La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie II/Chapitre II

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II

LE PAYS DE CHÉMOULPO À SÉOUL



La distance par terre est de huit lieues.

Les moyens de transport sont la chaise à porteurs ou sedan, sorte de boîte où l’on est plié comme une curiosité d’histoire naturelle dans un bocal, balancé comme sur une escarpolette, cahoté, quand les porteurs d’avant et d’arrière changent le bâton d’épaule, et exposé à l’humiliation du mal de mer en pleins champs. Il y a encore la djinrickshaw, kourouma ou pousse-pousse. Mais elle exige de vraies routes sur lesquelles les roues tournent et emportent le véhicule et le voyageur horizontalement. Puis le cheval de selle. Par instinct je choisis ce dernier, et entrai ainsi en relations avec les poneys coréens. Ils sont hauts d’environ 1 mètre, velus comme des oursons, leur petite tête carrée presque cachée par leur crinière, batailleurs et vicieux au possible, mais courageux et obéissant à leur mapou (palefrenier) qui leur parle, d’ailleurs, toujours à coups de houssine. Pourvu qu’ils mangent le matin, à midi et le soir une ration d’orge émulsionnée dans de l’eau de son avec des légumes secs coupés, ils marchent tous les jours sans fatigue, sous des charges de 70 à 100 kilos. On les loue 2 dollars 40 sen, soit environ 6 francs, par jour.

Bien m’en prit d’avoir choisi ce moyen de locomotion.

Les routes de Chine sont peut-être moins mauvaises que celles de Corée ! Imaginez-vous une marche dans un champ labouré et vous aurez une idée approximative du voyage de Chémoulpo à Séoul, par le temps de dégel qui régnait. L’eau sourdait des pentes, stagnait dans les ensellements, délayant le sol argileux en une boue gluante où je craignais toujours de voir ma monture rester scellée ! Quelles bonnes briques on pourrait faire si le pays avait du charbon ou du bois en quantité suffisante ! Mais presque tous les mamelons sont dénudés. Partout, des taches noires en manifestaient la cause : les incendies, allumés par brutale insouciance ou fidélité à des coutumes absurdes. De loin en loin, sur quelque déclivité, un bouquet de pins verts, d’une fraîcheur exquise, inclinant, comme dans le paysage japonais, ses colonnettes rouges et l’échevèlement de ses branches dans des sens différents, recréaient l’œil par une impression artistique.

Mais cela ne faisait que mieux sentir le charme qu’aurait ce pays de la « Sérénité du Matin », si la lumière de tableau que le soleil y tamise à travers la buée exhalée des fonds humides, au lieu de découper le relief majestueusement triste des croupes des vallées, des arêtes, des sommets et dés sursauts rocheux, moirait de taches claires ou sombres les masses onduleuses de grandes forêts. Tout cela est désert, ou du moins n’est hanté que par de rares paysans qui viennent y fauciller avec un croissant à long manche, les herbes et les broussailles que le sein admirablement fécond de leur terre ne se lasse pas de produire pour eux, malgré toutes les précautions qu’ils prennent pour le stériliser. Ils ne cultivent que les vallées ; heureusement il y en a beaucoup.

La configuration des parties planes, entourées de courbures, plus ou moins ouvertes, de montagnes, semble indiquer un assèchement graduel d’anciens bassins lacustres dont il reste encore beaucoup de témoins, sous forme de mares et de petits étangs. La terre y est noire, tandis que sur les pentes elle est d’un rouge violent ou d’un jaune orangé superbe. Le Coréen commence à cultiver là où la terre noire apparaît. Il dispose avec intelligence une série de terrasses, dont la pente calculée amène l’eau captée en haut, jusqu’à une coupure qui la conduit à l’étage inférieur, et ainsi de suite jusqu’au plus bas niveau. Presque tout le long de la route, sauf aux cols, on marche entre deux bandes de rizières. Seulement, tandis qu’au Japon tout était déjà vert et qu’on ameublissait les champs pour le repiquage, ici on ne voyait sortir de l’eau que les durs bouquets des éteules de la moisson dernière. Et que de terrain perdu par tous ces malheureux que j’entendais s’interpeller de croupe à croupe, par-dessus les vallons, ou chanter, souvent tort agréablement, des airs abondants en bémols, qui me rappelaient les chansons de la Corse ou de la basse Bretagne !

Mais, la sente abominable où j’expiais mes péchés ne permettait pas de rêver à autre chose qu’aux pieds de mon cheval et aux chances de culbuter qui nous étaient libéralement offertes à tous les deux. D’innombrables vols d’oies sauvages passaient à tout moment en l’air ou s’abattaient assez près de moi sur les eaux des marais. Malheureusement, il était trop tard pour sauver le Capitole… C’est au mois de juillet précédent qu’elles auraient dû venir…

Tantôt il fallait suivre une levée de rizière, tantôt descendre dans un fossé plein d’eau pour contourner une coupure béante dans laquelle le pont s’était effondré. Personne d’ailleurs, ni Japonais ni Coréens, ne semblait penser que des réparations seraient nécessaires et ne coûteraient qu’un peu de peine et presque pas d’argent. En attendant le chemin de fer, ce serait toujours quelque chose. Mais simple et oriental sont deux termes incompatibles.

