es ici chez la princesse Lila.

— La princesse Lila ! s’écria Bussy, est-il donc vrai qu’elle m’est favorable ? Aurai-je le bonheur de la voir ?

— Elle est avec la reine, dans l’île du Silence ; c’est là que nous devons te conduire, quand la lune se lèvera, dit une des femmes.

— La princesse a dit : que l’étranger soit ici comme un frère chez sa sœur, reprit une autre ; il faut lui obéir. Seigneur, on a préparé pour toi le bain parfumé, les mets délicats et les boissons fraîches.

Le jeune homme se laissa faire ; il passa la fin de la journée étendu sur des coussins, attendant la nuit, avec une joie fiévreuse mêlée d’angoisse.

Quand on vint lui dire qu’il était temps de se rendre au rendez-vous, il se redressa en sursaut en s’écriant :

— Déjà !

Ils marchèrent, assez longtemps, à travers le jardin, des bois et des prairies, et arrivèrent enfin au bord d’un lac ; les femmes s’arrêtèrent.

— Voilà que, pareil à la défense d’un éléphant qui remonte du bain, le croissant de la lune sort de l’eau, dit l’une ; c’est bien l’heure.

Et elles frappèrent leurs mains l’une contre l’autre, donnant un signal. Bientôt un bruit de rames se fit entendre, se rapprochant rapidement ; une mince barque vint enfoncer sa proue dorée dans les roseaux du rivage. Deux noires robustes, le torse nu, la conduisaient. L’un d’eux tendit le poing à Bussy pour l’aider à monter.

— Prends garde, dit tout bas une des femmes à Bussy, ne te penche pas, ne laisse pas tremper tes doigts dans l’eau, le lac est plein de caïmans.

La barque rapidement s’éloigna. Il aperçut encore un instant sur la rive, dans la demi-obscurité, les voiles blancs de celles qui l’avaient accompagné, puis il ne vit plus que l’eau immobile, piquée de quelques lueurs d’étoiles, où le mince reflet de la lune s’allongeait en ondoyant.

Pour la première fois, il eut le sentiment d’être bien isolé, bien perdu, dans ce palais propre aux trahisons. Le lac était comme hérissé de pointes, on eût dit des rochers ; mais ils s’enfonçaient, se déplaçaient, suivaient la barque ; c’étaient les têtes horribles des crocodiles au guet.

Le marquis regrettait Naïk ; comment n’avait-il pas insisté davantage pour le suivre ? Son dévouement, si vite alarmé, était en défaut cette fois-ci. Peut-être avait-il craint d’être repoussé durement par son maître, comprenant qu’il ne voudrait pas se laisser escorter à ce rendez-vous, comme s’il avait peur ? Mais qu’importait tout cela ? il avait son épée et ne craignait rien.

Une île blanche apparut, comme taillée dans un bloc de marbre, avec des clochetons, des portiques, des colonnades, de grands escaliers s’enfonçant sous l’eau. Les buissons et les bouquets de palmiers faisaient des taches sombres entre les édifices et on ne voyait aucune lumière briller. Tout de suite on aborda et les silencieux rameurs aidèrent le jeune homme à descendre ; puis, d’un violent coup d’aviron, ils éloignèrent la barque et disparurent dans l’ombre.

Il gravit rapidement les degrés, jusqu’à une terrasse vaste et déserte ; mais aussitôt, d’un palais dont on distinguait confusément la haute porte voûtée, sortit un homme, qui s’avança, et, sans dire un mot, mit le pan de sa ceinture dans la main de Bussy, puis marcha devant lui. Ils entrèrent sous un péristyle obscur, s’engagèrent dans une galerie qui, par une pente insensible, montait. L’une des parois était percée d’arcades à jour, et l’on voyait la clarté pâle du ciel dans les découpures et les festons. Un silence extraordinaire régnait ; les pas s’étouffaient dans une poussière douce qui sentait bon. Les feuillages ni l’eau ne faisaient aucun bruit.

Tout à coup, à un tournant plus obscur, il sentit qu’une petite main saisissait la sienne, et une bouche, tout près de sa joue, lui souffla à l’oreille :

— Prends garde ! ami, la Mort ne donne qu’un baiser.

Cette voix si basse, palpitante de peur, il crut deviner de qui elle venait. C’était Lila, sans doute. Il répondit par une pression rapide, à celle de cette douce main brûlante, puis la femme invisible sembla s’être enfoncée dans la muraille.

Quel danger courait-il donc ? Un seul l’inquiétait : la reine manquant à sa promesse. Mais il était certain qu’elle voudrait la tenir et n’oserait pas désobéir aux dieux.

— Le danger ne viendra qu’après, se disait-il, et après qu’importe !

Il marchait à présent dans une complète obscurité, les arcades avaient cessé, et l’on s’enfonçait dans l’intérieur de l’édifice. Bientôt, pourtant, une lueur apparut au lointain, grandit rapidement, faisant briller sur le sol cette poussière épaisse, faite de poudres d’or, de santal et d’aloès. Il arriva dans une haute salle, éclairée par des lampes, et celui qui le guidait s’arrêta devant une porte, que masquaient de lourds rideaux de drap d’or. Ils s’écartèrent et, sans bruit, la porte qu’ils découvrirent, glissa dans une rainure.

Bussy entra dans une chambre octogonale, dont les murs étaient revêtus de panneaux d’ivoire sculpté, où le plafond, en coupole, scintillait, sur un fond de lapis, d’étoiles de pierreries. Mais le jeune homme n’aperçut rien de la salle.

La reine était là, debout, appuyée au socle d’or qui supportait les lumières, et la revoir fut pour lui une surprise, car sa beauté surpassait de beaucoup le souvenir qu’il en gardait.

Elle semblait, cette fois, une statue merveilleuse, dans le blanc tissu d’une invraisemblable finesse, qui s’enroulait à son corps. Cette trame, nommée « rosée nocturne », si ténue qu’elle est invisible si elle n’est pas plusieurs fois repliée, laissant nue une de ses épaules, l’habillait comme d’un fin brouillard, voilant ses formes exquises sans les cacher ; des boucles s’échappaient du bandeau de diamants qui relevait simplement ses cheveux, et elle n’avait d’autres bijoux que des bagues aux mains, et à ses pieds nus.

Il s’était avancé, lentement, la contemplait d’un regard si avide qu’elle baissa les yeux, et une imperceptible rougeur passa sur ses joues.

Le panneau s’était refermé ; ils étaient seuls dans ce grand silence, et elle semblait oppressée ; elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Il pensa qu’elle avait peur d’être ainsi à sa merci ; alors il se mit à ses pieds, la suppliant de ne rien craindre, et elle se laissa tomber sur l’amoncellement des coussins.

Elle le regardait aussi, baissant la tête vers lui, l’éloignant d’elle de ses bras tendus, pour le mieux voir peut-être, ou bien pour le repousser. Il crut à un mouvement d’aversion.

— Ah ! sois généreuse, s’écria-t-il, et cache-moi ta haine ; libère-toi en reine et, au moins, donne-moi une minute d’illusion. Je ne veux pas tes lèvres, froides et hostiles, s’approchant des miennes comme d’un breuvage amer, qu’il faut boire pour sauver sa vie ; non, c’est un baiser d’amour que je veux, ou je ne sais pas payé. Sache me faire croire que tu t’es méprise sur tes sentiments, que cette ardeur, que tu prends pour le feu de la souillure, pour de la haine, est une autre brûlure, pareille à celle qui me dévore, je le croirai, va, tellement cela devrait être si de farouches préjugés n’affolaient pas ton esprit. Oui, c’était la volonté du ciel. Tu devais m’aimer, moi, venu de si loin à travers les mers, certainement guidé par le destin, pour t’arracher à la mort : et quand, dans le premier regard, je t’ai donné mon âme, tu devais me donner la tienne en échange ; malgré toi, peut-être, je te l’ai prise…

— Il faudra me la rendre alors, dit-elle d’une voix délicieuse, pour que je puisse donner ce que l’on m’a pris.

D’un mouvement presque involontaire, il lui entoura la taille de ses bras, et elle ne le repoussa plus. Elle semblait s’engourdir, partager le trouble qui le bouleversait. Ses yeux aussi avaient changé d’expression : un attendrissement noyait ses larges prunelles ; et lui, de plus près, regardait au fond de ces diamants noirs, au rayonnement d’étoile, il admirait les contours si purs de ce visage, s’extasiait de cette bouche adorable, dont le vague sourire découvrait des dents plus charmantes que les boutons du jasmin. Et il était à tel point subjugué par cette perfection, qu’il ne comprenait plus comment il avait osé parler tout à l’heure comme il l’avait fait.

— Ah ! pardon ! pardon ! dit-il. Ourvaci, pourquoi m’aimerais-tu ? Pardonne-moi de t’avoir offensée d’une telle démence ! c’est comme si on demandait au splendide soleil d’aimer la terre obscure, qu’il éclaire et qu’il ravit.

— Tu sais mon nom ? dit-elle surprise.

Et ces mains, qui tout à l’heure le repoussaient, elle les noua derrière le cou du jeune homme.

Il était comme ivre de haschisch, et perdait toute notion du temps. Il lui semblait, seulement, que cette minute était la raison même de son existence, qu’il n’avait vécu que pour l’atteindre, et que les jours écoulés, et le monde entier, tourbillonnaient, dans un vertige, autour de ce point suprême.

Et il murmurait, en fermant les yeux par moments :

— L’amour dont je t’aime est au-dessus des forces d’un mortel. Tenir dans ses bras l’idéal réalisé, surpassé même ! c’est là un bonheur trop lourd, que le cœur ne peut porter ; l’âme se dilate au point d’en être déchirée, et il torture horriblement, parce qu’on le sent impossible, et prêt à s’envoler.

Elle le regardait, profondément, se penchant pour entendre ses paroles, toute troublée de cette souffrance qui le rendait si pâle, de cette adoration fervente qui le faisait si réservé. En effet, il éprouvait comme une honte de lui-même, une timidité tremblante, et ce baiser, maintenant, lui semblait impossible et sacrilège.

Ce fut elle qui jeta ses lèvres sur les siennes, brusquement, comme pour en finir. Tout rapide et léger qu’il fût, ce contact velouté, embaumé et frais comme celui d’une fleur, le fit presque évanouir, l’aveugla d’un tourbillon de flammes.

— Ah ! pardon ! s’écria-t-il, je ne le demandais plus, je ne méritais pas tant !

Il avait laissé tomber sa tête sur l’épaule froide de la jeune fille ; elle lui dit à voix basse :

— Tu ne me trouves plus ingrate ?

— Je verserais mon sang, goutte à goutte, sans cesser de bénir cette minute céleste !

— Est-ce bien vrai ? Dis-tu ce que tu penses ? Jure-le-moi, veux-tu ?

— Je le jure, dit-il.

Et il crispait ses mains derrière la taille de la reine, qui se ployait, se renversait. Elle était toute émue maintenant, fiévreuse, tremblante ; une palpitation rapide soulevait ses seins, et elle regardait le jeune homme avec une expression étrange, où il y avait comme du désespoir. Tout à coup, poussant un soupir profond, presque un sanglot, elle se précipita dans ses bras, écrasant ses lèvres sur les siennes, se serrant contre lui avec une espèce de frénésie ; et il sentait des larmes lui mouiller les joues, et il écoutait ce cœur orgueilleux battre à se rompre.

— Ce baiser là est bien un don de ton amour ! s’écria-t-il, éperdu de joie, j’ai senti ton âme divine pénétrer la mienne !

Mais elle s’était reculée, le contemplant sans l’entendre.

— Ces yeux, dit-elle, ces yeux qui m’ont fait tant de mal !…

Et elle les baisa longuement, l’un après l’autre, comme pour les clore à jamais.

— Mon Dieu ! si une telle ivresse doit cesser, c’est maintenant qu’il faudrait mourir, dit-il d’une voix presque indistincte.

Elle s’était levée, dégagée de ses bras, brusquement éloignée de lui.

— Tu veux mourir, s’écria-t-elle d’une voix changée et avec un rire cruel, réjouis-toi donc, car tu vas être exaucé : pour toi cette chambre est un tombeau.

Il leva les yeux vers la reine. C’était bien maintenant son ennemie, au regard altier et dur, à la lèvre crispée de dédain. Il se détourna pour ne pas la voir ainsi.

— La mort sera la bienvenue, dit-il, qu’importe la vie maintenant ?

Brisé d’émotion, saturé de bonheur, il se laissa tomber sur les coussins, sans force, anéanti et vraiment désireux de mourir.

— Croyais-tu donc qu’un pareil jour aurait un lendemain ? dit-elle ; si le prince, mon fiancé, apprend jamais le crime de cette heure, il saura au moins, en même temps, que le coupable n’en a pas gardé une heure le souvenir.

Mais Bussy s’était relevé d’un bond, comme piqué par un dard brûlant.

— Ton fiancé ! cria-t-il, ah ! il ne fallait pas parler de lui ! J’étais soumis et résigné, prêt à tendre le cou à tes assassins ; pourquoi as-tu versé sur mon cœur le plomb fondu de la jalousie ? Cette douleur-là me redonne la force de vivre, et me rappelle que c’est à moi de tuer tous ceux qui voudraient t’approcher. Ton amour m’appartient, entends-tu, tout à l’heure tu me l’as donné dans ce baiser, et tu peux feindre de me haïr à présent, je ne te crois plus. Fuis-moi, fais-moi subir toutes les tortures que tu voudras, hormis celle d’appartenir à un autre ; cela je te le défends, et je vivrai pour t’empêcher de me désobéir.

Elle était adossée maintenant à un des panneaux d’ivoire qui s’écarta derrière elle ; sans répondre, avec un geste douloureux, elle s’enfonça dans l’ombre et disparut.

La porte se referma silencieusement.

Bussy se retourna vivement, se croyant prisonnier ; mais il vit que les sept autres panneaux étaient ouverts, et que sur chaque seuil se tenait un guerrier noir, appuyé sur un glaive nu.

— Ah ! c’est cela ! s’écria-t-il, tant mieux ! un combat ne me fait pas peur, je pensais qu’on voulait me murer dans ce tombeau.

Rapidement il arracha une draperie, au dais qui surmontait les coussins, l’enroula autour de son bras gauche, s’adossa au socle d’or des lumières, et tira son épée.

Alors, tranquillement, il examina ces hommes.

C’étaient des soldats hindous, vêtus de tuniques blanches, sans manches, et coiffés de turbans rouges, ayant des visages imberbes, luisants, avec des yeux en boule, aux lueurs de perles ; leurs jambes étaient grêles et leurs bras minces.

Ils s’avancèrent tous ensemble et levèrent leurs glaives ; mais le marquis riait de leur gaucherie. D’un moulinet éblouissant, il en désarma plusieurs ; quelques-uns, effleurés par l’épée, reculèrent. Il avait mis le pied sur la lame d’un des sabres tombés, et parvint, d’un geste net et vif, à le ramasser de la main gauche ; ainsi armé, il sembla invincible et se mit à combattre avec une violence terrible. Frappant des deux bras, dans tous les sens ; donnant des coups de pieds, des coups de tête, qui faisaient craquer les poitrines ; le sang jaillissait, illustrant de perles rouges les sculptures des murailles ; les hommes tombaient, sans un mot, sans un cri, se tordant, vomissant des flots de liquide noir.

Bussy avait le sentiment de lutter contre des enfants, et d’accomplir un affreux carnage ; mais il était surpris de leur nombre, il avait porté plus de coups qu’il n’en fallait pour les détruire et ce nombre ne diminuait pas. Il vit alors que chaque porte encadrait toujours un homme immobile, qui s’avançait quand un des combattants tombait, et dont un autre, venant de l’extérieur, prenait la place.

— Voilà qui est flatteur ! s’écria-t-il, et qui prouve la haute idée que l’on a de ma valeur. On envoie contre moi tous les pygmées de Bangalore !

La chambre s’encombrait de plus en plus ; les morts et les blessés, par terre, faisaient trébucher ; les Hindous, trop nombreux, se blessaient mutuellement, car le marquis, évitant leurs coups, l’élan ne pouvait en être arrêté et ils tombaient sur d’autres. Il bondissait, franchissant les monceaux de cadavres, s’en faisait un rempart ; quelquefois il écrasait une figure dont la bouche le mordait.

Tout à coup une corde siffla. C’était un nœud coulant qu’on lui lançait. Il l’évita ; une autre cingla l’air et l’atteignit. Il la coupa avec son épée, et retourna s’adosser au socle d’or, poussa du pied devant lui des coussins et des cadavres ; mais il se sentait perdu. Ces hommes faibles, qui se battaient sans haine ni colère et mouraient en silence, le vaincraient certainement à la longue. Si leur affreux lasso ne l’atteignait pas, leur multitude l’étoufferait.

Alors il pensa à Dupleix qui s’était confié à lui, ignorant quelle démence possédait son cœur et conduisait sa vie ; sa mort allait trahir la noble espérance de son ami ! Il éprouva contre lui-même une grande colère, et il essaya de lutter encore.

Il jeta le sabre et déploya l’étoffe enroulée à son bras, l’agita au-dessus de lui pour repousser ces cordes qu’on lui lançait maintenant de tous côtés. Mais l’air devenait irrespirable : toutes ces haleines, toutes ces sueurs, ces soupirs d’agonie qui s’exhalaient, souillaient d’une épaisse et mortelle atmosphère le sanctuaire embaumé de tout à l’heure.

Le marquis était à bout de forces ; une blessure qu’il avait au front lui couvrait, à chaque moment, le visage d’un voile rouge, lui emplissait les yeux de sang ; aveuglé, il s’essuyait rapidement, mais ce mouvement le découvrait. Il s’engourdissait ; le vertige faisait tournoyer la chambre autour de lui. Deux fois déjà il avait abaissé son épée.

Maintenant il pensait à Ourvaci.

— Je te pardonne, murmura-t-il ; je meurs avec le goût du ciel sur les lèvres.

Soudain un coup de feu éclata, rompant le lourd et terrible silence ; Bussy entendit des voix qui l’appelaient.

À l’une des ouvertures, les Hindous, brusquement, tombèrent en avant, les uns sur les autres, sous une poussée qui les refoulait. Une bouffée d’air frais entra : Bussy vit apparaître des hommes, courant sur les corps renversés ; il entrevit des figures amies : Naïk, Kerjean, d’autres encore, puis il tomba, ne vit plus rien.

Quand il rouvrit les yeux, il aperçut les étoiles, et respira l’air libre avec bonheur ; mais il était immobilisé par une lassitude affreuse, comme si ses membres étaient devenus de plomb. À genoux, près de lui, une femme, qu’il ne connaissait pas, lui soutenait la tête, Naïk lui baignait le front d’eau fraîche, tandis que Kerjean, debout, déchirait un mouchoir.

— Mes amis, dit-il, merci : vous m’avez sauvé ; comment, je ne puis le comprendre.

— Pardieu ! c’est Naïk, dit Kerjean, il a deviné que ce rendez-vous, où vous couriez, cachait un guet-apens, et comme il prétendait que rien ne vous en détournerait, nous avions pris le parti de vous suivre de près, pour vous porter secours au moment voulu.

— Hélas ! dit le paria, qui pleurait, en essuyant le sang de son maître, nous sommes arrivés bien tard.

Le marquis ne détachait pas ses regards de cette femme, penchée vers lui, qui le contemplait avec des yeux pleins de larmes.

— Je suis Lila, dit-elle, répondant à sa question muette, j’ai su, trop tard pour t’avertir, qu’on en voulait à ta vie ; mais j’ai pu guider tes amis et aider à te sauver.

— Comme tu es bonne !

— Vous n’êtes pas encore en sûreté, dit-elle, quittez vite cette île maudite.

— Suis-je blessé gravement ? demanda Bussy, je ne sens plus mon corps, tant je suis brisé de fatigue.

— Non, VOUS n’avez rien, dit Kerjean ; beaucoup d’égratignures et de contusions ; ce coup au front saigne assez fort, mais n’est pas profond.

Et il s’agenouilla pour panser provisoirement la blessure.

— Hâtons-nous de nous éloigner, dit Naïk qui tremblait d’inquiétude.

Bussy se souleva ; il aperçut la blancheur du palais de marbre, et y attacha un regard plein de reconnaissance et de tendresse. Oubliant la trahison, il revoyait, à travers ces murs, la chambre octogonale, aux panneaux d’ivoire, où sa divine ennemie avait pleuré d’amour sur son cœur. Et il soupira de regret, quand ses amis, le soutenant, lui firent descendre les marches glissantes de la terrasse.

Une masse noire, énorme, au bas des degrés sortait de l’eau.

— Qu’est-ce donc ? dit le marquis.

— Votre éléphant, Ganésa, répondit Kerjean, sans lui nous n’aurions pas pu arriver jusqu’à vous, car il n’y avait pas la moindre barque, et hommes ou chevaux, à la nage, eussent été dévorés par les innombrables caïmans qui montent la garde autour de cet aimable palais.

— Princesse, dit Bussy en portant à ses lèvres la petite main que Lila lui tendait, comment pourrai-je jamais te témoigner ma gratitude ?

— En guérissant de tes blessures, répondit Lila et en m’en donnant la nouvelle.

— Hélas ! pourquoi n’a-t-elle pas ton cœur ? murmura le marquis.

On rappela les hommes en sentinelles aux angles de l’édifice.

Lorsqu’on fut installé sur la plate-forme, entourée d’une balustrade, que portait le dos de Ganésa, tout le monde se découvrit pour saluer la princesse, et l’animal, avec précaution, descendit les dernières marches et entra dans l’eau, où il perdit pied tout de suite. Naïk indiqua un point de la rive où il était plus aisé d’aborder, et, tandis que l’éléphant nageait, levant haut sa trompe, que les soldats, à droite et à gauche, déchargeaient leurs mousquets sur les caïmans, — ce qui était un crime, ces animaux étant sacrés, — Bussy se soulevait péniblement pour jeter un dernier regard à l’île muette, dont la blancheur s’effaçait lentement dans la nuit.

XVIII

L’USURPATEUR NASSER-CINGH

— Apportez ici des balances, dit l’Ombre de Dieu d’une voix enrouée.

Il s’agit de peser la poudre d’or, les lingots et les mohurs, les sacs de perles, les colliers, les couronnes ; toutes sortes de richesses, qui font un monceau lumineux au pied du trône.

Ce trône est une estrade basse, couverte de tapis et surmontée par un toit constellé de pierreries, que soutiennent des colonnettes d’or. Celui qui y est assis, ou plutôt couché, presque à plat ventre, les coudes sur un grand traversin de brocart, c’est l’usurpateur Nasser-Cingh ; triomphateur aujourd’hui, car, à la tête d’une armée de trois cent mille hommes, il a repris le Carnatic à ses adversaires, qui ont voulu faire à leur tête au lieu de suivre les conseils de leurs alliés, les Français, et c’est dans le palais d’Arcate qu’il compte les trésors d’Allah-Verdi, que Mouzaffer n’a pas cachés assez tôt.

Des bourreaux, vêtus de rouge, appuyés sur des haches, gardent chaque porte ; ils surveillent les assistants, et ont ordre de tuer sur la place, ceux qu’ils verraient dérober quelque chose.

Il y a là des seigneurs, des umaras, des bouffons et des bayadères ; tout le monde est debout, excepté l’attabek qui, en sa qualité de grand vizir, a le droit d’être assis, les jambes croisées, sur un large tabouret, à droite du trône.

Nasser penche sa large face noire par-dessus la balustrade qui borde l’estrade. Il trouve ce trésor assez misérable, en somme, et pense que son allié, le second fils d’Allah-Verdi, a dû en dissimuler la plus grande partie : que Mouzaffer-Cingh a été volé.

— Ah ! ah ! dit-il, mon cher neveu a aussi, sans doute, gaspillé beaucoup de cet or. Il a bien fait de se hâter, car il n’en aura plus d’autre désormais que celui de ses chaînes, que j’ai voulues d’or massif ; ne faut-il pas faire honneur aux personnes royales !

Et le Soutien du Monde pousse un éclat de rire, qui secoue de haut en bas toute sa grosse personne. Les courtisans ont des convulsions de gaieté, à cette saillie du maître.

— Le traître Mouzaffer doit bénir chaque jour Ta Majesté, dit le grand vizir ; aussi clément qu’Allah, tu le laisses vivre, lui qui a mille fois mérité la mort.

— Que veux-tu ! en vieillissant je deviens faible. Mon neveu n’est rien qu’une bête, s’il n’avait pas désobéi aux Français, qui menaient si parfaitement ses affaires, nous ne lui aurions pas repris aussi facilement le Carnatic ; mais au lieu de les écouter, il s’en est allé assiéger les Rajahs, pour en tirer d’énormes rançons, plantant là ses alliés, qui sont pourtant comme des lions à jeun.

— Mais, dit l’attabek, ta haute intelligence, aussi éblouissante que le soleil de midi, avait eu l’idée d’opposer aux lions des tigres, d’engager à ton service des soldats anglais, avec une artillerie égale à celle des Français.

— Ne me parle pas des Anglais, s’écria Nasser. Je leur ai ordonné par trois fois d’écraser le bataillon français, et ils n’ont pu le faire. Aussi l’on verra ce que je médite. Mon neveu est un imbécile, voilà le vrai : vidons une coupe à la bêtise de mon neveu.

Des échansons s’approchèrent et offrirent au roi une coupe d’or, doublée de rubis qui, même vide, semblait pleine de vin.

— Non, non, pas de vin ! et Nasser-Cingh ajouta d’un air mystérieux : Qu’on apporte une des fioles que m’a envoyées mon ami Dupleix.

C’était une bouteille au goulot cacheté, enveloppée de papier doré, contenant d’excellente eau-de-vie. On montra au roi que le cachet était intact.

— Plein, plein ! dit-il en tendant sa coupe.

Il la vida presque d’un trait. Ses yeux s’injectèrent de sang, larmoyèrent, la sueur perla sur son visage couleur d’ébène.

— Vivent les Français ! dit-il d’une voix de plus en plus rauque, voilà une boisson ! C’est de l’or, c’est du feu, c’est du soleil qui vous coule dans le sang ! Mais voici nos balances prêtes, continua-t-il. À l’ouvrage !

C’était un échafaudage compliqué, qu’on venait de dresser devant le trône, et où oscillaient deux énormes plateaux d’argent, suspendus par des cordes de soie.

— Pesons l’or, pour commencer, dit le roi.

Des esclaves jetèrent deux petits tapis de soie ouatée dans les plateaux, pour éviter le bruit, et amassèrent sur l’un les lingots et les barres d’or, sur l’autre des poids de marbre et de bronze.

— Non, non, pas cela ! s’écria l’Ombre de Dieu, c’est moi qui me mettrai dans la balance ; on comptera combien de fois il y aura mon poids d’or et de pierreries.

Et Nasser cherchait à dégager ses pieds des tapis et des couvertures, pour descendre de son trône, tandis que les umaras et les courtisans faisaient entendre un murmure approbateur.

Le hadjib, maître des cérémonies, une haute canne d’ivoire à la main, vint aider le maître, qui eut quelque peine à se tenir debout ; il lui rajusta les plis froissés de sa tunique rose, brodée de grappes de raisin en topazes, et le soutint par le coude, tandis qu’il s’accroupissait, en se cramponnant aux cordes, dans le plateau de la balance, dont l’instabilité lui faisait pousser des cris, mêlés de rires.

Il fallut beaucoup d’or pour égaler le poids considérable du Soutien du Monde ; il y eut juste assez de perles ; pas assez de pierres précieuses.

Ce jeu paraissait amuser beaucoup le Soubab ; il se tenait là, ramassé, le cou dans les épaules, la face levée, roulant ses yeux au blanc bistré ; et, quand le trésor fut épuisé, il voulut que l’attabek et le hadjib se missent tous deux dans le plateau, pour voir s’ils l’emporteraient sur lui. Le grand vizir obéit tristement, le maître des cérémonies avec empressement, et les bouffons du roi les couvrirent de lazzis, se moquant de la mine piteuse qu’ils avaient dans la balance.

Les deux maigres seigneurs n’étaient point assez lourds pour faire lever du sol le plateau qui portait leur maître, mais une troisième personne c’était trop, et l’on essaya en vain d’établir l’équilibre.

— Qu’on aille chercher le plus gros porc que l’on pourra trouver, s’écria le roi complètement ivre, voilà qui sera amusant !

Et tandis qu’on se précipitait pour obéir à cet ordre, Nasser quitta le plateau afin de se dégourdir les jambes et de s’étirer. Les bayadères s’approchèrent de lui, l’éventant à l’aide d’écrans en plumes de paon, lui essuyèrent le visage avec des mouchoirs parfumés, versèrent dans ses mains de l’eau de rose.

À ce moment, un umara ne put retenir un éternuement bruyant.

Éternuer en présence du souverain, c’était un mauvais présage, une grave offense, sévèrement punie.

Un grand silence s’était établi, et l’on regardait avec commisération le coupable, qui se jeta à plat ventre.

Le roi fit signe à un des bourreaux. Alors l’umara se traîna à genoux, demandant grâce ; supplia, baisa les pieds du Soubab.

— Que veux-tu, mon ami, répondait tranquillement Nasser-Cingh, je n’y peux rien, c’est la loi.

— Fais-moi tuer plutôt.

— Te tuer, non pas ; tu es bon soldat et tu me serviras encore. Emmène-le, dit-il au bourreau, et coupe-lui le nez.

L’homme fut entraîné, criant, se tordant les bras, mais, par une autre porte, on amenait un énorme pourceau, couronné de fleurs, et le roi battit des mains.

L’animal s’arcboutait, poussant des cris aigus, ne voulant pas avancer ; on tirailla corde, et ses ongles glissaient sur les dalles lisses.

Le Soutien du Monde se tordait de rire ; il s’était remis dans la balance ; son turban, d’un arrangement compliqué, surmonté d’un plumet mêlé de diamants, s’en allait de travers, et ses mains, chargées de bagues, se cramponnaient de plus en plus aux cordes de soie, car une lutte terrible avait lieu pour faire entrer la rose et puante bête dans l’autre plateau, et des secousses violentes faisaient tressauter le monarque.

À la grande hilarité des assistants, le roi et le pourceau se trouvèrent d’un poids égal, et en signe de joie Nasser vida une autre coupe de cognac ; puis il voulut qu’on en fît boire de force au cochon.

La défense fut hideuse, la bête hurla, trépigna, souillant d’ordures les seigneurs et les riches tapis.

Plusieurs umaras, qui étaient restés graves au milieu des rires des courtisans, échangèrent entre eux des regards irrités, et l’un après l’autre sortirent de la salle.

Dans l’une des cours, ils virent l’homme qu’on venait de mutiler : un linge sanglant en travers du visage, il était affaissé sur des marches, s’y appuyant des deux mains, tandis qu’une flaque rouge se formait devant lui. Un umara s’approcha.

— Babar, lui dit-il, veux-tu te venger ?

— Je me vengerai, j’en fais serment, répondit le malheureux, en essayant de se soulever.

— Suis-moi, alors, sans qu’on te remarque.

— Hélas ! l’horrible souffrance de cette plaie m’ôte la force. J’ai le vertige et ne saurais marcher seul.

— Viens donc, je te soutiendrai.

Tous s’en allaient par des chemins différents, sans se regarder, sans se saluer, les uns à cheval, les autres sur des éléphants ou dans des palanquins. Mais quand la nuit fut venue, ils se retrouvèrent, hors des murs d’Arcate, dans le magnifique tombeau des nababs assassinés.

Quelqu’un leur en ouvrait la porte, mystérieusement, et ils entraient dans une salle de porphyre incrusté d’or, éclairée par une lanterne multicolore se rattachant, à l’aide de chaînes, au centre de la haute coupole.

Ces hommes, tous des guerriers, restaient debout, les bras croisés, avec des mines sombres, se disaient les uns aux autres, pleins de véhémence et de colère, leurs griefs contre Nasser-Cingh.

— Il déshonore le pouvoir par sa conduite ; la scène d’aujourd’hui est une offense à notre dignité.

— Ivre le jour, débauché le soir, cruel et fou toujours ; il a fait de nous les serviteurs d’un pourceau.

— C’est un traître ; il avait juré, sur le Coran, de ne pas attenter à la liberté de son neveu, s’il se rendait à lui.

— Il a ordonné de couler du plomb fondu dans la bouche des blessés qui demandaient à boire !

— Il a fait attacher des sacs de terre au cou des prisonniers, et, après les avoir exténués par une longue marche, les a contraints à travailler aux retranchements du camp. On les tuait l’un après l’autre et, avec cette terre qu’ils avaient portée et leur sang, on formait le mortier. Au dernier il a fait grâce pour qu’il pût raconter comment on punissait les rebelles.

— Ce dernier c’est moi, dit un soldat en s’avançant, le fait monstrueux est vrai : les prisonniers travaillaient ; quand le liquide manquait, on tendait l’auge et on en égorgeait un. Ces mains que voici ont pétri la boue sanglante !

Et il tendait ses mains, qu’en souvenir de cette horreur, il portait teintes de henneh. Au bout de ses bras noirs, elles semblaient gantées de sang.

— Et voici comment Nasser-Cingh traite ceux qui lui gagnent ses batailles ! s’écria Babar, en arrachant les linges qui masquaient sa face sans nez, effrayante et grotesque.

Un cri d’horreur s’éleva.

Mais des personnages importants entrèrent, détournant l’attention. On s’inclinait devant eux avec respect. C’étaient les plus puissants vassaux de Nasser-Cingh, ses alliés : le nabab de Kadapa et le nabab de Kanoul.

— Chanda-Saïb est-il arrivé ? demandèrent-ils.

— Le voici, répondit Chanda-Saïb, qui entrait derrière eux.

— Le chef français viendra-t-il ?

— Dans quelques minutes il sera parmi nous. Deux de mes umaras courent à sa rencontre, et le guideront jusqu’ici.

— Alors les Français n’abandonnent pas Mouzaffer-Cingh, malgré ses fautes, et sa folle reddition à l’usurpateur ?

— Ils lui restent fidèles, au contraire, et veulent le sauver, dit Chanda-Saïb ; j’ai déjà cette bonne nouvelle à vous apprendre qu’ils viennent de remporter une victoire éclatante et presque invraisemblable, sur Mahomet-Aly, le second fils d’Allah-Verdi, qui me dispute aujourd’hui la nababie d’Arcate.

On le questionna avec empressement et il raconta la bataille : Les Français, trois cents seulement, retranchés dans la pagode de Tiravadi, transformée en forteresse, attaqués par l’armée de Mahomet-Aly, grossie de vingt mille hommes envoyés par Nasser-Cingh et aidée par les Anglais : plus de quatre-vingt mille hommes. Toute cette multitude repoussée avec des pertes énormes ; puis le camp surpris la nuit, l’armée taillée en pièces, Mahomet prenant la fuite, à peine vêtu, en criant : C’en est fait de moi ! et courant sans prendre de repos, s’enfermer, avec les débris de son armée, dans l’inexpugnable forteresse de Gengi[7].

— Le Soubab sait cette nouvelle, et il passe son temps en chasses et en orgies ! s’écria le nabab de Kanoul.

— Il entretient une correspondance secrète avec le gouverneur de Pondichéry, c’est cela qui le rassure, dit un umara.

— Et c’est cela qui nous inquiète, ajouta le nabab de Kadapa.

— Le chef français vous expliquera les raisons pour lesquelles le grand Dupleix agit ainsi, dit Chanda-Saïb en prêtant l’oreille. Quelqu’un vient, c’est lui.

Un homme parut dans le cadre de la porte ; il était enveloppé par un manteau sombre, que relevait d’un côté la pointe de l’épée, et coiffé de ce tricorne, galonné d’or, qui avait maintenant, aux yeux des Maures, plus de prestige qu’une couronne.

Il se découvrit : c’était le marquis de Bussy. Chanda-Saïb courut à lui, avec une exclamation joyeuse, lui serrant les mains, mais le jeune homme gardait une expression grave et sévère.

— Qu’Allah te comble de ses grâces ! dit le musulman, et permette que tu nous donnes d’heureuses nouvelles du cher seigneur Dupleix Bâhâdour.

— Dupleix est fort mécontent, dit le marquis ; il doute d’alliés qui, par leur manque d’obéissance aux conseils les plus sages, lui ont brisé la victoire dans la main ; il se demande s’il doit leur continuer sa protection, et risquer la vie de ses soldats, pour des princes qui ne savent pas poursuivre leurs conquêtes.

— Ne dis pas des paroles aussi cruelles, s’écria Chanda-Saïb ; tu sais bien que ce n’est pas moi qui commandais l’armée du Carnatic, et que j’ai supplié Mouzaffer de ne pas céder à un mouvement d’affolement et de désespoir, de fuir plutôt que de se rendre, lui et ses troupes, à son mortel ennemi. Et tu vois que j’ai su garder ma liberté, dans cette malheureuse aventure, où j’ai reperdu le pouvoir que vous m’aviez conquis.

— Oui, je sais que tu es brave et fidèle ; la défaite que nous venons d’infliger à ton rival, Mahomet-Aly, est la preuve que nous ne t’abandonnons pas.

— Alors c’est Mouzaffer que vous abandonnez, s’écria le nabab de Kadapa, puisque Dupleix envoie à Nasser-Cingh des ambassadeurs et des présents.

— Ce n’est pas quand il est dans le danger, s’y fût-il jeté par sa faute, que nous abandonnons un ami, dit fièrement Bussy, la conduite même de Dupleix aurait dû vous le faire comprendre. Vous devez être surpris cependant que, prisonnier de son oncle, auquel il dispute le trône, Mouzaffer soit encore vivant. Eh bien, ce sont les pourparlers, les menaces et les promesses du gouverneur de Pondichéry, qui tiennent suspendue la hache, au-dessus de la tête du Soubab légitime.

— Il faut nous hâter d’agir, dit Chanda-Saïb, car cette hache peut tomber, d’un moment à l’autre, par un caprice d’homme ivre, et, avec la vie de notre chef, anéantir nos espérances.

— La conspiration est puissante, dit le nabab de Kanoul ; à la prochaine bataille, les troupes de Kadapa et de Kanoul se retourneront contre leur allié, et les umaras, ici présents, entraîneront leurs hommes, à un signal donné. Ce signal, c’est un drapeau français, arboré sur un des éléphants de guerre. Je l’ai demandé à Dupleix, ce drapeau, pourquoi ne l’envoie-t-il pas ?

— Je l’apporte, dit Bussy en tirant de dessous son manteau un morceau de moire blanche, qu’il déploya, laissant voir la figure d’or, dans un rayonnement, sous la devise française. Mais qui me répond, ajouta-t-il, que vous lui serez fidèles ?

— Notre haine, dit l’un des nababs ; celui que nous trahissons m’a menacé, moi, quand je lui réclamais la juste récompense de mes peines, de m’arracher mes titres, mes biens et mon pouvoir et de me faire mourir sous le rotin.

— Il a fait pire à moi, s’écria le nabab de Kadapa, il a fait bâtonner mon vieux père, pour le forcer à lui découvrir des trésors imaginaires, et on l’a laissé mort sur la place. Je vengerai mon père, et je réclame la faveur de tuer son meurtrier.

Bussy donna le drapeau au nabab de Kadapa.

— Vos troupes forment à peine un sixième de l’armée, reprit le jeune Français après un moment de réflexion, et, avant votre défection, un combat sanglant est inévitable ; mais il faut d’abord en finir avec Mahomet-Aly, avoir un point d’appui sérieux ; pour cela il faut prendre Gengi.

— Prendre Gengi ! s’écria-t-on de toutes parts, comme on aurait dit : prendre la lune.

— Cela me regarde, dit froidement Bussy.

— Prendre Gengi est impossible ; tout au plus peut-on bloquer la place, et elle a des munitions pour plus d’un an ; vous vous feriez écraser, jusqu’au dernier, sous ses murs.

— Gengi est non seulement imprenable, mais inaccessible, ajouta Chanda-Saïb ; les lions eux-mêmes ne peuvent atteindre le nid d’un aigle, et si vous échouez quel désastre !

— Est-ce que nous échouons ? dit le marquis en jetant un regard altier sur ceux qui avaient parlé ; les Français seront seuls à cet assaut, il n’y a pas à craindre qu’ils s’attardent à chercher des trésors.

— Ne m’accable pas sous le poids de mes fautes passées, dit Chanda-Saïb en courbant la tête.

Bussy étendit la main vers le drapeau :

— Jurez-moi, dit-il, de ne conduire qu’à la victoire cet emblème de la France, de le livrer aux flammes, s’il risquait d’être pris par l’ennemi.

— Je le jure, sur les cendres de mes parents assassinés, enfermés dans ce tombeau, dit Chanda-Saïb.

Le nabab de Kanoul ouvrit la main au-dessus d’un Coran, posé dans une niche au-dessous d’une lampe d’or :

— Je prends à témoin le nom d’Allah et de son saint prophète Mahomet, dit-il.

— Moi je fais le serment sur les mânes de mon père, dit le nabab de Kadapa.

— Et jurez tous, ajouta Bussy, que ni torture, ni menaces de mort ne vous feront révéler ce complot.

Tous les umaras jurèrent.

— À bientôt donc, reprit le chef français, tenez-vous attentifs, et quand vous entendrez le bruit de la chute de Gengi, soyez prêts à tout.

Il salua avec une dignité froide, remit sur son front le tricorne doré et disparut.

