La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie I/Chapitre IV

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IV

SITUATION DE LA CORÉE ENTRE LA CHINE ET LE JAPON



Depuis des siècles, la presqu’île coréenne était tiraillée entre les deux grands Empires jaunes.

La fatalité de sa position péninsulaire la rattache à la « Fleur du Milieu », comme une pétale de la corolle à son pédoncule, mais aussi la tend comme une offrande aux sujets des chogouns et des mikados.

Balle de sureau entre deux sources magnétiques à charge fantasquement inconstante, elle est restée paralysée dans son évolution propre, toujours en mouvement vers Pékin ou Tokyo, tantôt plus près de l’un, tantôt plus près de l’autre, jamais entièrement soustraite à l’action de l’un des deux par la prépondérance décisive de l’autre.

La Chine, pédante, pénétrée d’une foi scolastique en les citations et les formules doctrinales sur lesquelles étaient fondés tous les actes de sa vie, tellement saturée de vanité qu’elle pouvait, de bonne foi, prendre le change sur les expédients par lesquels elle « sauvait la face », et n’imaginait pas la possibilité d’un désastre, n’avait pour les Japonais que le dédain de la force consciente d’elle-même, en même temps que des obligations imposées par la loi morale ; d’une aristocratie intellectuelle, pour une caste uniquement militaire ; d’une civilisation originale et irréductible, pour un assemblage disparate d’emprunts de toutes pièces agglomérés au hasard par l’instinct d’imitation. En Chine, on désignait les Japonais par le caractère « Ouhang » qui signifie « brutes » ; on tenait qu’ils ne savent bien que deux choses : donner un coup de sabre et faire « poum », c’est-à-dire employer une arme à feu.

Chez ceux-ci le sang malais n’a jamais cessé de charrier le ferment ancestral de piraterie. En outre, le métissage a exaspéré en eux l’orgueil maladif du nègre. Soif de puissance, de richesses, de revanches, leur ont révélé, dès le premier contact, la supériorité de certaines inventions blanches, et fait commencer la longue série de leurs emprunts. Avant d’en venir au décalque actuel, ils se sont assimilé l’habileté procédurière des Occidentaux, à créer, puis à exploiter un « droit », une « mission historique », à l’abri de laquelle ils ont tranquillement développé leur bosse de l’acquisivité.


§ I. — Droits du Japon sur la Corée.


Le Japon, en effet, fonde ses droits à intervenir dans les affaires de la Corée sur l’histoire et sur ses intérêts actuels.

Historiquement, il allègue qu’au iiie siècle avant l’ère chrétienne, l’impératrice régente Jingo ou Dzingou conduisit une expédition en Corée et soumit ce pays.

Aujourd’hui encore, dans le temple de Amatérasou, à Kobé, on montre un fragment du casque de Dzingou. (Je l’ai vu.) Depuis ce temps jusqu’à la fin du xive siècle, des ambassades de tribut furent envoyées régulièrement tous les ans de Fousan à la cour du Mikado ou du Chogoun.

Mais, à partir de 1392, quand la Chine eut aidé la dynastie de Ni-Taï-Djo ou de Han à s’installer sur le trône de Corée, les relations avec le Japon s’espacèrent, et à partir de 1460, cessèrent complètement. Pour ressaisir la position, le Chogoun Yedeyochi, après une assemblée solennelle (plaid), tenue à Mijadjima, île près de Hirochima, où la salle qu’il fit construire existe encore, conduisit une expédition qui ravagea la Corée de bout en bout pendant six ans (1592-1598), et laissa dans ce pays une rancune ineffaçable contre les Japonais.

Les Chinois les repoussèrent en 1598, et les relations cessèrent de nouveau pendant vingt ans entre la Corée et le Japon.

En 1618, elles recommencèrent avec la venue d’une ambassade coréenne au Japon. En 1623, le Chogoun redemanda le tribut, et malgré la complète subordination de la Corée à la Chine, à dater de 1637 (sous la dynastie mandchoue), les missions coréennes recommencèrent à faire tous les ans une excursion à Tokyo. Les Japonais les défrayaient absolument de toutes leurs dépenses ; en retour, leur orgueil se repaissait des compliments qui leur étaient prodigués.