Parfois, au moment d’entrer dans un petit col, je le voyais barré par une large et haute broussaille qui se mouvait en roulant comme une jonque et que Macbeth eût prise pour la forêt de Dunsinane. C’était un, deux, trois grands bœufs roux chargés d’une montagne de joncs et de brindilles, qui tenait toute la route ; derrière, venaient les bouviers. — D’autres fois, un Coréen, jambe de-ci, jambe de-là, commodément juché sur le haut du faix, y fumait tranquillement sa longue pipe.

Passaient aussi des ânes assez jolis, véhiculant un grand bonhomme assis sur une selle en angle très aigu. Il reposait à quelques centimètres de terre, dans de bizarres étriers de cuivre, ses pieds protégés par une longue housse de cuir violet brodé qui descendait aussi bas. Et, ainsi tout le long du chemin, c’était une véritable procession, qui me prouvait combien Séoul et Chémoulpo ont besoin l’un de l’autre.

Deux villages seulement, Poupyeng et Yangtyyen, sont coupés par la route. Ils sont lamentablement sales, et certainement seraient le purgatoire d’un de nos… bestiaux. Quelques maisons isolées ou en petits groupes. On y commerce. Une, entre autres, à moitié route, à Oulibourou, est tenue par un Japonais, qui doit confondre écorcher et nourrir.

Après l’auberge de ce Thénardier, le chemin devient un peu moins mauvais. Le long des mares, des femmes assises sur leurs talons et non à genoux, battaient du linge sur des pierres.

Ces Nausicaa, très affairées à leur douë et aux cancans qu’elles échangeaient, ne faisaient aucune attention aux passants. Il est vrai que ce qu’elles lavaient devaient les absorber encore plus que les lavandières bretonnes…

Deux des curiosités du voyage sont les poteaux et les tombes. Ces poteaux sont en bois fruste, sauf à leur partie haute qui représente une face à gros yeux obliques rouges ou blancs et à mâchoire armée de dents ogresques. Au-dessous des caractères chinois. Ils indiquent les routes et sont appelés Chang ou Jong-sung. Ils reçoivent aussi le nom de Syoug-sal-mak. Les uns disent qu’ils protègent contre les mauvais esprits ; d’autres, que ce sont des portraits d’anciens généraux coréens (peu flattés certes ! ) ; d’autres, qu’ils perpétuent le souvenir d’un Cenci coréen dont tous les ans, à l’automne, ou brûle le mannequin comme les gamins anglais flambent Guy Fawkes.

Quant aux tombeaux, les uns portent une simple dalle pour les sacrifices que l’on y fait encore, mais rarement ; les autres sont surmontés d’un poteau de pierre, au dos couvert de billettes en ronde bosse, de bizarres reliefs, de rinceaux fragmentés, et au sommet façonné en tête humaine coiffée d’un objet qui rappelle le bonnet de nos juges ou certains moules à pâtisserie.

À mesure que l’on approche de Séoul, la campagne est plus peuplée et mieux cultivée. Le Han-yang y enclôt une île. On arrive au bras principal après un véritable Sahara large de 2 kilomètres qui atteste un débit infiniment supérieur dans des temps peut-être récents. Au moment où j’arrivais, la débâcle roulait dans la rivière et entassait sur les berges d’énormes glaçons épais de 1 mètre qui m’ont donné à penser qu’il avait fait plus froid là qu’à Weï-haï-weï.

Toute une foule était massée sur le bord de l’eau. Une bande de jeunes gens sautait autour d’un camarade qui jouait sur une flûte en bois jaune un air très doux et d’un rythme très original. Ces jeunes « classes dirigeantes » étaient venus faire une promenade et rentraient dîner. À côté, des paysans armés de grands aiguillons fumaient placidement leurs pipes près de la tête de magnifiques bœufs roux, arcboutés sous une colline composite de bottes de bûches à sa base, de gros paquets de broussaille à son sommet.

Des portefaix, accroupis le long de leurs crochets enfaîtés des mêmes matériaux, regardaient, sans la voir, filer l’eau en bandes huileuses ourlées d’une écume de lessive, entre les bancs de glaçons qu’elle faisait tournoyer, se chevaucher et plonger lourdement. Quelques femmes, ou du moins des êtres que j’ai pris pour telles, à leurs faces ravinées et glabres, se cachaient l’une derrière l’autre par crainte du blanc.

Enfin, on détache une grande barque, semblable à un de nos bacs ; on la pousse avec des perches ; tout ce monde s’arrime au milieu des bêtes, et nous dérapons pour une traversée mouvementée, où plusieurs fois nous eûmes à nous employer tous à faire filer sous le bateau ou le long de ses bordages, des blocs qui montaient à l’assaut. La rivière est large de 200 mètres.

On aborde au pied d’une grosse butte terreuse.

On peut se croire arrivé à Séoul devant le mât de pavillon qui y fait flotter haut l’étendard américain, et l’énorme agglomération de cases tapies autour ou blotties au pied. Illusion ! Ce n’est que Mapou !

Il faut encore traverser trois ou quatre villages d’une épouvantable malpropreté avant d’arriver à une montée qui n’a d’équivalent que le lit hérissé de rocs d’un torrent corse. Mais l’eau y est remplacée par une coulée de vase liquide dont le fumet atteste que la voie est passagère.

Au sommet, s’élève une haute arche de belles pierres d’un blanc rosé, surmontée d’une toiture à deux étages guillochés, sculptés, peints et ornés aux huit angles retroussés de sonnettes tintinnabulantes.

Cette fois, c’est bien Séoul, et cette arche est la Porte Ouest.