XIX

GENGI

— Passe-moi la lanterne, Naïk, dit Bussy en se retournant sur son lit de camp, dans sa tente étroite, dressée sous les murs de Gengi.

C’est une lettre de la princesse Lila qu’on vient d’apporter dans une petite boîte en laque d’ispahan, vert-pomme avec de mignonnes roses peintes et des œillets.

Bussy lui a écrit que ses blessures n’ont laissé aucune trace, timidement il sollicitait une réponse et cette réponse qu’il n’espérait pas, la voici, écrite, ou plutôt gravée sur une feuille de palmier qu’il déroule avec précaution.

« Après votre départ de l’île du Silence, disait Lila, j’étais dans un état d’exaltation extrême. Je détestais la reine : cette dureté de cœur me révoltait. Cependant, je la cherchais, voulant voir de quel front elle portait son crime.

Je la trouvai dans la plus haute chambre, droite, les regards fixes, les lèvres décolorées, et, bien qu’il n’y eût pas le moindre bruit, se bouchant les oreilles de ses mains crispées. Quand elle me vit, ses yeux s’élargirent encore.

« — C’est fini, il est mort ? dit-elle.

« — Viens voir, m’écriai-je en m’emparant d’une de ses mains, qui était glacée.

« Et je l’entraînai à travers les galeries. Elle résistait par moments, me tirant en arrière, puis elle s’abandonnait, toute chancelante. Sur le seuil du salon d’ivoire, elle eut un sanglot et ferma les yeux.

« — Ah ! dit-elle, je l’ensevelirai de mes mains ; je le coucherai sur un lit de jasmin, et ce palais incendié sera son bûcher.

« Le candélabre d’or brûlait encore, des gémissements, des plaintes faibles s’exhalaient. Elle regarda, cherchant ton cadavre.

« — Où est-il ? demanda-t-elle. Qui a fait ce carnage ?

« — Demande-le à ceux qui survivent.

« Un homme était adossé au mur, d’une main serrant son flanc, d’où le sang s’échappait entre ses doigts.

« — Reine, dit-il, nous avons fait notre devoir jusqu’au bout, nous avons lutté jusqu’à la mort.

« Un blessé se releva sur ses mains :

« — Tu ne nous avais pas dit que tu nous donnais un dieu à combattre.

« — Un dieu !

« — Son épée était tantôt une vipère furieuse, tantôt la foudre, nous ne pouvions lui échapper ; d’ailleurs, à ses yeux, nous avons reconnu son origine.

« — C’est vrai, dit l’homme qui mourait debout, il ne baissait pas les paupières.

« C’est une de nos superstitions, le sais-tu ? que les dieux, déguisés en mortels, sont reconnaissables à leurs yeux, qui ne clignent jamais. Tu dardes en effet un regard presque immobile qui, dans la frénésie de ce combat vraiment surhumain, a dû devenir plus fixe encore.

« — Mais où est-il ? dit la reine.

« Le blessé fit encore un effort pour parler :

« — Quand il nous a eu tous vaincus, avec un bruit terrible, son char céleste est venu, et il est parti.

« — Ils me rendent folle ! disait la reine cherchant à comprendre.

« — Cela signifie que ses amis sont venus à son secours et l’ont emmené.

« — Ils ont emporté son cadavre ?

« — Son cadavre ? ai-je dit cela ? non pas, il vit, une fois encore vainqueur, et hors de ton atteinte. Vois, ta cruauté inutile coule ici en flots de sang, nos sandales en sont tout imbibées, et l’on pourra nous suivre à la trace rouge de nos pas.

« Tu le vois, je ne pouvais contenir les sentiments de douleur et d’indignation qui m’oppressaient, je les laissais déborder en paroles amères, oubliant même le respect que je devais à ma reine, décidée à la quitter. Je m’attendais à un accès de colère, mais elle restait muette, terrifiée par le tableau qui était devant ses yeux. Tout à coup elle s’enfuit, appelant les esclaves, envoyant vers les blessés, promettant de couvrir d’or les survivants : je la rejoignis dans la chambre haute ; elle s’était jetée sur le sol et sanglotait la tête dans ses bras.

« — Pardonne-moi, lui dis-je alors, je me suis oubliée jusqu’à te parler durement.

« — Je n’ai rien à te pardonner, dit-elle, je me fais horreur, tes paroles étaient trop douces.

« — Ah ! que tu me fais de bien ! lui dis-je, tes larmes me consolent. Vois-tu, je ne pouvais plus t’aimer.

« — Que deviendrais-je, si tu ne m’aimais plus ? dit-elle ; mais je ne mérite pas d’être aimée ; l’on veut pétrifier mon cœur, faire de moi un être monstrueux. Mon esprit est peuplé de folies, je ne me reconnais plus, et je me déteste moi-même.

« Je la tenais dans mes bras, et je voyais tout au fond de ses beaux yeux, noyés de larmes, une grande joie rayonner. C’était de te savoir vivant, et je lui pardonnai beaucoup, à cause de cela, car je compris que l’indigne favori Panch-Anan avait tout fait, tout ordonné, et que l’affreuse trahison n’a pas été conçue par elle.

« Pardonne-lui, la haine qu’elle te porte est atteinte et saignante ; n’espère rien pourtant : l’espoir est une fleur décevante !

« Sois toujours victorieux, jeune héros, et souviens-toi que je suis ton amie. »

— Ah ! s’écria Bussy, en roulant la précieuse feuille de palmier, cette princesse, belle comme une fée, savante comme un brahmane, libre d’esprit comme un philosophe, quel contraste avec la divine Ourvaci, affolée de préjugés.

— La reine était comme Lila, dit Naïk, toutes deux instruites par le même saint homme. Une dévotion tardive et exaltée par un fanatique a égaré la reine. Mais, je t’en conjure, repose toi, maître, cet assaut sera terrible demain ! Ménage tes forces, tâche de dormir.

— Dormir ! informe-toi donc si les échelles, que Dupleix a fait fabriquer pour moi, à Pondichéry, sont enfin arrivées.

Naïk sortit en courant, et peu d’instants après rentra sous la tente.

— Les échelles viennent d’arriver, maître, dit-il ; elles sont si longues qu’il faut dix hommes pour les porter, et elles ont voyagé chacune sur trois chariots.

— Me voilà tranquille alors, dit Bussy : éteins la lanterne, et puisque tu le veux je vais tâcher de me reposer un peu.

Il se recoucha et ferma les yeux, mais non pas pour dormir, c’était pour mieux revoir la chambre octogonale, aux panneaux d’ivoire, et revivre, minute à minute, la scène qu’elle avait enfermée et dont le souvenir était pour lui une inépuisable source d’ivresse.

Quelques heures plus tard, on a levé le camp, et les volontaires de Bussy, masqués par une jungle de poiriers épineux, attendent, l’arme au pied, l’ordre de marcher. Ils causent entre eux à voix basse.

Quelques-uns se sont assis sur des pierres et jouent, hâtivement, une partie de dés, ayant pour table la peau d’un tambour, dont la caisse est peinte en bleu. D’autres fument leur pipe de terre blanche, en songeant que c’est peut-être la dernière. Quelques-uns, d’un raffinement tout asiatique, ont déballé leur houka, dont la carafe de cristal, destinée à rafraîchir la fumée, est remplacée par une noix de coco.

La tenue de ces hommes, en campagne depuis plusieurs mois, est irréprochable. Le gouverneur de l’Inde veille à ce que les uniformes soient renouvelés autant qu’il est nécessaire, afin que les soldats français gardent tout leur prestige aux yeux des indigènes. Leurs justaucorps bleus, à revers et parements écarlates, sont intacts, leurs guêtres de toile, parfaitement blanches ; ils ont les cheveux poudrés, soigneusement tressés par derrière, avec deux boucles sur les tempes, assujetties par des lames de plomb, et descendant presque jusqu’au bout de l’oreille ; les moustaches cirées, le tricorne galonné de blanc, bien placé, selon l’ordonnance : enfoncé jusqu’au sourcil droit, s’éloignant du sourcil gauche d’un pouce.

— Quel lambin que ce comte d’Auteuil ! dit un soldat appuyé sur son mousquet, il nous fait faire là le pied de grue ; on ne peut donc pas commencer sans lui ?

— Il faut bien attendre au moins que l’armée soit en vue, dit un autre, avant de nous lancer dans une entreprise qui ferait reculer le diable, deux cent cinquante Français que nous sommes.

— Vrai, là, notre jeune commandant est fou tout à fait, s’écrie un sergent : il croit que nous pouvons marcher au plafond, comme les mouches, et monter contre les murs à pic.

Un homme robuste et agile s’élança les sourcils froncés :

— Qui est-ce qui a dit que notre commandant est fou ? s’écria-t-il.

— C’est moi, Jean-Marie, répondit le sergent ; m’est avis que la bravoure doit avoir des bornes et ne pas aller jusqu’à la témérité.

— Qu’est-ce que tu chantes ? Je sais bien à quoi elle ressemble une bravoure comme celle-là. Des bornes ! garde-les pour toi, tes bornes.

— Si je ne m’abuse, pourtant, reprit le sergent, s’appuyant sur sa pique et croisant un pied sur l’autre, ta bravoure à toi ne dépasse pas les limites des rivages.

— Ne parlons pas de cela, dit Jean-Marie avec impatience ; ceux qui n’ont pas vu la fin du monde ne peuvent savoir ce que c’est ; moi je l’ai vue et je n’y retournerai pas, mais je défie qu’on trouve sur terre quelque chose qui puisse me faire reculer ; et puis il ne s’agit pas de cela ; on a dit que notre commandant est fou, voilà des choses que je ne peux pas souffrir : d’abord qu’est-ce que cela vous fait ? c’est nous, les marins, qui sommes commandés pour l’escalade ; vous n’aurez qu’à nous suivre.

— Si nous ne vous précédons pas, dit quelqu’un.

— Silence dans les rangs ! souffla le sergent.

Un officier passait à cheval, criant des ordres. Le comte d’Auteuil n’était plus qu’à quelques heures de marche, et l’on attaquait tout de suite.

Les soldats s’avancèrent alors dans la plaine, se rangèrent en bataille, tandis que les tambours battaient.

Gengi apparaissait, maintenant, au bout de la plaine, comme une création extravagante et impossible. C’était une montagne, s’élevant brusquement, par des pentes âpres, couvertes de verdure, jusqu’à un plateau presque triangulaire, à chaque angle duquel surgissait un pic vertigineux, aux parois droites comme des murailles, où il n’y avait d’autre sentier que quelques entailles faites par les hommes. La ville était sur ce plateau, entre ces trois montagnes, et des murs, extrêmement forts, avec de nombreuses tours, suivaient les sinuosités du terrain, sur plus de trois milles de circuit, enfermant les trois pics et la cité. Tout en bas, dans la plaine, adossée à la montagne, apparaissait une blanche mosquée, à deux rangs d’arcades, avec de fins minarets ; et, au sommet de chacun des trois mamelons, se détachait sur le ciel une forteresse, environnée d’une ceinture de redoutes.

Gengi avait été la capitale des rois mahrattes, dont la domination s’était étendue jusqu’au Carnatic, et les fortifications témoignaient de la science militaire de ces guerriers fameux. Le célèbre héros Sivadji l’avait assiégée, mais non prise, elle s’était rendue. Aureng-Saïb, à son tour, en avait fait le siège. Mais, en somme, elle n’avait été enlevée d’assaut : jamais.

Le soleil, illuminant la montagne et les trois roches géantes, leur donnait une apparence de plus en plus fantastique. Les soldats, comme fascinés, regardaient, riant de l’impossibilité de l’entreprise, résolus néanmoins.

Bussy passa sur son bel arabe, qui secouait gracieusement sa longue crinière. Le jeune homme était joyeux, plein d’enthousiasme ; un vague sourire laissait entrevoir ses dents charmantes ; ses yeux, plus clairs que d’ordinaire, semblaient refléter des lames d’épées.

— Mes braves ! cria-t-il, déjà l’ennemi fait une faute énorme ; au lieu de nous attendre derrière les murs de sa ville, il descend vers nous dans la plaine, et notre plan est changé : nous n’attaquons plus. Laissons venir les moricauds, avant de tirer, jusqu’à portée de pistolet ; ils tourneront les talons devant notre feu : c’est alors qu’il faudra les gagner de vitesse, arriver en même temps qu’eux aux portes de la ville. Je compte sur une fougue diabolique.

— C’est cela ! s’écria Jean-Marie en agitant son chapeau. Vive le commandant !

Bussy lui jeta un coup d’œil ami et un signe d’intelligence.

— Qu’on veille bien aux échelles ! dit-il, et il s’éloigna.

Comme il l’avait prévu, l’armée de Mahomet-Aly rompit ses rangs et se débanda devant l’artillerie française, pour remonter en courant les pentes de la montagne. Mais Bussy la serrait de près ; l’épée dans les reins des fuyards, il semblait plutôt les chasser que les poursuivre.

Il s’agissait de ne pas leur laisser refermer la porte de Gengi, sous laquelle ils s’engouffraient pêle-mêle, s’écrasant, foulant aux pieds ceux qui tombaient. Mais ils comprirent l’intention des assiégeants et, abandonnant ceux qui venaient les derniers, refermèrent brusquement le lourd battant en bois de teck, bardé de fer et tout hérissé de clous. Les malheureux ainsi repoussés tombèrent à genoux, en jetant leurs armes ; on les fit prisonniers ; mais le coup était manqué.

Un feu terrible fut dirigé sur les Français, du haut des créneaux ; on les canonnait à bout portant, sans qu’il leur fût possible de riposter. Beaucoup tombaient. Il y avait des murmures.

— Rester ici est un suicide, dit Kerjean en s’approchant de Bussy.

— Aussi n’y resterons-nous pas, répondit le jeune chef ; un pétard, vite, pour faire sauter cette porte !

Quelques soldats s’avancèrent vers la porte, puis reculèrent, devant une volée de mitraille.

Bussy leur arracha des mains le léger canon, courut au portail et, un genou en terre, sans hâte, avec la plus grande attention, disposa le pétard à bonne distance du battant massif, mit le feu à la mèche, et se recula.

Après l’explosion, le battant était fendu en deux endroits ; on l’abattit à coups de hache, et les Français, refoulant ceux qui la défendaient, pénétrèrent sous la voûte, avec des cris de triomphe.

Dans la ville, Bussy fit barricader les rues étroites, avec des chariots et tout ce qui tomba sous la main, placer les quatre pièces de campagne, qu’on avait montées jusque-là, à l’entrée des plus larges rues. On tirait sur eux des fenêtres ; mais ce n’était rien encore : les forteresses des trois montagnes, concentrant leurs feux sur le coin de la ville dont les Français étaient maîtres, commencèrent à tonner.

Par bonheur la nuit était venue, le tir manquait de précision ; on s’abritait le mieux possible et on ripostait activement avec les quatre pièces et les mousquets ; néanmoins, la situation était des plus graves ; que deviendrait-on au jour, quand les forts des montagnes et les remparts de la ville pourraient foudroyer, en toute sûreté, cette poignée de soldats à découvert ? Il faudrait donc reculer, redescendre vers la plaine ? Avec un chef comme Bussy cela était inadmissible. C’était donc les trois forteresses, avec leurs ceintures de redoutes, qu’il fallait prendre !

Le premier quartier de la lune brillait dans le ciel, et l’on maudissait, ce soir-là, cette merveilleuse limpidité des nuits indiennes. La clarté bleue, coupée d’ombres anguleuses et nettes, était traversée continuellement par des jets pourprés et couleur de soufre ; les fumées s’illuminaient, s’argentaient en floconnant, et les projectiles, venant d’en haut, semblaient des comètes et des météores.

— Quand la lune sera couchée, disait Bussy, nous donnerons l’assaut, l’obscurité non seulement nous protégera, mais encore nous préservera du vertige.

Il divisa ses hommes en trois détachements.

— Kerjean commandera l’un et enlèvera le pic de l’ouest, dit-il. Puymorin conduira le second et attaquera celui de l’orient. Moi je me réserve le meilleur morceau, qui est la montagne du Nord.

On attendit, sans cesser le tir des pièces, et cette attente donnait une impatience extrême, comme une fièvre d’action.

Enfin la lune toucha le bord de l’horizon, elle perdit son éclat métallique, devint couleur d’orange.

— En route, mes enfants ! cria Bussy. Je veux que le premier rayon de soleil caresse un drapeau français, au sommet des trois forteresses.

On se sépara, on se mit en marche au pas de course, la baïonnette en avant. Les Maures fuyaient devant ces lames aiguës ; Bussy arriva, sans avoir perdu un homme, au pied de la montagne du Nord, la plus formidable des trois.

Tout de suite ils appliquèrent les échelles, jetèrent des grappins, des cordes à nœuds ; et ils se mirent à grimper, avec une furie, un emportement qui semblaient supprimer les obstacles. Les marins, agiles comme des chats, s’étaient élancés les premiers ; Jean-Marie trouvait même la montée facile.

— Un mât de navire pendant un cyclone, c’est bien autre chose, disait-il ; au moins la montagne se tient tranquille, on ne reçoit pas de paquets d’eau sur la tête, ni cette pluie dans la figure, que le vent change en mille millions d’épingles.

Et l’une après l’autre les redoutes étaient prises, et l’on montait toujours, avec une ardeur qui ne faisait que croître. L’obscurité voilait les difficultés de l’escalade, c’était comme si elles n’existaient pas. Les feux, dirigés contre eux, leur faisaient peu de mal, et les soldats s’amusaient à compter tous les ouvrages qu’il fallait enlever, dont le nombre ne finissait pas.

Ils agissaient avec cette facilité qu’on a dans les rêves, et vraiment croyaient rêver. Jamais ils ne surent, en somme, comment ils avaient fait, ni par où ils avaient passé ; et quand du sommet de la forteresse, dont on avait eu raison avec des pétards, ils virent, au jour naissant, l’œuvre qu’ils avaient accomplie, ils pâlirent de surprise, s’entre-regardèrent, doutant s’ils étaient éveillés.

Bussy, sur la tour la plus haute, plantait, entre deux crevasses, le drapeau de la France, et se penchait, la main sur les yeux, cherchant à voir les autres montagnes, à travers la clarté encore incertaine.

Au faîte du fort oriental, le drapeau apparut, puis, tout rose du premier rayon, il frissonna sur le pic de l’ouest.

— Victoire ! cria le jeune chef en agitant son épée, que le soleil fit flamboyer.

De la plaine, l’armée de d’Auteuil lui répondit par des cris de joie, des roulements de tambours, des fanfares[8].

XX

LES DEUX SOUBABS

Nasser-Cingh donna l’ordre de décapiter le premier qui lui annonça que Gengi, l’imprenable, avait été prise, en quelques heures, par deux cent cinquante Français. Un tel mensonge, disait-il, était une offense à la majesté royale. Et tandis que la tête du messager tombait sous la hache, il s’en était allé dans son zénanah, pour juger de la beauté de trois Circassiennes, qu’on venait d’acheter, pour lui, un prix exorbitant.

Il fallut bien cependant admettre la nouvelle, quand tous les nababs, l’attabek, les umaras, la lui eurent confirmée, l’un après l’autre : Gengi était prise ! cette chose impossible était certaine.

L’Inde demeurait comme frappée de stupeur ; on jugeait les Français invincibles, et le nom de Bussy courait, environné de terreur et de lumière.

On apprit en même temps que les vainqueurs ne s’attardaient pas dans leur triomphe, que déjà ils étaient en marche vers Arcate.

— Ils veulent donc m’attaquer ? s’écriait le soubab ; cela ne se peut pas, puisque des négociations sont entamées entre moi et le gouverneur de Pondichéry.

— Oui, Maître du Monde, disait l’attabek d’un air placide, mais tu as bafoué ses envoyés, en remettant de jour en jour ta réponse, et le gouverneur s’est lassé, sans doute.

Tout de suite l’ordre fut donné de rassembler les armées, de rappeler les vassaux qui s’étaient retirés avec leurs troupes ; tous ne revinrent pas ; néanmoins l’armée, forte de trois cent mille hommes, fut bientôt prête à marcher.

Le matin du jour où elle devait s’ébranler, un bourreau entra dans le cachot où Mouzaffer-Cingh, le soubab dépossédé, était enchaîné avec une chaîne d’or massif. Le prince, qui sommeillait sur une pile de nattes, se leva en sursaut, croyant qu’on venait le mettre à mort. Mais le bourreau s’agenouilla sur les dalles, qu’il toucha de son front.

— Pardonne à ton humble esclave, dit-il ; il a l’ordre de te faire monter sur un éléphant, et de te conduire au milieu de l’armée, pour t’ôter la vie, au premier signe du maître, si l’ennemi était vainqueur.

— Qu’Allah soit miséricordieux ! dit Mouzaffer. Prends cette bague, c’est tout ce qu’on m’a laissé. L’arbre de santal verse son parfum sur la hache qui l’abat ; comme lui, je pardonne à l’instrument irresponsable.

Et il ôta de son doigt une bague où brillait un rubis, pareil à une goutte de sang.

L’esclave la reçut en pleurant, et la baisa comme une relique ; mais, sans qu’il les vit, deux guerriers, coiffés d’un casque, dont le nasal abaissé les masquait, étaient entrés sur ses pas. L’un d’eux s’élança, lui mit un poignard sur la gorge.

— Si tu tiens à vivre, être immonde, lui dit-il, jure-nous que tu n’exécuteras pas l’ordre exécrable du soubab, et que tu défendras plutôt ton captif.

— C’est avec joie que je le jure, dit l’esclave, il n’était pas besoin de menace.

— C’est bon ; recule-toi, veille à ce que personne n’entre.

Les guerriers firent glisser, dans la rainure du casque, le nasal damasquiné qui remonta sur le front, les démasquant. C’étaient les nababs de Kanoul et de Kadapa.

Ils venaient mettre Mouzaffer-Cingh au courant de la conspiration ourdie en sa faveur, et, avant de la faire éclater, lui poser leurs conditions.

Ils eurent des exigences si fortes, qu’en les écoutant parler, le soubab dépossédé se mordait les lèvres et baissait le front. Cependant il promit tout ce qu’ils voulurent, attestant le nom d’Allah que ceux qui aidaient à sa fortune n’auraient pas à se plaindre.

Le bourreau fit signe qu’il fallait se séparer. Les timbales royales résonnaient, indiquant que l’armée se mettait en marche, et il devait conduire son captif auprès de Nasser-Cingh, selon les ordres qu’il avait reçus.

C’était un tumulte magnifique au dehors, une cohue brillante d’hommes et de chevaux, se hâtant, dans le plus grand désordre, hors des murs, pour rejoindre le gros de l’armée.

Les éléphants, harnachés pour la bataille, apparaissaient comme des monstres invraisemblables : une carapace de corne les couvrait, leur descendant jusqu’au-dessous des genoux, leur donnant l’air de gigantesques tortues. Leur face était protégée par une visière de fer, avec des trous pour les yeux, de gros clous de cuivre et une pointe au milieu du front. Des fourreaux d’acier aigus et tranchants allongeaient leurs défenses, ils avaient sur le crâne une calotte de métal, côtelée, et leur trompe et leur croupe étaient protégées par une demi-cuirasse articulée, ayant au milieu une arête saillante, armée de dents.

À perte de vue s’étendait la multitude ; on eût dit que toute une ville, tout un peuple se mettait en route, car une armée, beaucoup plus nombreuse que celle qui allait combattre, s’ébranlait derrière les soldats. C’étaient d’abord la foule des pourvoyeurs, composée d’une caste particulière d’Hindous : les bendyarahs, chargés de procurer le blé et le riz. Armés de piques et de cimeterres, quand ils ne pouvaient obtenir les grains à prix d’argent, ils les enlevaient par le pillage. Ils avaient avec eux cent mille bœufs de trait et autant de chariots. Puis venaient les palefreniers, très nombreux, car chaque cheval occupait deux hommes. Les porteurs de palanquins pour les blessés marchaient ensuite, puis les serviteurs, chaque chef en avait au moins dix ; les cuisiniers et les porteurs d’eau : deux hommes par tente ; enfin, les bagages, les troupeaux d’ânes, de chèvres et de moutons ; les harems des seigneurs, dans des chars fermés, environnés d’eunuques ; et encore toute une cohue de marchands, d’aventuriers de tous états, de maraudeurs, de femmes, d’enfants, d’animaux.

La cavalerie marchait à droite, l’infanterie à gauche, l’artillerie et les éléphants au milieu. Sur le plus superbe, au centre du carré, assis, les jambes croisées, sous un tendelet pourpre, qu’on enlevait pendant la bataille, et qui surmontait la plate-forme à balustrade dorée servant de selle, apparaissait Nasser-Cingh, dans sa magnifique parure guerrière, d’or, d’argent, de pierreries, où sa large face et ses mains grasses faisaient trois taches noires.

À quelques pas du soubab, en arrière, marchait l’éléphant qui portait Mouzaffer enchaîné, et devant le maître s’avançait l’étendard royal, abritant sous ses plis une relique, qui était comme le cœur de l’armée et ne la quittait jamais. Elle était portée, sur une estrade couverte de tapis brodés d’or, par deux chameaux harnachés brillamment, et entourée d’une garde d’honneur.

Cette relique était un moshaf, un Coran, qu’on disait écrit tout entier de la main d’Hussein, le gendre du prophète. Deux lames d’or, incrustées de diamants, formaient la reliure de ce livre unique, et le coffret qui l’enfermait dans son bois odorant, était comme pavé de rubis et d’émeraudes, figurant des fleurs et des feuillages. Le Grand Mogol faisait aussi porter, dans les combats, un Coran semblable à celui-ci, et chacun prétendait posséder le véritable ; mais en somme ni l’un ni l’autre ne l’avaient, le moshaf, écrit par Hussein, ayant été pris à Delhi, par Nadir-Schah, et emporté en Perse.

Les nababs avaient chacun une armée distincte, avec ses éléphants, son artillerie, ses bannières, qui s’avançait après celle du Soubab.

On marcha ce jour-là, rapidement, presque jusqu’au coucher du soleil, puis les timbales et les tambours donnèrent le signal de la halte.

Alors, avec une promptitude qu’il est impossible de s’imaginer, dans la vaste plaine nue, où l’on s’était arrêté, comme si un magicien l’eût fait surgir d’un coup de baguette, apparut une cité, joyeuse et animée.

Des rues larges allongèrent leurs perspectives, bordées de boutiques, dans lesquelles étaient étalées, de la façon la plus tentante, toutes les marchandises imaginables : des étoffes précieuses, des écharpes de cachemire, des tapis, des selles brodées, des harnais, des armes. Toutes les professions étaient représentées et les artisans déjà à l’ouvrage ; on voyait des pâtissiers, des confiseurs, des armuriers, des cordonniers et des tailleurs, même des orfèvres et des joailliers, occupés de leur métier ; dans des boutiques, on vendait des boissons chaudes, des liqueurs ou des sorbets ; dans d’autres, des plantes médicinales, des drogues et des charmes pour guérir. Il y avait des carrefours, des places, sur lesquelles des jongleurs, des charmeurs de serpents, des faiseurs de tours, émerveillaient la foule ; on entendait bourdonner des musiques, accompagnant des voix aiguës. Par groupes, passaient des bayadères, charmantes sous leur voile à demi fermé et proposant aux jeunes hommes de leur dire la bonne aventure.

Les tentes des guerriers s’alignaient dans un bel ordre, environnant la tente royale, haute et magnifique ; les parcs des éléphants, des chameaux et des chevaux, étaient enfermés par des cordes et des palissades ; puis tout autour de cette ville extraordinaire s’étendaient, bariolés et désordonnés, les plus singuliers faubourgs. Là, les abris étaient faits tantôt de vieux vêtements, étendus sur des pieux, tantôt d’un tapis, d’une couverture usée, de nattes, ou de feuilles de palmiers ; et quelquefois apparaissait, comme perdue, une tente luxueuse, au milieu d’un troupeau d’ânes ou de bœufs.

Les danses et les chants se prolongèrent jusqu’au coucher de la lune, puis ils cessèrent et la ville s’endormit.

À l’aube, l’Ombre de Dieu fut éveillée brusquement, par l’attabek, qui entra sous la tente royale, sans turban sur sa tête rasée, tant il s’était hâté de venir.

Nasser-Cingh le regardait avec de gros yeux, hébétés de sommeil et d’ivresse mal dissipée.

— Qu’est-ce que tu veux ? balbutia-t-il, prêt à se rendormir.

— Soutien du Monde, dit le vizir, les éclaireurs viennent de m’apprendre que le bataillon français est à une heure d’ici, et se met en marche pour nous attaquer.

— Le bataillon français ! répéta Nasser comme s’il comprenait mal ; passe-moi l’aiguière d’eau fraîche, ajouta-t-il.

Le vizir versa de l’eau dans un bassin de cuivre, le prince y trempa son visage à plusieurs reprises.

— Le bataillon français ! reprit-il alors, tout à fait éveillé, c’est impossible qu’il veuille nous attaquer, puisque, tu le sais bien, j’ai écrit à Dupleix que j’étais prêt à signer la paix, et que j’acceptais toutes ses conditions.

— Oui, Lumière de nos yeux, mais tu as tant tardé à envoyer la réponse qu’elle arrivera trop tard.

L’attabek avait parlé d’une voix tranquille, dans laquelle Nasser crut deviner de l’ironie ; il se retourna vers lui avec colère en s’écriant :

— Par Allah ! vizir Schah-Abbas-Khan, on dirait que tu te plais à me narguer, en me rappelant mes fautes.

— Ta Majesté se méprend, dit Schah-Abbas, toujours calme, je veux seulement la mettre en garde contre des illusions qui causeraient sa perte.

— Je te dis que ces Français ne sont rien qu’une poignée d’hommes ivres.

— Le vainqueur de Gengi les conduit pourtant.

— Qu’est-ce que cela me fait ? A-t-il la prétention de vaincre une armée comme la mienne ? Donne l’ordre de lever le camp, et hâtons-nous d’aller écraser ces insolents moucherons qui viennent se jeter dans la gueule d’un lion.

Les nababs avaient envoyé aux chefs français un guide, qui devait les conduire au quartier où étaient campées les troupes, commandées directement par Nasser-Cingh, et qu’il fallait vaincre, avant la défection des armées vassales, les nababs tenaient en somme à ne rien risquer.

Le bataillon s’avançait donc rapidement, plein d’entrain dans la fraîcheur matinale.

C’étaient Bussy et de La Touche qui commandaient l’expédition, le comte d’Auteuil étant retenu par la goutte. La petite armée comprenait huit cents Français et trois mille cipayes, avec dix pièces de campagne. La foule des ennemis qu’elle devait combattre couvrait une surface de plus de quatre lieues.

En un instant les avant-postes furent dispersés, et l’on marcha directement à l’artillerie de Nasser-Cingh, derrière laquelle étaient rangés vingt-cinq mille hommes d’infanterie.

Tout de suite le combat devint très vif.

La rapidité du tir de leurs canons faisait la principale force des Français ; ce furent eux qui empêchèrent les charges furieuses de la cavalerie ennemie de rompre les rangs, et leur permirent de s’avancer pas à pas, s’enveloppant d’un pétillement de fusillade très meurtrière. Ils allèrent ainsi jusqu’à l’artillerie des Maures, qui fut bientôt réduite au silence, et ils s’élancèrent en avant.

Les corps de troupes pliaient devant l’épée du héros de Gengi ; ils se dispersaient et fuyaient. Mais d’autres leur succédaient : les nababs et les rajahs, fidèles à Nasser-Cingh, se portaient successivement sur le lieu de l’action, et les fuyards, se reformant à l’arrière-garde, revenaient. Rien n’ébranlait l’intrépide colonne, qui gagnait du terrain, lentement, mais sûrement, et opposait à la fougue désordonnée des musulmans, un grand calme et une discipline parfaite.

Plus de trois heures de lutte acharnée s’écoulèrent, cependant, avant que les Français atteignissent, en vainqueurs, le centre du camp.

Harassés, mais pleins de joie d’être venus à bout d’une aussi formidable armée, les soldats reprenaient haleine, essuyaient leurs fronts, où la sueur et la poudre se mêlaient, quand ils aperçurent, au delà des lignes rompues des Hindous, un corps de cavalerie et d’infanterie, s’avançant en bon ordre, au bruit des cymbales et des trompettes, et s’étendant à perte de vue.

Il y eut des exclamations découragées. Quoi ! fallait-il vaincre encore cette armée-là ? À force d’avoir tiré, les fusils brûlaient les doigts ; sans parler des hommes, dont les bras las avaient peine à les porter !

Mais de La Touche poussa une clameur de joie, et désignant du bout de son épée un éléphant, au centre de la nouvelle armée, dépassant de sa haute taille les cavaliers, il s’écria :

— Réjouissez-vous, soldats. Ceux-ci sont nos alliés. Ne voyez-vous pas le drapeau français porté par un guerrier maure, sur le dos de cet éléphant !

Des cris enthousiastes éclatèrent alors et, retrouvant des forces, les Français s’élancèrent à la rencontre de leur drapeau.

Pendant ce temps. Nasser-Cingh, sous sa tente, éloignée du point où on se battait, entouré de ses gardes, de ses vizirs et de sa cour, recevait les messagers qui, de minute en minute, prosternés sur le seuil, rendaient compte du combat. Mais ils atténuaient la vérité, par peur du roi, et entortillaient leurs discours dans d’interminables louanges à l’adresse de l’Ombre de Dieu.

— Qu’on se hâte donc d’exterminer cette poignée d’hommes ivres, répétait le soubab, et qu’on ne m’en parle plus.

La nouvelle de l’extermination ne venait pas cependant ; malgré leur tremblement, les messagers étaient contraints d’avouer que la victoire se faisait attendre, que ces Français avaient la vie aussi dure que celle des requins, dont le cœur, arraché, bat encore pendant trois jours, mais qu’ils allaient être bientôt écrasés, pulvérisés, bus comme des gouttes d’eau, par le soleil de la majesté royale.

Brusquement un umara entra, couvert de poussière, criant que le Soubab était en danger, l’armée ayant honteusement pris la fuite, et les vainqueurs étant à quelques centaines de toises.

Nasser bondit sur ses pieds, avec un rugissement de fureur.

— Que font donc les princes vassaux ? cria-t-il.

— Les troupes des nababs de Kanoul, de Kadapa, d’autres encore, n’ont pas donné jusqu’à présent, dit l’umara.

— Ah ! les misérables ! hurla le roi en grinçant des dents, je les ferai écorcher vifs, empaler, broyer sous des meules. Qu’on amène mon éléphant et qu’on aille à l’instant me chercher la tête de Mouzaffer-Cingh. Je la leur jetterai, en guise de boulet, à ces insolents Français ; puisque c’est pour elle qu’ils combattent, ils auront ce qu’ils désirent.

Il monta sur son éléphant et, entouré de ses gardes, s’élança vers les troupes vassales. Il rencontra celles du nabab de Kadapa qui, lui-même, marchait à leur tête.

— Ah ! te voilà, indigne poltron ! lui cria-t-il, c’est ainsi que tu me sers ; tu n’oses pas défendre l’étendard du Mogol et le mien, contre un ennemi aussi méprisable !

— Je ne connais pas d’autre ennemi que toi, pourceau ivre de sang ! répondit le nabab ; il faut être Nasser-Cingh pour croire que c’est en faisant mourir le père sous le rotin, qu’on gagne le dévouement du fils. J’ai juré que j’aurais ta vie ! et le règne est fini de l’ivrogne sanguinaire !

— À moi, mes gardes ! cria le soubab, emparez-vous de lui, attachez-le, que mon éléphant lui écrase le cou sous son pied !

— La balle ira plus vite que tes hommes, dit le nabab avec un rire insultant.

Et du haut de son éléphant, appuyant à son épaule sa carabine, revêtue d’ivoire ramage d’or, il visa, tira et atteignit le soubab au cœur.

Avec un rauque soupir, Nasser, une seconde immobile, chancela, la bouche ouverte, les yeux hagards ; puis la masse noire de son corps s’affaissa, dans les vêtements de pourpre et d’or, et roula à bas de l’éléphant.

Ses gardes, frappés de stupeur, essayèrent mollement de le venger. Le nabab donna l’ordre de couper la tête du vaincu.

Il courut aussitôt délivrer Mouzaffer, qu’il salua solennellement soubab du Dekan, et lui présenta, comme un gage de son pouvoir, désormais incontesté, la tête convulsée de son oncle.

Mouzaffer remercia d’abord Allah, maître des destinées, embrassa le nabab, puis donna l’ordre de planter la tête de Nasser-Cingh au bout d’une perche.

Il prit place alors sur l’éléphant, magnifiquement harnaché, du haut duquel son ennemi avait roulé dans la poussière, et on le fit avancer, à travers l’armée, précédé du sanglant trophée.

De toutes parts on l’acclama ; on jetait les armes sur son passage, on agitait les bannières, et le soubab, rétabli dans sa dignité, à l’ombre du parasol royal, qu’on avait ouvert au-dessus de sa tête, recevait d’un air impassible tous ces hommages.

Bussy s’avança à la rencontre du roi pour le féliciter. Un grand silence s’établit alors, parmi l’armée hindoue, et une haie se forma sur la route du jeune Français. On se poussait, on se haussait, pour apercevoir le vainqueur de Gengi, le héros, presque fabuleux, dont on parlait tant.

Il était extrêmement pâle, blessé, se soutenant avec peine, mais tellement imposant, dans son uniforme sombre, avec son allure fière et grave, et le rayonnement que ses yeux gardaient encore de la fièvre du combat, qu’un murmure d’enthousiasme frissonna parmi la foule, et que le roi, pris d’une soudaine émotion, descendit de son éléphant et vint se jeter aux pieds du représentant de la France.

— Ah ! s’écria-t-il avec des larmes dans les yeux, c’est bien à toi que je dois tout et, je te le jure : je ne l’oublierai jamais !

XXI

DUPLEIX, BÂHÂDOUR ZAPHER-CINGH

C’est grande fête à Pondichéry. Mouzaffer, inspiré par Bussy, a voulu que la cérémonie solennelle de son couronnement, eût lieu dans la ville française ; et Dupleix a tout mis en œuvre, pour donner à cette journée une splendeur inoubliable.

Dès le matin, du haut des bastions et de la forteresse, les canons jettent leur salut tonnant ; de la rade, les vaisseaux pavoises répondent. Les cloches des églises font un carillon joyeux, dans toutes on chante le Te Deum et du haut des minarets, l’ezzam, appelant à la prière, est lancé aux quatre points du ciel, par la voix claire des muezzins.

De bonne heure les rues s’emplissent de toute la population de la ville et des campagnes environnantes : riches et pauvres, revêtus de leurs plus belles parures.

Les troupes d’Ambour et de Gengi font la haie, sur tout le parcours que doit suivre le cortège royal, laissant libre la voie centrale, et la foule bruyante et brillante des curieux se brise contre leurs lignes inébranlables.

Sur le sol de la voie libre sont étendus des tapis de Perse, dont les délicates nuances luttent de finesse avec les fleurs naturelles jetées sur eux. Dans les rues peu larges, des guirlandes traversent, d’une maison à l’autre, et, le long des avenues, les grands arbres ont leur tronc drapé de soie, et des banderoles frissonnent dans leurs branches, où tous ceux qui savent grimper se sont installés.

Le camp du Soubab étant établi sur les rives fraîches de l’Ariancopan, c’est par la porte de la Reine que le cortège de Mouzaffer doit venir.

Tous les regards se braquent du même côté, tous les cous sont tendus, et l’attente a déjà paru longue, quand accourent, enfin, des hérauts à cheval, sonnant de leurs longues trompettes à tablier de pourpre frangé d’or.

Les troupes musulmanes parurent alors, et défilèrent longtemps, avec un cliquetis et des éclairs d’acier. Les cavaliers mahrattes suivaient, faisant cabrer leurs montures, qui secouaient l’écume sur les mors ornés de turquoises. L’artillerie vint après, avec les canonniers montés sur des dromadaires ; puis ce furent les garaouls, portant, appuyés sur leur épaule, une longue et lourde épée nue.

Un orchestre : timbales, tam-tam, clairons et trompettes, hurlant et grondant, précédait l’Alfaraz, assis sur un éléphant, et qui tenait des deux mains, la maintenant droite et haute, la hampe d’un vaste étendard de drap d’or. Dans ses plis lourds on apercevait, ou plutôt l’on devinait ces mots, brodés en perles : La ghâleb illa Allah : « Il n’y a pas d’autre vainqueur qu’Allah. » Une garde d’élite, chargée en temps de guerre de défendre le drapeau, l’entourait.

On voyait ensuite les représentants de deux des privilèges de la souveraineté : l’intendant de la Sikka, qui est l’empreinte frappée sur les monnaies, et le gardien du Tiras, droit qu’a seul le monarque de faire tisser son nom dans les étoffes de ses vêtements.

Puis venaient, sur des chevaux aux caparaçons noir et or, le grand et le petit Porteur de l’encrier, suivis des Scribes de l’Écriture large et de l’Écriture fine.

Après eux, la lance au poing, sous le frisson soyeux des bannières, s’avançaient les nobles, les chambellans, les hauts fonctionnaires magnifiquement vêtus, orgueilleux et graves. Le front de leurs chevaux secouait des aigrettes de plumes ; ils avaient tous la crinière tressée, mêlée de fils d’or et de glands de perles, les sabots peints en vermillon, des poitrails de pierreries, et des anneaux cerclant le bas de leurs fines jambes.

