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La Conspiration du général Malet

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La Conspiration du général Malet
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 632-661).
LA
CONSPIIRATION
DU GENERAL MALET
D'APRES DES DOCUMENS INEDITS

I. Histoire de la conspiration du général Malet, par l’abbé Lafon. Paris, 1814. — II. Éclaircissemens historiques sur la conspiration du général Malet, par M. Saulnier, ancien secrétaire général du ministère de la police. Paris, 1844. — III. Conjuration du général Malet contre Napoléon, par le sieur d’A…, ancien directeur général de la police. Paris 1824. — IV. Malet ou Coup d’œil sur l’origine, le but et les élémens des conspirations formées en 1808 et 1812 par ce général, par Alex. Lemare. — V. Histoire des deux conspirations du général Malet, par Ernest Hamel. Paris, 1873. — VI. Archives nationales, F°. 6499.

L’histoire de la conspiration du général Malet, les circonstances, les péripéties et le tragique dénoûment de cette singulière aventure, sont connus depuis longtemps. M. Thiers en a résumé les traits généraux dans un récit où son instinct et sa pénétration naturelle l’ont très sûrement guidé. Sans avoir consulté tous les documens relatifs à cette affaire, sans avoir eu sous les yeux toutes les pièces du procès, il a prononcé sur le général Malet un jugement où la critique, bien que plus complètement renseignée aujourd’hui, n’a rien d’essentiel à contredire. De hardis écrivains l’ont cependant essayé. On est un peu gêné pour parler ici de l’un d’eux qui a figuré dans la commune, au premier rang, et qui, plus heureux que son héros, s’est soustrait, par une double fuite, à la mort d’abord, et plus tard à la détention. M. Paschal Grousset a écrit en 1869 une histoire de la conspiration Malet qui est d’un bout à l’autre, et sans grand intérêt d’ailleurs, une glorification de l’attentat du 23 octobre 1812. Plus récemment, et sans autre souci que celui de la vérité historique, il le dit du moins dans sa préface, un écrivain qui avait déjà eu le courage de réhabiliter Robespierre, M. Ernest Hamel, a prétendu « sauver de l’éternel oubli » non-seulement le général Malet, mais encore ses complices, Lahorie, Guidal, « ces grands citoyens, qui ont offert leur sang à la régénération de la patrie et qui étaient restés avec Caton du parti des vaincus. » — C’est à merveille, et l’on n’a pas l’intention de s’élever ici contre le droit qu’a chacun de préférer Brutus ou Caton à César. On voudrait seulement rechercher jusqu’à quel point ces « grands citoyens » d’invention toute récente méritent les honneurs du Panthéon. L’école jacobine est un peu sujette à caution sous ce rapport, et ses exhumations n’ont pas toujours été heureuses. On a consulté pour cette étude critique tous les documens qui existent aux archives, et l’on a pu se convaincre que plusieurs de ces documens, principalement ceux qui sont de nature à jeter un jour fâcheux sur la mémoire du général Malet et de ses complices, avaient échappé aux investigations de leurs historiens. Les tirer de l’ombre discrète où ils dorment, c’est risquer, il est vrai, de détruire une légende en voie de formation ; mais c’est contribuer, peut-être, à fixer un point d’histoire, et cela seul importe.


I

Claude-François de Malet naquit à Dôle, le 28 juin 1754, de parens appartenant l’un et l’autre à la vieille noblesse franc-comtoise. Tout jeune il prit la carrière des armes ; il était capitaine aux mousquetaires de sa majesté lorsque ce régiment fut licencié pour raison d’économie. Il rentra dans ses foyers, où la révolution le surprit sans l’effrayer. Comme beaucoup de gentilshommes de ce temps, il s’était épris des idées nouvelles et de la philosophie du XVIIe siècle. Il croyait à l’affranchissement des peuples et à la régénération de la société. Aussi, bien loin d’émigrer comme son frère, un des chefs du parti royaliste dans le Jura, il ne tarda pas à se lancer, à la suite de Lafayette, dans le mouvement qui devait bientôt emporter la royauté. Quelle fut la part de la conviction dans cette rupture éclatante de notre ex-capitaine des mousquetaires avec sa famille et son parti, quelle fut celle de l’ambition ? On ne saurait exactement le dire. Il y eut probablement de l’une et de l’autre, ou plutôt l’une et l’autre en se combinant triomphèrent des scrupules de Malet. En tout cas, il n’eut pas à se repentir de s’être rangé du côté du plus fort. Dès la formation des gardes nationales, ses concitoyens l’appelèrent à commander le bataillon de Dôle. Il eut encore l’honneur de partir à la tête de la députation franc-comtoise pour représenter à la fête de la fédération le département du Jura. Plus tard, quand nos frontières furent menacées, la république lui confia le soin d’organiser un corps de volontaires à la tête desquels il se distingua, dit-on, dans plusieurs rencontres. Comme prix de ces services, il reçut le commandement de la place de Besançon, qu’il quitta seulement vers la fin de la période directoriale, en 1799, avec le grade de général de brigade, pour se rendre à l’armée d’Italie, où il servit sous les ordres de Championnet.

C’est de cette époque que datent les premiers rapports de Malet avec le futur empereur des Français. Dans une circonstance qu’on ne précise pas, le nouveau général aurait eu l’imprudence de « rectifier une erreur grossière, » commise en face de l’ennemi par Bonaparte. Il n’en aurait pas fallu davantage pour le perdre. « L’amour-propre du tyran pardonnait difficilement à ceux qui avaient eu le malheur de rencontrer sa faiblesse, » dit l’écrivain auquel nous empruntons cette anecdote, l’abbé Lafon. Le fait aurait peut-être besoin d’être appuyé de quelques preuves ; pour si grand tacticien qu’ait été le général Malet, on a peine à croire que le vainqueur de Marengo ait jamais vu en lui un rival. Il n’est pas d’ailleurs besoin de recourir à de telles suppositions pour s’expliquer l’animosité de Napoléon contre Malet. En l’an IX, s’il faut en croire le même abbé Lafon, dont le témoignage se trouve cette fois corroboré par celui de Desmarest, l’ancien chef de division de la police impériale, Malet avait déjà conçu le projet de s’emparer de la personne de Bonaparte, lorsqu’il viendrait à Dijon prendre le commandement de l’armée d’Italie. Il se serait même assuré de la complicité du général Brune, qui devait, au cas où le coup eût réussi, marcher immédiatement sur Paris. « Malheureusement, dit l’abbé, des circonstances imprévues firent manquer ce projet, qui aurait épargné tant de sang et de larmes à la France. »

Bonaparte eut-il connaissance de ce premier complot ? On peut le supposer, car Brune reçut l’ordre de partir pour l’Italie dans les vingt-quatre heures, et Malet fut, dans le même temps, envoyé comme commandant du département à Bordeaux. C’était une disgrâce : le premier consul y mit le comble en lui conférant un peu plus tard le titre de commandant de la Légion d’honneur. Ce dut être un bien rude coup pour cette âme stoïque, et l’on comprend que Malet ait voué dès ce jour une haine immortelle à Napoléon.

Il existait alors, au sein de l’armée française, une société secrète où se donnaient rendez-vous toutes les ambitions déçues, tous les esprits chagrins et moroses. Elle avait eu pour fondateurs quelques jeunes officiers, qui ne s’étaient pas trouvés payés, suivant leurs mérites, des services qu’ils pensaient avoir rendus, et elle avait pris le nom de société des Philadelphes. Au début, elle ne comptait que quelques membres ; au 18 brumaire, elle se grossit de toutes les déceptions causées par le coup d’état. Le but de cette société, son organisation, ses moyens de propagande et d’action sont encore un mystère pour nous. On sait vaguement qu’elle était dirigée contre le gouvernement comme toutes les sociétés secrètes ; pour le reste il faut s’en rapporter aux suppositions de Charles Nodier, qui s’est constitué son historiographe. Quoi qu’il en soit, le général Malet avait sa place marquée dans cette association. Tout l’y poussait : sa morosité qui, suivant l’expression d’un de ses biographes, Saulnier[1], « le portait à presque tout blâmer, » son orgueil qui lui faisait trouver indigne de sa haute valeur le grade de général de brigade auquel il était cependant parvenu d’assez bonne heure, à quarante-cinq ans, sa jalousie contre ceux de ses camarades qui avaient été plus que lui favorisés de la fortune ; enfin et par-dessus tout ce besoin de conspirer qui chez certains sujets dégénère en manie et devient pour ainsi dire un cas pathologique. Il se fit donc initier ; et, comme les statuts de l’association exigeaient des affiliés qu’ils prissent un nom de guerre, il choisit modestement celui de Léonidas, « si bien adapté d’ailleurs à son caractère antique[2]. »

Un tel nom comportait de grands desseins ; mais il y fallait une occasion favorable. Malet crut l’avoir trouvée lorsqu’en 1808 Napoléon partit pour l’Espagne. A cette époque, le gouvernement impérial commençait à fléchir sous le poids même de sa gloire ; le pays donnait des signes de fatigue ; une sorte d’opposition se dessinait dans le sénat ; la fidélité d’un certain nombre de hauts fonctionnâmes paraissait ébranlée. Quelques-uns, comme Jacquemont, cet ancien membre du tribunat, devenu chef de bureau au ministère de l’intérieur, entretenaient des relations avec les Philadelphes. D’autres, plus prudens, comme Fouché, préparaient déjà à petit bruit leur défection. Restait l’armée, bonne encore, mais bien surmenée ; en là travaillant un peu, en faisant briller à ses yeux l’abolition de la conscription et le rétablissement de la paix, qui sait ? on parviendrait peut-être à l’ébranler. Malet comptait beaucoup sur le prestige qu’il se reconnaissait à lui-même. Et puis ses amis de la rue du Bourg-l’Abbé, Demaillot, Bazin, le premier surtout, son camarade d’enfance, un Franc-Comtois comme lui, le poussaient à marcher. De concert avec eux, il rédigea un sénatus-consulte qui, se fondant sur la violation de toutes les libertés publiques, proclamait la déchéance de l’empereur, supprimait la conscription et les droits réunis, rétablissait la république, et convoquait à bref délai les électeurs pour nommer une assemblée nationale. Un gouvernement provisoire était, en attendant, chargé de pourvoir à la sûreté de l’état. Au nombre de ses membres figurait Moreau, alors en exil. Des proclamations adressées à la nation et à l’armée devaient leur faire connaître les motifs qui avaient décidé le sénat à changer la forme du gouvernement. Enfin tout le plan de la conjuration fut réglé. Mais trop de personnes étaient dans l’affaire ; la police eut l’éveil, une délation se produisit, et, bien que le mouvement eût été contre-mandé, Malet et la plupart des conjurés furent arrêtés. Il eût été facile de les traduire devant la haute cour de justice. L’empereur ne fut pas de cet avis. Il considérait Malet comme un fou qu’il fallait mettre dans l’impossibilité de nuire, Demaillot et Bazin comme des énergumènes qu’on devait garder sous clé. On ne retint qu’eux en prison, tous les autres furent relâchés.

