La Contre-Guérilla française au Mexique, souvenirs des terres chaudes/03

La bibliothèque libre.
La Contre-Guérilla française au Mexique, souvenirs des terres chaudes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 966-1011).
◄  02
LA
CONTRE-GUERILLA FRANCAISE
AU MEXIQUE
SOUVENIRS DES TERRES CHAUDES

III.
LA GUERRE DE PARTISANS DANS L'ETAT DE TAMAULIPS
EXPEDITION DU NORD. — MEJIA ET L’ARMEE MEXICAINE. — CARBAJAL ET LES AMERICAINS.


I

L’expédition vers les frontières du nord du Mexique, qui allait mettre en mouvement la moitié de l’armée franco-mexicaine et la contre-guérilla[1], était la conséquence naturelle de la grande campagne entreprise dans l’intérieur par le général en chef Bazaine et terminée si heureusement pendant l’hiver de 1864. Cette expédition était d’une haute importance au point de vue de la politique française. Juarès, refoulé avec son gouvernement et ses adhérens jusqu’à la frontière américaine du Rio-Bravo par les colonnes franco-mexicaines qui s’étaient entre-croisées sans relâche sur les hauts plateaux, s’était réfugié dans l’état de Nuevo-Leon, à deux cent cinquante lieues au nord de Mexico. A une telle distance de notre centre d’occupation, il se croyait à l’abri de toute atteinte. La lenteur de nos premières opérations devant Puebla en 1862-1863 avait même donné naissance chez les juaristes à un jeu de mots tant soit peu humiliant pour les Français, qui se piquent de tout enlever à la baïonnette. « El inimigo, disaient-ils, es como la gelalina : se mueve, pero non avanza (l’ennemi est comme la gélatine : il se remue, mais n’avance pas. » Depuis cette époque, il est vrai, les libéraux ont été cruellement désabusés. Donc en août 1864, pendant que l’empereur Maximilien montait sur le trône à Mexico, à deux cent cinquante lieues de son palais de Chapultepec, dans l’état de Nuevo-Leon, entouré de fonctionnaires, de généraux et de soldats, abattu par les désastres, mais non désespéré, le président de la république mexicaine restait debout, résolu à ne pas déserter son mandat légal. Un pareil état de choses ne pouvait durer.

Une des deux divisions françaises commandée par le général de Castagny, qui depuis six mois avait pris position dans la gracieuse ville d’Aguas-Calientes, capitale de l’état du même nom, placé presque au centre des hauts plateaux, se mit en mouvement pour descendre au nord sur Monterey, la ville principale du Nuevo-Leon. Entre Aguas-Calientes et Tampico, la division mexicaine sous les ordres de Mejia, dont le quartier-général était à San-Luis, reçut mission de se rabattre des hauteurs vers la mer, d’enlever Vittoria au chef juariste Cortina et de courir sur Matamoros, le port frontière qui sépare le littoral mexicain du littoral des États-Unis, et qui était alors occupé par les libéraux. Sur la droite, la contre-guérilla, remontant de Tampico jusqu’à Vittoria, où elle se rencontrerait avec le général Mejia, devait balayer toutes les terres chaudes du Tamaulipas depuis Tampico jusqu’à Matamoros, en passant par Vittoria. Rejeter au-delà des frontières Juarès et les siens, ou les forcer à gagner le Nouveau-Mexique, dont la route restait encore libre, et conquérir à la couronne l’état de Nuevo-Leon et le port de Matamoros, tel était le double résultat que l’on attendait de ce mouvement combiné sur une largeur de cent cinquante lieues[2]. Une bonne part était promise à la contre-guérilla dans cette expédition : il lui était réservé cette fois encore de pénétrer dans un pays rebelle où ne s’étaient jamais montrées les armes de la France.

Depuis un mois, les chaleurs avaient redoublé : les lacs des terres chaudes qui s’étendent sur les rives du Tamesis étaient desséchés ; on pouvait les traverser à pied sec presque en ligne directe, ce qui permettait de réduire le trajet de Tancasnequi, pénible à parcourir sous une température aussi élevée et au milieu de terrains sablonneux. L’infanterie et l’artillerie remontèrent le fleuve en barques. La cavalerie, après avoir franchi à la nage les Esteros, petits bras qui enveloppent le côté nord de Tampico, marcha droit devant elle à travers broussailles, marais et prairies. Les fantassins du colonel Prieto, chef de la contre-guérilla mexicaine, suivaient à courte distance, courant sans être essoufflés du même pas que nos chevaux.

La colonne s’en allait joyeuse, la campagne s’annonçait comme pleine d’intérêt. Les officiers de cavalerie, appartenant tous aux chasseurs d’Afrique, se connaissaient de longue date, et les souvenirs de Crimée et d’Algérie, parfois évoqués, ne manquaient pas de charmes sur cette terre du Mexique. A six lieues de Tampico, nous fîmes halte le soir au centre d’une vaste plaine où s’abrite, sous les poiriers sauvages aux longues et odorantes grappes de fleurs rouges, l’hacienda de Caracol. C’est un des domaines de ce riche Mexicain, San-Pedro, que nous avons montré dans un autre récit obtenant par son influence la soumission aux Français de la ville de Panuco. La maison de maître est blanche et proprette, ce qui est rare dans les haciendas de la province. San-Pedro pratique largement les lois de l’hospitalité dans sa résidence de Caracol. Une table abondamment servie de mets indigènes aux sauces brûlantes et pimentées attendait les officiers de la contre-guérilla. Les moustiques, devenus féroces à la tombée de la nuit, rendaient le sommeil impossible. On se laissa bientôt aller à la vivacité de la causerie, et vers une heure, aux premières lueurs de la lune, on se mit en selle. L’étape à parcourir comptait quatorze lieues de pays. On avait sans cesse à traverser des étangs d’où l’eau s’était évaporée. Des crevasses d’un terrain encore vaseux, souvent brûlant, s’exhalaient sous les pieds des chevaux des miasmes qu’un séjour de quelques heures eût rendus mortels. Rarement on y trouvait une goutte d’eau pour étancher sa soif.

En moins de trois jours, malgré les difficultés accumulées sur notre route, nous n’en avions pas moins franchi trente lieues ; nous étions à Tancasnequi. Les magasins de cette place avaient été protégés jusqu’à cette époque par un détachement du corps de Mejia, qui avait dû rejoindre la division mexicaine opérant son mouvement offensif sur Vittoria. La contre-guérilla confia la garde des docks de Tancasnequi à un de ses officiers et à soixante-dix de ses fantassins. A chaque angle des bâtimens s’éleva un petit fortin d’où une poignée d’hommes repousserait sans peine désormais les coups de main tentés contre l’entrepôt.

Cinquante-huit lieues séparent Tancasnequi de Vittoria. On ne peut se faire une idée de ce que cette distance à franchir nous coûta d’efforts. Notre colonne, nécessairement légère, puisqu’elle était appelée à des marches rapides, impossibles de jour à cause de la température humide et constante de trente-cinq degrés qui régnait dans ces parages, n’emportait avec elle aucun bagage. Les arrieros seuls conduisaient des mulets chargés de maïs destiné à la nourriture du soldat et des animaux pendant dix jours. La contre-guérilla, composée de tempéramens robustes et éprouvés, ne vit mourir en quatorze jours de marche que quatre hommes, qu’on enterra au bord du bois en murmurant une prière ; mais pas une étape ne s’achevait sans qu’au soleil naissant quinze ou vingt cavaliers et fantassins ne tombassent subitement asphyxiés ou frappés d’accès pernicieux, suivis d’un délire immédiat auquel ils eussent succombé sans de prompts secours. Quarante et quelques kilomètres parcourus chaque nuit dans des défilés de bêtes sauvages, à travers bois et marécages, sans trouver une goutte d’eau sur notre parcours, du maïs écrasé par nos mains et cuit sur la gamelle, de la viande encore chaude provenant du maigre bétail trouvé et abattu au rancho qui servait de bivouac, voilà un léger aperçu de la vie que nous menions dans ce pays nouveau. Nulle part la moindre trace d’industrie ou d’agriculture. Fréquemment on foule aux pieds des tas de pierres écroulés, souvent surmontés d’une croix grossière plantée à la hâte et indiquant le théâtre de quelque meurtre. Les routes n’existent que sur la carte officielle, où elles sont pompeusement tracées, et l’unique mesure kilométrique connue des naturels est marquée par un crâne de cheval blanchi aux intempéries de l’air et accroché par la mâchoire à une branche d’arbre. Cette mesure primitive est presque l’équivalent de notre lieue de terre.

De Tancasnequi à Vittoria, les haciendas sont en complète décadence. Faute d’irrigations, les cultures de maïs étaient restées stériles, et la fanega (90 kilogrammes environ) se payait jusqu’à dix et douze piastres, le double du prix ordinaire. La diminution des bras est aussi la cause de l’élévation des tarifs ; le Tamaulipas, qui comptait jadis de quinze à dix-huit habitans par chaque lieue carrée, en compte à peine aujourd’hui six ou sept. L’hacienda de la Concepcion, située à sept lieues de Tancasnequi, est encore une des plus fertiles, mais la population y est chétive et minée par les fièvres paludéennes. L’horizon est toujours aussi morne ; çà et là, on aperçoit quelques pousses de chênes verts et de genévriers. Le territoire fut parcouru au bruit de nombreuses acclamations parties de nos rangs, où les amateurs de chasse étaient nombreux. Des troupeaux de grands lièvres, par groupes de trois ou quatre, se levaient sous les pieds des chevaux ; ils avaient le poil plus clair que celui des lièvres d’Europe. Le Mexicain méprisant la viande de cet herbivore, qu’il accuse de trop hanter les cimetières, la race s’est propagée en toute sécurité. Depuis le départ de Tampico, l’atmosphère était en feu. Enfin, dans la nuit, des pluies désirées depuis deux ans changèrent en torrens les plus petits ravins ; pendant soixante kilomètres, on fut transpercé. Par bonheur, on put coucher le soir à l’abri sous les cases des Indiens du Pretil, véritable nid d’aigles perché au sommet de rochers escarpés, espèce de forteresse construite pour soutenir le siège des guérillas. Le neuvième jour de marche, on fit halte à la Panocha, renommée par ses chevaux au sabot si résistant qu’ils n’ont jamais besoin de ferrure. La Panocha était le domaine de deux colonels libéraux du nom de Jauregui et d’Ostos, qui trouvèrent bénéfice à céder leurs produits chevalins à la contre-guérilla de passage. Le marché d’achat fut précédé de l’offre de leur soumission à l’intervention ; mais après le paiement ils eurent bientôt violé leur parole.

Le 24 août, au soleil levant, à la descente d’une colline assez raide, nous découvrîmes enfin Vittoria. Cette capitale est une ville ouverte, comme toutes les cités mexicaines. De loin, avec ses miradores aux vives couleurs, la ville paraît charmante. Couchée au pied d’une montagne élevée, dernier chaînon des hauts plateaux, elle est semée de jardins et de champs de cannes à sucre arrosés par un gros ruisseau. Sur la droite, un cimetière, vaste campo santo de construction espagnole, entouré d’une forte muraille percée de meurtrières et criblée de balles, paraît le seul point défensif et dominant.

A un kilomètre de Vittoria, le général Mejia, accompagné du général de brigade Olveira, suivi de dragons rouges au casque de forme bizarre, se portait avec beaucoup de cordialité à la rencontre du colonel Du Pin, qui avait mission d’appuyer les forces mexicaines de l’armée régulière. Arrivée sur la grande place, la contre-guérilla se forma en bataille et resta sous les armes, en attendant qu’un de ses officiers assisté de l’alcade eût pu désigner à chaque fraction les rares logemens restés disponibles après l’installation du corps d’armée mexicain, qui comptait 4,700 hommes, 800 chevaux et dix-huit pièces d’artillerie, dont six rayées. Rien dans Vittoria ne rappelait l’animation d’une cité, c’était plutôt une place de guerre. Escadrons bivouaques dans les rues, clairons et fanfares aux notes criardes, dont les Mexicains abusent surtout la nuit, canons devant le quartier-général, postes et sentinelles presque à chaque demeure, avanzadas hors de la ville, tout cet appareil donnait un aspect des plus sinistres à la capitale du Tamaulipas. On jugera des dispositions qui nous y accueillirent par un épisode où je fus engagé personnellement. L’officier commandant un des deux escadrons de la contre-guérilla, désigné pour préparer le logement de la troupe, avait reçu avis de se présenter dans la maison du négociant don Ignacio Iguera, située au coin de la place principale. Conduit par le propriétaire, il traversait une des chambres donnant sur la rue, lorsqu’un Mexicain vêtu d’habits bourgeois se précipita sur ses pas un revolver colt à la main, puis, lui barrant le passage, lui tira en pleine figure deux coups de pistolet, qui firent successivement long feu. L’officier de contre-guérillas, qui recueille ici ses souvenirs personnels était sans armes. À cette brusque attaque, jaloux de l’honneur de son uniforme, il s’avança sur son agresseur en lui disant : « Assassinez-moi, si vous l’osez. » À ces mots, un second Mexicain, en tenue militaire, tira son sabre et porta un coup de pointe, heureusement paré par un jeune maréchal-des-logis, nommé Bruneau, qui accompagnait son capitaine d’escadron, et qui s’était bravement jeté en avant pour le couvrir. Sur l’appel des deux agresseurs, comme par enchantement, 12 soldats, baïonnette au canon, firent irruption dans la chambre où ils retinrent prisonnier l’officier français. En un clin d’œil, un bataillon entier, le fusil amorcé, se forma en bataille dans la rue, devant la demeure du négociant Iguera. Le jeune sous-officier put s’échapper pour porter avis au colonel Du Pin. Le premier agresseur, c’était le colonel don Mariano Larumbide, chef d’état-major du général Mejia ; le Mexicain qui avait tiré le sabre était le commandant de l’artillerie de sa division.

A peine les cavaliers de la contre-guérilla eurent-ils appris cette tentative de meurtre qu’ils accoururent le sabre à la main pour dégager leur chef. Heureusement l’arrivée du colonel Du Pin calma une effervescence déjà menaçante ; le général Mejia, suivi lui-même de son état-major, l’accompagnait. Il fut hautement constaté, d’après les propres déclarations de don Iguera, qui, malgré sa nationalité, eut le courage de rendre hommage à la vérité, que le colonel Larumbide, sans provocation aucune, avait attaqué l’officier français. Le général Mejia prononça un mois d’arrêts forcés, qui furent levés sur la prière du colonel Du Pin, car une punition disciplinaire était illusoire pour un attentat de cette nature ; d’ailleurs la satisfaction donnée en présence de tous avait été assez humiliante pour les coupables en raison de leur grade. L’émotion causée par cet incident avait été vive, même dans l’armée mexicaine, où une grande partie des chefs avait énergiquement réprouvé un pareil acte. Dans la crainte d’un conflit, toutes les troupes furent consignées à leurs quartiers respectifs. Des précautions plus grandes encore furent prises, car certains renseignemens trop justifiés plus tard par les événemens prouvaient que la scène accomplie le matin était préméditée, et qu’on cherchait déjà au sein du corps d’armée impérialiste le prétexte d’un pronunciamiento militaire fomenté par les excitations juaristes, et qui eût pu réussir, si le sang avait coulé. Dans ce cas, la contre-guérilla eût péri sous le nombre et eût été seule accusée d’avoir fait naître par son agression un mouvement insurrectionnel. Le maréchal Bazaine, informé des faits, répondit que bonne justice serait demandée à l’empereur Maximilien[3].

