La Convention (Jaurès)/601 - 650

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pages 551 à 600

La Convention.
La Révolution et les idées politiques
et sociales de l'Europe

pages 601 à 650

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même Empereur ? Jadis les habitants de la moitié du monde ne s’appelaient-ils pas citoyens romains ? Et sera-t-il donc plus difficile à des peuples libres de se rattacher ensemble à des vérités éternelles, qui ont leur fondement dans la nature même de l’homme, qu’il ne l’était à des esclaves d’obéir à un même maître ?

« Autrefois, quand la France était encore sous le fouet de ses despotes et de leurs rusés courtisans, c’était là le modèle sur lequel se formaient tous les cabinets ! Alors les princes et les nobles ne trouvaient rien d’aussi glorieux que de renier leur langue maternelle pour parler détestablement un français détestable. Et maintenant voyez ! Les Français brisèrent leurs chaînes, ils sont libres, et le goût délicat de nos aristocrates zézayants et balbutiants change soudain : le langage de la liberté blesse leur langue ; volontiers ils nous persuaderaient qu’ils sont Allemands, rien qu’Allemands de fond en comble, qu’ils ont honte de la langue française, pour former enfin le vœu que nous n’imitions pas les Français.

« Arrière ces hypocrites et débiles prétextes ! Ce qui est vrai reste vrai, à Mayence comme à Paris, en quelque lieu et en quelque langue qu’il soit dit. C’est d’abord en un point particulier que le bien doit éclater au jour, et de là il se répand ensuite sur toute la terre. C’est un Mayençais qui a inventé l’imprimerie, et pourquoi ne serait-ce point un Français qui inventerait la liberté au dix-huitième siècle ? Concitoyens, prouvez bien haut que le cri d’appel de cette liberté, même en langue allemande, sonne terrible pour des esclaves, annoncez-leur qu’ils doivent apprendre le russe s’ils ne veulent pas entendre et parler une langue d’homme libre. — Que dis-je ? Non, faites tonner à leur oreille que bientôt les mille langues de la terre ne seront plus parlées que par des hommes libres, et que les esclaves, ayant renoncé à la raison, n’auront plus de refuge que dans l’aboiement !

« Comment ? Les folies et les vices de nos voisins, quand ils étaient sous la direction détestable de leurs tyrans, on les imposait à l’Allemand en un zèle d’imitation ridicule et coupable ; on n’avait pas honte d’égarer le peuple par les exemples les plus corrupteurs, et maintenant que nous pouvons tenir de leurs mains la sagesse, la vertu, le bonheur, ou, pour tout dire en deux mots, la liberté et l’égalité, on veut nous mettre en garde contre l’exemple de la France ! Qui ne perce pas à jour ces artifices pitoyables et impuissants de l’aristocratie mourante ! »

Et après avoir ainsi réfuté les sophismes des privilégiés, révélé le secret du pseudo-patriotisme où ils abritaient soudain leur puissance menacée, George Forster, avec un optimisme où il entre évidemment bien du parti pris, et qui recevra sans délai le plus cruel démenti, essaie de rassurer Mayence :

« Regardez autour de vous : vous voyez que la puissante, la menaçante conjuration des despotes contre la liberté a manqué son but.

« Le Brunswickois, avec ses 150 000 mercenaires, n’a pu arriver jusqu’à Chalon, et, abstraction faite de la trahison de Longwy et de Verdun, il n’a pu conquérir une seule place forte. Les étendards victorieux de la République l’ont rejeté hors des frontières ; il a dû fuir devant la famine et la peste, et pendant qu’il essaie de rallier et de mettre en sûreté les débris de ses troupes découragées, l’année de la liberté déborde au delà des frontières : toute la Savoie, Nice, Spire, Worms, Mayence et Francfort tombent presque sans résistance aux mains des Français. Mons ouvre ses portes au vainqueur Dumouriez. Trêves peut à peine attendre l’arrivée du brave Wimpfen, et dans la région montagneuse de l’autre côté du Rhin, les Hessois et les Prussiens fuient devant Custine, citoyen et général, et devant les soldats de la liberté. Toutes les forces autrichiennes dans les Pays-Bas sont sur le point de se dissoudre par la désertion ou de fuir dans le Luxembourg ; les débris des troupes prussiennes doivent choisir entre la retraite en Westphalie ou la famine à Coblentz.

« Quelles espérances peut donc offrir la continuation de la campagne aux ennemis de la liberté ? Toute l’Allemagne est complètement épuisée de subsistances de toutes sortes et des moyens de vie qui sont indispensables à l’entretien de grandes armées. Les caisses de l’Autriche sont vides, et son crédit tombera plus bas qu’il y a un an les assignats de France ; les assignats remontent et le crédit de l’Autriche ne se relèvera jamais. La Prusse, un petit royaume qui n’a été élevé au premier rang que par des opérations de finances et une tension extrême de tous les ressorts, a sacrifié ses meilleures troupes, vidé son trésor, le véritable secret de sa grandeur artificielle, et son roi ne sait ni épargner, ni combattre, ni penser comme son oncle Frédéric ; il a renvoyé les sages serviteurs de Frédéric, et Herzberg, qui pouvait le sauver, est chassé par des visionnaires et par des maîtresses de cour. L’impératrice russe a surtout mis à profit la belle occasion de tromper ses deux rivaux, et pendant qu’ils faisaient leur folle expédition en France, elle mettait toute la Pologne en vasselage ; maintenant ils voient leur faute et ne savent guère comment ils se garderont de cette femme colossale. — La Saxe, la Bavière, le Hanovre observent une sage neutralité, qui est maintenant plus nécessaire que jamais. La Suède, depuis sa guerre avec la Russie, est tombée dans l’impuissance. Le gouvernement monarchique du Danemark cherche sagement à durer en allégeant le fardeau du peuple et en assurant la liberté de la presse ; l’Italie fait signe à ses libérateurs, et l’Espagne est si gravement endettée qu’elle ne peut rien tenter contre la France. Les Anglais libres envoient aux Français libres leur approbation joyeuse. Voilà la situation de l’Europe.

« Il n’y a que la folie furieuse qui puisse, en cet état de choses, conseiller la continuation de la guerre contre la France. À la vérité, on me dira qu’aujourd’hui on ne peut attendre des cabinets que fureur et démence ! Et je reconnais que jusqu’ici leur conduite est en effet une manifestation de délire.

Mais supposé que les cours alliées tendent toutes les forces qui leur restent pour porter de nouveau la guerre sur le Rhin ; supposé que ces armées viennent soutenues de magasins immenses (et je ne sais comment on pourrait les remplir) ; supposé qu’elles amènent la grosse artillerie qu’elles avaient oubliée cette année, où pensez-vous, mes concitoyens, que les Français les attendront ? Ce n’est certes pas sous les murs de Mayence, quand la Franconie et la Souabe sont ouvertes jusqu’aux limites de la Bohême et de l’Autriche.

« La crainte ridicule d’un siège d’hiver, je ne veux même pas la discuter, Elle trahit trop visiblement les pitoyables efforts de nos aristocrates pour alarmer nos concitoyens en exploitant leur ignorance des choses de la guerre. Vous, mes frères, vous riez d’aussi impudentes menaces. Vous savez bien que maintenant, au lieu de lâches aristocrates qui fuient avec tout leur avoir à la première ombre du danger, vous avez pour défenseurs des hommes libres qui ont un cœur dans la poitrine. »

Dès lors, s’il n’y a pas péril pour les Mayençais à unir leur destin à celui de la France, il faut que cette union soit complète. Il faut qu’en s’associant à la France ils participent à toute la liberté, à toute la force de la République. À quoi servirait de rester hors de la France et, pour ainsi dire, en marge de la République française, puisque c’est seulement par son aide et sous son bouclier que les Mayençais peuvent être des citoyens libres ? À quoi servirait aussi d’adopter une Constitution bâtarde qui, en laissant subsister des vestiges de privilège et d’aristocratie, supprimerait l’entière coopération de Mayence et de la France, et comment la France républicaine pourrait-elle protéger à Mayence une liberté incomplète et trompeuse dont elle a été obligée elle-même de dénoncer le mensonge ?

« Voici, mes concitoyens, le moment favorable où vous pouvez devenir et demeurer libres, aussitôt que vous aurez pris la résolution ferme de vous rattacher à la France et de faire avec elle chose commune. Ayez l’honneur d’être les premiers en Allemagne à secouer vos chaînes, ne laissez pas vos voisins vous devancer… Le Rhin, un grand fleuve navigable, est la limite naturelle d’un grand État libre, qui ne désire aucune conquête, mais qui accueille les nations qui se joignent volontairement à lui, et qui est fondé à exiger une indemnité de ses ennemis pour la guerre arbitraire qu’ils lui ont déclarée. Le Rhin restera, comme il est juste, la limite de la France ; Il n’y a pas de regard un peu exercé aux choses de la politique qui ne voie cela, et on se serait depuis longtemps décidé à ce sacrifice si un point d’honneur n’obligeait pas d’abord les Français à arracher aux tyrans la Belgique et Liège.

« Ne doutez pas que la République française n’attend que votre déclaration pour vous accorder aide et fraternisation. Si le vœu de Mayence et des habitants de la région environnante se prononce, s’ils veulent être libres et Français, vous serez tout de suite incorporés à un État libre indestructible.

« Peut-être vous a-t-on dit qu’il serait difficile de détacher de l’Empire allemand les pays de ce côté-ci du Rhin. Je demande si on n’a pas déjà détaché de l’Allemagne et donné à la France l’Alsace et la Lorraine… (En ce qui touche la Constitution) l’expérience démontre par des exemples innombrables que dans les grands et décisifs moments les choses moyennes et médiocres, qui n’osent être qu’à demi, qui ne sont ni le chaud ni le froid, ne réussissent qu’à blesser tous les partis et à tout mettre en fermentation. N’êtes-vous point assez avertis par l’exemple de la France elle-même et du parti prétendu modéré de la Cour et des Feuillants ? Souvenez-vous des petits intrigants à courte vue, qui jouaient toujours à couvert, forgeaient des plans secrets et d’artificieuses intrigues, qui partout se glissaient et rampaient pour ameuter obscurément les esprits, semant les calomnies, les menaces, les écrits outrageants et cherchant à se créer des adhérents par la corruption. Souvenez-vous que ceux-ci enfin ont essayé, le poignard à la main, de déchirer le vêtement de leur mère, de leur patrie, de leur France. C’est là le but et la fin du modérantisme qui toujours, avec des mots endormeurs, une voix douce, un regard angélique, cherche à vous séduire pour vous enlacer et vous étouffer.

« Je ne dis pas trop : vous perdrez tout si vous ne prenez pas tout, si vous ne voulez pas de tout votre cœur être pleinement libres. La chose est claire. Qui vous garantira votre fade et médiocre compromis, votre projet modéré et feuillantin, votre prince élu, vos États de créanciers et de nobles, vos deux Chambres, oui, qui vous garantira tout cela ? Ce ne sera pas le cher et saint Empire allemand, qui ne peut même plus se sauver lui-même et qui est à bout. Ce ne sera pas le Reichstag de Regensburg, réduit à l’inaction. Ce ne sera pas la Prusse ou l’Autriche qui ne se soucient guère de vous.

« Ce ne seraient pas les princes auxquels vous voulez vous confier. Vous auriez là vraiment une belle caution. Ceux qui toujours se servent de l’Empire allemand comme d’un épouvantail, ne songent pas qu’ils ont oublié de nous dire comment l’Empire allemand négociera avec nous au sujet de la nouvelle Constitution modérée. Avec lequel de nous entrera-t-il en conversation ? Reconnaîtra-t-il préalablement notre droit de nous donner une Constitution nouvelle ? Nous avons vu le contraire à Liège, et je vais plus loin : je dis que l’Empire allemand ne peut pas, avec ses principes, s’entretenir avec nous sur cet objet ; que la forteresse de la Constitution impériale, incapable de toute amélioration, de tout changement, n’est plus qu’une pauvre chambre de décharge, toute branlante et tarée, où on peut faire un trou rien qu’en la touchant du bout du doigt.

« Cette vieille pièce de décharge et de débarras est hantée maintenant par un fantôme décevant, qui se donne pour l’esprit de la liberté allemande ; mais c’est le diable de la servitude féodale, comme on peut le reconnaître aux énormes dossiers qu’il traîne avec lui et au bruit de chaînes qui accompagne chacun de ses pas. Ce spectre horrible qui parle de titres, de féodalité, de parchemins, alors que des gens raisonnables parlent de vérité, de liberté, de nation et de droit humain, ne peut être chassé que si on marche sur lui la dague au poing.

Image contre-révolutionnaire italienne.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


« Laissons cette image, voici ce que je dis en paroles précises : La force des armes peut contraindre l’Empire allemand à des concessions ; elle peut l’obliger à reconnaître Mayence comme un État libre, qui a le droit de se constituer lui-même. Mais pendant que la République française est engagée encore en une lutte sanglante avec la Prusse et l’Autriche, croire que Mayence obtiendra par des négociations que l’Empire allemand reconnaisse sa constitution, c’est une preuve de courte vue politique qui ne peut s’excuser que par l’extrême inexpérience. »

Et si l’Empire allemand ne peut pas garantir cette Constitution mayençaise, est-il permis d’espérer que la France la garantira ?

« Mais voulez-vous m’expliquer comment la République française s’oubliera elle-même au point de vous garantir à vous et à l’Empire allemand une Constitution qui va juste à contre-sens des principes éternels sur lesquels elle-même repose, la liberté et l’égalité ? Elle a promis son appui à une Constitution libre, mais non pas à l’antique esclavage sous un nom nouveau. N’imaginez pas qu’une nation libre puisse se contredire aussi violemment elle-même et agir aussi follement. Ne vous éblouissez donc pas de vaines espérances. Comprenez bien, vous tous, les habitants de la ville et de la campagne, que le projet captieux et qui paraît innocent vous conduit à votre perte. Si la République française ne s’intéresse pas à vous dans les stipulations de paix, si elle ne vous garantit point une Constitution qui est contraire à ses principes et qu’elle ne peut pas vous garantir, que vous reste-il qu’à vous remettre aveuglément, en rebelles vaincus et impuissants, aux mains de vos maîtres d’hier ? Abandonnés par la France, abandonnés de tous, vous ne pourrez pas faire vos conditions. Vous devrez — ô terrible destin pour qui connaît le despotisme et les aristocrates ! — vous devrez vous rendre à merci. »

C’est un discours d’une admirable force politique, peut-être le seul discours vraiment politique, tout pénétré de réalité et tout frémissant de passion, qui ait été prononcé à cette date en Allemagne. Je devais en traduire et en citer de larges extraits pour donner la sensation exacte, aiguë des problèmes presque désespérés qui tourmentaient alors la pensée et la conscience de l’Allemagne. Le glaive de la Révolution oblige l’esprit allemand aux décisions rapides. La dialectique de Forster est pressante, et ses conclusions sont nettes. Il ne laisse d’autre refuge aux Mayençais et aux pays du Rhin que dans l’union entière avec la France, dans l’acceptation de l’entière démocratie. Mais comment un lourd malaise n’aurait-il pas pesé sur l’Allemagne ? Ah ! certes, c’est avec une force de pensée presque héroïque que Forster tente de dissiper les vieilles défiances, les haines et les préjugés de race. Et rien n’est plus beau que cette partie du discours de Forster où il s’empare, au nom de la liberté, de tous les idiomes, de tous les langages de l’univers et où il ne laisse plus à l’esclave que le cri de la bête.

Mais quoi ! depuis deux générations l’Allemagne rêve de reconstituer son unité politique et nationale par la force de l’unité intellectuelle. La langue allemande, dédaignée encore des puissants, mais enrichie par de grands poètes et de grands écrivains de merveilleuses beautés, lui apparaît comme le vrai trésor national, comme la promesse d’unité et de grandeur. Et voici que la partie la plus progressive, la plus révolutionnaire de l’Allemagne est invitée à se séparer de la patrie allemande, à s’associer à un peuple libre, il est vrai, mais qui parle une autre langue et procède d’une autre tradition. Quel trouble et quel malaise ! Voici encore que jusque dans l’acte constitutif de sa liberté, le peuple des pays rhénans subit la double servitude de la conquête et de la guerre. Qu’est devenue la promesse première faite aux peuples qu’ils choisiront eux-mêmes, en toute souveraineté, la Constitution qui conviendra le mieux ? Maintenant il apparaît aux Mayençais qu’ils sont exposés à tous les hasards, à l’abandon de la France et aux représailles furieuses de l’évêque et des nobles, s’ils n’adoptent pas exactement la Constitution française que Custine leur offre à la pointe de son épée. Il y avait une contradiction lamentable à être libéré par le vainqueur et à croire que cette libération pourrait se produire selon un autre mode que celui du vainqueur. Non, non, il y a trop de malaise en cette liberté imposée et façonnée par la conquête, et l’Allemagne ne se sentira libre que le jour où elle se donnera à elle-même la liberté.