« L’emprisonnement politique est la pierre de touche des caractères, » dit excellemment M. Hamel au début d’un de ses chapitres. En tout cas, c’est une épreuve à laquelle résistent malaisément les âmes médiocrement trempées. Malet, son apologiste lui-même en convient, n’eut rien dans sa prison d’un stoïcien. Ce grand citoyen, ce caractère antique, cet homme de bronze, se montra singulièrement souple et délié pendant les quatre années que dura sa détention. Il ne se contenta pas de solliciter à plusieurs reprises son élargissement ; il en vint à prodiguer au ministre de la police, à l’empereur lui-même les plus explicites assurances de dévoûment et de fidélité.

Le 18 août 1809, il demande à son excellence le ministre de la police générale son transfert à la maison de santé du docteur Dubuisson. Ayant obtenu cette faveur, il adresse, en date du 9 octobre 1809, une nouvelle pétition au duc de Rovigo. « Quoique je n’aie pas l’honneur d’être personnellement connu de son excellence, écrit-il, je me refuse à penser qu’elle puisse croire que ma présence fût dangereuse à Paris. Si cela pouvait être, elle aurait été induite en erreur par des personnes qui me jugeraient fort mal et connaîtraient mal mes principes, et si je pouvais imaginer que ce fût là le motif de l’indécision de son excellence, je lui demanderais de m’éloigner de Paris sur ma parole d’honneur de n’y revenir que lorsqu’elle le croirait convenable. Je ferais volontiers ce sacrifice pour lui donner une preuve de ma bonne foi et de la pureté de mes intentions… »

Cette seconde démarche ayant échoué, il s’adresse un an après, en juillet 1810, à la fois à « sa majesté impériale et royale, » et au ministre de la police. Il demande humblement à l’empereur de jeter les yeux sur un mémoire joint à sa pétition, et dans lequel sont énumérés tous les services qu’il a été « assez heureux de rendre à sa majesté ; » il l’assure qu’elle verra par cet exposé « qu’il ne s’est pas seulement renfermé dans les bornes de son devoir, mais qu’il a saisi toutes les occasions de lui prouver son zèle et son dévoûment. » Au duc de Rovigo ses déclarations sont plus explicites encore. Il faut citer tout au long cette lettre :

Du 3 juillet 1810.

A MONSEIGNEUR LE DUC DE ROVIGO, MINISTRE DE LA POLICE GÉNÉRALE.

« Monseigneur,

« Je suis détenu depuis plus de deux ans pour avoir répété quelques propos, peut-être indiscrets, mais qui n’avaient rien de répréhensible dans leur principe et dont les conséquences sont devenues graves par la manière perfide avec laquelle on les a interprétés.

« J’ai recours, monseigneur ; à deux motifs qui seront sans doute puissans près de vous pour déterminer votre excellence à faire cesser une détention si longue et si peu méritée.

« Le premier est le zèle et le dévoûment que j’ai apportés dans tous les temps à servir sa majesté, ce que je prouve dans un mémoire où, abstraction faite de mes anciens services, je ne relate que ceux rendus à sa majesté depuis son avènement à l’empire.

« J’ai l’honneur de soumettre à votre excellence ce mémoire ainsi que la demande qui l’accompagne. Je joins à ma lettre ces deux pièces afin que votre excellence, après en avoir prit lecture, juge s’il n’y a pas d’inconvénient à les faire parvenir à sa majesté. Elle pourra du moins voir par elle-même que ces services sont de nature à ne laisser aucun doute sur les sentimens qui m’ont porté à les rendre, puisqu’ils ne sont pas de strict devoir.

« Le second est l’estime et l’amitié qui m’ont lié dans le temps où nous servions à l’armée du Rhin avec un général pour lequel votre excellence partage et conserve les mêmes sentimens puisqu’elle lui est restée attachée jusqu’à sa mort.

« Ce dernier motif, j’en suis sûr, influera assez sur le cœur de votre excellence pour l’engager à faire valoir près de sa majesté la demande que je lui fais de ma mise en liberté.

« Général MALET. »

Un peu plus tard, le 10 août 1810, nouvelle lettre au duc de Rovigo.

« Monseigneur,

« Quoique les démarches que votre excellence a bien voullu faire pour moi auprès de sa majesté n’ayent pas eu un entier succès, je ne lui en dois pas moins des actions de grâce et je m’empresse de lui en témoigner ma profonde reconnaissance.

« Je vois avec regret que les préventions que l’on a cherché à donner contre moi à sa majesté sont enracinées dans son esprit ; il ne faudra pas moins que toute votre influence, monseigneur, pour parvenir à les détruire.

« Je mes mon entière confiance dans la bonté dont votre excellence m’a déjà donné des preuves et celles que j’en attend encore pour faire valloir près de sa majesté mes services rendus, ceux que je serais encore disposé à lui rendre et obtenir ma liberté.

« Recevez, monseigneur, l’assurance du sincère dévouaient et des sentimens respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.

« Général MALET. »


Ainsi le général Malet avait rendu des services à sa majesté ; non-seulement il avait fait son devoir, mais il avait saisi toutes les occasions de lui prouver son zèle. Dans tous les temps, il avait été fidèle et dévoué et spécialement depuis que Napoléon avait pris le titre d’empereur. Cette fidélité, ce dévoûment, n’avaient pas été seulement ceux d’un soldat ; on ne pouvait se méprendre sur les sentimens qui les avaient inspirés, puisqu’il ne s’était jamais renfermé dans la stricte exécution des ordres reçus. Enfin il était disposé, si la liberté lui était rendue, à servir sa majesté comme par le passé. Voilà ce que le général Malet écrivait au tyran ; c’est par de tels moyens qu’il s’efforçait de surprendre la clémence de l’empereur. En vérité ce Léonidas manquait de fierté, et l’on a peine à s’expliquer que ces défaillances n’aient pas un peu refroidi l’admiration de ses apologistes. Le cas était assez épineux : ils s’en sont tirés, d’abord en ne donnant qu’une faible partie de la correspondance qu’on vient de lire, puis en se torturant l’esprit pour expliquer la singulière attitude du général par un calcul du plus profond et du plus louable machiavélisme.

Voici quel aurait été ce calcul. Il fallait que Malet obtint sa liberté pour reprendre la tentative avortée de 1808. Or il ne pouvait y parvenir qu’au prix de sa dignité. Donc il a bien fait de la sacrifier. On irait loin avec de tels syllogismes ; il n’est pas de lâcheté, pas de crime qu’on ne pût excuser par cette raison d’état d’un nouveau genre. C’est ainsi que l’on a pu de nos jours entreprendre de si scandaleuses réhabilitations. Celle du général Malet devait tenter un écrivain qui s’est fait une spécialité de ces tours de force historiques. Après avoir célébré les vertus de Robespierre, il devait être relativement facile de représenter le général Malet comme un homme d’un caractère indomptable et d’une fierté toute Spartiate. Malheureusement les archives nationales n’ont pas été « flambées, » comme la préfecture de police, et, de ses arcanes, chaque jour, sortent des témoignages auxquels toutes ces légendes frelatées ne résisteront pas. À ce point de vue, les documens inédits qu’on vient de lire ne laissent pas de présenter quelque intérêt ; il nous a paru qu’ils éclairaient d’un jour nouveau la première conspiration Malet. Ceux qui se rapportent à la seconde ne sont pas moins dignes d’être étudiés ; on va pouvoir en juger.


II

Le 24 octobre 1812, les Parisiens, en s’éveillant, purent lire dans le Moniteur et sur les murs la pièce suivante, signée du duc de Rovigo :

« Trois ex-généraux, Malet, Lahorie et Guidal, ont trompé quelques gardes nationaux et les ont dirigés contre le ministre de la police générale, le préfet de police et le commandant de la place de Paris. Ils ont exercé des violences contre eux. Ils répandaient le bruit de la mort de l’empereur.

« Ces ex-généraux sont arrêtés ; ils sont convaincus d’imposture ; il va en être fait justice.

« Le calme le plus absolu règne dans Paris ; il n’a été troublé que dans les trois hôtels où ces brigands se sont portés. »

Que s’était-il passé ? Comment le général Malet avait-il pu tromper la vigilance de la police impériale et nouer des intelligences au dehors de la maison où il était détenu ? Par quel prodige d’habileté, par quel coup d’audace était-il parvenu à débaucher des troupes, en plein Paris, sans que la tranquillité de la rue fût troublée, sans qu’aucune commotion violente eût ébranlé le gouvernement impérial ? L’empereur était loin, il est vrai, bien loin ; il venait d’entreprendre la désastreuse campagne de Russie, alors qu’une partie de ses meilleures troupes étaient occupées à réduire l’Espagne. Mais il n’avait encore éprouvé aucun échec ; jamais son génie n’avait paru plus puissant, ni sa force plus grande. D’ailleurs, en partant, n’avait-il pas laissé derrière lui la machine gouvernementale la mieux agencée, la plus solidement construite qui ait été : de grands corps d’état, dévoués à sa personne, de grands dignitaires de la couronne qui lui devaient tout, une administration incomparable, une police qui n’avait jamais été prise en défaut ? La constitution impériale n’avait-elle pas enfin très nettement réglé la transmission du pouvoir, et, s’il arrivait malheur à Napoléon, le roi de Rome n’était-il pas là ? Malet n’ignorait aucune de ces choses. Il savait par expérience qu’il ne faisait pas bon jouer avec la police, et il avait appris à se défier des « camarades. » C’est par un camarade, général en disponibilité comme lui, mécontent comme lui, qu’il avait été trahi lors du complot de 1808. D’autre part, il sentait bien que du vivant de l’empereur aucune sédition dans la garde nationale, à plus forte raison dans l’armée, n’avait chance de réussir. Il s’était pénétré dans sa prison de ces deux idées. Pendant quatre ans, il en poursuivit l’application à travers toute sorte de projets, plus chimériques les uns que les autres. A la fin, après bien des tâtonnemens, la lumière se fit dans ce cerveau troublé par les fumées de l’orgueil et de la haine ; un plan d’une extrême audace et d’une incroyable simplicité tout à la fois le traversa.