Mais en même temps que vaniteux, les Japonais sont pauvres et avares. L’entretien des missions coréennes coûtait des sommes exorbitantes. En 1790, les ambassadeurs coréens furent invités à venir seulement à l’île de Tsouchima, au milieu du détroit de Corée, où ils se rencontreraient avec des ambassadeurs du Chogoun. Ceci changeait l’espèce de tribut qu’avait l’air de payer la Corée ; et, de plus en plus, cette formalité prit l’apparence d’un échange de cadeaux et de politesse entre bons voisins, avec une nuance de plus en plus faible de subordination.

Enfin, en 1832, pour la dernière fois, une mission coréenne se rendit au Japon à l’occasion de l’avènement d’un Chogoun auquel elle exprima les félicitations du Roi.

Pendant tout ce temps, la Chine n’avait pas interrompu l’envoi annuel, régulier, d’ambassadeurs qui venaient porter le calendrier, marque officielle de dépendance, les cadeaux de l’Empereur, recevoir les hommages et le tribut du roi de Corée, écouter ses doléances et les diverses demandes qu’il adressait à son suzerain.

SÉOUL. SALLE OÙ LE ROI DE CORÉE ATTENDAIT LES ENVOYÉS DE LA CHINE.

Le voyage de l’ambassade avait lieu par la grande route mandarine de Séoul à Pékin par Phyöng-Yang, Ouichinu, Kiouliendjo, Fenghouang-Cheng, Haitcheng, Niouchouang, Tien-Chouang-Taï, Chin-Chow-Fou, Changhaï-Kouan et Pékin.

Un arc de triomphe avait été dressé aux portes de Séoul pour le défilé des hauts commissaires impériaux ; une estrade en pierre de taille recouverte d’un gazonnement avait été construite pour recevoir la cour et les notables de Séoul, à gauche de l’arc et à son débouché, tandis qu’une salle ouverte, dressée à droite sur un talus, abritait le roi venu avec ses ministres au-devant des envoyés du Fils du Ciel.

Le Japon ne pouvait que protester platoniquement. Les Chogouns, princes féodaux, n’avaient pas de marine de guerre ; ils ne pouvaient songer à entreprendre une expédition lointaine, après l’exemple donné par l’échec final de Yedeyochi.

À partir de 1832, du reste, l’attention des Japonais dut se porter exclusivement sur leur archipel. L’ouverture de la Chine aux Européens, par les procédés que l’on sait, leur donna à réfléchir. Puis bientôt, quand les vaisseaux américains, anglais et français, eurent contraint le Japon lui-même à recevoir les étrangers et à leur accorder un traitement privilégié, il entrevit que le seul moyen de réaliser toutes ses ambitions en Extrême-Orient, était de s’approprier les institutions militaires et administratives de l’Occident (1854).

Mais au moment où la première mission nipponne le parcourait et l’étudiait, la Corée, à la suite de la persécution des chrétiens par le Taï-Ouen-Koun (1865), fut menacée par une invasion française. Elle se souvint alors du quasi-lien féodal qui avait autrefois existé entre elle et l’empire du Soleil Levant, et demanda secours au Chogoun. Naturellement, aucune réponse ne fut faite. Ce silence pouvait être interprété comme une renonciation.

Aussi, en 1868, quand une ambassade vint informer le Taï-Ouen-Koun, régent du royaume pour son fils Li-Hsi, de la révolution de Meidji, et lui demander de renouveler l’ancienne amitié et l’ancien vasselage, le Taï-Ouen-Koun éconduisit hautainement le Mikado et ses ambassadeurs.

Le parti féodal (daïmios et samouraïs dépossédés en 1867) saisit cette occasion de donner libre cours à ses rancunes en les masquant sous les entraînements du patriotisme.