Forster lui-même est dans une situation terriblement fausse et qui tous les jours s’aggrave. S’il n’espère pas que la France révolutionnaire, une fois accrue de Mayence et portée jusqu’au Rhin, aidera par son exemple à l’affranchissement politique de toute l’Allemagne, s’il abandonne presque toute la nation allemande à la servitude indéfinie, c’est une sorte de désertion. Qui ne surprend, en tout ce qu’il dit de l’Allemagne, une sorte de désespoir ? Il déclare que l’horrible spectre diabolique du féodalisme allemand ne pourra être chassé que la dague au poing, et il fait tomber la dague du poing : il arrête aux bords du Rhin le mouvement conquérant de la Révolution. Et il retranche de l’Allemagne ces révolutionnaires rhénans qui seuls pouvaient un peu manier le glaive contre les vieilles tyrannies. Contradiction et ténèbres ! De plus, au moment même où il appelle les Mayençais à la liberté, à l’indépendance, lui-même a sur l’épaule la lourde main conquérante de Custine. Il ne peut plus se séparer de lui. Il ne peut plus, sous peine de se condamner à un isolement mortel, désavouer même les fautes du général victorieux.

Il les sent pourtant. Il sait, et il écrit, dans ses notes, dans ses lettres, que Custine commet à Francfort les pires imprudences, qu’en imposant à la bourgeoisie une contribution que sans doute elle eût consentie de plein gré, si on la lui avait demandée sous forme d’emprunt régulier dans l’intérêt de la liberté allemande, il blesse les intérêts et les amours-propres. Et pourtant il est devenu si fatalement solidaire du vainqueur qu’il adresse aux habitants de Francfort un plaidoyer public pour les actes du général qu’il blâmait le plus.

Forster buvait vraiment jusqu’à l’extrême amertume toute la servitude allemande. Il avait souffert cruellement, avant la Révolution, et durant même ses premières années, du poids du despotisme qui accablait l’Allemagne. Et maintenant, la main étrangère qui soulève ce poids du despotisme se révèle presque aussi pesante, et elle marque de sa lourde empreinte la liberté déformée. Ô impuissance et douleur !

Mais soudain le destin s’aggrave encore. La résistance de l’Allemagne à la Révolution commence à devenir plus active. La proclamation de Custine contre le margrave de Hesse soulève contre Custine les Hessois blessés dans leur amour-propre par toute attaque à leur chef. Et à Francfort, la petite garnison française est obligée de capituler. Le 1er décembre, pendant que les Hessois lui donnent l’assaut, presque toute la population la presse. Et le soulèvement universel d’une ville semble annoncer, pour une date un peu lointaine encore, le soulèvement universel de l’Allemagne.

Forster sentait sur lui un terrible fardeau : l’hypothèse d’un siège prochain de Mayence n’était plus absurde. Le peuple hochait la tête et les prêtres criaient malheur dans la cité. Une lourde somnolence, qu’aiguillonnait seulement l’intérêt le plus immédiat, pesait sur les esprits.

« La lâcheté et l’indifférence allemandes, écrit Forster le 6 décembre, soulèvent la colère. Rien ne s’émeut encore et il vient toujours des gens pour nous dire que tous se prononceraient pour la liberté si on faisait remise de tous les impôts. Être maltraité, trompé, opprimé, cela ne compte pas, et il n’y a rien là qui puisse décider des hommes à secouer le joug. Ce qu’il faut, c’est l’assurance complète qu’on n’aura rien à faire, aucun devoir à remplir. »

Le désaveu le plus amer venait au pauvre combattant, celui des savants et des lettrés d’Allemagne.

« Je reçois de Voss (1er janvier 1793) une lettre lamentable. Tout ce qu’il avait prévu arrive : les savants de Berlin raisonnent sur moi ; on me méconnaît ; on me maltraite dans toute l’Allemagne ; je passe pour le principal auteur des maux de Mayence ; on imprime contre moi des libelles infamants. Oui, je le sais. Ceux qui me jugent ainsi n’ont pas de cœur. La fainéantise savante corrompt tous ces gens-là à fond. Ils ne peuvent pas comprendre un homme qui sait aussi agir à son heure, et maintenant ils me trouvent méprisable parce que j’agis selon les principes qu’ils honoraient de leur approbation tant que je me bornais à les inscrire sur du papier. Mais qu’importe le qu’en dira-t-on ? »

Malgré cet effort de Forster pour rester debout, la tristesse et le malaise croissaient, et quand le 17 et le 18 décembre le peuple des pays rhénans fut appelé à se prononcer au scrutin sur l’acceptation de la Constitution française, le nombre des votants fut très faible. Les commissaires de la Convention, Rewbell, Haussmann et Merlin de Thionville, arrivés à Mayence le 1er janvier, ne réussirent guère à animer les courages. Et lorsque, le 24 février 1793, dans les églises de Mayence, de Worms, de Spire, etc., le scrutin s’ouvrit pour la nomination de la Convention nationale des pays rhénans, le nombre des abstentions fut énorme.

Les corporations bourgeoises s’excusaient en disant qu’il ne serait plus possible aux marchands d’aller aux foires de Francfort s’ils se prononçaient pour la France. Pourtant la Convention rhénane, réunie le 17 mars dans la grande salle de l’ordre teutonique, se risqua, malgré l’absence de plus de la moitié des députés, ou intimidés ou empêchés, à proclamer la rupture avec l’Empire allemand et l’incorporation avec la France. Mais cette décision, qui n’aurait valu que par l’enthousiasme et la ferveur, était pesante et morne. Aucun ressort d’espérance révolutionnaire ne la soutenait et de sombres pressentiments accablaient les âmes. Bientôt Mayence sera investie. Et des bourgeois forcenés de haine, accourus de loin, s’empresseront autour de la pauvre ville, ravagée et incendiée par les boulets, et suivront avec une joie féroce l’agonie de la cité qui accueillit la Révolution.

La réaction nobiliaire.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Est-ce à dire que la faillite de la Révolution française en Allemagne est complète ? Non, certes. D’abord, ce n’était pas en vain que depuis trois ans se déployait le spectacle prodigieux de la France révolutionnaire. Si obtus, si endormis que fussent encore les paysans d’Allemagne, ils apprenaient l’abolition des corvées et des dîmes, et ils s’étonnaient. Les hommes d’État les plus avisés comprenaient bien en Allemagne que, pour prévenir un soulèvement analogue à celui de la France, il faudrait réaliser quelques réformes, alléger le fardeau du peuple. Quelques souverains de petits États, notamment le fantasque et despote margrave de Hesse, eurent bien la pensée qu’il suffirait de mesures répressives pour écraser les germes de Révolution. Et, en quelques points, la liberté de la presse, dont s’enorgueillissait depuis un tiers de siècle l’Allemagne de l’Aufklaerung, parut menacée. Il fut interdit de parler politique dans les cabarets et les auberges. « Dans les hôtelleries, il n’y a plus maintenant, disait une Revue satirique, qu’une différence entre les hommes et les bêtes : c’est que les hommes paient. » Le secret de la correspondance fut parfois violé. Mais l’Allemagne tenait à la liberté de la pensée, et la réaction s’arrêta.

Ainsi, peu à peu, même par les journaux et les revues qui combattaient la Révolution, les idées de celle-ci se répandaient. Et les gouvernements sentaient approcher l’heure des concessions nécessaires. Dans le Nouveau Muséum allemand, Schlosser, le serviteur et conseiller du margrave Frédéric de Bade, invitait les souverains à la prudence, à la prévoyance.

« Espérons, écrivait-il, qu’en Allemagne on sera plus sage qu’en France. Il est impossible d’empêcher le peuple de constater, par l’exemple même des Français, que les choses pourraient aller autrement qu’elles ne vont, et il faut que le penchant à l’obéissance reste assez fort pour neutraliser les impulsions contraires. Or, pour fortifier l’habitude de l’obéissance il faut que les princes fassent à temps les réformes indispensables : juste diminution des impôts, limitation des ravages du gibier, adoucissement des corvées, assistance pour les pauvres, facilités plus grandes données au travail, ferme surveillance des employés de l’État, justice plus rapide, voilà maintenant la seule éloquence qui puisse détourner les sujets de la révolte. »

Ainsi, malgré tout, les idées cheminaient, et d’innombrables semences tombaient dans les sillons ouverts.

Même, à l’épreuve de l’action, la haute pensée allemande devenait plus virile… Bien des esprits sans doute se repliaient, se retiraient. Mais d’autres prenaient leur parti de l’inévitable brutalité des grands mouvements humains. Ils maintenaient et élevaient toujours plus haut, contre les fureurs et les menaces croissantes de la réaction, l’idéal du droit et de la liberté, et ils faisaient ainsi, dans l’ordre de la pensée, l’apprentissage du combat.

Pestalozzi, averti par l’expérience, renonçait à procurer le bien du peuple par la sagesse et la bonté des dirigeants. Non, les princes, les seigneurs, les baillis n’étaient presque tous que des égoïstes et des aveugles. Le peuple ne pouvait être sauvé par les chefs qui l’avaient exploité jusque-là. Il fallait donc qu’il se sauvât lui-même. Et qu’était la Révolution française, sinon cet effort de salut du peuple par lui-même ? Aussi, donnant congé au Junker Arner et au pasteur de Bonnal, Pestalozzi, par une révolution héroïque de sa pensée, se donnait tout entier au mouvement révolutionnaire. Dans un livre sur la Révolution, auquel il mit le titre significatif de Oui ou Non, il affirme qu’il faut prendre parti, et il prend parti. Il sera jusqu’au bout, même au travers de leurs violences et de leurs fautes, avec les révolutionnaires.

« Tombe la tête des rois, si le sang royal ainsi versé appelle sur les droits de l’homme l’attention des peuples ! » Ceux-là aiment médiocrement les hommes souffrants, ignorants, accablés, qui ne leur pardonnent ni les égarements ni même les crimes dans leur marche difficile et troublée vers la lumière et le droit. Ainsi des sources profondes de pitié, d’humanité, qui longtemps en silence alimentèrent l’âme de Pestalozzi, jaillit enfin l’énergie révolutionnaire. Il se rencontrait à Zurich, au commencement de 1793, avec Fichte, et ces deux esprits ardents mêlèrent leur flamme.

Fichte, disciple de Kant, mais plus audacieux que son maître à se jeter aux luttes de la vie, s’était passionné pour la Révolution française. La philosophie de Kant mettait toute la dignité de l’homme dans la liberté de la pensée, dans l’autonomie du vouloir. Mais, se demande Fichte, que deviendra cette liberté de la pensée et du vouloir, si la Révolution succombe ? Ce n’est plus avec le libéralisme avisé d’un Frédéric II ou d’un duc de Weimar, c’est avec la fureur de la contre-révolution triomphante qu’aura à compter l’esprit humain. Les puissants feront violence à la pensée même pour en arracher toutes les secrètes racines révolutionnaires. Donc il faut lutter. Il ne suffit plus de défendre la pensée libre, comme le fait Kant, en la pratiquant avec une fermeté mesurée et inflexible. Il faut prendre l’offensive, dénoncer les sophismes et déjouer les complots de ses ennemis. Ainsi en Fichte l’animation de la crise révolutionnaire passionne la profonde philosophie kantienne de la liberté et la tourne en une force de combat. En cet homme intrépide et pauvre, qui traversait à pied toute l’Allemagne pour chercher les leçons qui le faisaient vivre, il y avait une sorte de fierté plébéienne à la Jean-Jacques, mais avec plus de tenue morale, de constance et de mesure.

C’est de Zurich, en 1793, que Fichte, âgé de 31 ans, lance à l’Allemagne son premier manifeste politique : « La liberté de pensée redemandée aux princes de l’Europe qui l’opprimèrent jusqu’ici ». Le livre est daté « d’Heliopolis », ou « la Cité du Soleil », dans la dernière année des vieilles ténèbres (1793). Il n’est point signé, mais Fichte annonce qu’il ne tardera pas à se nommer.

Donc, ce qu’il réclame, c’est le droit illimité de l’esprit. Il évitera toute parole offensante pour des princes dont plusieurs, en Allemagne, ont su respecter la liberté de la pensée. Il évitera aussi toute vaine bravade. Mais il affirmera, en son intégrité, le droit humain, qui commence d’ailleurs à s’annoncer et qui s’ébauche. Il n’est plus possible d’arrêter le mouvement d’émancipation.

« L’humanité a fait, en notre siècle, surtout en Allemagne, beaucoup de chemin. Il est vrai que le dessin gothique de l’édifice est encore visible presque partout, et que les nouveaux bâtiments élevés à côté sont bien loin encore d’être reliés en un tout. Mais enfin, ils sont là : ils commencent à être habités, et les vieux châteaux de rapine tombent. Si on ne nous détruit pas, ils seront de plus en plus désertés par les hommes, abandonnés aux chouettes et aux chauves-souris. Les nouveaux bâtiments s’agrandiront et s’uniront en un tout plus régulier. Voilà quels étaient nos desseins, et ce sont ces espérances qu’on voudrait nous dérober en supprimant la liberté de penser ? Ce sont ces espérances que nous nous laisserions dérober ? Si on arrête la marche de l’esprit humain, il n’y a que deux cas possibles. Le premier, et le plus invraisemblable est celui-ci : nous restons en effet en place là où nous étions ; nous renonçons à toute prétention à diminuer notre misère et à élever notre bonheur ; nous nous laissons marquer les limites que nous ne franchirons pas. — Ou bien, dans une seconde hypothèse, bien plus vraisemblable, la force du mouvement de la nature, ainsi refoulée, éclate violemment et elle détruit tout ce qui est en travers de sa voie ; l’humanité se venge cruellement de ses oppresseurs, et des Révolutions deviennent nécessaires. On n’a pas fait encore la juste application d’un terrible exemple de cet ordre que nous offrirent les jours présents. Je crains qu’il ne soit plus temps ou qu’il soit à peine temps de pratiquer des passages dans les digues que follement, malgré la leçon des événements redoutables, on a opposées au flot qui grandit. »

Ce n’est pas, comme on voit, une spéculation philosophique à longue échéance. C’est une menace directe de Révolution. Et que les dirigeants ne se laissent pas induire à une résistance insensée par les sophismes des complaisants qui leur disent que le contrat de société implique, de la part des contractants, l’abandon de bien des droits, que notamment la pleine liberté de penser est incompatible avec le contrat social. Non, nul n’a pu stipuler, pour les hommes, la renonciation au droit de penser, c’est-à-dire à l’humanité elle-même :

C’est l’essence même de la raison de ne pas connaître de limites : « La recherche infinie est un droit inaliénable de l’homme. Un contrat par lequel il accepterait une limite ne signifierait que ceci : je veux être un animal. Je ne veux aller que jusqu’à un certain point dans la vérité. Je ne veux donc être que jusqu’à un certain point un être raisonnable : au delà, je serai un animal dépourvu de raison ».

Et si le droit de penser est inaliénable, le droit de penser en commun l’est aussi, car la recherche commune est pour l’homme la condition de la vérité. Malheur aux puissants, s’ils se résignent à violenter jusqu’en son fond la nature humaine ! Malheur à eux, s’ils n’attendent que ruines et catastrophes de ce qui sera le salut !

« Et maintenant, permettez-moi, ô princes, de me tourner de nouveau vers vous. Vous nous annoncez une inexprimable misère par l’effet de la liberté de penser. C’est seulement pour notre bien que vous nous la ravissez, que vous l’enlevez de nos mains comme aux enfants un jouet dangereux. Vous nous faites peindre en couleurs de feu, par des journalistes qui sont à vos ordres, les désordres que suscitent les esprits échauffés, divisés par le conflit des opinions.