Les vieillards, formant le Divan, ou conseil d’État, apparurent, sur de hauts éléphants, dont les housses somptueuses balayaient les fleurs des tapis ; parmi eux était le rajah Rugoonat Dat, Wezir-el-Mémalik, premier ministre, tenant le sceau de cristal, emblème de sa dignité.

Des attelages de zébus blancs, la bosse peinte en bleu et les cornes dorées, traînaient des chars d’argent ciselés, surmontés de dais en plumes de paons ; ils abritaient les femmes, étincelantes de pierreries, mais soigneusement voilées. C’étaient les deux cents hourris du Zénanah, escortées par une garde de cinq cents jeunes filles, vêtues en guerrières, armées de lances, et montées sur des chevaux blancs.

Elles passent, et la famille royale approche. Voici l’épouse favorite, et les enfants mâles du roi, sous un tendelet de brocart d’or, brodé de pierreries, porté par un éléphant que couvre une housse couleur d’azur ; les princes : frères, oncles ou neveux du souverain, viennent ensuite, et parmi eux, Salabet-Cingh, soucieux et pâle, mais d’une extrême beauté, sous l’écharpe de gaze lamée d’or, qui lui entoure le front, et dont un bout retombe sur son épaule. Puis les nababs, les rajahs, les grands vassaux.

Au tonnerre du canon, qui ne cesse pas, se mêle tout à coup le bruit cuivré des musiques, et, dans des nuées bleuâtres, floconnant hors des cassolettes où brûlent l’encens, le musc, l’ambre et l’aloès, apparaît confusément, sur un éléphant gigantesque, le houdah royal, en or massif, au dôme constellé de rubis, de topazes et de diamants, d’où jaillissent d’aveuglants faisceaux de rayons. Mouzaffer-Cingh, majestueux et calme, resplendit sourdement sous le mystérieux voile des fumées odorantes, ainsi qu’un astre, s’enveloppant de nuages pour ne pas éblouir les mortels. L’éléphant qui le porte a la trompe et le front ornés de tatouages d’azur et d’or, autour de ses défenses des cercles pavés de turquoises, des bracelets aux jambes, et une couronne sur le front, surmontée d’un bouquet de plumes ; son caparaçon, dont la frange traîne, est tout couvert de fleurs brodées, et les corolles ont pour rosée des diamants, des opales, des perles et des émeraudes.

Douze hérauts, agitant des étendards de drap d’or, crient, d’instant en instant, d’une seule voix, qui semble formidable :

« Prosternez-vous, esclaves ! Voici le Roi des Rois, la Lumière du Monde, le Pôle du Temps ; le très magnanime seigneur Sadoula, Bâhâdour, Mouzaffer-Cingh, fils bien-aimé de Nizam-el-Molouk, gardien de la loi sacrée, roi de l’immense Dekan, ayant sous ses sandales trente-cinq millions de sujets. C’est lui, l’Invincible, le Victorieux, le Glaive Formidable ! Réjouissez-vous, peuples ; remerciez Allah qui vous permet de glorifier un successeur de son prophète, et prosternez-vous dans la poussière, car voici le Roi des Rois, le tout-puissant prince Sadoula, Bâhâdour, Mouzaffer-Cingh ! »

Et en effet, derrière la haie immobile des soldats français, la foule se jetait à genoux et touchait le sol du front.

De jeunes pages, vêtus de cette charmante étoffe appelée murgala, chatoyante comme le cou des paons, couraient, en tenant les cordons d’or de l’éléphant royal.

À droite, sur des chevaux tous semblables, marchaient une troupe d’archers, dont les arcs figuraient un serpent tordu, et, à gauche, des frondeurs armés de frondes de Schiraz.

Les timbales royales, géantes, magnifiquement drapées, arrondissaient leurs demi-globes sur les flancs d’un éléphant, et le timbalier, assis entre elles, les frappait de ses baguettes rebondissantes.

Enfin parut l’oriflamme de l’empire, le Mamurat, en moire blanche, avec la Main vermeille et le Livre, que les soubabs ont seuls le droit d’arborer. Puis la garde d’honneur termina le cortège.

La tente gigantesque, dressée sur la place Royale, extérieurement recouverte de toile d’or, miroitait sous le soleil au point de sembler une montagne en flammes ; on clignait les yeux, ne pouvant supporter cet éclat. À l’intérieur c’était un ruissellement des étoffes les plus somptueuses, alternant, se croisant, drapées avec art, se faisant valoir l’une l’autre : soies, brocarts, velours, cachemires, dont les textures disparaissaient presque entièrement sous les broderies. Le plafond était fait d’un tissu particulièrement splendide, constellé de corps célestes et qu’on appelle tchandtara, lune et étoiles.

Deux trônes s’élevaient sur une estrade, l’un d’ivoire et d’or, l’autre simplement surmonté d’un écusson fleurdelisé. Un baldaquin, en forme de parasol, bordé d’une frange de perles, les abritait, et laissait pendre, jusqu’aux tapis du sol, une gaze d’argent toute frémissante de pierreries. Deux paons géants, d’or ciselé, d’émaux et de saphirs, en relevaient les plis étincelants du bout de leur bec.

Le soubab vint s’asseoir sur le trône d’ivoire ! les princes et toute la noblesse du Dekan l’entourèrent.

Tout à coup les détonations de l’artillerie éclatent, avec un tel redoublement de fracas que les seigneurs hindous pâlissent et tremblent de frayeur. Ces salves formidables annoncent l’arrivée du gouverneur français.

Par l’ouverture de la tente, on aperçoit un cortège royal :

Des lanciers portant des guidons blanc et or, des escadrons de grenadiers, des mousquetaires, avec des étendards semés de fleurs de lis. Puis Dupleix, à cheval, s’avance, au milieu de son état-major, et derrière lui, dressé un peu obliquement sur le dos d’un éléphant, le drapeau français déploie ses plis frangés d’or, et montre l’écharpe blanche, sous la lance de la hampe. À côté de ce drapeau apparaît le Mamurat, Mouzaffer ayant donné à Dupleix le droit de l’arborer comme lui-même.

Douze éléphants viennent ensuite, portant un orchestre de timbales, de fifres, de hautbois, de trompettes, jouant une marche militaire de Philidor, que, par intermittences, le canon couvre de son bruit.

Dupleix met pied à terre et, tandis qu’il marche vers la tente, les tambours battent aux champs, les soldats présentent les armes, frappent le sol des talons, et poussent des vivats.

Le gouverneur s’approche vivement du soubab, s’incline devant lui et lui présente, sur un mouchoir en point d’Alençon, le tribut habituel de vingt mohurs d’or, auquel il joint de riches présents ; mais Mouzaffer-Cingh se lève et prenant Dupleix par la main, il le conduit vers le second trône.

— Ce n’est pas à moi, dit-il, que sera rendu aujourd’hui l’hommage du Nussur, mais bien à celui à qui je dois ma gloire.

Alors l’un après l’autre, les nababs, les seigneurs, tous les officiers du roi viennent saluer Dupleix, et lui offrir un présent.

Bientôt un véritable trésor s’amoncelle à ses pieds : des bijoux splendides, des couronnes, des colliers, des baudriers de pierreries, des plats d’or, des aiguières, des bassins ; et les plus magnifiques pièces de la parure guerrière : dagues, boucliers, arquebuses de Lahore, de Ceylan, du Cachemire, le tout damasquiné, bosselé, ciselé, enrichi de pierres précieuses : casques d’or ornés d’aigrettes de perles, jambières et gantelets persans, cuirasses en peau de rhinocéros, ou curieuses armures faites des écailles du pangolin, rehaussées de turquoises, de grenats, d’incrustations d’or. Dupleix touchait chaque offrande, à mesure qu’on la lui présentait, pour indiquer qu’il l’accueillait favorablement, et ce tas de richesses, grandissant au pied de l’estrade, s’écroulait avec d’harmonieux tintements.

Quand ce fut fini, le roi se leva, et, suivi de plusieurs chambellans, s’approcha du gouverneur.

— À mon tour, dit-il, d’offrir mon cadeau.

Et prenant des mains d’un chambellan une robe magnifique, il en revêtit lui-même Dupleix, lui agrafa la ceinture, avec le sabre au pommeau étincelant, lui donna la rondache et le poignard.

Alors, il dit d’une voix haute et forte pour être entendu de tous :

— Ce costume royal, mon frère bien-aimé, a été donné par le padichah Aureng-Saïb à mon aïeul Nizam-el-Molouck, et c’est comme si le grand empereur lui-même te le donnait. Au nom du Mogol, notre maître, je te proclame ici nabab du Carnatic. Tu seras souverain de toute la région qui s’étend du sud de la Chichéna au cap Comorin. Je t’accorde, en outre, comme apanage, la ville de Valdaour et son territoire, pour en jouir en propre, toi et tes descendants, et j’ajoute, à l’impôt de ce domaine, une pension de deux cent quarante mille livres, et une semblable que j’offre à la bégum Jeanne. J’ordonne que la monnaie frappée à Pondichéry soit la seule ayant cours dans toute l’Inde méridionale. Reçois aussi de moi, mon frère, suivant l’usage, un nom nouveau, celui de Bâhâdour Zapher-Cingh[9], avec le titre de munsub, commandant de sept mille chevaux. Ainsi que tu le désires, je reconnais la souveraineté de la compagnie française sur Musulipatam et Yanaon, et je lui accorde une extension de territoire à Karikal.

Le soubab ôta son turban royal, le posa sur la tête de Dupleix et prit son tricorne dont il se coiffa.

— Au nom d’Allah clément et miséricordieux, ajouta-t-il, je jure de me regarder toujours comme ton vassal, et de ne rien accorder, pas même une faveur, sans ton approbation.

Dupleix à son tour se leva, très ému.

— Comment te remercier, mon frère et seigneur, dit-il, d’une pareille générosité ? J’en ai le cœur inondé de joie et de reconnaissance ; mais, sache-le, ô Lumière du Monde, je n’ai pas soutenu cette guerre pour conquérir des royaumes, j’ai voulu servir le Mogol, en combattant, pour la justice, contre un traître qui outrageait le pouvoir suprême. L’honneur que tu veux me faire, en me confiant la nababie du Carnatic est trop grand pour mes mérites, et je serai assez payé de mes peines si tu m’en laisses le titre sans l’autorité.

Il étendit alors la main vers Chanda-Saïb, qui était à quelques pas de lui.

— Je demande en grâce, s’écria-t-il, que tu confies le gouvernement de cet immense territoire à ce héros si fidèle.

Il y eut d’abord un silence de stupeur ; puis un cri d’admiration s’éleva, devant ce trait de désintéressement, dont aucun des assistants ne se sentait capable. Chanda-Saïb, bouleversé, se jeta en sanglotant aux pieds de Dupleix.

— Une telle grandeur d’âme est bien digne d’un héros tel que toi, dit le roi avec émotion. Il sera fait selon ton désir, mais ne me refuse pas le plaisir d’élever une colonne en ton honneur, et de fonder, sur les lieux témoins de ta dernière victoire, une ville dont le nom sera : Dupleix Fateh-Abad[10].

Et tandis que la foule éclatait en acclamations enthousiastes, le roi embrassa à plusieurs reprises cet homme extraordinaire, dont le pouvoir moral venait de grandir encore, tandis qu’il refusait, si magnifiquement, un royaume aussi vaste que la France.

Au moment où il entrait, avec Dupleix, sous la tente royale, Bussy avait senti qu’on le tirait furtivement par la manche ; et, en se retournant, il reconnut un kaséghi, de la suite du grand vizir, le brahmane Rugoonat Dat. Le jeune page mit un doigt sur ses lèvres, en glissant au marquis un étui d’or, long comme le manche d’un poignard, puis il se perdit dans la foule.

Bussy referma sa main sur l’étui, avec un joyeux battement de cœur ; l’esprit toujours tendu vers une même pensée, il avait compris tout de suite que c’était un message de Lila.

Rien ne manquait plus pour lui, maintenant, au bonheur de cette journée, où il se sentait vraiment heureux d’exister, fier de sa jeunesse et de la renommée qu’il avait conquise déjà. Autour de lui ses compatriotes répétaient, à l’envi, que, depuis les conquêtes de François Pizarre, on n’avait, dans le monde, rien vu de comparable aux derniers exploits des Français, et dans ces victoires il avait la plus belle part ; le soubab, plein de reconnaissance, l’avait fait plus riche qu’il n’avait jamais rêvé de l’être, et les Hindous le comparaient à leurs héros légendaires. L’Inde criant ses louanges, c’était cela surtout qui le ravissait. L’écho de cette gloire viendrait jusqu’à Ourvaci, et comment pourrait-elle le mépriser encore ?

Mais il ne pouvait pas s’enfuir pour aller lire la chère lettre. Ce fut seulement le soir, après le banquet, pendant le bal donné par le gouverneur, qu’il put, dans le jardin illuminé, trouver un instant de solitude.

Il s’assit sur un banc de marbre, ouvrit l’étui et déroula la lettre écrite cette fois en caractères d’or sur du satin blanc.

« D’étranges nouvelles, comme un vol de perroquets bavards, nous arrivent du Carnatic, disait Lila, tu ressembles à Rama, aux yeux de Lotus bleus, et voilà que ta gloire égale celle de Rama !

« La renommée est comme le parfum qui se glisse partout : tu seras heureux de savoir que la tienne a pénétré jusqu’à la reine, surprise et inquiète d’entendre ton nom vibrer sur toutes les lèvres. J’ai cru deviner qu’elle a peur pour toi. Elle sait l’implacable haine du premier ministre Panch-Anan, elle voudrait qu’il ne se souvînt plus de toi, et voilà que toute l’Inde te fête comme un héros !

« Ourvaci affirme quelle est calme à présent, délivrée de la souillure ; mais je lis dans son âme, et j’y vois une obsession, un trouble plus profond que jamais. Elle lutte sans espoir de vaincre, j’assiste, muette, à ses combats et si je me suis faite ton alliée c’est pour la mieux servir. Le moyen que j’ai imaginé pour cela, je le crois bon, mais jamais tu ne le connaîtras. »

Bussy, pour la première fois, se sentait enveloppé par la consolante caresse de l’espérance, et un frisson d’orgueil courait dans son sang, lorsqu’il pensait au chemin parcouru depuis ce premier bal chez le gouverneur, où, à cette même place, l’umara inconnu lui avait parlé au nom de la reine outragée.

— Mais Arslan-Khan fait partie maintenant de l’état-major du soubab, il doit être ici ! s’écria-t-il, tout haut, par mégarde.

— Il y est, répondit une voix tout près de lui, mais, aujourd’hui, il te connaît, il t’a vu combattre et te tient pour un demi-dieu.

Arslan, appuyé d’un genou au banc, regardait Bussy en souriant.

— Tu es un brave et ton estime m’est bien précieuse, dit Bussy en tendant la main à l’umara.

— Merci, dit Arslan, en serrant cette main d’une étreinte forte et franche, mon cœur et mon sabre sont à toi.

— Comment étais-tu là, près de moi ? demanda le marquis.

— Je te cherchais encore, et, cette fois comme l’autre, en qualité d’ambassadeur.

— De qui donc ?

— D’un personnage illustre que tu auras, je crois, plaisir à voir : le grand vizir Rugoonat Dat.

— Le brahmane ! s’écria Bussy en se levant, où est-il ?

— Suis-moi, je vais te guider, si c’est possible, à travers cette foule.

Ils s’éloignèrent ensemble, obligés de marcher lentement, car on se pressait sur leur route, avec une curiosité indiscrète. Bussy n’était plus le capitaine inconnu, qu’on remarquait seulement naguère à cause de sa bonne mine, il était célèbre maintenant ; à sa jeunesse et à sa grâce, s’ajoutait le prestige de la gloire.

Le grand vizir était, avec Dupleix, sous une sorte de dais en satin, élégamment accroché aux palmiers, au-dessus de divans et de coussins. Le gouverneur et Rugoonat causaient avec animation, isolés de la foule par des gardes et des pages. Un troisième personnage, un interprète, se tenait debout auprès d’eux.

Dès que Bussy parut, on donna l’ordre de le laisser approcher, et Arslan, lui serrant rapidement la main, le quitta.

— Mon cher Hadji-Abd-Allah, dit Dupleix à l’interprète, je vous rends la liberté, vous pouvez aller courir le bal et vous divertir. Voici quelqu’un qui vous relève de garde.

Et, avec empressement, il fit quelques pas au-devant du marquis, lui tendit les deux mains, puis l’embrassa affectueusement.

— L’on vous voit donc enfin, cher enfant ! dit-il, vous dont tout le monde parle, que tous les regards cherchent et qui, si modestement, vous dérobez à vos succès ! Venez vite ; le grand vizir, un personnage extrêmement remarquable et en qui j’ai toute confiance, a le plus grand désir de vous connaître.

— Il me connaît, dit Bussy, qui vint saluer Rugoonat Dat en lui rendant l’hommage hindou de l’andjali. Ah ! mon père, s’écria-t-il, combien je suis heureux de pouvoir enfin vous demander mon pardon des torts qui, depuis si longtemps, pèsent sur mon cœur !

— D’un mot, j’allégerai ton cœur, mon fils, dit le brahmane, cette colère qui te poussa à me dire ces dures paroles, que tu te reproches aujourd’hui, a eu la plus heureuse influence sur ma destinée.

Bussy s’étonnait, le brahmane reprit :

— À travers leur violence même, tes paroles hautaines me laissaient entrevoir l’image de mœurs et de sentiments inconnus ; elles me donnèrent l’envie de connaître ta race, la curiosité d’apprendre des choses ignorées. Cela me décida à quitter un royaume où mon influence, combattue à toute heure, chancelait, prête à crouler, où il me fallait même, pour être toléré, voiler mes pensées. Alors, je suis parti, j’ai connu Dupleix, j’ai découvert un monde nouveau, et mon esprit s’est tellement dégagé des anciens préjugés, que, moi, rajah et brahmane, je suis aujourd’hui ministre d’un prince musulman.

— Se peut-il qu’à cause de moi tu aies quitté la divine reine de Bangalore, et que tu puisses juger heureuse une destinée qui t’éloigne d’elle ?

— Certes, qui l’a connue ne peut l’oublier, dit le brahmane, avec un soupir ; bien souvent je la regrette, et aussi ma chère Lila, sa fidèle. Mais j’aime mieux, au prix de quelque tristesse, garder dans mon cœur une image parfaite de cette reine, dont j’avais formé l’esprit, que de voir sous mes yeux mon œuvre faussée, détruite peut-être, par l’influence pernicieuse d’un ennemi sournois. Mais laissons ceci, nous aurons, j’espère, le loisir d’en reparler. J’implorais une grâce du gouverneur, et je compte beaucoup sur toi pour m’aider à l’obtenir.

— C’est vous-même, mon cher Bussy, qu’on me demande, dit Dupleix, et vous comprenez combien j’hésite à répondre. Le soubab va gagner Aurengabad, la capitale de son royaume, et par la voix de son ministre me supplie de lui laisser emmener, comme garde d’honneur, un corps de troupes françaises commandées par vous. Tout n’est pas pacifié du côté de la capitale et le roi considère son trône comme chancelant si nous ne le soutenons pas.

— J’espère que vous ne doutez pas de mon obéissance, et que sûr de mon consentement à tout ce que vous ordonnerez, ce n’est pas à cause de moi que vous hésitez.

— Votre consentement était indispensable, mon ami ; ne vous dissimulez pas que ce départ serait une sorte d’exil, lointain et long ; mais d’autres raisons encore me retiennent : le rival de Chanda-Saïb est vaincu, mais vivant ; il est vrai qu’il nous demande la paix, et renonce au Carnatic, mais c’est pour gagner du temps ; comme un serpent mal écrasé, dès qu’il le pourra, il relèvera la tête. S’il n’avait derrière lui les Anglais, je ne le craindrais nullement ; mais ils le soutiendront de tout leur pouvoir, ne serait-ce que pour nous braver.

— Comment, monsieur, s’écria Bussy, malgré la paix conclue entre la France et l’Angleterre, vous croyez les Anglais capables de prendre les armes contre nous ?

— Ils l’ont fait déjà et le feront le mieux du monde ; ils sont trop ulcérés de leurs défaites pour les oublier jamais. Qui sait même s’ils n’ont pas deviné déjà mon désir secret de donner l’empire de l’Inde à la France ? Vous pensez bien qu’ils m’entraveront le plus possible, et leur pays les soutient, eux, vous savez comment ; tandis que nous !… Voyez comme on me comprend peu : le traité d’Aix-la-Chapelle rend Madras aux Anglais ! M’approuve-t-on seulement ? Dieu le sait, et j’attends tout de lui.

— Votre œuvre est trop belle et vos succès trop éclatants pour que la France n’en soit pas fière et reconnaissante, quand elle les connaîtra, dit Bussy ; mais, s’il m’est permis de dire mon avis, abandonner le soubab à lui-même serait une grave imprudence ; Mouzaffer règne sur le Dekan, il faut que Dupleix règne sur Mouzaffer, si j’ai bien compris votre pensée. Aujourd’hui il ne respire que par vous, mais que pensera-t-il demain, si, hors de notre vue, d’autres influences le détournent de nous ? Il faut, en effet, qu’un de vos fidèles reste près du roi et, tout en le protégeant, sauvegarde et poursuive le grand projet dont vous m’avez fait l’honneur de partager avec moi le secret.

— C’est votre avis, ami, je le pensais bien, dit le gouverneur d’un air absorbé ; et quel autre que vous peut remplir cette mission, pour laquelle il faut être en même temps un soldat intrépide et un homme d’État ? Hélas ! que n’ai-je deux Bussy ! Je n’éprouverais pas alors l’angoisse qui me tenaille. Enfin, soit, il le faut : vous partirez avec quelques-uns de mes meilleurs officiers. Vous pouvez dire au vizir que j’accorde au roi ce qu’il me demande.

— Cette précieuse faveur est pour moi doublement heureuse, dit le brahmane, quand Bussy lui eut traduit les paroles du gouverneur, puisqu’elle me donne la certitude que nous te gardons près de nous. Le roi est fort pressé de partir, ajouta-t-il, et il faudra brusquer les préparatifs.

— Un soldat est toujours prêt à marcher, dit Bussy. Dès que notre cher gouverneur me donnera l’ordre de partir, je partirai. J’attends ses dernières instructions.

— J’aurais mille recommandations à vous faire, dit Dupleix ; mais elles sont inutiles puisque vous pensez comme moi, et qu’il est certain que les circonstances vous les inspireront ; je veux seulement vous mettre en garde vis-à-vis des nababs de Kanoul et de Kadapa ; ma pensée intime est qu’ils sont des coquins, et que dès à présent ils méditent quelque noirceur. Je suis persuadé que vos premiers embarras viendront de ces traîtres ; défiez-vous d’eux et prévenez leurs complots, si c’est possible. Je veux vous parler aussi du jeune prince Salabet-Cingh, que je mets aujourd’hui sous votre protection.

Au nom du prince, Bussy n’avait pu retenir un tressaillement, qui fut remarqué par le brahmane.

— Qu’est-il donc arrivé à Salabet-Cingh ?

— Quelque chose que je n’ai pu empêcher et qui m’attriste, dit Dupleix. Sous prétexte de faveurs et de grades dont il veut le combler comme un de ses plus proches parents, Mouzaffer emmène son neveu avec lui, et lui donne une garde d’honneur qui a l’ordre de ne pas le quitter ; bref, Salabet est prisonnier. C’est toujours comme cela qu’on procède dans les familles royales, pour prévenir les conspirations, qui sont choses habituelles. Malgré les caresses dont on l’enveloppe, le jeune prince voit très bien sa chaîne, et il est désespéré. Il m’a supplié d’intervenir, mais comment laisser voir au roi que je suspecte ses intentions ? C’est pourquoi je vous recommande, bien vivement, cet enfant que nous aimons. Faites tout le possible pour sauvegarder sa vie.

— Je vous promets de veiller sur lui avec la plus grande sollicitude et de le défendre de tout mon pouvoir.

Bussy se sentait une joie mauvaise, au fond de lui-même, en sachant son rival amoindri, déchu de ses espérances. Quelle tranquillité ce serait pour son âme tourmentée de tenir ainsi le fiancé sous bonne garde, loin de la reine, et de surveiller ses actions !

Il prit congé de Dupleix et du grand vizir pour aller rapidement mettre ordre à ses affaires, et il se hâta de quitter le bal.

XXII

KAMA-DEVA

Lila avait bien vite compris, en voyant le trouble extraordinaire qui bouleversait la reine, après sa rencontre avec le jeune barbare, que c’était, pour ce cœur qui avait su, jusque-là, garder sa froideur hautaine, le commencement du premier amour. Inquiète et curieuse, elle avait interrogé Rugoonat Dat et appris que cet étranger, si brave et si fort, était très beau, et se disait l’égal des Kchatrias. Le brahmane lui avait raconté le peu qu’il savait de l’Europe, et elle était restée frappée surtout de la condition des femmes si supérieure à la leur, des égards qu’on leur témoignait, du respect qu’on avait pour elles.

— C’est un homme de ce pays-là qu’il nous faudrait pour roi, s’était-elle dit ; un guerrier intrépide, capable de défendre le royaume et de lui rendre sa force ; un époux qui partagerait le pouvoir et ne ferait pas de la reine sa première esclave. Mais, hélas ! nous sommes condamnés à un prince musulman, c’est-à-dire à la réclusion dans le harem, à la perte de tout ce qui nous faisait heureuses.

Mais elle ne cessa pas cependant d’observer la reine avec la plus grande attention, souriant en secret devant l’inutilité des prières. Un moment pourtant elle crut s’être trompée : l’irritation fiévreuse d’Ourvaci, attisée par Panch-Anan, devenait maladive, et la force des préjugés développait vraiment en haine et en dégoût cet amour naissant ; puis quelques nouveaux symptômes lui persuadèrent, décidément, que le mal était bien celui qu’elle avait deviné.

— Elle est vouée au malheur, si je ne parviens pas à l’éclairer sur ses véritables sentiments.

Mais comment faire ? comment combattre, en ayant l’air d’y croire, cette haine mal comprise, pour la ramener à sa véritable expression ?

Après le drame de l’île du Silence, Lila avait feint d’avoir été frappée d’amour pour l’étranger. Elle comprenait quel auxiliaire précieux lui serait cette apparence de passion, qui lui permettrait d’exalter l’ennemi, de parler de lui sans cesse, ou, si la parole lui était défendue, de le rappeler encore au souvenir de la reine, par des soupirs et des larmes.

Ce fut comme la pente douce d’un sentier fleuri qu’elle traça devant les pas de son amie. Ne se doutant pas qu’elle était guidée, Ourvaci s’y engagea docilement. Lila, bien persuadée qu’elle travaillait au bonheur de la reine, n’avait aucune hésitation et jouait son rôle avec tant de vérité, qu’il était impossible de suspecter la sincérité de ses sentiments. Qui sait, d’ailleurs, si la princesse ne s’était pas un peu laissé prendre à son propre piège ?

La reine allait voir, ce jour-là, la merveilleuse fête que le printemps donnait à la forêt. On s’était mis en marche, tous les éléphants à la file, chargés de femmes gracieuses, de chanteuses, de musiciennes, qui froissaient l’une contre l’autre les cymbales, martelaient les tambourins, frôlaient de l’ongle les vinas. Sous le houdah royal, près d’Ourvaci, se tenait Lila, muette et comme accablée de chagrin.

— Tu songes donc toujours à ce barbare ? dit la reine, ta douleur semble plus terrible que jamais.

— C’est que l’absence est comme la faim, dit Lila, on la supporte quelque temps, et plus elle dure, plus elle devient intolérable. Mes yeux ont faim de lui, vois-tu ; je l’attends, comme le monde attend la lumière, et il me semble que je m’enfonce dans une nuit interminable.

— Comment pourrais-tu le voir ? Tu sais bien que tout est fini et qu’il ne reviendra plus.

— Avec quelle tristesse elle prononce ces paroles ! se dit Lila à elle-même. — Crois-tu donc qu’il t’a oubliée ? reprit-elle tout haut ; crois-tu donc que, comme moi, pour lui, il ne soit pas dévoré du désir de te voir ?

— Il doit plutôt fuir ma route, après tout ce que j’ai entrepris contre lui. Mais est-il possible que tu désires, à ce point, la venue de quelqu’un qui ne viendrait pas pour toi ?

— La plante qui s’épanouit au soleil, ne demande pas si c’est pour elle que l’astre est venu ; elle fleurit et voilà tout.

— Ah ! ma Lila bien-aimée, dit la reine en embrassant son amie, que ne donnerais-je pas pour te guérir !

— Écoute, accorde-moi une grâce. Éloigne ta suite, tout à l’heure, et dirigeons-nous vers le bosquet d’asoka, qui abrite une statue du dieu de l’amour.

— Comment ! voudrais-tu lui porter des offrandes et délaisser Ganesa, ton seul dieu ? Impie, qui ne croit qu’à la sagesse !

— La sagesse enseigne que personne n’échappe à Kama-Deva, et ne faut-il pas implorer et attendrir celui qui vous tient en son pouvoir ?

— Soit, nous irons au bosquet d’asoka.

Depuis longtemps on était entré dans la forêt ; toutes les femmes levaient la tête, en poussant des cris de surprise et d’admiration, devant l’invraisemblable splendeur qu’elle déployait, dans son éphémère parure de fleurs. Des fleurs ! partout des fleurs, rien que des fleurs ! Les arbres trop chargés semblaient les secouer, il en pleuvait, le sol en était couvert, et le parfum était si fort qu’il endormait les éléphants. C’était une folie, un gaspillage, un miracle du printemps.

Bientôt la reine donna ordre de s’arrêter. On rangea les montures en cercle ; tout le monde descendit, et les princesses, par groupes, s’éparpillèrent joyeusement à travers le bois, tandis qu’Ourvaci, faisant signe qu’on la laissât seule, s’éloignait avec Lila.

Au moment où elles s’engageaient dans le sentier du bosquet d’asoka, un homme, tout haletant, qui n’osait pas s’approcher par respect pour la reine, fit un signe à la princesse. En l’apercevant, Lila poussa un cri.

— Ah ! ma reine, permets que je parle à ce messager !

Et, sans attendre la permission, elle s’élança vers lui.

Ourvaci, qui suivait la princesse des yeux, vit l’homme lui remettre une lettre, qu’elle lut rapidement ; puis il lui tendit un stylet et une feuille de palmier et, s’agenouillant, offrit son dos pour table. Lila écrivit la réponse en quelques mots, fit une recommandation au messager, qui partit en courant.

La princesse revint, très émue, mais garda le silence. Elle avait passé la lettre dans sa ceinture de pierreries, un des angles se laissait voir et sa blancheur attirait invinciblement les regards de la reine ; mais elle ne voulait pas interroger son amie, trop discrète à son gré.

Lila cueillait des fleurs pour son offrande, et elles enfonçaient, jusqu’aux chevilles, dans les pétales tombés.

L’asoka pourpre, qui semblait couvert de corail en perles, faisait une ombelle au dieu de l’amour. Il apparaissait, en marbre, peint et doré, chevauchant un perroquet géant, et souriait sous sa mitre à jour, en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec une corde d’abeilles d’or. Les cinq flèches, dont il blesse chaque sens, dépassaient le carquois, armées chacune d’une fleur différente : au trait qui vise les yeux la Tchampaka royale, si belle qu’elle éblouit ; à celui destiné à l’ouïe, la fleur du manguier, aimée des oiseaux chanteurs ; pour l’odorat, le Ketaka, dont le parfum enivre ; pour le toucher le Késara, aux pétales soyeux comme la joue d’une jeune fille ; pour le goût, le Bilva, qui porte un fruit suave autant qu’un baiser.

Près de l’Amour on voyait son compagnon, le Printemps, et devant lui, agenouillées, ses deux épouses, Rati, la Volupté, et Prîti, l’Affection.

Lila s’avança, les bras chargés de branches fleuries, et se mit à tourner autour de la statue, en récitant à demi-voix le mantran consacré. La reine, adossée à un arbuste, la regardait faire, observant surtout le trouble et l’agitation qui s’étaient, emparés d’elle, depuis qu’elle avait reçu cette lettre, maintenant cachée sous la brassée de fleurs. Ses joues s’empourpraient, pâlissaient ; ses yeux brillaient de joie et elle entr’ouvrait les lèvres comme oppressée d’émotion.

— Qu’espère-t-elle donc ? se demandait Ourvaci, il est certain que ce message est de lui. Une impatience la tient, mais de quoi ?

Maintenant, agenouillée aux pieds de la statue, Lila déposait ses offrandes.

— Eh bien, reine, dit-elle quand elle eut terminé, tu ne crains donc pas le courroux de Kama-Deva, que tu approches aussi près de lui, sans même le saluer ?

— Puisque la loi qu’il impose ne sera pour moi qu’un triste devoir, et que mon sort est fixé, pourquoi saluerais-je ce dieu, et que pourrais-je lui demander ?

— Demande-lui au moins de t’épargner, s’écria la princesse ; tu sais de quoi il est capable, ce fils de Brahma, qui essaya ses premières flèches sur son père, rendant le maître des dieux amoureux de sa propre fille. Il peut les choses les plus impossibles ; s’il le voulait, il te rendrait amoureuse de… Panch-Anan.

La reine se mit à rire en secouant la tête :

— Je l’en défie, dit-elle.

— Malheureuse ! défier le Dieu des dieux ! et ne pas prévenir sa vengeance par la plus légère offrande !

— Eh bien, voici, dit-elle.

Et Ourvaci s’avança en hésitant un peu, tendant, du bout des doigts, un lotus bleu qu’elle tenait à la main.

Elle posa la fleur sur le socle de marbre et, en même temps, leva sur le beau jeune homme souriant, un long regard chargé d’une involontaire supplication.

— Me voilà rassurée, dit Lila avec un soupir de soulagement, je tremblais de te voir en guerre avec le tout-puissant Kama-Deva, car je crois en lui maintenant, je suis persuadée qu’il fait des miracles.

— Il oublie de te prévenir, pourtant, que tu perds en ce moment cette mystérieuse lettre que tu avais si soigneusement cachée dans ta ceinture.

Et Ourvaci poussa du bout de son pied la lettre tombée sur le sol. Vivement, la princesse la ramassa.

— Cette lettre contient justement le miracle, dit-elle ; si tu voulais la lire, tu en serais convaincue.

— Voyons, dit la reine, sans essayer de cacher son impatiente curiosité.

Elle prit la lettre et la garda un instant, avant de l’ouvrir, examinant avec intérêt l’empreinte sur la cire, des armoiries surmontées d’une couronne.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle. Je vois des boucles ; et pourquoi cette couronne de pierreries et de feuillages ?

— C’est sans doute le signe d’une descendance royale.

Mais Ourvaci n’écoutait pas, elle avait ouvert la lettre et avidement la lisait.

« Tu es pour moi plus douce que Prîti, plus consolante que Maya, ma princesse, et tu peux être sûre que les écrits d’aucun poète n’ont été lus avec autant de passion que les tiens. Mais il me faudrait des jours et des jours, pour exprimer tout ce j’éprouve ; et à quoi bon écrire, quand je puis te dire tout cela de vive voix ? Oui, Lila, j’ai cet espoir délicieux qui me fait frémir d’impatience.

« Écoute : J’accompagne le roi du Dekan, qui va prendre possession de sa capitale, et je passe à quelques lieues de Bangalore ! Tu comprends qu’il est au-dessus de mes forces d’être si près et de passer. Aussi, le roi en pensera ce qu’il voudra, je m’enfuis, je viens respirer une bouffée de cette atmosphère, pour moi plus vivifiante que l’amrita des dieux, arracher une fleur aux buissons, une touffe d’herbe au sol, revoir un instant cette contrée, ce palais qui me fait le reste du monde un si cruel exil.

« Je connais trop ce que vaut ton cœur, pour ne pas être certain que tu feras l’impossible pour m’accorder une entrevue ; pourras-tu faire davantage encore ? Je n’ose l’espérer, ni le demander.

« J’arriverai quelques instants après ma lettre ; que le messager qui m’apportera ta réponse me conduise vers toi, sans perdre une minute. Je ne puis, hélas ! dérober plus d’une heure à mon devoir. »

Lila, feignant de prendre pour de la colère la pâleur et l’émotion de la reine, se jeta à ses pieds d’un air suppliant.

— Ah ! pardon, s’écria-t-elle, je n’ai pu résister à sa prière, et, sans avoir obtenu ta permission, j’ai cédé à l’irrésistible impulsion de mon cœur.

— Qu’as-tu donc fait ?

— J’ai fait ce qu’il demandait ; j’ai ordonné au messager de le conduire vers moi, à quelques pas d’ici.

— Ici ! il va venir ici !

Involontairement, la reine avait porté la main à son cœur pour en comprimer les battements désordonnés.

— Quel danger ! dit-elle encore.

— Personne ne le verra, reprit Lila. J’ai recommandé au messager de le conduire par des sentiers détournés, et il restera, hélas ! si peu, qu’on n’aura pas le temps de savoir sa présence.

— Eh bien, va, dit Ourvaci avec une vivacité fébrile ; je ne veux pas te faire perdre une seule de ces minutes, pour toi si précieuses ; il est peut-être là déjà.

— Non, pas encore, mon envoyé doit me prévenir, en imitant le cri de la maïna, dès qu’il sera revenu.

Sous le bosquet d’asoka on avait disposé, tout à l’entour, des bancs de gazon, que les pétales jonchaient. La reine se laissa tomber sur l’un d’eux, comme prise d’une invincible lassitude. Lila s’agenouilla devant elle, lui entourant la taille de ses bras.

— Tu es bonne, dit-elle, tu ne me grondes pas, tu ne veux pas que ma joie soit mêlée d’amertume, mais, je t’en conjure, sois clémente encore plus — vois combien Kama-Deva, qu’on dit si cruel, est compatissant aux blessures qu’il a faites : sur l’intention seule de ma prière, avant même que l’offrande soit à ses pieds, il a exaucé mon plus cher désir ; — fais comme lui, une reine peut prendre un dieu pour modèle, accorde à celui qui, par ta faute, vit dans les flammes, la fraîche rosée de ta présence.

— Le revoir, après ce qui s’est passé, c’est impossible, dit Ourvaci en se levant.

— Laisse-le au moins t’apercevoir de loin, donne-lui ce bonheur, que tu ne refuses pas au dernier de tes sujets.

— Non, non, il faut que je m’éloigne, au contraire.

— Si tu t’en vas, je dois te suivre, dit Lila tristement, et alors c’en est fait de mon bonheur.

La reine se rassit en souriant.

— Il faut donc que je reste, pour protéger tes amours, dit-elle.

— Ah ! merci, ma divine amie, s’écria la princesse en se jetant dans les bras d’Ourvaci. Comment se peut-il, qu’avec un cœur si tendre, tu fasses tant souffrir ?

— Eh bien, soit, qu’il me voie, dit-elle toute tremblante, mais qu’il n’approche pas. Va, va vite, voici la maïna qui chante.

— Elle l’a entendue avant moi se dit Lila en s’élançant hors du bosquet.

Le marquis arriva à cheval, suivant son guide à travers la forêt, dans les sentiers trop étroits ; il s’avançait, tout émerveillé de cette splendeur du printemps et de cette prodigieuse éclosion. En apercevant Lila, qui se hâtait, se faisant un bouclier de ses bras nus, contre les lianes et les branches, il mit pied à terre, d’un mouvement vif et gracieux, pour courir à elle.

— Il me semble marcher dans un rêve ! s’écria-t-il. C’est bien là le séjour qu’il vous fallait, ce paradis de fleurs. Mais que vois-je ! ma princesse chérie adopte les modes françaises : elle a les cheveux tout poudrés de pétales blancs !

La tenant par le bout des doigts, il la regardait d’un air heureux et tendre, tandis que, essoufflée de sa course, Lila baissait les yeux, toute surprise de se sentir intimidée au point de ne pouvoir parler.

Il reprit, après lui avoir affectueusement baisé les mains :

— Est-ce bien possible ce que tu m’écris ? Si tu savais combien cette joie que tu me prodigues gonfle mon cœur de reconnaissance. Qu’ai-je donc fait, dis, pour mériter une si douce amitié, d’un être aussi ravissant que toi ?

— Tu n’as rien fait, répondit Lila en souriant, l’amitié ne s’explique pas plus que l’amour, et il ne faut pas de reconnaissance, car te voir heureux est mon plaisir. Mais, dis-moi, pourquoi ne me parles-tu pas de la seule chose qui emplisse ta pensée ?

— J’attendais ton bon plaisir.

— Et moi je tardais, pour garder mon prestige ; en l’absence du soleil on trouve merveilleux l’astre qui le reflète, mais on ne l’aperçoit même plus, quand revient le porte-lumière ; ainsi tu ne pourras plus me supporter, quand je t’aurai dit ce que je ne disais pas.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il avec un regard brillant d’espoir.

— C’est que la reine est à quelques pas d’ici, et qu’elle veut bien que tu l’aperçoives, un instant.

— Elle y consent ! Ah ! c’est la première faveur qu’elle m’accorde sans contrainte.

— Hélas ! que tu m’épouvantes avec ces pâleurs subites, qui font croire que la vie t’abandonne, s’écria Lila, qui avait saisi la main du jeune homme, par un mouvement involontaire.