Vittoria n’est en somme qu’une triste bourgade aux maisons délabrées. Une église inachevée est le seul monument qui l’enrichisse. Désolée tour à tour depuis trente ans par les factions cléricale et libérale, elle est presque déserte et n’offre aucune ressource. Quoiqu’elle date de la domination espagnole, les archéologues n’y trouvent nulle curiosité. Rien d’attachant dans cette capitale d’état, qui tiendrait tout entière sur notre place de la Concorde. Aussi, lors de leur dernière invasion, les Américains du Nord, le lendemain même de leur entrée à Vittoria, en sortirent sans ombre de regret. Une étroite et longue alameda, ombragée de gigantesques platanes, jadis rendez-vous galant des élégantes señoras, aujourd’hui pleine de silence et de fraîcheur entretenue par l’eau courante, est le seul souvenir qu’elle ait gardé de son ancienne splendeur. L’espoir d’y trouver un bon ravitaillement fut aussi promptement déçu. Les magasins étaient à sec. Les roues des moulins avaient été brisées par l’ennemi battant en retraite : on eût payé à prix d’or un sac de farine sans pouvoir le trouver. Les tiendas étaient même vides de tabac et de cette eau-de-vie du pays qu’on trouve d’ordinaire dans les plus modestes localités. Il fallait bien se résigner à ne pas modifier le triste ordinaire dont on s’était contenté en pleine lande, — l’eau du torrent et la ration de maïs. La population, tout à fait républicaine, s’était enfuie à l’approche de la division Mejia dans les plus humbles ranchos voisins pour ne pas assister à une occupation passagère. Les femmes de la classe élevée étaient surtout hostiles au nouveau régime, et se déclaraient ardemment pour tous les chefs qui tenaient la campagne au nom de la république. Il faut le reconnaître, la race féminine montrait ici une indépendance d’opinion, une franchise d’allures qu’on rencontre rarement chez les Mexicains.

Au bruit de la marche de front exécutée depuis Aguas-Calientes jusqu’au littoral par l’armée franco-mexicaine, toutes les forces libérales ; craignant d’être coupées de leur retraite, tendaient à se concentrer à Monterey autour du président déchu, en attendant le choc du général français de Castagny. Seul, dans le Tamaulipas, sans parler de petites guérillas, Cortina restait devant la contre-guérilla à la tête de ses 1,500 hommes et de dix pièces d’artillerie rayées du dernier modèle américain, ravageant le pays compris entre Matamoros et Vittoria, dans l’espérance de pouvoir, en se glissant entre nous et la mer, tomber à l’improviste sur nos derrières et attaquer par surprise Tampico, si faiblement défendu.

Pour éviter tout prétexte de conflit entre les impérialistes et la contre-guérilla, il fut décidé que la division mexicaine sortirait de Vittoria, remonterait au nord-ouest par la ville de Linares pour, aller donner la main à la division de Castagny marchant sur Montérey, et de là se rabattrait par sa droite sur Matamoros, pour y attaquer Cortina, s’il s’y réfugiait dans l’intention de se rapprocher de la frontière américaine. Le lendemain, la colonne Du Pin pointerait directement sur la mer pour donner la chasse aux bandes éparses de Cortina et se saisir, s’il était possible, de son parc d’artillerie avant qu’il n’eût pu gagner le port de Matamoros, que l’escadre française allait bloquer du même coup.

Le 26 août au matin, la division mexicaine commença son mouvement en éveillant Vittoria au son de mille fanfares. Le colonel et les officiers de la contre-guérilla escortèrent à quelques kilomètres de la ville le général Mejia, qui leur avait témoigné une grande affabilité. Le soir même de l’incident Larumbide, il avait envoyé sous les fenêtres du colonel français une musique de ses régimens et était venu en personne lui faire une visite des plus cordiales. Le défilé de la troupe mexicaine dura sept heures ; la tête de colonne était déjà rendue à l’étape que l’arrière-garde n’était pas encore en route. Cependant, des deux divisions qui forment l’armée impérialiste, c’est sans contredit la meilleure. Elle est composée des plus anciens soldats, elle est plus éprouvée que celle du général Marquez. Les officiers ont de la tenue ; trois ou quatre parmi eux sont décorés de la Légion d’honneur, qu’ils ont vaillamment gagnée au siège de San-Luis, et qu’ils ont reçue des mains du général Bazaine. Les hommes, vêtus de neuf à leur départ de Mexico, en six mois de route, avaient déjà mis en lambeaux leurs capotes et leurs pantalons de drap gris de fer. Ils ont l’air malpropre, et la cavalerie a triste aspect ; mais, somme toute, c’est une troupe bien trempée, qui, au contact de la discipline européenne, pourrait faire s une bonne armée. Depuis la veille, les pluies avaient redoublé d’intensité, et c’était pitié de voir s’enfoncer dans les boues du chemin les soldaderas chargées de tout leur attirail de route. La soldadera, c’est la compagne du soldat mexicain. Si les maîtresses des officiers, toujours trop nombreuses, marchent aux premiers rangs confondues dans les états-majors, les unes à cheval, les autres à mule, la face soigneusement enveloppée sous le chapeau de paille aux larges rebords, les soldaderas marchent à pied à la suite des fantassins ou des cavaliers. Ce sont de vrais bataillons de femmes qui remplacent l’administration militaire, service inconnu au Mexique. Leur accoutrement est bizarre. Elles portent sur leur dos ou sur leur tête, toujours en courant, les ustensiles de ménage et les maigres provisions de la journée ; souvent elles ont un enfant dans les bras. Elles furètent partout sur leur passage afin d’augmenter la ration de leur soldat ; elles se jettent comme une nuée de sauterelles sur les champs de maïs ou de cannes à sucre, qu’elles dépouillent sans que personne songe à s’en plaindre : c’est un usage reçu. Le soir, elles allument les mille cuisines du bivouac, fument la cigarette, puis couchent en plein air pêle-mêle avec la soldatesque. En garnison, elles ont accès à toute heure dans les quartiers et vont glaner sous le nez des chevaux, dont elles diminuent trop souvent la ration de maïs pour en faire leurs tortillas. Au combat, elles sont à leur poste et marchent d’une allure non moins résolue ; nous en avons vu, à la prise de San-Lorenzo[4], plusieurs étendues à terre, le crâne emporté par nos obus. Cette organisation excentrique, préjudiciable à tant d’égards, sera nécessaire tant que le gouvernement n’assurera pas directement par ses propres soins la ration de ses soldats, qui se changent en maraudeurs aux momens parfois les plus critiques. Sans les soldaderas, l’armée mexicaine mourrait de faim.

Le général dont la division allait nous quitter restera comme une figure à part dans les annales historiques de son pays. Mejia, aujourd’hui général en chef de l’armée austro-belge-mexicaine, est un Indien pur sang. Pour parvenir en dépit de son origine, il a commencé sa carrière par la rébellion. Taille très petite, cheveux noirs, front déprimé, teint pâle, yeux brillans, visage impassible, démarche lente et pleine de raideur, tels sont ses traits distinctifs. Taciturne, il aime néanmoins le clinquant dans sa tenue, toujours militaire, et cache sous une apparence de grande modestie une vaste ambition, que justifient vingt-cinq ans de fidélité à son parti, son influence sur plusieurs états du centre et un caractère aussi remarquable par son sang-froid qu’entraînant par sa bravoure. Plein de finesse, il se laisse pourtant dominer par son entourage ; dès qu’il ne sent plus la poudre, il manque de résolution dans les circonstances graves. La réputation de Mejia est presque légendaire ; elle s’est formée dans les brouillards de la Sierra-Gorda, où longtemps, à la tête de vaillans Indiens qui lui sont encore dévoués corps et âme à cette heure, il a guerroyé comme chef de partisans. Vainqueur et vaincu tour à tour, il a toujours été le ferme soutien de la réaction cléricale, à qui il doit tout, même sa fortune militaire. C’est à coup sûr le premier soldat de l’empire, dont il est aujourd’hui la sentinelle avancée sur les rives du Rio-Bravo, menacées par les flibustiers américains ; mais la figure du héros presque mystérieux des gorges de la Sierra-Gorda a pâli au souffle de la révolution, car l’élu du clergé mexicain, aux yeux de ses compatriotes, est l’ennemi de la liberté, qui seule vivifie les hommes et les peuples.

Le général Mejia, avant de quitter Vittoria, avait laissé à la disposition du colonel Du Pin cent volontaires de la ville de Queretaro enrôlés sous sa bannière et un de ses bataillons, commandé par le colonel de Perald, Espagnol d’origine, officier de valeur et d’un caractère très sympathique. Pendant que le gros des forces convergeait vers Monterey, notre contre-guérilla allait se porter sur la ville de San-Fernando, où les espions arrivés de la veille assuraient que Cortina s’était retiré. Dans la nuit qui suivit le départ de la division mexicaine, les pluies firent déborder tous les ruisseaux et les fleuves dont était sillonnée la route que nous allions parcourir. Notre mouvement fut donc forcément ajourné. On profita de ce retard pour fortifier Vittoria, changer la place en réduit, élever de forts retranchemens garnis de chevaux de frise et capables de mettre les habitans et leurs biens à l’abri d’une surprise ou d’un retour offensif. Ces mesures d’ailleurs étaient conseillées par le voisinage d’une bande forte de trois cents coureurs de bois, restés en arrière de Cortina pour saccager et rançonner les pueblos. On redoubla de surveillance à l’annonce faite par la police, récemment réorganisée, que pendant les deux dernières nuits des guérillas avaient pénétré dans la ville, où ils entretenaient des intelligences en vue d’un mouvement que devait favoriser une partie de la population hostile à l’intervention française, hostile parce qu’elle est libérale, hostile parce que le Tamaulipas, comme la province de Yucatan, située à l’autre extrémité du golfe du Mexique, près de l’île de Cuba, à l’époque même où la république mexicaine était florissante, a toujours lutté contre la centralisation. De tout temps, ce pays a pris les armes en faveur de son autonomie et de son indépendance, qu’il ne consentirait à aliéner, du propre aveu des hacenderos, qu’en faveur des États-Unis. Le Tamaulipas devait naturellement repousser l’intervention française, destinée au contraire à resserrer les liens des différens états ; mais grâce aux expéditions nocturnes des contre-guérillas cette tentative avorta dès son début. Vers huit heures du soir, le 2 septembre, trois Mexicains armés de revolvers et de machetes assassinèrent deux des nôtres. On put s’emparer d’eux, et le lendemain la cour martiale, assemblée d’urgence, les condamnait à mort, comme bandits mis hors la loi déjà depuis un an par les autorités du pays et comme coupables de meurtre. Les trois condamnés étaient nés à Vittoria. En présence de leurs familles, au même roulement de tambour, ils tombèrent sous les balles. La maison qui leur appartenait, où le crime s’était accompli, fut rasée. En même temps fut affiché et répandu au loin un décret qui, sous peine de mort, interdisait le port d’armes à tout Mexicain sans distinction de parti. Deux jours après la publication de ce décret, le chef régulier des libéraux de la province, ancien gouverneur du Tamaulipas, le général La Garza, vint faire sa soumission à Vittoria. Cette démarche fit sensation ; la défection du général La Garza fut le signal du retour de nombreuses familles qui avaient déserté Vittoria à l’approche de Mejia, et qui désormais avaient confiance dans la parole française. Le général La Garza, marié à la fille d’une des premières familles du pays, est un homme bien élevé, ambitieux comme un hcenciado (la classe des hcenciados, c’est-à-dire ceux qui ont pris leurs degrés aux facultés, s’est toujours disputé le pouvoir). Dans les guerres civiles, il a marqué par ses idées libérales : à la tête de deux cents républicains, il a défendu heureusement Vittoria contre trois mille cléricaux qui l’assiégeaient. Peu versé dans l’art de la guerre, quoiqu’il eût été placé à la tête des forces qui attaquèrent les Français lors de l’évacuation de Tampico, il combat surtout par la ruse. Quelque secret dessein que voilât sa soumission, elle concourut à semer le désordre parmi les républicains, et les opérations que la contre-guérilla devait poursuivre dans le nord du Tamaulipas se trouvèrent ainsi facilitées.


II

L’état des routes semblait permettre enfin de rentrer en campagne ; les pluies avaient cessé, le terrain s’était raffermi. Le 12 septembre 1864, dans la nuit, la contre-guérilla française quitta Vittoria, et marcha droit à la mer par Sotto-Marina, pour fermer définitivement le passage vers Tampico aux troupes de Cortina, qui pouvaient se mouvoir librement encore entre Matamoros et la ville de San-Fernando, où s’étaient accumulées leur artillerie et leurs munitions. Le mouvement de la division Mejia, qui leur coupait la seule autre route, celle du nord, était assez accusé : nous venions d’apprendre que, malgré les pluies, elle était arrivée à Cadeyreta, ville située près de Monterey. En sortant de la capitale du Tamaulipas, si on se tourne vers le golfe du Mexique, on domine au loin l’horizon. Le pays, couvert d’un vaste manteau de verdure aux teintes monotones, parait plat ; mais dès qu’on s’est engagé sous la forêt, ravins et mamelons, torrens desséchés et cours d’eau retardent la marche. Le tracé de Vittoria à Sotto-Marina compte trente-deux lieues, toujours à travers bois : tracé est vraiment la seule dénomination qui convienne à ces coupures faites jadis dans la broussaille par les Espagnols ; les Mexicains, qui n’ont rien créé, ont tout laissé dépérir. La route que nous suivions était livrée à tous les caprices de la végétation : aussi paraissait-elle presque effacée. Seuls, les piétons ou les mulets avaient creusé à la longue une vereda (petit sentier) où le pied se heurtait sans cesse aux racines.

Dès le lendemain du départ, il fallut reconnaître que nous nous étions mépris en regardant la mauvaise saison comme terminée. Un temporal, une de ces averses violentes qui durent souvent une quinzaine de jours, se déclara. Pendant la nuit passée au ranchode Grangeño, des bruits sinistres nous annoncèrent le commencement de l’inondation. Chaque dépression de terrain se changeait en torrent. Malgré ces fâcheux pronostics, on ne pouvait plus reculer, et pourtant les trente-deux lieues de pays qu’on allait franchir jusqu’à Sotto-Marina n’offraient aucune ressource. A quatre lieues de Grangeno coule le Rio-Purificacion : l’eau montait déjà jusqu’aux fontes de nos selles, et au réveil suivant, après dix heures passées sans aucun abri, sous une pluie battante et sur un terrain fangeux, la colonne put voir le courant, devenu invincible, emporter majestueusement des arbres séculaires. A 50 kilomètres de Vittoria, à travers une éclaircie du fourré, se dresse une colline couverte d’habitations. C’est Croy, vieille bourgade espagnole ; il n’en reste que des pierres de taille encore debout et alignées autour d’une grande place : çà et là, sur les ruines des anciennes villas seigneuriales, se sont élevées de misérables cases. Tout était silencieux à l’arrivée des contre-guérillas. Peu à peu quelques figures de femmes aux traits flétris et inquiets apparurent sur le seuil des portes entrouvertes, et à la tombée de la nuit elles se rapprochèrent de nos feux de bivouac. Interrogées sur les causes de l’absence complète des maris et des enfans, elles répondirent avec aplomb qu’ils devaient être dans le monte (bois fourré) à la recherche du bétail égaré. C’est que Croy est le refuge d’une population bâtarde et des bandits de la province ; c’est là qu’ont lieu des orgies nocturnes où amans et maîtresses célèbrent leur victoire après le pillage des convois. Aussi, dans la crainte des surprises de nuit, jamais les hommes du village ne couchent qu’au plus épais du monte, où les femmes vont leur porter quelques maigres provisions quand leur industrie a chômé. On a le cœur serré en entrant dans ce repaire aux maisons délabrées, aux figures insolentes et ruinées par la débauche. C’est l’atmosphère d’un coupe-gorge. Jadis des jardins et des cultures faisaient contraste avec ces masures : partput maintenant croissent des herbes parasites pleines de débris d’animaux sur lesquels s’abattent en croassant les oiseaux de proie ; c’est là le charnier où viennent mourir de faim et de fatigue les bêtes de somme enlevées aux caravanes dévalisées et emmenées à toute vitesse par les fuyards. De Croy à Sotto-Marina, toujours la solitude : pendant quatre jours de marche, deux misérables haciendas écroulées attestent seules que l’homme a passé par là. Des troupeaux sauvages se dérobant sous la broussaille, des guérillas postés en éclaireurs et fuyant à toute volée pour reparaître à l’horizon, nos cavaliers et leurs chevaux marchant la tête courbée sous la pluie, nos fantassins poussant aux pièces embourbées et piétinant sept ou huit heures de suite dans les marais, c’était là le tableau de chaque jour, assombri par le temps et la souffrance. Nous n’avions pour nous soutenir que l’espoir d’un combat à Sotto-Marina, où le général Carbajal, au dire des Indiens, organisait la résistance.