Le gouvernement était entravé par leur antagonisme, et trop pauvre pour se venger. Les Samouraïs firent alors la révolte de Saga (1872). On essaya d’assassiner le ministre Iwakura qui, à son retour d’Europe, en 1873, avec M. Okubo, résista énergiquement à toute demande de mesures violentes. Il donna apparence de satisfaction aux mécontents en envoyant à Séoul M. Hanabusa en 1873, et M. Moriyama en 1874. Mais tous deux échouèrent.

Premier traité de Tien-Tsin (1876). La Chine désavoue sa suzeraineté sur la Corée. — En 1873, le Unyo-Kan fut arquebusé par les Coréens de l’île de Kang-Oua sur le Han. Les Japonais réclamèrent encore cette fois et firent une démonstration navale et militaire.

La Corée demanda des secours à sa protectrice naturelle, la Chine. Celle-ci, absorbée par les premiers démêlés entre la France et l’Annam, à propos du Tonkin, et craignant une mauvaise affaire militaire ou pécuniaire, ne fit aucune réponse. Le Japon, de son côté, s’adressa aussi à la Chine qu’il rendait responsable de la conduite de sa vassale.

Elle désavoua la Corée et déclara qu’à aucun titre elle n’était sa répondante.

Poursuivant ses avantages, le Japon pressa énergiquement le roi Li-Hsi, et celui-ci, abandonné et sans recours, signa, en 1876, à Tien-Tsin, le traité fameux où l’on peut trouver l’origine matérielle de la guerre récente.

L’article 1er pose nettement la politique japonaise :


« Chosen (la Corée), étant un état indépendant, jouit des mêmes droits souverains que le Japon ».


Et la Chine approuva cette rédaction, n’y voyant qu’un moyen d’échapper aux responsabilités militaires et pécuniaires encourues par l’imprudence de ses vassaux !

Aussitôt, à Chémoulpo, à Séoul, à Fousan, à Gensan, partout où ils purent s’établirent et où il y avait quelque profit appréciable à faire, les traitants du Nippon enfoncèrent de profondes racines et réussirent aisément à grouper autour d’eux les mécontents.

Condominium sino-japonais en Corée à la suite des complots de 1882 et 1884. Second traité de Tien-Tsin (1885). — Dès 1882, une conspiration éclata contre le roi et la reine de Corée. Cette dernière échappa à grand’peine aux assassins ; alors, malgré le désaveu de 1875, malgré l’article 1er du traité de 1876, sur la demande du roi Li-Hsi, une garnison de troupes chinoises vint s’établir à Séoul.

Le gouvernement mikadonal sortait à peine de la terrible commotion propagée dans tout le pays par la révolte de Satzouma (1877). Il n’avait pas trop de toutes ses ressources pour réparer les maux de toute sorte qu’elle avait causés et était hors d’état d’introduire une protestation diplomatique qui eût pu le conduire à une action militaire. L’usure de son matériel de guerre contre Saïgo et ses complices le constituait nettement inférieur à la Chine, dont l’amiral Courbet n’avait pas encore anéanti la flotte. Aussi, le ministère mikadonal se borna-t-il à conserver soigneusement intacte la situation acquise en Corée, à réserver l’avenir et à suivre très attentivement le conflit engagé entre la France et la Chine.

Au moment le plus critique, où l’amiral Courbet venait de détruire dans la rivière Min, la flotte chinoise et l’arsenal de Fou-Tchéou, un complot nouveau fut découvert à Séoul. On s’était proposé de faire sauter le roi en minant son palais. Le chef des conjurés, Kim-ok-Kioum, était à la fois le chef des Tong-haks et l’agent des Japonais. Sa fuite au Nippon, où on le recueillit à Kioto, ne laissa subsister aucun doute. Le rôle du Taï-Ouen-Koun, par contre, est resté fort obscur. La conspiration éventée, la populace furieuse assaillit la légation japonaise, en chassa le ministre Hanabusa et le poursuivit toujours battant jusqu’à Chémoulpo.