— Vois-tu, il faudra que je meure de cet amour, dit-il, tant sont violents les joies et les désespoirs qui me viennent de lui. Mais j’en vivrai aujourd’hui. Conduis-moi vers elle, je t’en conjure.

Restée seule, Ourvaci s’épouvantait de l’émotion dont elle était agitée et qu’elle ne pouvait parvenir à vaincre ; un tumulte de pensées se heurtait dans son esprit et elle revoyait, dans un vertigineux défilé, toute son existence, uniquement emplie par cet homme, depuis cette chasse où elle avait failli périr ; haines, mépris, projets meurtriers, obsessions, lui, toujours lui, en avait été le but,

— À quoi bon chercher à me tromper ? se disait-elle, il est certain que je suis perdue ; la souillure a pénétré jusqu’à l’âme, il n’y a plus de remède, et il le sait, lui ; il connaît le secret que j’étouffe dans mon cœur et qu’il aurait dû ignorer toujours. Ah ! pourquoi une folie invincible m’a-t-elle ainsi jetée dans ses bras, quand je croyais qu’il allait mourir ? Et il vit, il est là ! Je lui ai permis de me revoir. Mais il va deviner que ce baiser, qui me brûle nuit et jour, j’en ai soif autant que honte. Non, c’est impossible, je ne veux pas qu’il me voie.

Elle se leva pour s’enfuir et fit quelques pas en courant. Mais devant elle les branches s’écartèrent, et le jeune homme parut, à quelques pas, si près qu’elle aurait pu le toucher.

Elle retint un cri et se recula un peu, toute surprise de l’apaisement qui lui venait, de la sensation de bien-être, d’une douceur étrange, qui succédait à l’agitation de tout à l’heure.

Lui, immobile et presque sans souffle, l’admirait avec une ardeur fervente et un insatiable bonheur.

Elle était gênée d’être ainsi contemplée en silence, comme une déesse, et elle eût voulu retenir son voile, d’une si exquise ténuité qu’il flottait malgré l’absence de brise et lui passait par moments sur le visage. Pesant sur elle, ce regard magnétique invinciblement attirait le sien, et, ne pouvant plus lutter, elle céda brusquement, relevant la tête avec une sorte de défi.

— Voyons, se disait-elle, si ces prunelles fixes ne se baisseront pas devant les miennes.

Mais en heurtant le rayon bleu de ce regard, elle se sentit saisie par une fascination, pénétrée d’une flèche aiguë, dont la piqûre, comme celle des dards trempés de poison, lui infusait une flamme dans le sang.

Ce qu’elle lisait, dans ce regard rivé au sien, la subjuguait tellement qu’elle laissait les minutes s’envoler sans en avoir conscience ; malgré l’extase tremblante où il noyait sa flamme, ce n’était pas là le regard d’un esclave, il avait un éclat dominateur, une impérieuse puissance, qui en irritant la reine l’attirait et la charmait. Elle sentait que, tout en l’adorant, cet homme saurait la protéger, qu’appuyée sur ce cœur elle serait plus forte, plus reine, mais que pourtant elle aurait un maître ; et elle se débattait contre l’enchantement que cette idée lui faisait éprouver, essayant de se révolter, s’abritant, comme d’un rempart, de toutes les impossibilités qui la séparaient du barbare.

Mais leurs regards se jouaient de l’impossible ; franchissant tous les obstacles, ils s’unissaient dans une étreinte délicieuse.

Le jeune homme ne cherchait même pas à obtenir d’elle un mot. Qu’aurait-elle pu dire ? La parole, masque de la pensée, démentirait peut-être ce qu’avouaient si passionnément les yeux ; et il voulait emporter, sans une ombre, le souvenir de cet éblouissement.

D’un geste suppliant, elle le repoussait, et, ne pouvant rompre la chaîne de ce regard, elle se voila les yeux avec sa main.

Alors il s’enfuit, écrasant sur ses lèvres une fleur qu’il arracha, tandis que la reine chancelante se reculait lentement, cherchant un appui, jusqu’à la statue du dieu de l’amour, sur laquelle elle s’appuya, la tête renversée.

Et Kama-Deva, brandissant son arc fleuri, souriait sous sa mitre d’or.

XXIII

CATASTROPHE

C’est la nuit, et Bussy tenant à la main son épée, toute ternie de sang, rentre sous sa tente, pâle, défait, et se laisse tomber sur un siège, d’un air accablé.

Un affreux malheur est arrivé : Mouzaffer-Cingh, la cervelle emportée, est couché sur l’étendard royal, et le Dekan n’a plus de maître.

Ainsi que Dupleix le prévoyait, les nababs mécontents ont saisi le plus frivole motif pour faire éclater une révolte. Sous prétexte que l’arrière-garde de cette immense armée qui suivait le soubab, en traversant la nababie de Kadapa, a endommagé les moissons, ils ont attaqué la partie des troupes qui escortait le harem du roi, et aucune injure ne pouvait être plus sanglante que celle-là, les femmes étant sacrées, même pour l’ennemi, en temps de guerre. Hors de lui, à la nouvelle d’un tel outrage, le soubab, sans prendre le temps de prévenir le bataillon français, s’est élancé sur les rebelles, et le sort des armes lui a été fatal ; la pointe d’une javeline, lancée par le nabab de Kanoul, lui perçant le crâne, l’a tué raide.

Le roi venait d’être vengé par les Français, tous les nababs étaient morts et leurs partisans taillés en pièces ; mais l’œuvre, si laborieusement édifiée, s’effondrait subitement, la France n’avait plus aucune raison de s’entremettre dans les affaires du Dekan. Tout ce beau rêve était fini ; avant même d’avoir atteint la capitale, le roi qu’on escortait n’était plus qu’un cadavre.

Bussy, plein de rage et de douleur, las de la furieuse bataille, dont il était encore haletant, demeurait écrasé, étourdi, sous la brutalité de ce malheur irréparable.

Irréparable ! l’était-il vraiment ? n’y avait-il aucune issue ? Bussy ne voulait pas l’admettre.

N’était-ce pas bien le moment de montrer, par un trait de génie, qu’il méritait la confiance que le gouverneur avait mise en lui ?

Et il restait là le front baissé, mordant ses lèvres nerveusement, le regard fixé, sans voir, sur un point du sol, tandis que son épée, qu’il tenait toujours, lentement s’égouttait sur le tapis.

Tout à coup il se leva d’un bond, jetant loin de lui l’arme sanglante.

— Ah ! non, non, pas cela ! je ne veux pas ! s’écria-t-il, le sacrifice serait trop cruel !

Pourtant il s’arrêta, les yeux élargis, comme épouvanté, se reployant dans la pensée qu’il aurait voulu chasser.

— Ah ! j’ai beau me débattre, murmurait-il, la solution est là ; c’est le seul salut possible,… et pourtant cela ne sera pas.

Mais il éclata d’un rire amer.

— Ah ! çà, est-ce que vraiment je suis capable d’hésiter entre mon devoir et mon bonheur ?

Et il se mit à marcher à grands pas, serrant son front dans ses mains.

— Eh bien ! oui, j’hésite, cria-t-il, ou plutôt je n’hésite pas ; que m’importe le monde et ses ambitions ? je ne serai pas assez fou pour élever moi-même un rival détesté, je ne ferai pas de Salabet-Cingh un roi.

Il s’arrêta effrayé du son de sa voix.

Au dehors, on entendait un bruit confus, comme l’agitation d’une foule.

— Pourvu que cette pensée ne soit venue à nul autre qu’à moi, se disait-il.

À ce moment, le rideau de la tente s’écarta et une grande figure blanche s’avança, en le laissant retomber. C’était Rugoonat Dat, le vizir du roi défunt.

Il avait dénoué ses cheveux, en signe de deuil, mais il gardait une expression ferme et calme.

— La mort est une caravane en marche dont tous nous faisons partie, dit-il ; l’éparpillement c’est la fin des amas, les élévations s’écroulent, les assemblages se séparent, le trépas finit la vie. Nous étions tout, nous ne sommes plus rien. Mais sur les ruines s’élève le palmier, et sur le malheur peut refleurir l’espoir. Je suis sûr, mon fils, que tu as eu la même pensée que moi, et je viens, si je puis t’être utile, me mettre à ta disposition.

— En effet, mon père, dit Bussy, gêné par le regard du brahmane, qui semblait lire dans son esprit, je crois avoir trouvé ce qui, peut-être, nous sauvera.

— Ne dit pas peut-être, car rien n’est plus certain, s’écria le vizir ; tu es tout-puissant ici ; ce que tu décideras sera accepté sans murmure. Salabet-Cingh, présenté par toi, sera proclamé roi avec enthousiasme, et la mort de Mouzaffer, loin d’être un malheur pour la France, servira ses ambitions, car le nouveau soubab, créé par toi, lui sera plus dévoué encore et plus soumis que l’autre.

— Mais nous déshéritons les enfants de Mouzaffer, dit Bussy, n’est-ce pas injuste ?

— Avec des enfants en bas âge, une régence tiraillée en tous sens, que veux-tu que devienne le royaume ? Les complots et les révolutions seront aussi nombreux que les jours, et rien de stable ne pourra s’établir ; tandis qu’avec Salabet-Cingh, un des plus proches héritiers du trône, tu assures une longue paix au Dekan. N’hésite pas, mon fils, je t’en conjure, le sacrifice te sera compté.

— Il n’y a pas de sacrifice à bien servir son pays, dit fièrement Bussy, irrité de se sentir deviné. Ai-je hésité ? c’est alors par un de ces mouvements instinctifs, pareil à cette révolte physique, d’un instant, qu’éprouve le condamné contre une mort que son esprit accepte. Quelle est l’attitude de l’armée ?

— Une grande agitation, dit le vizir ; entends-tu ces rumeurs ? l’inquiétude des umaras est extrême ; mais on attend de voir ce que décidera le commandant français ; s’il se retire, le pillage est décidé, car on ne sait plus qui doit payer la solde des troupes.

— Hâtons-nous donc, dit Bussy ; qu’on assemble les umaras et tout le conseil.

Une heure plus tard, il quittait le Divan et, accompagné de sa garde d’honneur, se rendait, avec le grand vizir, à la tente de Salabet-Cingh.

Bussy était si pâle et si grave que le jeune prince eut un mouvement d’effroi en le voyant entrer.

Il se leva vivement, l’interrogeant avec anxiété du regard.

Le marquis s’inclina profondément.

— Sayet-Mahomet-Khan, Assef-Daoula, Bâhâdour, Salabet-Cingh, prononça-t-il d’une voix ferme, au nom du gouverneur de l’Inde française, nabab honoraire du Carnatic, au nom de la noblesse, des umaras et de toute l’armée hindoue, je te salue roi de Dekan.

Et s’avançant de quelques pas, il ploya le genou devant le prince et lui baisa la main.

Salabet, tout tremblant, le retint, attachant sur lui un regard égaré.

— Toi ! balbutia-t-il. C’est toi qui me fais roi ! Tu n’as donc pas oublié notre alliance ? Moi soubab ! C’était ce pressentiment qui me poussait vers toi par une si vive sympathie. Mais je rêve, n’est-ce pas ? Grand vizir, dis-moi, je t’en prie, suis-je éveillé ?

— Victoire au roi ! s’écria le brahmane ; que Ta Majesté prête l’oreille, n’entend-elle pas son peuple qui l’acclame déjà ?

La nouvelle se répandait et, en effet, des cris et des vivats éclataient au dehors.

— Est-ce possible ! Je suis roi ! murmurait Salabet-Cingh ; à l’angoisse de la captivité succède brusquement l’éblouissement du trône ; cette émotion trop violente m’étouffe Ah ! Bussy, je meurs ! cria-t-il en battant l’air de ses mains.

Le marquis le reçut dans ses bras, complètement évanoui.

— Mon fils, dit Rugoonat Dat, en s’avançant vers Bussy, ce prince faible, et sensible comme une femme, sera entre nos mains une cire molle, un instrument docile ; sa reconnaissance ne se démentira pas, et c’est en toi que je salue, aujourd’hui, le véritable roi du Dekan !

XXIV

LE PALAIS

Salabet-Cing, triomphalement, avait fait son entrée à Aurengabad, et, après un mois écoulé, les fêtes splendides de son avènement continuaient d’enchanter tout le pays de Golconde.

Sous le prétexte de mieux protéger la ville, mais en réalité pour la tenir sous ses canons, et rester le maître en toutes circonstances, Bussy avait installé sa petite armée dans la forteresse, qui dominait toute la cité. Il avait établi, parmi ses hommes, une sévère discipline, pour sauvegarder, aux yeux des Maures, en évitant tout excès, la dignité et le prestige du soldat français. Mais, dans l’intérieur du fort, il n’y avait pas d’habitation digne du rang que devait tenir le favori du roi, et Salabet s’était réservé le plaisir de lui choisir lui-même sa résidence.

C’est pourquoi, ce jour-là, Bussy, qui avait auprès de lui Kerjean, son second dans cette expédition, vit s’avancer vers lui, majestueusement, un hadjib du palais, qui frappait le sol de sa haute canne d’argent.

— Que nous veut ce maître des cérémonies ? dit Kerjean.

Le personnage, un vieillard, somptueusement vêtu, coiffé d’un turban cramoisi, brodé d’or, et qui avait la barbe teinte en pourpre, mit la main sur son front et s’inclina devant le marquis.

— Le salut soit avec toi, maître de nos destinées ! dit-il. Te plaît-il de me suivre, selon le désir du roi, là où je dois te conduire ?

— Avec toi soit le salut, dit Bussy ; je suis le sujet très obéissant de Sa Majesté. Venez-vous ? Kerjean, ajouta-t-il en se tournant vers son ami, voyons quelle surprise on nous ménage.

Dans la cour, un cortège nombreux s’entassait, et la confusion était extrême. Les jeunes gens montèrent à cheval ; le hadjib rentra dans son palanquin ; mais on eut grand’peine à rétablir l’ordre et à reformer le défilé. Passant la moitié de son corps hors de la litière, avec des gestes véhéments, le hadjib s’égosillait à crier des recommandations, qui se perdaient au milieu des cris, des piaffements, du grognement des éléphants, agacés par le voisinage des chevaux dont la présence les irrite toujours. Enfin, on parvint à reprendre la file, et l’escorte se mit en marche.

— Comment ! dit Kerjean, les timbales royales ! des hérauts, des gardes, des éléphants ! Ce cortège est plus magnifique que celui du grand vizir.

— C’est un attirail bien gênant, si on était pressé, dit le marquis, en riant.

On s’enfonça dans des rues étroites à pentes raides, dont les murs blancs, aux rares ouvertures, étaient coupés d’ombres anguleuses. Parfois même les maisons étaient si rapprochées que les éléphants, trop larges, faisaient craquer les moucharabis de bois à jour, saillant des murs, les emportant à moitié. Puis on déboucha sur de belles places, ombragées, et rafraîchies de fontaines. On s’engagea dans de larges avenues bordées de jardins et de palais. Les hérauts, qui marchaient en tête, criaient des paroles que Bussy, trop éloigné, ne pouvait entendre, mais qui faisaient se prosterner le front contre terre, toute la population gracieuse et bariolée que l’on rencontrait.

— Qu’est-ce donc qui leur prend ? dit le marquis, pourquoi se jettent-ils tous à plat ventre ?

— Mon cher, on vous rend les honneurs royaux, répondit Kerjean ; les timbales battent comme pour le roi ; Salabet ne cesse de répéter, d’ailleurs, que vous êtes son frère aîné, que le roi est au-dessus de tous, mais que Bussy est au-dessus du roi ; qu’il a reçu son trône de vous et de son oncle Dupleix, et qu’il ne peut rien sans votre assentiment.

— Acceptons ces honneurs au nom de la France ; nous n’avons rien fait que pour sa gloire, dit Bussy.

— Certes, vous pouvez accepter, car tout cela vous est bien dû, et le roi sait assez que son trône n’est solide qu’appuyé sur vous. Sans doute les hérauts crient, par son ordre, qu’on doit vous traiter comme lui-même.

Le cortège atteignit une esplanade, entourée d’arbres, au bout de laquelle apparut un palais de marbre blanc, si gigantesque et si majestueusement superbe que Bussy ne put retenir un cri d’admiration.

Le style noble et les proportions exquises de ce palais lui donnaient un charme inexprimable. Trois étages de galeries se superposaient, creusant des ombres douces dans la blancheur onctueuse du marbre, et elles étaient formées de colonnes et de colonnettes de plus en plus légères à mesure qu’elles s’élevaient ; des dômes, des tours octogones, des flèches, des clochetons gracieux dominaient l’édifice ; le tout sculpté, fouillé, ajouré comme des dentelles.

La porte, ogivale, plus haute qu’un arc de triomphe, avait sa façade revêtue d’émaux couleur de turquoise, traversés de fleurs et de lettres d’or, et l’intérieur de la voûte pavé de faïences des nuances les plus délicates. Au-dessus de la corniche se déployaient les plis frangés d’or du drapeau de la France caressant le blason de Bussy sculpté sous la couronne de marquis. Il portait d’argent, à une fasce de gueules, chargée de trois boucles d’or à l’antique, l’ardillon posé en pal.

Le canon tonna au moment où Bussy franchissait l’ogive, et le hadjib, qui l’avait devancé, le reçut au seuil de la cour, le front incliné, les bras croisés sur la poitrine.

— Soutien du Monde, qu’Allah te couvre de ses grâces ! dit-il, sois le bienvenu dans ton palais.

— Voilà un cadeau vraiment royal ! s’écria Kerjean, qui le nez levé, tournant la tête de tous côtés, ne se lassait pas d’admirer. Je crois que c’est la résidence même du Grand Mogol, Aureng-Zeb ; mais on la disait en ruine ; comment a-t-elle pu, en si peu de temps, retrouver toute sa jeunesse ?

À l’entour de la cour d’honneur, était rangée une armée d’esclaves, de serviteurs, de gardes, qui tous se prosternèrent quand le maître parut. Puis précédés du hadjib infatigable, le marquis et son ami errèrent à travers les merveilles du palais, durant des heures.

Ils virent les luxueuses écuries, aux colonnades de porphyre, peuplées de chevaux des plus belles races ; les étables pleines de bœufs blancs et de zébus de trait ; le parc aux éléphants, où Ganésa, installé à la meilleure place, reconnaissant son maître, le salua d’un grognement tendre en agitant ses oreilles ; et, de cour en cour, des jardins aux terrasses, des galeries aux appartements, ils allèrent, saouls de merveilles, jusqu’à ce que Bussy, épuisé de fatigue, se laissât tomber sur un divan, dans une petite salle éblouissante, qui valait, certes, la peine d’être admirée en détail.

— Ma foi, je suis à bout d’admiration, et je reste ici, s’écria-t-il, dans cette chambre qui tient vraiment de la féerie ; j’avoue ne rien comprendre à ce que je vois : sommes-nous dans l’intérieur d’un diamant ?

— Je suis affolé et écrasé, dit Kerjean, qui s’affaissa sur des coussins ; ces splendeurs dépassent la mesure humaine et donnent le sentiment de leur vanité, par l’impossibilité où elles mettent de les embrasser toutes ; l’homme est ici trop petit pour son œuvre. Quant à ce que nous voyons à présent, je ne me l’explique pas plus que vous, je croyais avoir une hallucination.

Le hadjib, souriant, se frottait les mains, en lisant sur leur visage la surprise des deux jeunes Français.

— Nobles seigneurs, dit-il, ceci est une nouveauté qui nous vient de Perse, et la Lumière du Monde a été heureuse de pouvoir offrir, à son frère glorieux, un ouvrage en ce curieux style, qu’on appelle Morganèse, et que les ouvriers persans sont seuls capables d’exécuter.

En pénétrant dans cette salle, on était comme pris dans un filet fait de rayons ; les murailles, le plafond creusé en coupole, paraissaient ruisseler, flamber ; c’était partout une palpitation vivante, un jeu perpétuel de lueurs. Les fleurs des tapis, les couleurs du vitrail emprisonné entre deux châssis de bois de santal découpé à jour, se répercutaient en mille feux ; et le moindre mouvement éveillait un tumulte de lumière : des frissons, des éclairs, des scintillements s’entrecroisaient ; on croyait voir de l’argent en fusion, des pierreries remuées à poignées, des pléiades d’étoiles, de l’eau traversée de soleil.

Bussy s’amusait à remuer les doigts pour faire naître cette agitation éblouissante, cherchant à comprendre comment se produisait une telle magie, mais le véritable aspect des parois échappait aux regards, sous ce continuel frémissement, et il était impossible de deviner de quelle matière elles étaient faites.

— Allons, hadjib, s’écria le marquis, révèle-nous le mystère, nous sommes incapables de le pénétrer.

Le hadjib, très fier, se redressa, appuyé des deux mains sur sa haute canne.

— Soleil de nos yeux, dit-il, voici le secret : les murs, par un travail difficile et minutieux, sont sculptés en milliers de facettes, pareilles à celles des pierreries et, à l’aide du sérich, qui est un enduit particulier, revêtus de petits miroirs triangulaires, très purs et parfaitement rejoints. En se reflétant à l’infini les uns dans les autres, ces clairs miroirs donnent cet éblouissement incroyable de diamants et de flammes.

— C’est admirable ! dit Kerjean qui alla tâter la muraille du bout des doigts ; on a peur de se brûler en y touchant.

Le hadjib présenta à Bussy une clef d’or, et attira son attention sur un coffre d’ébène sculpté, posé sur un socle de velours :

— Daigne ouvrir cette boîte, dit-il, elle mérite un de tes regards.

Le marquis s’approcha du coffre. Un serpent d’or, tordant ses anneaux finement ciselés, formait comme une poignée sur le couvercle, puis, s’allongeant, redescendait sur un des côtés, et la tête mobile cachait la serrure. Au milieu des arabesques qui fouillaient le bois, un quatrain était gravé. Bussy s’arrêta à le lire :


Ce coffre est clos.
Tu ne peux savoir s’il contient des perles, de l’or, ou
des choses viles.
Pourtant ne dit-on pas que, toujours, les serpents se
couchent au-dessus des trésors ?
Si le coffre ne contient pas des joyaux, pourquoi donc,
sur le couvercle, un serpent déroule-t-il ses anneaux ?


En souriant, le jeune homme souleva la tête du reptile et ouvrit la boîte ! Elle enfermait, en effet, un trésor, car elle était pleine jusqu’au bord de magnifiques pierreries, brutes ou taillées, mais sans montures. Rubis, émeraudes, perles, saphirs, turquoises, qui se mêlaient aux merveilleux diamants de Golconde.

À l’intérieur du couvercle était fixé par un ruban un parchemin roulé, Bussy le prit et le déroula. C’était l’acte, scellé du sceau royal, qui l’instituait légitime possesseur de ce palais, avec ses dépendances, ses droits, ses revenus, les esclaves, les trésors et tout ce qu’il contenait. Il referma le coffre en poussant un profond soupir. Sa haine, pour son tout-puissant rival, chancelait devant tant de générosité ; toutes ces richesses, tous ces honneurs ne le faisaient-ils pas l’égal d’une reine ? Pourtant celui qui le comblait ainsi restait pour lui l’obstacle, l’ennemi.

Sous la main du hadjib le vitrail s’était écarté, et par la large baie on découvrait le paysage. De ce point, la vue s’étendait à l’infini, sous le ciel incandescent.

C’était d’abord comme une mer de verdure où la ville était submergée ; les terrasses de marbre et les palais y formaient des îles ; les coupoles des mosquées, les fins minarets, si audacieusement élevés, dominaient tout ce moutonnement d’arbres, que les remparts, entrecoupés de grosses tours rondes, enfermaient d’une ceinture claire. Puis, au delà d’Aurengabad, la plaine, où frissonnait une poussière d’or, apparaissait avec ses vallonnements, ses cultures, ses cours d’eau, et, tout au loin, des montagnes, couleur de lapis et d’améthyste, fermaient l’horizon.

Le hadjib, du bout de son doigt maigre, indiquait les monuments intéressants : le palais royal, la grande mosquée, la résidence du vizir, les écoles, les bazars, les marchés. D’un léger mouvement il parcourait de grands espaces. Il fut interrompu par un messager qui entra dans la salle. Bussy se retourna vivement et vit s’avancer vers lui un page du roi qui, s’agenouillant, lui remit une lettre :

« Je te salue dans ton palais, mon frère bien-aimé, disait Salabet-Cingh ; que le bonheur, en même temps que toi, en franchisse la porte ! »

Bussy, très ému, resta longtemps absorbé ; puis il se leva et sortit avec une suite peu nombreuse pour aller remercier le roi.

En chemin, il remarqua un petit rassemblement d’indigènes, qui semblaient murmurer contre un grenadier, qui s’éloignait tranquillement, en ayant l’air de les narguer. Bussy envoya un de ses gardes s’informer de ce qui se passait.

— Ce grenadier a cueilli une orange à travers la palissade d’un jardin, dit le garde en revenant, et le jardinier crie qu’il se plaindra au général, dont la défense de rien prendre sans payer, est connue.

— Il a pardieu raison, et justice lui sera faite, s’écria le marquis ; qu’on m’amène ce grenadier.

Le soldat s’avança ayant encore dans la main des morceaux du fruit.

— Est-ce vrai que tu as pris cette orange ?

— C’est vrai, dit le coupable en baissant la tête, j’avais soif, elle était à portée de ma main, je l’ai prise.

— Veux-tu donc faire passer pour des voleurs ceux qui ont su donner des royaumes ? Je te condamne à payer cent roupies cette orange, que tu aurais pu avoir pour un sol.

— C’est juste, tu nous as faits assez riches pour que je puisse payer ma faute.

— Allons, puisque tu regrettes cette faute, je prends à mon compte la moitié de l’amende, dit Bussy ; mais n’oublie jamais que j’entends que les Français se fassent autant aimer pour leur courtoisie qu’ils se sont fait craindre pour leur valeur.

XXV

LE FIANCÉ

Bussy est dans la chambre persane — dans son diamant creux, comme il l’appelle — étendu sur un divan, devant la fenêtre ouverte, et fume lentement le houka parfumé d’eau de rose.

Il est seul, mais, dans les salles voisines, des pages attentifs sont prêts à répondre à son plus léger appel.

Engourdi par une rêverie, il suit vaguement des yeux les légers voiles de fumée bleue qui s’envolent par la fenêtre, vont se déchirer au sommet des palmiers, puis s’évaporent ; alors ses regards flottent, par delà les jardins du palais, sur l’immensité de la ville, toute noyée de lumière, sous ses hauts minarets, flamboyants au soleil comme de grands flambeaux, et ses nuées d’oiseaux voraces, qui tournoient sans cesse.

Le marquis songe à ces aventures singulières qui l’ont conduit si rapidement au faîte de la gloire ; Sata-Nanda, le savant fakir, ne s’est pas trompé : les plus folles ambitions du capitaine des volontaires sont surpassées. Son palais, avec ses jardins, occupe une superficie de plus d’une lieue ; il ne sait pas le nombre de ses esclaves : s’il sort, enveloppé du nuage odorant qui s’échappe des cassolettes, tout un peuple s’agenouille. L’Inde l’acclame et la France le bénit ; car ses triomphes sont doubles : il est général, chevalier de Saint-Louis, en même temps qu’il est nabab et honoré des titres les plus rares. Son nom est plus pompeux encore que celui de Salabet, car on l’appelle aujourd’hui : le nabab Bussy-Bâhâdour, Humdet-el-Molouk, Saïfet-Daula, Gazamfer-Cingh, ce qui signifie : Le Plus Important des Rois, le Glaive de l’État, le Lion des Lions. Il a même reçu du Grand Mogol, Alemguir II, qui vient de succéder à Achmet, une lettre extrêmement flatteuse dans laquelle « Sa Toute-Puissance » confirme les titres dont « le très digne de sa faveur » a été investi, et l’invite à la venir visiter à Delhi.

Mais au-dessus de toutes ces vanités qui ne font qu’amuser son orgueil, il y a pour le jeune homme ce bonheur profond de se savoir aimé en secret, et de l’avoir été même avant que l’éclat de ces grandeurs fût venu lui donner son prestige. Maintenant qu’il est son égal, la fière Ourvaci laissera-t-elle enfin s’envoler en plein ciel cet amour qu’elle garde si tyranniquement captif ? entendra-t-il un jour ses lèvres délicieuses lui confirmer l’aveu que ce beau regard a laissé rayonner sur lui ? Qu’arrivera-t-il encore ? Il se plaît à édifier l’avenir, repoussant la sourde inquiétude qui l’obsède : le danger imminent de ce mariage, dont la seule pensée lui donne des frissons glacés ; mais il éloigne ces terreurs ; il est aimé et ne veut rien savoir de plus.

À présent, il ferme les yeux, pour mieux s’enfoncer dans son rêve, pour laisser les chères visions qui le font vivre, apparaître plus lumineusement.

C’est ainsi qu’il trompe les heures, heureux de ces illusions, auxquelles le tabac qu’il fume, trempé d’opium, donne une vivacité extrême.

Une fanfare éclatante vient tout à coup l’arracher à son rêve, avec une secousse douloureuse ; il rouvre les yeux, à regret.

— Qu’est-ce donc ? dit-il. Les troupes musulmanes, sans doute, qui reviennent du champ de manœuvres.

Une revue a lieu, ce jour-là, de tous les cavaliers hindous, et Bussy s’est abstenu d’y assister, pour laisser le roi briller seul, car il évite autant que possible de le blesser, en montrant la dépendance dans laquelle il le tient, lui laisse toutes les apparences du pouvoir et déguise toujours les ordres qu’il donne sous forme de conseils ou de prières.

Un page a soulevé une portière :

— Des hérauts viennent d’annoncer que Sa Majesté le roi sera ici dans quelques instants, pour rendre visite à Ta Grandeur, dit-il.

— Le roi ? ici !

Bussy s’est levé vivement ; il donne des ordres pour la réception : les canons du portail doivent tirer ; les garaouls en haie dans la cour, les bayadères avec des guirlandes de fleurs… Mais il n’a pas le temps d’achever, un autre page écarte la draperie et crie :

— Le très magnanime padischah Salabet-Cingh.

Et le jeune roi, riant de la surprise qu’il cause, s’avance rapidement, dans sa parure guerrière, toute scintillante de pierreries.

Le marquis veut ployer le genou, mais Salabet le retient et l’embrasse.

— J’avais peur de te trouver malade ; en ne te voyant pas assister au défilé, j’étais inquiet, dit le roi ; et puis j’ai à te parler. Mais cette poussière que soulevaient les chevaux m’a donné une soif terrible ; fais venir des sorbets, et qu’ensuite on nous laisse seuls.

Salabet se jeta sur le divan avec un soupir de lassitude.

— Quel honneur et quelle confusion ! dit Bussy. Te recevoir chez moi, et être si peu préparé à le faire dignement.

— J’aime beaucoup à taquiner mes amis, en arrivant chez eux, sans être annoncé, comme un ami.

Il tira quelques bouffées du houka, qui brûlait encore.

— Ah ! Gazamfer, trop d’opium ! s’écria-t-il. Tu te feras mal. Il faut que je t’envoie de mon tabac d’Ispahan, qui ressemble aux blondes chevelures des Occidentales. N’es-tu donc pas heureux, que tu cherches le rêve ? ajouta-t-il en regardant attentivement Bussy.

— Je serais donc fou ! répondit le marquis évasivement. Et il offrit au roi les boissons fraîches qu’on venait d’apporter.

Le marquis voulut s’asseoir sur un tabouret, mais le roi l’attira auprès de lui.

— Ah ! Bussy, dit-il en soupirant, tu ne m’aimes pas !

Et comme le jeune homme protestait, le roi secoua la tête.

— Non, dit-il, je le sais, tu m’as donné un trône, mais tu me refuses ton amitié. Pourquoi ? Je ne puis le deviner.

— Ai-je manqué en quelque chose à mon roi ? s’écria Bussy.

— Oh ! jamais ! cette aversion se voile d’une courtoisie parfaite. Ton cœur est comme mon bouclier, tout couvert d’un réseau de perles, brodé de fleurs et d’oiseaux de diamants, mais sous son doux aspect, dur et impénétrable.

Le roi se penchait, regardait Bussy dans les yeux :

— Qui sait si sa froideur n’abrite pas un sentiment plus précieux que la vie, protégée par le métal que cachent les pierreries ?

Il l’interrogeait comme s’il eût voulu provoquer un aveu ; mais, sous l’invincible dureté du regard clair qui répondait au sien, il se rejeta en arrière :

— Ah ! toujours cette neige étincelante, que rien ne réchauffe ! s’écria-t-il avec douleur.

Mais il revint aussitôt et, d’un mouvement affectueux, lui prit la main.

— Malgré tout, je n’ai confiance qu’en toi, dit-il, et puisque tu t’ennuies près de moi, je veux t’envoyer en ambassade.

— En ambassade ! Où cela ? s’écria Bussy, sentant venir le coup, et cherchant à dégager sa main qui, se glaçant, trahissait son émotion.

— Il faut que tu ailles saluer pour moi la future reine du Dekan, en lui rappelant les promesses de notre enfance, que nous n’avons que trop tardé à tenir.

Involontairement Bussy serra d’une étreinte si rude les doigts qui tenaient les siens que le roi étouffa un cri, et de sa main libre atteignit, sur le divan, la poignée de son sabre. Mais il se remit et feignit de ne s’être aperçu de rien.

— Tu verras avant moi la Padischah-Bégum, dit-il ; on la proclame la fleur la plus merveilleuse qui ait jamais fleuri sous le ciel de l’Hindoustan.

— Tu ne l’as jamais vue ? demanda vivement Bussy.

— Une seule fois, le jour de nos fiançailles ; elle avait cinq ans, j’en avais sept, et c’était la première fois que je montais sur un éléphant ; la joie, mêlée de terreur, que me causait cet événement, occupait seule mon jeune esprit, et je n’ai retenu que cela. On dit cette reine fière et d’un caractère indépendant. Je serai forcé, sans doute, de lui sacrifier l’Étoile Heureuse, ma favorite persane, que j’aime à la folie ; mais je suis prêt à tout pour plaire à ma royale fiancée.

— Je jure bien, se disait le marquis à lui-même, que si Ourvaci m’aime assez pour dédaigner le trône du Dekan, tu ne la verras jamais, dussé-je écraser ton front sous cette couronne dont je l’ai orné !

Les prunelles noires de Salabet, glissant sous les cils jusqu’au coin de l’œil, examinaient Bussy à la dérobée.

— En ce moment, il médite ma mort, se disait-il. Mais il reprit d’une voix douce et calme : Grâce à ta valeur mon royaume est en paix, toutes les révoltes sont domptées, aucun danger ne nous menace donc, et ton absence est possible sans nous causer d’inquiétude. Le grand vizir et Kerjean conduiront les affaires, avec tes instructions, et t’informeront de tout. Des hérauts vont partir ce soir même pour annoncer la venue de l’ambassadeur, afin qu’il soit reçu comme il mérite de l’être, et je vais donner des ordres pour que ta suite, que je veux magnifique, soit prête rapidement. L’ambassadeur c’est le roi lui-même, et c’est mieux encore, puisque c’est Bussy, qui est plus que le roi.

Salabet se leva. Le marquis, d’une pâleur affreuse, s’inclinait sans parler.

— Je ne t’ai pas dit que c’est à Bangalore que je t’envoie.

— Je suis le serviteur du roi, balbutia Bussy.

Il aida le prince à remettre son casque, lui ragrafa le baudrier couvert de pierreries, dont les facettes des murailles s’embrasaient ; puis il l’accompagna, à travers les salles et les galeries, jusqu’au portail extérieur.

Avant de le quitter, le roi, appuyant ses deux mains sur les épaules de Bussy, le regarda encore une fois, longuement, avec une expression singulièrement triste, les yeux comme troublés de larmes ; mais le marquis, torturé de jalousie, ne sut pas les voir.

Enfin, Salabet-Cingh l’embrassa et, poussant un soupir, remonta à cheval, tandis que Bussy lui tenait l’étrier d’or.

XXVI

L’AMBASSADEUR

Ourvaci est tombée sans connaissance quand les hérauts, sonnant de la trompette, ont annoncé qu’un ambassadeur du roi du Dekan est en marche vers Bangalore.

Elle est là, comme morte, dans la chambre aux stores de perles, étendue sur les coussins, pareille à une statue d’albâtre renversée de son piédestal.

Ses femmes ne peuvent parvenir à la rappeler à la vie et, pleines d’angoisse, attendent le médecin musulman, qu’un page, en courant, est allé appeler.

Lila soulève la tête de la reine pour lui enlever tous les ornements de sa coiffure et dénouer sa lourde chevelure, qui se répand comme un ruisseau de parfums. Mangala, agenouillée de l’autre côté, dégrafe le corselet d’or et ôte le collier d’opale qui pèse sur la poitrine.

— Hélas ! est-elle morte ? dit-elle ; elle est aussi blanche que le jasmin, et ses lèvres n’ont plus de couleur.

— Ne dis pas des paroles funestes ! s’écrie Lila ; notre malheur est assez grand comme cela.

— Est-ce donc un malheur d’épouser un prince, qu’on dit charmant, et de devenir la plus puissante reine de l’Hindoustan ?

— Certes, quand il faut pour cela perdre sa liberté et être l’esclave d’un homme.

— Est-ce que le Padichah Jehan-Guir n’était pas l’esclave de Nour-Jehan ?

— C’était une musulmane, et d’ailleurs la Lumière du Monde n’était pas née reine. Après tout, c’est peut-être de plaisir que notre maîtresse s’est évanouie. Cet Abou-al-Hassan n’arrivera donc pas ? ajouta-t-elle avec impatience.

— Le voici, dit le médecin en entrant très essoufflé ; j’ai couru, mais le palais est grand.

D’un geste, il éloigna les femmes, qui se pressaient dans la chambre, tout effarées, et ne garda près de lui que les deux princesses.

Il amassa des coussins derrière le dos de la reine, toujours immobile, puis ouvrit une petite cassette en mosaïque d’ivoire, où étaient enfermées des pierres précieuses, larges et plates.

Alors, d’après la méthode d’Al-Teïfaschi, qui connaissait les vertus secrètes des pierreries, il posa sur le sein d’Ourvaci un rubis, pour fortifier son cœur, lui entoura la taille d’un cordon de diamants pour empêcher l’estomac de souffrir, lui mit sur le front une grande émeraude, qui devait calmer l’agitation des nerfs, et des grains de cristal de roche, qui chassent les mauvais rêves. Puis, il lui passa sur les paupières, à plusieurs reprises, une turquoise conique, le doux contact de cette pierre étant favorable aux yeux. Après quelques minutes, la reine revint à elle,

— Ah ! gloire aux pierreries ! s’écria Mangala, elles nous rendent belles et nous guérissent !

— Qu’est-ce donc ? Une faiblesse ? la chaleur, n’est-ce pas ? dit Ourvaci en regardant languissamment autour d’elle.

Mais elle pressa la main de Lila pour lui faire comprendre qu’elle se souvenait.

— Il faut te reposer. Parure du Monde, dit le médecin, en lui offrant dans une coupe d’or quelques gorgées d’un élixir ; bois ceci et appelle le sommeil pour terminer la guérison.

— Oui, je suis très lasse, je vais dormir ; évente-moi, Lila.

En allant prendre l’écran de plumes, Lila fit signe à Abou-al-Hassan d’emmener Mangala.

— Si la gracieuse princesse veut bien m’accompagner, dit-il en s’inclinant devant cette dernière, je lui donnerai quelques instructions encore, pour éloigner tout mal de notre bien-aimée reine.

Mangala, voyant qu’Ourvaci s’endormait, suivit sans regret le médecin. À peine fut-elle éloignée que la reine se releva, les yeux brillants de fièvre.

— Je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas, Lila ? un ambassadeur du roi va venir ?

— Hélas ! c’est certain.

— Eh bien, qu’il ne nous trouve pas ici ; si tu m’aimes, suis-moi ; je veux m’enfuir et me cacher dans la forêt.

— Dans la forêt ! s’écria Lila d’un air épouvanté. Quoi ! tu préfères être la proie des bêtes féroces que de devenir la femme d’un roi jeune et puissant ! Ma pauvre bien-aimée, je te croyais résignée à ce malheur inévitable.

— Je l’étais, je ne le suis plus, dit la reine nerveusement ; ce serait une torture impossible, à présent.

— Pourquoi plus qu’autrefois, puisque ton cœur, impénétrable comme le diamant, est resté froid comme lui ?

— Mon cœur ! qui peut savoir quel poison le brûle ? dit Ourvaci les sourcils froncés.

— Moi ! moi ! Je le sais ! s’écria Lila. Ah ! méchante, pourquoi m’as-tu dissimulé si longtemps ce que je savais avant toi ?

— Quoi ? Qu’est-ce que tu sais ?

Et elle saisit les poignets de la princesse, en dardant sur elle un regard plein d’angoisse et de colère.

— L’amour ne peut être caché, fût-il enveloppé de cent voiles,

— Alors, la mort est mon seul refuge, si je n’ai pu garder le secret d’une telle honte ! s’écria la reine.

— Comme tu es cruelle pour moi, qui souffre de la même peine, et suis fière d’en souffrir ! dit Lila ; mais comment est-il possible que tu sois humiliée d’aimer un homme qui, venu d’un pays lointain, a en quelques années empli l’Hindoustan de sa gloire, et vient de faire ton fiancé roi ?