Le point de départ de ce plan, c’était la fausse nouvelle de la mort de l’empereur. Mais il ne suffisait pas d’en répandre le bruit ; il fallait que cette mort fût officiellement constatée par un acte émané des pouvoirs publics et dont on ne pût révoquer en doute l’authenticité. D’autre part, il importait qu’il y eût aussi peu de monde que possible dans le secret du complot ; c’était le seul moyen d’éviter, soit que la police fût avertie, soit qu’au moment d’agir le cœur manquât à quelque agent.

Ces prémisses étant posées, Malet imagina d’associer à son entreprise la plus haute autorité qui fût dans l’état. Il rédigea dans ce dessein un faux procès-verbal d’une fausse séance extraordinaire du sénat, convoqué pour entendre la lecture d’un faux message qui lui annonçait la fausse mort de Napoléon, et pour aviser, séance tenante, aux moyens de sauver la patrie. À ce procès-verbal était joint un faux sénatus-consulte abolissant le gouvernement impérial, mettant hors la loi « ceux des grands dignitaires civils et militaires qui voudraient user de leurs pouvoirs ou de leurs titres pour entraver la régénération publique, » et formant un gouvernement provisoire composé des quinze membres dont les noms suivent : MM. le général Moreau, président ; Carnot, vice-président ; général Augereau ; Bigonnet, ex-législateur ; Destutt-Tracy, sénateur ; Florent Guyot, ex-législateur ; Frochot, préfet du département de la Seine ; Jacquemont, ex-tribun ; Lambrecht, sénateur ; Montmorency (Mathieu), Malet, Noailles (Alexis), Truguet, vice-amiral, Volney et Garat, sénateurs. Ce gouvernement était chargé, 1° de veiller à la sûreté intérieure et extérieure de l’état ; 2° de traiter immédiatement de la paix avec les puissances belligérantes ; 3° de faire cesser les malheurs de l’Espagne ; 4° de rendre à leur indépendance les peuples de Hollande et d’Italie. Il proposerait le plus tôt possible un projet de constitution pour être soumis à l’acceptation du peuple français. Les ministres étaient relevés de leurs fonctions et tenus de remettre leurs portefeuilles à leurs secrétaires généraux. Une amnistie générale était accordée pour tous délits politiques et militaires, même pour désertion à l’étranger. Un article spécial aux émigrés les autorisait à se présenter devant la première municipalité frontière pour y faire leur déclaration et recevoir en échange un passeport. Enfin, pour couronner tout cet ensemble de mesures, le général Malet était nommé commandant de la place de Paris et de la 1re division militaire, avec les pouvoirs les plus étendus pour veiller à la réunion et à la sûreté des membres du gouvernement provisoire ; à cet effet, un crédit de quatre millions à prendre sur la caisse d’amortissement lui était ouvert.

Le sénatus-consulte contenait en outre une assez étrange disposition relative à l’envoi « d’une députation à sa sainteté Pie VII pour le supplier, au nom de la nation, d’oublier les maux qu’il avait soufferts et pour l’inviter à venir à Paris avant de retourner à Rome. » Quelle était la portée de cette disposition ? A quelle mystérieuse combinaison se rattachait-elle dans l’esprit de Malet ? Qu’attendait-il de la venue du saint-père à Paris ? Pourquoi cette invitation suspecte adressée au chef de la chrétienté par un gouvernement dont le chef était un déserteur à la solde des émigrés, et qui comptait parmi ses membres des royalistes comme MM. de Noailles et Montmorency ? La réponse à ces questions viendra plus tard ; on se contentera pour le moment de les poser, afin de ne pas interrompre la suite de ce récit.

C’était une idée fort ingénieuse que de faire du sénat le pivot de la conspiration. Malet ne fut pas moins bien inspiré dans la confection des autres documens apocryphes qu’il rédigea comme suite à son sénatus-consulte. On retrouve dans sa proclamation aux citoyens et aux soldats qui devait être affichée sur les murs de Paris les mots les plus propres à faire de l’effet sur la foule : affranchissement, régénération, humanité. Le morceau commençait ainsi : « Citoyens, Bonaparte n’est plus ! Le tyran est tombé sous les coups des vengeurs de l’humanité. Grâces leur soient rendues ! Ils ont bien mérité de la patrie et du genre humain… Travaillons tous à la régénération publique, pénétrons-nous de ce grand œuvre, qui méritera à ceux qui y participeront la reconnaissance des contemporains, l’admiration de la postérité, et qui lavera la nation aux yeux de l’Europe des infamies commises par le tyran. » Mais où le général Malet se montra vraiment supérieur, ce fut dans la rédaction des ordres de service destinés à chacun des officiers généraux qu’il avait résolu d’employer. Il y mit une telle précision, il sut leur donner une couleur si franche, un air si naturel, que ces officiers devaient nécessairement y ajouter foi. Le rôle que chacun aurait à jouer, les dispositions à prendre, les postes à occuper, la conduite à tenir en cas de refus d’obéissance, le mot d’ordre, tout était prévu, réglé, combiné de telle sorte que, le branle une fois donné, le mouvement devait s’étendre en quelques heures à toute la garnison de Paris. Malet s’était naturellement attribué le principal rôle dans l’affaire. Il devait, aux termes du sénatus-consulte, remplacer le général Hullin dans le commandement des troupes de Paris et de la première division militaire. Il prit pour chef et sous-chef d’état-major le général de division Desnoyers et le colonel Doucet, promu pour la circonstance au grade de général de brigade. Il croyait pouvoir tout particulièrement compter sur ce dernier, vieux soldat qui avait fait toutes les guerres de la révolution et qui en professait les principes. Ces choix arrêtés, il établit son quartier général à l’Hôtel de Ville, où devait se réunir le gouvernement provisoire. Le colonel Soulier, chef de la 10e cohorte, était appelé au commandement des troupes réunies pour la garde de l’Hôtel de Ville, le général Guidal à celui des troupes rassemblées au Luxembourg pour la garde du sénat. Le général Lecomte avait été nominativement désigné dans le sénatus-consulte pour le commandement d’une armée de cinquante mille hommes qui devait être concentrée sous les murs de Paris. Le général Lahorie lui fut adjoint comme chef d’état-major, avec la mission de s’emparer préalablement de la personne du ministre de la police générale et du ministère.

Ce n’est pas tout, Malet écrivit au commandant de la 10e cohorte afin de lui annoncer que le général Lamotte avait reçu l’ordre de se rendre auprès de lui pour donner aux troupes lecture d’un sénatus-consulte proclamant la déchéance du gouvernement impérial. Enfin des lettres analogues étaient adressées au colonel Rabbe du 1er régiment de la garde de Paris, au colonel du 32e de ligne et au général Deriot, chef de l’état-major et commandant les dépôts de la garde nationale. Ce dernier, qu’on voulait sans doute éloigner, devait occuper d’urgence Sèvres, Ville-d’Avray, Courbevoie et Saint-Cloud. L’ordre était fort habilement motivé sur la nécessité de pourvoir à la sécurité de l’impératrice. « C’est, disait-il, envers la nation entière que nous sommes devenus responsables des jours de Marie-Louise, tant pour l’honneur national que pour la garantie qu’elle nous assure, pendant qu’elle sera en notre pouvoir, de la conduite de l’empereur d’Autriche envers la France. Dès que vous aurez pris vos dispositions, vous ferez bien de vous rendre à Saint-Cloud pour rassurer cette princesse sur sa situation, en attendant que le gouvernement le fasse d’une façon diplomatique. » Le général Deriot était en outre invité à faire lire à ses troupes le sénatus-consulte et la proclamation du général commandant la place de Paris.

Toutes choses étant ainsi réglées, les pièces copiées, les paquets préparés et mis en ordre, les lettres de service dûment cachetées et scellées, Malet attendit tranquillement la date qu’il s’était fixée. Dans tout ce travail préparatoire, il n’avait eu que deux collaborateurs, ce même abbé Lafon, dont il à déjà été question, et un jeune caporal de la garde à pied de la ville de Paris, du nom de Rateau, employé aux écritures dans la maison Dubuisson, à qui il avait su inspirer le plus aveugle dévoûment.

Pour l’exécution, Malet s’adjoignit un certain Boutreux, avec qui depuis longtemps il avait des intelligences. Boutreux se chargea d’aller prendre chez Mme Malet les effets, armes et costumes nécessaires. C’est lui qui devait jouer le rôle de commissaire de police, pendant que Rateau remplirait celui d’officier d’ordonnance ; aussi eut-il soin de se procurer une écharpe tricolore. Cette échappe, un costume de général et un habit d’officier d’ordonnance, toute la mise en scène de la conspiration devait se borner à ces trois objets ! On croit rêver quand on songe à la pauvreté de ces moyens, comparés à la grandeur de l’entreprise. L’histoire n’offre, dans le même genre, rien de plus extraordinaire que cette conspiration tramée sans argent, sans autres complicités que celles de deux agens subalternes, par un obscur soldat, contre un gouvernement qui disposait d’une puissance formidable.