Dès qu’on a traversé le précipice de la Puerta (porte), vaste déchirement souterrain qu’on rencontre sur la route, le paysage change brusquement. C’est la vraie terre chaude, où le repos devient impossible de nuit comme de jour ; on est assailli par des myriades d’insectes dévorans. Quoique l’on restât botté pour dormir, la chique, insecte presque invisible, s’introduisait sous les ongles des pieds, où elle déposait des centaines d’œufs dont la lente éclosion causait d’affreux ravages. Le carapate (pou de bois), qui tombait des branches, s’attaquait à toutes les parties du corps. Les moustiques nous harcelaient, et bien peu d’entre nous échappaient à la gale bédouine, aussi brûlante qu’un acide.

Le matin de la dernière étape, les averses redoublèrent d’intensité. Hommes et chevaux, transpercés depuis neuf jours, n’avaient plus un grain de maïs à mettre sous la dent ; malgré tout, la gaîté renaissait dans nos rangs, et les Arabes fredonnaient en chœur leurs chansons amoureuses en souvenir du désert. Soudain un cri joyeux partit de l’avant-garde. « Sotto-Marina, dix minutes d’arrêt ! » Du haut d’un mamelon se découvrait une petite ville blanchâtre dormant au fond de la vallée. Malgré la boue et l’ouragan de pluie, les chevaux retrouvèrent leur vigueur et hennirent. Encore une lieue de fatigue, et la poudre ferait tout oublier.

Nos illusions s’évanouirent bientôt. Le combat espéré nous manquait. Au pied de Sotto-Marina, la Corona, large de deux cents mètres, débordée de son lit, roulait furieuse. Pas un pont, et déjà les premières ombres de la nuit succédaient à un court crépuscule. Sur la rive opposée cependant nous attendait une députation de notables, apportant leur soumission au colonel Du Pin. A l’aide de deux canots, la traversée se fit le soir même pour la cavalerie, sans aucune perte. Le lendemain matin, infanterie, pièces et munitions entraient en ville à leur tour. A notre arrivée, fêtée par le son des cloches, plusieurs maisons étaient pavoisées aux couleurs de l’Union américaine. Les Français y trouvèrent un accueil très cordial. L’aguacero tombait toujours avec violence ; mais des abris nous avaient été préparés par les habitans, dont la bonne réception était d’autant plus surprenante que Sotto-Marina est la patrie du général Carbajal et que sa famille y résidait encore et y exerçait une grande autorité. Or on savait que le vaincu de San-Antonio avait récemment paru sur ce territoire en appelant à la défense du sol national tous les hacenderos et les peones des environs. Cependant personne n’avait bougé. C’est que le président de la députation qui venait d’acclamer les Français était le cousin même du général Carbajal : il avait nom don Jésus de La Serna. A ses côtés se tenait un autre parent et ami intime de Carbajal, don Martin de Léon, agent consulaire des États-Unis à Sotto-Marina.

Don Jésus de La Serna est un personnage qui semble appelé à jouer un rôle dans son pays. Fils du général La Serna, qui s’est acquis une haute réputation militaire dans les guerres de l’indépendance comme gouverneur de la province, et chef du parti libéral, il a hérité de l’influence paternelle en même temps que d’un immense patrimoine. C’est peut-être le plus riche propriétaire foncier du pays. Ses haciendas couvrent une étendue de près de soixante lieues le long du littoral depuis Sotto-Marina jusqu’à Tampico, et à lui seul il possède des milliers de chevaux et de taureaux. Pendant tout le séjour de la contre-guérilla dans le Tamaulipas, ce sont ses manadas (troupes de chevaux en liberté) qui ont remonté nos escadrons au prix moyen de 25 piastres (125 francs) chaque cheval. Allié par sa femme à la riche famille des Lastra, de Tampico, il doit son légitime ascendant sur ses compatriotes et ses Indiens à un caractère aussi généreux que brave. D’une imagination fine et brillante, quoique un peu emportée, il parle facilement l’anglais et le français, qu’il a pu apprendre pendant son séjour en Europe, où il a recueilli en même temps bien des notions précieuses sur les moyens de propager la civilisation au Mexique. A l’arrivée des Français, il fit preuve de tact politique. Moins ardent que son cousin Carbajal, libéral aussi, il pensa peut-être, et cela avec raison, que les troupes ne feraient que passer à Sotto-Marina, que leur action serait de courte durée, que sa présence calmerait de part et d’autre certaines susceptibilités, tout en empêchant de frapper de confiscation ses propres domaines. Toutefois il était décidé à ne pas compromettre l’avenir. Sa maison, bâtie à la mauresque et somptueusement meublée, fut offerte au colonel français, qui devint son hôte.

Sotto-Marina a été une petite ville ; aujourd’hui c’est à peine une bourgade, dont l’aspect est joyeux encore. Elle compte tout au plus une centaine de maisons, d’apparence assez propre, et une église coquette, semblable à nos élégantes paroisses de campagne. La même grille de fer ouvragé réunit au temple un campo santo ombragé de palmiers. Le long du fleuve, on retrouve encore quelques ranchos vivant de modestes cultures. Ce petit pays a dû être florissant et industrieux ; mais la population y est trop clair-semée. Sotto-Marina était autrefois un port ouvert au commerce, qui lui donnait de la vie ; il a succombé sous les intrigues des négocians de Matamoros, le port voisin, qui en ont fait décréter la fermeture. Pourtant Sotto-Marina, par sa position géographique, doit attirer l’attention de tout pouvoir qui voudra s’affermir au Mexique. A douze lieues de la mer, baignée par la Corona, d’une navigation large et sûre jusqu’à ses rives, cette petite cité, placée entre Tampico et Matamoros, a l’avantage sur ces deux dernières villes d’avoir trois mètres d’eau de plus à la barre en tout temps et d’offrir une baie abritée des coups de norte. Il suffirait d’ouvrir ce havre pour que toutes les marchandises abandonnassent Matamoros. Le commerce, au point de vue de l’économie de temps et de parcours, préférerait sans nul doute Sotto-Marina, qui est la route directe de Vittoria et des hauts plateaux. La réouverture de ce port ramènerait en outre la vie au centre du Tamaulipas, déserté totalement à cette heure par une population qui y mourait de faim et qui a dû se rejeter sur Tampico et Matamoros, les deux points extrêmes de la province, d’où elle tire son alimentation. Si Sotto-Marina n’est pas rayée de la carte, c’est qu’elle est peuplée surtout d’Américains qui se livrent au trafic des cuirs verts ou secs qu’on expédie en contrebande par le fleuve. Cet élément de race étrangère expliquait la présence, surprenante au premier abord, dans cette bourgade perdue de l’agent américain Martin de Léon, qui avait pris place dans la députation de la veille aux côtés de La Serna. Martin de Leon, Yankee dans l’âme, plutôt roué que fin, agissait sourdement sur les esprits afin de détacher du Mexique une de ses plus belles provinces. Son frère, Pancho de Leon, avait été un des chefs de guérillas les plus ardens à harceler les Français dans les deux occupations de Tampico et guerroyait encore. Enfin, son parent Carbajal recevait certainement d’Amérique toutes les armes et les munitions nécessaires à la continuation de la lutte. Martin de Leon, malgré des dehors un peu rudes, se montra fort empressé pour les officiers français, qui durent accepter le lendemain de leur arrivée un splendide banquet arrosé des meilleurs vins, mais où le colonel, par un sentiment, de réserve que commandaient les circonstances politiques, refusa d’assister. Les toasts patriotiques n’y furent pas oubliés. Au plus fort de la mêlée, le capitaine d’un des escadrons de la contre-guérilla s’esquiva sans bruit et se glissa dans l’ombre hors de la ville, où il trouva une cinquantaine de ses cavaliers déjà en selle. Carbajal venait d’être signalé dans un rancho voisin, distant de deux lieues, où il devait passer la nuit avec ses fidèles. La capture du chef rebelle était bonne à tenter ; mais au moment où la petite colonne allait s’ébranler, arriva un nouvel espion, apportant la nouvelle qu’à la tombée de la nuit Carbajal, prévenu secrètement, s’était échappé en toute hâte. À ce même moment, Martin de Leon contait tranquillement à ses convives le dernier épisode du combat de San-Antonio, où son parent, vaincu, blessé et perdant son sang, avait pu s’échapper des mains des Français, et c’était notre amphitryon lui-même, ce que nous sûmes plus tard, qui, inquiet de l’absence du colonel Du Pin, avait jeté l’alarme chez le général ennemi en l’avertissant de se tenir sur ses gardes.

Une nouvelle municipalité inaugurant le régime impérial avait été organisée à Sotto-Marina. La Serna, ami de l’ordre avant tout, avait promis son appui contre les guérillas convaincus de banditisme et s’était engagé à donner l’exemple de la résistance en armant ses propres Indiens. Le départ fut arrêté pour le lendemain, 15 septembre, avec d’autant plus de raison que la troupe française avait déjà dévoré les modiques ressources alimentaires de Sotto-Marina, que le maïs était devenu rare même chez les habitans, et qu’à quinze lieues plus loin, sur la route de Matamoros, une hacienda nommée Buena-Vista (Belle-Vue), qui avait été jusqu’alors respectée par la guerre, devait nous fournir les provisions indispensables. Malheureusement un nouveau temporal, plus violent encore que le premier, s’abattit, dans la nuit même du 15 septembre, sur les terres chaudes. Il fallut renoncer à gagner la campagne. Quarante-huit heures après, les contre-guérillas et les habitans se trouvèrent réduits à la famine, bloqués de toutes parts et privés de toutes communications. La Corona n’était plus franchissable, même en canot, tant elle charriait de grandes pièces de bois arrachées aux berges du fleuve. Sotto-Marina s’élève sur un point légèrement culminant. Les prairies environnantes n’offraient plus qu’une nappe d’eau : il était devenu même impossible de poursuivre le bétail dans les bois. Le peu de maïs qui restait en ville fut réuni sur la place et distribué pour la nourriture des hommes. Nos chevaux, attachés à la corde en plein air, au milieu des boues, durent se contenter de la verdure qu’on coupait dans les arbres ; mais cette dernière ressource fut vite épuisée. Il fallait envoyer les escadrons au vert, si l’on ne voulait voir périr toute la cavalerie ; le vert, c’était l’écorce des arbres. C’était un triste spectacle de voir tous ces chevaux, lâchés en liberté comme un troupeau de moutons, ronger des broussailles épineuses, entourés par un large cercle de contre-guérillas faisant faction et piétinant dans un océan de vase. En sept jours, une trentaine de ces pauvres bêtes périrent de froid et de faim. Au milieu de ce désastre, un vaquero apporta une curieuse nouvelle qui fit sensation sur les officiers réunis à l’heure du déjeuner autour d’une table vide et en train d’accabler de reproches le camarade chargé des provisions de bouche ; ce dernier venait même de déclarer qu’il donnait sa démission d’un emploi trop ingrat. — A six kilomètres de Sotto-Marina, nous apprit le vaquero, un sloop américain, après avoir fui la mer devant le gros temps et avoir remonté la Corona, s’était amarré dans une crique à l’abri du courant de la rivière. Il devait avoir un chargement. — Chacun fut bien vite en selle, et malgré cours d’eau et cloaques nous fîmes une course échevelée à travers bois. Le patron du sloop n’avait à bord que les vivres nécessaires à son modeste équipage. Ému pourtant de notre état et moyennant 20 piastres (100 francs), il nous céda une part de sa cambuse. Bientôt nous rapportions en triomphe cinq kilogrammes de pommes de terre, une grappe d’oignons, quelques feuilles de tabac et deux bouteilles de whiskey. A l’arçon de ma selle, comme une fière dépouille, était suspendue une morue sèche que chacun regardait avec amour. Inutile d’ajouter que le banquet fut splendide, et que l’officier démissionnaire de son grade de chef de table retira sa note comminatoire. Enfin le 25 l’horizon se dégagea, et le soleil reparut dans toute sa force. Pour remplacer les morts, les ginetes[5] de La Serna se lancèrent à la recherche des manadas, et le soir ramenèrent une bande toute frémissante de chevaux sauvages qui le lendemain, au moment où notre cavalerie se mit en route, se mêlèrent dans ses rangs, bondissant de rage sous leurs nouveaux maîtres parfois désarçonnés.

Depuis le départ de Vittoria, le général Mejia n’avait pu donner signe de vie. Les voies défoncées avaient arrêté sa marche sur Matamores, où Cortina s’était réfugié avec le gros de sa troupe, conservant sur ses derrières une force destinée à nous arrêter et à défendre la ville de San-Fernando, d’où une partie de son artillerie et tout son parc n’avaient pu sortir par suite du temporal. La contre-guérilla, laissant la mer à sa droite, se dirigea sur San-Fernando. Au sortir de Sotto-Marina, la route de San-Fernando, quoique encore inondée, s’annonçait large et bien tracée sous la forêt. La longue étape qu’on allait franchir d’une traite jusqu’à l’hacienda de Buena-Yista, si on ne voulait pas périr de faim, s’annonçait moins pénible ; mais après trois kilomètres de parcours toute trace de chemin avait disparu. Des veredas fréquentées d’habitude par les troupeaux se croisaient en tous sens. Faute de guide, on s’y fût égaré. Aussi La Serna, précédé de ses hardis vaqueros, avait-il tenu à escorter le chef français et à lui faire les honneurs de son propre territoire. Le gentleman de la veille aux habits européens avait fait place au véritable hacendero, moitié gentilhomme campagnard, moitié homme de guerre prêt au coup de feu. On se plaisait à voir ce cavalier portant avec une mâle prestance le costume national et franchissant les obstacles, emporté sur son noir étalon. A entendre sa parole brève, on comprenait qu’il avait l’habitude de commander et d’être obéi. Vers le soir, d’une poche de cuir il tirait un morceau de viande boucanée, et après son mince repas s’étendait sur le sol du bivouac, le long du feu. Cette sobriété donne le secret de la guerre de partisans. Tout Mexicain, riche ou pauvre, est toujours prêt à vivre en plein air et se condamne sans sourciller aux intempéries comme aux privations. La cigarette est son seul luxe nécessaire.

Trente-huit lieues séparent Sotto-Marina de San-Fernando. Sauf l’hacienda de Buena-Vista, où, malgré les dénégations du majordome, nous trouvâmes de grands magasins de maïs dissimulés derrière une double muraille, trois pauvres ranchos perdus dans l’immensité sont les seuls gîtes où le voyageur puisse abriter sa tête, sans toutefois pouvoir s’y restaurer. Le 29 septembre, après cinq jours de route et une étape doublée, la contre-guérilla arrivait vers midi au rancho de l’Ermita, au bord du Rio-Tigre, à quatre lieues en dessous de San-Fernando, qu’on avait résolu de tourner. Le rancho était plein de poudres. A la même heure, la fraction mexicaine laissée par le général Mejia, sous les ordres du colonel de Perald, à la disposition du chef français et venue de Vittoria par une route plus directe débouchait au rendez-vous de l’Ermita. Cette troupe avait été moins heureuse que la nôtre dans son trajet, car un de ses officiers et sept hommes s’étaient noyés au passage de la Corona. Le Rio-Tigre, dont les eaux jaunâtres avaient baissé, était profondément encaissé, et ses berges étaient couvertes du limon déposé par les dernières crues. Dans la soirée, à force de travail, nos deux escadrons le franchirent en ne perdant que deux chevaux dans ses vases ; lancés sur la ville ennemie, San-Fernando, ils y entrèrent sans coup férir à la chute du jour. Le général Cortina, menacé par le débarquement de six cents marins français établis solidement à Bagdad, petite ville située sur l’embouchure du Rio-Bravo à cinq lieues environ au-dessous de Matamoros, inquiété par la descente de la division Mejia, qui arrivait de Monterey, s’était en effet transporté à Matamoros pour se mettre à l’abri de notre marche et ne pas se laisser couper de la frontière. Il avait confié la défense de San-Fernando à son lieutenant Palacios, un vaquero du voisinage, soutenu par un ramassis d’hommes armés.