— Un infidèle !

— Ah ! ma reine ! s’écria Lila, Rugoonat Dat m’a révélé le secret des brahmanes ; cette phrase d’initiation, que le gourou dit tout bas aux plus savants seulement, il me l’a dite à moi, et, si je ne craignais de trahir mon serment…

— Dis-la, cette phrase, je le veux.

— Eh bien, voici : « Comme Sourya, qui sous des noms différents est, dans le monde entier, l’astre du jour, qu’on appelle Brahma, Ormuz ou Allah, Lui, c’est toujours Lui. »

— Je n’ose approfondir cette impiété, dit Ourvaci en détournant la tête.

— C’est une vérité sublime, au contraire.

— Cela ne m’empêche pas d’être au désespoir de n’avoir pu mieux me défendre d’un aussi funeste amour. Ah ! Lila, que n’ai-je pas fait pour l’écraser, ce sentiment perfide, qui prend notre cœur pour berceau ! Mais j’étais comme une mère, résolue à tuer son enfant. Elle veut l’étouffer : elle le caresse ; elle le croit mort : il lui sourit !

— Laisse maintenant ton âme se détendre, dit Lila, en l’attirant dans ses bras ; ne résiste plus au courant qui brise toute résistance, il te conduira peut-être au bonheur.

— Ah ! ne parle pas ainsi, le jour où le malheur est en chemin. Que devenir, hélas ! comment éviter l’inévitable ?

— Appelons Rama à notre aide ; le héros peut-être nous sauvera.

— Le prévenir, ce serait l’arrêt de mort du roi, car, celui dont le nom est dans notre cœur, m’a dit d’une voix furieuse, durant cette nuit terrible de l’île du Silence, qu’il tuerait tous ceux qui s’approcheraient de moi. Eh bien, ajouta la reine en se levant d’un air résolu, je ne recevrai pas cet ambassadeur ; je déclare la guerre au soubab ; nous serons écrasés, mon royaume disparaîtra, n’importe ; nous mourrons en guerrières.

— Ne précipitons rien, je t’en conjure ; il sera toujours temps de mourir, et peut-être y a-t-il d’autres moyens de nous sauver. Mais, folle que je suis ! ajouta Lila, l’épouvante où m’a jetée ton évanouissement m’a fait oublier une lettre qu’un courrier, arrivé en même temps que les hérauts, m’a remise.

— Que dit cette lettre ?

— Je ne l’avais pas ouverte encore.

Elle la prit vivement dans sa ceinture et brisa le cachet. Dès les premières lignes elle poussa un léger cri.

— Devine qui est l’ambassadeur ?

— Lui ? dit la reine.

— Lui ! Il y a au moins un peu de joie dans notre malheur. Écoute ce qu’il dit ; il semble bien triste : « J’ai accepté cette mission douloureuse, je n’ai pu résister au désir d’être reçu en ambassadeur dans ce palais où l’on m’a reçu, jadis, en paria. Mais c’est surtout pour la revoir. Elle, longuement et sans doute pour la dernière fois ! Malgré mes menaces, je ne peux pas exiger qu’elle renonce au plus puissant trône de l’Hindoustan. Qu’elle fasse donc selon sa volonté. Je saurai me dérober au désespoir. »

La reine prit la lettre et plusieurs fois la relut.

— Il ne sait donc pas, murmura-t-elle, qu’à cause de lui ce mariage est impossible ?

— Tu lui as si bien caché que tu ne le haïssais plus.

Ourvaci secoua la tête :

— Pas assez, hélas !

— Déclarons-nous la guerre au roi du Dekan ? demanda Lila en souriant.

— Plus tard.

— Et l’ambassadeur, le recevrons-nous ?

— Méchante ! s’écria Ourvaci, qui ne put retenir un sourire, ne faut-il pas lui faire oublier l’insolence de la première réception, dont j’ai vraiment honte aujourd’hui. Viens, assemblons le conseil, afin que l’on prépare tout pour un accueil digne d’un roi.

Pendant ce temps, la caravane cheminait, trop lentement au gré de l’ambassadeur, qui sentait sa tristesse s’adoucir à mesure qu’il approchait de Bangalore.

C’était Ganésa, magnifiquement harnaché, qui le portait, dans un houdah à double dôme soutenu par des colonnettes d’or ciselé ; et toute une foule de cavaliers, d’éléphants, de chameaux, le suivait. Les populations accouraient sur son passage, pour le voir, pour l’acclamer. On jonchait sa route de fleurs et de palmes, on la sablait de poudre de santal.

Il y avait dans son cortège des prêtres, des astrologues, des bayadères, des umaras, dont Arslan-Khan, devenu le fidèle ami du marquis, était le chef. De quart d’heure en quart d’heure, les timbales royales résonnaient et, alternant avec elles, des bardes, faisant vibrer des harpes, chantaient les louanges, les hauts faits du glorieux passant, ou quelque antique légende guerrière.

Bussy était seul avec Naïk dans le houdah ; il avait tenu à ce que le paria fût de ce voyage, et revint dans le palais où il avait été si humble.

Naïk était maintenant un personnage et on recherchait sa protection. Son titre officiel s’énonçait ainsi : premier Scribe de l’Écriture fine ; et comme soldat, il était lieutenant ; mais on le savait mieux que cela : le favori, le familier du véritable maître ; aussi de très fiers seigneurs se courbaient-ils très bas devant le premier Scribe, qui n’en éprouvait aucun orgueil et les servait de son mieux.

— Te souviens-tu, Naïk, du hangar où l’on m’avait relégué comme une bête immonde ?

— Ah ! mon maître, c’est là que j’ai commencé de vivre ! Je te vois toujours, couché sur des branches vertes, quand on t’apporta blessé ; qui m’eût dit alors que c’était, pour moi, Dieu qui entrait ?

— La reine est fiancée, me dis-tu ce soir-là même, et j’éprouvai déjà un serrement de cœur, presque aussi douloureux que celui qui m’oppresse, aujourd’hui que je vais, au nom du fiancé, annoncer à celle qui est maintenant toute ma vie, que le temps des noces est venu.

— Si le roi savait ta peine, il est certain que, pour la faire cesser, il n’épargnerait rien. Pourquoi ne pas lui avoir avoué la vérité ?

— Pouvais-je éloigner d’Ourvaci une couronne aussi magnifique ? C’eût été un égoïsme odieux.

— Puisqu’elle t’aime, cette couronne lui sera insupportable, et son désespoir doit être égal au tien.

— M’aime-t-elle ? Je me trouve aujourd’hui bien présomptueux d’en avoir été certain. Cela était si délicieux à croire ! Mais quelles preuves ai-je donc ? Un mouvement de compassion, pour un homme qu’elle poussait dans la mort, quelques regrets d’avoir été aussi cruelle, et une minute de langueur dans son beau regard lié au mien, c’est assez pour me rendre fou à jamais, c’est trop peu pour que j’exige d’elle la rupture d’anciennes promesses et le refus d’un trône.

— Mais tout ce que t’a dit la princesse Lila ?

— Ce sont des conjectures. Ourvaci n’a jamais rien avoué.

— Qu’arrive-t-il ? Le cortège s’arrête.

On était aux portes de Bangalore, et des envoyés de la reine venaient recevoir l’ambassadeur.

La cité apparaissait, festonnant le ciel de ses tours et de ses créneaux, et un cortège s’avançait.

Sous l’arc élevé de l’entrée, comme une nuée de colombes se combattant, les bouquets de plumes, ornant les hampes des bannières, se heurtaient, s’enchevêtraient, puis, franchissant la voûte, parurent prendre leur vol, et les étendards flottèrent librement, ondoyèrent comme des flots d’azur et d’or. Alors la ville, par cette porte ouverte, sembla jeter un cri de bienvenue, avec la voix des musiques tout à coup retentissantes.

Les éléphants, peints en vermillon, se montrèrent ; leur front large, couronné d’un bandeau brodé, dominait la foule, et l’on voyait sur leur dos osciller de blancs parasols ; puis des cavaliers s’élancèrent, dans un galop gracieux et léger, et le soleil couchant faisait autour d’eux, de la poussière soulevée, une nuée rose.

Du haut des murailles le peuple regardait.

Le détachement français qui accompagnait l’ambassadeur, salua d’une décharge de mousqueterie, les cortèges se joignirent et entrèrent ensemble dans la ville.

Des coureurs, vêtus de tuniques courtes, armés de hautes cannes à pommeau d’argent et d’or, écartaient la foule dont toutes les rues étaient pleines ; pas un des habitants qui ne fût couronné de roses ou de jasmin, pas un qui ne portât entre ses bras une corbeille débordante des fleurs les plus belles : Bangalore s’offrait comme un bouquet, et l’air était saturé de parfums.

On s’engagea sur un large pont, ce qui permit de voir la ville se dérouler, avec ses grands escaliers blancs descendant vers l’eau, ses terrasses ornées de sculptures, ses jardins, ses hautes pagodes, dont les toits de pierre avaient la forme de ruches.

Enfin on atteignit le palais, on franchit le portail d’honneur, les fanfares sonnèrent comme pour la reine.

— Est-ce à l’ambassadeur qu’elle fait cet accueil, se disait Bussy, ou à celui qu’il représente ?

Il éprouvait un singulier mélange de joie et de tristesse : bonheur du présent, épouvante de l’avenir, doute suivi d’espérance, émotion lancinante à l’idée de revoir la bien-aimée, sentiment qui bientôt domina seul, submergea tous les autres.

Il descendit des hauteurs de Ganésa. Des personnages majestueux s’inclinèrent devant lui, lui souhaitant la bienvenue, dans des phrases longues et pompeuses. Mais il était si troublé qu’il n’y prenait pas garde, et Naïk, comme s’il eût été son interprète, répondait, dans le même style, avec les formules consacrées.

L’étiquette voulait que le premier ministre reçût l’ambassadeur, au seuil du palais qui lui était destiné ; c’était donc Panch-Anan à qui incombait ce devoir. Bussy, prévenu par Naïk, eut un haut-le-corps en se trouvant face à face avec son mortel ennemi.

La surprise du brahmane fut plus forte encore. Il se rejeta en arrière, les yeux élargis, les mains ouvertes, et ne retint qu’à demi son cri d’effroi. En secret, il avait aperçu le jeune homme, pendant le terrible combat de la chambre d’ivoire, et, après un instant, s’était enfui, épouvanté de la force de son ennemi, craignant d’être atteint par ses coups.

— Eh bien, mon père, dit Bussy, qui maintenant avait un rire moqueur, crois-tu qu’un barbare d’Occident ait du venin comme le cobra ? ou t’imagines-tu voir en moi un spectre ?

Panch-Anan, incapable de se remettre, balbutia, perdit contenance, et finit par s’enfoncer dans la foule des courtisans. Alors un autre personnage s’avança, saluant, les bras croisés sur la poitrine.

— Je suis heureux de te revoir, hôte illustre, dit-il ; aurai-je le bonheur d’être reconnu par toi ?

Et il regardait Bussy avec un regard franc et un sourire sympathique. C’était Abou-al-Hassan, le médecin.

— Certes, je te reconnais ! s’écria le marquis en lui tendant la main ; l’ingratitude me semble le plus laid des défauts, et je te dois de la reconnaissance.

— Veux-tu me suivre ? dit Abou-al-Hassan. J’usurpe les fonctions du ministre, puisqu’il se dérobe à ses devoirs, terrifié, comme s’il avait vu Siva armé de son trident.

Il ajouta à voix plus basse :

— La princesse Lila est en haut ; elle a tenu à te saluer au seuil de ton appartement.

Bussy pressa le pas. Ils montèrent une galerie à pente douce, au sol poudré d’or, d’aloès et de santal, qui lui rappela celle qu’il avait gravie dans le palais du Silence.

Lila, souriante, s’avança vers lui ; elle tenait appuyée contre son flanc une corbeille pleine de fruits.

— Au nom de la reine de Bangalore, je te salue, dit-elle, en ployant un genou devant lui, sans qu’il pût l’en empêcher ; le palais s’illumine de ta présence, comme le ciel lorsque Sourya y fait ses premiers pas. Accepte ces fruits que la souveraine elle-même a cueillis pour toi, dans la rosée matinale, reçois aussi le bétel, et, comme présent de bienvenue, ce collier d’opales, encore tiède du doux contact d’un sein royal.

Elle prit l’écrin des mains d’un page et se haussa pour passer le collier au cou du marquis, lui disant tout bas, avec malice :

— Cette fois, j’espère que tu ne feras pas rouler les pierreries dans la poussière, avec celle qui te les offre.

Il la rassura d’un sourire, mais, le doigt sur les lèvres, elle lui fît comprendre qu’il était censé ne pas la connaître et devait garder un air grave et froid.

Une bayadère apporta un encensoir d’or, et une autre versa, sur les braises ardentes, les parfums qui aussitôt devinrent fumée ; la princesse l’agita un instant ; puis, tandis que les tambourins frémissaient et que les femmes chantaient un hymne triomphal, elle tourna plusieurs fois autour du jeune homme, les paumes levées vers le ciel, se touchant le front des pouces.

Bussy vivait dans l’Hindoustan de ses rêves, il se souvenait du Ramayana, et était fier de savoir que cet honneur qu’on lui rendait s’appelait : le pradakshina.

Ils entrèrent ensuite dans les appartements, et, pour s’écarter un instant de la foule des esclaves et des pages, Lila le conduisit sur une terrasse, d’où l’on découvrait beaucoup des édifices du palais.

— Enfin ! donne-moi ta main, sœur chérie, s’écria Bussy ; tous les rites sont accomplis, vis-à-vis de l’ambassadeur, mais le frère réclame à son tour un salut affectueux.

— Prenons garde, dit-elle, en le laissant lui baiser la main à la dérobée ; n’oublie pas que nous nous voyons pour la première fois.

— La reine sait-elle quel est l’envoyé du soubab ?

— Elle le sait, et cela lui adoucit, je crois, le chagrin que lui cause le but de la mission.

— En est-elle chagrine vraiment ?

— L’idée de perdre son indépendance lui est odieuse, et si son cœur n’est plus libre, elle doit redouter comme la mort cette alliance.

— Ah ! Lila, toujours ta douce voix vient m’apaiser ; toujours tu t’efforces d’endormir mes angoisses. Mais, va, cette fois-ci, le bonheur est si grand de vivre plusieurs jours auprès d’elle, d’être dans son palais, de la voir et de l’entendre, que je ne veux pas songer au désespoir qui suivra, et sera la fin de tout.

— Combien je partage cette joie, ce triomphe, dit Lila, te voir ici fêté, reçu comme un égal ; tous les préjugés écrasés sous ta gloire ! Ah ! tu peux être fier, car la victoire était malaisée.

— Elle est aussi ton œuvre, ma généreuse alliée, et j’ai plus de gratitude que d’orgueil.

— Ourvaci avoue enfin avoir honte de son premier accueil, et cela va te le faire oublier, dit la princesse ; mais je ne puis demeurer plus longtemps. Prends patience, demain aura lieu la réception solennelle de l’ambassadeur, et ensuite viendront les fêtes, où tu la verras sans contrainte.

Elle étendit le bras vers un point du palais.

— Surveille cette terrasse, celle aux angles de laquelle flottent des étendards ; la reine y paraîtra pour la prière du soir et tu pourras l’apercevoir ; c’est elle qui la dernière salue le départ du soleil.

— Que tu es bonne de me donner cet avertissement ! dit-il en lui pressant la main ; quel trésor merveilleux qu’un cœur comme le tien !

Lila jeta sur lui un regard voilé de tristesse et retint un soupir.

— Viens, rentrons, dit-elle.

Il la suivit, quittant à regret cette terrasse et regardant avec inquiétude le soleil, qui touchait presque l’horizon.

Les salles étaient pleines encore de courtisans et de pages immobiles, les bras en croix sur la poitrine et semblant attendre quelque chose.

— Seigneur, dit la princesse, reprenant le ton cérémonieux, tu es ici le maître, ordonne ; tes désirs seront pour nous des faveurs. Nous sommes tes esclaves, à toi et à tous ceux de ta suite. — Congédie ces gens-là avec un compliment, ajouta-t-elle à voix basse, sinon ils ne s’en iront jamais.

Dès qu’il fut seul, Naïk s’étant chargé de veiller à tout, Bussy retourna à la terrasse et, s’accoudant à la balustrade sculptée, se mit en observation.

La foule s’écoulait lentement, avec de joyeux murmures, hors des cours du palais, qu’elle avait envahies à la suite du cortège. Les femmes, plus curieuses, s’étaient avancées le plus loin, et se retiraient maintenant, un peu honteuses, en effeuillant leurs guirlandes.

Beaucoup avaient les joues couvertes du fard jaune, appelé gorotchana, que l’on trouve dans la tête des vaches ; elles s’enveloppaient gracieusement de leur sari de toile, de soie ou de mousseline, cette grande pièce d’étoffe, sans couture, qui s’enroule au corps, couvrant une épaule, serrant la taille, et dont quelquefois un pan sert de voile. À leurs oreilles, largement percées, étaient passés des rouleaux d’or ; les moukoutys de leur narine encadraient leur sourire, et quelquefois arrondissaient leurs cercles minces, ornés de perles, jusque sur leur poitrine ; des grelots tintaient à leurs chevilles et à leurs ceintures, et toutes avaient les lèvres empourprées par le bétel et le front marqué d’un signe, indiquant la secte religieuse à laquelle elles appartenaient : un triple croissant, tracé avec la teinture de safran, faisait reconnaître les adoratrices de Siva, et celles consacrées à Vichnou montraient deux lignes de limon du Gange, et au lieu du moukouty avaient à la narine une longue chaîne de coquillages.

Beaucoup de religieux se faisaient faire place, marchant lentement, d’un air important, salués au passage par leurs partisans, regardés avec dédain par les autres. Les lecteurs des Pouranas, le front marqué de poudre de santal, égrenant leur chapelet, portaient sous leurs bras les livres sacrés, enveloppés dans le tapis qu’ils étendent, pour s’asseoir, au milieu des carrefours où ils réunissent des auditeurs. D’autres, frottés de cendres, avec le lingam de Siva pendu au cou, avaient leurs cheveux relevés en une seule touffe, et tenaient à la main, au lieu de coupe, une moitié de crâne ; quelques-uns, à longue barbe, vêtus de tuniques jaunes, s’enveloppaient le torse dans une peau d’antilope noire. Beaucoup s’appuyaient sur de hauts bâtons de bambous, ou secouaient des arcs, ornés de plumes de paons et de sonnettes.

Puis le silence se fit, le peuple s’éloigna, on n’entendit plus que le sourd bourdonnement du tambour, qui devait battre nuit et jour, en signe de fête, et quelques cris d’esclaves, occupés à déharnacher les éléphants.

Le marquis dévorait du regard le tableau qui s’étendait à ses pieds.

À chaque moment, il interrogeait la terrasse où la reine devait paraître : mais il n’y voyait que le fourmillement de tout un peuple de colombes.

Alors il essayait de se rendre compte de la disposition du palais, de son bizarre enchevêtrement d’édifices peu élevés en grès rose ou en marbre blanc, avec leur toiture en terrasses à balustrades légères, entrecoupés de cours, de jardins, de galeries et dominés par de gracieuses portes triomphales, des tours crénelées et des toits de pierre sculptée, en forme de pyramide ou d’œuf.

Un étang brillait, à peu de distance, comme un morceau de ciel, et des marches de marbre de tous côtés l’entouraient.

C’était un étang sacré, car, au moment où le soleil touchait l’horizon, des brahmanes y parurent. Dépouillant leur robe blanche, ils descendirent les degrés. Ils venaient faire leurs ablutions et accomplir le sandia du soir. En souriant, Bussy se penchait pour voir leurs momeries, et cherchait à découvrir si Panch-Anan était parmi eux.

Les prières terminées, ils revêtirent des robes nouvelles, d’un lin immaculé, et se retirèrent.

Un calme merveilleux s’établit alors ; l’éclat du jour, de plus en plus, s’apaisa dans une limpidité fraîche ; les verdures se veloutèrent, les blancheurs s’endormirent ; cessant de vibrer, l’atmosphère prit l’apparence d’un pur cristal, l’étang immobile parut comme un gouffre d’azur et, pareil à l’arc de Kama-Deva, le croissant s’argenta dans le ciel.

Bussy sentait croître son émotion ; il était seul maintenant ; elle allait venir.

Tout à coup, le cinglement sifflant d’un millier d’ailes, s’ouvrant brusquement, brisa le silence, et la terrasse qu’il regardait disparut dans un nuage de colombes.

Ce nuage s’écarta. Ourvaci parut, tout enveloppée d’un voile d’or.

Le jeune homme eut un cri de joie, toute son âme s’élança vers elle : cette présence, toujours, était pour lui comme une formule magique, rompant subitement l’équilibre de la vie, la faisant courir à flots, battre des journées dans l’espace de minutes.

La reine s’avança du côté du jeune homme, jusqu’au bord de la terrasse et parut le regarder ; il porta à ses lèvres les opales du collier qui lui venait d’elle ; alors elle éleva la coupe pleine qu’elle portait, la tendit vers lui, et versa pour l’ambassadeur, la libation destinée au soleil.

Les colombes rassurées étaient revenues, elles formaient comme un cordon de perles le long de la balustrade. Dans un angle se tenait un groupe de femmes portant des écrans de plumes et des instruments de musique.

Ourvaci se recula, repoussa son voile ; les harpes se mirent à vibrer, et, d’une voix délicieusement pure et sonore, elle chanta un hymne. La nature sembla se recueillir, apaiser tous ses bruits pour mieux l’entendre.

Ce qu’elle chantait ce n’était pas la prière accoutumée, l’adieu au soleil couchant ; elle avait choisi une ode du Harivansa, celle où Bhavati, fiancée au fils de Krichna, soupire après le bien-aimé.

Le marquis, penché vers elle, buvait ses paroles, éperdu de ce qu’il entendait.

« Que l’éther, le feu, la terre, l’eau, la nature, soient mes témoins ! qu’ils portent vers toi mes plaintes, ô mon ami ! À cause de toi, je souffre, mon cœur est inquiet, mes lèvres sont altérées.

« Je croyais parcourir une route sans embûche, parsemée de verveine et de lotus, mais voici : J’ai rencontré le serpent d’amour et sa cruelle morsure m’a blessé.

« Au mal que j’éprouve, je ne trouve pas d’apaisement, la brise du soir, qui emporte l’âme des fleurs, est pour moi comme une flamme ; l’astre qui se lève accroît mes tortures.

« Seraient-ce donc tes froids rayons, ô lune ! qui font naître en mon cœur cette agitation funeste ? C’est qu’ils me rappellent, sans doute, l’astre qui doit éclairer ma vie.

« Il s’est levé ; hélas ! dans un ciel menaçant, il ne vient pas vers moi tel que je l’attendais : resplendissant de bonheur.

« Infortunée que je suis ! C’est lui seul qui occupe ma pensée, il est le maître de ma volonté, la lumière de mes yeux.

« Ah ! s’il doit s’enfuir et disparaître, ce sera la nuit profonde et sans réveil ; à cette pensée, mon âme chancelle : interdite, émue, je frémis ; ma vue se trouble, je sens que je me meurs ! »

La voix s’éteignit, les harpes vibrèrent seules un instant encore, et Ourvaci disparut dans la pénombre qui descendait comme un voile de gaze sur le palais.

Bussy resta accoudé, le front dans ses mains, palpitant d’une émotion violente. Ce chant, était-ce un aveu ? était-ce à lui qu’il s’adressait, ou faisait-il allusion au royal fiancé ?

— Hélas ! s’écria-t-il, dans le plus enivrant bonheur, se glisse toujours pour moi l’amer poison du doute.

Naïk s’était approché sans bruit :

— Il faut rentrer, maître, dit-il, la rosée nocturne tombe, abondante comme une pluie ; favorable aux plantes, elle est pernicieuse à l’homme. Et puis l’on s’étonne de ton absence, et toute ta cour t’attend pour présider le repas.

— Je te suis, Naïk, dit Bussy ; mais quelle contenance vais-je avoir ? La fièvre me dévore, je ne peux dompter mon trouble. Tâche de retrouver le médecin musulman et demande-lui, pour moi, un breuvage endormant qui me conduise à demain, à travers l’oubli ; sinon je vais devenir fou.

XXVII

PRYAVATA DEVAYANI OURVACI
DE LA DYNASTIE LUNAIRE

La salle du trône était vaste comme un temple, plus profonde que large, de chaque côté un rang de colonnes carrées, saillant des murs, chargées de statues, qui étaient celles de tous les rois de Bangalore, dont l’illustre famille se rattachait à la dynastie lunaire.

Les figures du zodiaque, en relief, ornaient le plafond, et Mécham, qui est le Bélier, avançant la tête, tenait suspendu à ses cornes un grand lustre d’or formé de cent lumières. Le piédestal des statues et les entre-colonnements disparaissaient sous des tentures de soie bleue brochée d’argent, auxquelles s’appuyaient du dos les guerriers et la foule des courtisans.

Au fond de la salle, quatre éléphants de marbre blanc soutenaient, de leurs trompes levées, le dais pyramidal qui surmontait le trône. Ce trône, enfonçant ses pieds d’ivoire dans de profonds tapis, était un siège large, sans dossier, recouvert de coussins de velours bleu, brodé d’or et de perles fines ; et derrière lui, s’arrondissait un vaste écran imitant les plumes chatoyantes du paon, au moyen d’émeraudes et de saphirs.

Par une disposition voulue, à l’heure des audiences, le soleil donnait dans la haute porte faisant face au trône et, lorsqu’elle s’ouvrait, un faisceau de rayons tombait sur le souverain, incendiant les pierreries de sa parure, et enveloppant d’une gloire surnaturelle la majesté royale.

Quand les battants s’écartèrent devant Bussy, tandis que quatre hérauts criaient ses noms et que trompettes et musique le saluaient, un moment il demeura ébloui sur le seuil. Toute la salle disparaissait devant ce resplendissement du trône, dont les moindres détails frappaient les regards.

La reine y était assise, les jambes croisées, dans l’attitude des dieux, vêtue comme eux. Elle avait une mitre d’or ajouré, bordé d’un diadème en forme de feuillage, encadrant son front, contournant ses oreilles et s’arrêtant un peu au-dessus des épaules avec une torsion de reptile. Son torse était nu, mais voilé par le ruissellement d’un filet de pierreries. Une ceinture de palmes d’or, alternées avec des grappes de perles, retombait sur la jupe étroite, d’une soyeuse étoffe bleu céleste, toute couverte d’une rosée de diamants. Elle tenait un sceptre terminé par un bouton de lotus, et apparaissait tellement lumineuse que la gerbe de saphirs et d’émeraudes, épanouie derrière elle, lui faisait un fond relativement sombre.

Guidé par les maîtres des cérémonies, qui s’appuyaient à de hautes cannes d’or, l’ambassadeur s’avança, suivi des officiers français, des umaras, et des esclaves portant les présents du roi. La porte fut refermée et l’aveuglante vision s’apaisa, devint plus douce. Bussy chercha le beau regard adoré, qui venait au-devant du sien, et ses chauds et vivants rayons effacèrent toutes ces splendeurs inertes.

Hors la reine, seule sur l’estrade élevée, toute l’assistance était debout : à gauche les princesses, dans les plus riches parures, les astrologues, les devins ; à droite les brahmanes, au teint clair, et vêtus de blanc ; puis des deux côtés de la salle, les nobles, les chefs guerriers, les poètes officiels, les fonctionnaires.

À quelques pas en avant du trône, trois tigres, qui avaient des colliers ornés de pierres précieuses, étaient enchaînés à un anneau scellé au sol. Ils semblaient repus et somnolents, allongeaient leur mufle sur leurs pattes étendues et clignaient leurs yeux d’or.

Un siège avait été préparé, et orné de l’écusson fleurdelisé, pour l’ambassadeur qui, représentant un roi, ne devait pas rester debout ; d’un côté, un garaoul portait l’étendard du Dekan ; de l’autre, le drapeau français se déployait, tenu par un grenadier. Mais avant de gagner sa place, l’ambassadeur devait rendre hommage à la reine, en s’inclinant devant elle, jusqu’à toucher du front ses pieds, puis lui remettre la missive du soubab, qui était scellée et enfermée dans un coffret, le prince, en sa qualité de fiancé, l’ayant voulue secrète.

Il s’approcha, pénétré d’une émotion religieuse, et se croyant vraiment sur les marches d’un autel, pour adorer une divinité.

Au lieu de son front, ce fut sa bouche qui effleura, presque malgré lui, ce joli pied nu, orné de bagues, au talon empourpré par le jus du mendhi, et sur lequel se croisait une chaînette d’or.

Ourvaci eut un tressaillement et dit d’une voix chancelante :

— Victoire à l’ambassadeur ! bonheur à l’hôte sacré qu’abrite notre toit ! Qu’il y demeure de longs jours, et puisse le palais lui sembler digne de lui !

Bussy la regardait. Tout près d’elle, respirant ses parfums, il lui semblait vraiment qu’ils étaient seuls, comme, au fond du sanctuaire, le prêtre avec son dieu ; et, perdu dans une extase, il oublia toute cette foule, l’ambassade, le cérémonial, et le monde entier.

Inquiets, les hadjibs s’agitaient, croyant que le jeune étranger ne retrouvait plus le compliment appris par cœur. Lila aussi s’effrayait, mais elle était trop loin pour pouvoir avertir son ami. La reine, qui s’oubliait comme lui, revint subitement au sentiment du danger, et dit sans presque remuer les lèvres :

— Parle, seigneur, ne te trahis pas.

D’un violent effort il redevint maître de lui, reprit sa dignité froide. Et sa voix ferme et claire emplit la salle :

— Parure du Monde ! puissante reine, je baise le sol que tu foules et la poussière qu’illuminent tes pas. Je viens et je salue ta splendeur, au nom du très glorieux roi du Dekan, Ombre de Dieu, Soutien du Monde, qui a pour tapis des fronts couronnés, et que sa Toute-Puissance le Mogol appelle son fils bien-aimé : Salabet-Cingh, qui se glorifie d’être ton esclave et t’envoie cette lettre, scellée de son royal sceau, secrète, et que nul ne doit lire avant toi.

Un page s’approcha, tenant, sur une étoffe pliée quatre fois, un coffret pavé de rubis. L’ambassadeur l’ouvrit, y prit la lettre écrite sur du satin blanc et, après l’avoir portée à son front, l’offrit à la reine.

Ourvaci, tenant la lettre du bout des doigts, attacha sur Bussy un regard lourd de tristesse, qui clairement lui disait :

— C’est donc toi qui m’apportes l’arrêt qui met fin à mes jours heureux, et nous sépare à jamais ?

Ce que les yeux bleus lui répondirent dans un éclair d’indomptable énergie et de dévouement sans bornes, la reine le comprit si bien qu’elle eut peur ; et, le front penché vers la lettre, tardant à l’ouvrir, elle se demanda si sa responsabilité et sa dignité de souveraine lui permettaient, pour sauver sa personne, de déchaîner ce lion furieux, qui allait, sans nul doute, sur un mot d’elle, bouleverser le Dekan, et détruire son œuvre, en brisant le roi qu’il avait fait.

— Son regard me l’a crié, se disait-elle, tandis qu’il gagnait sa place, il est venu pour me défendre, m’obéir et me sauver, si je refuse de tenir les promesses sacrées des fiançailles.

Un soupir, dont s’émurent les colliers et le réseau de pierreries, gonfla sa poitrine et elle déroula la lettre.

Aussitôt la musique, sourdement, joua, pour emplir le vide du silence, et les bayadères, déployant leurs écharpes, ébauchèrent une danse lente et gracieuse.

Bussy fut surpris du trouble qui s’emparait de la reine tandis qu’elle lisait. Il n’était sensible que pour lui peut-être, car elle gardait en apparence son impassibilité de déesse, mais il voyait ses longs cils palpiter, son souffle soulever plus rapidement son sein et une légère teinte rose monter sous sa pâleur chaude. Elle lut la lettre d’un seul trait, puis la relut, et, sans soulever tout à fait ses paupières, assombries d’antimoine, glissa vers l’ambassadeur un regard si rayonnant qu’il lui fît l’effet d’un coup de soleil entre deux nuages.

Elle appela d’un signe une de ses femmes qui reçut de ses mains le message royal et le donna à un page, en lui transmettant l’ordre de la reine. Le page s’approcha de Bussy et, s’agenouillant, lui remit la lettre.

— La reine désire que tu lises, pour toi seul, dit-il.

Le jeune homme prit l’écrit et s’aperçut qu’il était tout entier de la main du roi. Pourquoi devait-il le lire ? Une violente émotion l’oppressait, des flammes lui semblaient danser sur des lignes et, malgré son impatience de savoir, il dut fermer les yeux un instant pour retrouver sa lucidité.

Le message était ainsi :

« Allah est le victorieux !

« Au Diadème du Monde ! À la très grande, très illustre, très brave et très heureuse reine de Bangalore Pryavata Devayani Ourvaci de la divine et très glorieuse dynastie Lunaire ; Sayet Mahomet-Khan Assef daoula, Bâhâdour Salabet-Cingh, le roi du Dekan.

« Que Dieu tout-puissant te conserve en parfaite santé.

« Ô reine ! toi qu’on dit si resplendissante que, quand tu parais, les étoiles affolées abandonnent l’astre nocturne pour te faire cortège, je touche tes pieds de mon front et je me proclame ton esclave.

« Allah, dans sa bonté, a permis que j’apprenne, par la voix de mon grand vizir, qui fut le tien, le très vénérable Rugoonat Dat Pandit, que la liberté dont tu jouis dans ton royaume de Bangalore t’est plus précieuse que la vie, que le mariage te semblerait une lourde chaîne, et le harem une odieuse prison. En me révélant tes sentiments, le vizir a accompli une action louable, évité un malheur et mérité ma gratitude.

« Sache, toi la première parmi les reines, que mon plus cher désir est ton bonheur et que, pour pouvoir, sans mourir, lui sacrifier le mien, j’ai évité de te voir, de laisser fuir ma raison par mes yeux, à l’aspect de ta beauté. Je puis donc te dire aujourd’hui que tu es libre, que ta volonté m’est plus sacrée que les promesses échangées pour nous, quand nous étions encore de faibles oiseaux, gazouillant au bord du nid.

« Je ne veux pas me glorifier de mon sacrifice et l’exalter à tes yeux ; bien que jeune et sans expérience encore, je te parlerai comme si la barbe blanche de la sagesse argentait ma poitrine, et, pour t’enlever tout remords de rompre d’anciens serments, je te montrerai que ce qui te rend heureuse est aussi le bien de nos sujets.

« Quand on nous fiança l’un à l’autre, rien ne faisait prévoir que, privée par la cruelle mort de tes frères et de tous tes parents mâles, le poids de la couronne chargerait un jour ton front délicat, et des obstacles, qui semblaient insurmontables, me séparaient du trône où je suis à présent si triomphalement assis. Au lieu de fiancés insouciants et libres, deux souverains sont aujourd’hui face à face, et les lois sont autres pour eux ; avant de songer à leur bien, ils doivent songer à celui de leur peuple.

« La sagesse ne nous dit-elle pas que Bangalore, si prospère sous ton règne, perdait tout en te perdant. Le Dekan perdrait aussi, car ta loyauté envers le trône de mes prédécesseurs, ton exactitude à remplir tes engagements, bien peu de princes tributaires les possèdent. Le gouverneur qui, toi absente, régirait tes États n’aurait en vue, sans doute, que son intérêt et, par son joug avide et lourd, pourrait susciter des troubles et des bouleversements, faire naître la guerre et la ruine, là où fleurissent la paix et la richesse.

« Je soumets à ton jugement ces réflexions, qu’approuve mon vizir. Mais toi seule décideras, car ne me fais pas l’injure de douter que, si l’on s’est trompé sur tes sentiments ou s’ils se sont modifiés, ma plus grande gloire sera, quoi qu’il puisse arriver, de partager mon trône avec toi.

« Sans hâter ta décision, fais-la connaître à mon bien-aimé frère Bussy Bâhâdour Gazamfer-Cingh, comme si c’était à moi-même. Il me transmettra ta volonté qui sera ma seule loi.

« Accueille favorablement les humbles offrandes que je dépose aux pieds de ton trône ; parmi elles, tu trouveras le firman, ratifié par notre père le Mogol, qui te restitue le territoire s’étendant des limites actuelles de Bangalore jusqu’aux Montagnes Orientales.

« Mon frère Gazamfer m’a fait entendre que tu regrettais vivement cette partie de ton royaume, dont les conquérants ont privé tes ancêtres, et mon plus grand plaisir est de suivre les conseils de mon glorieux frère. C’est donc lui seul, et non pas moi, qui mérite ta gratitude pour cette restitution.

« Donné, en mon palais d’Aurengabad, le 10 du mois de Raheb, la onze cent soixante-septième année de l’hégire, et de mon règne la première. »

Pendant cette lecture, dès qu’il en eut compris le sens, un tourbillon de joie faillit faire perdre contenance à l’ambassadeur, il se sentit le cœur oppressé de reconnaissance, pour ce roi charmant, qu’il avait si longtemps méconnu, et il ne douta pas un instant que ce ne fût à cause de lui, et non pour les raisons politiques, mises en avant, que Salabet avait pris cette résolution.

— Mais il connaît donc mon secret ? se disait-il. Oui. par Rugoonat-Dat. Comment n’y ai-je pas songé ? Ce trait d’une si touchante délicatesse, qui restitue en mon nom ce lambeau de royaume, me le prouve assez. Ivre de jalousie, je n’ai rien deviné. Ah ! si je n’étais pas auprès d’Ourvaci, je partirais sur l’heure pour m’aller jeter aux pieds du soubab, lui faire oublier mes torts !

Il ne pouvait se lasser de relire ce bienheureux écrit, qui lui faisait éprouver cette dilatation de l’être, cette gaieté fébrile, qui s’emparent de celui qui vient d’échapper à une mort violente.

Un hadjib, saluant, s’avança vers Bussy, lui souffla que la reine attendait l’ambassadeur, pour la cérémonie du Bira qui met fin à l’audience. Il se leva vivement et marcha vers le trône. Lorsqu’il fut près d’Ourvaci, les regards qu’ils échangèrent étaient tellement chargés de flamme et d’une joie si débordante, qu’ils en furent effrayés, et subitement les voilèrent sous leurs paupières, pour dérober leurs pensées à la foule.

Elle se pencha un peu pour lui donner, selon l’usage, des feuilles de bétel et lui verser sur les mains quelques gouttes d’essence de roses.

Les tigres éveillés s’étirèrent en grondant, et Bussy, qui ne les avait pas vus, eut un mouvement de surprise.

— Tu ne les reconnais pas ? dit la reine en souriant ; ce sont les orphelins que tu as faits, en tuant leur mère, pour me sauver.

— Les petits de la tigresse !

— Pouvait-on laisser périr ces abandonnés, qui ne s’étaient encore rendus coupables d’aucun crime ?

Et comme il semblait vouloir s’approcher d’eux, d’un mouvement vif, elle appuya sa main sur le bras du jeune homme pour le retenir.

— Laisse-les, ils sont doux, quelquefois, mais le plus souvent perfides. S’ils allaient reconnaître le meurtrier de leur mère, et la venger !

— Tu ne veux donc plus ma mort ?

— Ah ! ne m’accable pas, dit-elle, d’une voix tremblante, toi à qui je dois maintenant plus que la vie. Va, bientôt nous nous reverrons.

Quand il eut regagné son palais, avide maintenant de solitude, Bussy ordonna à Naïk d’éloigner tout le monde, de défendre l’entrée à tous ceux qui ne seraient pas des envoyés de la reine, et il se mit à marcher dans la chambre, avec une fébrile agitation, qui inquiéta le paria, puis finit par s’aller jeter sur un divan.

— Souffres-tu, maître ? dit Naïk en s’approchant.

— Oh non ! s’écria le marquis, mais il m’est impossible de dominer mes nerfs et je ne peux retenir mes larmes. Pardieu, c’est la première fois qu’il m’arrive de pleurer de joie ! Elle est libre ! Naïk, la générosité du soubab me délivre de l’affreux cauchemar qui pesait sur ma poitrine. Je n’ai plus personne à haïr, et dans mon âme qui déborde d’amour, il ne reste qu’une ombre : le regret d’avoir méconnu le cœur du roi.

— Que tous les dieux soient loués ! s’écria Naïk en baisant la main de son maître, j’avais comme un pressentiment de ce qui arrive et je m’empêchais d’en parler, de peur de nourrir un espoir décevant. Rugoonat-Dat ne pouvait manquer d’avertir le roi, du mal qu’il allait te faire, sans le savoir ; il est trop sage et trop bon pour ne pas avoir désiré te servir, tout en servant aussi la reine, qui fut son élève et dont il connaissait les répugnances. Mais je t’en conjure, maître, cache ta joie maintenant, bien des reptiles sont encore à craindre ici, qui traîtreusement et sournoisement pourraient te nuire.

— Que puis-je donc craindre, protégé par la reine ?

— Redoute les brahmanes, dit Naïk, ils ont la prétention de régner sur les rois, et, si l’amour a su triompher des préventions de la souveraine, ils n’ont rien abjuré de leurs préjugés, et toujours, pour eux, tu es le barbare, dont l’approche est une souillure. La crainte seule qu’ils ont des Mogols retient leur haine.