L’Anarchiste.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Vous nous montrez, à ce propos, un peuple naturellement doux, tombé à une fureur de cannibales, qui a soif de sang et non plus de larmes, qui va assister à des supplices plus avidement qu’il n’allait naguère au spectacle ; vous nous montrez comment il promène en triomphe et parmi des chants de joie les membres déchirés de citoyens dégouttants encore et fumants, comment ses enfants jouent avec les têtes en guise de toupie. Oui, voilà ce que vous dites. Voilà par quels tableaux vous prétendez nous effrayer. Et nous, nous ne voulons pas vous rappeler des fêtes bien plus sanglantes encore que le fanatisme et le despotisme, ces deux alliés naturels, donnèrent au même peuple. Nous ne voulons pas vous rappeler que ces horreurs sont le fruit, non de la liberté de penser, mais du long esclavage où fut tenu l’esprit. Nous ne voulons pas vous dire que nulle part la paix n’est plus profonde que dans le tombeau. Nous voulons vous accorder tout ce que vous dites ; nous voulons nous jeter repentants dans vos bras et vous prier avec des larmes de nous cacher dans votre sein paternel et de nous préserver de toute misère. Oui, nous nous abandonnerons à vous aussitôt seulement que vous aurez répondu à une question respectueuse.

« Ô vous qui, comme nous l’apprenons de votre bouche, êtes les bienfaisants esprits protecteurs qui veillez sur le bonheur des nations, vous qui n’avez d’autre objet de votre tendre sollicitude que cette universelle félicité, pourquoi maintenant, sous votre haute direction, les inondations ravagent-elles encore nos champs, et les ouragans nos maisons ? Pourquoi des flammes jaillissent-elles encore du sein de la terre, dévorant nous et nos demeures ? Pourquoi le glaive et la peste enlèvent-ils encore nos enfants par milliers ? Commandez donc à l’ouragan qu’il se taise. Et commandez aussi à la tempête de nos pensées soulevées. Faites pleuvoir sur nos champs quand ils souffrent de la sécheresse, et envoyez-nous le réconfortant soleil quand nous vous en implorons, et donnez-nous aussi la vérité qui rend heureux : vous vous taisez ? Vous ne le pouvez pas ? »

Ainsi Fichte signifie aux princes, aux rois, avec une puissante ironie, qu’ils prétendent en vain se substituer à Dieu même. Non, ils ne gouvernent pas les forces de la nature : ils ne gouvernent pas davantage les forces de la pensée ; et de même que le monde naturel retrouve l’équilibre de ses éléments, le monde social, travaillé par la force divine de la liberté, saura lui aussi faire naître la paix des orages, et des épreuves, la joie. Tout l’effort de terreur déployé par les dirigeants, tous les articles de journaux, toutes les gravures étalant les massacres de Septembre, n’induiront pas l’intrépide et indomptable esprit de l’homme à se prosterner sous la main des faux dieux d’orgueil et d’impuissance. La Révolution française si calomniée est juste.

Il se peut qu’elle soit mêlée d’erreurs et de crimes. Mais ces restes de fureur servile avertissent les hommes non pas de répudier le droit humain enfin proclamé, mais de le réaliser par des voies meilleures. C’est pour avertir l’Allemagne, pour la faire profiter de l’expérience de la France et ouvrir les voies au progrès pacifique, que Fichte, en 1793, publie un livre admirable : Rectification des jugements du public sur la Révolution française.

« La Révolution française me paraît importante pour toute l’humanité. Je ne parle pas des suites politiques qu’elle a eues pour tous les pays, aussi bien que pour les États voisins, et qu’elle n’aurait pas eues sans une intervention injustifiée et sans la plus frivole confiance de ces États en eux-mêmes. Tout cela est beaucoup, mais c’est bien peu en regard d’un autre objet bien plus important.

« Aussi longtemps que les hommes ne sont pas plus sages et plus justes, tous leurs efforts pour devenir heureux sont vains. Échappés de la geôle des despotes, avec les débris de leurs chaînes brisées ils se tuent les uns les autres. Il serait trop triste que leur propre souffrance, ou bien, s’ils se laissent avertir à temps, la souffrance des autres ne les conduise à plus de sagesse et de justice. Ainsi tous les événements du monde ne m’apparaissent que comme d’instructives peintures que développe la grande éducatrice de l’humanité. La Révolution française est un riche tableau sur ce thème : les droits de l’homme et la dignité humaine.

« Le but de cette tragique peinture n’est pas que quelques privilégiés seulement apprennent et s’éduquent. La doctrine des devoirs, du droit et de la destinée de l’homme n’est pas un joujou d’école : le temps doit venir où nos gardiennes d’enfants apprendront les devoirs et les droits de l’humanité aux êtres jeunes qui balbutient à peine, où les premiers mots prononcés seront ceux-là ; où cette seule parole : « Ceci est injuste », sera la verge du châtiment… »

Mais pour que cette profonde et universelle éducation de justice soit possible, il ne faut pas attendre que le soulèvement des passions ait rendu l’esprit incapable de se gouverner lui-même. « Est-ce parmi le sang et les cadavres que nous ferons les conférences sur la justice à des esclaves ensauvagés ? » Non, non, tant que l’Allemagne est calme encore, tant que le flot qui monte n’a pas débordé, hâtons-nous de faire entrer dans la conscience la notion du droit. Il ne s’agit pas d’appliquer aux constitutions actuelles de l’Allemagne la mesure rigide et brutale du droit absolu. Il ne s’agit pas de provoquer un soulèvement violent.

« Non : ce que nous devons, c’est tout d’abord acquérir la connaissance et l’amour de la justice, et les répandre autour de nous, aussi loin que s’étend notre cercle d’action. C’est par un effort intérieur, c’est par un mouvement de bas en haut que les hommes se rendent dignes de la liberté. Mais c’est d’en haut que viendra la libération elle-même. »

Ainsi Fichte n’attend le salut et l’universelle délivrance ni d’un artifice d’autorité, ni d’un mouvement de violence. Il compte sur l’éducation intérieure des consciences.

C’est par la collaboration des consciences éduquées et des princes habitués à respecter de plus en plus une liberté toujours plus fière d’elle-même que la nécessaire et calme transformation s’accomplira. Mais s’il répugne aux mouvements de démocratie tumultueuse, s’il reste fidèle, même au plus de la crise européenne, à la méthode d’évolution et de transaction qui est l’âme même de la pensée allemande, il va droit au problème ; et, sans ménagement, sans réticence, il dénonce l’injustice de tous les privilèges du monde féodal et clérical. C’est l’absolutisme monarchique qu’il condamne. « Là où la liberté de la pensée est entière, la monarchie absolue ne peut exister. » Mais surtout c’est la propriété nobiliaire, féodale et ecclésiastique qu’il dissout par une analyse d’une force et d’une précision extrêmes. Visiblement, toutes les grandes mesures d’expropriation de la Révolution française sont présentes à sa pensée. Il commence par répudier toute loi agraire. « Tout homme a originairement un droit d’appropriation sur toute la terre. Mais on ne pourrait déduire de là que tout homme a droit à une part égale du sol et que la terre doit être divisée entre eux par portions égales, comme le prétendent quelques écrivains français, que si l’on confond le droit d’appropriation avec le droit de propriété. Mais lorsque l’homme, s’étant approprié une partie de la nature, en a fait, au moyen de ses travaux, sa propriété, il est clair que celui qui travaille davantage peut posséder davantage et que celui qui ne travaille pas ne possède rien légitimement. »

Mais si la propriété individuelle fondée par le travail et mesurée par lui est juste et nécessaire, tous les contrats par lesquels des hommes ont aliéné au profit d’autres hommes une partie d’eux-mêmes sont précaires et révocables. Les hommes ont été contraints d’aliéner soit une partie de leur droit sur eux-mêmes, soit une partie de leur droit sur les choses. Quand l’homme s’engage à donner à un autre homme ou tout son travail, ou une partie de son travail, il aliène la propriété de sa force de travail, la propriété de lui-même. Quand il s’engage à remettre à un autre homme une partie des fruits nés sur son propre fonds, il aliène, au moins partiellement, son droit de propriété sur les choses. Fichte reproduit ainsi, comme on voit, la distinction, si souvent invoquée dans la France révolutionnaire, de la servitude personnelle et de la servitude réelle. Et adoptant la solution de la Constituante, il veut libérer les hommes de toute servitude personnelle, sans indemnité, et de toute servitude réelle, avec indemnité.

En vain les privilégiés allègueront-ils que c’est par contrat que d’autres hommes leur ont assuré l’emploi exclusif de leur force de travail. Le contrat de travail (Arbeitsvertrag) ne peut pas être un contrat de servitude ; et l’homme qui a aliéné à jamais l’emploi de sa force de travail est un esclave.

En fait, même dans l’esclavage, cette aliénation n’est pas absolue, car le maître est obligé de nourrir l’esclave. Le droit à la vie est le plus indéniable des droits et l’esclave lui-même n’a pu y renoncer. Ainsi, jusque dans l’esclavage, le droit humain n’a pas subi une interruption complète, une prescription mortelle, et l’homme peut toujours se revendiquer lui-même, toujours reprendre le libre usage de sa force de travail. Toute la question est de savoir si l’esclave qui s’affranchit, le serf qui se libère doivent au maître une indemnité. Non, répond Fichte ; pour l’abolition de la servitude personnelle, esclavage ou servage, aucune indemnité n’est due. « Car le bénéficiaire ne peut se plaindre que d’une chose : c’est que, ayant espéré la continuation du contrat, il a négligé d’en conclure d’autres qui lui auraient été avantageux. Mais la réponse est bien simple ; nous aussi, de notre côté, liés par notre contrat envers lui, nous avons négligé les contrats qui nous eussent été profitables ; et en fait, nous n’en avons conclu aucun. Maintenant, nous le prévenons. Il pourra disposer de son temps à sa volonté ; nous disposerons de même du nôtre ; nous ne l’avons pas surpris ; nous sommes sur le même pied que lui. Mais ses plaintes se précisent. En ce qui touche les contrats de travail exclusifs, et le droit total ou partiel que nous lui avions reconnu sur nos propres forces, il se plaint qu’il ne recevra plus son travail tout fait, dès que le contrat aura été résilié par nous. Dès lors, il est obligé de faire plus de travail que n’en peut faire un seul homme, ou qu’en tout cas il n’en peut et n’en veut faire lui-même.

« Mais traduisons exactement ce grief ; il revient à ceci. C’est qu’il a trop de besoins pour qu’ils puissent être satisfaits par le travail d’un seul homme ; et il demande à employer pour leur satisfaction la force d’autres hommes, qui devront retrancher de leurs propres besoins tout ce qu’ils dépensent de force à contenter les siens. Qu’une pareille plainte puisse et doive être écartée, il n’y a même pas là sujet à discussion. Mais il introduit une raison plus solide pour justifier la grosse masse de ses besoins, s’il n’a pas immédiatement plus de forces qu’un autre homme, il possède le produit de plusieurs forces qui lui a peut-être été transmis comme un patrimoine par une longue suite d’aïeux ; il a plus de propriété, et pour l’utilisation de cette propriété il a besoin de la force de plusieurs hommes. Cette propriété est à lui, et doit rester à lui ; il a besoin, pour la mettre en valeur, de plusieurs forces étrangères ; c’est à lui de voir à quelles conditions il pourra disposer de ces forces. Il se produit un libre débat d’échange qui porté sur certaines parties de sa propriété et sur les forces de ceux qui sont nécessaires à la mise en œuvre de cette propriété ; et dans ce débat chacun cherche à gagner le plus qu’il peut. Il se servira de celui qui lui fait les conditions les plus douces. S’il abuse de la supériorité qu’il a sur l’opprimé dans les jours de misère, il est exposé aussi à l’inconvénient de voir celui-ci rompre le marché aussitôt que la misère la plus pressante est passée. S’il lui a fait des conditions équitables et favorables, il aura cet avantage que les contrats dureront. Mais alors, si chacun évalue son travail au plus haut prix, le propriétaire, loueur d’ouvrages, ne peut plus utiliser sa propriété aussi bien qu’auparavant et la propriété diminuera considérablement. — Cela peut bien arriver ; mais qu’est-ce que cela nous fait ? De ses domaines qui s’étalent au soleil nous ne lui avons pas pris l’épaisseur d’un cheveu ; nous n’avons pas pris un denier de son pur argent. Nous ne le pouvions pas. Mais nous pouvions rompre un contrat avec lui, qui nous paraissait désavantageux et cela nous l’avons fait. Si son bien patrimonial est diminué par là, c’est donc qu’auparavant il a été accru par l’application de nos forces et nos forces ne sont pas son patrimoine. Et pourquoi est-il nécessaire qu’à celui qui a cent charrues de terre, chacune de ces charrues rapporte autant que son unique charrue à celui qui n’en a qu’une ? »

C’est d’une dialectique pressante et hardie. Toute l’argumentation de Fichte peut se résumer ainsi : Si l’esclavage et le servage sont un abandon complet et inconditionnel de l’homme à un autre homme, s’ils n’impliquent à aucun degré des engagements réciproques et un contrat, ils sont un acte de la force pure, ils sont en dehors même de la sphère du droit et ils sont essentiellement nuls, car l’homme n’a pas le droit de se supprimer lui-même en se donnant absolument et à jamais. Si au contraire ils sont, en leur essence, des contrats, ils peuvent, comme tout contrat portant sur la force de travail de l’homme, prendre fin par la volonté de l’une des parties. Et en soi, la résiliation de ce contrat, laissant un libre jeu ultérieur à toutes les volontés en présence, n’entraîne aucune indemnité. Profonde et audacieuse application de la théorie du contrat implicite aux relations économiques et sociales des hommes, aux rapports de propriété. Par la vertu d’un contrat latent, il n’y a pas prescription contre la liberté et la dignité de l’homme. L’esclave et le serf, en reprenant leur liberté, ne rentrent pas violemment dans un droit abandonné par eux ; ils exercent, sous une forme mieux appropriée à la dignité et à l’action de la personne humaine, le droit que sous les formes accablantes de l’esclavage et du servage ils n’avaient pas, malgré tout, cessé de maintenir.

Ah ! qu’on ne s’étonne point, qu’on ne se scandalise point des efforts qu’est obligée de faire la pensée humaine à la fin du xviiie siècle, pour justifier l’abolition de l’esclavage et du servage ! La veille encore, Justus Mœser en affirmait la légitimité ; et la Révolution française faisait scandale en bien des esprits allemands précisément parce qu’elle avait rompu les chaînes de la servitude personnelle et réelle. Cela était dénoncé comme une atteinte à la propriété, et Fichte s’ingénie à démontrer qu’il n’y avait pas là une révolution, mais une forme nouvelle de l’éternel contrat du travail qui toujours en son fonds avait impliqué le droit de la personne humaine à disposer de soi.

Mais si les maîtres et possédants d’aujourd’hui ne peuvent pas se plaindre de l’exercice de ce droit, ils se plaignent du moins des conséquences de l’exercice du droit. Ils se déclarent doublement lésés dans leurs jouissances et dans leur propriété. Mais tant pis pour eux vraiment s’ils sont atteints dans leurs jouissances ! Dire qu’ils ne peuvent satisfaire leurs besoins que par le concours de la force de travail de plusieurs hommes, c’est dire que ces hommes sont simplement destinés à servir d’instrument au possédant, au bénéficiaire. Or il n’y a pas de contrat qui puisse reposer valablement sur cette clause. Lorsque donc des hommes se libèrent des liens de l’esclavage ou du servage comme d’un contrat de travail trop onéreux pour eux, aucune indemnité ne peut être réclamée d’eux sous prétexte qu’ils attentent aux jouissances du maître, car les jouissances d’un homme n’ont aucun droit sur les forces de travail des autres hommes.

En est-il de même de la propriété, et Fichte dira-t-il que la propriété non plus n’a aucun droit sur la force de travail des hommes ? Il semble que la logique le conduisait à cette conclusion extrême : car toute propriété se résout en un système de jouissances, elle procure finalement au propriétaire la satisfaction de besoins variés, besoins élémentaires de la vie, besoins de luxe, besoins de liberté ou de domination. Si donc les jouissances d’un homme ne peuvent prétendre à aucun droit sur les forces de travail des autres hommes, la propriété qui est comme une somme de possibilités de jouissance ne peut non plus prétendre à aucun droit sur ces forces de travail. Oui, mais ceci est la négation absolue de la propriété. Car si elle n’absorbe pas, pour se renouveler et se continuer, pour assurer au possédant la reproduction indéfinie des fruits sur la perpétuité du fonds, une partie de la force de travail humain qui y est appliquée, si toute cette force de travail retourne par une rémunération pleinement adéquate à celui qui la dépense sur le domaine, la propriété n’est plus. Elle passe rapidement aux mains de ceux qui en la travaillant la créent. Et il n’y a plus enfin d’autre propriété que celle du travail.