San-Fernando, presque entouré par le Rio-Tigre, était défendu par huit pièces de canon qui enfilaient le gué du fleuve. La ville dominait à pic le cours du rio d’une soixantaine de mètres. Cette position était admirable pour la défensive ; si notre troupe eût abordé de front le passage de la rivière, elle eût été écrasée sous le feu des pièces, n’eussent-elles été servies que par une poignée de soldats, à qui il était facile de s’enfuir sans pouvoir être atteints à cause de la raideur de la rampe. Garbajal d’ailleurs avait visité San-Fernando deux jours auparavant, et après mûr examen du terrain et de ses défenseurs il avait renoncé pour sa part et conseillé de renoncer à toute tentative contre les colorados, dont il redoutait l’élan. Aussi Palacios, se sentant tourné, avait-il pris peur et s’était-il enfui, laissant entre nos mains deux canons de six rayés, un obusier de seize, une pièce de campagne de douze et une magnifique coulevrine en bronze. Cette longue bouche à feu d’origine étrangère méritait les honneurs de la prise. Baptisée il Phevo, fondue à Manille en 1780 par Bernardo-Antonio Guerrero, ornée des armes de Charles III, roi des Espagnes et des Indes, elle était décorée de la Toison d’or et remarquable par le fini de ses gravures bien conservées. Singuliers retours que ceux de la guerre ! bizarre fortune que celle de cette coulevrine, qui d’abord dit adieu aux mers de Chine pour aller tonner au golfe du Mexique, puis, enlevée aux Espagnols par les Mexicains, tombe entre les mains des guérillas et d’une contre-guérilla française ! À cette heure, ce bronze plein de souvenirs, fatigué de son demi-tour du monde, repose silencieux dans un musée de Paris.

Le lendemain de notre entrée à San-Fernando, nous étions rejoints par le reste de la contre-guérilla et la troupe de Perald, qui avaient franchi difficilement le Rio-Tigre. La population, étonnée de voir l’uniforme français, nous lançait des regards sombres. Trois autres canons de bronze avaient été cachés dans les bois. Après un speech un peu accentué du colonel Du Pin, les notables crurent sage de les retrouver. Ils avaient pourtant espéré les sauver du désastre, dans l’attente d’un retour de Cortina après le départ de los invasores. A l’extrémité de la ville s’élevait une haute maison voûtée, solidement bâtie et sans fenêtre apparente. Une seule porte y donnait accès ; on y pénétra de force. Au fond d’une petite pièce vide on apercevait encore les plinthes d’une porte fraîchement murée. Le socle mal déguisé était noir de poudre écrasée. On fit crouler les pierres, et lorsque les yeux furent habitués à l’obscurité, on découvrit une vaste poudrière. Quatre mille boulets et obus chargés, des projectiles à grille du modèle américain, pareils à ceux que nous recevions sous les murs de Puebla, quatre cents tonneaux de poudre évalués à douze mille kilogrammes, cartouches et capsules d’infanterie, s’y trouvaient accumulés. C’était le fameux parc de Cortina. Le silence qu’avaient gardé les notables sur cette poudrière attestait bien leur hostilité. Une caisse fermée contenait en outre tous les A majuscules et minuscules enlevés à l’imprimerie de l’état de Tamaulipas, qu’on voulait mettre hors de service à l’arrivée du général Mejia. Le fleuve roulait avec fracas. Pour déjouer les projets des républicains, dans la crainte de leur retour offensif, du haut des rochers de la ville, on précipita dans les eaux vaseuses du Rio-Tigre deux mille huit cents projectiles et trois cents barils de poudre. Le reste des barils et les boulets de calibre furent réservés pour l’approvisionnement des pièces de prise ; les capsules, qui commençaient à manquer, furent respectées. L’amnistie fut proclamée. Une partie de là bande de Palacios vint aussitôt déposer les armes ; mais le chef demeura caché au fond des bois, déclarant avec emphase qu’il attendait les ordres de Cortina.

Ce même jour nous parvint la nouvelle de la chute de Matamoros et de la reddition de Cortina. L’ancien gouverneur du Tamaulipas, après avoir franchi le Rio-Bravo, repoussé par les confédérés[6], maîtres encore de Brownsville, située sur l’autre rive du fleuve, était rentré à Matamoros, où il avait extorqué 500,000 piastres aux négocians, sous prétexte de solder sa troupe. Malgré ces rapines, ses soldats ne reçurent rien ; 1,500 d’entre eux l’abandonnèrent pour se répandre en guérillas, et le reste menaça de se révolter. Il crut dès lors prudent de se rendre au général Mejia. Cortina, général de brigade de rencontre, le pillard des commerçans, chef de bandes délaissé des siens, bloqué sans espoir de retraite, acculé par nos marins sortis de Bagdad, réduit à vaincre ou à mourir, ne tira pas un coup de fusil ; déshonorant jusqu’au bout la cause qu’il invoquait, il demanda grâce. Le soir même, les poches encore pleines du larcin dont sa reddition sauvait le fruit, il fut amnistié et élevé par le général Mejia au grade de général de division de l’empire avec un commandement actif dans Matamoros, dépouillé par ses mains. En vérité, c’était plus que de l’aveuglement. Aussi cinq mois après, au mois de mars 1865, le nouveau général de division, après avoir embauché une partie des troupes restées jusqu’alors fidèles à leur chef Mejia, se prononçait-il de nouveau pour Juarès ! À cette heure, il tient encore la campagne. Il faut ajouter, à l’honneur de la marine française, que le capitaine de vaisseau Veron, sur le point d’enlever Matamoros à la tête de ses matelots, avait refusé de traiter avec Cortina et avait exigé qu’il se rendit à discrétion, comme un simple brigand. Dans la nuit qui suivit l’arrivée de cette nouvelle, nous arrêtâmes un émissaire de Cortina porteur de lettres déjà timbrées de son nouveau quartier-général et adressées au chef de guérillas Palacios, qui errait encore dans les bois. Par ordre de Cortina, le vaquero, qui ne savait ni lire ni écrire, J. Palacios, était promu au commandement militaire de San-Fernando et du district. Tout cela était vraiment scandaleux. Le choix du nouveau commandant de San-Fernando était d’autant plus funeste que cette petite ville est un point militaire d’une grande importance, relié à la mer, distante seulement de douze lieues, par le Rio-Tigre, qui coule à ses pieds ; c’est en même temps un point central d’où l’on peut rayonner sur toutes les terres chaudes du Tamaulipas.

Quoi qu’il en soit, le 3 octobre 1864, le Tamaulipas semblait, sinon rallié, du moins soumis. Toute résistance ouverte avait disparu ; il ne restait plus que des coupeurs de routes, ne pouvant plus invoquer le titre de libéraux.


III

Après la chute de Matamoros, le général Mejia fut nommé commandant militaire de trois états : le Cohahuila, le Nuevo-Leon et le Tamaulipas pour le district nord de Matamoros, par conséquent de toute la frontière voisine des États-Unis. Le colonel Du Pin était chargé de pacifier et d’organiser les districts sud et centre du Tamaulipas, Tampico et Vittoria, que limite le Rio-Tigre. San-Fernando relevait directement de l’autorité mexicaine. La contre-guérilla reprit donc le fusil et se prépara à remonter vers Vittoria ; son rôle isolé de partisans allait recommencer. Les difficultés du départ furent excessives. La contre-guérilla ramenait avec elle, pour l’armement de Vittoria, sept pièces de canon, dont deux très lourdes et sans affûts, et un parc de munitions. Il fallut se procurer des attelages, des chariots et des conducteurs. Grâce au colonel de Perald, à qui restait confiée la garde provisoire de San-Fernando, puisque sa troupe appartenait à ce ressort militaire, les habitans mirent en réquisition tous leurs moyens de locomotion, rares encore, car une partie de la population avait fui à notre approche. San-Fernando est une jolie ville de 1,500 âmes en temps ordinaire ; c’est déjà, comme Matamoros, une ville plutôt américaine que mexicaine. Presque tous les propriétaires des tiendas sont originaires du Texas ou étrangers. Des caravanes chargées de cuirs et de cotons, se dirigeant vers la frontière, viennent de temps à autre y ranimer le commerce. Une vaste église, abandonnée du culte, sert de caserne, car tous les curés ont, depuis la guerre civile, émigré du Tamaulipas. San-Fernando, qui avait toujours accepté avec peine l’idée de relever de Mexico, goûta peu le programme français, tout en rendant d’ailleurs hommage à nos idées de justice.

Le 3 octobre au matin, la contre-guérilla descendait la rampe de San-Fernando au Rio-Tigre. Deux attelages de huit mules et trois de dix bœufs tramaient les pièces. Les deux gros canons de bronze sans affûts devaient suivre plus tard, dès que le sol aurait acquis plus de consistance. Le colonel de Perald se chargeait de les expédier à Vittoria. Malgré les terrassemens exécutés par nous pour adoucir les berges du fleuve, le passage du gué fut pénible. Les bœufs, en dépit de l’aiguillon et de leur nombre doublé, s’arrêtaient en mugissant au milieu du courant ; plus loin, ils enfonçaient dans les boues et glissaient sur la terre détrempée à la sortie de la rivière. Depuis quelques heures, la crue des eaux avait augmenté, Les essieux, plus tard les roues des caissons, disparaissaient sous le remous. Au soleil couchant, le Rio-Tigre était franchi, et les marmites, en rang de bataille, chantaient sur les feux de cuisine, allumés au sommet de la berge ; mais une avalanche d’eau fouettée par des rafales de vent tomba sans relâche pendant toute la nuit. Il fallut s’éloigner du fleuve grossissant, dont le bruit était sinistre, et notre colonne s’allongea sur la route ravinée par l’orage. Ce fut là le bivouac. De grands arbres allumés par le milieu du tronc, tandis que les racines plongeaient dans les ruisseaux, éclairaient le paysage. Officiers et soldats, montés sur de gros cailloux et groupés à l’envi autour de ces brasiers, se brûlaient la figure pendant que le reste du corps grelottait sous l’ondée. A 2 kilomètres de nous, à travers les branchages, scintillaient les lumières de San-Fernando, où l’on eût été si doucement abrité !

Ici allait vraiment commencer la plus rude partie de l’expédition. La contre-guérilla mit dix-huit jours à parcourir quarante-huit lieues pour rentrer à Vittoria. Le Rio-Tigre, la Corona, le Rio-Purificacion, le Pilon, et tous leurs petits affluens courent de l’ouest à l’est en descendant des plateaux du Nuevo-Leon, et traversent le Tamaulipas dans toute sa longueur. Il fallut les franchir tous sans jamais trouver un toit, et pendant toute notre marche les cataractes du ciel restèrent ouvertes. Si durant trois années les terres chaudes avaient été brûlées par la sécheresse, à cette heure elles étaient largement abreuvées. Aussi le parcours fut-il marqué par de nombreux incidens.

Cette route de Vittoria à San-Fernando est le chemin direct de Matamoros ; elle a été dessinée et construite à moitié par les Espagnols. Là où les chaussées n’ont pas cédé sous les efforts des eaux ou les empiétemens de la végétation, on en retrouve encore des tronçons. Les autres parties sont des trouées dans les bois, mais ce n’est plus cette solitude complète qui énerve l’imagination du voyageur. D’abord on tourne le dos à la mer, et dans les rares instans d’éclaircie nous découvrons à travers et au-dessus des brouillards de la plaine les premiers chaînons des Cordillères, qui revêtent mille formes à mesure que les rayons du soleil glissent sur leur tête, ou fouillent de leur lumière les mille renfoncemens de la montagne. Toutes ces teintes sont chaudes, volcaniques, entremêlées de vapeurs fugitives et irisées. Quand les yeux s’abaissent, fatigués de ces pics vertigineux qui n’ont peut-être jamais été foulés par un pied humain, ils se reposent sur quarante lieues de tapis vert, parsemé de quelques taches blanchâtres. Ces points blancs sont les villes de Ximenès, Padilla et Guemès, qui marquent presque les étapes du tracé de San-Fernando à Vittoria : ce sont aussi des haciendas jadis florissantes, aujourd’hui le dernier asile des Indiens que la guerre n’a pas encore arrachés au sol, et qui, à la vue de tous leurs souvenirs et de toutes leurs croyances dispersés, de leurs temples livrés au pillage, commencent à se corrompre au contact des vices de leurs maîtres ou à désespérer de leur sort.

Sur la droite, vers le nord, ce massif de rochers isolés, ce bloc aux reflets fauves et rosés, hérissé d’aiguilles de granit, semblable à un gigantesque lion au pelage hérissé, couché dans la plaine sablonneuse du désert, c’est le royaume des bandits et des guérillas. A mi-côte, ce nid d’aigles, cette cité aérienne aux bâtisses grisâtres, où l’on grimpe par des escaliers taillés dans le roc et dont deux roches inclinées l’une vers l’autre forment la porte d’entrée, c’est la ville de San-Carlos, la nouvelle retraite du général Garbajal. A moitié route de Vittoria, la première ville où nos attelages épuisés purent prendre un léger repos, ce fut le premier point blanchâtre qu’on avait signalé du haut des collines à l’entrée de la plaine, — Ximenès, connu aussi sur les vieilles cartes sous le nom de Santander. Dix kilomètres environ avant d’arriver au premier mirador de la ville, d’où les guetteurs chargés d’épier l’arrivée des bandes dominent tout le pays, s’ouvre en ligne droite une large voie. Si l’on augure du développement de la cité par cette avenue, par les pignons et les clochers qui se dessinent dans la brume, par le bruit des cloches sonnant à toute volée, tout nous présage les délices de Capoue. A l’angle de la place se dresse un fier hôtel, à l’autre extrémité une vieille église de belle architecture gothique, et qui paraît grandiose ; mais tout cela n’est que ruines, les murailles sont fendues, de larges gouttières ont creusé les plafonds. Ximenès, qui ne renferme pas d’étrangers, a un caractère national. Quelques familles mexicaines plus industrieuses que de coutume, des Indiens vivant des produits du sol y luttent contre l’envahissement de la misère ; ce qui leur manque, c’est la sécurité dans le travail.

Les diverses autorités attendaient la contre-guérilla à son entrée, et réclamèrent hautement de la France le secours de ses soldats pour ramener la paix ; leur voix suppliante était pleine de tristesse : c’est que le voisinage de San-Carlos, qui les dépouille sans relâche, les glace de terreur. Mais est-il possible de laisser un petit détachement français à pareille distance de Vittoria, sur ce point presque perdu dans la solitude ? C’est vouer d’avance les contre-guérillas au massacre et à la famine. Et pourtant un appui serait utile pour sauver du banditisme ce petit centre isolé qui ne veut pas mourir ; nous ne pouvons donner que des armes aux habitans qui auront l’énergie de s’en servir ; puis demain viendra la guérilla ! Si elle est vaincue, après-demain elle reviendra plus forte encore, toujours grossissant jusqu’à l’heure où les défenseurs de la ville auront succombé. Leur cri d’agonie se perdra dans l’espace, et les autres habitans, désormais sans force pour sauver leur vie, courberont de nouveau la tête ; c’est en pareil cas que se trahissait notre impuissance dans la lutte mexicaine, car nous ne pouvions réellement opposer le remède au mal.