— Que m’importent ces blêmes fanatiques ? s’écria Bussy. Elle est libre, elle m’aime ! Le reste du monde est moins pour moi qu’une bulle de savon.

Les ghérialis, qui frappent l’heure sur des bassins d’airain, venaient d’annoncer le troisième pahar du jour, et l’on entendait la voix des poètes, chanter que la brise déjà commençait à rafraîchir l’air brûlant, lorsque la reine fit inviter l’ambassadeur à venir la retrouver dans les jardins, s’il préférait sa compagnie au spectacle d’un combat d’éléphants, de tigres et de rhinocéros, qui avait lieu pour divertir les hôtes du palais.

Il la rejoignit, sous l’ombre fraîche d’une allée d’emblis, où elle se promenait lentement, au milieu de ses femmes et de sa cour, ce jour-là composée surtout de musulmans.

Bussy remarqua que la reine était vêtue comme le soir de leur rencontre dans l’île du Silence ; une couronne de jasmins retenait son voile, et elle n’avait d’autres bijoux que des perles.

Quand le marquis fut à quelques pas d’elle, Ourvaci se tourna à demi et se cacha dans son voile, avec ce mouvement, si gracieux, de pudeur et de timidité, qui est un hommage.

Puis elle s’avança vers Bussy, en entraînant Lila, dont elle avait pris la main.

— Joie et triomphe à l’ambassadeur ! dit-elle ; a-t-il trouvé le repos sous notre humble toit ?

— L’air de ce palais est pour moi comme l’ambroisie des dieux, dit-il, et je suis aussi heureux qu’un immortel.

Ils étaient un peu en avant de la suite, et la reine dit en baissant la voix :

— Lila seule connaît le message du roi et sait tout le bonheur que tu apportes ici, gardons le secret ; demain seulement, j’annoncerai aux ministres, pendant le conseil, le but de ton ambassade, sans leur dire encore, pourtant, quelle réponse je ferai au roi du Dekan, car elle causera des déceptions.

Bussy eut un tressaillement de peur.

— Pendant l’absence de la Parure du Monde, dit Lila vivement, Panch-Anan devait être régent, et garder le pouvoir jusqu’au jour où un héritier…

— À quoi bon parler de cela ? interrompit la reine avec impatience. L’illustre ambassadeur est las de toutes ces questions. Occupons-nous plutôt du concert des oiseaux et de la beauté des fleurs.

— Quand la divine musique de ta voix caresse l’oreille, dit-il, le chant de l’oiseau ne semble plus qu’un cri discordant, et il est impossible de regarder les fleurs, quand on peut contempler tes lèvres.

— Eh bien, je me tairai pour ne pas faire tort à mes doux chanteurs, dit-elle en riant, et tu oublieras vite mes lèvres en voyant le parterre de lotus. Ne me fais pas le chagrin de ne pas l’admirer, c’est moi-même qui en ai ordonné la disposition.

— C’est la fleur aimée entre toutes, dit Lila, en jetant à Bussy un regard d’intelligence.

— N’est-ce pas le symbole même de l’Hindoustan, reprit Ourvaci, puisque l’on dit que cette contrée apparut aux yeux des dieux sous la forme d’un lotus, flottant sur la mer ? Le pistil, c’est le mont Mérou, le plus haut pic de la terre ; toutes les cimes de l’Himalaya, groupées autour de lui, sont les anthères ; les pétales de la corolle représentent les différents royaumes, et les quatre feuilles du calice sont les quatre presqu’îles qui s’étendent sur la mer. N’est-ce pas ingénieux ?

Jamais elle ne lui était apparue aussi adorable. Son âme, jusque-là toujours bouleversée, avait communiqué à sa beauté quelque chose de tragique et de sombre, tandis qu’aujourd’hui, un calme divin l’enveloppait, lui donnait un charme nouveau, incomparable.

Lorsqu’elle se tut, l’interrogeant, Bussy demeura interdit : étourdi de bonheur, la contemplant avec une sorte d’avidité, il avait entendu la voix sans comprendre les paroles.

— Vois, Lila ! s’écria-t-elle en riant et en jetant son bras autour du cou de la princesse, les discours d’une femme lui semblent trop frivoles, il ne m’écoute pas !

— Pour qu’il écoute, il faut l’aveugler, dit Lila.

Et d’un mouvement mutin, elle fit voler le bout de son écharpe devant les yeux du jeune homme.

— Je suis tellement coupable, dit-il, que je n’essaye nulle excuse, et c’est sans la mériter que j’attends ma grâce. Je ressemble à un larron qui veut emporter trop de richesses, et en laisse tomber la moitié.

Lentement, ils marchaient sous l’allée ombreuse, elle se terminait par une baie ensoleillée qu’ils atteignirent.

Là, des esclaves attendaient, munis de parasols, d’écrans et d’éventails, pour protéger les nobles promeneurs, tandis qu’ils traversaient les endroits découverts.

C’était là que des milliers de lotus s’épanouissaient, cachant sous leur profusion l’eau où ils prenaient racine.

Il y en avait de pourpres comme du sang et de roses comme l’aurore, des blancs, des jaunes d’or, des vert pâle, des noirs, se mêlant dans un désordre harmonieux, comme celui des plus beaux tapis.

— Ceux-ci sont des lotus de la lune, dit Ourvaci, en désignant un groupe dont les corolles étaient fermées, ils ne s’ouvrent qu’à la nuit.

— Et voici la fleur préférée, dit Lila, en se penchant pour cueillir un magnifique lotus bleu qu’elle offrit à la reine. Elle le prit en jetant un regard furtif vers les yeux de Bussy, comme pour comparer les pétales de la fleur aux prunelles de l’étranger.

Le chemin aboutissait à un embarcadère, descendant vers une jolie rivière. Un bateau magnifique était rangé le long des marches, avec ses quarante rameurs, debout, appuyés sur leur rame oblongue. L’embarcation, ornée d’émaux, avait la forme d’un grand serpent étendu sur l’eau, qui se redressait pour former la proue et devenait un paon aux ailes éployées. Une plate-forme, bordée d’une balustrade et protégée du soleil par une légère toiture, élargissait l’avant. La reine s’y installa avec Lila, l’ambassadeur et quelques personnes de sa suite, parmi lesquelles Abou-al-Hassan.

Aussitôt, comme si le paon eût pris son vol entraînant l’embarcation, elle fila sur l’eau avec une extrême vitesse, qui créa pour ceux qu’elle emportait, la plus délicieuse brise.

À l’arrière, un jeune danseur déploya une bannière, et, l’agitant au-dessus de sa tête, rythma les efforts des rameurs, par ses mouvements silencieux. De nombreuses embarcations, moins grandes, avaient reçu toute la suite de la reine, et elles glissaient à droite et à gauche, joyeusement, approchant du bateau royal, mais ne le dépassant jamais. Quelques-uns portaient des musiciens et des chanteuses, qui se mirent à improviser des louanges en l’honneur de la reine et de son hôte.

Ourvaci accoudée à des coussins, presque couchée, dans une pose d’une souplesse exquise, doucement alanguie, feignait d’écouter les musiques, en jouant nonchalamment avec le lotus. Ses regards allaient vers Bussy et parfois semblaient le supplier de mieux cacher le secret de leurs cœurs. Mais si, pour lui obéir, il s’efforçait de considérer les rives charmantes, qui fuyaient à droite et à gauche, c’étaient les yeux de la reine qui avidement cherchaient les siens.

Lila, inquiète et effrayée de les voir ainsi oublieux du monde, se pencha vers le marquis, en ayant l’air de se mirer dans l’eau, et lui dit rapidement :

— Prends garde ! veux-tu donc tout perdre par cette folle conduite ? Bien des dangers et bien des obstacles vous séparent encore.

Et elle se mit à l’interroger sur l’Europe, sur la France, sur mille choses, le forçant à lui répondre, le harcelant sans répit.

On glissa quelque temps encore sur l’eau bleue, sans une ride, puis les rameurs levèrent leurs rames ruisselantes, tous ensemble, et le bateau se rangea près d’un rocher couvert de mousse, sur lequel on débarqua.

— Rama s’est laissé emmener sans même s’informer où on le conduisait ? dit la reine.

— Étant près de toi, j’étais arrivé avant de partir, puisque tu es le but de tous mes rêves.

Une antilope bleue, dont les cornes droites luisaient, accourut à eux en faisant tinter la clochette d’argent qu’elle avait au cou.

On fit le tour d’un grand rocher, tout hérissé de plantes grasses qui semblaient des monstres fantastiques, et l’on pénétra dans une grotte.

Devant l’ouverture, du côté du paysage, une cascade passait, si unie et si transparente, qu’elle semblait souvent immobile ; des gazons épais, disposés en escalier, recevaient cette nappe d’eau qui tombait sans bruit et s’enfuyait en silence. L’arc d’Indra jouait au travers, irisant les blocs de cristal, qui ruisselaient des parois, ou enflammaient les pierreries des parures.

De belles esclaves apportèrent sur des plats d’or des dattes, des mangues et des figues, qu’elles venaient de cueillir, puis toutes sortes de confitures, de friandises et de sorbets.

— Que mon hôte illustre daigne prendre place auprès de moi, dit la reine.

Et elle se mit à rire de la surprise qu’il montra en voyant toute l’assistance s’installer, le visage tourné vers le fond obscur de la grotte, tournant le dos au paysage.

— C’est une pénitence que nous accomplissons, dit-elle, avec une gaieté d’enfant. Tu t’es laissé conduire aveuglément ; maintenant, il faut la partager avec nous.

Des esclaves, portant des écrans de plumes et des chasse-mouches, s’étaient groupées derrière la reine, qui, bientôt, frappa l’une contre l’autre les paumes de ses mains, légèrement teintées de mendhi.

À ce signal, une mélodie se fit entendre, jouée par des flûtes et soutenue par les vinas et les tambourins, et le fond de la grotte, s’écartant, découvrit la scène d’un théâtre, dont la décoration représentait un jardin.

Un personnage très vénérable s’avança, et, après une invocation aux dieux, annonça qu’en l’honneur de l’illustre ambassadeur qui glorifiait le palais de sa présence, il allait faire représenter une pièce du poète très aimé Bavabhouti ; une pièce qui plaisait par-dessus tout à la jeunesse en fleur, car elle avait pour sujet les touchantes et célèbres amours de Madhava et de Malati.

— Je suis sûre, Lila, disait Ourvaci à voix basse, que c’est toi qui as indiqué le choix de cette pièce.

— Ne fallait-il pas vous rappeler que l’amour triomphe de tous les obstacles ? Nul autre que vous, d’ailleurs, ne peut comprendre les analogies qui se trouvent dans cette pièce avec l’état de votre cœur.

Le souffle des éventails faisait voltiger le voile aérien de la reine ; il s’accrocha aux broderies de l’habit du marquis ! Très doucement, il le dégagea, mais le retint dans sa main, et croyant tous les regards fixés sur le théâtre, furtivement, il appuya le suave tissu sur ses lèvres. Ourvaci lui sourit imperceptiblement, et, soulevant le lotus bleu, l’effleura d’un baiser.

Ce jeu muet fut surpris par la princesse Mangala, qui entre les cils, sournoisement, ne cessait d’observer la reine ; mais celle-ci ne s’en apercevait pas, et l’éclair de méchanceté satisfaite qui brilla un instant dans les yeux de sa rivale, échappa même à Lila qui, à la dérobée, elle aussi, regardait Bussy, avec un sentiment poignant, où se mêlait à la joie de le voir heureux, une sourde mélancolie.

La pièce s’acheva à la satisfaction des amants qui, après bien des mésaventures, poursuivis même par la colère des dieux, voyaient tous leurs vœux accomplis.

— Ah ! j’ai peur, Lila, disait Ourvaci, à la fin de cette journée ; près de lui les heures s’envolent comme des minutes et, cependant, ces minutes-là sont plus emplies que toute ma vie passée. Que deviendrai-je lorsqu’il ne sera plus là ?

— L’avenir est à vous, puisqu’il t’aime et que tu l’aimes, dit Lila, mais prenez garde de le compromettre par trop d’impatience. Ne faut-il pas, moi qui ai longtemps combattu la folie de ta haine, que je contienne aujourd’hui l’audace imprudente de ton amour ?

— Ah ! ne gâte pas ma joie en me grondant, dit la reine. Quand je songe que celui qui m’a sauvée de la mort me sauve encore de l’esclavage, et que j’ai voulu deux fois le tuer, mon cœur est déchiré par une atroce douleur ; il est là, mendiant un regard, lui à qui je donne en secret toute mon âme, et tu veux que je détourne les yeux, que je retienne mes larmes !

— Je tremble pour la vie qui t’est chère, comme toi-même tu tremblais, il y a peu de temps encore, quand tu me cachais ton secret. Un tourbillon de bonheur t’entraîne et t’aveugle à présent et te fait oublier tes justes craintes.

— C’est vrai, dit Ourvaci en pâlissant : si le ministre savait mon amour pour celui qu’il hait d’une haine incompréhensible, nous serions perdus. Lila, tu m’épouvantes. Il faudra bien pourtant que la vérité éclate, et que le roi soit proclamé.

— Il faut que Panch-Anan soit brisé avant cela, et si tu n’oses le faire brusquement, usons de ruses quelque temps encore et minons ce pouvoir absolu que tu as si imprudemment laissé prendre au ministre.

— Je ferai ainsi, Lila, et personne ne connaîtra ma réponse au roi du Dekan avant que l’ambassadeur soit hors d’atteinte. Je tâcherai, puisqu’il le faut, de mieux garder mon secret ; mais s’il allait s’en attrister ?

— Ne suis-je pas là ? dit la princesse, déjà je l’ai averti, mais il est de ceux, malheureusement, que le danger attire.

Le lendemain, après le conseil, auquel l’ambassadeur assistait, et où la reine fit connaître les propositions du soubab et l’accroissement inespéré du territoire de Bangalore, Panch-Anan, rentrant chez lui, très préoccupé, aperçut dans la cour de son palais les pages et la litière de la princesse Mangala ; il pressa le pas et gagna la salle où elle l’attendait.

— Victoire au ministre ! dit la princesse, en portant ses mains à son front.

— Qu’est-ce donc, ma fille, qui t’amène si matin chez moi ? dit le brahmane.

— La découverte du plus étonnant mystère, mon saint gourou. Mon amour pour notre reine me pousse à te le révéler, afin que tu puisses la protéger et la sauver. Les dieux sont au pouvoir des prières, les prières sont au pouvoir des brahmanes, donc les brahmanes sont dieux et rien ne doit leur être caché.

— Parle sans détour, ma fille ; je connais ton dévouement et je saurai le récompenser, dans ce monde-ci, et dans les existences suivantes.

— Eh bien, père, le barbare est un magicien bien puissant, car il est parvenu à se faire aimer de la reine.

— Qui t’a dit cela ? s’écria Panch-Anan, en changeant de couleur.

— On s’est bien gardé de me le dire, répondit Mangala, mais j’ai surpris entre la reine et l’ambassadeur des regards et des échanges de signes qui ne me laissent pas de doute.

— Ce que je redoutais si fort est donc arrivé ! dit le brahmane, les sourcils froncés ; je comprends à présent : c’est ce maudit barbare qui a décidé le soubab à laisser la reine libre de rompre ou de tenir les promesses de fiançailles : nouvelles qu’elle vient seulement de nous apprendre au conseil.

— Alors, la régence t’échappe ?

— Peut-être. La reine a déclaré qu’elle ne savait quelle réponse elle ferait. Mais elle nous trompe, sans doute, et est décidée à refuser.

— Un trône comme celui du Dekan, auprès du petit royaume de Bangalore, mérite bien qu’on hésite, dit Mangala.

— Mais Bangalore vient d’être doublé en importance ; à la demande du barbare, que l’impur musulman traite de frère, tout l’ancien territoire nous est rendu. N’est-ce pas là un signe que le roi du Dekan verrait d’un œil favorable une alliance de la reine avec son ambassadeur ?

— Ah ! mon père, un pareil sacrilège ne peut pas avoir lieu, s’écria la princesse avec épouvante. Si la reine a laissé surprendre son cœur par la magie, elle n’est pas folle au point d’oublier son rang et sa caste.

— Je la connais : elle est extrême en tout ; cet homme, elle le voulait mort, quand elle le haïssait ; l’aimant, elle le fera roi.

— Mais les pierres des palais tomberaient d’elles-mêmes pour le lapider !

— Calme-toi, ma fille, dit le brahmane, continue d’observer, et sois sûre que nous triompherons ; n’oublie pas que les dieux ne peuvent jamais être vaincus.

Le soir, des cordons de lampes s’enroulèrent comme des colliers autour des édifices. Dans le palais, cinq mille déotis — esclaves porte-lumières — en haie sur les escaliers, dans les cours, au bord des bassins, formèrent l’illumination. Des pièces d’artifice éclatèrent sur tous les points de la ville, et on lança sur la rivière d’innombrables radeaux chargés de flammes de diverses couleurs. Le courant emportant ces radeaux, qui se renouvelaient sans cesse, roulait un véritable fleuve de feu et de pierreries. Seules, les pagodes restèrent sombres et muettes.

La reine avait proposé à Bussy de faire avec elle, le lendemain, une promenade, pendant les heures matinales et fraîches, jusqu’à ce territoire tant regretté qui, grâce à lui, redevenait son bien. On partirait à cheval, pour revenir sur les éléphants, envoyés la veille, à la halte.

À l’heure où les étoiles commençaient à pâlir, un vétalika s’approcha de la chambre de Bussy, fit courir ses doigts sur la harpe aux cordes d’or et chanta, pour faire fuir le sommeil : que la lumière, comme la gloire précède un héros, allait se répandre dans le ciel, annonçant la venue du soleil.

Le marquis s’éveilla en souriant et se hâta de s’habiller.

Il faisait jour, quand les fanfares sonnèrent au sommet des tours et que la reine parut à cheval, dans son charmant costume de guerrier, sous le portique de la dernière cour.

Bussy s’avançait vers elle, tête nue, en retenant sa monture avec grâce. Ils échangèrent un salut cérémonieux, mais en même temps leurs regards se joignirent, dans un éclair aussitôt éteint.

Quelle était ravissante, dans cette nouvelle parure d’un charme si étrange, sous le léger casque surmonté d’un oiseau radieux, avec la tunique d’or et de soie, moulant délicieusement son torse, et que traversait la bandoulière de pierreries, retenant le carquois !

Lila, et deux pages tenant des corbeilles vides, accompagnaient la reine ; Bussy avait avec lui Arslan-Khan. Un détachement d’archers hindous et de mousquetaires français devait les suivre à distance.

Ils traversèrent, au pas, la ville qui s’éveillait. Les habitants, en grand nombre, descendaient les escaliers de la rivière pour aller faire leurs ablutions matinales, et l’on voyait les femmes dénouer leurs longues chevelures. On ouvrait les bazars, et déjà des religieux mendiants les parcouraient, pour récolter les aumônes, tandis que les taureaux des brahmanes, magnifiques bêtes qui portaient, empreint sur la hanche, l’emblème de Siva, se promenaient lentement, ou pillaient l’étalage d’un marchand de grains, sans que celui-ci se permît de les chasser, ni même de donner la moindre marque de mécontentement. Des coureurs, armés de cannes d’argent, faisaient faire place à la reine.

Les cavaliers sortirent par la porte du Sud, et, la voûte une fois franchie, galopèrent, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint une avenue de multipliants, qui se prolongeait à perte de vue.

— Ah ! s’écria Lila avec un soupir heureux, nous avons l’air d’oiseaux qui s’envolent, en pleine liberté, loin de toute contrainte.

Bussy regarda la reine qui, la tête un peu inclinée, lui sourit avec une exquise douceur ; puis, ce beau guerrier s’intimida, baissa les yeux et parut fort occupé à détacher son arc d’or de la selle où il était fixé.

— Dans toutes les régions du monde, à la voir ainsi, il est certain qu’on nommerait l’Amour, dit le marquis à Lila.

Ourvaci, du bout des doigts, prit par-dessus son épaule une flèche, empennée de plumes de perroquets.

— Prenez garde ! s’écria la princesse, le terrible Kama-Deva a soulevé son arc, et le trait, où le venin se mêle à l’ambroisie, va prendre son vol !

— Je ne redoute plus le Dieu triomphant, dit Bussy, il m’a tellement criblé de blessures que je le mets au défi de trouver place pour une de plus.

— Personne n’a rien à craindre, dit Ourvaci en riant, pas même les oiseaux ni les écureuils, qui peuplent les buissons épanouis et les arbres.

— Ta victime est sans doute un immortel, dit Bussy en voyant la reine tendre la corde de l’arc, dans un geste d’une grâce incomparable.

— Non, dit-elle ; autrefois, c’eût été une panthère ou un tigre, mais aujourd’hui le sang m’épouvante, je ne chasse plus que des fleurs.

La flèche partit et une fleur coupée par la tige tomba du haut d’une liane. Un des pages descendit de cheval, la ramassa. D’autres victimes suivirent ; ce fut comme une pluie, et les corbeilles s’emplissaient.

Quelquefois la fleur, atteinte en plein cœur, s’effeuillait.

— Ah, maladroite ! s’écriait la reine, je l’ai tuée !

Le marquis la contemplait dans une fièvre d’admiration, chacun des mouvements qu’elle faisait lui révélait une splendeur nouvelle, et lui était aussi doux et enivrant qu’une caresse. Elle se courbait en arrière pour mieux viser, se penchait de côté, abaissait ses longs sourcils sur ses yeux attentifs, déployait ses bras, puis les laissait retomber en souriant, quand la flèche était lancée. Son cheval arabe, couleur fleur de pêcher, obéissait à une légère pression du genou, à un mot dit à voix basse.

— Eh bien ! s’écria la reine, paresseux, tu ne m’imites pas ?

— Je n’ai pas d’arc, dit Bussy.

La princesse Lila lui tendit le sien.

— Je suis si peu habile, dit-elle, que je n’ose en user, de peur de blesser les oiseaux.

— Jamais je ne me suis servi de cette arme !

— Voyez quel orgueil ! s’écria la reine en riant, ce héros n’ose pas risquer d’être vaincu.

Bussy prit vivement l’arc et les flèches que lui tendait Lila, puis lança son cheval en avant, cherchant des yeux une fleur à viser, et Ourvaci, curieuse, le rejoignit, laissant la princesse un peu en arrière avec Arslan-Khan.

Lila, songeuse, les suivait du regard : tous deux si beaux, si pleins de jeunesse et d’amour, réunis enfin !

— Qui aurait pu prévoir, dit-elle à l’umara, que nous verrions un jour ces mortels ennemis courir l’un près de l’autre, dans un aussi doux accord, en s’occupant de fleurs avec des joies d’enfant ?

— Tu te souviens comme moi d’une autre matinée, n’est-ce pas, princesse ? dit Arslan, celle où, près de Méliapore, nous avons assisté à la première bataille des Français contre les Mogols, et où je suis descendu vers la ville pour m’informer si l’homme que nous haïssions était parmi les combattants.

— Oui, dit Lila, j’y songeais, en nous voyant réunis aujourd’hui, auprès de ce même homme, dont la vie nous est devenue si chère.

— Certes, dit le musulman, aujourd’hui je l’aime et je l’admire et tout mon sang lui appartient.

— Si tu l’aimes ainsi, veille bien sur lui, je t’en conjure, dit la princesse avec un regard assombri. Puisque tu es maintenant attaché à sa maison, tu ne le quittes guère : eh bien, défie-toi de tout ; la trahison et le meurtre le menacent encore, car la reine n’aura, je le crains bien, ni l’énergie, ni le pouvoir peut-être, de les prévenir par un acte violent d’autorité.

— Le danger, c’est cet infâme ministre, n’est-ce pas ? s’écria Arslan transporté d’indignation, ce monstre à face verte et hideuse qui ne respire que la cupidité, l’ambition et l’envie, ce scorpion, ce serpent venimeux ! Pourquoi ne pas employer contre lui les armes dont il se sert si bien ?

— Parle plus bas, dit Lila en regardant autour d’elle avec inquiétude ; tuer un brahmane est un crime auquel on n’ose même pas songer ; d’ailleurs, la reine, déchirée de remords à cause du mal que le ministre lui a fait commettre, à elle qui pleurerait la mort d’un papillon, ne consentirait pas, pour sauver sa propre vie, à faire verser une goutte de sang de plus ; elle est superstitieuse, d’ailleurs, elle croit au merveilleux et à la puissance des brahmanes. Panch-Anan n’a pas encore perdu toute influence sur elle.

— Que faire donc ? comment délivrer le monde d’un pareil misérable ?

— J’ai écrit, pour lui demander conseil, au grand vizir Rugoonat-Dat ; sa réponse ne peut tarder. En attendant, veillons. Le danger, d’ailleurs, n’est pas immédiat ; l’ambassadeur est sacré et personne, pas même Panch-Anan, n’oserait rien entreprendre contre lui tant qu’il est dans le royaume.

Pendant que ces cœurs fidèles s’inquiétaient de l’avenir, les deux beaux archers, tout au présent, bondissaient dans la fraîche avenue, faisant assaut d’adresse, se portant des défis. Le marquis, si habile tireur, après quelques flèches perdues et quelques fleurs mises en pièces, était vite parvenu à soutenir brillamment la lutte ; et quand elle cessa, les carquois, étaient vides et les corbeilles emplies.

Bussy et la reine s’arrêtèrent souriants, et Ourvaci chercha des yeux ses compagnons qui apparaissaient tout au loin, s’avançant au pas.

Alors, à l’idée qu’elle était, pour un moment, seule avec Bussy, elle éprouva une émotion étrange où le plaisir et la crainte se mêlaient.

— Il m’a comblée de bienfaits, se disait-elle, je les ai reconnus par d’odieuses trahisons. Maintenant que nos cœurs s’entendent, s’il exige l’aveu d’un amour qu’il a trop bien deviné, s’il demande enfin la récompense de sa longue et patiente peine, comment la lui refuser ? comment lui parler de la prudence et du mystère, qui doivent retarder et voiler encore notre bonheur ?

Et elle baissait la tête, avec le désir et la peur de l’entendre parler.

Il se taisait pourtant, retenu justement par la pensée de la reconnaissance qu’elle lui devait, et qu’il tremblait d’avoir l’air de réclamer. D’ailleurs, il n’avait pas épuisé encore ce pur et délicieux trouble de l’amour naissant, et il éprouvait une telle plénitude de joie qu’il ne songeait pas à rien désirer de plus que le présent ; loin de vouloir lui rien demander, il craignait de la blesser par cette persistance avec laquelle il tenait son regard attaché sur elle, et cependant il ne pouvait l’en arracher : il était fasciné par cette perfection de formes, comme l’eût été un statuaire, et trouvait d’incomparables délices à épier le charme qu’y ajoutait le moindre geste ; une façon qu’elle avait de relever la tête d’un mouvement fier et vif, le battement de ses longs cils sur ses joues, une certaine moue qui plissait la pourpre soyeuse des lèvres, et faisait frissonner de tendresse le cœur de l’amant.

— C’est vraiment une âme d’élite, pensa la reine au moment où Lila et Arslan les rejoignaient, il veut tout tenir de moi-même et ne demandera rien.

— Eh bien, s’écria la princesse, le Lion des Lions a-t-il enfin la surprise d’une défaite ?

— Il ne pouvait être vaincu, dit Ourvaci, celui qui a triomphé d’adversaires tels que nous : partis pour le combattre, nous sommes revenus, tous trois, chargés de liens de fleurs.

— Moi, j’ai déposé les armes à la seule vue du héros, dit Lila ; j’ai tendu mon cœur à la chaîne, sans avoir livré bataille.

Bussy prit la main de Lila et la baisa :

— Cette chaîne-là m’a fait ton frère véritable, dit-il, et m’attache à toi, plus encore qu’elle ne te lie.

— C’est vrai, Lila seule n’a aucun tort à se faire pardonner, dit Ourvaci ; mais qui sait ? la haine n’est peut-être qu’un élan pris pour mieux aimer. Mais nous nous oublions, ajouta-t-elle, en détournant les yeux pour fuir le charme du regard plein de passion par lequel il la remercia, mon royaume est petit et nous sommes capables cependant de ne jamais parvenir jusqu’à ses limites.

On mit les chevaux au galop, et bientôt, quittant l’abri des arbres, on s’élança, par une route étroite, à travers un champ de roses.

C’était une culture régulière, tous les buissons, parfaitement alignés, étaient taillés de hauteurs égales, et à perte de vue s’étendait comme un tapis pourpre. Des femmes, vêtues de saris blancs, dont un pan leur servait de voile, apparaissaient de loin en loin, occupées à recueillir les fleurs mûres, pour la confection de l’attar-gul, l’exquise et précieuse essence.

Un parfum fort et poivré flottait sur toute cette plaine.

— Ne nous arrêtons pas, dit la reine, l’odeur des roses enivre au point de faire perdre la raison.

Des montagnes bleues, avec quelques taches de neige au sommet, fermaient l’horizon et semblaient proches.

— Voici les limites naturelles de Bangalore, dit la reine en les désignant de la main, mais depuis longtemps elles ne le limitaient plus. Ne te semblent-elles pas plus belles aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été, chère Lila, maintenant que nous ne les voyons plus à travers des larmes de regret ?

— Elles semblent resplendir comme des saphirs sertis d’argent, dit la princesse, et les plus hauts pics du Séjour de l’Hiver, le mont Mérou lui-même, ne me feraient pas autant de plaisir à voir.

On traversa plusieurs villages, des rizières et de fraîches plantations où tout respirait la prospérité et l’abondance ; puis une muraille crénelée se présenta, retenue de l’écroulement par les plantes parasites, et au delà c’était l’aridité du désert.

— La vie renaîtra bientôt ici sous la magie de ton sceptre, dit Lila, et quand nous reviendrons, nous ne retrouverons plus la jungle inhospitalière.

Ourvaci, grave et songeuse, embrassait de son beau regard toute cette étendue sauvage et desséchée, étudiait les mouvements du sol, suivait la course imaginaire des frais ruisseaux et des canaux argentés qu’elle voulait ramener dans cette terre perdue, comme le sang dans des veines taries.

Mais le soleil commençait à faire sentir la brûlure de ses rayons, et l’on se hâta de les fuir.

— Quels formidables remparts ! s’écria Bussy en voyant de plus près les montagnes, qui se dressaient âpres, déchiquetées, inaccessibles, s’étendant comme une muraille ininterrompue.

— Par malheur, dit la reine, de nombreux défilés, faciles à franchir, percent la chaîne sur toute sa longueur.

— Combien il serait aisé de les fortifier ! dit le marquis ; une redoute et deux canons suffiraient, et avec quelques soldats on arrêterait alors toute une armée dans ces gorges étroites. Si tu daignes avoir confiance en mes conseils, je te tracerai un plan de fortifications à édifier et je t’enverrai des pièces de rempart, de la fonderie que j’ai fait construire dans les environs d’Aurengabad, et qui déjà fonctionne.

La reine écoutait Bussy avec une respectueuse attention :

— Heureuse de tes avis, je t’obéirai comme au roi même de ce royaume, dit-elle à demi-voix. D’ailleurs, n’en es-tu pas vraiment le maître ?

— Moi ! le maître ! murmura Bussy dans un vertige de bonheur qui le fit chanceler, et répandit sur son visage cette pâleur subite, dont Lila s’effrayait si fort.

La reine, elle aussi, eut peur et avança vivement la main pour le secourir ; mais il s’empara de cette main souple, fraîche et suave comme la pulpe d’une fleur, et la couvrit de baisers ardents. Puis, brusquement, il éperonna son cheval et s’enfuit comme s’il voulait calmer l’ivresse qui le transportait, dans un vertigineux galop.

— Hélas ! est-il fou ? dit Ourvaci tremblante.

— Tu vas le faire mourir de joie, après l’avoir tant torturé, s’écria la princesse. Voyez, son cheval s’emporte, il peut le briser contre les pierres !

— Rassurez-vous, dit Arslan, avec un sourire tranquille. D’un cavalier tel que Bussy, il n’y a rien à craindre. Sous la grâce de son corps se cache une force incroyable ; je l’ai vu remuer, de ses mains si blanches, des blocs que plusieurs hommes robustes ne pouvaient ébranler. Sa monture serait étouffée entre des genoux de fer, si elle s’avisait de se révolter. Tenez, il la dirige parfaitement, le voilà qui revient à nous.

Bussy arrêta net son cheval, qui, l’œil hagard, couvrant d’écume les pierreries du mors, trembla longtemps sur ses jarrets.

Les prunelles bleues du jeune homme étincelaient d’orgueil et de joie, mais il humilia leur expression, demanda grâce pour cet accès de démence.

Le campement était établi sous un banyan, cet arbre étrange dont les branches pendantes prennent racine, formant de nouveaux arbres, qui, à leur tour, donnent naissance à d’autres et construisent ainsi comme de merveilleux temples, avec des perspectives d’arceaux de verdure, frais et sonores.

Des tapis étaient déroulés sur la mousse et des coussins disposés autour de petites tables basses, en bois précieux incrusté de nacre.

Les cavaliers mirent pied à terre et des esclaves accoururent pour emmener les chevaux.

Des fumées flottaient, chargées d’odeurs appétissantes, et l'on voyait, dans les lointains du banyan, toute une foule de serviteurs s’agiter. On avait installé les fours portatifs en argent, et les glacières, avec la provision de neige pour les sorbets ; le lait tiède moussait dans des seaux de cristal, et l’on barattait le beurre activement, tandis que le riz cuisait, mêlé de piments et de jujubes, et que l’on pétrissait des gâteaux au miel et toutes sortes de pâtisseries.

La reine détacha son joli casque et l’accrocha à une branche.

— Est-il vrai que dans ta patrie, dit-elle à Bussy, les femmes et les hommes prennent ensemble leurs repas ?

— C’est vrai, dit-il.

Ourvaci se tourna vers Lila.

— Eh bien ! dit-elle, aujourd’hui nous adopterons la coutume de notre hôte.

La princesse se mit à rire.

— Qu’as-tu, méchante ? demanda la reine avec un sourire un peu inquiet.

— Je songe à ce fameux agneau farci de pistaches, qui nous a causé tant de tourment, et qu’il faut maintenant supprimer, car il ne peut pas être servi devant des brahmines comme nous. Pour sauver notre âme, nous l’avons cependant fait offrir en sacrifice à Kali.

— Ô reine ! quel chagrin tu me causes, s’écria Bussy, d’avoir enfreint pour moi un précepte de ta loi. Je fais vœu, si cela peut te plaire, de ne plus me nourrir que de fruits et de racines.

— Il faut te moquer de mes préjugés, au contraire, dit Ourvaci ; la savante élève de Rugoonat-Dat m’a démontré qu’ils ne s’appuyaient sur rien ; personne ne possède comme elle les textes sacrés, aussi m’a-t-elle fait lire dans les Védas, qu’il est de règle d’offrir à un hôte, du miel, avec différentes viandes. Interroge Lila, elle te dira mille choses encore sur ce sujet : le sage Valmiki, lorsqu’il reçut dans son ermitage les épouses de Dasaratha, leur servit un grand festin composé de gibiers et de chairs diverses ; Rama lui-même sacrifiait des gazelles dans la forêt de son exil ; elle t’apprendra encore que ce sont les djênas et les bouddhistes qui les premiers ont interdit l’usage de la chair ; tu vois bien que nos superstitions ne méritent qu’une moquerie.

— L’agneau n’en est pas moins condamné, dit Lila, qui ajouta à l’oreille de Bussy : Il faut qu’elle t’aime bien follement pour avoir essayé un tel sacrifice, mais elle n’aurait pas pu le supporter, et se serait évanouie d’horreur, à la vue de ce mets réprouvé.

De magnifiques coquillages tenaient lieu d’assiettes et de plats, les coupes étaient d’or, et les cuillers formées par le bec rose et poli du coknos.

Pendant le repas, des musiciens et des chanteuses invisibles se firent entendre, et des danseuses, entrelaçant leurs belles écharpes, formèrent une ronde, à travers les arbres, et enveloppèrent les convives dans un cercle de gaze et d’or.

Pour laisser passer les heures accablantes de l’après-midi, avant de retourner à la ville, on s’étendit sur des coussins, à la place la plus ombreuse, et, tandis que les esclaves rafraîchissaient l’air en agitant des écrans, on apporta les corbeilles, pleines des fleurs cueillies à coups de flèches.

— Voici encore un motif de raillerie, dit la reine en renversant l’odorante moisson sur le tapis ; l’occupation favorite des Hindous est de former des guirlandes, n’est-ce pas bien frivole ?

— Quand j’ai quitté Versailles, dit le marquis, le roi de France et toute la cour pour lui complaire faisaient de la tapisserie. N’est-il pas bien plus charmant ce passe-temps qui consiste à entrelacer des fleurs ?

— Tu acceptes la lutte cette fois encore ?

— Je m’offre courageusement à vos sarcasmes, dit-il en attirant à lui une branche.

Lila jeta, en riant, à Bussy le fil d’or pour lier les tiges.

Et il entreprit gaiement ce travail inconnu, qu’interrompirent souvent de doux regards et des sourires, et où des maladresses, réparées par la reine, lui donnaient la joie de pouvoir effleurer des doigts légers, entre les piquantes épines. Et ces heures-là furent exquises ; dans cette paisible et endormante nature, elles apaisèrent leurs âmes, leur donnèrent l’illusion d’un bonheur à l’abri de toute atteinte, sûr de son éternité.

Au retour, un cortège imposant les accompagnait.

Erâvata, portant la reine et la princesse, marchait de front avec Ganésa, sur lequel était Bussy avec Arslan-Khan. L’éléphant d’Ourvaci avait au cou la guirlande assez mal tressée par le marquis et dont quelques fleurs se détachaient, et Ganésa était couronné par celle qu’avait formée la reine. Ils revinrent à la ville par la forêt.

Le peuple de Bangalore les attendait. Durant la journée, des hérauts, appelant les habitants sur toutes les places, leur avaient lu le firman qui rendait à la couronne le territoire perdu, ajoutant que c’était sur la prière de l’ambassadeur, auquel le roi du Dekan avait été heureux d’accorder cette faveur. En secret, Ourvaci avait fait répandre le bruit, par d’habiles agents, que ce bienfaiteur du royaume était le même homme qui, en risquant la sienne, avait sauvé la vie à la reine, quelques années auparavant. Elle voulait savoir si l’amour que lui portait son peuple serait assez fort pour faire taire en lui les préjugés de race et de religion, et quel accueil il ferait, de son propre mouvement, à l’ambassadeur du soubab, quand il saurait combien il avait droit à sa reconnaissance.

Par une de ces intuitions que les foules ont quelquefois, le secret désir de la reine sembla avoir été deviné par le peuple, qui fit spontanément à l’ambassadeur, une ovation enthousiaste, jetant des palmes sur sa route, arrosant de musc et d’eau de roses les oreilles de son éléphant et couvrant le nom de l’étranger de bénédictions et de louanges.

Bussy, surpris et touché de ce chaleureux accueil, saluait cette foule et lui souriait.

— Ah ! Lila, dit Ourvaci, pâle et tremblante de joie, lorsqu’on atteignit le palais, ne dirait-on pas qu’ils acclament le roi ?

XXVIII

SÉPARATION

Les fêtes se prolongèrent, de jour en jour et de semaine en semaine ; chasses, spectacles, combats de bêtes féroces, réjouissances de toutes sortes, dans la ville et dans le palais, auxquelles d’ailleurs la reine et son hôte se mêlaient peu ; ils paraissaient quelques instants, puis s’éloignaient, avec un groupe de favoris. Leurs vraies fêtes, à eux, étaient d’être ensemble, sans trop de contrainte, entourés d’amis sincères qui, s’ils devinaient leur amour, ne les trahiraient pas. Bussy avait voulu revoir l’île du Silence et la chambre d’ivoire, éclairée par des étoiles de pierreries. Puis, la reine l’avait conduit sur l’emplacement du hangar où il avait été porté blessé. Sans déblayer tout à fait les cendres et les ronces, en grand secret, ils posèrent ensemble la première pierre d’un temple à Kama-Deva, qu’elle voulait faire construire là, dès qu’on le pourrait sans danger.

Quelquefois, ils s’amusaient à voir de jeunes pages, à l’aide d’oiseaux dressés à les prendre vivants, chasser les merveilleux papillons, qui semblaient des joyaux sur la soie des fleurs ; on en emplissait des cages de gaze, puis l’on donnait la volée à toutes ces ailes éclatantes, dans une jolie cour plantée d’arbustes et recouverte d’un filet d’or, pour les garder prisonnières.

Ils se plaisaient dans les jardins, au bord des fontaines, ou dans quelque fraîche salle d’un pavillon d’où l’on découvrait la campagne ; mais ils affectionnaient surtout un étrange balcon de pierre, tout ajouré des plus fantasques sculptures, et qui faisait une trouée dans un grand arbre. Quand ils étaient là, tout près du chant des oiseaux, ne voyant rien qu’un entrelacement de branches, il leur semblait être vraiment dans un nid. Et les heures s’écoulaient rapides et heureuses, sans qu’ils eussent l’idée que ce temps de bonheur pouvait finir.

Un jour qu’ils étaient sur ce balcon, seuls avec Lila, perdus dans un silence plein de pensées, un bruit de pas pressés se fit entendre dans la salle, et un messager parut.