C’est dans la nuit de 22 au 23 octobre que Malet avait résolu d’engager l’action. Vers dix heures du soir, il quitta, suivi de l’abbé Lafon, la maison de santé du docteur Dubuisson et se rendit place Royale, chez un prêtre espagnol, pour revêtir son uniforme qui avait été porté là. Boutreux et Rateau l’attendaient ou vinrent le rejoindre. On se mit en tenue, comme il avait été convenu : Malet en général de division, Rateau en officier d’état-major, Boutreux en commissaire de police. Il pleuvait à torrens ; pour passer le temps, on prit du punch, on soupa. Ce fut un grand malheur, au dire de M. Hamel, « car si les choses se fussent exécutées pendant la nuit, aucune des autorités civiles et militaires n’aurait eu le temps de se reconnaître, et la conspiration eût été probablement suivie d’un plein succès. » Il était trois heures et demie du matin quand les trois complices quittèrent la place Royale[3]. Ils avaient décidé de se rendre, en premier lieu, à la caserne Popincourt, où se trouvait la 10e cohorte. Arrivé là, Malet se fait reconnaître du poste et conduire à la chambre du colonel Soulier, le réveille, se présente à lui sous le nom du général Lamotte, et lui annonce en quelques mots très brefs la nouvelle de la mort de l’empereur et de la formation d’un gouvernement provisoire. Le colonel Soulier, vieux soldat qui aimait beaucoup son empereur, mais qui ne connaissait rien en dehors de sa consigne, sort aussitôt de son lit sans trouver une objection. Pendant qu’il s’habille, Boutreux, ceint de son écharpe, lui donne lecture de la lettre de service préparée pour lui. Cette lettre, signée Malet, portait en substance que le général Lamotte avait reçu l’ordre de se transporter à la caserne Popincourt, accompagné d’un commissaire de police, pour donner à la 10e cohorte lecture du sénatus-consulte « annonçant la mort de l’empereur et l’abolition du gouvernement impérial ; » que, cette lecture terminée, le colonel Soulier devrait faire prendre les armes à ses hommes, se rendre place de Grève, occuper l’Hôtel de Ville, et préparer, de concert avec le préfet de la Seine, des salles convenables, pour le gouvernement provisoire et pour l’état-major du général Malet.

Il ne vint pas un seul instant à l’esprit du colonel Soulier la pensée que cette lettre, qui lui annonçait d’ailleurs sa nomination de général et la mise à sa disposition d’une somme de cent mille francs pour sa troupe et pour lui-même, pût être l’œuvre d’un faussaire. L’adjudant-major de service, un Normand pourtant, n’y flaira pas davantage le moindre piège. C’était, comme son colonel, un vieux militaire sans grand jugement et sans initiative, mais d’une fidélité à toute épreuve. La nouvelle de la mort de l’empereur lui produisit l’effet d’un coup de massue. Cependant il ne fit aucune difficulté d’exécuter les ordres de son supérieur et rassembla sans dire mot ses hommes en armes dans la cour de la caserne. Malet ou plutôt le général Lamotte descendit aussitôt et se présenta devant leur front. Puis Boutreux, toujours revêtu de ses insignes, leur donna lecture du sénatus-consulte, de l’ordre du jour et de la proclamation. Pas un cri, pas un mot, rien qu’une grande stupeur. Ce que voyant, le général fit, sans plus tarder, former les rangs, prit la tête de la colonne et sortit, laissant au colonel Soulier le nombre d’hommes strictement nécessaire pour occuper la place de Grève et l’Hôtel de Ville.

Il était six heures et demie lorsque Malet se présenta, suivi de sa petite troupe, devant la prison de La Force, où se trouvaient détenus les généraux Guidal et Lahorie. L’élargissement de ces deux officiers ne souleva, de la part du concierge, aucune objection. Sur l’ordre qui lui en fut donné d’un ton d’autorité, ce malheureux courut immédiatement délivrer ses prisonniers. Cela prit toutefois quelques minutes, et Malet s’impatientait déjà quand ils parurent. Il les embrassa avec effusion ; puis, sans leur laisser le temps de se reconnaître, il leur remit à chacun le pli cacheté contenant les instructions qui les concernaient, et leur expliqua brièvement ce qui se passait et ce qu’il attendait d’eux. Pas plus que le colonel Soulier, pas plus que l’adjudant-major Piquerel et le concierge de La Force, Guidal et Lahorie ne conçurent le moindre soupçon. Ils partirent, suivis d’une escorte que leur donna Malet, pleins d’ardeur et de confiance dans le résultat de l’opération qui leur était confiée. Cette opération, d’une nature fort délicate, était, pour le succès de la conspiration, d’une importance capitale. Il s’agissait, on l’a vu, de s’emparer du ministère de la police et de la personne du duc de Rovigo. Le coup fait, Lahorie devait immédiatement se faire reconnaître par les employés et commencer l’organisation du nouveau service.

Le ministre était encore au lit quand le détachement commandé par Guidal et Lahorie parut devant son hôtel, qui fut occupé sans résistance. Quelques hommes du peuple qui, chemin faisant, s’étaient joints à la troupe, voulaient lui faire un mauvais parti. Lahorie les contint, — le duc de Rovigo (Savary) avait été jadis son compagnon d’armes, — et, pour éviter qu’il lui arrivât malheur, il chargea Guidal en personne de le conduire sous bonne garde à La Force. Ce trait de générosité fut, dit M. Hamel, une faute irréparable. Il eût mille fois mieux valu garder Savary « comme otage ; » en tout cas, ce n’était pas à Guidal qu’il aurait fallu confier une tâche dont le premier caporal venu se serait fort bien acquitté.

Quoi qu’il en soit, Lahorie ne laissa pas de déployer, pour le reste, beaucoup d’activité. Ses instructions portaient qu’après avoir organisé le service, il irait prendre possession de la préfecture de police. Il s’y rendit de sa personne, accompagné de Boutreux, se fit reconnaître du poste et conduire aux appartemens du préfet, baron Pasquier. Cet homme, inoffensif et doux, ne fit pas l’ombre de résistance ; il se laissa, de la meilleure grâce du monde, mettre en fiacre et conduire à La Force, accompagné de son premier chef de division. Cela fait, Lahorie retourna vite à son ministère, laissant à Boutreux le soin de disposer toutes choses en vue de la prompte exécution des ordres du nouveau gouvernement.

Dans le même temps, le colonel Soulier, conformément aux instructions qu’il avait reçues, occupait, toujours sans aucune résistance, l’Hôtel de Ville et la place de Grève. Le préfet de la Seine, comte Frochot, avait découché. Quand il rentra, vers dix heures, mandé par un exprès, il trouva sur sa table le texte du sénatus-consulte et la proclamation de Malet. Ces documens, qu’il lut avec beaucoup d’attention, ne lui parurent nullement suspects ; même sur la demande du colonel Soulier, il s’empressa de faire disposer les salles nécessaires à la réunion du gouvernement provisoire et à l’état-major du général commandant la place de Paris.

Sur ces trois points, le ministère de la police, la préfecture de police et la préfecture de la Seine, le plan du général Malet avait donc complètement réussi. La conspiration tenait entièrement trois des principaux rouages du gouvernement ; il ne lui restait plus, pour atteindre ses fins, qu’à s’emparer de la place. C’était, à la vérité, le plus gros morceau, aussi Malet se l’était réservé. La place était alors commandée par un homme peu susceptible de se laisser intimider ou séduire, le général comte Hullin, un des héros du 14 juillet, rallié comme tant d’autres à l’empire, après avoir pris une part active à la révolution. C’était un homme d’une haute stature et d’une force athlétique, que Napoléon avait sorti du rang et qui lui en était resté reconnaissant. Ayant beaucoup vécu parmi les « anarchistes, » il les distinguait rien qu’à leur air. Lorsque Malet se présenta place Vendôme, à son hôtel, il était encore couché ; Malet ne lui laissa pas le temps de s’habiller. Forçant la consigne, il entra d’autorité dans la chambre conjugale ; et, sans autre forme de procès, lui tint à peu près ce langage : « Je viens vous annoncer une triste nouvelle ; l’empereur est mort. Un sénatus-consulte, en date d’hier au soir, a aboli le gouvernement impérial, et je suis chargé de vous remplacer. J’ai même, ajouta-t-il, un devoir plus pénible à remplir, c’est de vous mettre provisoirement en état d’arrestation. » Hullin hésitait, tout cela ne lui paraissait pas très clair. Comme il allait ouvrir la bouche pour répondre, une voix, celle de Mme Hullin, qui était restée blottie sous les couvertures, et qui avait de là tout entendu, sortit tout à coup du fond de l’alcôve : « Mais, mon ami, dit cette voix, si monsieur doit vous remplacer, il doit avoir des ordres à vous communiquer. — En effet, s’écrie aussitôt Hullin, monsieur, où sont vos ordres ? — Mes ordres, répliqua Malet, les voici, et, le plus tranquillement du monde, d’un coup de pistolet il étendit le colosse à ses pieds.

Avec la même tranquillité, sans hâter le pas, sans donner aucun signe d’émotion, il redescendit l’escalier, sortit sur la place, reprit la tête de son détachement et se dirigea vers la porte de l’hôtel occupé par l’état-major. De ce côté, Malet avait bien pris ses précautions ; il s’était fait précéder d’une lettre qui enjoignait au colonel Doucet de mettre aux arrêts son subordonné, le commandant Laborde. Il se méfiait justement de ce jeune officier, qui passait pour avoir autant d’énergie que de dévoûment à l’empereur. Quant au colonel Doucet, il croyait, on l’a vu, pouvoir compter sur sa docilité. Ce fut précisément cet excès de confiance qui le perdit. Soit qu’il eût conçu quelque soupçon, soit pour toute autre raison, le colonel ne s’était pas pressé d’exécuter les ordres qu’il avait reçus ; il attendait. La première personne que Malet rencontra, comme il montait l’escalier, fut Laborde. Il l’interpella vivement et se disposait, sur son refus d’obéir, à l’arrêter ; même il avait déjà fait le geste de lui mettre la main au collet et se disposait à lui brûler la cervelle, quand le colonel Doucet, qui par bonheur avait vu le mouvement dans une glace, se jeta brusquement sur lui et para le coup. Au même moment, Laborde le prit à bras-le-corps en criant aux armes. On accourut. Malet fut terrassé, puis garrotté. On le traîna dans cet équipage jusque sur le balcon de l’hôtel, d’où le colonel Doucet, s’adressant aux soldats, leur cria que Malet n’était qu’un imposteur dont il allait être fait justice, et que l’empereur n’était pas mort. Il n’en fallut pas davantage pour provoquer dans la troupe un élan qui se traduisit par le cri de Vive l’empereur ! Quelques instans après, l’énergique commandant Laborde se présentait, suivi d’un nombreux détachement, au ministère de la police. Il y trouva Lahorie confortablement assis dans le fauteuil du duc de Rovigo, donnant des ordres et signant des pièces, avec le calme d’un homme en possession d’une bonne place. Tout autour de lui, par terre, gisait la défroque de Savary, qu’il s’était fait apporter pour y choisir un costume. L’infortuné général fut complètement démoralisé quand il apprit qu’il avait conspiré sans le savoir, et se laissa arrêter sans résistance.