Mais la flotte chinoise n’existait plus… Une escadre japonaise et un corps de débarquement japonais ramenèrent promptement M. Hanabusa et le réinstallèrent. Aux réclamations du Tsong-li-Yamen, on répondit de Tokyo qu’on ne rappellerait les soldats de Séoul que si la Chine en retirait également les siens.

Habilement traînées en longueur, les négociations durèrent à Tien-Tsin jusqu’au moment du premier traité franco-chinois, et alors, le comte Ito et Li-Hung-Chang, qui devaient se retrouver comme plénipotentiaires à Simonosaki, stipulèrent que la Chine et le Japon retireraient simultanément leurs troupes de Corée et s’engageaient, pour l’avenir, à ne jamais envoyer une force armée quelconque dans ce pays, sans avoir préalablement averti l’autre partie contractante.

Le Japon avait conquis l’égalité de droits avec la Chine sur le royaume péninsulaire, et infligé à la vieille ennemie, qu’il visait sournoisement depuis 1867, une humiliation sanglante, au moment où elle se débattait sous la poigne vengeresse de la France.

Il ne restait plus au Japon qu’à faire naître les événements auxquels il avait ménagé des résultats inévitables.

En 1883, il avait extorqué à la Corée un traité de commerce très avantageux pour lui, par lequel ce pays s’était seulement réservé le droit d’interdire l’exportation des céréales et denrées alimentaires agricoles en cas de disette ou de nécessité soudainement apparue.

Le cas se produisit en 1889, et la sortie des pois, haricots, fèves, etc., fut interdite dans deux provinces. Immédiatement le gouvernement japonais transmit les protestations de ses sujets à celui de Séoul. Ils alléguaient avoir versé d’importantes avances aux cultivateurs coréens et être constitués en perte de 220 000 yen (environ 572 000 francs) ; que le cas de disette ou de nécessité n’existait pas, et que à tort, avis de la prohibition ne leur avait pas été donné un mois à l’avance.

Le ministre de la Chine, conseiller très écouté de Li-Hsi, l’encouragea à résister ; celui-ci finit par répondre aux instances de plus en plus pressantes de Tokyo, qu’il était hors d’état de payer plus de 60 000 yen de dommages-intérêts. Ce fut un telle au Japon. Les chauvins (Jingo) et les radicaux (Jiju-to) attaquèrent le ministère avec la dernière âpreté. Celui-ci les satisfit en dépêchant un des leurs comme Envoyé Extraordinaire à Séoul.

Cet agent, d’ailleurs parfaitement nommé, réussit à extorquer 128 000 yen, mais se conduisit avec tant d’insolence qu’il fallut le rappeler à Tokyo où la population lui fit un accueil enthousiaste.

Il était évident que l’influence chinoise restait puissante dans le royaume péninsulaire. Le comte Ito et ses collègues sentaient ne pouvoir y procurer leurs fins qu’en n’y cherchant pas presque ouvertement une domination exclusive. Ils voyaient que toute tentative pour effrayer ou humilier Li-Hsi le rapprochait de Pékin et fortifiait un lien de suzeraineté qui semblait n’avoir jamais été plus réel et plus solide que depuis sa quasi-rupture.

Mais le chauvinisme affolait toutes les cervelles sur ces questions, et les Samouraïs, comme tous les mécontents créés par la révolution de Meïdji, usaient volontiers de cette arme contre le ministère qu’ils accusaient d’humilier la patrie et l’empereur devant les étrangers. Le comte Ito était donc, à la fois, contraint d’attendre une occasion et contraint de trouver bonne celle que le hasard susciterait, quelle qu’elle fût.


§ II. — Droits de la Chine.


Quant aux droits des Chinois sur la Corée, ils résultaient à la fois de la tradition et de l’histoire et n’avaient d’autre défaut que de n’être pas prétendus par le plus fort.