A la sortie de Ximenès, que nous avions quitté de grand matin pour couper en deux l’étape, trop pénible aux attelages de bœufs, une chute d’eau bien aménagée met en mouvement un moulin à farine : c’est le premier que nous rencontrons dans le Tamaulipas. En pareil pays, cet essai industriel a sa valeur et sa signification. A une heure de la ville coule un petit ruisseau, le Rio-Salado, en temps ordinaire profond de 50 centimètres et large de 2 mètres. C’était maintenant un fleuve. Tout le sol voisin était détrempé, les roues des canons enfonçaient jusqu’au moyeu ; il fallut faire demi-tour, et ce ne fut qu’au bout de trois jours qu’on put gagner Marquesote, cinq lieues plus loin. Marquesote est un pueblo (village) de peu de ressources ; mais à partir de ce point jusqu’à Vittoria les cases sont moins disséminées. Tous les 10 ou 15 kilomètres le long de la route, on trouve quelques feux, jusqu’au Pilon, qui coule au pied de l’hacienda de San-Antonio, la résidence actuelle de la sœur de La Serna. Jusqu’à ce moment, nous avions surmonté tous les obstacles ; mais cette fois il fallut s’armer de résignation et devenir ingénieux.

Le Pilon avait 30 pieds de profondeur sur 50 mètres de largeur. Ce n’était plus un torrent, c’était une débâcle, un tourbillon, un gouffre où s’engloutissaient des arbres entiers. Nous ne pouvions songer à rétrograder, et pourtant l’hacienda était vide de provisions ; il fallait passer. Deux canots en troncs mal équarris, sans proue ni gouvernail, tels étaient nos seuls moyens de traversée pour des canons du poids de 2,500 kilogrammes. L’hacienda ne contenait ni clous ni cordages. Alors commença une véritable odyssée. D’adroits tireurs se glissent sous bois et tuent des taureaux sauvages ; officiers et soldats mettent la main à l’œuvre. Les cuirs des animaux dépecés servent à faire des lanières ; les lanières, fortement tressées à l’aide d’une roue de canon transformée en roue de cordier, se changent en câbles ; des peaux gonflées servent d’outres. Plus loin, on démolit un hangar dont les madriers forment un tablier. En trois jours, on a improvisé un radeau soutenu par les deux canots et allégé par les outres. Dès que le gros câble de cuir est prêt et solidement amarré, on lance le pont volant, on installe le va-et-vient ; puis les pièces d’artillerie passent. Cinquante contre-guérillas, au bruit des clairons qui sonnent la charge, les entraînent à bras au sommet de la berge opposée, dont la pente boueuse a été comblée de pierres et bien nivelée. En six heures, toute la contre-guérilla et son matériel avaient touché l’autre rive. Le même jour nous traversions le Rio-Purificacion, d’une imposante largeur, mais presque guéable : l’eau ne montait plus qu’à la selle. Malgré la rapidité du courant, les escadrons, formés en bataille, s’avançaient en rompant le fil de l’eau, chaque cavalier portant armes, chaussures et cartouches attachées autour du cou. En face du gué, au-dessus du fleuve plein de clameurs et troublé par le clapotement des chevaux, la ville de Padilla restait plongée dans un profond silence. Padilla n’est plus ni cité ni bourgade, c’est une nécropole. Un clocher écroulé et enseveli sous les herbes, une vieille prison publique dont les pierres sont rongées et les portes de fer brisées, quelques pâles fiévreux qui glissent dans les rues solitaires le long de murailles criblées de projectiles, tel est le triste tableau qui s’offre à la vue. C’est là, en face de l’église, devant cette palissade qu’est tombé en 1823, la poitrine trouée de balles mexicaines, Iturbide, le premier empereur du Mexique.

Padilla est pauvre ; il faut marcher encore pour chercher notre nourriture. On se remet en route, et après cinq heures de marche, où plusieurs chevaux tombent morts de fatigue et d’épuisement sous leurs cavaliers, la colonne arrive au bord du dernier fleuve qui nous sépare de Vittoria. Le passage est impossible, la Corona roule ses eaux sur plus de 400 mètres de largeur. Nous campons en face de l’hacienda de San-Juanito, dont tous les Indiens se disposent à nous servir et à nous apporter des provisions dès que le paso (gué) se pourra franchir à la nage. Si les feux de cuisine étaient inutiles, faute de quoi faire la soupe, nous avions besoin de réchauffer nos vêtemens détrempés ; mais les arbres, dont les écorces sont mouillées, ne s’enflamment que difficilement. Nos bêtes sont moins à plaindre ; l’herbe a grandi sous les dernières ondées : aussi la ration des chevaux sert à préparer notre tortilla. Vers minuit, le vent sauta brusquement de l’ouest au nord. Le ciel enfin s’étoila, et à la lueur de la lune, qui perça sous la feuillée, le bivouac avait un aspect magique. Sur nos têtes, les géans de la forêt, de leurs rameaux entrelacés avec les lianes et les lichens, formaient une immense voûte de verdure, tandis qu’au dernier plan de la forêt vierge les eaux du fleuve, éclairées en plein de pâles rayons, emportaient avec elles des troncs et des branchages qui passaient rapidement, semblables de loin à des radeaux chargés d’ombres silencieuses.

Au soleil levant, tout frissonnant encore du froid de la nuit, chacun courut au bord de la Corona. Les eaux avaient sensiblement baissé ; les Indiens de l’hacienda San-Juanito, déjà groupés au nombre d’une cinquantaine sur la berge opposée, avaient préparé trois canots. Avant de les lancer, un des peones, pour apprécier la force du courant, se jeta dans le fleuve, et dès qu’il eut dépassé l’endroit le plus rapide, il fit un signe aux bateliers, qui, la pagaie à la main, suivirent la direction de son sillage. Aussitôt la troupe d’Indiens, jeunes et vieux, à moitié nus, se précipita à la nage en fendant les flots : ce fut là un des épisodes les plus émotivans de la campagne. Les embarcations suffisaient pour la contre-guérilla et son matériel, et malgré les difficultés d’abordage tout allait bien ; mais restaient les animaux et les canons. Les Indiens se proposèrent bravement pour ces deux opérations. Comme d’habitude, on lance les chevaux en troupe ; les nageurs les escortent sur les deux flancs. Les uns écartent les branches qui peuvent frapper les pauvres bêtes ; les autres soutiennent la tête des retardataires fatigués. La première épreuve a réussi. Sans prendre de repos, la bande des tritons est déjà revenue aux cinq grosses pièces d’artillerie ; quarante des nageurs attelés à un cordage les entraînent successivement séparées de leurs caissons. Au départ, tout disparaît brusquement sous l’eau ; des plongeurs poussent aux roues, devenues invisibles, et en quelques minutes tout le cortège sort du lit de la Corona en poussant des cris de joie. Le soir, nous couchions à Guemès, triste village qui aux temps passés a dû être un lieu de plaisance, grâce à sa proximité de la capitale et à la richesse d’un sol aujourd’hui inculte. Le 20 octobre 1864, la contre-guérilla, malgré toute sa résignation, saluait avec enthousiasme les premières maisons de Vittoria. Près de deux mois de solde (300 fr. par homme, déduction faite des besoins personnels prévus par le corps) étaient dus aux troupes. Quarante-huit heures de liberté entière furent accordées, et les tiendas de Vittoria purent se féliciter des prodigalités françaises.

IV

Pendant ce repos, le colonel de la contre-guérilla dut organiser tous les services des deux districts de la province qui lui étaient confiés. Les hommes dignes de remplir les premiers postes étaient fort rares ; les principaux notables ne voulaient point accepter de fonctions compromettantes, ou la moralité de ceux qui s’offraient donnait des craintes sérieuses pour l’administration de la chose publique. Il y avait pourtant à Vittoria un homme doué de certaines qualités, et qui avait embrassé la cause de l’empire avec ardeur. C’était un beau-frère de M. Aguilar[7], M. Torribio de la Torre, désigné déjà pour les fonctions de préfet politique par le choix provisoire du général Mejia. Son activité et sa connaissance du pays le firent élever à cette première dignité locale, et tout d’abord il nous rendit de vrais services ; mais plus tard, dès qu’il prévit le départ de la troupe française, il la desservit de façon à regagner les faveurs des libéraux. — Les bureaux d’octroi, de police et de contributions furent réinstallés avec d’autant plus d’avantage que Vittoria, depuis la rentrée de la contre-guérilla, avait repris un tout autre aspect, que la majeure partie des habitans avait reparu dans ses foyers, et que désormais les convois de commerce et même de fruits arrivaient facilement de San-Luis et de Tampico, ce qui doublait la population flottante.

Malheureusement la sécurité des grands chemins n’était point encore complète malgré les mesures qui avaient été prises avant notre départ pour Sotto-Marina. La nécessité d’une gendarmerie volante avait fait choisir et armer quarante cavaliers mexicains destinés à courir sus aux bandits. Durant notre absence, après avoir été bien équipés et bien payés, les quarante gendarmes avaient déserté avec armes et bagages pour travailler à leur compte. L’insuccès de ce premier essai, le seul qui eût chance de ramener le calme dans la province, était inquiétant pour l’avenir, car donner des fusils aux citoyens pour leur propre défense, c’était ouvrir une nouvelle ère de désordres. Pour parer à la perte de cet élément de pacification, un décret du maréchal Bazaine augmenta l’infanterie de la contre-guérilla d’une compagnie de deux cents fantassins, qui fut bientôt formée avec les meilleurs soldats libérés descendus, pour gagner l’Europe, à Orizaba, où les engageait un de nos camarades de la contre-guérilla, détaché pour le service du recrutement. De nouveaux renforts d’ailleurs, et nous en avions besoin, nous étaient expédiés des trois provinces d’Algérie par ordre du ministre de la guerre. Une colonne de trois cents hommes, Africains éprouvés, venait de débarquer à Tampico. La contre-guérilla, qui allait compter près de mille combattans, n’eut pas le temps de s’endormir dans les minces délices de Capoue.

Pedro Mendez, un des chefs de guérillas qui, comme on se le rappelle, avait harcelé nos régimens enfermés dans Tampico, et qui plus tard avait vu sa bande réduite à une quinzaine de malfaiteurs, tenait garnison dans la ville de San-Carlos. Par suite de l’éparpillement en guérillas des quinze cents Mexicains révoltés contre l’autorité de Cortina à l’heure de sa capitulation, il s’était subitement entouré de quatre cents partisans. Les gendarmes déserteurs s’étaient à leur tour ralliés à son drapeau, qui portait pour seule devise « guerre aux Français ! » Le général Carbajal, oublieux de sa dignité, mais résolu à se servir de tous les instrumens pour renverser l’empire, s’était aussi réfugié à San-Carlos, d’où, sans paraître, il donnait le mot d’ordre au bandit Mendez. On devait désormais tout craindre de Carbajal, car son cousin La Serna avait consenti à lui transmettre de la part du colonel Du Pin une lettre dans laquelle ce dernier l’adjurait au nom de son pays, lui Carbajal, vieux soldat éprouvé, de se rallier, d’apporter toute son activité au service d’une cause qui pouvait être libérale, et la preuve qu’on lui donnait de la loyauté de ces intentions, c’était de lui offrir un commandement. Le général Carbajal avait repoussé ces propositions en exprimant combien il était sensible à pareille offre venant des Français ; mais il annonçait qu’il ne déposerait pas les armes qu’il n’eût vu flotter sur Vittoria la bannière de l’indépendance. — Pedro Mendez, ranchero du Tamaulipas, lâche et hardi tout à la fois, est de taille peu élevée. Cet homme, d’une figure un peu efféminée, est renommé pour la petitesse de son pied, avantage auquel les Mexicains et surtout les Mexicaines attachent un très haut prix. Infatigable cavalier, toujours en selle, il passe sa vie nomade au plus épais de la broussaille. Fuyard aujourd’hui, demain prompt à l’attaque sans jamais se jeter de sa personne dans la mêlée, c’est le partisan insaisissable, quoiqu’il soit facile à reconnaître aux lunettes vertes qu’il porte toujours en marche et à son costume invariable : sombrero, veste de peluche noire, revolvers à la ceinture, culotte blanche et petites bottes à éperons ciselés. Marié à une charmante Mexicaine qu’il aime avec passion, malgré les pleurs de sa femme, qui gémit sur son genre d’existence chaque fois qu’il va la retrouver secrètement, il ne vit que pour le pillage. Quand il se sent en forces, de sa propre main il assassine froidement quiconque lui résiste, ou quiconque lui inspire un soupçon. Voilà le nouvel allié de Garbajal. L’imprimerie de Vittoria, dont nous avions retrouvé à San-Fernando les caractères enlevés par Cortina, fonctionnait de nouveau et publiait le journal officiel de la province. Mendez y répondit par la création d’une feuille nommée El Cosaco, semée sur toutes les routes, où il jetait à notre face les plus sanglantes invectives toujours couronnées par la formule : libertad et independencia.

Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis que la contre-guérilla y tenait garnison, que la panique se répandit à Vittoria. On annonçait l’irruption de la bande de Mendez. Sa guérilla, au nord de San-Carlos, avait pillé un convoi considérable appartenant aux négocians de Monterey, puis, faisant brusquement volte face, s’était jetée sur Ximenès, en avait pendu l’alcade et les autorités qui s’étaient présentées à notre passage, avait pris 11,000 piastres (55,000 fr.), tout ce que possédait la malheureuse ville, et s’était emparée des deux grosses pièces d’artillerie laissées en arrière par nous, au moment où elles s’acheminaient à petites journées sur Vittoria. Ces bouches à feu étaient déjà en route sur San-Carlos, qui se transformait de jour en jour en fort réduit, comme le quartier-général de Carbajal, et qui devait être bientôt inexpugnable, si on réussissait à l’armer de canons. Or la Huasteca était totalement apaisée ; le commandant Pavon venait de faire aussi sa soumission. Les districts de Tampico et de Vittoria étaient rentrés dans l’ordre, et Pancho de Leon, le frère de Martin de Leon, avait déposé les armes. Les deux villes principales du Tamaulipas, Tampico et Vittoria, protégées par des travaux sérieux et un armement bien approvisionné, se reliaient déjà par des colonnes mobiles fort redoutées ; le commerce reprenait, quand cette étincelle partie du nord vint mettre le feu à la province. Il n’y avait pas de temps à perdre, si on voulait arracher à l’ennemi les pièces capturées. Par bonheur, les chemins étaient encore pleins de vase, les pièces étaient de gros calibre, et vingt-cinq lieues séparaient San-Carlos de Ximenès. Sans plus tarder, les deux escadrons de contre-guérillas se mirent en route, n’emportant qu’un jour de vivres.