Quant au général Guidal, on le trouva, la fourchette à la main, dans un restaurant où il était allé déjeuner après avoir pris possession du ministère de la guerre, abandonné par le duc de Feltre. On s’empara de sa personne et on le reconduisit à La Force. A l’Hôtel de Ville, l’ordre ne fut pas moins vite rétabli. Le préfet Frochot, désireux sans doute de se faire pardonner par un zèle bruyant l’incroyable légèreté avec laquelle il avait accueilli la nouvelle de la mort de l’empereur, déploya beaucoup d’activité pour remettre toutes choses en place. Il avait hâte de se rendre chez l’archichancelier pour lui donner des explications qui ne devaient pas le sauver d’une disgrâce à coup sûr méritée.

On sait le reste : Malet et ses complices furent, au nombre de vingt-quatre, traduits devant une commission militaire présidée par le général de division Dejean, comte et grand-officier de l’empire, grand-aigle de la Légion d’honneur et premier inspecteur général du génie, assisté de deux généraux, de deux colonels, d’un major et d’un capitaine. Le procès commença le 27 au matin. L’instruction n’avait pris que trois jours, moins de temps que n’en met d’habitude un juge d’instruction pour étudier une affaire de police correctionnelle. Il est vrai qu’il y avait flagrant délit et que la justice militaire doit être expéditive. Instituée pour assurer la prompte répression des crimes contre la sûreté de l’état, on ne saurait lui demander de s’astreindre aux mêmes lenteurs que la justice ordinaire. Toutefois on ne peut s’empêcher de regretter qu’une affaire où tant de prévenus se trouvaient impliqués ait été conduite avec autant de légèreté. La culpabilité de Malet, de Rateau, de Boutreux, était évidente, et l’on comprend que le capitaine rapporteur n’ait pas eu de peine à l’établir ; celle de Guidal et de Lahorie paraissait probable. Quant aux dix-neuf autres prévenus, si leur complicité matérielle était certaine, il semble que l’instruction aurait pu se donner la peine de prouver qu’ils avaient agi sciemment. L’autorité de la procédure et du jugement qui s’en suivit y eût certainement gagné. Mais ce fut surtout au cours des débats que se marqua d’une façon vraiment scandaleuse la précipitation des juges. L’un des prévenus, le Corse Boccheiampe, qui savait à peine parler français, réclamait un défenseur, « On vous comprendra toujours assez, » lui dit un des membres de la commission.

Le colonel Soulier se plaignait aussi de n’avoir pas d’avocat. On lui répondit qu’il aurait dû en faire venir un, et comme il insistait, objectant avec raison qu’on ne l’avait averti qu’à huit heures du soir, un juge, intervenant, lui imposa brutalement silence avec ces mots : « On écrit le soir ; tous les avocats ne sont pas couchés à huit heures. » — « Mais, répliqua Malet, à cette heure les geôliers sont couchés et les prisonniers sous clé, sans lumière. » La réponse était péremptoire ; la commission n’en passa pas moins outre, et, sans un avocat qui se présenta au dernier moment pour le capitaine Stenhower et qui dit incidemment quelques mots des autres prévenus, aucun de ces malheureux n’eût été sérieusement défendu. Encore cet avocat n’eut-il que quelques heures pour disposer son plaidoyer.

Une telle violation des formes ordinaires de la justice était déjà fort grave. L’erreur où tomba la commission, en appliquant la même peine au chef de la conspiration et à de simples comparses, fut plus regrettable encore. La plupart des prévenus s’étaient contentés dans leur réponse d’exciper de leur bonne foi et du trouble où les avait jetés la nouvelle de la mort de l’empereur. La commission ne daigna pas s’arrêter à ce système de défense ; il lui parut complètement inadmissible. Même un des juges fit à ce propos cette réflexion prodigieuse : « Je demande à l’accusé Soulier, dit-il, comment il peut se faire qu’un officier supérieur ait pu perdre la tête, lorsque Malet vint lui dire : — Je vous apporte une grande nouvelle (la mort de l’empereur). — A ce seul mot, un officier dévouer à son souverain devait avoir sur-le-champ sa présence d’esprit… C’est justement dans un instant comme celui-là qu’il faut qu’on sache bien que les militaires ne perdent jamais la tête, parce que l’empereur est immortel. Quand l’empereur meurt, on crie : Vive l’empereur ! »

Devant de tels argumens, les accusés n’avaient qu’à s’incliner. C’est ce qu’ils firent pour la plupart, et non sans dignité. Malet surtout fut vraiment supérieur à lui-même en cette heure décisive. Sa fermeté ne se démentit pas un seul instant. Il sut trouver des accens pleins de fierté. Comme le président lui demandait quels étaient ses complices : « La France entière ; vous-même, monsieur, si j’avais réussi, » répondit-il. Après le réquisitoire du capitaine rapporteur, il se leva et dit ces simples paroles : « Un homme qui s’est constitué le défenseur des droits de son pays n’a pas besoin de plaidoyer ; il triomphe ou il meurt. » Et il se rassit. On cite encore de lui plusieurs mots qu’il aurait dits en allant à la mort. Rue de Grenelle, rencontrant des étudians qui le regardaient passer dans son fiacre, entre deux gendarmes, il leur lança par la portière cette phrase : « Jeunes gens, souvenez-vous du 23 octobre. » — « Citoyens, s’écria-t-il encore devant l’École militaire : je tombe, mais je ne suis pas le dernier des Romains. »

En face du peloton d’exécution, Malet eut la même attitude, un peu théâtrale, un peu forcée, mais noble après tout. Il aurait pu mourir plus simplement, avec moins d’emphase, et l’on doit lui reprocher d’avoir un peu trop posé pour la postérité. Il eut du moins le mérite de se rappeler au dernier moment qu’il avait porté le nom de Léonidas et de tomber en Lacédémonien. De toutes les circonstances atténuantes que ses avocats ont fait valoir, c’est encore la plus admissible, et certes on eût été mieux inspiré, dans l’intérêt de sa mémoire, en n’en plaidant pas d’autres.

On aurait aussi bien dû se dispenser de faire du général Guidal un héros, quand il est prouvé que ce malheureux, « qui ne jouissait d’aucune considération et qui était enclin à l’ivrognerie, » ne sut pas regarder la mort en face. « La dignité du maintien du général Malet en allant au supplice, et en général la contenance de ses compagnons d’infortune, a écrit un ancien directeur général de la police, le sieur d’Aubignosc, fit ressortir défavorablement la pusillanimité du général Guidal, qui s’exhala sans cesse en pleurs, en cris et en vociférations. » Le témoignage de ce haut fonctionnaire, qui eut entre les mains tout le dossier de l’affaire Malet, méritait peut-être qu’on s’y arrêtât. On l’a négligé, comme on a négligé tous ceux qui se rapportent au véritable but de la conspiration. C’est ainsi qu’on a pu représenter le général Malet comme une victime de la cause républicaine et glorifier son entreprise comme un de ces actes sublimes que « la loi condamne, mais que la morale éternelle absout. » Il ne semblera pas superflu qu’on discute ici la valeur de cette thèse : la suite de ce récit, les documens qu’on y trouvera, montreront qu’elle est au moins contestable.


III

La première et la plus sûre règle de critique historique est de s’attacher d’abord aux sources. On n’y trouve pas toujours la vérité ; mais on risque moins de s’égarer par ce chemin que par toute autre voie. Les apologistes de Malet ont singulièrement méconnu cette règle fondamentale, et, ce qui est plus grave, ils l’ont méconnue sciemment. Par bonheur, de nombreux documens, des témoignages autorisés, des pièces d’une importance capitale échappées aux flammes qui brûlèrent en 1814 la majeure partie des papiers de la police impériale, des lettres émanées de personnages considérables, écrites, pour ainsi dire, sous la dictée du roi Louis XVIII, permettent de restituer à l’affaire du 23 octobre son caractère et sa portée véritables.

Au nombre de ces documens figure en première ligne le fameux sénatus-consulte rédigé par Malet, de concert avec l’abbé Lafon. Cet abbé Lafon, dont il est temps de préciser le rôle, avait été dans le principe instituteur à Bordeaux ; mais il n’avait pas tardé à se fatiguer de ce dur métier. C’était, autant qu’on en peut juger, un assez triste sire : inquiet, agité, brouillon, se plaisant à l’intrigue, y vivant comme dans son élément, cherchant à se pousser dans le parti royaliste par les voies tortueuses et les bas emplois, prêt à faire tous les personnages et tous les métiers, mais très délié, très retors, bref, un excellent agent de police. Pourtant il s’était laissé prendre ; on l’avait, en 1809, arrêté, dit un rapport dont la minute existe aux archives, « comme prévenu d’entretenir des relations fanatiques avec M. Alexis de Noailles, chef d’une association mystique qui s’occupait à Paris de répandre des écrits à l’occasion des événemens de Rome et du pape. » Le hasard voulut qu’il fût interné dans la même maison de santé que le général Malet. Ces deux hommes se complétaient admirablement l’un l’autre. L’un avait la volonté froide et tenace, et l’indomptable énergie du maniaque ; l’autre avait plus de ressources dans l’esprit que de résolution dans le caractère, celui-ci la puissance inventive et la force de conception des gens à idées fixes, celui-là le goût du détail, l’application minutieuse aux objets secondaires et une rare habileté de main. Il n’eût peut-être pas été capable d’imaginer un plan d’une logique aussi serrée que celui de Malet ; mais il avait précisément les qualités qu’il fallait pour en combiner toutes les parties et pour en régler l’exécution.