La pensée de Fichte était à coup sûr engagée dès lors dans les voies hardies, et on sait qu’il aboutira quelques années plus tard à un système socialiste. Mais en 1793, ou il n’a pas encore vu nettement, ou il n’avoue pas ces conséquences extrêmes. Il tourne l’obstacle : il ne l’attaque pas de front. Oui, la propriété est légitime. Oui, celui qui a reçu un patrimoine des aïeux doit le conserver. Mais le passage de l’esclavage et du servage à une autre forme de contrat de travail, au salariat, ne supprime point la propriété et n’en rend pas impossible le maintien, le fonctionnement, l’accroissement. Ce sera l’affaire du possédant d’appeler à lui et de retenir par un assez haut salaire la force de travail qui s’appliquera à son domaine. Et si les travailleurs élèvent leurs exigences de salaire au point de diminuer les revenus de la propriété et par conséquent sa valeur, ici encore il n’y a pas lieu à indemnité, car le surcroît de valeur perdu maintenant par la propriété résultait de l’insuffisance du prix payé, sous le régime du servage, à la force de travail. C’est donc cette force de travail qui créait cette survaleur ; comment donc serait-elle tenue à la créer maintenant une seconde fois par le paiement d’une indemnité ?

À la bonne heure : mais à mesure que Fichte développe ces fortes déductions, nous sommes obsédés, nous socialistes modernes, par la question décisive : Oui, mais si la force de travail élève à ce point ses exigences de salaire que les revenus de la propriété soient non seulement diminués, mais réduits à rien, n’est-ce pas la suppression même de la propriété ?

Il semble dès lors que Fichte, dans sa négation dialectique de l’indemnité, aurait dû aller jusqu’à l’extrême hypothèse : le possédant ne doit-il pas être indemnisé du risque tout nouveau qu’il court d’être pleinement exproprié, en fait, de sa propriété par le jeu d’une forme nouvelle du contrat de travail ? Fichte n’a pas posé nettement cette question aiguë. Mais à vrai dire, logiquement il doit répondre non, et nous n’avons qu’à reprendre, en le poussant jusqu’au bout, son raisonnement de tout à l’heure. Si, en se faisant payer plus cher, la force de travail supprime tout revenu, et par conséquent toute valeur, et tout être même de la propriété, c’est donc que l’insuffisance du prix donné jusque-là à la force de travail avait créé tout le revenu, toute la valeur, tout l’être de la propriété. Et comme il avait pris son parti, dans le passage à une économie sociale nouvelle, à un contrat du travail nouveau, de la diminution de la propriété au profit de la force de travail plus absorbante, il est tenu logiquement de prendre son parti de la suppression complète de la propriété au profit de la force de travail décidément souveraine. Au fond, il n’y a qu’un droit illimité, celui de la force de travail, et le droit de la propriété peut reculer indéfiniment, jusqu’à zéro, devant la puissance grandissante de ce droit.

De même que la sympathie humaine de Fichte va aux « opprimés », avant-hier esclaves ou serfs, aujourd’hui salariés, sa sympathie dialectique, si je puis dire, va à la force de travail, seule valeur qui puisse grandir indéfiniment dans le conflit des forces sans mettre en péril la personnalité humaine. Et au fond, il laisse bien entendre qu’il espère le triomphe définitif de la force de travail résorbant peu à peu, par de hauts salaires, toute ou presque toute la substance de la propriété. C’est là pour lui le sens, l’idéale et extrême conclusion de l’avènement d’un nouveau et libre contrat de travail substitué au servage. Comme les robespierristes, mais plus fortement qu’eux, Fichte prévoit que le progrès du travail libre dans les démocraties libres aboutira à une diffusion quasi universelle de la propriété. Et que de rapprochements, dans les pages qui suivent, entre les vues de Fichte et quelques-unes des vues les plus hardies de la Révolution !

« On se plaint dans presque tous les États monarchiques de l’inégale répartition des richesses, des possessions immenses de quelques-uns, en petit nombre, à côté de ces grands troupeaux d’hommes qui n’ont rien et ce phénomène vous étonne avec les Constitutions d’aujourd’hui, et vous ne pouvez pas trouver la solution de ce difficile problème d’opérer une distribution plus égale des biens sans attaquer le droit de propriété ? Si les signes de la valeur des choses se multiplient, ils se multiplient par la tendance dominante de la plupart des États à s’enrichir au moyen du commerce et des fabriques aux frais de tous les autres États, par le vertigineux trafic de notre temps qui se précipite vers une catastrophe, et menace d’une ruine complète de leur fabrique tous ceux qui y participent même de loin, par le crédit illimité qui a plus que décuplé la monnaie frappée en Europe.

L’Exclusif.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Si, dis-je, les signes de la valeur des choses se multiplient ainsi d’une façon disproportionnée, ils perdent toujours plus de leur valeur par rapport aux choses mêmes. Le possesseur des produits, le propriétaire foncier, enchérit continuellement les objets dont nous avons besoin, et ses domaines mêmes prennent par cela même une valeur toujours croissante par rapport au pur métal. Mais ses dépenses s’accroissent-elles en proportion ? À coup sûr le marchand, qui lui livre des objets de luxe, sait se garder de tout dommage. Moins habile est l’artisan qui lui fabrique les produits indispensables, et qui est pris entre le propriétaire et le marchand. Mais le pauvre paysan ? Encore aujourd’hui il est une pièce de la propriété foncière, ou bien il fait des corvées gratuitement, ou pour un salaire démesurément réduit. Encore aujourd’hui ses fils et ses filles, comme une valetaille humiliée, servent le seigneur du domaine pour une dérisoire pièce d’argent qui, même il y a des siècles, ne répondait pas à la valeur des services rendu. Il n’a rien et il n’aura jamais rien, que de lamentables moyens d’existence au jour le jour. Si le propriétaire foncier savait limiter son luxe, il serait depuis longtemps, — à moins que le système commercial subisse un changement complet et d’ailleurs inévitable ― et en tout cas, il deviendrait sûrement le possesseur exclusif de toutes les richesses de la nation, et hors de lui aucun homme ne posséderait rien. Voulez-vous empêcher cela ? Alors faites ce que sans cela même vous êtes tenus de faire : rendez absolument libre le commerce du patrimoine naturel de l’homme, de ses forces. Vous verrez bientôt ce remarquable spectacle : le produit de la propriété foncière et de toute propriété en rapport inverse avec la grandeur de ces propriétés ; la terre, sans des lois agraires violentes, qui toujours sont injustes, se divisera en un nombre toujours croissant de mains, et notre problème sera résolu. Que celui qui a des yeux pour voir voie ; je continue mon chemin. »

Il m’est impossible, en transcrivant ces paroles de Fichte, de ne pas me rappeler les discours prononcés à la tribune de la Convention sur la crise des prix, et particulièrement le grand discours de Saint-Just sur la situation économique. Fichte, qui était passionné pour la Révolution, suivait à coup sûr de très près les débats de nos Assemblées. Comme Kant qui allait, sur la route de Kœnigsberg, à la rencontre du courrier de France, Fichte lisait sans aucun doute les journaux où étaient résumées les harangues et opinions des grands révolutionnaires. Et il me semble que la force contenue et hautaine des premiers discours de Saint-Just devait réjouir le vigoureux esprit, l’âme intrépide et fière de Fichte.

L’analogie des idées est saisissante. Comme Saint-Just, c’est à la surabondance du signe monétaire, réel ou fictif, que Fichte attribue la crise générale, la hausse des denrées, la souffrance aiguë du peuple. Ce n’est pas seulement en France, et sous l’action immédiate des assignats, que se produisait le phénomène. La crise des prix semble s’être communiquée à toute l’Europe. D’abord, les appels de blé faits par la France en 1789 et 1790 sur tous les marchés européens avaient haussé le prix du pain. De plus, il y avait dans toute l’Europe comme une contagion de fièvre, une tension inaccoutumée de tous les ressorts.

Dans toute la région rhénane, l’affluence soudaine des émigrés avait renchéri la vie. À mainte reprise, Forster constate dans sa correspondance que les denrées sont hors de prix. Les préparatifs de guerre et la guerre même, pendant toute l’année 1792, aggravaient partout la hausse, et la spéculation européenne sur les assignats français y aidait aussi. Or, tandis qu’en France les ouvriers et les paysans, émancipés par la Révolution des liens de servitude féodale ou corporative, avaient pu agir pour obtenir une élévation correspondante des salaires, en Allemagne, les ouvriers, encore serfs des corporations, les paysans, engagés dans le vieux système féodal, pâtissaient de la hausse des denrées et n’y pouvaient proportionner le prix du travail. Et lorsque Fichte insiste pour l’émancipation du travail, il se propose un double objet : d’abord rétablir l’équilibre immédiat entre le prix des denrées et le prix du travail, ensuite préparer, par la hausse indéfinie du prix du travail, la résorption des grandes propriétés. Il est donc en plein dans le courant de pensée des révolutionnaires français qui, à ce moment même, en 1793, se préoccupaient d’ajuster le prix du travail au prix de la vie et d’aider à la diffusion de la propriété.

Mais il me semble qu’à certains égards l’analyse économique de Fichte est plus profonde. Les révolutionnaires invoquaient contre le système féodal le droit naturel de l’homme à la liberté, et Fichte l’invoque aussi. Ils affirmaient, pour limiter la spéculation capitaliste et justifier la réglementation du commerce des grains ou même la taxation générale des denrées, que la première propriété, la plus essentielle, est la propriété de la vie, et pour Fichte aussi, le droit à la vie est fondamental et inaliénable. Mais, en outre, Fichte dégage plus nettement que ne le font les révolutionnaires français, l’idée que toutes les institutions économiques et sociales sont, au fond, « un contrat de travail », implicite ou explicite, dans lequel « la force » de travail de l’homme est engagée. Et c’est cette force de travail qui lui apparaît à travers la diversité des systèmes sociaux et dans leurs métamorphoses comme l’élément permanent et décisif, créateur de toute valeur.

La Révolution française, en arrachant sous le plein jour de la philosophie du xviiie siècle les institutions féodales, mettait à nu les racines de la vie économique, et Fichte constatait que la racine la plus profonde était la force de travail de l’homme. Dès lors, comment n’aurait-il pas été tenté un jour de faire du travail lui-même la mesure de tout droit et de toute valeur ? On sait que, quelques années après, dans son livre célèbre sur l’État commercial fermé, il a chargé la communauté de régler la production et d’organiser les échanges, et il constituait la valeur par le travail. Chaque objet valait la quantité de travail qui, directement ou indirectement, avait été nécessaire pour le produire. Mais on peut dire que, déjà, en 1793, dans l’élan de sa pensée révolutionnaire, Fichte avait démêlé ce qui sera bientôt le principe même de sa pensée socialiste, je veux dire le rôle essentiel de la force de travail. Et de même que, par Dolivier, Babeuf et L’Ange, le socialisme français en ses formes diverses se rattache à l’extrême démocratie révolutionnaire et à la Révolution, de même le socialisme allemand se rattache par Fichte à la Révolution française. C’est dans un livre destiné à défendre la Révolution que Fichte proclame le droit souverain de la force de travail. C’est l’ébranlement révolutionnaire qui a fait éclater, sous les institutions périssables, cette force de travail éternelle. Lorsque Fichte déclare qu’en se retirant d’une forme de propriété où elle s’était engagée d’abord, la force de travail ne doit aucune indemnité, parce que c’est elle qui avait créé d’abord les valeurs que maintenant elle détruit, il proclame que la force de travail est le droit souverain qui n’est comptable qu’avec lui-même. Mais n’est-ce pas la Révolution qui avait aboli sans indemnité toute servitude personnelle ? Je ne sais si Fichte avait entrevu, dès 1793, les linéaments du système d’organisation socialiste qu’il tracera plus tard dans l’État commercial fermé. On dirait parfois, au tour énigmatique de ses paroles, qu’il réserve une partie de sa pensée. Il annonce une transformation nécessaire de tout le système des échanges. Entendait-il seulement par là la liberté entière des échanges et du travail substituée au régime corporatif et féodal ? Pourquoi ne le dit-il pas plus expressément ? Il me paraît probable qu’il était dès lors préoccupé de trouver une règle juridique de ces échanges et qu’il commençait à entrevoir dans la valeur constituée par le travail la mesure du droit économique. Les efforts tâtonnants de la Révolution française pour déterminer les prix ne lui échappaient pas. Et sans doute il songeait à trouver une base de détermination.

« Que celui qui a des yeux pour voir, voie », dit-il un peu mystérieusement, et il nous avertit par là que les conséquences de ses principes vont au delà de ce qu’il a marqué lui-même explicitement. Ce n’est donc pas seulement la résorption de toutes les grandes propriétés par le travail qu’il prévoit. Une fois toutes ces forces de travail en présence, quelle sera la règle de leurs rapports ? Ne sera-ce pas le travail lui-même ?

Ainsi Fichte commençait sans doute à pressentir le système selon lequel l’échange des produits sera réglé par la communauté, sur la base des valeurs intégrées en chaque objet par le travail.

Mais sans doute aussi ces pensées étaient encore très flottantes et très obscures en son esprit à cette date. Je suis porté à croire que la politique du maximum, appliquée en France en 1793 et 1794, précisa en ce sens les idées de Fichte. Cet immense effort de réglementation et d’organisation des prix restait arbitraire, puisque c’est sur les prix de 1790, majorés d’un tiers, qu’étaient construits les prix nouveaux. C’était une base toute empirique et Fichte chercha certainement une base rationnelle. On peut dire que le système de Fichte, c’est le maximum appuyé à une idée, et déterminé selon une règle de raison.

Ainsi l’extraordinaire crise des prix qui en France suscitait les systèmes de Dolivier et de L’Ange, suscitait en Allemagne les pensées de Fichte. Quoi d’étonnant qu’un prodigieux désordre économique ait induit les esprits profonds à réfléchir sur les principes mêmes de l’économie sociale ? Tout au fond de l’abîme ouvert par les convulsions de la terre, c’est la force de travail qui, comme une source chaude et impétueuse, bouillonnait et jaillissait.

Mais de quel dédain Fichte accueille les privilégiés qui, brusquement privés de l’exploitation du travail des autres, ne pourront plus vivre ! Et avec quelle ironie terrible, toute pénétrée de gravité juridique, il leur offre une indemnité ! « Si donc le privilégié ne peut plus alléguer, pour s’annexer la force de travail des autres, le droit de la propriété héréditaire, il doit travailler, qu’il le veuille ou non. Nous ne sommes pas tenus de le nourrir.

« Mais il ne peut pas travailler, dit-il. Dans la confiance que nous continuerions à le nourrir par notre travail il a négligé d’exercer et de former ses propres forces, il n’a rien appris qui lui permette de se nourrir, et maintenant il est trop tard, maintenant ses forces sont trop affaiblies et rouillées par une longue paresse pour qu’il soit encore en son pouvoir d’apprendre quelque chose d’utile. — Et de cela vraiment nous sommes responsables par le contrat peu sage que nous avions consenti. Si nous ne lui avions pas laissé croire dès sa jeunesse que nous le nourririons sans aucun effort de sa part, il aurait dû apprendre quelque chose. Nous sommes donc tenus, et cela en vertu du droit, à l’indemniser, c’est-à-dire à le nourrir, jusqu’à ce qu’il ait appris à se nourrir lui-même. »

Oui, terrible déduction juridique. La seule chose que nous devions au privilégié, c’est une indemnité pour les habitudes de paresse et d’incapacité que notre complaisance a créées en lui. « Mais comment devons-nous le nourrir ? Devons-nous continuer à manquer du nécessaire pour qu’il puisse nager dans le superflu, ou bien suffit-il de lui donner l’indispensable ? »

Écoutez quel accent de colère révolutionnaire vibre dans la réponse de Fichte et comme il a été irrité par tout l’étalage de fausse pitié où se complaisaient, à l’égard de la famille royale et des princes de France, les contre-révolutionnaires allemands : « On a vu parmi nous bien des sentiments mélancoliques et on a entendu bien des plaintes au sujet de la misère supposée de beaucoup d’hommes qui étaient tombés soudain de la plus grande splendeur dans une condition bien plus médiocre.