L’officier le plus élevé en grade, M. Isabey, reçut le commandement de l’expédition. Par un temps frais, on a vite franchi le parcours de Guemès. On n’aperçut que les loups des prairies rongeant encore sur la lisière de la forêt les squelettes de nos chevaux, tombés morts au retour de San-Fernando. A l’entrée du village de Guemès, l’alcade, personnage au regard faux, nous révéla mystérieusement qu’un avant-poste ennemi venait de s’enfuir devant nous, que attendez, avec le gros de sa troupe, avait bivouaqué la dernière nuit à l’hacienda de San-Juan, trois lieues plus loin, couvrant ainsi de sa personne ses guérillas occupés à entraîner à San-Carlos les deux pièces de bronze. On demanda un guide à l’alcade, qui paraissait peu disposé à nous servir. Sur sa réponse qu’il était impossible de s’en procurer un seul, on l’engagea poliment à enfourcher sa mule, et, pour éviter de le compromettre, on l’entoura d’un rideau de cavaliers. Pendant qu’un des deux escadrons courait sur la route de Padilla, l’autre fit un écart de trois lieues sur la gauche et se dirigea sans bruit à travers bois sur l’hacienda de San-Juan. On était à mi-chemin : pour obtenir des renseignemens précis sur le nombre et la position de l’ennemi, un des nôtres, le jeune Dumont, toujours prêt à se dévouer, se proposa pour pousser seul en avant. Vêtu d’un costume de cuir, il se déguisa en vaquero, et, monté sur un cheval sauvage, il partit au galop, certain d’avance, s’il était fait prisonnier, de périr martyrisé, car Mendez est implacable[8]. Une demi-heure, longue aux camarades qui attendaient son retour, s’était écoulée quand il apparut enfin sur sa monture blanchissante d’écume. L’alcade avait menti par peur, car Mendez n’avait pas encore paru à San-Juan. Les peones étaient au travail ; mais sur l’autre rive de la Corona circulaient quelques avanzadas. La vue de nos vestes rouges encore inconnues dans ces parages causa grand émoi dans l’habitation, car les Indiens sont tellement habitués à voir des bandes de toute couleur, que le nom de Français n’avait pour eux que la signification commune, c’est-à-dire la menace de corvées et de réquisitions qu’entraînent toujours les partis à leur suite. Aussi, à peine notre arrivée eut-elle été signalée du haut du mirador de l’hacienda que tous les peones s’enfuirent avec le majordome à travers les hautes cannes à sucre dont San-Juan est entouré. Cette hacienda, dont La Serna est propriétaire, offre de splendides cultures ; mais le sol, d’une rare fertilité, y est malsain pour les nombreuses familles attachées à l’exploitation malgré le comfortable ; aménagement de leurs cases : les fièvres y naissent des mille irrigations qui baignent les plantations et du voisinage de la Corona, marécageuse dans cette partie basse. La maison principale, qui domine les écuries et les bâtimens pourvus des nombreux outillages nécessaires à une agriculture déjà avancée, a vraiment l’air seigneurial. Au bord du fleuve, la construction d’un beau moulin à sucre, sur le modèle des moulins de La Havane, ces types du genre, est restée inachevée. C’est dommage, car sans la guerre civile ce petit coin de la province serait florissant. Les communs de l’hacienda renfermaient sous leurs hangars onze magnifiques étalons de toute robe, croisés d’arabe et d’américain, et trois élégantes voitures importées de La Havane à grands frais. San-Juan est la plus belle exploitation du Tamaulipas, et ses produits agricoles et chevalins prouvent que, si les bras venaient à y abonder, la terre ne se montrerait pas ingrate.

Le majordome, un peu rassuré, avait reparu : il s’était cru un instant envahi par les gens de Mendez, dont il connaissait trop les procédés pour ne pas prendre la fuite. Cet administrateur, aussi intelligent que laborieux, était dévoué à La Serna, et sa responsabilité était lourde, car l’hacienda de San-Juan égalait en importance, par le chiffre de la population, une petite ville du Tamaulipas. Un vieux secrétaire du majordome, un escribano, lui servait de second. A tous ces détails, cet escribano ajoutait les informations qui nous intéressaient le plus. Mendez était campé sur l’autre rive de la Corona, prêt à se jeter dans n’importe quelle direction, car San-Juan est le carrefour de toutes les routes qui mènent aux quatre coins du Tamaulipas : au nord San-Carlos, à l’est Padilla et Ximenès, au sud Croy, et à l’ouest Guemès et Vittoria. Le majordome redoutait pour la nuit suivante, disait-il, une sérieuse attaque ; aussi comptait-il se jeter avec sa nombreuse famille dans le monte dès notre départ, qui s’annonçait déjà. D’après les derniers renseignemens, Mendez devait avoir pris position entre San-Juan et Padilla. C’était justement le chemin que nous allions parcourir pour rejoindre l’autre escadron dans la ville de Padilla, où était le rendez-vous.

Après une heure consacrée au repas des hommes et des chevaux, on se mit en route par une nuit brumeuse, coupant en pleine forêt à la suite de deux guides sûrs, des peones de San-Juan. Ce fut une marche de dix heures à travers huit lieues de marais boisés et sur une terre encore noyée par les dernières pluies. Parfois on s’arrêtait pour prêter l’oreille et laisser le temps à l’arrière-garde de rejoindre la colonne, surtout au passage des barrancas, fréquentes dans ces parages ; on était couvert de boue et harcelé de maringouins. Vers deux heures du matin, la moitié de l’escadron s’égara malgré toutes les précautions prises. La nuit était si noire que presque tous les contre-guérillas avaient la tête ensanglantée par les branches qui leur fouettaient le visage et les oreilles. On dut s’arrêter court, appeler et écouter longtemps ; personne ne répondit. Malgré le voisinage présumé de l’ennemi, il fallut se décider à faire sonner les trompettes. Rien ne produit une longue et douloureuse sensation comme ces notes graves et plaintives lancées de nuit dans l’espace au milieu du silence, surtout lorsqu’elles appellent des compagnons quelquefois perdus pour toujours. L’anxiété fut grande ; enfin après vingt longues minutes les égarés ralliaient nos rangs. L’appel fait, on marcha encore trois heures. Au lever du soleil, nous entrions à Padilla, où l’autre escadron nous attendait pour se mettre à la poursuite des pièces d’artillerie. Vers midi, une fois le gué du Rio-Purificacion traversé, on eut à franchir le Pilon, toujours gros et emporté dans son cours. Sous le choc d’une pièce de bois courant à la dérive, un de nos canots chavira, et dix cavaliers disparurent bottés et armés au milieu du gouffre. Un instant on vit cette grappe d’hommes suspendue au faible cordage d’attache, qui finit par céder sous tant d’efforts désespérés. En un clin d’œil, les bons nageurs de la contre-guérilla s’élancèrent au secours des naufragés. Huit seulement purent être sauvés ; un Arabe et un Français, tous deux vieux soldats de Crimée et d’Italie, furent entraînés ; trois ou quatre fois apparut une tête suppliante, puis le tourbillon se referma. Chacun de nous s’en alla le cœur serré, quittant les chemins battus, jusqu’à la Partadero, rancho solitaire dans la direction de la route de Ximenés à San-Carlos, la petite ville vers laquelle roulaient les canons. En trente-six heures, on avait parcouru trente et une lieues. La chute du jour était proche ; à peine le café versé, chaque cavalier se laissa tomber de fatigue sur le sol, confiant dans la vigilance des petits postes. Vers onze heures, dès que la lune éclaira les sentiers, on recommença la poursuite en pleine forêt vierge. Un guérilla lancé à toute bride se jeta brusquement dans notre avant-garde. C’était un émissaire de Mendez qui retournait à lui après s’être assuré que les canons s’avançaient sans encombre vers San-Carlos. On le retint prisonnier, sans obtenir de lui aucun éclaircissement. Aux premières lueurs de l’aube, nous débouchions sur la grande route ; les empreintes de roues tracées sur le sol dataient de la veille. On partit au galop, et à un détour du chemin on tombait sur le rancho de la Garita. Sous les arcades du péristyle étaient couchés bien endormis, les armes sous la main, onze bandits, avant d’avoir pu se défendre, ils étaient saisis. A 500 mètres plus loin, au bas d’une côte, les canons reposaient sur des chars embourbés dans un ruisseau. Un fort parti de cavaliers les entourait ; mais, stupéfaits d’apercevoir les vestes rouges à pareille heure, ils s’enfuirent dans la direction de San-Carlos à bride abattue. Les prisonniers étaient vraiment hideux dans leur accoutrement. Les cheveux et la barbe incultes, des chemises garnies de dentelles déchirées et souillées, des vêtemens moitié bourgeois, moitié militaires, salis par la débauche, des ceintures enrichies de broderies d’or et d’argent, les mains encore tachées de sang, tout accusait en eux les meurtriers des victimes de Ximenès. Lorsque leurs noms eurent été inscrits et que l’interrogatoire : eut été achevé, ils se placèrent sur un rang où ils attendirent bravement la mort. Grâce fut faite à un seul qui demanda la parole au moment suprême. C’était un peon enlevé de force par les guérillas et qui avait été contraint de les suivre. Renseignemens pris auprès des conducteurs de voitures que nous reconnûmes, on lui pardonna, et plus tard, à Vittoria, il fut élevé au grade de jardinier sur un petit coin de terre réservé où se semaient les légumes destinés à la nourriture des malades de la contre-guérilla. Dix cadavres tombèrent et restèrent sans sépulture ; les pièces étaient reprises, les chevaux des condamnés remplacèrent nos montures les plus épuisées, et le soir même San-Carlos, au pied duquel nous allions bivouaquer, apprenait par ses fuyards le sort de ses partisans.

Dans la nuit, le colonel Du Pin nous avisait qu’il était sorti lui-même avec de l’infanterie pour couvrir Guemès, que Mendez menaçait de San-Juan, où il avait pénétré. Le lendemain, nos escadrons couchaient à l’hacienda de San-Juan, où ne restaient que des familles éplorées. La veille au matin, Mendez, à la tête d’une partie de sa guérilla, avait fait irruption, et au moment même où les siens tombaient à trente lieues de là, il pendait le majordome, le vieil escribano et nos deux guides. Chevaux et voitures avaient disparu ; de plus quarante Indiens peones, pris au lasso, avaient été emmenés comme recrues. C’était là le premier avertissement donné par le général Carbajal à son cousin La Serna, qui, penchant encore entre la cause juariste et le régime impérial, finit par accepter la présidence de la grande junta convoquée à Vittoria pour le 15 novembre 1864 ; cette junta devait réunir tous les notables du Tamaulipas, appelés à discuter les intérêts de leur état. Le 3 novembre, le capitaine Isabey, après avoir si bien réussi, ramenait les escadrons à Vittoria ; la cavalerie avait ainsi parcouru soixante-sept lieues en quatre nuits et quatre jours. Cette course donner une idée des services que peut rendre le cheval du Tamaulipas.


V

Les nouvelles qui suivirent ces événemens furent très fâcheuses. Les deux officiers de la contre-guérilla française retenus à Tampico par les besoins du service avaient succombé au vomito, 87soldats faisant partie de nos 300 Africains récemment débarqués, en quelques jours d’épidémie, avaient été aussi enlevés par le fléau, qui décimait plus encore la population indigène. Le reste du détachement avait été mis aussitôt en marche sur Vittoria. Malgré ces mesures, le chemin fut semé de morts. Pour redonner du courage aux survivans frappés de terreur à la vue de ce mal aussi étrange que rapide, la contre-guérilla leur expédia en toute hâte des secours et des médicamens. Là où leurs aînés avaient passé au milieu de chaleurs caniculaires avec des pertes minimes, les nouveau-venus s’affaissaient presque foudroyés, et il n’en arriva que 117 à Vittoria. L’insurrection en même temps faisait des progrès. Les villes de Croy, de Padilla, s’étaient soulevées à la voix d’un ancien commandant de Cortina, Ingenio Abalos. Ce nouveau rebelle avait déjà coupé les communications de Sotto-Marina et de Tancasnequi, tandis que Mendez interceptait celles de Monterey et de San-Fernando. Le but évident de cette levée de boucliers était d’empêcher tous les notables de la province d’arriver à la junta de Vittoria. Pour réussir, Garbajal, par l’organe de Mendez, n’avait pas craint de prêcher cette fois la guerre sociale, devant laquelle il avait reculé jusqu’au moment où il avait compris que l’ouverture de la junta allait consacrer l’union des grands propriétaires, désireux de resserrer leurs liens, et que l’insurrection perdait ses meilleures chances d’avenir. Ses espérances furent dépassées. Ce que le gouvernement eût dû tenter avec sagesse et promptitude, l’émancipation des Indiens, ses ennemis l’entreprenaient, mais sans imposer aucun frein aux convoitises et aux haines déchaînées. Tous les Indiens, qui formaient le seul élément sérieux de reconstitution mexicaine, se levèrent en masse contre leurs hacenderos en réclamant le partage des terres. Tous les petits pueblos prirent les armes, les maisons restèrent désertes, et les bois s’emplissant de rebelles, les canons de fusil bordèrent les haies des sentiers.

Le 8 novembre 1864, un vaquero, venu de Sotto-Marina à franc étrier, entrait à la maison de commandement de Vittoria. Jesus La Serna faisait savoir que ni les notables du district du centre ni lui-même ne pourraient se rendre à la prochaine junta du 15 novembre ; leur tête avait été mise à prix, s’ils bougeaient, et malgré toute leur résolution ils ne pouvaient, disaient les notables, songer à se mettre en route sans force armée au moment où tous les chemins étaient barrés par les bandes de Mendez, grossies à vue d’œil. La défection, même non calculée, de La Serna, qui comptait un puissant parti et qui seul pouvait contre-balancer l’influence de son parent Garbajal, avait une trop grande portée pour que l’autorité française ne voulût pas lui ôter tout prétexte d’abstention ; d’ailleurs l’intérêt du pays exigeait qu’on cherchât à compromettre La Serna de façon qu’il ne pût désormais reculer. Les deux escadrons de la contre-guérilla se remirent en route pour Sotto-Marina, l’un à gauche par le chemin de Padilla, l’autre à droite par celui de Croy, balayant ces deux parcours pour se donner la main au rancho de la Puerta. Guemès et Padilla étaient vides ; Croy était en pleine insurrection, et toutes les cases en étaient abandonnées. La maison des rentes publiques avait même été démolie et pillée par le chef Ingenio Abalos. L’alcade récemment installé, fait prisonnier par les guérillas, avait pu s’échapper dans la broussaille, où il avait été poursuivi à coups de fusil. On dut bien se garder pendant la nuit passée à Croy. Un guérilla de mine repoussante fut fait prisonnier. Résigné d’avance au sort qui l’attendait, il s’accroupit auprès du feu du bivouac, et pendant que le chef de contre-guérillas, assisté de l’alcade de Croy, qui nous avait ralliés, et d’une cour martiale, lui faisait subir un dernier interrogatoire, le Mexicain lui demanda cavalièrement une cigarette. Sur son propre aveu, il fut reconnu coupable d’espionnage et de rapines. Le cœur se serrait de voir à la lueur rougeâtre du foyer ce bandit, intelligent d’ailleurs, assis tranquillement et savourant cette dernière fumée de tabac. Quand il eut achevé sa cigarette, toujours impassible, il se leva en proférant le mot sacramentel : A la disposicion de Vd, señor (à votre disposition) ; c’est ainsi qu’il s’en alla dans l’autre monde. L’alcade nous apprit à son tour qu’une femme galante, la maîtresse d’Ingenio Abalos, connue sous le nom de Pepita, partageait ses loisirs entre les Français à Vittoria et les chefs de guérillas à Croy, où elle avait sa demeure, que sa maison était le rendez-vous des orgies et des conciliabules où elle nous trahissait, que le soir même, une heure avant notre apparition à Croy, elle y était entrée à l’improviste, éventant notre marche près de la bande réunie dans une partie de monte. Il ajoutait que les guérillas, après s’être concertés devant elle à voix basse, s’étaient lancés en toute hâte sur la route de la Puerta, où nous devions passer de nuit, pour nous y dresser une forte embuscade.

Après perquisitions faites, la charmante espionne fut trouvée cachée sous un tonneau, au fond d’un faux grenier de sa maison. Le sol de la case était encore jonché de cartes, de verres et de robes fanées. La Mexicaine refusa, malgré nos prières, de donner des renseignemens sur la nature et la position de l’embuscade. Alors une corde à nœud coulant fut attachée à la poutre du toit, une montre fut placée en évidence sur la table, et la prisonnière fut prévenue que, si elle n’avait pas parlé au bout de cinq minutes, elle allait être pendue : elle resta muette. De temps à autre, prête à s’élancer comme une panthère, les yeux fixes et ardens, elle observait les revolvers passés à la ceinture des Français ; la cinquième minute était expirée que la femme n’avait pas encore rompu le silence. La corde s’abaissa lentement et fit tressaillir le cou de Pepita. La menace avait réussi : elle fit des aveux complets.