Bussy, qui tous les matins recevait par un courrier des lettres de Rugoonat-Dat et de Kerjean, le tenant au courant des affaires, fut effrayé de voir ce messager, arrivant dans l’après-midi, tout couvert de poussière et qui avait certainement brûlé la route. Ce fut avec un frisson d’inquiétude qu’il prit la lettre qu’on lui tendait.

La reine s’était levée toute pâle, et s’appuyait à la balustrade du balcon, regardant avec effroi et colère cet homme qui, peut-être, venait briser sa joie.

Le marquis lut tout haut la lettre composée de quelques lignes, écrites fiévreusement de la main du roi.

« Reviens vite, mon Bussy, nous sommes perdus ! Les Mahrattes ont envahi le Dekan et menacent Aurengabad. »

— Hélas ! ce malheureux pays ne cessera donc pas d’être une proie convoitée de tous ! s’écria le jeune homme en jetant à Ourvaci un regard désolé.

Elle se tordait les mains en murmurant d’un air égaré :

— Les Mahrattes !

— Eh bien, dit Bussy en souriant, qu’ont-ils donc de si terrible ? S’ils ne m’arrachaient pas à un bonheur céleste, ils m’inquiéteraient fort peu.

— Seigneur, dit Lila, c’est par eux qu’Ourvaci est orpheline. Avant que la gloire des Français ait tout effacé dans l’Hindoustan, les Mahrattes passaient pour les plus braves et les plus redoutables des guerriers. Rien ne leur résistait et leur nom seul faisait fuir les armées.

— Leur défaite manquait à notre renommée, dit-il, et il est bon que l’orgueil et l’insolence de ce peuple soient humiliés. Je t’en conjure, ma reine, ajouta-t-il en voyant qu’Ourvaci baissait la tête avec accablement, aie plus de confiance dans nos armes. La bravoure des Mahrattes ne pourra rien contre une bravoure égale, soutenue par une artillerie tellement supérieure, qu’ils disent tous ici que nous avons la foudre pour alliée.

— Je crois Rama invincible, dit-elle, mais est-il invulnérable ?

— Pourrai-je mourir lorsque tu daignes t’inquiéter pour ma vie ? dit-il. Mais, hélas ! je n’ai plus que quelques moments à passer près de toi. Veux-tu me permettre, pour que je n’en perde pas une minute, de donner, sans te quitter, les ordres les plus pressés ?

La reine, incapable de parler, fit de la tête un signe affirmatif.

Bussy recommanda que l’on tînt prêts à partir plusieurs courriers, et fit appeler son secrétaire.

Naïk arriva bientôt, et ne put se défendre d’un mouvement de crainte en se trouvant en présence de la reine ; car, pour un paria, c’était un crime irrémissible de s’approcher d’un souverain. Mais il comprit vite, à la pâleur et à l’air de tristesse répandus sur les visages, qu’un malheur était arrivé, et qu’on s’inquiétait peu de savoir si le nouveau venu était tchandala ou brahmane.

Le marquis lui fit lire le billet du roi et lui dicta plusieurs lettres. Naïk portait toujours suspendu à sa ceinture, un étui d’or renfermant le Kalam, l’encrier et le rouleau de parchemin, insignes de ses fonctions ; il mettait un genou en terre et s’appuyait sur l’autre pour écrire.

Bussy donnait l’ordre, à l’umara qui commandait les cipayes de la garnison de Kadapa, nababie toute proche de Bangalore, dont Salabet-Cingh avait fait présent à la bégum Jeanne, de mettre à sa disposition tous les hommes dont il pourrait disposer, sans compromettre la sûreté de la place, et le plus possible de pièces de campagne ; il envoya le même avis au commandant de Kanoul, qui se trouvait aussi sur la route qu’il voulait suivre. Puis il écrivit, de sa main, à Kerjean, une dépêche chiffrée, et ces quelques lignes au soubab :

« Rassure-toi, mon roi, et ne perds pas confiance dans celui qui t’a jusqu’ici conduit à la victoire ; j’ai un moyen certain de préserver ta capitale, c’est de marcher sur Pounah, la capitale de tes agresseurs. Tu les verras aussitôt rebrousser chemin en grande hâte pour aller défendre leurs États. Mais il ne faut pas perdre un instant ; je t’en conjure, fais partir tes troupes, dès cet avis reçu, avec le bataillon français qui sera prêt en une heure. Vous me rejoindrez à Béder. »

Ourvaci, immobile et retenant ses larmes, admirait cependant, à travers sa douleur, cette promptitude de décision, cette lucidité froide, que ne troublaient ni la brutalité de la nouvelle, ni le chagrin qu’elle causait. C’était le héros, l’intrépide guerrier, soigneux de sa gloire, qui maintenant se dressait devant elle, et elle avait peine à retrouver en lui l’amant qui tout à l’heure frémissait d’amour à ses pieds. Ce beau visage sévère, à l’expression impérieuse, ces yeux fixes sous le sourcil froncé, semblaient l’avoir oubliée.

Et elle songeait avec un confus sentiment de jalousie :

— S’il lui fallait choisir entre la gloire et moi, peut-être serais-je sacrifiée.

— Préviens Arslan-Khan et les officiers français, dit-il à Naïk en le congédiant, que tout ce qu’il y avait de soldats dans le cortège part avec moi, avant une heure. Le reste de la suite, les éléphants et les esclaves se mettront en route demain.

— Comment ! dit Ourvaci, tu ne me donnes même pas cette journée ?

— Ô reine, s’écria-t-il, te causer un regret, quelle douleur et quel orgueil ! Mais décide toi-même s’il m’est possible de ne pas voler, sans perdre un instant, au secours d’un roi qui vient de se montrer si généreux.

— C’est vrai, dit-elle, en baissant la tête, c’est impossible, il faut partir.

Elle semblait suffoquer, prête à s’évanouir.

— Quelle triste reine, n’est-ce pas ? reprit-elle en essayant de sourire. Sans courage !… Oh ! je ne suis pas toujours ainsi ; mais je ne sais quelle angoisse m’oppresse, il me semble que nous sortons de la lumière pour entrer dans une ombre opaque et sans issue. Ah ! j’ai beau vouloir le chasser, un pressentiment funeste me tient dans ses serres et me dévore le cœur.

Et elle cacha sur l’épaule de Lila son visage inondé de larmes.

Bussy, agenouillé devant elle, lui baisait les mains.

— Hélas ! elle m’ôte toute ma force ! disait-il ; la voir souffrir est une torture impossible à supporter.

— Ma douce reine, ne te laisse pas abattre à ce point, dit Lila en lui caressant les cheveux ; la secousse trop brusque de cette séparation est affreuse, c’est vrai ; mais l’ambassadeur ne devait pas rester toujours ; songe qu’il reviendra victorieux, et que, d’ici là, la renommée nous parlera de lui.

Ourvaci abaissa ses beaux yeux humides sur le jeune homme.

— Eh bien, dit-elle, s’il meurt, je mourrai.

Puis, elle s’attrista de nouveau.

— Hors de ce monde, nous ne serons pas réunis, s’écria-t-elle ; j’oubliais que le ciel de mes dieux n’est pas celui des siens.

— Mon seul dieu c’est toi, mon ciel c’est l’air qui t’enveloppe, cria-t-il. Mais, si cela peut te rassurer, j’adore Brahma, Indra, Ganésa et l’effrayante Kali qui danse sur des cadavres, et le dieu bleu qui vogue sur la mer de lait, et tous ceux que tu voudras ; s’il y a quelque sacrifice, quelque cérémonie à accomplir, je suis prêt.

— Pardonne-moi, j’étais folle, dit Ourvaci, j’ai honte vraiment d’amollir ton courage par le spectacle de ma lâcheté ; les jours et les nuits ne me manqueront pas pour exhaler ma douleur ; tant que tu es là, il reste encore de la joie. Demandons nos chevaux, Lila ; nous accompagnerons l’ambassadeur jusqu’aux limites de nos domaines.

Une heure plus tard, ils franchissaient ensemble le portique du palais, et le marquis, se retournant une dernière fois, embrassait d’un long regard cette demeure où il avait été si heureux.

— Ah ! s’écria-t-il, l’inscription, qui ment aujourd’hui sur les ruines somptueuses d’un édifice de Delhi, serait à sa vraie place sur la porte de ce palais : S’il est un paradis sur terre, c’est ici ! Certes, la douleur qu’éprouva Adam n’était pas plus poignante que la mienne lorsqu’il sortit de l’Éden, et pourtant il n’emportait pas, comme moi, l’espoir d’y revenir.

Du haut d’une des terrasses, dissimulé derrière un arbuste, quelqu’un regardait l’ambassadeur partir. C’était le ministre Panch-Anan.

Il s’était si bien effacé, tenu à l’écart pendant ces jours si doux pour les amants, feignant de s’absorber dans le soin des affaires, pour laisser à la reine toute sa liberté, qu’on l’avait presque oublié ; mais il n’oubliait pas, lui, et le regard dont il accompagnait l’étranger, était gros de haine et de menaces.

Les cavaliers dépassèrent la ville et, piquant leurs montures, galopèrent en silence, cherchant à se dissimuler l’un à l’autre leur désespoir.

Le moment de la séparation vint pourtant, ils s’arrêtèrent, osant à peine se regarder. La princesse, plus courageuse d’ordinaire, semblait à son tour accablée.

— Je ne puis m’empêcher de croire, dit-elle, que la destinée nous garde quelque trahison. Mon œil droit frémit, et j’ai vu tout à l’heure un oiseau fatal voler à notre rencontre. On veut rire des superstitions, ne pas croire aux pressentiments, et pourtant le cœur se glace quand les présages menacent un être cher.

Ourvaci, pâle comme une perle, se taisait.

— Le vrai, le seul malheur, c’est de se quitter, dit Bussy. Il n’en peut être de pire ; l’absence n’est-elle pas sœur de la mort ?

Il leur baisa les mains rapidement.

— Adieu ! cria-t-il en s’enfuyant, je reviendrai.

Mais lorsqu’un mouvement du terrain lui eut masqué la reine, qu’il ne la vit plus en se retournant, une horrible douleur lui tordit le cœur, et, à son tour, il fut frappé par une crainte affreuse, il lui sembla que le vent qui passait lui criait à l’oreille : Tu l’as vue pour la dernière fois.

Il s’arrêta sans souffle, terrifié. Puis tout à coup, s’écria :

— Je ferai mentir cet affreux pressentiment, je ne l’ai pas vue pour la dernière fois.

Et il remonta la pente au galop.

Ourvaci était toujours à la même place, immobile. Elle l’aperçut, courut à lui, et, tandis que leurs chevaux se cabraient, dans une étreinte éperdue, ils échangèrent un baiser plein d’horreur et de délices.

XXIX

RAHOU

C’est un grand tapage, un bruit métallique, retentissant, de boucliers heurtés violemment par le pommeau des sabres, de grands tambours, rapidement battus, de cymbales qui vibrent, et les cris de toute une armée se mêlent à ce tumulte.

La pleine lune verse sa lumière sur les blancheurs du camp mahratte, où les guerriers éveillés, la plupart en vêtement de nuit, agenouillés ou debout, ont tous les yeux au ciel. On distingue des figures énergiques et fines, sous le hérissement particulier de la barbe, partagée en deux, et peignée à rebrousse-poil.

La manœuvre de Bussy a parfaitement réussi : les ennemis se sont repliés au plus vite vers leurs frontières menacées. Dans plusieurs escarmouches déjà, cette célèbre cavalerie mahratte, dont l’impétuosité balayait tout d’ordinaire sur son passage, pour la première fois est restée sans effet : une infranchissable barrière de mitraille a toujours arrêté son élan. Maintenant, toute l’armée est réunie, avec son roi, Balladji-Rao, au milieu d’elle, à une journée de marche des Français, et une bataille décisive est imminente. Mais, pour l’instant, un danger plus grave que celui des combats menace le monde et agite tous les esprits ; les astrologues l’ont prédit : Rahou, le monstre sans corps, va dévorer la lune.

L’on fait tout ce bruit pour l’effrayer et l’éloigner de sa victime, qui, toute pâle, roule dans le ciel limpide comme fuyant, épouvantée. Mais déjà le dragon avide l’atteint ; sa gueule noire vient de saisir le bord de la courbe pure et brillante, les dents cruelles la mordent, l’échancrent ; Tchandra ne peut plus échapper, Rahou ne la lâchera pas, il l’avalera, plongeant ainsi le monde dans la nuit.

Alors des invectives, des imprécations éclatent, mêlées à des hurlements de désespoir, croissant à mesure que l’astre disparaît entre les mâchoires du monstre.

— Va-t’en ! va-t’en, hideux vampire ! mauvais génie qui traîtreusement te glissas parmi les dieux, tandis qu’ils barattaient la mer !

— Infâme voleur ! tu leur dérobas un peu de l’amrita d’immortalité, afin de ne pas mourir.

— Mais les deux yeux du ciel, l’œil d’or et l’œil d’argent, t’ont reconnu et dénoncé.

— Alors, Vichnou furieux t’a tranché la tête, et elle roule dans l’espace loin de ton corps.

— Et tu poursuis sans cesse ceux qui t’ont trahi, pour te venger en les dévorant.

— Brûle-lui la langue, Tchandra, répands sur ses gencives impures un poison tellement corrosif que l’horrible Rahou soit forcé de s’enfuir, en hurlant de douleur, après l’avoir rejetée dans le ciel.

Quand l’ombre fut complète, le vacarme grandit encore, les cris redoublèrent, les cymbales et les tambours semblèrent pris de folie.

Mais tout à coup, une voix formidable, qui semblait le rugissement du monstre qui mangeait la lune, couvrit ses clameurs. L’horizon se raya d’éclairs, et des globes, rouges comme des braises, passèrent en sifflant : les Français canonnaient le camp mahratte.

La surprise fut complète. À la terreur superstitieuse, succéda une épouvante plus sérieuse, une stupeur qui ôta toutes leurs facultés à ces hommes demi-nus, perdus dans l’ombre. Ils ne savaient même pas de quel côté fuir, à travers la fusillade ininterrompue qui les enveloppait de nuages. « On ne respirait, dirent-ils plus tard, que feu et fumée. »

Quand Rahou eut rejeté la lune, et que la clarté revint, elle illumina les baïonnettes françaises à la place où était tout à l’heure le camp. Les Mahrattes qui l’occupaient encore étaient morts ou prisonniers, tout le reste avait fui ; Balladji-Rao, en chemise, ne s’était échappé que grâce à un cheval, rencontré sur sa route, et qu’il avait enfourché.

Cette victoire, qui rompait l’antique prestige des guerriers mahrattes, les plongea, pour la première fois peut-être, dans un morne découragement, et, quand Balladji-Rao eut compris que le général français ne comptait pas se reposer et continuait sa marche vers Pounah, il fit des propositions de paix.

Bussy les accueillit volontiers, et, impatient de voir Salabet-Cingh, qu’il n’avait pu rejoindre encore, décida d’aller conférer lui-même de la paix avec le roi, et laissant le commandement à Kerjean, rebroussa chemin vers le camp du soubab, qui était, comme toujours, une ville ambulante.

Lorsque le marquis entra sous la tente royale, Salabet se leva vivement, et courut à lui.

— Ah ! Gazamfer, s’écria-t-il, tes triomphes sur les Mahrattes mettent le comble à notre gloire ! Heureux le roi que tu protèges ; défendu par ton bras, il n’a rien à redouter du sort.

— Ne parlons pas de moi, dit Bussy avec émotion ; après les faveurs dont tu m’as comblé, c’est à genoux que je dois te demander pardon de n’avoir pas su deviner un cœur comme le tien.

— Enfin, tu m’aimes donc ? s’écria le roi avec une charmante expression de bonheur, en ouvrant ses bras au marquis, c’est là ma plus grande victoire ! Tu ne sais pas ce que tu m’as fait souffrir, et quel supplice c’était pour moi de recevoir tout d’un homme qui me haïssait. Vois-tu, j’aurais donné mon royaume pour fondre cette glace de ton regard, et y faire luire ce chaud rayon d’amitié qui s’en échappe aujourd’hui. Méchant, qui n’a pas compris que je savais son secret, et que j’étais heureux de pouvoir enfin lui témoigner ma reconnaissance par un sacrifice digne de lui.

— Ah ; j’étais fou, aveugle et stupide, et plus le charme de ta personne m’entraînait vers toi, plus tu te montrais digne de mon amour, plus la jalousie me dévorait.

— Oui, tu as même songé à me tuer, dit le roi ; j’ai vu ma mort écrite dans l’expression de ton visage, quand je venais vers toi, plein d’impatience, t’apporter le bonheur.

— C’est vrai, dit Bussy, j’ai eu cette pensée horrible, toute ma vie ne suffira pas à la racheter

— Tais-toi, c’est oublié, dit le roi ; je me suis vengé d’ailleurs en te laissant souffrir quelques jours de plus ; pourtant, en fermant de mon sceau la lettre que je voulais d’abord te donner ouverte, je ne pouvais retenir mes larmes à l’idée que je prolongeais ta peine. Mais, j’avais tout fait pour t’éclairer. Je ne pouvais rien de plus ; il n’est pas dans nos coutumes de parler le premier à un homme, fût-il notre frère, de la femme qu’il aime ; contre toutes les convenances, je t’ai cependant nommé plusieurs fois Radiah, ma favorite, pour t’entraîner à m’ouvrir ton cœur, en te laissant voir que le mien était pris ; mais tu n’as pas su me comprendre.

— Je suis indigne de ton pardon, dit le marquis ; mes torts sont si graves que leur poids m’accable ; ils laisseront, malgré ta magnanime bonté, une ombre dans ton esprit.

— Tu me méconnais encore, Gazamfer, si tu crois que je te garderai la moindre rancune, l’amitié est pour moi une chose rare et sacrée que rien n’ébranle. Je t’ai donné la mienne spontanément et tout entière, tellement que l’immense gratitude que je te dois n’a rien pu y ajouter. Et, tu le vois, en ce moment, l’ami oublie le roi ; je ne le demande pas ce qui t’amène, ni quels sont les papiers que tu portes.

— Ce sont les propositions de paix de Balladji-Rao, dit le marquis ; j’ai fait avertir Rugoonat-Dat de me rejoindre auprès de toi, afin que nous puissions, sous tes ordres, arrêter les conditions.

La belle et douce figure du brahmane parut à l’entrée de la tente.

— Il m’aime, vizir, et c’est grâce à toi, s’écria le roi ; tu peux me demander, pour cela, telle faveur que tu voudras !

XXX

POISONS

Dans un frais bouquet de palmiers, au bord de la mer, une maison assez petite, isolée, apparaît tout environnée de sables brûlés de soleil. Les tattys, en roseaux tressés, sont baissés devant les fenêtres, et un noir, allant de l’une à l’autre, les arrose sans relâche à l’aide d’une pompe. Ce bruit d’eau qui ruisselle est le seul qui se fasse entendre. La maison semble morte au milieu de ce grand paysage simple, nu, où les solitudes du ciel, de la mer et des sables, se superposent.

Le long de la côte cependant, quelque chose semble rouler, et s’approche avec une extrême rapidité.

Le nuage soulevé laisse deviner bientôt un cavalier couvert de poussière, qui harcèle sans pitié son cheval. C’est vers la maison qu’il se dirige. Il franchit la porte ouverte de la palissade qui l’entoure et, sautant à bas de sa monture, gravit en courant les marches de la véranda.

De l’intérieur, quelqu’un vint au-devant de lui.

— Eh bien, Naïk ? demanda anxieusement celui qui entrait et qui était Arslan-Khan.

Le paria avait le visage inondé de larmes.

— Il est mort ?

— Non, il vit ; mais l’espoir fuit de nos cœurs, comme le vin d’une coupe brisée.

— Allah est grand ! il peut faire un miracle.

Naïk secoua la tête.

— Venez, dit-il, mais ôtez vos armes, la vue de l’acier lui fait peur.

— Bussy a peur d’une épée ! Hélas, il est bien perdu, dit Arslan, les yeux humides. Je suis certain maintenant qu’on voulait m’éloigner en me désignant pour porter au Mogol le tribut du roi. Parti au milieu de la joie et des triomphes, je retrouve, après quelques mois, désastre et malheur.

— L’assassinat de Rugoonat-Dat a été le premier éclair de cet orage terrible, dit Naïk.

— L’assassin, c’est ce misérable Panch-Anan !

— Je n’en ai pas douté un moment ; le ministre avait parlé d’une lettre dangereuse, écrite par lui à la princesse Lila, et qui avait été interceptée. Aussi, quand j’ai vu le cher brahmane mort, une inquiétude affreuse s’est emparée de moi. J’étais sûr de notre cuisinier et tous les plats arrivaient sur la table enfermés et scellés par lui. Mais j’avais supplié le maître de ne pas boire, même une goutte d’eau, hors du palais et il me l’avait promis en riant, ne croyant pas au danger. Malgré cela, je ne vivais pas, j’avais le pressentiment du poison. Hélas ! un jour, en sortant d’une conférence avec le nouveau ministre, Seid-el-Asker-Khan, dont la figure faussement humble me faisait horreur, le maître est tombé évanoui et on l’a rapporté au palais sans qu’il ait repris connaissance. Il m’avoua, lorsqu’il revint à lui, avoir bu quelques cuillerées d’un sorbet qu’il ne pouvait refuser, le ministre lui-même le lui offrant. Il avait très chaud, dit-il, puis un froid subit l’avait glacé. Contre tout espoir, pourtant, il se remit vite et se moqua de ma persistante angoisse. Bientôt son caractère changea ; lui, si séduisant dans ses manières et dont l’accueil, malgré sa grande dignité, était toujours si cordial, devint d’une hauteur extraordinaire avec tout le monde, tellement que M. de Kerjean ne lui parla plus et est encore aujourd’hui mortellement fâché contre lui. Des colères subites, sans cause, lui venaient, et alors il n’épargnait personne, pas même le roi, qui a fait preuve d’une patience bien rare. C’est alors qu’arriva cette nouvelle incroyable, d’un nouveau prétendant, soutenu par les Anglais, s’avançant avec des forces considérables vers Aurengabad. En la recevant le général parut troublé ; pour la première fois son sang-froid l’abandonna, il hésita, et, quand l’ennemi approcha, au lieu de défendre la ville, à la stupeur de tous, il ordonna la retraite et fit partir le roi pour Hyderabad. Je ne reconnus que trop l’action d’un poison lent qui, avant de tuer son corps, allait détruire la gloire du bien-aimé héros. Il eut quelques éclairs encore, puis faiblit, sembla redouter un combat. L’ennemi occupa la ville, confisqua les trésors, et Bussy, le héros de Gengi, le triomphateur, parla de fuir vers Pondichéry. Dupleix, par de prodigieux efforts, atténua un peu le désastre, put tenir dans Hyderabad, et je crois que le capitaine Kerjean a reçu des ordres secrets ; c’est lui qui dirige tout, depuis que la maladie du général, prenant des allures mortelles, nous obligea à l’amener ici, espérant quelque soulagement des fraîches brises de la mer.

Arslan-Khan, la tête dans ses mains, sanglotait.

— Qui le soigne ? demanda-t-il.

— Le médecin du roi est ici, il ne l’a pas quitté, dit Naïk, mais il s’avoue impuissant et ne peut découvrir quel est le poison qui tue lentement un homme si jeune et si robuste. Une fièvre terrible le brûle sans relâche, lui donne des accès de fureur, des colères folles où il retrouve des forces pour tout briser ; mais ces crises cessent depuis quelques jours pour faire place à un délire plus calme, à des craintes d’enfant et à des somnolences funestes qui, au dire du médecin, annoncent la fin.

— Ah ! je le vengerai ! s’écria Arslan, j’en fais le serment sacré, je saisirai ce misérable brahmane et j’inventerai pour lui des douleurs atroces. Je ferai durer son agonie des jours et des mois, je le tuerai lambeau à lambeau. Mais, hélas ! tout son sang impur ne rachètera pas une goutte de celui de notre ami !

— Le maître est éveillé, dit un serviteur qui apparut et disparut aussitôt.

— Crois-tu qu’il me reconnaîtra ? demanda Arslan, qui entra en tremblant dans la chambre.

C’était une salle nue, presque vide, maintenue très fraîche et dans un demi-jour. Au milieu, sur un lit de jonc, sans drap ni couverture, le marquis gisait, enveloppé seulement d’un peignoir de soie. Couché sur le dos, le regard vague, ses cheveux noirs répandus en arrière, on eût pu le croire mort, sans les mouvements nerveux qui l’agitaient par moments et sa respiration haletante.

Arslan s’approcha et contempla avec désespoir ce visage beau encore, mais livide, avec deux cercles noirs autour des yeux, auxquels la fièvre donnait un éclat effrayant. Il s’agenouilla, prit et baisa la main du mourant, et cette main le brûla comme une braise rouge. Cependant, le punka agitait l’air violemment, et Marion ne cessait de mouiller d’eau fraîche le front de son maître.

— Il ne me voit pas ! murmura le guerrier : il ne m’entend pas !

Au son de cette voix, Bussy brusquement se souleva et regarda qui était là, puis il se rejeta du côté de la jeune fille.

— Monseigneur ne reconnaît pas Arslan-Khan ?

— Oui, dit-il, je sais, il vient pour me tuer.

— Quelle punition ! s’écria l’umara.

Mais le malade oublia aussitôt, retomba dans son immobilité et dans son silence.

— Où donc est le médecin ? demanda Naïk.

— Il est allé se reposer ; il ne peut plus rien. « Le malade ne passera pas la nuit, a-t-il dit, et il est inutile de le tourmenter, avec des potions qu’il refuse de prendre. »

— Nous sommes ici trois qui donnerions avec joie notre vie pour le sauver, s’écria Arslan, qui se tordait les bras, et nous ne pouvons rien.

Bussy sommeillait de nouveau ; ses fidèles amis se turent et demeurèrent immobiles, anéantis dans cette attente atroce d’un malheur inévitable.

L’heure passa et la journée, dont la clarté finit brusquement dans un de ces orages subits et terribles, fréquents dans l’Inde. La mer se mit à rugir, le ciel s’embrasa, le vent, la pluie, le tonnerre assaillirent la maison qui semblait vouloir s’écrouler.

Ceux qui veillaient, absorbés dans leur douleur, s’en inquiétèrent à peine. Le médecin, réveillé, était revenu dans la chambre du malade et avait fait assujettir les fenêtres et fermer la porte.

Vers le milieu de l’ouragan, Bussy se souleva sur son lit, le visage contracté, crispant ses mains sur sa poitrine comme si un poids l’étouffait ; puis, après un profond soupir, il retomba en arrière, sans souffle.

— C’est la fin ! dit le médecin.

À ce moment, un tourbillon de vent entra dans la chambre, affolant les lumières ; la porte s’était ouverte et une voix cria :

— Toute fin est un commencement !

Arslan se précipita comme en délire, pour baiser ses genoux, aux pieds de l’être extraordinaire qui venait d’entrer.

— Allah m’exauce, s’écriait-il, il a fait un miracle.

Le nouveau venu, d’une maigreur fantastique, avait des yeux scintillants comme des étoiles sous sa chevelure embrouillée ; il était nu, moins un langouti d’étoffe rouge, et ruisselait de pluie.

— Le fakir ! murmura Naïk en joignant les mains avec un éclair d’espoir dans les yeux.

— Oui, c’est moi ; vous m’embrasserez plus tard, dit Sata-Nanda en laissant glisser à terre un sac en peau de crocodile qu’il portait sur le dos.

Il se hâta d’ouvrir ce sac et en tira plusieurs flacons et une grande quantité de larges feuilles rugueuses et velues fraîchement cueillies. Alors il s’approcha du malade, attacha sur lui, longuement, un regard fixe et lui passa à plusieurs reprises les doigts sur le front, sur les yeux et sur la poitrine.

— C’est un dieu, disait Arslan ; s’il est venu, il le sauvera.

— Demain, il était trop tard, dit le fakir.

Il arracha le peignoir de soie qui enveloppait Bussy, et, sans égards pour la finesse et la blancheur de sa peau, il se mit à la frictionner rudement, avec une poignée des feuilles qu’il avait apportées.

— Tu n’ignores pas, lui dit le médecin, que cette plante contient un poison violent.

— Si je l’ignorais, je ne m’en servirais pas. D’ailleurs, qu’importe, puisque tu juges ton malade mort.

— Quel est ce fou ? demanda tout bas le médecin à Naïk.

— C’est un saint homme qui connaît tous les secrets de la nature. Il a été enterré pendant six mois.

Le médecin du roi haussa les épaules et jeta un regard dédaigneux au fakir, qui se démenait comme un démon, frictionnant toujours, en renouvelant souvent les feuilles.

— Voyez, voyez ! s’écria-t-il après une heure de ce manège, la peau rougit et devient moite.

— Voilà qui serait merveilleux ; nous avons, sans résultat, tout essayé pour obtenir la transpiration.

— Vous n’avez pas fait ce qu’il fallait : à un poison il fallait opposer un autre poison.

— Il est certain qu’une légère moiteur assouplit la peau, dit le médecin au comble de la surprise, en touchant le bras du malade.

— Eh bien, puisque tu ne me crois plus aussi fou, à ton tour de frictionner, je n’ai plus de force ; légèrement maintenant, et moins vite.

Le médecin obéit, prit la place de Sata-Nanda, qui lui passa une poignée de feuilles.

Alors le fakir se fit donner une coupe et y versa le contenu d’un de ses flacons, puis quelques gouttes d’un autre, les mesurant avec le plus grand soin.

— C’est encore un poison, dit-il.

— Mais le malade est hors d’état de rien avaler ; depuis hier il refuse toute boisson.

— Il prendra celle-ci.

Sata-Nanda s’approcha du marquis, dardant sur lui son regard fixe :

— Bois ceci, mon fils, je le veux, dit-il d’une voix impérieuse.

Sans ouvrir les yeux, Bussy fit un effort pour soulever sa tête.

Lentement, le fakir lui fit vider toute la coupe.

— Eh bien, à quoi songes-tu ? dit-il au médecin qui le regardait d’un air un peu effrayé.

— Serais-tu sorcier ?

— Peut-être ! As-tu donc peur des sorciers ? Va, frotte ; ou, si tu es las, donne ta place à un autre.

Le médecin se remit à frictionner, tandis que Sata-Nanda soufflait légèrement sur le front du malade.

Tout à coup celui-ci ouvrit les yeux, se dressa d’un air irrité en criant :

— Finirez-vous bientôt de m’écorcher vif ?

— Il sent le mal, il est sauvé ! s’écria le fakir, qui se mit à exécuter les plus extraordinaires gambades.

Bussy le regardait dans une indicible stupeur, sans manifester de crainte cependant ; puis il se laissa retomber avec accablement, mais d’un mouvement souple et vivant.

— Apportez-moi tout ce que vous avez d’étoffes de laine, dit le fakir qui reprit son sérieux.

Il enveloppa soigneusement le jeune homme et lui ordonna de dormir :

— Repose-toi bien et longtemps ; après cela, je réponds de toi.

Bussy ferma les yeux, et, lui qui depuis tant de jours restait étendu sur le dos, se tourna sur le côté pour dormir.

Pour être moins étrange dans ses manifestations, la joie de ceux qui tout à l’heure touchaient le fond du désespoir, n’en était pas moins violente.

— Eh bien, si vous êtes contents, donnez-moi à manger, dit le fakir en s’asseyant sur le plancher, le menton entre ses genoux ; voilà trois jours que je galope sans avoir avalé autre chose que quelques dattes, saisies au vol en passant sous les arbres.

Naïk sortit en courant pour faire préparer un repas. Le médecin s’assit à côté de Sata-Nanda.

— Allah est grand, dit-il ; ce que je viens de voir m’émerveille. Vends-moi ton secret, je payerai le prix que tu voudras.

— Te le vendre ! pourquoi faire ? Je te le donnerai bien volontiers, et je t’expliquerai comment le poison que j’ai combattu ne s’attaque qu’aux nerfs et a beaucoup de ressemblance, dans ses effets, avec la rage ; mais tout cela plus tard, quand j’aurai mangé et dormi.

— Je m’incline devant ta science et ta générosité, dit le médecin ; tu es vraiment au-dessus des hommes.

L’orage avait cessé, la mer seule grondait encore. Tous, accablés de fatigue, s’endormirent bientôt, excepté Naïk qui, accroupi au pied du lit, regardait, avec une joie muette, son maître dormir d’un sommeil presque calme.

Le fakir s’éveilla dès que le jour parut, étira ses longs membres de sauterelle, et alla relever un store pour laisser entrer du jour. Il vit alors, aplati sur le sol du jardin, les pattes raides, le cou allongé, l’œil vitreux, le chameau qui l’avait amené.

— Pauvre bête, murmura-t-il, je t’ai sacrifiée, mais ta vie sauve celle d’un homme.

Il s’approcha du marquis toujours endormi et le contempla avec émotion :

— Si jeune, si fort, si sain, la mort le prenait, si je ne m’étais pas à temps souvenu de lui, dit-il à demi-voix ; quelques heures d’oubli encore, c’était fini, et ma douleur eût été profonde. Pourquoi ? je ne sais ; quel attrait m’attire vers lui ? pourquoi, parmi ceux qui peuplent ma solitude, est-il le mieux aimé ? est-ce uniquement parce qu’il possède la triade magique : l’harmonieux équilibre du cœur, de l’esprit et du corps, qu’il est bon, intelligent et beau ? N’importe, aujourd’hui que je lui rends la vie, il me semble qu’il est mon fils.

Il se pencha vers le jeune homme, lui releva doucement les cheveux et le baisa sur le front.

Bussy ouvrit les yeux, regarda longuement le fakir, puis un faible sourire desserra ses lèvres.

— Me connais-tu ? demanda Sata-Nanda.

— Tu es quelqu’un que j’aime ; qui ? je ne sais pas.

— Ah ! s’écria Arslan, ce n’est donc pas un rêve ! Il est sauvé !

La convalescence fut longue, les forces lentement revinrent.

Mais l’esprit restait affaibli, et le jeune homme eut une rechute terrible le jour où, sur ses instances, on le mit au courant des désastres qu’avait causés sa maladie : la retraite ordonnée par lui, la fuite du roi à Hyderabad, la capitale occupée par l’ennemi :

— C’est elle ! cria-t-il, elle m’a déshonoré !

Et il tomba comme foudroyé.

Sata-Nanda eut besoin de toute sa science pour le rappeler à lui.

Quand il se releva, ce n’était plus le même homme ; on eût dit que le meilleur de lui-même était mort, qu’il se survivait, et que, subitement, la flamme de sa jeunesse s’était éteinte.

Il promena sur ses amis un regard dont l’expression leur serra le cœur.

— Si vous m’aimez encore, malgré mon abaissement, vous, mes fidèles, dit-il, ne me parlez jamais de Bangalore, et éloignez de moi tout ce qui pourrait me rappeler ce lieu maudit.

— Mon maître !… s’écria Naïk en se précipitant à ses pieds.

Mais le marquis le repoussa, avec une douceur glacée.

— Donne-moi de quoi écrire, dit-il.

Et il écrivit, très posément, une courte lettre.

— Mes amis, dit-il d’une voix grave, lorsqu’elle fut fermée et scellée de son sceau, je demande, au gouverneur de l’Inde, la main de Mademoiselle Chonchon. Je veux voir s’il me jugera encore digne d’être son gendre, ou si, à ses yeux, la honte des derniers jours efface toutes mes victoires.

— Ô père ! dit tout bas Arslan à Sata-Nanda, qui, le menton entre les genoux, regardait d’un air impassible, toi si puissant, toi qui sais tout, le laisseras-tu creuser un tel abîme entre lui et le bonheur ?

— Gagnez le messager qui doit porter cette lettre, et qu’il ne la porte pas, dit le fakir à demi-voix.

En attendant la réponse de Dupleix, le marquis passait ses journées à faire des armes avec Arslan-Khan. De sa maladie, un tremblement lui restait dans le bras droit, qui le désolait. À force d’exercice pourtant, cette faiblesse s’atténua et bientôt disparut complètement.

Un courrier de Pondichéry arriva apportant une lettre très urgente de Dupleix, et qui ne pouvait être encore la réponse à celle que lui avait adressée Bussy.

Le marquis ouvrit la lettre et, quand il eut fini de lire, il se tourna vers ses amis.

— Rien que des malheurs, dit-il froidement. On a intercepté une lettre du traître Seid-el-Asker-Khan au gouverneur de Madras, et l’on tient les fils d’un complot très bien ourdi : les Mahrattes rompent la paix et s’allient à Nazi-ed-din, le nouveau prétendant, et aux Anglais ; le ministre enlève le roi, pour l’arracher à l’influence française, et le conduit vers Aurengabad. On a éparpillé nos troupes de tous côtés, de façon à les affaiblir, et on a tout employé pour les démoraliser. Les renforts que Dupleix attendait ne viendront jamais ; notre compagnon d’armes, le major de La Touche, a brûlé en mer avec les sept cents hommes qu’il amenait. Le gouverneur me supplie, même si je ne suis pas complètement rétabli, de partir immédiatement pour reprendre le commandement de l’armée. « Vous ne serez pas rendu à Hyderabad, me dit-il, que vous sentirez la nécessité de ce voyage et que tout y était perdu sans votre présence. Les lettres que je reçois me font dresser les cheveux. La débauche en tout genre y est poussée à l’excès et la nation tombée dans un mépris que vous seul pouvez faire cesser. »

Le marquis referma la lettre.

— Notre tâche est rude, dit-il, mais je vois dans les yeux étincelants de mon père Sata-Nanda, que je triompherai, ou qu’au moins je saurai mourir de façon à restaurer ma gloire. En route, amis ! et sur l’heure ! Mon départ a tout perdu, mon retour sauvera tout !

XXXI

LE REVENANT

La tente est immense, doublée de pourpre et ouverte toute grande. On aperçoit au fond, dans un fauteuil fleurdelisé, un homme, à l’habit chamarré de broderies d’or, le chapeau sur la tête, aussi pâle que la poudre de ses cheveux. Prés de lui se groupent les officiers de l’état-major, quelques-uns assis sur des tabourets, la plupart debout. La garde européenne et la garde hindoue, l’une à droite, l’autre à gauche, sont alignées.

Au dehors, on entend le profond bourdonnement d’une foule et, à peu de distance, au-dessus des remparts crénelés, les dômes et les minarets d’Aurengabad se profilent sur le ciel pur.

On se réveille d’un cauchemar, et, toute joyeuse, la population de la ville est venue faire fête à l’armée qui campe hors des murs ; les mères cherchent leurs fils, des frères se retrouvent et s’embrassent avec effusion ; on rit, on pleure aussi en comptant ceux qui manquent, et l’on ne se lasse pas d’interroger et d’écouter les vainqueurs. Une histoire merveilleuse, qu’on se chuchote de bouche à oreille, parmi les musulmans, fait pousser des cris de surprise aux nouveaux venus, à qui on la répète tout bas. C’est que le général français, qui revient triomphalement, après avoir dispersé, d’une façon toute fantastique, les adversaires les plus redoutables, est mort empoisonné, et que son ombre est revenue, pour conduire l’armée à la victoire et rendre au nom français tout son prestige.

Malgré le grand secret que l’on se jure les uns aux autres, quelques mousquetaires, et des grenadiers, ont eu vent de ce bruit, et s’en irritent fort. Cependant beaucoup parmi eux sont tout près de le croire, tellement ils ont trouvé leur commandant différent de lui-même, eux qui l’ont connu si libre d’esprit pendant les combats, d’un enjouement si cordial, sachant, mieux qu’aucun autre, faire oublier les peines avec un sourire ou un mot flatteur, leur communiquant une ardeur folle par l’éclair héroïque de son regard. Cette fois il s’est montré d’une sévérité implacable, muet hors des commandements, ne paraissant voir personne et d’un visage si froid et si pâle, que vraiment ils avaient eu par moments l’impression d’être conduits par un spectre.

On jette dans l’intérieur de la tente, des regards furtifs, qui ne sont pas exempts de terreur, malgré le resplendissant soleil, peu propice aux apparitions, qui baigne la plaine.

La scène qui se passe dans la tente n’a cependant rien de surnaturel. Le capitaine de Kerjean vient de s’approcher du général et s’incline profondément devant lui.

— Monsieur le marquis, dit-il, j’ai une prière à vous adresser ; mais je veux d’abord vous demander ma grâce. Je me suis rendu tellement coupable envers vous que je n’ose pas, pour me faire pardonner, invoquer l’indulgence d’une franche amitié, dont je ne suis plus digne.

— Ce que vous avez pu faire contre moi était pour le bien de la nation, dit Bussy, et il y a lieu de vous féliciter.

— Je vous ai dénoncé à mon oncle, s’écria Kerjean avec douleur, je vous ai accusé de lâcheté, vous !

La pâleur de Bussy redoubla, mais il répondit avec calme :

— Eh bien, n’étais-je pas un lâche ? Que ce fût par l’effet perfide d’un poison, cela ne vous regardait pas, et il était de votre devoir d’avertir Dupleix.

— Je suis resté sous vos ordres, avec un visage menteur, quand j’avais en ma possession le brevet qui me donnait le commandement en votre place. Je veux que vous sachiez toute mon infamie.

Et il lui tendit un parchemin plié.