Il est hors de doute que le « Pays du Matin Calme » portait et porte encore l’empreinte chinoise, et profondément. Sans parler même du Confucianisme, qui y est professé, les lois, comme la morale et le système d’éducation de la jeunesse, étaient fondés sur les classiques chinois et notamment sur les Cinq Préceptes de Mengtzeu. L’annexe originale, nullement chinoise, des Huit Fondamentaux de Ki-tza, ne dément pas cette affirmation, puisque la narration coréenne admet que ce père de la patrie vint de Chine, et l’établit mieux encore, en disant qu’il « planta le saule » en Corée, et y apporta les classiques, traits consacrés par l’usage à la vassalité envers la Chine. Ces points seront d’ailleurs développés, dans un des chapitres suivants.

Historiquement, le terrain n’est pas moins ferme et les fondations d’aplomb.

La dynastie actuelle a été fondée, vers la fin du xive siècle, par un usurpateur, Ouen-tah Chao ou Nitaïdjo, dont les reliques sont encore conservées et visibles dans un des monastères des Monts-des-Diamants (route de Séoul à Gensan).

Les empereurs Mings l’ont patronné, soutenu, et ont reçu de lui toutes les marques d’un fidèle et loyal vasselage.

Un siècle et demi plus tard, les conquérants mandchoux saccagèrent la Corée et en rendirent plus étroite la dépendance de Pékin.

Pendant son séjour (1633-1666), le Hollandais Hamel a noté les visites annuelles et régulières des envoyés du Grand Cham et les cérémonies qui prouvaient l’humble sujétion des descendants de Ni-Taïdjo à l’égard des souveraine chinois.

Au cours du xviiie siècle, la Chine, déjà très affaiblie, laissa graduellement réduire l’ambassade du tribut au cérémonial d’un échange de cadeaux. Elle n’entrevoyait même pas la possibilité de perdre ou de voir contester un droit qu’elle laissait pratiquement tomber en désuétude et prescrire.

Pourtant elle ne se fiait pas trop non plus à sa vitalité intrinsèque, à sa propre puissance de développement ou de conservation. À la moindre petite infraction dans le cérémonial ou la correspondance qui l’accompagnait aux rites de la vassalité formelle, la Chine, sentant que des arrangements ainsi conclus tous les ans, pour le commerce, à la frontière des deux États, auraient vite établi au moins la présomption de leur indépendance politique, formulait un blâme et prononçait une punition. Un roi de Corée fut ainsi frappé d’une forte amende pour avoir omis une nuance de soumission et de dépendance dans une lettre adressée à l’Empereur.

Depuis l’invasion manchoue jusqu’au temps présent, tous les rois et toutes les reines du Pays du Matin Calme ont reçu de Pékin leur nom royal et leur patente.

En vain a-t-on allégué que l’ambassade du tribut avait fini par transporter en Chine, pour le compte de la ghilde Ching In pou, le ginseng rouge, dont le roi monopolise la vente. Le fond ancien demeurait identique sous ce badigeon. Li-Hsi a été investi par la cour de Pékin, de ce nom et de sa couronne ; la reine, sa femme, également. L’ère spécifiée dans les divers traités conclus par la Corée a été, comme auparavant, l’avènement de l’empereur de Chine et non celui de son propre roi.

Un échange officiel de faire-part, de félicitations et de condoléances entre les deux cours n’avait jamais été interrompu jusqu’en 1894. Et toujours, le Fils du Ciel de Séoul allait respectueusement attendre devant l’arc triomphal de la route de Pékin les représentants de l’autre Fils du Ciel, son suzerain.

À la mort de la reine douairière en 1890, en notifiant l’événement à Pékin, le roi de Corée demanda qu’on ne lui envoyât pas, comme d’habitude, une ambassade spéciale, parce qu’il aurait peine à en supporter les frais et déclara :

« Notre pays est un petit royaume et un État vassal de la Chine, auquel l’empereur a témoigné sa bienveillance depuis un temps immémorial. »

Il ajoutait même qu’il l’avait sauvé lors des complots de 1882 et 1884.

Mais les circonstances étaient devenues telles que la moindre dérogation à ces usages, qui attestaient l’existence de droits imprescrits, eût été immédiatement exploitée par le Japon comme un abandon de ceux-ci.