On partit de Croy. L’alcade, craignant ses concitoyens, voulut nous suivre ; Pepita, gardée par deux contre-guérillas, marchait en tête comme une fière amazone. Pas un coup de feu ne partit de la forêt, et un des guérillas, tombé plus tard entre nos mains, avoua que la bande de Croy, à la vue de la favorite du chef Abalos devenue notre prisonnière, s’était blottie dans le lit d’une barranca sans oser nous attaquer. Le lendemain, sur tout notre parcours nous entendîmes les mugissemens des taureaux sauvages ; mais nous savions qu’Ingenio Abalos avait le talent d’imiter parfaitement les mugissemens de ces animaux ; il comptait ainsi nous inspirer de la confiance, puisque d’ordinaire les bandes de bétail s’enfuient à la vue de l’homme. A une heure convenue, les deux escadrons se rejoignirent au précipice de la Puerta, et attendirent vingt-quatre heures au rancho voisin les notables de Sotto-Marina, qui nous avaient avertis de leur départ. Toutes les chambres du rancho étaient semées de poudre ; l’ennemi venait de les évacuer. Le soir, La Serna, suivi d’un nombreux cortège, nous donnait la main.

Le 15 novembre 1864 au matin, les coups de canon prescrits par le cérémonial faisaient retentir la grande place de Vittoria. La junta entrait en séance dans la salle de l’ayuntamiento. L’assistance était nombreuse ; La Serna fut acclamé président. Tampico, comme ville importante, accepte mal la suprématie de Vittoria, sa capitale en décadence. Aussi son préfet politique, Apollinar Marquez, déjà hostile à l’intervention française[9], refusa-t-il de déférer à l’invitation qu’il avait reçue et usa-t-il de mille stratagèmes, sans réussir entièrement, pour arrêter le départ des notables du district du sud. D’un autre côté, deux des villes les plus éloignées du Tamaulipas dans la direction du nord, Hidalgo et Villagran, menacées qu’elles étaient par San-Carlos, n’avaient pu répondre à l’appel du gouvernement. Cela était d’autant plus regrettable que dans leur rayon est englobée la zone la plus riche de l’état de Tamaulipas.

Pendant que la contre-guérilla battait la campagne pour ouvrir les chemins aux Indiens amenant leurs produits à Vittoria et défendre la ville contre les incursions de plus en plus hardies des guérillas, une nouvelle colonne expéditionnaire, composée de cavaliers et de fantassins, fut chargée d’aller chercher les notables à Hidalgo et à Villagran, sur la demande de La Serna, désireux de rallier tous les centres de la province en un seul faisceau et d’or ganiser les gardes rurales. On tenta encore de former une gendarmerie ; douze Indiens, robustes et braves cavaliers, en furent le premier noyau. Le lendemain, on trouvait le sous-officier de cette troupe pendu à une lieue de la ville. Les nouveaux engagés ne se découragèrent pas, et même deux d’entre eux partirent comme guides de la colonne envoyée dans un pays nouveau dont ils connaissaient toutes les localités.

La route qui conduit à Hidalgo, et qui pendant une vingtaine de lieues court le long des dernières pentes des montagnes, est parsemée d’haciendas fertiles où abondent le tabac, le maïs, la canne à sucre et les oranges. C’est la meilleure route du Tamaulipas et la plus fréquentée. Presque à la sortie de Vittoria, un premier coup de feu nous fit dresser l’oreille. A la hauteur de l’hacienda de Caballeros, notre avant-garde se heurta la tête dans les jambes d’un pendu ; c’était un pauvre cordonnier de Vittoria, nommé Serapio Ernandez, parti la veille en courrier de la junta expédié à Hidalgo. La clairière était pleine de feux encore fumans et de débris de bestiaux fraîchement tués. Ce tableau était sinistre. On atteignit bientôt l’arroyo de la Palmita, torrent desséché, au lit encaissé, dont les bords étaient hérissés de lianes et de ronces. A peine engagés dans la pente, un nuage de fumée enveloppa tout à coup les partisans français ; mais, comme on ne marchait qu’avec méfiance, chacun fut vite couché sous la décharge de l’embuscade, qui passa comme un ouragan par-dessus les têtes ; puis on se releva. Pas un ennemi n’était visible. Alors fantassins à la baïonnette et cavaliers le sabre nu s’engouffrèrent sous les halliers ; presque aussitôt on entendit des cris étouffés. Dix minutes après, la contre-guérilla était ralliée ; on essuya sur l’herbe les lames rougeâtres, et malgré les insultes des bandits galopant dans tous les sens nos tirailleurs et nos flanqueurs éclairèrent le pays, le doigt sur la détente de la carabine, ripostant de temps à autre. Le soir, on coucha au bord d’une rivière dont le clapotement troubla seul le silence de la nuit. Ce même jour, un peloton de contre-guérillas, envoyé au secours de l’alcade de Guemès, fut moins heureux ; après avoir sauvé l’alcade, nos camarades furent chaudement reconduits par une guérilla supérieure en nombre et grossie des habitans du village, et l’officier français rentrait à Vittoria les deux cuisses traversées d’un coup de feu.

La première étape que nous avions parcourue sur la route d’Hidalgo ne comptait pas moins de dix lieues. Le lendemain de bonne heure, tiraillés sans cesse par des avanzadas toujours invisibles, nous traversions la Corona. Moitié des fantassins montèrent en croupe des cavaliers ; mais les autres, moins bien servis, furent condamnés à un bain de jambes glacial, car le vent du nord avait soufflé toute la nuit, et au moment du lever du soleil, heure à laquelle le froid est toujours le plus intense, le thermomètre était descendu à dix degrés au-dessous du zéro : à midi, le jour même, il atteignit trente-six degrés de chaleur. La rive opposée de la Corona était couronnée par une hacienda qui a été une résidence princière. En avant de ses deux ailes, deux villages, habités par les serviteurs de l’habitation, s’échelonnent sur la pente. En arrière des bâtimens, d’immenses plantations d’orangers produisent par an, en temps d’exportation facile, de 6 à 7,000 piastres. C’est aujourd’hui le domaine du général La Garza, l’ancien gouverneur qui s’est rallié à nous, et qui, pour ménager la situation, s’est rendu à Mexico, confiant ses biens à son frère cadet Bautista La Garza. Ce dernier, qui s’était tenu à l’écart de la junta, déguisa mal son antipathie pour les Français pendant la courte halte qu’ils firent à cette hacienda de Santa-Engracias. Nous apprîmes aussi que Meniez avait passé la soirée et la nuit précédentes en compagnie du jeune La Garza après son embuscade infructueuse de la Palmita, que sa troupe s’était ravitaillée dans les magasins de Santa-Engracias, et que Meridez, après avoir pompeusement annoncé l’intention de nous attendre et de nous détruire dans cette position, avait décampé le matin à notre approche et s’était rejeté en arrière vers Hidalgo.

A la sortie des plantations de Santa-Engracias, le pays est accidenté : ce n’est plus ni la terre chaude ni la plaine, ce n’est pas encore la montagne. C’est une succession de bosquets favorables aux embuscades. Aussi notre avant-garde se glissait silencieuse, fouillant du regard tous les recoins du bois, tenant toujours à distance l’ennemi qui battait en retraite. Au détour d’une vereda, elle surprit un brigand armé, qui se cacha sous un faux nom, mais qui fut vite reconnu par un de nos guides comme le célèbre. Galindo, le plus fameux bandit de tout le Tamaulipas, et passé par les armes. Un peu plus loin, Un vrai gentleman, lancé au galop, à qui sans doute Galindo servait d’éclaireur, se croisa au sommet d’un mamelon avec nos avancées. Il avait fort bonne mine et parlait français. Il déclara être Rafaël de La Garza, frère aîné du général. Sa présence dans ces parages était fort suspecte, car malgré le décret il était armé de revolvers, marchait sans passeport, et ne s’était encore présenté à aucune autorité. Il voyageait seul, à son aise, sans peur des guérillas, et de plus il sortait de l’hacienda voisine, Santa-Maria, domaine de M. Ortiz, son beau-frère, où l’ennemi avait aussi campé la dernière nuit. Cependant il donna sa parole qu’il était étranger aux bandes et qu’il se présenterait avant cinq jours au colonel Du Pin ; il réclama même une lettre d’introduction. On lui remit une lettre confidentielle bien fermée, et, malgré de justes soupçons inspirés par son ancien grade de colonel juariste, on le relâcha.

A la tombée du jour, on finit par découvrir, à l’extrémité d’immenses cultures de maïs, l’hacienda de Santa-Maria. La cour intérieure était encore pleine de litière fraîche ; une trentaine de guérillas avaient en effet campé sous les fenêtres de M. Ortiz, qui, pour éviter nos questions, prétexta une maladie et resta couché toute la soirée. Nos deux gendarmes, en faisant causer les nombreux peones de Santa-Maria, apprirent bientôt qu’un nouveau parti de cavaliers levés la veille dans la ville d’Hidalgo avait passé là pour se réunir à Mendez, dont le rancho, appelé Enchillado, est perché sur la rive gauche de la Corona, en face de Santa-Maria. En fouillant Enchillado, nos éclaireurs s’emparèrent d’un Indien qui déclara courageusement que depuis vingt ans il était le serviteur de Mendez. Le prisonnier dut sa liberté à la franchise qu’il montrait dans ce moment suprême. Mendez répondit à cet acte de générosité par un bando qui ordonnait à tous de faire le vide devant les Français sous peine de pendaison. En effet, plus nous avancions, plus la solitude était menaçante ; elle n’était troublée que par les coups de fusil échangés entre nous et les vedettes éventées par les chiens galopant nuit et jour en tête de notre colonne. Pourtant la route d’Hidalgo est semée de ranchos et d’haciendas.

La ville d’Hidalgo, moitié moins grande que Vittoria, avait été évacuée à la hâte dès l’apparition du bando. Toute la population, chargée de ses effets les plus précieux, avait gagné les bois. Les maisons étaient désertes ; partout on trouvait des traces de cartouches récemment fabriquées. Au coin de la place principale, près de l’église où la contre-guérilla débouchait au pas de course, en travers et sur le seuil de l’unique porte ouverte, était étendu un large pavillon américain. Derrière le pavillon, un homme pâle, les bras croisés, de haute stature, la tête découverte, attendait immobile. Pressées à ses côtés, pleuraient de terreur sa femme et ses deux filles. C’était un consul américain, M. Daniel Hastings. Après un échange de cordiales paroles, le consul déclara en secret à l’officier français que Mendez en personne lui avait dit la veille qu’il voulait attirer les contre-guérillas à Hidalgo, leur couper les communications, et les attaquer à outrance au moment de leur retour avec des forces bien supérieures. Mendez connaissait exactement le chiffre de notre effectif, qu’il avait fait compter. Tous les notables d’Hidalgo s’étaient enfuis à Villagran ; la mission dont nous étions chargés ne pouvait donc se terminer que douze lieues plus loin, à Villagran même.

En quittant Hidalgo, on parcourt un terrain toujours varié : on passe d’une forêt vierge à une vallée presque nue, partagée par un fleuve qui serait couvert d’usines, si les Américains s’établissaient sur ses rives ; plus loin, c’est une petite chaîne de collines aux rudes descentes, aux pentes ravinées. En face, l’horizon est barré par une ligne de hauts mamelons : c’est au pied de ces collines, sur le bord d’une rivière encaissée et rocailleuse, qu’est bâti Villagran. Du sommet de la pente escarpée que descendaient les contre-guérillas, la ville se découvrit tout entière. Elle nous parut charmante au premier aspect, mais soudain, sur la grande place, on vit miroiter aux reflets du soleil des canons de fusil ; puis les armes s’entremêlèrent et se dispersèrent dans un tourbillon de poussière que le vent emporta rapidement sur la route latérale de San-Carlos. C’était le contingent de Villagran, une cinquantaine de cavaliers appelés sous la bannière de Mendez ; à leur tête marchait, nous dit-on, le lieutenant-colonel Perfecto Gonzalès, l’homme du Texas et le recruteur d’Américains ; le revolver sur la gorge des habitans, il venait d’extorquer toutes les piastres et les armes de la ville.

Les notables de Villagran, réunis à ceux d’Hidalgo, s’étaient prudemment réfugiés dans la ville de Linarès, cité importante du Nuevo-Leon et distante d’une quinzaine de lieues. Un brave arriero qui nous accompagnait depuis quatre jours s’offrit, malgré le péril, pour porter un message au préfet politique de Linarès, où vivait sa propre famille. Le lendemain même, le chef des contre-guérillas recevait un pli du préfet politique, Guillermo Morales, qui annonçait le retour de plusieurs des notables confîans en notre protection, et qui, sur le récit des attaques répétées de la bande de Mendez, toujours grossissante, récit que lui avait fait l’arriero, nous offrait l’appui de la moitié de ses forces. En pareil temps, de la part du préfet mexicain, pareille offre, qui fut du reste refusée, était un véritable acte de bravoure. On passa vingt-quatre heures à Villagran ; c’est une vieille cité provinciale, pleine d’animation, digne de la curiosité du touriste. La population, qui s’élève à près de 3,000 âmes, est énergique et industrieuse ; elle se ressent déjà du voisinage de la frontière ; malgré la terreur qu’y faisait régner depuis quatre jours la bande de Perfecto Gonzalès, tous les habitans étaient au travail. Villagran a de l’avenir, car c’est le rond-point où viennent se croiser les routes de Matamoros, de Monterey, de San-Luis et de Tampico ; mais il lui manque des forces régulières pour la protéger.

Prévenue que neuf des notables étaient sortis de Linarès pour la rallier, la troupe française se porta à leur rencontre jusqu’au Pilon. Le Pilon sert de limite à l’état de Tamaulipas, qu’il sépare du Nuevo-Leon ; ce torrent de funeste mémoire n’est encore qu’un ruisseau s’échappant de la montagne et entouré de fermes. Les notables, qui avaient déjà couru plusieurs dangers, ne cachèrent pas leur satisfaction à la rencontre, des colorados, et tout le cortège reprit la direction de Vittoria en gagnant la traverse. Nous avions trente-sept lieues à franchir. Dès la première halte, à peine étendus sur l’herbe pour déjeuner, nous fûmes troublés par une avalanche de coups de fusil ; mais deux guérillas tombés avec leurs chevaux dans une de nos embuscades payèrent pour leurs camarades. Le soir, on découvrit par hasard un rancho perdu au fond des bois et perché sur un petit mamelon dénudé. La position était bonne pour la nuit, et en pénétrant dans les cases on trouva quatre jeunes Mexicaines aussi élégantes sous la mantille que séduisantes de taille et de visage. C’était la retraite des quatre maîtresses des chefs républicains d’Hidalgo et de Villagran. La villa d’été, quoique bien meublée, avait misérable apparence ; mais les Mexicains l’avaient choisie comme étant très sûre. Par galanterie française, à la porte des belles recluses fut posté un factionnaire chargé d’éloigner les curieux de tous grades. Les pauvres femmes tremblaient fort ; mais peu à peu, tout en conservant leur fierté nationale, la curiosité les porta à venir partager le frugal repas des officiers. L’une d’elles, la favorite du chef Rafael Corda d’Hidalgo, pendant que le babil de ses compagnes étouffait le bruit de ses confidences, se rapprocha de mon oreille et me dit vivement à voix basse : « Vous êtes perdus ; un cercle de guérillas vous enserre. J’ai peine à vous voir mourir, car les Français valent mieux que leur réputation. Depuis votre départ de Vittoria, vous avez adressé au colonel Du Pin neuf courriers. Un seul a pu traverser les lignes : vous trouverez huit cadavres se balançant aux arbres du chemin ; prenez garde, car toutes les veredas sont gardées et pleines d’embuscades. » Et pour preuves la jeune femme cita plusieurs passages des lettres confidentielles interceptées, dont un entre autres n’était pas flatteur pour le caractère de son amant. La nuit était venue avec un épais brouillard ; aucun feu ne trahissait le bivouac, chacun s’endormit la main sur son arme. Vers deux heures du matin, deux qui-vive furent poussés par nos sentinelles : il y fut répondu par le majordome du rancho et un négociant de Burgos, ville voisine du Texas. Ce voyageur, malade et fatigué, demandait à se coucher dans une des cases. Le majordome interrogé déclara que son compagnon, rencontré en route, lui était resté inconnu. L’étranger fut fouillé ; il était armé de revolvers, et dans la garniture intérieure de son sombrero on trouva plié son brevet de lieutenant-colonel juariste au milieu de proclamations terroristes appelant les Indiens au massacre des Français et des traîtres. C’était Perfecto Gonzalès lui-même, le pillard de Villagran, car, malgré sa barbe fraîchement coupée, les citoyens de Villagran, dépouillés par ses mains, l’avaient reconnu. Gonzalès finit par avouer qu’il était venu en espion, qu’il allait rejoindre Mendez, et que, surpris par le brouillard, il était tombé dans nos avant-postes, dont il ne soupçonnait pas le voisinage. A l’annonce du sort réservé aux espions, le désespoir s’empara du prisonnier ; supplications, menaces, promesses de rançon s’échappaient de ses lèvres : cela était triste à voir, et il mourut mal. Ce fut le premier et le seul Mexicain que nous rencontrâmes lâche à l’heure suprême.