Toutefois on se tromperait si l’on ramenait à ces modestes proportions le rôle de l’abbé Lafon. Sa part de collaboration dans l’affaire du 23 octobre est autrement importante ; son influence, l’empire qu’il sut prendre sur l’esprit de son compagnon de captivité, la direction qu’il eut le talent d’imprimer à ses idées, l’art consommé avec lequel il l’amena tout doucement à ses fins, les intelligences qu’il parvint à nouer entre le républicain Malet et les chefs du parti royaliste, révèlent un homme d’une intelligence peu commune et font vraiment de lui quelque chose de plus qu’un simple confident. La conspiration de 1808 avait été sans conteste une entreprise républicaine. Le sénatus-consulte rédigé à cette époque par Malet, de concert avec Demaillot et Bazin, ne s’était pas contenté d’abolir les institutions impériales et de proclamer la déchéance de l’empereur et de sa « ridicule » dynastie ; il rétablissait expressément la république et formait un gouvernement provisoire exclusivement composé de républicains. Rien de pareil dans le sénatus-consulte de 1812 ; aucun signe, aucune marque de fabrique républicaine, le mot même de république ne s’y rencontre nulle part, et vraiment pour le sous-entendre il faut trop de bonne volonté. Au contraire, en examinant de près cet étrange document, on y sent percer à tout moment sous de savantes réticences le bout de l’oreille royaliste. Le roi n’est pas nommé, la royauté non plus ; cependant on les devine, ils sont là invisibles, mais présens ; tout les annonce et les trahit : et d’abord en premier lieu la composition même du gouvernement provisoire. Que font là M. le duc Mathieu de Montmorency et M. le comte Alexis de Noailles ? Apparemment ils ne conspirent pas le rétablissement de la république. Pourquoi leur a-t-on adjoint le préfet de la Seine, comte Frochot ? Celui-là n’a jamais, que l’on sache, passé pour un révolutionnaire. S’il figure au nombre des membres du gouvernement provisoire, ce n’est certes pas au titre républicain. C’était un homme d’antichambre auquel il fallait pour briller une cour et pour servir un maître. Il était acquis d’avance à la restauration. Et Moreau ? Qui croyait encore en 1812 au républicanisme du futur général de la coalition ? Les rois l’avaient choisi pour porter les derniers coups à Napoléon. S’il ne fût pas mort, trop tard pour sa gloire, il eût conquis à Waterloo son bâton de maréchal de France. Tels sont les hommes que Malet se serait associés pour rétablir la république. En vérité ce serait la première fois qu’on aurait vu tant de royalistes dans une entreprise républicaine, et l’on peut difficilement admettre qu’il n’y ait eu là de la part de Malet qu’une concession habile aux exigences du parti dont l’abbé Lafon lui avait apporté le concours.

Il faut croire en tout cas que ces exigences furent singulièrement impérieuses, car elles ne se bornèrent pas à l’introduction d’un élément royaliste dans la composition du gouvernement provisoire. Le sénatus-consulte de 1812, à la différence du premier, réservait absolument la forme du gouvernement. Son article 6 était ainsi conçu : « Le gouvernement fera présenter le plus tôt possible un projet de constitution à l’acceptation du peuple français réuni en assemblée primaire. »

Enfin que penser des articles 7 et 13 ? le premier relatif « à l’envoi d’une députation à sa sainteté Pie VII, pour le supplier au nom de la nation d’oublier les maux qu’il a soufferts et pour l’inviter à venir à Paris avant de retourner à Rome ; » le second portant amnistie « de tous délits militaires, même de désertion à l’étranger, » et provoquant la rentrée en masse « de tout émigré, déporté ou déserteur. » A qui fera-t-on croire qu’un républicain aurait eu l’idée d’adresser au pape une pareille invitation, et l’idée non moins étrange de la faire figurer dans un sénatus-consulte ? N’y a-t-il pas là toutes les présomptions d’une entente complète entre Malet et les chefs du parti royaliste ? Comment d’ailleurs expliquer la venue du saint-père à Paris ? Il n’est pas vraisemblable qu’on aurait eu la pensée de s’adresser à lui, s’il ne s’était agi que de lui faire bénir quelque arbre de la liberté ; l’abbé Grégoire ou tout autre évêque constitutionnel eût beaucoup mieux rempli cet office. Si Malet a pensé que la visite de Pie VII à Paris était nécessaire, s’il a cru devoir intercaler dans son sénatus-consulte une disposition spéciale à cet objet, on doit supposer qu’il réservait à ce pontife un rôle important. Ne fallait-il pas que le futur roi fût sacré, comme l’avait été Napoléon, dans Notre-Dame ? N’était-ce pas à la papauté qu’il appartenait de replacer la couronne de saint Louis sur la tête des Bourbons ? L’article 7 n’a pas de sens ou il a celui-là. La même observation s’applique à l’article 13 ; ce n’est évidemment pas dans l’intérêt de la république et pour son plus grand bien que Malet se serait empressé de rouvrir les portes de la France aux déserteurs et aux émigrés. La préoccupation, les tendances, l’esprit royalistes, éclatent en tout cela d’un façon manifeste. — Ils ne sont guère moins apparens dans la proclamation de Malet aux soldats. Cette proclamation, qui devait être lue devant les troupes assemblées, contenait cette phrase significative : « Prouvez à la France que vous n’étiez pas plus les soldats de Bonaparte que vous ne fûtes ceux de Robespierre. » Pourquoi cette évocation de Robespierre ? On a dit que Malet avait cru devoir faire cette concession « aux Girondins qui peuplaient les administrations et la magistrature impériale. » La conjecture est au moins hasardée, et l’on reconnaîtra que cette attaque à la mémoire du plus fameux des jacobins n’était pas pour déplaire aux royalistes. Autre symptôme non moins significatif : la proclamation de 1812 ne se termine pas comme celle de 1808 par le cri de Vive la république ! Elle tourne court, après quelques généralités peu compromettantes.

Il semble que ces diverses objections fondées sur la lecture attentive des textes auraient dû frapper les apologistes de Malet. Ils ne s’y sont pas plus arrêtés qu’au témoignage du principal témoin dans l’affaire. La relation de l’abbé Lafon méritait pourtant quelque créance. Écrite avec des souvenirs personnels et sur les pièces fournies à l’auteur en 1814 par le directeur général de la police du royaume[4], cette relation est certainement la plus complète et la plus authentique que nous ayons, et l’on n’avait pas le droit d’en récuser l’autorité sans de puissans motifs. Or nous y trouvons précisément l’explication des changemens introduits par Malet dans le sénatus-consulte de 1812. D’après Lafon, ces changemens auraient été dus à l’influence persuasive exercée sur le général par plusieurs notabilités du parti royaliste, détenues, comme lui, dans la maison du docteur Dubuisson. « M. Malet, dit-il, avait été un patriote de 89, il avait approuvé la réforme des abus, il avait pensé comme tous les gens de bien qu’on y parviendrait sans renverser les fondemens de l’état et sans amener l’anarchie. Et qui est-ce qui n’a pas été patriote comme lui ? Mais, lorsqu’il vit le système révolutionnaire s’établir sur les ruines d’une constitution sage et protectrice de la vraie liberté, il sentit que le gouvernement monarchique était le seul qui convint aux Français.

« Les raisonnemens persuasifs de MM. de Puyvert et de Polignac achevèrent de le convaincre de cette vérité aujourd’hui bien reconnue, qu’il ne peut y avoir de bonheur solide pour les peuples que sous un roi légitime, juste et bon. La nécessité d’un rapprochement fut reconnue, désirée de part et d’autre et exécutée. Cette heureuse élaboration de sentimens, d’intentions et de pensées, fut le fruit de trois ans de soins ; elle devait amener une révolution aussi douce que les précédentes avaient été cruelles ; mais l’infortuné qui disposa tout pour opérer ce grand événement ne devait pas jouir de son ouvrage ! Il travailla avec un zèle au-dessus de tout éloge au renversement de Bonaparte et au rétablissement de la dynastie des Bourbons, et l’on peut dire que c’est à ses efforts et à ceux de ses hardis collaborateurs qu’est due toute la gloire de cette belle entreprise à laquelle tant de gens ont concouru sans le savoir… »

« Depuis longtemps, écrit encore l’abbé Lafon, les cinq captifs de la maison de santé travaillaient à établir au dehors des relations. Ils étaient parvenus à vaincre toutes les difficultés. Des correspondances actives et suivies existaient avec les autres prisons. On était même arrivé jusqu’aux cardinaux détenus au fort de Vincennes… — Des intelligences avaient été ménagées avec beaucoup de militaires… — On avait conservé toutes les communications établies dans la Provence et le Midi par M. le marquis de Puyvert, ce fidèle ami du roi, qui vint en France chargé de missions importantes et qui a payé de onze ans de captivité cet acte du plus généreux dévoûment. »

Ainsi, au dire de son principal collaborateur et complice, le général Malet conspirait avec MM. de Puyvert et de Polignac le rétablissement de la monarchie légitime. L’affaire du 23 octobre n’aurait eu d’autre but que de rendre au roi sa couronne. C’est à cette grande entreprise que Malet aurait noblement sacrifié sa vie. Si ce témoignage ne paraissait pas suffisant, on pourrait encore citer celui d’un homme qui joua dans la conspiration de 1808 un rôle assez important avec Demaillot et Bazin et qu’on n’accusera pas d’avoir voulu rabaisser Malet, dont il avait été l’ami et dont il reste l’admirateur. Comme l’abbé Lafon, Lemare donne au mouvement de 1812 une couleur exclusivement royaliste. Il va même plus loin ; il attribue le même caractère à la première conspiration Malet : « Jour immortel du 23 octobre, s’écrie-t-il en un passage d’une brochure qu’il publia sous la restauration, tu éclaires de ta lumière celui du 29 mars 1808. Oui, vous étiez parfaitement semblables ; vous renfermiez les mêmes élémens ; vous mûrissiez les mêmes fruits, la paix, le retour de la liberté et celui des Bourbons. »

Telle était l’impression des hommes que le général avait le plus directement associés à ses projets, telle était, pourrait-on dire, l’opinion généralement acceptée par les contemporains, par le gouvernement de la restauration, enfin par les familles elles-mêmes de ceux qui, comme le général Guidal, avaient trempé dans la conspiration. Le fait est établi par plusieurs textes dont il semble difficile de contester la gravité. C’est ainsi qu’on peut lire aux Archives nationales (F 7. 6499) trois lettres de Paul Guidal et de sa mère, la veuve du général, où l’affaire du 23 octobre est présentée comme une entreprise royaliste.

« Monseigneur, écrit au ministre de l’intérieur le jeune Guidal, le fils cadet de l’infortuné général Guidal ose faire parvenir à votre excellence ses justes réclamations. Lorsque mon malheureux père fut victime à Paris avec les généraux Malet et Lahorie pour son dévoûment à l’auguste famille des Bourbons, les agens de la police, non contens de se saisir des effets et autres papiers de ce général, s’emparèrent encore de son portrait en miniature… » (suit une réclamation touchant ce portrait et une demande d’emploi.)