« Ces plaintes venaient d’hommes qui dans leurs jours les plus heureux n’ont jamais eu le bien-être dont jouissent, dans leurs jours les plus mauvais, ceux sur lesquels ils s’apitoyent, et qui tiendraient pour un bonheur extrême le faible reste du bonheur de ceux-ci. L’effroyable gaspillage de la table d’un roi a été un peu restreint, et des gens qui n’ont jamais eu et n’auront jamais une table comparable à cette table royale un peu diminuée, regrettent ce roi. Une reine a manqué quelque temps de quelques bijoux, et ceux qui auraient été bien heureux s’ils avaient pu partager ce manque, déploraient la misère de la reine. En vérité ce n’est pas la bonté d’âme qui fait défaut à notre temps. Mais toutes ces plaintes impliquent un système, et ce système c’est celui-ci : Il y a une classe de mortels qui a je ne sais quel droit à contenter toutes les fantaisies que lui peut suggérer l’imagination la plus déréglée. Il y a une seconde classe qui n’a pas droit tout à fait à autant de besoins que la première. Il en est une troisième qui n’a pas tout à fait autant de droits que la seconde, jusqu’à ce qu’enfin on soit descendue une classe qui doit être privée du plus strict nécessaire pour assurer à ceux d’en haut le plus large superflu. »

Donc la servitude personnelle sera abolie sans autre indemnité qu’une pension modeste aux privilégiés d’hier que leur privilège même aura rendu incapables de gagner leur vie. Ce sera une indemnité, non pas du dommage qui leur est causé par la suppression du privilège, mais au contraire, du dommage qui leur fut causé par le privilège. Et ici encore, sous l’âpre ironie juridique, il y a ce souci des ménagements et des transitions qui ne quitte jamais la pensée allemande, même chez les révolutionnaires véhéments comme Fichte.

Pour ce que les Constituants appelaient la servitude réelle, pour ce que Fichte appelle les droits sur les choses, en un mot pour toutes les redevances féodales, cens, corvées, etc., qui n’entraînent pas ou ne suppriment pas directement la liberté individuelle, c’est au système du rachat qu’adhère Fichte. L’esprit révolutionnaire des paysans de France est parvenu jusqu’à lui, mais atténué, comme on le verra, et amorti.

Il attaque à fond le privilège nobiliaire. La noblesse avait un sens dans le monde antique, où de larges espaces s’ouvraient aux héroïques initiatives. La gloire de la famille excitait les descendants à déployer à leur tour les grandes et audacieuses vertus. Mais les sociétés modernes sont un mécanisme bien réglé où toutes les activités sont également prises. Aussi bien, Fichte trouve inutile et injuste d’abolir, par la loi, les noms de noblesse, d’arracher à des familles illustres leur désignation traditionnelle, et en ce point il se sépare de l’Assemblée constituante. Il veut même laisser subsister les titres de noblesse qui ont fini par s’incorporer au nom de certaines familles. Mais il demande que nul ne soit tenu, par la loi, de désigner sous ces titres telle ou telle personne et de la saluer d’un : Monsieur le comte ou Monsieur le baron. Il demande en outre (et cela est en réalité l’abolition des titres de noblesse) que chaque citoyen puisse s’en affubler à son gré.

Mais ce sont les privilèges de propriété, plus encore que les privilèges de vanité, qu’il veut détruire. D’abord, les nobles se sont réservé une certaine catégorie de biens, les biens de chevaliers (Rittergüter), que des nobles seuls peuvent acquérir. Ici l’or bourgeois perd sa valeur, il n’a plus puissance d’achat. Les nobles prétendent que la propriété foncière est la base nécessaire de leur privilège de noblesse. Soit ; mais alors pourquoi les fils n’auraient-ils pas la force morale de refuser les offres qui pourraient leur être faites, et de maintenir en fait l’inaliénabilité du domaine ? Pourquoi font-ils appel à l’intervention de la loi, qui met hors du commerce une partie de la terre allemande ? Déjà, pour faciliter l’échange des biens de chevaliers entre nobles, la noblesse a créé des caisses de prêt, qu’elle alimente seule, ou avec le concours de l’État, et où elle puise seule. C’est, dit Fichte, une combinaison assez égoïste, et ce crédit de caste est bien étroit. Mais enfin, il n’y a rien là qui offense la justice. Pourquoi les nobles vont-ils au delà, et excluent-ils la bourgeoisie et le paysan du droit d’acquérir certaine catégorie de biens ? Il faut que le principe des biens de chevaliers tombe.

« Mais il y a d’autres privilèges, dont la noblesse est jalouse et qu’elle n’abandonnera pas volontiers aux mains du citoyen. Examinons-les donc pour voir si le propriétaire foncier, qu’il soit noble ou non, est vraiment fondé à les revendiquer. Nous trouvons d’abord des droits sur les biens des paysans, corvées déterminées ou indéterminées, droits de pacage et pâturage, et autres analogues. Nous ne voulons pas rechercher l’origine réelle de ces droits ; supposé que nous en découvrions l’injustice, nous n’aurons rien avancé par là, parce que sans doute il serait impossible de trouver les vrais descendants des premiers oppresseurs et des premiers opprimés, et de désigner à ceux-ci l’homme auprès duquel ils auraient à se pourvoir. — Mais l’origine du droit est aisée à montrer. Voici comment on justifie théoriquement et juridiquement ces redevances. Les champs ne sont qu’en partie ou ils ne sont pas du tout la propriété du paysan, et celui-ci est obligé de payer l’intérêt ou bien du capital du maître foncier engagé sur sa terre (c’est ce qu’on appelle en langage féodal : eiserner stamm, la branche de fer), ou bien même de la totalité du domaine ; et cet intérêt, cette rente, il ne la paie pas en argent, en monnaie, mais en services, en avantages procurés par lui au maître foncier sur le domaine qu’il ne possède que sous condition ou à titre de prêt. Même si ces privilèges ne s’étaient pas constitués ainsi à l’origine, tout s’équilibre par l’échange des biens de chevaliers et des biens de paysans. Il est naturel que le paysan paye d’autant moins pour l’achat de son domaine que les charges qui pèsent sur ce domaine et les intérêts comptés en argent représentent un capital plus considérable, et que le possesseur d’un bien de chevalier paie d’autant plus pour l’achat de ce domaine que les services des paysans qui s’y rattachent, évalués en capital, sont plus importants. Dès lors, celui-ci a en réalité payé la valeur des redevances, et c’est à bon droit qu’il exige le payement des intérêts. Contre la légitimité de cette revendication en soi il n’y a rien à dire, et c’était au reste par une grossière attaque au droit de propriété, qu’il y a quelques années, les paysans d’un certain État voulaient se soustraire violemment, et sans la moindre indemnité, à ces services. Cette attaque au droit de propriété provenait de l’ignorance des paysans, et aussi de l’ignorance d’une partie de la noblesse, qui n’était pas renseignée sur le fondement de droit de ses propres prétentions. Et on aurait paré au danger beaucoup mieux par une adresse fortement motivée que par de ridicules dragonnades et de déshonorantes condamnations au régime de forteresse. (Les paysans armés de faux et de fourches n’auraient pas tardé à renoncer à toute attaque ; mais le lieutenant N… vengea l’honneur des armes de l’État de S…, raconte un pompeux historien de cette glorieuse expédition.) — Mais contre la façon de percevoir ces intérêts il y a beaucoup à objecter. Je ne veux pas parler du dommage que cause à tous le droit de pacage. Après toutes les démonstrations qui en ont été faites et qui sont demeurées stériles, il paraît inutile de se dépenser encore en arguments. Je ne veux pas parler non plus de la dépense de temps et de forces, et de la dégradation morale qui résulte pour tout l’État du système des corvées. Les mêmes mains qui travaillent à la corvée sur le champ du seigneur, le plus languissamment possible, parce qu’elles travaillent à regret, travailleraient autant que possible sur un champ à elles. Le tiers des corvéables, loués à un salaire raisonnable, produiraient plus que ces travailleurs forcés tous ensemble. L’État aurait gagné les deux tiers des travailleurs ; les campagnes seraient mieux travaillées et utilisées ; le sentiment de la servitude, qui corrompt profondément le paysan, les plaintes réciproques qui s’élèvent entre lui et le seigneur, et le mécontentement où il est de son propre état, disparaîtraient. Il serait bientôt un homme meilleur et le seigneur aussi. Je veux aller au fond même de la question, et je demande : D’où vient le droit de vos « branches de fer », de vos cens perpétuels, de vos redevances éternelles ? Je vois bien que tout cela procure les plus grands avantages à ceux qui possèdent, et particulièrement à la noblesse, qui a imaginé ces formes de redevances. Mais je ne demande pas où est votre intérêt, je demande où est votre droit. — Votre capital ne doit pas vous être dérobé, cela se comprend de soi-même. Nous ne pouvons pas non plus vous obliger à en recevoir de nous la compensation en argent. Vous êtes copropriétaires de notre bien, et nous ne pouvons vous obliger à nous vendre votre part, si vous ne voulez pas vous en défaire. Soit ! Mais qui nous dit pourquoi ce seul bien est nécessairement indivisible, et ne doit former qu’un seul bien ? Si votre copropriété et la façon particulière dont vous l’exercez ne nous plaisent plus, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de vous rendre votre part ? Si je possède deux charrues de terre, et si je n’ai payé que la moitié de leur valeur, parce la seconde moitié doit rester votre « capital de fer », la moitié de deux charrues n’est-ce point une charrue ? J’en ai payé une, et la seconde est à vous : je garde la mienne, reprenez la vôtre. Qui pourrait élever un grief contre cette opération ? — Vous est-il au plus haut point incommode de la reprendre ? Soit, s’il peut m’être commode à moi de la garder, faisons un nouveau contrat sur le mode de règlement des intérêts, qui soit avantageux non seulement pour vous, mais pour moi. Si nous sommes unis, les choses peuvent aller ainsi. — Voilà les principes de droit, d’où procèdent des moyens multiples d’abolir le système oppressif des corvées et des redevances

Louis XVI est conduit du Temple à l’Assemblée nationale le 11 décembre 1792.
(D’après une estampe allemande de la Bibliothèque Nationale.)


et sans attaquer la propriété, si seulement l’État prend la question au sérieux, si ses objections ne sont pas des échappatoires, et s’il ne préfère pas l’intérêt du petit nombre des privilégiés au droit et à l’intérêt de tous.

« Pour appliquer ce principe au paysan qui n’a sur son bien aucun droit de propriété, mais qui l’a simplement reçu à usage de son seigneur, il est parfaitement clair qu’il a le droit de rendre ce bien si les services et redevances qui le grèvent lui paraissent injustes ou oppressifs. Si le seigneur veut néanmoins qu’il le garde, ils ne peuvent traiter l’un avec l’autre jusqu’à ce qu’ils soient d’accord.

« Mais non, dit le droit traditionnel, le paysan qui n’a aucune propriété sur le sol appartient lui-même au sol ; lui-même est une propriété du seigneur ; il ne peut pas s’éloigner du bien comme il veut, le droit du seigneur foncier s’étend à sa personne. Mais ceci est en contradiction violente avec le droit de l’humanité en soi ; c’est l’esclavage dans la pleine acception du mot. Chaque homme peut avoir des droits sur les choses, mais aucun ne peut avoir un droit immuable sur la personne d’un autre homme ; chaque homme a la propriété inaliénable de sa propre personne.

« Aussi longtemps que le serf veut rester, il peut rester ; aussitôt qu’il veut partir, le seigneur doit le laisser partir, et cela en vertu de son droit. Il ne peut pas dire ici : « J’ai payé en achetant mon bien le droit sur la personne de mon serf. » Personne ne pouvait lui vendre un pareil droit, car personne ne l’avait. S’il a payé quelque chose pour cela, il est trompé, et il peut s’en prendre au vendeur. Aucun État ne peut se vanter d’être civilisé quand ce droit inhumain existe encore, quand un homme a le droit de dire à un autre : « Tu es à moi. »

Et Fichte ajoute en une note indignée :

« Deux États voisins avaient fait un contrat sur la remise réciproque des soldats déserteurs. Dans les provinces frontières des deux États le servage, le droit de propriété sur la personne du paysan, était établi. Depuis longtemps un malheureux, pour échapper à l’inhumanité de son seigneur, s’était enfui au delà des frontières, et il était libre, après les avoir atteintes. Mais les seigneurs fonciers s’empressèrent des deux parts d’étendre le contrat à la livraison des paysans fugitifs, et, entre autres, un serf mourut, qui avait fui pour avoir détourné deux ceps de vigne. Il fut livré et succomba aux coups de bâton. Et cela se passait dans les cinq années qui viennent de finir, dans l’État que je considère comme le plus éclairé de l’Allemagne ! »

Oui, il y a dans Fichte un accent de Révolution. Ce n’est pas, comme Marx l’a dit, avec un dédain un peu sommaire, de l’ensemble de la littérature révolutionnaire allemande de cette époque, une traduction pédantesque de l’effort de Révolution de la France en « exigences de la raison pratique », et en formules kantiennes. Fichte se passionne pour les droits de l’homme et pour la dignité humaine, et il est prêt, visiblement, à entrer dans l’âpre combat pour les défendre. Il proteste avec force contre les dragonnades qui, dans un État allemand, furent dirigées contre les débiles tentatives de violence des paysans. Contre toute servitude personnelle, il prononce la sentence définitive : l’abolition sans indemnité. Et il indique, pour le rachat des servitudes réelles, un système qui sera appliqué plus tard en Allemagne et en Russie. Mais il est vrai que, malgré sa ferveur de justice et l’intrépidité de son âme, il ne perçoit pas toute la puissance des vibrations révolutionnaires de la France. Il paraît ignorer, quand il parle du faible soulèvement des paysans allemands, que presque partout avant le 4 août, et bien souvent depuis, les paysans français s’étaient soulevés et que cette explosion de force n’avait pas été étrangère à l’abrogation des droits féodaux.

Et surtout, chose curieuse, Fichte qui est si informé pourtant des choses de France, des décrets des Assemblées, des mouvements de l’opinion, et qui fait particulièrement allusion aux projets de loi agraire, semble ignorer les décrets de la Législative supprimant sans indemnité, après le Dix Août, des catégories entières de droits féodaux réels, le cens, le champart, etc. Ces décrets, d’une si grande importance politique et sociale, se perdirent-ils un peu dans le terrible éblouissement de la Révolution du Dix Août ? Ou bien Fichte, préoccupé d’éliminer tout le système féodal sans toucher au droit de propriété, a-t-il fait volontairement le silence sur des lois d’expropriation qui contrariaient son système et pouvaient, selon lui, compromettre en Allemagne la Révolution ? Son argumentation, comme sa conclusion, est un peu timide.

Il est bien vrai qu’il est impossible de retrouver les premiers oppresseurs et les premiers opprimés et leurs descendants. Mais si, dans son ensemble, le système féodal est une œuvre d’usurpation et de violence, s’il a son origine dans la force brutale et déréglée, qu’importe à la classe spoliée qu’il soit devenu difficile, par la longueur même de l’injustice qu’elle a subie, de mesurer et de doser exactement les réparations et les sanctions individuelles ? C’est à une libération d’ensemble qu’elle a droit et qu’elle prétend. Aussi les révolutionnaires français ne craignaient pas de fouiller jusqu’à la racine historique du droit féodal et de la mettre à nu. D’un geste la Révolution l’arrachait. Les paysans français, fiers, conscients de leur droit et de leur force, n’auraient jamais consenti à la solution imaginée par Fichte et qui prévaudra plus tard en plus d’un pays. Quoi ! pour nous libérer des corvées, des dîmes féodales, des droits censuels et casuels qui pèsent sur nous depuis des siècles, il faudra que nous les consacrions au profit du seigneur et que nous les consolidions en capital foncier ! Et pour nous débarrasser de la servitude qui infeste toute notre terre, il faudra que nous abandonnions au noble une partie de cette terre en toute propriété ! Pour nettoyer notre jardin de l’herbe féodale qui l’a tout envahi, il faudra que nous remettions au seigneur quelques carrés du jardin, et nous ne pourrons purger notre petit domaine de toute servitude qu’en le mutilant ! Cette amputation aurait été intolérable aux paysans de France. La grande vague révolutionnaire qui soulevait l’esprit de Fichte ne lui arrivait pourtant que ralentie et alanguie.

Mais s’il est moins hardi que la Révolution française en mouvement à propos des biens et des droits féodaux, il va jusqu’au bout de l’expropriation révolutionnaire pour les biens d’Église, ou du moins il y paraît aller. Sa déduction est forte, hardie, presque provocante. C’est une audacieuse application de la critique kantienne à la théorie des contrats.