L’empereur les maintint donc et les fortifia même en les exerçant, selon l’esprit de la loi, aussi bienveillamment que possible.

L’ambassade de condoléance vint par mer de Tien-Tsin à Chémoulpo, diminuant ainsi des trois quarts la charge qu’elle occasionnait. Mais un compte rendu minutieux de tous les incidents du voyage et de tous les actes du cérémonial observé fut rédigé au jour le jour et publié. Et Li-Hsi remercia l’empereur qui l’avait dispensé de plusieurs cérémonies trop coûteuses, en écrivant :

« La considération de l’empereur pour son État vassal, telle qu’elle est montrée par sa prévoyance dans le règlement de la mission, est sans fond, etc., etc. »

Malheureusement, cette suzeraineté, réclamée et reconnue avec un égal empressement, avait été plusieurs fois, et dans des circonstances décisives, désavouée avec éclat :

En 1866, devant le chargé d’affaires de France, M. de Bellonet, lors du massacre des chrétiens, et ce dernier avait pu déclarer la dynastie coréenne déchue. La faiblesse numérique de l’expédition française avait seule sauvé les descendants de Nitaïdjo ;

En 1871, devant l’amiral américain Rodgers, qui vengea la destruction du vapeur Général Sherman et de son équipage, perpétrée par les Coréens avec la connivence des Chinois ;

Et en 1876, au profit des Japonais dans le premier article de leur traité de Tien-Tsin.

Aussi, était-on fondé à inscrire en Europe, dans les ouvrages d’enseignement, que ce pays était une « dépendance nominale » de la Chine.

Diplomatie de Li-Hung-Chang. Il ouvre la Corée aux blancs pour contrecarrer les Japonais. — À ce moment, Li-Hung-Chaug venait d’être porté de la vice-royauté des deux Kouang à celle du Tché-li. La faveur de l’Impératrice Mère, toute-puissante sur l’esprit du jeune empereur Kouang-Sou, qui ne gouvernait pas encore, et du prince Koung, son père, fit prévaloir la politique prévoyante et énergique que préconisait le vice-roi du Tché-li, contre la tactique d’autruche adoptée par le Tsong-li-Yamen. Bien placé à Tien-Tsin, où il s’était cantonné, pour observer le nouvel Orient qui peu à peu naissait de l’action de l’Europe sur le monde jaune, Li comprenait l’impossibilité de le soustraire à celle-ci et la nécessité d’y chercher, au contraire, à l’avance, un point d’appui éventuel. Essayer d’arrêter les progrès du Japon, dont le but final ne lui échappait pas, par une action directe, eût été une entreprise chimérique. Mais, appeler les Européens en Corée, leur y ménager l’acquisition de droits analogues à ceux qu’ils possédaient en Chine ou au Japon, put lui apparaître le meilleur, sinon le seul moyen de sauver le royaume péninsulaire.

Il savait quels profits une politique patiente et déliée peut tirer du conflit d’intérêts rivaux, et trouva tout à point l’instrument dont il avait besoin.

Premier traité entre la Corée et les États-Unis de l’Amérique du Nord (1882). Tentative infructueuse pour effacer diplomatiquement du traité japonais de 1876 la clause stipulant l’indépendance de la Corée. — Le commissaire américain Shufeldt, qui avait échoué en 1867 à Séoul dans les négociations relatives à l’attentat contre le Général Sherman, vint à Tien-Tsin en 1881.

Le vice-roi eut avec lui de longs entretiens et finit par lui remettre le texte d’un traité de commerce, qui, dans sa pensée, devait servir de modèle à ceux qui ne pouvaient manquer de le suivre.

En même temps, il écrivit au Taï-Ouen-Koun une lettre pressante dans laquelle il expliquait la nécessité urgente d’ouvrir, au moins partiellement, la Corée aux blancs, pour la sauver de l’asservissement aux Japonais.

L’année suivante (1882), un traité fut effectivement signé entre le roi de Corée et le président des États-Unis de l’Amérique du Nord ; il contenait cette clause :

« La Corée a toujours été tributaire de la Chine, et ceci est reconnu par le Président de la République des États-Unis.