« Sire, écrit de son côté Mme Guidal à sa majesté Louis XVIII le Désiré, roi de France, la dame Marie-Marthe Bernard, veuve Guidal, a l’honneur de vous exposer que le sieur Guidal, son mari, a servi pendant quinze ans dans les dragons sous le règne de Louis XVI, votre auguste frère. Au commencement de la révolutionna crainte de compromettre sa famille le retint en France, où il fut forcé de suivre la carrière militaire, n’ayant d’autre état que celui des armes. Bientôt ses talens militaires relevèrent au grade de général commandait l’armée de la Vendée. Le général Guidal crut avoir trouvé le moment favorable de mettre à jour le projet qu’il avait longtemps gardé dans son cœur de renverser le gouvernement révolutionnaire et rendre à la France ses rois légitimes, par la facilité qu’il avait de communiquer avec les vrais royalistes de la Vendée. Il se ménagea plusieurs entrevues avec le général Frotté, et c’est avec lui qu’il concerta un plan de contre-révolution ; mais l’arrestation du général Frotté détruisit tous ses projets et le rendit suspect à Bonaparte, qui bientôt l’exila dans son département. C’est pendant son exil que le général Guidal s’occupa sérieusement de son projet, qui lui parut difficile à exécuter sans le secours d’une force majeure. Dans cette persuasion, il se rendit à bord de l’escadre anglaise. L’amiral anglais, après avoir approuvé son plan, promit le secours nécessaire pour l’exécution de cette noble entreprise.

« Le général Guidal, pour marquer son dévoûment à son roi et la sincérité de ses promesses, donna son fils en otage… Cependant le général Guidal, trahi par de faux frères, fut arrêté à Marseille et conduit à Paris, où il a été victime de son dévoûment pour son roi… Aujourd’hui la veuve du général Guidal, dénuée de tous moyens d’existence, elle a osé porter sa plainte aux pieds du trône pour obtenir de la bonté de notre auguste monarque quelques secours pour sa famille. La fidélité de son mari et les malheurs de sa famille sont des motifs puissans pour exciter la sensibilité de votre excellence. C’est dans cette attente qu’elle a l’honneur d’être de votre majesté la plus fidèle, la plus humble et la plus soumise de vos. sujets. Ve Guidal. Marseille, le 27 juillet 1816. »

Donc, de l’aveu même de sa veuve, le général Guidal n’aurait été qu’un agent royaliste, et c’est pour avoir pratiqué des intelligences avec les Anglais qu’il avait été jeté en prison. On objecte, il est virai, que ce témoignage est celui d’une personne intéressée, peu recommandable et qui avait depuis longtemps cessé de vivre avec son mari quand ce dernier fut arrêté. Le fait est vrai : Mme Guidal « avait été, lisons-nous dans une note de police, la maîtresse de Barras et avait ouvertement trafiqué de son crédit auprès de lui. A la chute du directoire, on l’avait expulsée de Paris. Au moment des malheurs de son mari, elle répétait partout que depuis longtemps, elle ne vivait plus avec lui. » Mais pour si peu que Mme Guidal ait eu de moralité, peut-on, sans autre raison, contester ses affirmations ? Aventurière ou non, les faits qu’elle rapporte sont trop précis pour qu’on les conteste. M. de Vitrolles, secrétaire des conseils de sa majesté, qui savait fort bien à quoi s’en tenir sur la vie privée de Mme Guidal, était apparemment de cet avis, car en transmettant au ministre de la police, sur l’ordre exprès du roi, la pétition de cette dame, il écrivait cette phrase significative : « Cette veuve d’un officier général qui a donné des preuves de dévoûment à la cause du roi. »

Enfin, pour clore l’énumération de toutes ces pièces par un témoignage absolument décisif, nous citerons une lettre que l’amiral commandant en chef la flotte anglaise dans la Méditerranée, lord Exmouth, adressa, sur la demande de la veuve Guidal, au roi lui-même. Voici cette lettre, dont l’original est aux archives :

« L’amiral lord Exmouth, commandant en chef la flotte de sa majesté britannique dans la Méditerranée, ose croire qu’il est de son devoir de mettre sous les yeux de sa majesté les faits suivans :

« Qu’un officier du rang de major général, appelé Joseph Guidal, fut employé par le prédécesseur du soussigné, l’amiral sir Charles Cotton, du service de la famille royale de France, et fut recommandé par le vice-amiral sir Charles Cotton comme digne de la confiance la plus entière, pour être chargé de la correspondance entre le parti royaliste dans le midi de la France et la flotte anglaise devant Toulon, et pour porter diverses instructions aux partisans du roi ; qu’il fut employé dans le même objet pendant toute la durée du commandement du soussigné dans les années 1811, 1812, jusqu’à ce qu’il fut tué à Paris avec plusieurs autres personnes qui avaient formé le projet de renverser le gouvernement de Bonaparte pendant son absence, lorsqu’il se trouvait en Russie ; que, pendant tout ce temps-là, le général Guidal n’avait jamais reçu aucune récompense en argent de la part de lord Exmouth et de son prédécesseur ; que le soussigné a appris depuis son arrivée à Marseille que la veuve du général Guidal était dans un état de détresse et sans aucun moyen de subsistance, qu’elle avait deux fils, l’aîné, Joseph Guidal, âgé de vingt et un ans, servait comme officier dans le premier régiment du roi, et le second, Paul Guidal, âgé de quinze ans, était au collège de Montpellier, où il n’était secouru que par l’assistance de quelques amis du général, et que son entretien était pour sa mère une charge pénible. Le général lord Exmouth déclare en outre qu’il a toujours considéré le général Guidal comme méritant d’obtenir une récompense considérable, due à un sujet fidèle et attaché à son roi, récompense qu’il aurait sans doute obtenue s’il eût vécu. C’est sur ces motifs que lord Exmouth ose mettre sous les yeux de sa majesté la situation déplorable de Mme Guidal et de ses enfans, situation attestée par des personnes recommandables. Signé : Exmouth, amiral commandant en chef. »

Il était difficile de contester la valeur d’une affirmation venue de si haut ; on a trouvé plus simple de la négliger, comme on avait déjà fait pour les documens cités au début de cette étude. Admirable façon d’écrire l’histoire ! Un fait est gênant, on le supprime. Une pièce ne rentre pas dans le cadre qu’on s’était tracé, on l’omet. C’est un procédé fort simple en vérité et qui rappelle assez bien la manière du père Loriquet, mais singulièrement dangereux par ce temps de recherches patientes, et l’on risque fort en l’employant de compromettre son crédit. Les apologistes de Malet et de ses complices n’ont pas reculé devant ce danger. Après avoir représenté comme un Brutus l’homme qui écrivait à l’empereur, au duc de Rovigo les lettres qu’on a lues plus haut, ils n’ont pas craint de mettre à l’actif de la république et de glorifier une entreprise dont le parti royaliste tenait tous les fils !

Ces témérités n’ont rien que de fort naturel ; elles sont dans le tempérament des écrivains de l’école jacobine et s’expliquent par des considérations où l’histoire n’a rien à voir. Mais on serait peut-être en droit d’être surpris qu’entre tant de figures plus sympathiques et d’un caractère plus élevé, on ait été chercher, pour leur élever des statues, un pseudo-républicain comme Malet, et un traître à son pays, un agent des Anglais, comme Guidal. On ne conçoit vraiment pas l’intérêt qu’un parti peut avoir à revendiquer de tels hommes. De quelque audace qu’ils aient fait preuve, quelque courage qu’ils aient généralement montré devant la mort, ils n’en restent pas moins des aventuriers, et ce que l’on peut dire de mieux à la décharge du plus coupable d’entre eux, c’est qu’il était fou, à la décharge des autres, c’est qu’ils n’étaient pas dans le secret de la conjuration.


IV

Une folie, tel est en effet le terme qui caractérise avec le plus de justesse la tentative du général Malet. Il fallait être insensé pour concevoir la pensée de renverser Napoléon, à l’aide d’un caporal et d’un commissaire de police. Seul, un homme atteint de manie orgueilleuse, surexcité par une longue détention, hanté par des visions glorieuses, a pu former un tel projet et s’y aventurer comme on l’a vu, sans se départir un instant de son impassibilité. Il y a du somnambule chez Malet. Voyez de quel pas tranquille il se dirige, suivi des deux pauvres diables qui lui servent d’état-major, vers la caserne Popincourt, de quel air naturel il explique ai colonel Soulier que l’empereur est mort, que le sénat s’est réuni, qu’un gouvernement est constitué, avec quelle aisance il prend le commandement de sa petite troupe, se porte, à sa tête, à la prison de La Force, délivre Luhorie et Guidal, leur donne ses instructions, puis, cela fait, se rabat sur la place Vendôme et l’occupe. Regardez-le monter l’escalier du général Hullin frapper à sa porte, s’introduire dans son appartement, lui exprimer ses regrets, et, presque au même moment, lui brûler la cervelle. Évidemment l’empereur avait eu raison de donner à cet homme une maison de santé pour prison : il avait également besoin d’être surveillé comme dangereux et d’être soigné comme aliéné.

Cette conclusion, la seule qui se dégage sans effort de l’examen des pièces et de l’étude attentive de la figure du général Malet, n’était pas, on le pense bien, pour satisfaire ses apologistes. Après avoir dénaturé le caractère et les intentions de l’homme, il ne leur en a pas coûté beaucoup plus d’exagérer les proportions de l’affaire. D’un acte isolé, particulier, tout accidentel, ils ont fait un gros événement se rattachant par des liens étroits à l’état général de l’Europe, et qui aurait pu changer la face des choses en France. Ils ont essayé de prouver que les conjurés, une fois maîtres de la place, auraient fort bien pu se maintenir, grâce à la docilité des pouvoirs publics et de l’administration. Quant à l’empereur, il semble qu’ils n’aient pas plus tenu compte de lui dans leurs hypothèses que s’il avait été réellement mort. Ils n’ont pas été curieux de se demander ce que le général Malet et ses gardes nationales auraient pesé devant lui.