De même que, selon Kant, les catégories de la raison ne valent que par leur application à l’expérience et dans le champ de l’expérience, de même, selon Fichte, les contrats ne valent que lorsqu’ils se réalisent dans les limites du monde sensible. Or, les contrats conclus avec l’Église touchent, par un bout, à la terre dont on abandonne à l’Église une portion, et par l’autre bout aux régions invisibles où l’Église promet d’invérifiables avantages. Les contrats avec l’Église sont donc hors du monde manifesté, ils n’ont donc ni sens ni réalité, ni force contraignante pour l’homme.

« Aucun contrat n’est exécuté jusqu’à ce qu’il ait été introduit dans le monde des phénomènes, jusqu’à ce que les deux parties aient fourni ce qu’elles avaient promis de fournir. Un échange de biens terrestres contre des biens célestes ne passe pas, au moins en cette vie, dans le monde des réalités sensibles. Le possesseur des biens terrestres a bien fourni sa part, mais le propriétaire des biens célestes n’a pas fourni la sienne. C’est seulement par la foi que le premier s’est approprié un bien en échange duquel il ne donne pas seulement l’espérance que ses biens à lui passeront à l’Église, mais la possession réelle de ces biens. Qui sait s’il a réellement la foi à l’Église ? Qui sait s’il la gardera toujours, s’il ne la perdra pas avant sa fin ? Qui sait si l’Église a la volonté de tenir sa parole ? Et si, même au cas où elle aurait maintenant cette volonté, elle n’en changera point ? Qui sait s’il y a là vraiment, ou non, un contrat réel entre deux parties ? Nul autre que l’Omniscient. Une partie ou les deux peuvent à tout moment révoquer leur volonté, dès lors la volonté réciproque n’est point entrée dans le monde du phénomène.

« Le possesseur des biens terrestres en a fait la livraison, et il a reçu en retour le droit d’espérer que l’Église livrera aussi : il pense que sa propriété est devenue propriété de l’Église. Maintenant il perd la foi ou en la bonne volonté de l’Église ou en sa capacité de le rendre heureux, il n’a donc aucun dédommagement à espérer. Sa volonté est changée et son bien suit sa volonté. Celui-ci était toujours resté sa propriété, maintenant il se l’approprie de nouveau réellement. Si l’on a en quelque contrat le droit de repentir, c’est manifestement dans un contrat avec l’Église. Pas d’indemnité ! Nous n’avons pas joui des biens célestes de l’Église, l’Église peut les reprendre ; elle peut nous frapper de ses peines, de son anathème, de sa damnation. Elle en est pleinement libre, — et si nous ne croyons plus à l’Église, cela ne fera pas grande impression sur nous…

« Mon père a légué tous ses biens à l’Église pour le salut de son âme. Il meurt, et j’entre, conformément au droit civil, en possession de ses biens, à condition il est vrai de remplir toutes les obligations dont il les a grevés par contrat. Il a conclu sur ces biens un contrat avec l’Église, mais qui n’a jamais été réalisé dans le monde du phénomène, et qui ne repose que sur la foi.

Image contre-révolutionaire italienne.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Si je ne crois pas à l’Église, un pareil contrat est nul pour moi ; pour moi l’Église n’est rien, et si je revendique les biens de mon père, je n’attente du moins au droit de personne. L’État ne peut pas m’en empêcher. L’État, comme État, est aussi incroyant que moi ; comme État il sait aussi peu de l’Église que moi-même ; l’Église est aussi loin d’être quelque chose pour lui que pour moi. L’État ne peut pas protéger la possession d’une chose qui pour lui n’est pas. Il m’a assuré la possession de mes biens paternels à la condition que je ne m’approprie la propriété d’autre citoyen décédé. Je n’ai point fait cela ; il est donc tenu d’après le contrat de me protéger dans la possession de mes biens. C’étaient les biens de mon père, ils sont restés siens jusqu’à sa mort, car ce contrat qui, dans le monde des phénomènes, est nul devant la juridiction du droit naturel comme devant celle du droit social, n’a pu les aliéner. Il pouvait à la vérité y renoncer volontairement, et j’aurais pu confirmer sa volonté par mon silence, alors l’État n’aurait pas été pris à partie. Mais maintenant je ne confirme pas cette volonté, et j’interpelle l’État. Je puis abandonner mon droit, mais l’État ne le peut à ma place. — Mais mon père a cru ; pour lui, ce contrat était un lien. — Il a paru croire ; s’il a réellement cru, je n’en sais rien ; croit-il encore, s’il existe ? Je le sais encore moins. On peut dire ce qu’on voudra. Même avec mon père, je n’ai point affaire à un membre du monde invisible, mais à un membre du monde visible, et particulièrement de l’État. Il est mort, et dans l’État c’est moi qui occupe sa place. S’il vivait encore et s’il se repentait de s’être dessaisi, aurait-il le droit de reprendre ses biens ? Il l’aurait, donc je l’ai, car dans l’État je suis lui-même, je représente la même personne physique… Si mon père ne veut pas cela, qu’il revienne dans le monde visible, qu’il y reprenne possession de ses biens, et qu’il s’en dépouille ensuite comme il lui plaira. Jusque-là j’agis en son nom. -- Mais puisqu’il est mort dans la foi, j’agis plus sûrement en me conformant à sa foi ; je puis bien risquer mon âme, mais non celle d’un autre. — Oh ! si je pense ainsi, je ne suis pas décidément incroyant à l’égard de l’Église ; alors j’agis de façon inconséquente et folle si je risque même mon âme seule. Ou l’Église a dans une autre vie une puissance efficace ou elle ne l’a pas. Là-dessus, il faut arriver à une opinion ferme. Aussi longtemps que je ne l’ai pas, il est plus sûr pour moi de ne pas toucher aux biens d’Église ; car l’Église maudit, et cela de son plein droit, tous les spoliateurs de l’Église jusqu’au dernier jour. Le droit de revendication qu’a le premier héritier, le second l’a aussi et le troisième et le quatrième, et cela dans toute la suite des générations, car l’héritier n’hérite pas seulement des choses, mais des droits sur les choses.

« Mais les principes ainsi posés ont des conséquences plus vastes encore, et nous n’avons aucune raison de nous arrêter dans la voie des déductions possibles. Même en admettant que cette idée doive être limitée par des considérations ultérieures, qu’elle n’ait pas son application dans la réalité de la vie et qu’elle se réduise à un exercice de la réflexion, non seulement l’héritier régulier, mais tout homme, sans exception, a le droit de s’approprier des biens qui sont purement des biens d’Église. L’Église, comme telle, n’a ni force ni droit dans le monde visible ; pour celui qui ne croit pas à elle, elle n’est rien, et ce qui n’appartient à personne est la propriété du premier qui s’en empare dans le monde visible. Je m’installe en un point de la terre (je ne décide pas ici, à dessein, s’il y a en ce point trace d’un travail antérieur ou non), et je commence à le travailler pour me l’approprier. Tu viens, et tu me dis : « Retire-toi de là, cette place appartient à l’Église. » — Je ne sais rien d’aucune Église ; je ne reconnais aucune Église ; que ton Église me prouve son existence dans le monde visible, je ne sais rien d’un monde invisible, et la puissance de ton Église dans celui-ci n’a aucune prise sur moi, car je n’y crois pas. Tu aurais mieux fait de me dire que cette place appartient à l’homme qui est dans la lune, car si je ne connais pas cet homme, je connais du moins la lune ; je ne connais pas ton Église et je ne connais pas non plus le monde invisible où il faut qu’elle soit puissante. Laisse donc cet homme continuer sa vie dans la lune, ou fais-le descendre sur la terre et me démontrer son droit antérieur de propriété sur cette place ; je suis, moi, l’homme de la terre, et je veux à mes risques et périls en assumer la propriété.

« Mais si l’Église, comme Église, se rattache à un ordre invisible, elle a néanmoins, dans le monde visible, des représentants qui prétendent parler en son nom, qui revendiquent en son nom, et qui ont reçu d’elle, comme bénéficiaires, les biens dont elle dispose. Mais ces bénéficiaires, moi je ne les connais pas. Je ne connais que le bien qu’ils occupent, et qui est le mien. S’ils s’imaginent le tenir légitimement d’une Église à l’invisible pouvoir, leur affaire et non la mienne, et je n’ai point à les dédommager d’illusions dont je ne suis pas responsable, de songes que je n’ai point suscités. Tout ce que je leur dois, en les considérant comme des individus réels, dans le monde réel, c’est de les indemniser de la plus-value qu’ils auront donnée à mon bien par leur travail. Cette indemnité ne va nullement à l’Église dont ils se réclament. Libre à eux de la lui remettre, s’il leur plaît. Ce n’est pas comme bénéficiaires ou représentants d’Église que je les indemnise, c’est comme travailleurs et dans la mesure des valeurs que leur travail a créées. »

Ainsi sont réglés par Fichte les droits de l’individu sur les biens d’Église. Mais quels seront les rapports de l’État ? L’État ne peut avoir, selon Fichte, d’autre droit que celui des individus. Si la totalité des individus qui constituent l’État rompent avec l’Église, cessent de croire à elle et revendiquent leurs biens, l’État sera fondé à agir comme ces individus eux-mêmes et il reprendra, comme État, les biens que comme État il avait donnés à l’Église, maintenant inexistante pour lui. Il reprendra, comme État, les bénéfices qu’il a distribués au nom d’une Église qui n’est même plus une ombre pour lui, mais un néant. Il reprendra de même, comme État, les biens revendiqués sur l’Église au nom des individus ; et dont les individus lui feront abandon, et eux pour lesquels ne se présenteront pas des héritiers qualifiés. Mais l’hypothèse d’une rupture unanime des individus composant l’État avec l’Église et avec la foi est chimérique. Il n’y aura jamais qu’une portion des citoyens qui se retirera de tout système de rapports avec l’Église. Mais cette portion ira grandissant et c’est en son nom que l’État exercera sur les biens d’Église une revendication grandissante.

Comme on voit, la solution proposée par Fichte pour le problème des biens d’Église est à la fois plus hardie et plus timide que celle des légistes révolutionnaires de la France. Elle est plus hardie en ce qu’elle fait de la revendication des biens d’Église l’affirmation suprême de la conscience libérée. Le contrat conclu entre l’Église et les donateurs n’est pas précisément un contrat ; il n’a qu’une valeur subjective. Il ne garde quelque prise sur le donateur ou ses héritiers, que s’ils croient et continuent à croire à l’action efficace de l’Église dans un ordre invisible. Donc, la vraie rupture d’un contrat purement subjectif, c’est l’affirmation de la liberté subjective.

Selon Fichte, l’homme qui dit à l’Église : « Rends-moi le bien que je t’ai donné ou que mes ancêtres t’ont donné », lui signifie par là même : « Je ne crois plus en toi », et c’est dans la profondeur de la conscience que ce contrat illusoire se dénoue, comme il s’y était noué. La reprise de la propriété sur l’Église est donc en même temps une reprise de la pensée libre, et de même que l’aliénation apparente du domaine aux mains de l’Église avait été le signe et l’effet de la servitude de l’esprit abusé, la revendication du domaine est le signe et l’effet de la liberté reconquise par l’esprit éclairé. Et c’est en un drame intime et profond de la conscience et de la pensée, c’est en une sorte de tragédie intérieure que se résout pour Fichte la grande expropriation révolutionnaire des biens d’Église.

Oui, cela est plus profond en un sens et plus audacieux que la simple sécularisation. Sur chaque parcelle de terre laïcisée luit la lumière d’une pensée affranchie. Mais, quand on regarde aux nécessités de l’action, comme cette hardiesse est timide au fond, et paralysante ! Si la France révolutionnaire avait fondé le droit à l’expropriation de l’Église sur l’émancipation individuelle des consciences répudiant la croyance, elle aurait à peine détaché quelques parcelles du domaine ecclésiastique. Elle était encore presque toute catholique, et si pour reprendre aux moines fainéants, aux abbés de cour, aux évêques de boudoir, leurs prébendes, leurs abbayes, leurs bénéfices, il avait fallu que les citoyens rompent avec l’antique foi, et se délient eux-mêmes de tous les liens d’habitude et de crainte qui les rattachaient à un ordre « invisible », moines, évêques et abbés auraient retenu pendant des siècles encore les somptueux palais, les grasses prairies et les dîmes opulentes. Les révolutionnaires s’appliquèrent au contraire à dissocier leur vaste opération politique et sociale du problème de la croyance.

Non, nous ne voulons pas toucher à la foi. Non, nous ne vous demandons pas à l’égard de l’Église qui vous dépouille un aveu d’incrédulité. Même si vous continuez à croire à l’Église comme Église, même si vous avez foi en son origine surnaturelle et en sa vertu surnaturelle, vous avez le droit de n’être pas pressurés et spoliés par ses représentants indignes. Et ce n’est pas comme un abandon, c’est au contraire comme une restitution et comme une épuration de la foi, qu’ils présentaient la nationalisation des biens d’Église. Ce n’est pas en contestant le droit de « l’invisible » et en niant la réalité du contrat, que les légistes de la France ruinaient la propriété ecclésiastique. Ils affirmaient ou bien avec Talleyrand que l’État, en reprenant le domaine d’Église, était fidèle à la pensée des donateurs qui n’avaient désigné l’Église qu’à défaut de la nation, ou bien avec Thouret que l’Église n’ayant jamais été un corps n’avait jamais eu le droit de recevoir et de posséder.

Perfidie française. Attachement des troupes françaises à leur général après la défaite de Tournay.
Image contre-révolutionnaire anglaise.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Mais toutes ces raisons juridiques laissaient hors d’atteinte, elles laissaient même hors du débat la croyance elle-même, et la validité du contrat appuyé sur la foi. C’est par là que la Révolution put réussir. Et lorsque, trois ans après les discours de Talleyrand, de Thouret, de Mirabeau, trois ans après les grandes mesures qui sécularisaient au profit des bourgeois et paysans de France tout le domaine d’Église, on lit les paroles audacieuses et presque provocatrices de Fichte, qui veut libérer à la fois la conscience et la terre, et celle-ci par celle-là, on est d’abord frappé de cette combinaison hardie d’esprit révolutionnaire et d’esprit kantien ; on admire ce que l’exemple révolutionnaire de la France, bouleversant tout le vieux système féodal et ecclésiastique, communique d’audace agressive au kantisme, et tout ce que le kantisme donne de profondeur, d’intime et héroïque liberté, à l’esprit révolutionnaire un peu extérieur de la France. Mais on comprend aussi bien vite que si la France révolutionnaire avait surchargé du problème de la croyance la question déjà terriblement lourde de l’expropriation totale des biens d’Église, elle aurait succombé.

Les légistes révolutionnaires, expéditifs et hardis, réduisant au minimum les bagages de la Révolution en marche, lui ouvrirent d’emblée des routes toutes droites à travers la vieille forêt de préjugés et d’erreurs ; mais ils ne frappèrent d’abord à coups de hache que juste ce qu’il fallait abattre pour que la Révolution passât. Bien des murmures, des croyances et des rêves d’autrefois continuaient à flotter dans la vieille forêt humaine. Qu’importe ! la trouée de la Révolution était faite. Et le sol même où croissait l’antique forêt était arraché à l’Église. Lentement se modifieront les sèves. Fichte, au contraire, avant de nationaliser et de séculariser la terre, demandait aux arbres et aux brins d’herbe de renoncer aux flottantes chansons de jadis, aux bruissements accoutumés dans le vent du soir. C’était immobiliser la Révolution au seuil de la forêt incertaine et obscure.

Au reste, la déduction toute individualiste et subjective de Fichte n’aboutissait pas à une action d’ensemble, la seule décisive contre un ennemi redoutable. Ce n’est pas tout le domaine d’Église qui aurait été sécularisé, mais seulement la part de ce domaine correspondant aux revendications des individus affranchis de la foi. La théorie de nos légistes, au contraire, invalidait les contrats de donation ou autres qui avaient constitué la propriété d’Église pour des raisons générales. Et c’est toute la propriété d’Église, en bloc, qui était transférée par eux à la nation.