— Vous avez très sagement agi, dit Bussy en repoussant le papier, gardez soigneusement ce brevet pour le cas où je viendrais à manquer.

Kerjean fut effrayé de la douceur froide avec laquelle le marquis lui répondait, sans presque le regarder ; il comprenait que ce calme ne masquait ni colère, ni rancune, mais n’était pas cependant le pardon généreux de l’amitié.

— Je vous en conjure, dit-il, maintenant que, par votre valeur, notre domination est rétablie plus solidement que jamais, songez à vous, la maladie ne vous a pas fait grâce encore.

— Puisque l’honneur est sauf, le reste importe fort peu. Mais vous aviez, je crois, quelque chose à me demander.

— Ma sœur Louise se marie avec M. de Moracin ; on m’attend pour les noces à Pondichéry, et je sollicite quelques semaines de congé.

— C’est trop juste, prenez le temps qu’il vous faut. Vous pourrez partir dès demain si vous voulez.

— Mon général, j’ai l’honneur de prendre congé de vous.

Bussy lui tendit la main :

— Dieu vous garde ! dit-il.

— Qu’a-t-il donc ? se demanda Kerjean en s’éloignant, on dirait que cet affreux poison, en laissant vivre son corps, a tué son âme ; il est certain que le monde entier lui est parfaitement indifférent, il ne semble plus capable d’éprouver aucun sentiment, ni joie, ni affection, ni haine, ni colère. Son approche m’a glacé comme celle d’un tombeau.

Les tambours battirent aux champs, et les timbales résonnèrent, au milieu des acclamations de la foule. Le roi, accompagné du ministre, s’avançait pour recevoir, aux portes de la capitale reconquise, le triomphateur qui venait de le sauver, lui rendre publiquement hommage.

Salabet-Cingh se jeta dans les bras de Bussy, qui fit un violent effort pour lui montrer un visage souriant.

— Ah ! mon frère ! s’écria le jeune roi, en pleurant d’émotion, te voir vivant, voilà pour moi la vraie victoire, celle pour laquelle j’aurais donné avec joie toutes les autres.

— Ton cœur ne s’est pas un instant démenti, je le sais, dit Bussy ; toi seul excusais ma démence, t’en attristant au lieu de t’en irriter ; aussi je me suis arraché des bras de la mort, pour venir défendre ton trône, que des traîtres voulaient renverser.

— Que je suis heureux d’être de nouveau sous ta protection ! dit le roi.

— Elle ne te fera pas défaut tant que je vivrai ; sois vigilant, néanmoins ; le pire des traîtres est plus près de toi que tu ne penses.

Rien n’était plus pitoyable à voir que la contenance du ministre, Seid-el-Asker-Khan, qui croyait entendre son arrêt de mort à chaque parole de Bussy ; il devenait vert, puis pourpre, et les efforts qu’il faisait pour cacher son épouvante redoublaient son trouble. Depuis quelque temps déjà, cependant, en voyant celui qu’il avait voulu tuer, devenir plus redoutable que jamais, il rampait à ses pieds, lui écrivant les lettres les plus soumises, s’humiliant jusqu’à la servilité. Le marquis était résolu, abandonnant sa vengeance personnelle qui lui importait peu, à faire servir cette terreur aux intérêts de sa politique. Le vizir, pour conjurer la menace, toujours suspendue sur lui, serait heureux de prévenir les moindres désirs du général, qui les lui laisserait deviner, évitant ainsi l’ennui de solliciter des faveurs et se les faisant offrir.

Aussi, quand il entendit Bussy parler d’un traître tout proche du roi, le ministre s’élança-t-il vers le jeune Français, s’agenouillant presque à ses pieds.

— Glaive de l’État ! s’écria-t-il, en déroulant un firman scellé du sceau royal, la Lumière du Monde a trouvé, comme moi, que les troubles qui se sont produits parmi les troupes sous tes ordres, à propos des soldes non payées, ne devaient plus se renouveler, et elle donne aux Français, sur la côte orientale de l’Inde, les quatre provinces de Rajamendry, d’Ellore, de Chicacole et de Nastafanagar, dont les revenus suffiront amplement à l’entretien de l’armée, et l’assureront contre tout événement.

— C’est bien, dit Bussy, qui prit le traité et le passa à son secrétaire, après l’avoir lu ; il est juste que ceux qui défendent le royaume soient les premiers payés de leurs peines.

Seid-el-Asker-Khan, jugeant le terrible général apaisé pour quelque temps, poussa un profond soupir de soulagement, comme un homme étranglé à demi à qui l’on rendrait le souffle.

Lorsque Bussy apparut sur son cheval, à la droite du roi, et traversa le camp pour rentrer dans la ville, la foule se pressa, heureuse de le voir, mais beaucoup de musulmans se disaient les uns aux autres, avec un frisson de peur :

— On voit bien qu’il n’est pas vivant ; c’est un fantôme ; il disparaîtra brusquement quand il aura franchi la porte de son palais.

Il l’atteignit enfin ce palais, et disparut en effet. Avide de solitude, il s’y enfonça comme un fauve blessé qui veut se cacher pour mourir. Gagnant la chambre persane, il éloigna Naïk d’un geste et s’enferma.

Celait la première fois, depuis bien des jours, qu’il était libre de souffrir sans contrainte, d’exhaler dans des cris rauques cette douleur qui, contenue, le dévorait. Il n’avait pas osé s’interroger encore et demeurait plongé dans cet état d’hébétement atroce qui saisit celui qui vient de tuer par mégarde un être cher.

Il ne comprenait plus ce qui l’avait poussé à agir avec cette précipitation de fou ; blessé dans son orgueil, se croyant trahi par celle qui était toute sa vie, un tourbillon de fureur et de désespoir l’avait d’abord aveuglé ; puis il avait senti en lui un vide affreux. Son cœur lui avait paru mort à jamais, comme brûlé par la foudre ; mais pourquoi en jeter les cendres à cette jeune fille qui l’aimait et qu’il n’aimait pas ? pourquoi avait-il demandé la main de Chonchon ? S’était-il élancé vers elle comme vers un refuge, se souvenant de lui avoir entendu dire un jour, qu’elle serait heureuse, même sans être aimée, de vivre auprès de celui qu’elle aimerait ? Non, il avait plutôt voulu, contre le retour possible d’une faiblesse, créer un infranchissable obstacle, et se donner l’amer plaisir, ayant reconquis sa renommée, de dédaigner celle qui l’avait fait tomber du faîte de sa gloire, pour le tuer ensuite.

Mais, maintenant, des doutes lui venaient. Rien ne prouvait qu’elle fût coupable. Le poison avait-il engourdi son esprit au point de lui faire oublier les enchantements de son dernier voyage ? Ces regards brûlants de passion, ces douces mains abandonnées aux siennes, et ce baiser de la séparation, éperdu, trempé de larmes ? Oui, un instant, tout s’était effacé sous l’horrible pensée que le mot de lâche avait pu être, sans mensonge, accouplé à son nom ; un éclair de lucidité froide lui avait montré, comme un précipice devant ses pas, le danger qui, par cette femme ou à cause d’elle, le menaçait toujours ; un instinct l’avait poussé à se jeter hors de sa portée ; puis, le sacrifice accompli, un implacable désespoir était tombé sur lui comme un manteau de glace. Cependant l’âpre volonté de laver, par d’éclatants succès, la tache faite à son nom, l’avait fortifié pendant la dernière campagne. Mais dès qu’il s’était vu maître de la victoire, il avait avidement cherché la mort, se jetant dans des dangers inutiles, avec une témérité folle, y échappant toujours, ce qui avait contribué à le faire prendre pour une ombre.

Par besoin de vengeance, il avait écrit à Lila une lettre très cruelle, pour lui annoncer qu’il échappait pour la troisième fois à un attentat dirigé contre lui, et qu’il s’avouait vaincu, renonçait à la lutte, la dernière attaque ayant été par trop déloyale.

Pour lui prouver qu’il n’y avait plus d’espoir de retour, il lui apprenait son prochain mariage avec la fille du gouverneur de l’Inde. Il terminait en la remerciant de l’affectueuse bonté qu’elle lui avait toujours témoignée, l’assurant qu’il ne l’oublierait jamais et lui gardait les mêmes sentiments, mais qu’il la suppliait de laisser le temps atténuer l’amertume de cette rupture, avant de renouer les relations fraternelles auxquelles il ne voulait pas renoncer.

La princesse avait obéi, elle s’était tue ; Bussy voyait dans ce silence l’aveu de la trahison.

Dupleix, lui non plus, ne répondait pas. Ah ! si la lettre écrite dans un moment de folie ne lui était pas parvenue, s’était perdue ! À présent qu’il se retrouvait dans cette chambre aux lumineux frémissements, que tout était rétabli comme par le passé, il aurait pu croire qu’il s’éveillait d’un mauvais rêve, reprendre ses douces pensées d’autrefois, vers lesquelles son esprit glissait de lui-même. La chère vision, appelée si souvent, reparaissait dans ce lieu où elle se croyait sûre d’être la bienvenue ; les facettes des murailles, comme si elles en avaient gardé le reflet, faisaient revivre les brûlantes rêveries dont elles avaient été témoins ; le moelleux divan, où le désespoir l’avait renversé tout à l’heure, l’enveloppait de ses douceurs endormantes, et il se laissait aller à oublier le présent, à s’abandonner aux souvenirs qui l’assaillaient, pour leur dire un dernier adieu.

Il songeait aux joies délicieuses que les moindres choses lui avaient fait éprouver, et regrettait même ses anciennes souffrances, qui n’étaient pas comparables à ce qu’il endurait aujourd’hui ; il pensait aux rages jalouses qui l’avaient fait se rouler en pleurant sur ce divan, alors qu’il redoutait son mariage à elle, et aujourd’hui c’était lui, quand elle était libre, qui sur un soupçon non confirmé s’était follement enchaîné.

Il n’aurait pas dû revenir dans cet étrange et vivante salle, complice de ses rêves heureux ! son courage y fléchissait, il n’était plus maître de sa volonté, et ne pouvait échapper à la foule de souvenirs enfermés là, qui semblaient l’accueillir et lui faire fête.

Combien de fois, en quittant le roi et les vizirs, après de longs et fatigants débats, il s’était hâté vers ce lieu aimé, comme si quelqu’un l’y attendait ! Parfois il trouvait une lettre de Lila, soigneusement et coquettement enfermée dans une jolie boîte, un étui ou un sachet. Dès la porte, il jetait un regard rapide vers le coffre à bijoux, sur lequel Naïk avait l’habitude de poser les lettres, arrivées de Bangalore en l’absence du maître. Quel battement de cœur joyeux et profond quand il apercevait le message ! La vivacité de sa joie avait quelque chose de naïf, qui lui rappelait ses bonheurs d’enfant, lorsqu’il découvrait les cadeaux de Noël dans son mignon soulier. C’était sous l’enroulement du serpent d’or, à l’endroit où il formait poignée, que Naïk plaçait la lettre. Involontairement Bussy y arrêta un regard plein de regrets.

Mais alors d’un bond, il se leva : il y avait une lettre à la place accoutumée !

D’un mouvement brusque il s’en empara. Elle était adressée à Dupleix et il reconnut sa propre écriture et son sceau, intact. C’était la demande en mariage, que ses amis n’avaient pas envoyée.

Il n’eut pas la force de s’irriter de la désobéissance, tant il éprouva de soulagement à se savoir libre encore.

Tout était bien fini pourtant entre lui et la reine ; elle resterait dans son souvenir comme une merveilleuse incarnation de cet Hindoustan, splendide et perfide, où les fleurs, au parfum trop fort, font perdre la raison, tuent quelquefois. Il se sentait une incapacité de vivre, qui adoucissait sa douleur par la certitude qu’elle durerait peu, et pourtant il songeait à ses devoirs envers le roi et que son honneur lui ordonnait de remplir ; ne se devait-il pas à lui-même de lutter jusqu’à la mort ? Cette pensée lui causa une lassitude affreuse ; il eût été si bon de se laisser engloutir doucement par les ondes calmantes du dernier sommeil, emporter sans résistance dans l’océan du suprême repos !

Il laissa passer les heures, le cerveau lourd, les membres inertes, sans pensée, presque sans souffrance, et revint à lui sous les rayons obliques du soleil couchant, traversant le vitrail, qui firent flamboyer les murailles, et le blessèrent par l’éclat de leur splendeur triomphale.

Il se leva et quitta, pour n’y jamais revenir, cette chambre ruisselante de lueurs, où, du fond des lointains inconnus, creusés à chaque facette, des êtres furtifs semblaient lui faire signe joyeusement et rire de son désespoir.

XXXII

LILA

— Maître ! cria Naïk.

Mais il s’arrêta court, s’adossant à la muraille, haletant d’émotion.

— Que t’arrive-t-il ? est-ce qu’une bête féroce te poursuit ? demanda le marquis, en se soulevant un peu du divan où il sommeillait.

— Ce n’est pas une bête féroce, dit Naïk, dont un sourire découvrait les dents blanches.

— En effet, tu parais fort content ; viens-tu m’annoncer ton mariage ?

— Non pas cela, dit le paria, hésitant et impatient, je voudrais te préparer, et je suis si troublé que je ne sais comment m’y prendre.

— Me préparer à quoi ?

— La princesse Lila est ici !

— Lila !

Le jeune homme avait bondi sur ses pieds, les yeux élargis, pris d’un tremblement convulsif.

— Lila ! Je ne veux pas la voir, reprit-il d’une voix plus faible.

— Tu la verras cependant, dit la princesse, qui parut dans l’ogive de la porte.

Ils se regardèrent longuement, oppressés par les battements désordonnés de leur sang. Elle était horriblement pâle, avec le visage défait et fatigué ; le voile et les vêtements sombres qui l’enveloppaient, en désordre et souillés de poussière, témoignaient de la hâte avec laquelle elle s’était rendue au palais, après un long et rapide voyage.

Chancelant de lassitude, elle s’avança vers Bussy :

— La reine a besoin de toi, dit-elle, viens.

Le marquis se recula et répondit d’une voix entrecoupée :

— Elle a besoin de moi ? vraiment ! elle trouve sans doute que cette fois encore j’ai été mal tué. Eh bien, qu’elle se rassure, la nouvelle de ma mort ira bientôt la tranquilliser. Elle peut dire à ses brahmanes que le serment qu’elle leur a fait, elle l’a tenu, car c’est bien par elle que je meurs. Mais, dis-lui aussi que je reste loin de son atteinte ; je redoute les breuvages qui vous rendent lâche et imbécile, avant de vous pousser au tombeau, je tiens à mourir tout entier, à me coucher pour jamais dans une renommée sans tache ; c’est pourquoi je ne te suivrai pas.

— Ah ! ton orgueil était plus grand que ton amour ! ta conduite l’a bien prouvé, s’écria la princesse avec désespoir ; elle aussi est orgueilleuse, et voilà ce qui vous perd tous deux : soupçonnée injustement, elle était trop fière pour pouvoir se justifier, elle a su cacher sa douleur, et l’horrible projet qu’elle nourrissait, sous un impénétrable masque.

— Oh ! Lila, toi si loyale, pourquoi vouloir me tromper ? Ne m’as-tu pas écrit toi-même que les brahmanes lui ont fait jurer ma perte.

— Ai-je dit cela ? J’ai bien regretté cette lettre, écrite dans un moment d’affolement. Je t’en ai envoyé d’autres, malgré la défense de la reine, mais les messagers ont été arrêtés. Ce qu’elle a juré, je l’ai su plus tard, c’était de renoncer à toi si on lui faisait en retour serment de ne pas attenter à ta vie. Panch-Anan lui disait que tu étais condamné, mais qu’elle pouvait te sauver à ce prix, II a juré qu’il t’épargnerait, et l’infâme, à ce moment même, te faisait verser le poison,

— Ah ! je ne peux plus croire, je ne veux pas t’écouter, disait le marquis en se détournant d’elle ; toi aussi, peut-être, tu cherches à m’abuser.

— Il doute de moi maintenant ! murmura la princesse ; il hésite ! alors tout est perdu !

Arslan était entré depuis un instant, et Naïk joyeux avait montré d’un geste la nouvelle venue.

— Elle arrive de Bangalore, dit-il, elle apporte le salut.

— Mais cette pauvre femme se trouve mal ! s’écria Arslan s’élançant vers Lila pour la soutenir ; vous ne voyez donc pas qu’elle chancelle, épuisée de fatigue ?

Il la conduisit au divan, où la princesse tomba inanimée.

On s’empressa autour de la princesse, et Arslan essayait de faire glisser quelques gouttes de cordial entre ses dents serrées.

Lorsqu’elle revint à elle, Lila se leva brusquement, regarda autour d’elle avec épouvante.

— Je me suis évanouie ? demanda-t-elle. Combien de temps ?

— Nous avons eu grand’peine à te rappeler à la vie, dit Arslan, qui était resté agenouillé sur le tapis.

— Ah ! misérable faiblesse ! s’écria-t-elle en se tordant les bras, tout sera fini, il est trop tard ! La route est longue, longue à mourir ! D’ailleurs, qu’importe puisqu’il ne l’aime plus !

— Lila ! s’écria Bussy en se jetant à ses pieds, ne blasphème pas.

Mais elle le repoussa avec égarement.

— Malheureux ! c’est donc ainsi que tu aimes, continua-t-elle ; et moi, folle, qui, jugeant ton cœur d’après le mien, n’appelais que toi dans la détresse ; moi qui faisais de mon amour un piédestal au tien, et serais morte sans me plaindre pour vous savoir heureux, elle et toi ! c’est en vain que je t’ai demandé secours, après avoir dévoré l’espace, nuit et jour, sans pitié pour mon corps, n’essuyant même pas la poussière qui m’aveuglait, courant, courant toujours, vers ce héros, vers cet invincible qui seul pouvait nous sauver. Et quand j’arrive brisée, n’étant plus soutenue que par l’espoir, il me repousse, il hésite, il a peur pour lui ! Eh bien, puisque tu n’as pas voulu sauver la reine, viens donc la voir mourir ! cria-t-elle d’une voix déchirante, en éclatant en sanglots.

— Que se passe-t-il ? parle, Lila, reviens à toi, je t’en conjure. Vas-tu me rendre insensé, quand elle a besoin de moi ?

Lila se passa la main sur les yeux, pour en chasser les larmes.

— C’est vrai, dit-elle d’une voix plus calme, ma raison s’égare. J’aurais dû lui crier tout de suite la vérité : je n’ai pas osé, tant je craignais que l’horreur lui ôtât la force d’agir.

Elle saisit la main de Bussy et la serra d’une étreinte nerveuse.

— Écoute, dit-elle, la reine tout d’abord ne pouvait croire à ton abandon ; elle a attendu, espéré longtemps un mot de toi, puis, quand elle a été certaine que tout était bien fini, avec une douleur terrible dans son calme, elle a déclaré qu’étant abandonnée par celui qu’elle avait librement choisi pour son époux, elle se considérait comme veuve, et qu’elle était résolue à se délivrer de la vie en se brûlant, selon la coutume des veuves. Les brahmanes, et Panch-Anan surtout, l’ont félicitée de cette décision ; ils disaient qu’étant souillée jusqu’à l’âme, par un aussi coupable amour, le feu seul pouvait la purifier, obtenir des dieux son pardon complet et assurer son bonheur après la mort. La reine pria le ministre d’ordonner les préparatifs de la cérémonie du sacrifice. Quand je suis partie, folle de désespoir, pour l’appeler à notre secours, on dressait le bûcher d’Ourvaci ! Et maintenant… — ah ! une telle pensée est intolérable !… cette merveille, dont la vue enchantait le monde, cet être adoré et chéri, n’est plus, peut-être, qu’un monceau de cendres.

— Tais-toi ! cria Bussy d’une voix terrible, est-ce que je vivrais si mon Ourvaci n’était plus ?

Il saisit son épée, que Naïk lui tendait, et s’enfuit. Le paria le suivit.

La princesse appuya ses deux mains sur son cœur, et un faible sourire d’espoir desserra ses lèvres crispées, tandis qu’elle regardait le jeune homme s’éloigner. Puis elle se laissa retomber sur le divan, haletante, à bout de forces.

Cependant elle ne voulait pas se reposer encore.

— Arslan, dit-elle à l’umara, qui rattachait ses armes hâtivement pour partir aussi, avant de le suivre, écoute-moi. Emmène avec toi quelques soldats français des plus audacieux ; il y aura peut-être un combat à livrer contre les fanatiques au service des brahmanes. Si j’ai pu être obéie, des relais de chevaux tout sellés, pour vingt hommes, sont échelonnés sur la route. Quelqu’un vous ouvrira la porte orientale de la ville ; toutes doivent être fermées par ordre de Panch-Anan, qui a contraint la reine à le nommer son héritier au trône. Cours droit à la nécropole royale, au delà du palais. Va, va vite !

— Si l’on ne sauve pas la reine, l’on pourra au moins se venger, s’écria Arslan en franchissant la porte.

Lila resta seule et, tombant sur un divan, s’endormit malgré elle.

XXXIII

DJENAT NICHAM

Tous les rites étaient accomplis : prières, jeûnes, purifications, et Ourvaci achevait la veillée suprême.

Laissant ses femmes éplorées, elle avait gagné une haute terrasse, et, d’un regard morne et fixe, contemplait la nuit mourante, ensanglantée sous les coups de l’aurore. À l’occident, la lune pâle touchait l’horizon, et la reine croyait voir un visage attristé, la regardant avec compassion, lui faisant signe, l’attirant vers le gouffre bleu où il allait s’abîmer.

Le jour parut, le dernier que dussent refléter ses yeux ; et le concert des oiseaux commença, aussi joyeux que de coutume ; les colombes familières s’abattirent sur la corniche de grès rose, mais la reine ne les vit pas. Une ombre couvrait encore le palais qu’avait habité l’ambassadeur et, avidement, elle regardait dans cette ombre, voulant découvrir une forme, accoudée sur la balustrade d’une terrasse, à cette place même où elle avait vu l’envoyé du roi, quand le soir de son arrivée elle versa, en son honneur, la libation destinée au soleil.

Le soleil se vengea maintenant de l’impiété, en dissipant l’illusion sous un flot de lumière.

Ourvaci cacha ses yeux sous sa main, pour mieux voir sa rêverie.

— Hélas ! se peut-il vraiment qu’il ne m’aime plus ! se disait-elle. Cet amour que l’éternité semblait ne pas devoir épuiser, a donc tari subitement ? Ah ! pourtant, il me semble toujours sentir, à travers l’espace, les effluves brûlants de son cœur répondre aux élans du mien. Peut-être il souffre comme moi, captif de sa volonté orgueilleuse ; peut-être il m’aime encore ! Ah ! non ! non ! que cette pensée ne vienne pas effleurer mon esprit ! Comment pourrais-je mourir si je croyais n’avoir pas tout perdu ? Non, non ! j’ai mérité mon sort : mes premiers crimes ont rendu évident celui que je n’ai pas commis, et le bien-aimé a violemment arraché son amour, en se déchirant le cœur sans doute, mais il l’a arraché, jeté loin de lui avec mépris. C’est bien fini, il s’est enfin lassé de pardonner ; la gloire était au héros plus chère que l’amour. C’est bien cruellement qu’il s’est vengé des souffrances que lui a fait endurer ma folie d’autrefois : quand ma vie tout entière était suspendue à la sienne, il a cru à ma haine, et il m’a repris son amour pour le donner à une autre. C’est cela surtout qui est intolérable. Pour une autre, maintenant, s’ouvriront les fleurs de ses prunelles ; ce regard dominateur et tendre caressera la beauté d’une autre ! Et c’est à elle que ces lèvres délicieuses souriront. Quoi ! ces lèvres, dont le baiser m’a ravi l’âme et pénétrée d’une ivresse qui ne s’est plus dissipée, effaceront sous d’autres baisers le souvenir du mien ! Ah ! mort ! viens vite étouffer cette pensée atroce, viens me délivrer d’une torture trop lourde pour ma faiblesse !

Des sons lugubres se firent entendre du côté de la grande pagode, et roulèrent sur la ville éveillée ; les timbales et les cloches alternant, frappées dans le rythme funèbre, annonçaient le sacrifice, le royal holocauste offert aux dieux.

— Voilà ma délivrance qui sonne, dit-elle, on m’attend ; je suis prête.

Elle jeta un dernier regard au-dessous d’elle ; elle aperçut une foule silencieuse, coulant comme des ruisseaux dans les rues, et se dirigeant du côté de la nécropole. C’était le peuple, consterné, qui s’en allait voir mourir sa reine, sa déesse bienfaisante. Les femmes pleuraient en se cachant le visage dans leurs voiles noirs, les hommes avaient les cheveux couverts de cendres, et quelques-uns portaient des instruments de musique, brisés, en signe de deuil.

— Pauvre et cher peuple ! murmura la reine en baissant la tête, mon successeur ne saura certes pas t’aimer comme je t’aimais ! Pardonne-moi de t’abandonner ainsi, aie compassion de la lâcheté d’une femme qui ne peut se résoudre à vivre dans la souffrance. J’avais cependant espéré pour toi une belle destinée, je voulais te donner pour roi un héros puissant et bon qui t’aurait fortifié et défendu ; mais il s’est détourné de moi, il a retiré le bras dont il m’étreignait si tendrement en m’emportant en plein ciel, et il me laisse retomber du haut de mon rêve, dans les flammes du bûcher.

Elle regarda encore les arbres, les parterres, les édifices de ce palais où s’était écoulée sa vie, mais avec indifférence.

— Ce que je regrette n’est pas ici, dit-elle.

Elle redescendit et se livra à ses femmes, qui la parèrent pour le sacrifice. Toutes pleuraient, et accomplissaient leur œuvre avec des mains tremblantes ; les larmes roulaient sur les pierreries, dans les plis brillants des suaves étoffes. Mangala se cachait le visage, et ses sanglots, peu sincères, faisaient sourire la reine.

— Lila ! ou donc est Lila ? s’écria-t-elle, en cherchant des yeux autour d’elle l’amie absente.

— La princesse ne pourra te survivre, dit une des femmes, on la dit mourante. L’illustre Abou-al-Hassan est auprès d’elle et il a interdit les abords de son palais.

— Chère Lila ! le temps me manque pour aller te dire un dernier adieu, toi qui m’aimais assez pour être heureuse d’un bonheur qui brisait le tien ! toi qui as souffert de mes peines autant que moi-même, et vas peut-être mourir de ma mort, je t’envoie mes plus douces pensées, et j’emporte ton souvenir comme un bouquet embaumé.

La toilette était terminée. Ourvaci se regarda dans le grand miroir d’argent poli, tandis qu’on lui attachait la guirlande de jasmin virginal.

Elle eut un dernier sourire de femme en apercevant la céleste image reflétée par le miroir, et elle dit à demi-voix :

— Dix-huit ans, belle et reine ! Ô cruel bien-aimé, le sacrifice est digne de toi !

Alors elle sortit de sa chambre, suivie de ses femmes sanglotantes, et s’avança d’un pas ferme entre les haies de courtisans et de seigneurs, qui tous pleuraient, s’agenouillaient sur son passage, et baisaient le sol touché par ses pas.

Lorsqu’elle parut sous la galerie extérieure, au sommet de l’escalier, le peuple poussa un grand cri de désespoir, La reine, émue, s’arrêta un moment et laissa errer son regard sur cette foule de têtes levées vers elle, puis elle fît un geste d’adieu et descendit.

Au moment où elle atteignait la dernière marche, un être à chevelure énorme, qui était assis là, le menton entre les genoux, se leva brusquement et darda sur la reine surprise, le rayon de deux yeux noirs, lumineux comme des diamants. Elle tressaillit en reconnaissant le fakir, dont la sainteté était connue, et fit un pas vers lui.

— Ah ! mon père, s’écria-t-elle en joignant les mains, accorde une dernière grâce à celle qui va mourir, toi qui peux tout !

— Que désires-tu, toi dont la beauté semble diviniser la matière ? Que veux-tu de moi, sacrilège enfant, qui vas briser toi-même l’écrin merveilleux de ton âme ?

— Ce que je veux ? dit Ourvaci. Je n’ai pas, comme les veuves ordinaires, dont l’époux meurt après une vie d’amour, la consolation, en quittant la terre, de soutenir sur mes genoux le corps inerte du bien-aimé ; si je pouvais au moins voir une fois encore son image, la mort me serait plus douce. Père, je t’en supplie, adjure Maya, fais-le paraître à mes yeux, celui que je voulais tuer, et par qui je meurs aujourd’hui.

— Tu seras exaucée, vierge charmante, dit le fakir : il paraîtra, tu le verras accourir, éperdu d’épouvante et d’amour. Lève-toi du bûcher, alors, cours dans ses bras, ils se refermeront sur toi, pour t’emporter dans le ciel.

— Ah ! merci ! merci ! s’écria la reine en saisissant la main de Sata-Nanda, qu’elle baisa pieusement.

Le collège des brahmanes s’avançait au-devant d’elle avec Panch-Anan à leur tête ; mais la foule, moins respectueuse que de coutume, s’écartait sans empressement devant eux ; on eût dit même que quelques murmures hostiles couraient çà et là et que, sans en avoir l’air, on barrait la route aux saints prêtres. Sur un signe de leur maître, les esclaves de Panch-Anan distribuèrent quelques coups de leurs cannes d’argent à droite et à gauche, on se recula, non sans jeter des regards de colère et de haine au ministre. Le bruit s’était répandu, parmi le peuple, que Panch-Anan avait contraint la reine à le désigner pour son successeur au trône, et qu’il l’avait poussée au sacrifice pour s’emparer de sa couronne. La nouvelle que le dur et avide brahmane, que l’on craignait autant qu’on le haïssait, succédait à cette souveraine tant aimée, augmentait encore le désespoir que causait le sacrifice.

Ourvaci monta en litière, cherchant des yeux le fakir qui s’était mêlé à la foule. Elle l’aperçut se frottant les mains d’un air de satisfaction, écoutant les murmures de la foule.

La route fut longue et pénible ; il fallait fendre des flots vivants, obstruant volontairement le passage, et opposant une molle inertie aux coups de bâton et aux charges de cavaliers. Quelquefois, la haie des gardes était rompue, et des groupes s’élançant venaient se traîner à genoux, aux côtés de la litière.

— Reine ! reine ! ne nous quitte pas ! criait-on. Que deviendrons-nous sans toi ? Habitués à ta main bienfaisante, tout autre joug que le tien nous écrasera.

— Nous t’aimerons tant que nous te ferons oublier ton chagrin, reste ! reste ! Tu te dois à nous ; renonce à cette mort cruelle ; fais grâce à ton peuple qui veut périr avec toi !

On s’attachait aux porteurs, les suppliant de ne pas avancer, tandis qu’elle se rejetait au fond de la litière en pleurant.

Le ministre, plein d’inquiétude, fit donner l’ordre aux soldats de disperser la foule à coups de lance. Il y eut des cris, des plaintes, et le sang coula sur la poussière, mais la route était libre, et l’on arriva bientôt sous les ombrages de la nécropole royale.

Le bûcher, en bois de santal, était dressé sur une place découverte, à l’endroit même où s’élèverait plus tard le monument funèbre de marbre et d’or. À chaque coin, un esclave tenait une torche allumée.

En apercevant tout à coup cet effrayant monceau de poutres et de broussailles, Ourvaci, dans un invincible mouvement d’horreur, se rejeta en arrière en couvrant son visage de ses mains. Mais sa fierté lui rendit vite le courage, elle releva la tête d’un geste brusque, et regarda sans faiblesse le lieu du sacrifice.

Les brahmanes s’étaient placés sur une estrade en face du bûcher et, les bras levés vers le ciel, se mettaient en prières. Au-dessous d’eux, les musiciens frappaient sourdement leurs instruments, en augmentant peu à peu le bruit. La foule, retenue par les gardes, formait comme des murailles à quelque distance.

On accrocha des guirlandes de fleurs et de feuillages tout à l’entour du bûcher, qui le cachèrent presque entièrement, et les jeunes filles tournèrent autour, versèrent sur le sol de l’ambre et du musc, puis elles revinrent vers la reine, qui détachant ses parures les leur distribua.

Panch-Anan s’avança vers Ourvaci, une coupe pleine à la main. Il fit l’éloge de la reine, avec un enthousiasme pompeux, retraça les principaux faits de son règne, et lui annonça dans l’autre vie une existence bienheureuse ; il lui promit de lui faire édifier un temple comme à une déesse et termina en félicitant les dieux de la recevoir dans leur séjour. Puis il lui tendit le breuvage. On le composait ordinairement de sucs endormants, destinés à engourdir la victime, dont les suprêmes révoltes devant le suicide pouvait causer du scandale ; mais Panch-Anan, craignant que le peuple ne tentât quelque chose pour délivrer la reine, avait forcé la dose de poison, de façon à endormir à jamais celle qui le boirait.

Ourvaci le remercia d’une voix ferme, saisit la coupe, la tendit vers toute cette foule en larmes, comme pour la saluer encore, et la porta à ses lèvres.

D’un bond, Sata-Nanda fut près d’elle, renversa le mortel breuvage :

— Cela t’empêcherait de voir l’apparition, dit-il à voix basse.

Elle lui jeta un regard reconnaissant et s’élança sur le bûcher.

Alors, les esclaves, abaissant leurs torches, y mirent le feu.

Les instruments de musique déchaînèrent un tumulte formidable, pour couvrir les cris possibles de la victime, et les brahmanes, extasiés, entonnèrent un chant triomphal, tandis qu’une fumée odorante floconnait en se roulant sur le sol.

Ourvaci apparaissait au sommet du bûcher, comme sur un piédestal ; illuminée par les rayons du soleil, qui semblait se concentrer sur elle, sa beauté prenait une splendeur surnaturelle, et elle n’avait plus l’air déjà d’appartenir à la terre.

Transportée d’enthousiasme, elle attendait passionnément la récompense promise, l’illusion dernière qui devait lui rendre la mort si douce. Mieux que n’aurait pu le faire le breuvage, la promesse du fakir avait endormi en elle l’angoisse.

— Hâte-toi, bien-aimé, hâte-toi ! sinon il sera trop tard, murmurait-elle.

Tout à coup elle s’écria :

— Il vient, il vient ! j’ai aperçu l’éclair de son épée, la blancheur neigeuse de son front ; et l’or de sa coiffure a jeté une lueur…

Un voile de fumée monta brusquement, l’enfermant et l’aveuglant ; elle s’efforçait avec ses bras de le déchirer, de l’écarter.

Des cris frénétiques de triomphe et de joie poussés par les mille bouches du peuple éclatèrent, tellement formidables qu’on eût dit que le ciel tombait.

— Victoire ! victoire ! l’époux revient, le héros la sauvera !

Elle entendait distinctement ces phrases, mais, perdue dans la nuée étouffante, elle ne voyait plus rien, et courait d’un bord à l’autre du bûcher les bras étendus, cherchant à se dégager de cet horrible engloutissement. Le souffle lui manquait, ses yeux brûlants avaient peine à s’ouvrir et elle allait s’abandonner, quand elle vit entrer dans la fumée, un cheval couvert d’écume et de sang, l’œil fou de terreur, et portant le cavalier chéri, qui la saisit dans ses bras, l’enleva.

Mais alors, l’effrayante figure de Panch-Anan, grinçant de rage, apparut, s’accrochant au sauveur, l’entravant, s’efforçant de le faire tomber. Comme on repousse une bête immonde, d’un violent coup de pied, Bussy envoya son ennemi rouler au milieu du bûcher et disparut hors du nuage.

Aux cris affreux du brahmane appelant à l’aide, des rires seuls répondirent. Panch-Anan parvint un instant à se relever pour fuir ; mais un guerrier, du bout de sa lance, le repoussa ; il le reconnut, c’était Arslan-Khan.

— Je ne suis pas fâché d’être de moitié dans la vengeance, dit le musulman, puisque je n’ai pu l’accomplir seul. Va, va, hideux monstre, rends ta vilaine âme à Iblis !

Le feu crépitait, clair et vif à présent. Panch-Anan poussa un râle horrible, la flamme le mordait, fit éclater sa chair qui se roula en lanière, et il retomba dans le brasier, en se tordant.

Alors on vit l’étrange fakir, qui depuis quelques jours agitait le peuple, apparaître au sommet du bûcher, dansant, avec une joie folle, à travers les flammes, comme s’il ne pouvait en être atteint. Puis, d’un bond, il sauta à terre et se mit à courir, entraînant toute la foule derrière lui, vers le palais, où Bussy avait emporté la reine.

Ils étaient restés longtemps aux bras l’un de l’autre, incapables de parler, comme morts de bonheur ; s’étreignant à s’étouffer, à travers des pleurs et des rires, contemplant avec ivresse leurs visages pâlis et ravagés par la souffrance.

Elle ne pouvait se croire vivante ! remerciait tout bas les dieux qui lui accordaient le ciel de ses rêves.

— Une minute encore, disait Bussy, tout frémissant, et j’arrivais trop tard, mais à temps encore pour mourir avec toi. Ces flammes eussent été les rideaux de notre lit nuptial.

— Je ne suis donc pas morte ? demanda-t-elle en se renversant sur son bras pour mieux le voir, c’est donc réellement que les yeux adorés rayonnent tout près de mes yeux ? que je vois ces lèvres me sourire et qu’elles ne seront qu’à moi ?

— Ah ! elles s’useront à baiser la trace de tes pas, pour obtenir un pardon que je n’ai pas mérité, même par les tortures infernales que j’ai subies.

— Ne parle pas de pardon ; moi seule suis coupable, s’écria-t-elle en se rejetant sur son cœur, j’ai été lâche, faible comme une femme vulgaire. Je n’ai pas su dompter la terreur que m’inspirait le ministre et je suis cause de toutes nos douleurs. Ah ! maintenant, je te le livre, nous saurons bien le vaincre à nous deux, l’infâme brahmane !

— Panch-Anan est mort, dit Sata-Nanda qui entra brusquement, les brahmanes hués par la foule se sont dispersés, et, dans l’ivresse de sa joie, le peuple oublie ses préjugés et ses superstitions ; sache profiter de cet instant de sagesse.

Il se pencha vers l’oreille de la reine et lui dit quelques mots à voix basse.

— Oh ! oui, oui ! s’écria Ourvaci, avec un sourire rayonnant.

Elle entraîna le jeune homme, à travers des galeries, des escaliers, jusqu’à la plus haute terrasse du palais, qui apparut couverte de tapis, avec des parfums brûlant dans des cassolettes, et toute la cour réunie là.

Tenant Bussy par la main, Ourvaci s’avança jusqu’à la balustrade de la terrasse, comme pour le présenter au peuple qui, en les apercevant, les acclama avec délire.

Alors, elle prit des mains d’une princesse, une urne d’or contenant de l’eau du Gange, en mouilla le front du jeune homme, pour le sacrer roi ; puis elle tourna autour de lui, le fit asseoir sur un trône scintillant de pierreries ; l’on posa auprès de lui le sceptre et la couronne ; et le parasol royal s’ouvrit au-dessus de sa tête.

— Je te salue roi de Bangalore, dit Ourvaci, à voix haute. J’abdique le pouvoir et le remets entre tes mains. Accorde-nous la joie de t’avoir pour maître ; je t’en prie au nom du bonheur de mon peuple, et du mien.

Bussy se leva et répondit en regardant la reine avec tendresse :

— J’accepte pour t’obéir cet honneur trop grand, avec la ferme volonté de m’en rendre digne, en consacrant mes forces et ma vie à la défense et à la prospérité de ce pays.

— Victoire au roi ! s’écria Ourvaci en s’agenouillant devant lui. Je ne suis plus que son humble sujette.

Mais il la releva vivement et l’attira sur son cœur.

— Tu es mon paradis et mon dieu, lui dit-il à voix basse, et tous les royaumes du monde ne valent pas un de tes baisers.

Défaillante de bonheur, elle s’appuyait sur le roi, tandis que les courtisans venaient, l’un après l’autre, lui rendre hommage, et dans un mouvement de gratitude elle levait les yeux vers le ciel.

Il n’y avait d’autre nuage, sur l’azur immaculé, qu’un vol de cygnes, dont les plumes neigeuses s’embrasaient au soleil, et qui semblait planer au-dessus des amants, comme un présage de gloire et de félicité.


FIN

  1. En anglais : Jack, pavillon (Battre pavillon), l’amiral veut dire qu’il aurait laissé le pavillon anglais flotter sur la place.
  2. L’Illusion.
  3. Lettre de d’Espréménil à Dupleix, 2 novembre 1746.
  4. 4 novembre 1746.
  5. 6 octobre 1748.
  6. C’est-à-dire héros.
  7. Voici ce que dit Voltaire, à propos de cette bataille, qui n’est cependant pas la plus brillante de cette extraordinaire campagne : « C’était une journée supérieure à celle des trois cents Spartiates au pas des Thermopyles, puisque ces Spartiates y périrent et que les Français furent vainqueurs : mais nous ne savons peut-être pas célébrer assez ce qui mérite de l’être, et la multitude innombrable de nos combats en étouffe la gloire. » (Précis du siècle de Louis XV, chap. xxxiv.)
  8. Il est utile de faire remarquer que le récit de ce fait d’armes extraordinaire, presque invraisemblable, n’est qu’un mot à mot historique, rigoureusement exact.
  9. Le Lion de la Victoire.
  10. Ville de la victoire de Dupleix.