De telles conjectures appartiennent au domaine de la fantaisie pure et ne reposent sur aucun fondement sérieux. En effet, on l’a vu, tout le plan de la conspiration Malet roulait sur la nouvelle de la mort de l’empereur ; toutes les combinaisons imaginées par le général n’étaient que la suite et le développement de ce fait considérable. Réunion du sénat, sénatus-consulte, formation d’un gouvernement provisoire, proclamation aux citoyens et aux soldats, nomination d’un commandant en chef de l’armée de Paris, ordres du jour et de service adressés aux diverses autorités militaires, tout cet enchaînement d’actes apocryphes, si savamment combinés, se rattachait dans le système de la conspiration de 1812 à ce premier anneau. Or, cet anneau devait nécessairement se rompre au premier instant. Le bruit de la mort de Napoléon n’aurait pas été plus tôt répandu qu’il eût été démenti de cent côtés à la fois. Autre chose était de surprendre nuitamment la bonne foi d’un colonel, autre chose d’en imposer à tout Paris, fût-ce pendant un jour ou deux. A supposer que Malet se fût rendu maître de la place, combien de temps aurait-il pu soutenir son personnage ? Quelques heures à peine. A moins de supprimer complètement la poste, les journaux et les voyageurs, il était fatal qu’il serait démasqué, sinon le jour même, à tout le moins dès le lendemain. Il ne saurait y avoir de doute à cet égard. Malet lui-même n’en avait pas. Il savait que l’illusion serait courte et ne comptait que sur la toute-puissance des faits accomplis pour se maintenir. Il spéculait en joueur audacieux sur le succès même. Un homme heureux, en France, est si fort ! Mais tout porte à croire qu’il se trompait dans ses calculs. Le sénat impérial et les grands corps d’état, si peu sûrs qu’ils fussent, les hauts fonctionnaires du gouvernement, si faibles qu’ils se soient montrés dans l’affaire du 23 octobre, n’auraient jamais trahi l’empereur vivant et debout. Au contraire, ils eussent mis d’autant plus de zèle à son service qu’ils se fussent sentis plus compromis ou plus coupables de négligence et de pusillanimité, sinon de défection.

D’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, en 1812 Napoléon avait encore, malgré ses fautes, malgré l’Espagne, malgré la campagne de Russie, tout son prestige sur l’armée. Il lui eût suffi de se présenter, avec le chapeau du petit caporal sur la tête, pour enlever les régimens envoyés à sa rencontre. Par ce qu’il fit en 1814, exilé, déchu, contre Louis XVIII et l’Europe entière, on peut se rendre compte de ce qu’il eût fait deux ans plus tôt, n’ayant pas encore été vaincu, contre un usurpateur.

Au résumé, la conspiration Malet n’avait aucune chance de succès. M. Thiers l’a qualifiée d’échauffourée sans importance. Il faut s’en tenir à ce jugement, et tous les efforts qui ont été faits dans ces dernières années pour l’infirmer n’en diminueront pas l’autorité. Rien de fort et de viable ne pouvait sortir de cette entreprise pseudo-républicaine. Tout la condamnait d’avance au plus rapide avortement : son origine équivoque, la fragilité de sa base et la pauvreté de ses moyens, enfin et surtout le prodigieux ascendant de l’homme contre lequel elle était dirigée.

Ces diverses causes de faiblesse, la dernière surtout, jointes aux difficultés mêmes de l’exécution, devaient nécessairement paralyser Malet. On l’a si bien compris qu’il a fallu qu’on les négligeât complètement pour pouvoir soutenir que « sans l’accident de la place Vendôme, qui mit si brusquement fin au mouvement, l’empire se serait effondré tout seul. » Non, l’empire ne se serait pas effondré, non, « la république n’eût pas repris tranquillement possession du pays, » si la conspiration avait eu, place Vendôme, le même succès qu’au ministère et à la préfecture de police. Tant qu’elle ne tenait pas l’empereur, elle ne tenait rien. Et l’eût-elle tenu, ce n’est pas, on l’a prouvé, la république qu’elle eût mise à sa place. En 1812, la France n’était pas mûre pour une nouvelle expérience républicaine. Elle commençait bien à se lasser de la guerre et elle était saturée de gloire ; mais elle avait conservé toute son horreur pour le jacobinisme. D’ailleurs l’Europe n’eût pas consenti à cette expérience ; elle eût purement et simplement rétabli, deux ans plus tôt, Louis XVIII. C’est tout le bénéfice que le parti républicain pouvait tirer de la conspiration Malet. Aucune autre solution n’était possible. Pour soutenir le contraire, il a fallu qu’on éprouvât le besoin de couronner par un dénoûment à sensation un récit qui tenait déjà bien plus du roman que de l’histoire.

Toutefois ce jugement ne serait pas complet, il manquerait de valeur morale, s’il n’atteignait pas également toutes les responsabilités engagées dans l’affaire du 23 octobre. Après Malet, une juste part de réprobation doit revenir à ces hauts fonctionnaires, si faibles pendant la crise, à ces juges si durs après. Que penser de la conduite de M. le duc de Rovigo, par exemple ? Comment excuser celle de M. le baron Pasquier, celle de M. Frochot ? Quelles circonstances atténuantes invoquer à la décharge de M. le duc de Feltre ? Que dire surtout de l’incroyable légèreté de la commission militaire instituée pour juger Malet ?

Si pénibles que soient certains devoirs, il faut savoir les remplir sans se laisser influencer par des considérations d’ordre sentimental. Or il est prouvé que, s’il y eut crime d’un côté, il y eut d’autre part de coupables défaillances et un excès de sévérité que la raison d’état elle-même ne saurait justifier. Considérez ces ministres qui se laissent arrêter sans mot dire, ou qui abandonnent précipitamment leur poste sans donner un ordre, ces préfets si résignés, tout ce monde officiel que l’empereur avait comblé et dont la fidélité chancelle à la première nouvelle de sa mort, tous ces personnages chamarrés, empanachés, qui s’évanouissent à l’heure du danger comme des décors d’opéra, et qu’on retrouve après, redoublant d’obséquiosité ; considérez d’autre part ces juges improvisés, si peu soucieux des droits de la défense et des plus simples règles de la justice, si peu maîtres d’eux-mêmes, si pressés d’en finir, et vous aurez peine à vous défendre du plus pénible sentiment. Le vice d’une centralisation excessive apparaît là sous sa forme la plus choquante et l’on comprend mieux, devant cette débandade générale, l’effondrement successif des divers régimes qui se sont succédé depuis quatre-vingts ans dans ce pays. Tous ces régimes se sont, à des degrés divers, appuyés sur le fonctionnarisme ; aucun n’y a trouvé dans les momens critiques l’énergique assistance et la solidité qu’ils en devaient attendre. À ce point de vue, la conspiration Malet dut être pour l’empereur une triste révélation. « Ce fut, dit M. de Ségur, à la hauteur de Mikalewska et le 6 novembre, à l’instant où des nuées chargées de frimas crevaient sur nos têtes, qu’une estafette, la première qui depuis deux jours eût pu pénétrer jusqu’à nous, vint apporter la nouvelle de cette étrange conjuration… L’empereur apprenait à la fois leur crime et leur supplice. Ceux qui de loin cherchèrent à lire sur ses traits ce qu’il devait penser n’y virent rien ; mais, dès qu’il fut seul avec ses officiers les plus dévoués, ses émotions éclatèrent par des exclamations d’étonnement, d’humiliation et de colère. Quelques instans après, il fit venir plusieurs autres militaires pour remarquer l’effet que produirait sur eux une aussi étrange nouvelle. Il vit une douleur inquiète et la confiance dans la stabilité de son gouvernement tout ébranlée. »

Saulnier, d’autre part, rapporte que l’empereur « appela cette conspiration un malheur honteux et qu’il en fut profondément affecté. » C’est aussi dans Saulnier que se trouve relatée la fameuse apostrophe à Cambacérès : « Qu’avez-vous fait du sang de mes soldats, si légèrement, si imprudemment versé ? Ne vous avais-je pas autorisé à suspendre l’exécution de la condamnation à mort ? Je sais que vous l’avez fait à l’égard du colonel Rabbe, mais cela ne suffisait pas. Les chefs seuls du complot devaient périr. » Mais le témoignage de Saulnier se trouve en ce point contredit par celui de M. le duc de Cambacérès, auquel on doit la publication d’une lettre de l’empereur à son cousin l’archichancelier qui décharge complètement ce dernier. Quoi qu’il en soit, on conçoit que Napoléon ait ressenti une profonde irritation contre tous ces hauts dignitaires de la couronne et contre ses ministres. A la première entrevue qu’il eut avec eux lors de son retour, il leur adressa cette sanglante sortie : « Eh quoi, c’est un prisonnier d’état, homme obscur, qui s’échappe pour emprisonner à son tour le préfet, le ministre même de la police, ces gardiens de cachot, ces flaireurs de conspiration, lesquels se laissent moutonnement garrotter. Vous me croyiez mort, dites-vous ; je n’ai rien à dire à cela. Mais le roi de Rome ! vos sermens ! vos doctrines ! Vous me faites frémir pour l’avenir. »

Il y avait en effet de quoi faire frémir l’âme la plus intrépide, et si l’empereur n’eût pas été dès ce moment emporté par le tourbillon des événemens qui précipitèrent sa chute, il n’eût pas laissé derrière lui tant d’ennemis cachés ou de complices de ses ennemis qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour le trahir. Il ne se serait pas contenté de faire un exemple avec Frochot, qu’il destitua ; il eût compris deux ans plus tôt la nécessité d’épurer son entourage et de régénérer par l’infusion d’un sang nouveau une administration vieillie. La conjuration Malet lui donnait à cet égard toute latitude ; il semblait qu’elle autorisât dans le gouvernement de profondes réformes. C’était le moment opportun de les faire. Plus tard, quand Napoléon appellera Benjamin Constant, il ne sera plus temps.


ALBERT DURUY.

  1. Ancien secrétaire général du ministère de la police.
  2. Ernest Hamel.
  3. L’abbé Lafon ne les accompagnait pas ; il resta prudemment par derrière, attendant le résultat. On ne le vit pas de la journée. Quand il sut que l’affaire était manques, il quitta précipitamment Paris et réussit à passer, sous un faux nom, la frontière.
  4. Il existe aux archives une lettre du chef du premier bureau du secrétariat général de la police à l’abbé Lafon, ainsi conçue : « Monsieur, vous avez témoigné à son excellence le directeur général le désir d’obtenir des renseignemens sur le jugement du général Malet. Son excellence a accueilli votre demande et elle me charge de vous prévenir qu’il vous sera donné, au premier bureau du secrétariat général, communication de toutes les pièces qui existent sur cette affaire. Vous pouvez, monsieur, vous présenter dans ce bureau quand vous le jugerez convenable. »