Ainsi la Révolution de propriété, transposée sur le mode de la pensée allemande, perdait un peu de sa vigueur et de son audace. Ce n’est pas que Fichte ne fût qu’un spéculatif impuissant ou un rêveur incertain. Il a cherché au contraire les formes précises par où la Révolution française pouvait entrer dans l’esprit et dans la vie de l’Allemagne. Bien loin d’endormir celle-ci par une sentimentalité vaine, c’est l’action qu’il lui propose. Quelque admiration qu’il ait pour Rousseau, dont il est tout pénétré, il met l’Allemagne en garde contre sa sensibilité douloureux et impuissante, contre son pessimisme affaiblissant. Il convie tous les citoyens à la lutte vigoureuse, à la fois libre et concertée, individuelle et collective, contre « la nature », c’est-à-dire contre la souffrance, contre l’injustice, contre l’inégalité. « Quiconque ne sent pas la douleur des autres hommes, est un homme vulgaire. Celui qui souffre de la douleur des autres doit chercher à se libérer de cette souffrance en employant toutes ses forces à améliorer l’ordre de choses dans sa sphère et tout autour de lui. Et en supposant même que son effort en ce sens resterait stérile, le sentiment de son activité, la vue de sa propre force luttant contre l’universelle corruption, suffisent à lui faire oublier sa douleur. C’est en cela que pécha Rousseau. Il avait de l’énergie, mais plutôt l’énergie de la souffrance que l’énergie de l’action ; il sentait fortement la misère des hommes, mais il sentait beaucoup moins les forces qui étaient en lui, capables de dominer cette misère ; et ainsi, il jugea les autres comme il se sentait lui-même : il exagéra la débilité de la race humaine devant la misère universelle, comme il ressentait trop sa propre faiblesse devant sa propre misère. Il calcula les souffrances ; il ne calcula pas les forces que l’humanité portait en elle pour les vaincre. Paix à sa cendre, et bénédiction à sa mémoire. Il a agi. Il a versé le feu dans bien des âmes qui ensuite allèrent plus loin. Mais il agit presque sans avoir lui-même conscience de sa propre activité. Il agit sans appeler d’autres hommes à l’action, sans calculer la puissance de cette action commune contre la totalité de la souffrance et de la corruption… Ainsi Rousseau peint la raison au repos, et non au combat ; il débilite la sensibilité, au lieu de fortifier la raison. »

Oui, mais si l’Allemagne sortait du cercle de la passion impuissante, si elle allait au delà de Werther, au delà de Rousseau, si elle empruntait à Rousseau le feu de son âme mais pour en passionner un monde nouveau, si elle proclamait sa foi dans l’action, dans l’action individuelle et dans l’action sociale, si elle déclarait la guerre aux forces du mal, à l’inégalité, à l’ignorance, à la misère, à la servitude, n’est-ce pas que l’incalculable force d’action qui soulevait la terre de France s’était propagée, par un grand ébranlement, aux pays voisins et à toute l’étendue des esprits ? Ainsi, même dans la placide et somnolente Allemagne, d’âpres cimes surgissaient, sous la pression du feu intérieur dont la France révolutionnaire était le foyer.

Est-ce que, en Allemagne comme en France, la question de la propriété elle-même, de toute la propriété commençait à se poser ? La critique, appliquée à la propriété féodale et ecclésiastique, s’étendait-elle à toutes les formes de la propriété, aux formes bourgeoises et capitalistes comme aux autres ? Et peut-on trouver dans le mouvement de la pensée allemande l’équivalent des pensées encore incertaines, du demi-communisme de Dolivier, du demi-fouriérisme de L’Ange ? En lisant la correspondance de Forster, je fus très frappé de ce qu’il écrivait de Paris à sa femme, le 19 juillet 1793 : « Un bon livre allemand me réservait hier une autre joie : Sur l’homme et sa condition, 1792, petit in-octavo, Berlin, à la librairie de Franke. C’est une des plus rares productions de notre temps, l’œuvre d’un homme jeune, qui pense et sent avec justesse. Je voudrais savoir qui il est et comment il se nomme. Comme il est impossible qu’il y ait accord complet des esprits, il y a un point sur lequel ses vues s’éloignent des miennes : ce sont ses idées politiques sur la communauté de la propriété. ». Un livre communiste à Berlin en 1792, en pleine tourmente de la Révolution, et un livre qui passionnait le grand et libre esprit de Forster !

Je signalai le passage à Édouard Bernstein, qui a recherché et trouvé le livre à la Bibliothèque royale de Berlin. Il en a publié dans le 3e cahier de ses Documente des Socialismus la partie communiste. L’objet essentiel du livre est l’éducation, et nulle part l’auteur (inconnu) ne se rattache directement et explicitement à la Révolution française. Mais est-il possible d’admettre que l’immense renouvellement politique et social de la France n’ait pas agi sur un esprit aussi épris de nouveauté ? Aussi bien, il se réfère aux œuvres de Wieland, qui, comme nous l’avons vu, a souvent abondé dans le sens de la Révolution française. Comment le jeune écrivain qui se proclame le disciple, presque le fils intellectuel de Wieland, n’aurait-il lu que les œuvres politiques et sociales du maître antérieures à la Révolution, et aurait-il négligé ce qu’il écrivait sur la Révolution elle-même, spectacle prodigieux ? Il me semble d’ailleurs, à la façon dont il parle de Wieland et se réclame de lui, qu’il espère couvrir de son autorité ses propres hardiesses, et qu’en même temps il reconnaît l’avoir dépassé.

« Mes guides, écrit-il, furent les œuvres de Wieland. Je trouvai là la nature plus nettement caractérisée qu’elle-même ne s’offrait spontanément à moi. Mes pensées se séparèrent chaque jour davantage des pensées communes ; je trouvai dans notre condition, et dans l’ensemble des institutions qui devaient nous préparer au bonheur, tant de choses contraires au but, que je ne pus réprimer plus longtemps le désir de soumettre mes idées au public et de m’éprouver ainsi moi-même. C’est en lisant le Miroir d’or et l’Histoire de Danishmend que mes pensées prenaient force… Ainsi ce n’est point par un vil larcin que je me suis approprié ce qu’il peut y avoir des autres dans mon livre, et c’est pour être assuré contre tout soupçon de ce genre que j’ai publiquement reconnu ici combien je dois au père de la littérature allemande pour mon éducation. Quelle attitude prendra Wieland à l’égard de cette mise en œuvre de ses propres travaux : c’est ce que m’apprendra bientôt ou un jugement public, ou un silence plein de mansuétude… Mais pourra-t-il y avoir déshonneur pour lui à avoir ouvert mes yeux qui, à la vérité, restent mes yeux ? »

Ainsi il a bien conscience de la hardiesse de son entreprise, et il engage tout ensemble et dégage Wieland. Il voudrait se couvrir de lui, et il craint en même temps, s’il le compromet, d’en être brutalement désavoué. À voir tous ces manèges de prudence et toute cette diplomatie, je suis tenté de croire que c’est uniquement pour ne pas aggraver son cas et pour glisser ses idées révolutionnaires sans trop de péril, que l’auteur se garde de toute allusion à la Révolution française. Mais je crois bien qu’elle est le vrai foyer où ses pensées prenaient force. Car il y a bien loin des pauvres phrases apitoyées et vagues de Wieland, que j’ai citées, sur la misère des journaliers et sur la nécessité de créer des ouvroirs nationaux, à tout le plan de communisme égalitaire développé par l’écrivain.

Dans cet exposé communiste, « les Droits de l’Homme » reviennent sans cesse comme un refrain, et quoiqu’il y ait dans Wieland même, comme nous l’avons vu, une déclaration des Droits, il est bien malaisé de penser que cet appel aux Droits de l’Homme, en 1792, n’est pas un écho de la Révolution. Parfois même, malgré les calculs de prudence de l’auteur, l’accent révolutionnaire éclate. Quand il parle de la longue patience, de l’incroyable résignation des peuples à toutes les exploitations et à toutes les servitudes, il ajoute : « Sauf quand le désespoir, de sa main puissante, rétablit l’homme dans ses droits ». C’est bien, en ce passage, le grondement sourd de la Révolution voisine. À vrai dire, son communisme reste encore très utopique, et tandis que chez Dolivier, chez L’Ange, chez les premiers socialistes français, le lien réel des idées communistes et des événements révolutionnaires apparaît, ici l’idée communiste reste dans l’abstrait, et on serait tenté de ne voir dans ce livre qu’une thèse d’école, s’il ne participait malgré tout, par je ne sais quel frémissement et par le tour audacieux de certaines paroles, à l’ébranlement du monde :

« Beaucoup d’hommes n’ont pas ce à quoi leurs besoins leur donnent droit, et le mécontentement universel n’est que trop fondé.

« À mesure que s’accumulent les richesses, grandissent aussi les besoins factices des privilégiés ; de là gaspillages, convoitises, envie, violence.

« Ah ! s’il était possible que la propriété privée (Privateigentum) cessât d’être le seul moyen, si corrupteur, d’étendre son moi, et si le citoyen, comme les enfants dans la maison du père, pouvaient se rassasier à la table commune d’un État aux proportions modestes, quelle foule énorme de crimes, et plus encore de vices, amis des ténèbres et fils du luxe, s’évanouiraient ! »

Mais quel chaos d’idées dans cette Allemagne morcelée et impuissante ! Le communisme, l’étroite et familiale solidarité, n’apparaît possible à l’écrivain que dans des États minuscules. Et voilà son communisme marqué d’un trait rétrograde, négation de la grande Allemagne unifiée.

Mais « cette suppression de la propriété privée est-elle conforme à la nature humaine ? Comment l’industrie se maintiendra-t-elle à l’avenir, si la propriété, l’œuvre de ses mains, lui est enlevée ? »

Observez qu’il ne s’agit pas ici seulement du communisme agraire, mais du communisme universel, et particulièrement du communisme industriel. Oui, l’industrie, toute l’industrie pourra vivre et se développer sans l’aiguillon de la propriété individuelle :

« La question est importante, et la méfiance à l’égard de la race humaine est justifiée par ses propres fautes. Tu connais l’homme par ses faiblesses, mais tu ne connais point la cause de celles-ci. Crois-tu sérieusement que rien de plus grand ne peut sortir de la nature humaine ? As-tu cherché si le même sol avec une autre culture ne donnerait pas du blé au lieu de chardons ? La nature de l’homme est telle, elle comporte des modifications si infiniment multiples, qu’on peut la former à tous les degrés de perfection, — du diable à l’ange. — Et nous nous trompons si nous voyons dans notre nature, façonnée par le temps et les circonstances, la nature de l’homme. La propriété privée est à coup sûr une forte excitation au travail, et lorsque le désir de la propriété est vif, l’homme sacrifie volontiers sa peine et sa vie même. Mais la question est de savoir si la propriété est en effet le seul moyen d’exciter l’activité de l’homme. »

N’est-ce point déjà, malgré le caractère trop général de ces propositions, un commencement d’application de la méthode évolutive et historique au problème de la propriété ? La nature humaine est conçue comme infiniment plastique : le rôle d’excitation de la propriété privée n’est point méconnue. Mais avec d’autres circonstances sociales, avec un autre milieu social, d’autres principes d’action seraient efficaces.

« S’il n’y avait pas de propriété individuelle, penses-tu, nous reviendrions bientôt à la nature brute. La propriété nous a donc éduqués et élevés. Mais comment puis-je en être sûr ? Est-ce parce que la propriété privée a été constatée partout où l’industrie domine et progresse… L’expérience, autant qu’elle peut être démonstrative, semble conclure en ce sens : mais si l’essence des choses est limitée par leurs formes passées, nos plus belles espérances s’effeuilleraient en un jour. »

C’est bien le grand souffle d’optimisme du xviiie siècle, et comment le prodigieux spectacle de la Révolution française, qui suscitait soudain tant de formes nouvelles de vie, n’aurait-il point contribué à l’essor de l’espérance humaine ?

Aussi bien, si la propriété privée semble jusqu’ici avoir accompagné et favorisé tous les progrès, on la retrouve aussi aux degrés les plus bas de la civilisation humaine. L’ichtyophage ne veut pas que l’on touche au poisson qu’il a pris. Le chasseur sauvage s’isole pour être seul maître de son gibier, et cet isolement prolonge la sauvagerie. Pas plus qu’elle n’a toujours haussé le niveau de la vie humaine, la propriété privée n’a pu empêcher la chute des sociétés. C’est sur la propriété privée que reposait la puissance des Phéniciens, des Grecs, des Romains : tous ces empires se sont dissous. À côté des progrès substantiels et vrais, le zèle de la propriété privée, la convoitise et l’orgueil qui en sont inséparables ont suscité des progrès factices et funestes.

« La mode use au service de ses caprices et de ses frivolités d’innombrables forces de travail. Des littérateurs de pacotille fabriquent des romans à la grosse, pour remplir un peu la tête vide des femmes. Les vrais artistes, ceux qui créent des formes sévères et pures de beauté, sont rebutés par les princes, par les riches, maîtres de l’art même et du beau par la puissance de l’or. Le travail et la vie même des peuples sont comme pétrifiés en palais fastueux et médiocres, où éclatent la vanité et la sottise. C’est à peine si, de loin en loin, une pure fleur de beauté et de noblesse peut éclore. Les éducateurs de la nation, pauvres, dédaignés et blêmes, ne lui communiquent que tristesse et incertitude. Voilà au moins une part des effets de la propriété privée. Elle parvient encore à tromper l’homme sur sa propre nature. Parce que la propriété dirige et égare l’industrie, parce qu’elle lui impose des œuvres inutiles ou insensées, on croit que c’est la propriété qui suscite l’industrie. Non : elle la pervertit, elle ne la crée pas. Elle la précipite en de faux chemins ; elle n’en est pas le ressort.

« Le principe de toute activité est le sentiment de la force. Si ce sentiment est dès la jeunesse nourri et dirigé par le travail, alors l’emploi de cette force devient une nécessité absolue, et le mode d’emploi de cette force est déterminé en partie par la direction qui lui est systématiquement donnée, en partie par le goût de la nation. C’est à l’éducation à décider du mode selon lequel cette force de travail s’exercera. Et le jour où l’intérêt de l’État ne se confondrait pas artificiellement avec l’intérêt de castes d’exploitation et d’oppression, le jour où l’État aurait secoué le lourd parasitisme des hommes de loi, des douaniers, des bourreaux, des moines, ce jour-là l’irrésistible force de travail se dirigerait vers l’intérêt commun de l’État et des individus, vers le bien-être large et sain de tous. »

« Dans les communautés des frères Moraves, qui n’ont point de propriété individuelle, qui sont seulement les administrateurs temporaires du domaine commun, le travail est très actif, et l’industrie très perfectionnée. Et si ces hommes paraissent tristes et sombres, c’est à cause de la dureté de leur loi religieuse, ce n’est point parce qu’ils sont déliés par le communisme des soucis et des luttes de la vie.

« Ce n’est pas la forme politique, la forme extérieure des sociétés qu’il importe de changer. Les régimes politiques les plus divers peuvent être bons, s’ils préservent les citoyens de l’arbitraire. Mais ce sont les mœurs, les systèmes d’éducation et les institutions sociales qu’il faut renouveler pour substituer la paix et la joie de la propriété commune aux conflits et aux douleurs que suscite la propriété privée.

« Mais qu’adviendra-t-il des métiers les plus bas et pourtant les plus nécessaires, et auxquels on ne se soumet que par cette extrême nécessité qui ne connaît plus les bienséances ? — Mais s’il y a des métiers répugnants, c’est en partie parce qu’ils sont sales, et il y a bien peu de ces besognes qui ne pourraient être ou supprimées ou réduites par un autre genre de vie. Cette répugnance tient aussi à une fausse idée des bienséances, et je conviens qu’il est beaucoup de travaux dont la délicate Dame Décence ne peut soutenir un instant la vue sans porter son éventail à son visage. Un Monsieur de… s’accommoderait fort mal d’avoir à faire une paire de souliers pour lui-même ou pour un autre. Mais je doute que ce genre d’occupation lui répugnât plus qu’il ne répugnerait à un brave citoyen, dans une société fondée sur la nature, de jouer le personnage d’un Monsieur de… Cette mobilité des convenances factices devrait nous rassurer, quand bien même la multiplicité des goûts et des penchants humains, qui peuvent être dirigés et stimulés dans le sens des besoins sociaux, ne nous donnerait pas la garantie qu’aucun genre de travail ne manquera précisément d’amateurs. »

C’est, comme on voit, l’éternelle et sotte objection qui est faite, encore aujourd’hui, au socialisme.

Mais les joies intimes et profondes que donne la propriété personnelle ne vont-elles point disparaître ou s’atténuer ?