Depuis trois jours, telle était la terreur inspirée par Mendez, que nous n’avions pu, même au prix de dix onces d’or (800 fr.), trouver un courrier de bonne volonté. Aussi, le colonel Du Pin restant sans nouvelles de la troupe partie pour Villagran, des bruits alarmans n’avaient pas tardé à circuler à Vittoria. On savait d’abord que toutes les guérillas de Croy, de Guemès et des environs s’étaient dirigées sur Hidalgo. Toutes ces forces avaient donc dû se grouper autour de Mendez. Pressé par l’inquiétude, le colonel Du Pin partit à marches forcées à la tête d’une seconde colonne pour dégager ses contre-guérillas. Tous les notables, par l’organe de leur président La Serna, demandèrent à s’armer et à courir sus à l’ennemi commun.

Ce premier réveil d’énergie civique, cette démonstration spontanée des hacenderos devait produire un bon effet sur les esprits des Indiens égarés, car les peones de La Serna étaient seuls restés fidèles à leur maître. Aussi Mendez, prévenu du mouvement de Vittoria et ne se sentant plus en sûreté entre deux feux, renonça bien vite à la poursuite annoncée par la maîtresse de Rafael Cerda et rebroussa chemin jusqu’à l’hacienda de Santa-Maria, que M. Ortiz avait évacuée. Tous les peones de l’hacienda, enrôlés de force, durent construire sous les yeux de Mendez des barricades et des retranchemens autour des bâtimens. Ces préparatifs de résistance furent brusquement interrompus par l’apparition inattendue de la dernière colonne sortie de Vittoria. Le colonel Du Pin, venu à travers bois, déboucha par Enchillado en face de Santa-Maria. Mendez fut aperçu au balcon de l’hacienda. Un escadron précédé des notables fat lancé à la charge ; malgré les eaux de la Corona et les décharges des défenseurs, l’élan ne fut pas ralenti, et les guérillas, mal abrités derrière des travaux inachevés, furent mis en déroute en perdant plusieurs des leurs. Mendez avait encore disparu. Parmi les membres de la junta, seul l’alcade de Croy reçut une blessure grave : une balle lui avait brisé la hanche. Le lendemain, les deux troupes de la contre-guérilla se retrouvaient et se donnaient la main à Hidalgo. Il était urgent que la grande assemblée de Vittoria, interrompue violemment, reprît son cours, puisque les représentans de toutes les villes du Tamaulipas étaient réunis.

Notre mouvement rétrograde commença donc ; mais, à l’imitation des Arabes, les guérillas, qui se dispersent devant le moindre mouvement offensif, excellent dans l’art de harceler l’ennemi qui se retire. Sur tout le parcours, à travers les arbres, on essuya une série de coups de feu laissés sans réponse, et à chaque pas les buissons s’illuminaient. Nos éclaireurs, se faisant jour à travers les halliers, tenaient parfois les guérillas à distance et parfois les surprenaient d’un coup de baïonnette : on ne pouvait d’ailleurs avancer que lentement à cause du transport des blessés. Un soir, à quinze cents mètres de notre bivouac, les guérillas, se croyant à l’abri, campèrent sur l’autre rive du fleuve dans un grand rancho. Leur bande était forte ; tous les chevaux sellés étaient attachés autour des cuisines allumées en plein vent. A la nuit, nos deux canons rayés furent silencieusement portés à bras et mis en position. Quatre obus lancés coup sur coup et placés comme avec la main éclatèrent en plein dans le cercle, et firent voltiger marmites, bras et jambes. Les chevaux affolés s’échappèrent, et plusieurs vinrent même se joindre à nos montures ; mais le lendemain les guérillas s’empressèrent de prendre une revanche. A la rentrée dans l’hacienda de Santa-Engracias, notre tête de colonne tomba dans une embuscade au passage d’une barranca qui ne pouvait se tourner, et deux de nos contre-guérillas furent grièvement touchés. C’était d’ailleurs sur le territoire des frères La Garza, presque à leur porte : le colonel Rafael La Garza fait prisonnier quinze jours auparavant, malgré sa parole, ne s’était pas présenté aux autorités. Un espion révéla que Mendez avait encore dîné la veille avec les deux frères, qu’il avait passé la nuit chez eux et disposé lui-même l’embuscade qui eût tué plusieurs notables, si les meurtriers embusqués avaient fait preuve d’un plus grand sang-froid. On s’assura de la personne des deux frères : la lettre confiée la semaine précédente à l’honneur de Rafael avait été communiquée à Mendez ; elle fut représentée grossièrement recachetée. Les La Garza furent emmenés prisonniers et internés provisoirement à Vittoria.

Le parcours de Santa-Engracias à Vittoria était funèbre. Une file de cadavres pendus par ordre de Mendez s’agitaient au souffle de la brise ; un soleil ardent avait saisi et desséché ces corps dépouillés de leurs vêtemens. Pendant cette dernière marche, notre avant-garde rencontra au milieu de la route une tombe fraîchement remuée que surmontait une croix décorée de l’inscription : « mort aux assassins français ! » Un des contre-guérillas arracha violemment la croix ; soudain une immense machine infernale fit explosion en ébranlant les échos comme une canonnade, puis la fusillade éclata derrière une barricade élevée au détour du chemin. Les défenseurs de cette barricade étaient déjà tournés par un de nos détachemens lancés à la découverte ; le terrain fut vite déblayé, et le 1er décembre 1864 nous étions de retour à Vittoria, où la junta reprenait ses séances.

Deux bonnes nouvelles nous attendaient à Vittoria. — Pendant que Mendez tenait la campagne, San-Carlos avait été occupé après une courte résistance par les troupes du général Mejia. — La contre-guérilla française recevait l’ordre de rejoindre les forces du maréchal Bazaine, pour prendre part aux opérations contre le paisano (compatriote) de Juarès, son partisan le plus tenace, Porfirio Diaz[10], qui à la tête d’une nouvelle bande organisait la résistance dans la ville d’Oajaca[11]. Nous allions donc quitter le Tamaulipas, traverser la Huasteca, les terres chaudes de Vera-Cruz, le plateau de l’Anahuac et revoir des Français. C’était dire adieu à la mort obscure, à la guerre de broussailles, pour entreprendre un magnifique voyage qui nous promettait les émotions d’un siège et un peu de gloire. Le Tamaulipas et sa capitale devaient être remis à l’armée impérialiste, déclarée assez forte désormais pour défendre le territoire. Malheureusement la brigade du général Mejia n’arriva que tardivement à Vittoria ; il fallut renoncer à toutes nos espérances. Ce dernier mois de décembre 1864 fut encore bien employé par la contre-guérilla, dont la moitié monta jusqu’à San-Luis chercher un convoi de 10 millions d’argent monnayé, portés à dos de mulets, qu’elle escorta sans accident jusqu’à Tampico. Les autres partisans français livrèrent aussi quelques combats heureux aux bandes disséminées et privées de leur dernière retraite par la prise de San-Carlos. Mendez et Carbajal, réduits aux abois, tentèrent contre nous un dernier effort, et ce fut près de l’hacienda de Caballeros qu’eut lieu le dernier choc entre les guérillas et les contre-guérillas.

Le 21 décembre, un de nos convois était sorti le matin de Vittoria ; il devait rapporter le lendemain de l’hacienda de Caballeros un chargement de maïs. Vers midi, nous apprîmes à Vittoria que toutes les guérillas se concentraient à mi-route de Caballeros pour envelopper le convoi à son retour. Un officier, Corse d’origine, nommé Giovanetti, fut envoyé en reconnaissance avec vingt fantassins de la contre-guérilla mexicaine. Vers le soir, une fusillade nourrie éclata au loin, puis tout redevint silencieux ; Giovanetti n’avait pas reparu. Une seconde colonne légère partit de nuit de Vittoria ; sa mission était de marcher à la rencontre des deux premiers détachemens mis en route la veille et de leur prêter appui, si besoin était. Dans ce trajet était un point nommé Hilladero (fourré) : c’est la partie la plus boisée de la forêt, formant une espèce d’entonnoir coupé par un ravin, avec pentes assez rapides à la montée comme à la descente. La route encaissée, large à peine de cinq mètres, était ombragée de futaies entremêlées de buissons épineux. Vers sept heures du matin, les deux troupes de contre-guérillas s’y rencontrèrent. A ce moment même, une effroyable fusillade s’ouvrit sur toute la ligne ; quatre mines fortement chargées de pierres, de madriers et de terre, éclatèrent successivement sous nos pas. Le convoi fut entouré en tête, en queue et sur les deux flancs, au bruit de clairons mexicains sonnant la charge et de cris sauvages sortant des bois. Au-dessus de ma tête, à quinze mètres du sol, au bout d’une branche décharnée d’un cèdre majestueux était pendu par une jambe le cadavre de Giovanetti, nu, criblé de balles et de coups de couteau, le cœur arraché hors de la poitrine ; au-dessous de son visage était attaché son chien. L’attaque devint alors acharnée ; les bœufs, effrayés par les explosions des mines, refusaient de traîner les charrettes à roues massives chargées de maïs. Les contre-guérillas eurent bientôt franchi les barricades et poussèrent trois fois la charge dans les broussailles. Après une heure de lutte, le terrain restait à la contre-guérilla victorieuse, qui ramenait ses morts et ses blessés à Vittoria. L’ennemi avait abandonné sans sépulture plus de cinquante victimes.

Le 7 janvier 1865, la contre-guérilla fit ses adieux à Vittoria après avoir remis la ville, ses canons rayés et son parc de munitions au colonel Balderas, gouverneur provisoire ; puis elle évacua le Tamaulipas sans essuyer un coup de fusil jusqu’à sa rentrée dans Tampico. A peine le départ des Français, dont la nouvelle se propagea comme un éclair dans toute la province, fut-il connu, que la ville de Linarès, pour prix de l’appui qu’elle avait offert à la contre-guérilla, fut mise à feu et à sang par Mendez. Garbajal, se mettant à la même heure à la tête de l’insurrection, leva de nouveau l’étendard républicain.

Le 24 mars 1865, le général Cortina trahissait l’empire ; mais, avant de se prononcer, il avait eu le soin de faciliter la grande levée de boucliers de Garbajal, que le colonel Larumbide à son tour laissait ouvertement échapper au moment où les Français allaient s’emparer de sa personne. Le bandit Mendez s’emparait de Vittoria et des canons rayés qu’y laissait le colonel Balderas, mis en fuite. On peut s’imaginer de quelles représailles la population fut victime. A Tula, la contre-guérilla mexicaine était écrasée, et son colonel, Prieto, n’échappait à ce désastre qu’avec une poignée d’hommes. Seules de tout le Tamaulipas, les villes de Tampico et de Matamo-ros n’étaient pas retombées au pouvoir des libéraux ; Mejia pourtant était assiégé à son tour dans ce dernier port, « Enfin le général Carbajal, après avoir laissé le gouvernement du Tamaulipas à Pan-cho de Léon, soulevé de nouveau, partait pour la frontière à la recherche des Américains[12]. »

Là s’arrête l’histoire de la contre-guérilla en terres chaudes. Depuis son départ de Vittoria, elle a encore eu l’honneur de partager les luttes des régimens français sur un théâtre qui nous est inconnu ; on a pu voir que les partisans s’étaient montrés dignes de leur tâche. Cette page de l’histoire du Tamaulipas contient de curieux enseignemens. L’avenir seul dira si un souverain d’origine étrangère, soutenu par une armée recrutée d’élémens rivaux et étrangers, entouré de ministres étrangers, pourra réunir en un solide faisceau les partis pleins de haines ravivées par la lutte. Au souffle d’un nouveau patriotisme, les Mexicains affirmeront-ils leur patrie, ou bien le Mexique ne sera-t-il vraiment une nation que lorsqu’il aura cessé d’être le Mexique ? Si toutes ces questions intéressent la France, celle de l’évacuation de nos soldats lui importe bien autrement, car s’il a été glorieux de promener notre drapeau des mers du Japon aux rives du Pacifique, l’intérêt de notre pays commande de mettre promptement un terme aux sacrifices prodigués dans une entreprise lointaine, qui sans doute ne devait être de prime abord qu’un hardi coup de main, encouragé par un premier succès remporté en Chine. Dieu veuille que le départ de notre dernier bataillon ne donne pas le signal des représailles, et ne soit pas suivi du massacre de nos compatriotes et des populations compromises par notre politique ! Il serait pénible de songer que de si longs efforts sont restés stériles pour la régénération d’un pays qui a déjà coûté tant d’argent à notre trésor, tant de victimes à notre armée, tant de larmes à la France.


Cte E. DE KERATRY.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. L’état de Nuevo-Leon est très riche en mines d’or, d’argent et de plomb. Au moment de l’expédition, le gouverneur Vidaurri venait de faire des ouvertures au maréchal Bazaine. La conquête du port de Matamoros était d’une grande importance, car non-seulement les revenus des douanes y étaient considérables, mais il assurait aux libéraux des facilités de communication avec l’Amérique qu’il s’agissait de leur enlever.
  3. Cinq mois après, le même colonel Larumbide rentrait cependant à Vittoria à la tête d’une brigade pour remplacer la contre-guérilla. En l’absence du colonel Du Pin, mon ancienneté de grade m’avait appelé au commandement provisoire de la ville, ce qui, en vertu de la convention de Miramar, plaça le colonel Larumbide quelques jours sous mes ordres.
  4. Gros village, voisin de Puebla, où le général Bazaine livra et gagna sur Comonfort, ministre de la guerre, le combat qui entraîna la chute de Puebla.
  5. Les ginetes sont les dompteurs de chevaux sauvages, ces centaures vêtus de cuir des pieds à la tête, qu’on voit traverser les halliers, lancés au galop à la poursuite des manadas.
  6. Les Américains du sud avaient mis à prix la tête de Cortina, qui avait lâchement assassiné quelques mois auparavant un de leurs compatriotes, le secrétaire de Vidaurri, gouverneur du Nuevo-Leon.
  7. M. Aguilar di Marrocho, ancien ministre sous Santa-Anna, qui prononça un éloquent discours en faveur de l’archiduc Maximilien à la junte de Mexico, qui fut député à Miramar pour y porter la couronne, puis ambassadeur du Mexique en 1865 à Rome et aujourd’hui à Madrid, lienciaio d’une haute valeur, et clérical aussi honorable que passionné.
  8. Dans une récente entreprise de ce genre, le sous-lieutenant Dumont est tombé aux mains de l’ennemi et a disparu.
  9. Après la junta, ce fut La Serna qui le remplaça dans ses fonctions de préfet politique. Carbajal fit raser les troupeaux de La Serna, et mit à prix pour 100,000 piastres la tête de son cousin.
  10. Juarès est né à Oajaca comme Diaz.
  11. La prise rapide de cette ville et de tous ses défenseurs, qui eut lieu en janvier 1865, est un des plus beaux titres de gloire du maréchal Bazaine.
  12. Extrait d’une lettre du cousin de Carbajal, La Serna, préfet politique à Tampico.