« Le traité sera considéré d’une façon permanente comme indépendant de cette situation. »

La « chinoiserie » était par trop criante. À Washington, on refusa de se prêter à cette reprise subreptice du traité de Tien-Tsin (1876) ; la clause fut biffée.

Les négociations subséquentes ne furent pas plus favorables.

En 1883, l’Angleterre et l’Allemagne imitèrent les États-Unis, et l’Angleterre fit signer par Sir Henry Parkes un traité plus avantageux que celui qu’avait calqué sur le modèle américain l’amiral Willes en 1882.

Le roi de Corée y fut traité en souverain indépendant, et les représentations diplomatiques réglées suivant l’usage traditionnel.

Li-Hung-Chang réserve, malgré tout, la suzeraineté chinoise sur la Corée. — Mais, avant la signature définitive du traité à Washington, Li-Hung-Chang fit adresser par le roi Li-Hsi. au Président des États-Unis, la dépêche suivante, dont des fac-similés furent adressés à toutes les puissances qui avaient contracté avec la Corée.

« Le roi de Corée reconnaît que la Corée est tributaire de la Chine. Mais en ce qui concerne l’administration intérieure et les relations internationales, elle jouit d’une complète indépendance », etc.

Quand Li-Hsi voulut avoir des ambassadeurs, Li-Hung-Chang leur ordonna d’aller, à leur arrivée, saluer d’abord l’ambassadeur de Chine ; de se faire présenter au Ministre des affaires étrangères par lui, de lui céder en tout et partout la préséance, de le consulter dans toutes les circonstances et de toujours se conformer à ses avis.

À Washington, le premier étonnement passé, on décida de ne tenir nul compte de ce protocole hérétique. L’ambassadeur coréen fut reçu seul ; l’ambassadeur de Chine ne fut pas convié à la cérémonie et ne fut pas appelé à donner son avis.

Li-Hsi, tancé vertement par Li-Hung-Chang, déclara que son envoyé avait outrepassé ses instructions. Il fallut bien se contenter de cette défaite. Mais quand un ambassadeur coréen fut dépêché de Séoul pour venir en Europe ratifier les traités anglais et allemands, il fut arrêté net à Hong-Kong.

Entre temps, le vice-roi avait revendiqué et exercé effectivement la suzeraineté chinoise sur la péninsule, lors des complots et des révoltes de 1882 et 1884, dont nous allons parler, et en conservant la douane à la Chine dans les ports ouverts de Gensan, Fousan et Chémoulpo, malgré les intrigues japonaises.

La Chine négocie seule l’évacuation du groupe coréen « Port Hamilton » par les Anglais. — En 1885, ce fut la Chine et non la Corée elle-même qui négocia avec l’Angleterre l’évacuation du groupe Nam-hou (Port Hamilton). Et le Japon ne fut en aucune façon mêlé à l’accommodement par lequel l’Angleterre obtint de la Russie la promesse de n’occuper jamais, sous aucun prétexte, aucun point de la Corée.

Enfin, en 1893, ce fut encore Li-Hung-Chang qui prêta à la Corée l’indemnité qu’elle versa aux négociants japonais victimes par l’interdiction d’exporter les pois, haricots, etc. Il eut l’habileté de faire gager ce prêt sur les revenus de la douane. Il ne laissa pas établir d’autres lignes télégraphiques que celle de Séoul à Pékin, et, quand les Russes sollicitèrent la pose d’un fil entre Séoul et Wladivostock, il les éconduisit en leur offrant de le faire établir par des ouvriers chinois et exploiter par une compagnie chinoise.

Influence prépondérante du représentant de la Chine à Séoul. — Jusqu’au moment où les Japonais envahirent le Palais Royal, le vrai maître à Séoul, toujours consulté et écouté, était l’ambassadeur Yuan Chil-Kaï, que le gouvernement de Pékin avait eu la sagesse d’y maintenir en reconnaissant l’impossibilité de l’y remplacer.