« C’est moi qui me suis bâti cette maison : ici est attachée une parcelle de ma vie, et c’est pour cela que ce bien m’est cher. J’ai planté cet arbre, je l’ai planté pour moi : j’attends qu’il me donne des fruits à moi, et à nul autre, et il m’en vient un rafraîchissement. Et lorsque je pense qu’il appartiendra à mes enfants, et que, bien longtemps après que je serai en terre ils pourront se rassembler sous cet arbre et me bénir, oh ! cela me fait du bien au cœur ! Et vois : prends-moi maintenant mon arbre et ma maison, mon bonheur n’est plus. — Dieu nous garde que dans tout un État le bonheur sèche comme dans ton cœur. — C’est donc un vrai bonheur que le mien ? — C’est un vrai bonheur ; mais dis-moi, pourquoi l’œil de ton voisin est-il si trouble ? — Cela ne doit pas le surprendre. Son attelage s’est abattu, et il est trop pauvre pour en acquérir un autre et pourtant, le fonctionnaire demande la corvée. — Le pauvre homme ! Mais à qui donc était cet attelage qui s’est abattu ? — A qui ?… Mais à lui-même, et à nul autre. — Et cet homme n’a point d’arbre planté par lui, et à l’ombre duquel il puisse se reposer et se rafraîchir ? — Il en a ; mais quand le chagrin et le souci sont en nous, il n’y a pas d’ombre qui soit douce. — Et ne souhaiterais-tu point que ton voisin aussi fût joyeux ? — Comment ne pas le souhaiter ? Mais qui peut lui venir en aide ? — Vois : là précisément est la question. Qui peut l’aider ? qui l’aidera ? Il y a plus d’un habitant de ce village qui possède plus que ce dont il a besoin ; mais ce plus est à lui, et le moi insensible ne sait rien de la souffrance d’autrui. — Lui feras-tu un grief d’avoir ce plus, et de ne pas le donner ? — Pas précisément. Celui qui est indifférent à la souffrance d’autrui doit se garder de se trouver lui-même dans une situation où on le paiera de la même monnaie. Mais un mal qui, dans des conditions données, est nécessaire, et, par suite, excusable, cesse-t-il par là d’être un mal ? — Non, certes. — Cesse-t-il d’être sensible à un cœur noble qui voudrait voir la joie tout autour de lui ? — Non, certes. — Et si cette souffrance de tes frères disparaissait au moment où cet arbre cesserait d’être tien, ce sacrifice te coûterait-il ? — Non, par Dieu, il ne me coûterait pas. — Je savais bien que ton cœur n’était pas assez étroit pour se contenter de ton seul bonheur. Oh ! c’est un bonheur pitoyable, un bonheur digne d’être pleuré, que d’être seul heureux ! Quand la vanité se mire, la sagesse rit. Mais quand l’égoïsme absorbe comme une éponge toute la vie de la création, et reste froid devant la souffrance et la mort des autres, alors le génie de l’humanité pleure, et se fait de la triste destinée humaine un voile de deuil.

Fichte.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Oh ! songe à ce que sera pour toi le bonheur le jour où aucun visage ne sera plus l’expression de la douleur et du souci, où les pures impressions de la sensibilité se feront jour, où l’invisible correspondance de ces sentiments heureux sera comme un universel échange de sérénité ; car c’est à ce degré de bonheur que l’homme peut atteindre. Alors tu pourras garder ton arbre et être joyeux à son ombre. — Comment dois-je comprendre cela ? L’arbre n’est plus à moi, et quel droit ai-je encore sur lui ? — Mais n’y a-t-il donc que la propriété qui puisse te donner droit sur une chose ? — Comment pourrait-il en être autrement ? — Suppose que toutes les familles de ton village se sont réunies pour mettre en commun leur avoir et leurs biens, et qu’on considère tout cela comme la propriété de la société, sur laquelle il sera pourvu aux besoins de chacun. Tous seraient rassasiés dans une maison commune, à une table commune, où le faible observerait le fort, où l’ignorant s’instruirait auprès du savant : excellent moyen de mettre en circulation les idées utiles. Le travail de chacun lui serait assigné par le plus âgé, seul chef. Le besoin particulier d’un membre de l’État serait la chose de l’État lui-même. Quel changement de point de vue ! Chaque existence individuelle n’est plus confiée à sa propre faiblesse : toute la société la cautionne. Le bonheur et le malheur ont perdu leur force ; le destin ne joue plus avec les faibles un jeu trop facile, l’humanité lui oppose une ferme résistance, et l’homme se dresse en face de sa propre destinée — Bien, mais tu me promettais tout à l’heure un droit qui serait l’équivalent de la propriété sur des objets qui pourtant ne sont plus miens. — Ton arbre te reste, ton jardin aussi ; car la société n’a pas pris pour t’appauvrir, mais pour que tu puisses avoir davantage et que nul ne manque du nécessaire. Qu’est-ce qui t’empêche de planter des arbres et de te réjouir de leur fécondité ? Qui empêchera tes enfants de le bénir ? Qui viendra les chasser de cette demeure aussi longtemps qu’ils s’y trouveront heureux ? Ou bien la pensée que cet arbre est à toi, rien qu’à toi, que son ombre est à toi, rien qu’à toi, éveille-t-elle en ton cœur un si pitoyable bonheur que tu aies besoin, pour en jouir, de te représenter que toute la race humaine en est exclue ?

«…Le jour où nous serons devenus capables d’autres sentiments et d’autres joies, nous ne trouverons plus que ce soit chose si consolante de laisser notre fortune à nos enfants. Les exemples abondent tellement de riches jeunes gens qui, à cause de leur richesse même, se croient dispensés de toute application sage et utile de leurs forces, qu’un père devrait redouter pour eux cette terrible épreuve. Un père peut-il rien, en effet, souhaiter de plus raisonnable que de voir ses enfants heureux ? »

Comme on voit, c’est à peu près le communisme du Code de la Nature de Morelly. Ce qui donne à l’œuvre allemande un caractère utopique un peu déplaisant en cette période de rénovation active et de réorganisation sociale, c’est que l’auteur ne fait aucun effort pour rattacher le communisme à l’immense mouvement révolutionnaire. Tandis qu’en France le communisme naissant plongeait par toutes ses racines dans la réalité de la Révolution, tandis qu’il se réclamait des Droits de l’homme enfin promulgués, tandis qu’il intervenait dans la crise des prix et dans l’organisation des subsistances, en Allemagne, c’est comme une nuée de rêve qui passe bien haut dans l’espace froid, à peine colorée d’un pâle reflet lointain des événements. Et pourtant, il n’est pas sans intérêt que dans la fermentation des idées allemandes sous l’action révolutionnaire, des germes de communisme aient apparu. L’esprit pratique et passionné de Forster ne voyait pas dans ce livre un simple thème d’école. Sans doute, il résistait au communisme. Mais dans la vie d’épreuves et de combat à laquelle les vicissitudes de la Révolution l’avaient condamné, il n’aurait eu que dégoût pour une œuvre abstraite et vaine.

Dans l’atmosphère passionnée par la Révolution toutes les idées prenaient vie. Chose curieuse ! à peine Forster, dans sa lettre du 19 juillet 1793, a-t-il fait ses réserves sur le communisme, qu’il est amené à protester avec violence contre les prétentions de la propriété à s’imposer comme un droit indiscutable. La contre-révolution était victorieuse en Allemagne, et elle proclamait que nul n’aurait le droit d’écrire s’il ne reconnaissait pas d’abord la propriété comme un principe essentiel et intangible. Évidemment, à l’abri du « droit de propriété », elle voulait sauver les formes anciennes, féodales et ecclésiastiques, de la propriété. Forster s’indigne dans sa lettre du 23 juillet :

« Du ton de la proclamation, je dois conclure que c’en est fait de toute justice, de toute liberté vraie en Allemagne. Quoi ! si l’on veut avoir la permission d’écrire, il faut reconnaître le sentiment de la propriété comme le principe de l’ordre social ? Et pourtant, cet ordre pourrait très bien subsister sans ce sentiment, et même sans la chose (la propriété) qui, quelque important que soit et puisse être son rôle, ne peut pas être déclarée essentielle. »

Forster a fait du chemin en quelques jours. Est-ce l’effet du livre qu’il avait lu peu auparavant, et dont la tendance communiste, d’abord combattue par lui, agissait peu à peu sur son esprit ? Est-ce surtout la colère contre la réaction allemande, qui prétendait enchaîner la pensée, et Forster a-t-il pensé que les diverses formes de la propriété individuelle, malgré leur antagonisme momentané et superficiel, étaient au fond solidaires, et qu’à trop soutenir contre le communisme la propriété privée, on faisait le jeu de la propriété féodale elle-même ? Ou bien encore est-ce l’effet du livre communiste de l’Anglais Godwin s’ajoutant au livre communiste de l’écrivain allemand qui a ouvert à l’esprit actif de Forster des voies nouvelles ? Par une curieuse rencontre, il lit en effet, en ces mêmes jours de juillet 1793, le livre admirable de Godwin :

« J’ai devant moi, écrit-il dans la même lettre du 23 juillet, un livre qui m’occupe beaucoup, deux volumes in-quarto de William Godwin : Enquiry on political justice (Recherches sur la justice politique). C’est une œuvre philosophique très forte, où il étudie le moyen de fonder enfin sur la raison, la morale et leurs bases inébranlables, toute la société humaine et toute l’organisation gouvernementale. C’est une œuvre pleine d’un zèle hardi et saint pour la vérité, et riche de connaissances, qui agira certainement dans l’avenir, même si elle ne pouvait avoir une action immédiate. J’en fais pour moi le plus d’extraits que je peux, car le livre appartient à la Convention nationale, à laquelle il a été envoyé. »

Quelles dramatiques rencontres des idées et des esprits ! et quels enchaînements de la démocratie et du communisme ! Le plus hardi lutteur révolutionnaire de l’Allemagne, le seul homme d’action qui se soit levé de la démocratie allemande est à Paris, et là, au lendemain même du jour où il a lu, avec un plaisir mêlé de résistance, l’œuvre d’un communiste allemand, il lit avec joie l’œuvre du grand communiste anglais, sur l’exemplaire que celui-ci a envoyé à la Convention nationale.

La Révolution française dépassait et débordait infiniment même ses propres affirmations immédiates, même la forme présente où elle enfermait la réalité. Elle avait beau répudier la loi agraire, maintenir la propriété individuelle : comme elle était l’extrême démocratie, le communisme démocratique allait à elle, se reconnaissait en elle. Elle était comme le centre ardent de toutes les idées nouvelles, et en cette fournaise il y avait une telle puissance de chaleur et de flamme qu’elle-même pourrait dévorer bientôt les moules provisoires qu’elle avait fondus. Aussi, en l’esprit de Forster, penché sur la Révolution, le communisme un peu abstrait et utopique de l’écrivain allemand s’échauffait soudain, et rayonnait de toutes les forces de la vie.

Il n’y avait donc pas une seule force de la pensée française qui n’eût son équivalent ou son analogue en Allemagne. Visiblement, toute la Révolution en tous ses éléments, en toutes ses tendances, agissait sur l’Allemagne et y pénétrait. Mais comme toutes ces forces y étaient amorties ! Comme le mouvement en Allemagne est lent et incertain, contrarié par toutes les défiances de l’esprit national en formation ! Ce n’est que peu à peu, et sous une forme nationaliste, que l’Allemagne assimilera une partie de la Révolution française. Et nous pouvons être sûrs dès la fin de 1792, que la Révolution française se heurtera, en Allemagne, à bien des obstacles.

En Suisse aussi, elle se heurtait à bien des résistances et des défiances. Dans plusieurs cantons, à Zurich, à Berne, les influences aristocratiques dominaient. Un patriciat de nobles et de riches bourgeois avait absorbé presque tout le pouvoir. À Genève, pendant tout le xviiie siècle, la lutte s’était poursuivie entre l’aristocratie et la démocratie, comme l’a très nettement montré M. Henri Fazy dans sa substantielle étude sur les Constitutions de Genève. En 1781, la démocratie avait fait un grand effort, et elle avait un moment obtenu la victoire. Par l’édit du 10 février 1781, les pouvoirs du Conseil général, c’est-à-dire du peuple, furent renforcés ; des garanties essentielles furent accordées aux natifs, c’est-à-dire aux descendants de ceux qui étaient venus s’établir à Genève ; la liberté du travail et de l’industrie, réservée jusque-là à certaines catégories bourgeoises, fut étendue à la plupart des habitants, et des atteintes assez profondes furent portées au système féodal.

« Les éléments constitutifs de la féodalité, la corvée, la taillabilité réelle et personnelle, étaient abolis sans indemnité dans tous les biens appartenant à l’État. Quant aux sujets taillables et corvéables des seigneuries, ils pouvaient s’affranchir en payant à leur seigneur « le prix dudit affranchissement, tel qu’il serait estimé par experts convenus entre les parties, ou à leur défaut, nommés d’office par le Conseil. » C’était l’abolition des privilèges féodaux décrétée huit ans avant la Révolution française. » (Henri Fazy.)

Hegel.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


C’était comme un écho, parfois agrandi, des projets de Turgot. Mais la victoire de la démocratie et des forces nouvelles à Genève fut courte. Les cantons aristocratiques de Zurich et de Berne, redoutant la contagion démocratique, intervinrent. Et le ministre des affaires étrangères de France, M. de Vergennes, les seconda. La France ne cédait probablement pas à des préoccupations d’ordre politique, puisqu’elle venait de concourir à l’émancipation des États-Unis d’Amérique, et qu’elle n’avait guère à redouter pour sa monarchie l’exemple de la petite république genevoise. Mais elle craignait sans doute que l’influence traditionnelle de son résident à Genève, et de toute sa politique dans les cantons, fût amoindrie si les petites oligarchies sur lesquelles elle croyait avoir mis la main étaient ébranlées.

Les forces combinées de la France et des cantons écrasèrent à Genève la démocratie. Les chefs du mouvement, l’avocat du Roveray, le banquier Clavière, furent obligés de s’exiler, et Genève dut subir une Constitution oligarchique et oppressive, qui restreignait violemment la liberté de la presse et de réunion, qui faisait défense d’imprimer, tant à Genève qu’à l’étranger, sans la permission expresse du Petit Conseil, tout écrit sur les lois du pays ; qui dépouillait le Conseil général, c’est-à-dire le peuple, d’une grande part de la souveraineté ; qui lui retirait le droit de nommer la moitié des membres du Conseil des Deux Cents et d’éliminer chaque année quatre membres du Petit Conseil, et qui réduisait presque à rien le droit de représentation, c’est-à-dire de pétition.

Le système féodal apparaissait déjà si suranné, si intolérable, que la réaction genevoise de 1782 n’osa pas abolir entièrement les mesures libératrices de l’édit de 1781. Mais elle les resserra singulièrement. Elle laissa subsister, en les affaiblissant, les dépositions relatives aux biens de la seigneurie de l’État. La taillabilité personnelle resta abolie sans indemnité, et la taillabilité réelle, que l’édit de 1781 supprimait sans indemnité, fut soumise au rachat. Mais pour les fiefs des particuliers le système féodal fut rétabli en toute sa rigueur.

Les exilés, de Roveray, Clavière et d’autres, devenus les amis de Mirabeau, qui suivait avec passion tous les mouvements de liberté de l’Europe, tous les nobles efforts de l’esprit humain, formèrent à Paris une petite colonie ardente ; mais de 1782 à 1788, la réaction resta maîtresse de Genève. C’est d’abord par l’extrême cherté du pain qu’à Genève comme en France, fut provoquée d’abord l’agitation en 1789. L’hiver avait été très rude. Le Rhône et le lac étaient gelés, le blé était rare, le pain horriblement cher ; le peuple se souleva pour le ramener à quatre sous la livre, et dans son mouvement, il brisa les entraves de la Constitution de 1782.

Les magistrats proposèrent, et le peuple ratifia en février 1789, par 1 321 suffrages contre 52, un édit qui rappelait les proscrits, rétablissait l’ancienne milice bourgeoise, réduisait les impôts, admettait au droit de bourgeoisie les natifs de quatrième ou cinquième génération et reconnaissait en principe que les membres du Petit Conseil devaient être élus par le peuple. Mais l’application de ce principe était ajournée à dix ans. C’était néanmoins la voie de l’avenir ouverte à la démocratie. Le peuple témoigna sa joie par de grandes fêtes.

Au même moment, un souffle vif de liberté et de Révolution venait de France. La puissante agitation libérale du Dauphiné et de ses États avait de puissants échos à Genève. Entre Genève et Grenoble il y avait d’incessantes communications. C’est une manufacture de toiles peintes établie à Genève, sur le Rhône, tout près du lac, là où est aujourd’hui l’hôtel de Bergues, qui suggéra à un des Périer l’idée d’établir une manufacture analogue à Vizille, et un des Fazy, un des membres de la famille dont sortira le grand démocrate genevois James Fazy, avait été emmené comme employé à la nouvelle usine