La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie II/Chapitre IV

La bibliothèque libre.


IV

LES PALAIS



Tout le secteur nord de Séoul est réservé à Sa Majesté Coréenne. Sur la vaste étendue de champs à terre jaune ou rouge, légèrement ensellés au pied des croupes noires du Pouk-han, le Palais Vieux, le Palais Neuf, le Palais des Mûriers, dressent leurs groupes de toitures et leurs polygones de remparts. Telles autrefois les vieilles tours châtelaines et les beffrois des villes murées au-dessus des pignons des bonnes villes et des chaumières du plat pays. Seulement ici, ni échauguettes, ni pont-levis, levé ou baissé au son du cor, ni veilleur, ni carillon ailé, égayant de sa voix chantante le morne défilé des heures.

Seul le Palais Neuf mérite par ses proportions, son architecture et les monuments qu’il renferme, le nom de Palais.

Les deux autres, le Vieux et les Mûriers, y ont droit simplement parce que tout est relatif, et que le contraste entre leurs proportions et l’humilité du voisinage reproduit la différence entre le monarque et ses sujets. D’ailleurs, bien qu’elle soit peu importante pour nous, comment refuser le titre de Palais à des édifices qui ont abrité la Majesté du Fils que le Ciel a chargé du bonheur des Coréens ? Malheureusement, le spectacle de la misère inesthétique, faite de laisser-aller, de résignation lâche, y attriste le regard. Nous ne trouvons embellie par le silence et l’abandon que la ruine encore roussie par le tonnerre ou parée dans sa décadence, par une pauvreté fière, en lutte contre une mauvaise fortune imméritée.

LE PALAIS VIEUX, COUR INTÉRIEURE.

Le « Pays du Matin Calme » n’offre pas ce spectacle. Le passé lointain ou récent subsiste quand il a laissé des pierres de taille, parce qu’il faudrait prendre trop de peine pour les renverser. Autrement, la population, insoucieuse, enfoncée dans des préoccupations uniquement matérielles, ne lui accorde même pas la piété du souvenir et de la conservation.


§ I. — Le Palais Vieux.


Le Palais Vieux est presque noyé dans les cahutes lépreuses qui l’entourent, à peine isolé par un chemin de ronde étroit comme une venelle. On ne le reconnaît qu’aux panaches verts des pins-pyramides de son parc et à la porte monumentale qui paraît barrer une énorme avenue large de plus de 80 mètres et longue d’un demi-kilomètre, branchée à angle droit sur la grande artère ouest-est de Séoul.

SÉOUL. — RUE QUI MÈNE AU VIEUX PALAIS.

Cette porte a dû être belle quand elle était en bon état. Les proportions des montants, des battants, du tympan sculpté, s’harmonisent avec celles de la toiture à deux étages qui, par extraordinaire, n’alourdit pas trop l’ensemble. Seulement les larges ferrures rongées par la rouille, chevauchées de clous mal plantés ou à demi arrachés, se perdent aujourd’hui dans la peinture rouge éraillée des panneaux ; les montants ne posent plus sur les dés de pierre qu’une pointe de leurs pieds dégradés ; de longs éclats ont été arrachés aux planches des battants, et toutes ces lézardes bâillent l’ennui de l’espace vide qu’on aperçoit au travers. Les poutrelles de la toiture, croisées en pyramide renversée, sont d’aspect moins lamentable. Leurs faces rouges bordées de larges moutures creuses, peintes en bleu et en blanc, timbrées de fleurs à quatre pétales enlevées en relief, réussissent à plafonner, tant leurs couleurs atténuées par le temps se prêtent bien à la dégradation insensible des extrémités libres aux attaches sur les sommiers.

PALAIS VIEUX, COURS D’HONNEUR. PORTIQUE D’ENTRÉE ET PONT SUR LE RUISSEAU.

Malheureusement, ce portique est condamné. Le roi seul le verra s’ouvrir, si une fantaisie, peu probable, le ramène au Vieux Palais. Il faut tourner le mur d’enceinte par la gauche, sur le chemin de ronde, pour trouver une entrée. Celle-là ne jure pas du tout avec les bâtisses particulières, qui lui font face. Humble également, elle semble un portail de ferme. Et, sans s’arrêter aux colonnes de bois du préau couvert, aux portes d’appartements qui le flanquent immédiatement à droite et à gauche, l’œil, glissant sur les patins de boue insoucieusement laissés sur le sol de terre nue, cherche instinctivement le chien aboyant au bout de sa chaîne, des meules de paille, des fosses à purin, des tas de fumier, des charrues, rouleaux, herses ou gerbières, des têtes de chevaux ou de vaches aux portes coupées des écuries ou des étables, des vols tournoyants de pigeons, et des bandes de volailles picorant sous la vannette et la main balancée d’une servante.

LE PALAIS VIEUX. — COUR D’HONNEUR.

Rien de pareil pourtant. La cour, élargie par le silence et la solitude, est traversée par un lit de ruisseau dont quelques grands arbres et buissons retiennent les berges terreuses. Un pont de marbre à parapets massifs ajourés l’enjambe de ses dalles. À gauche, un mur troué d’une brèche. Par là sort du parc, dont on voit les panaches, le ruisseau descendu du Pouk-han, qui traverse ensuite toute la ville. À droite, la porte monumentale, chargeant de sa double toiture une colonnade de piliers de bois. Accotée d’un haut chêne, au faîte ponctué d’un nid de pies, elle a vraiment de l’allure. Au fond, un autre mur, percé d’une nouvelle porte de ferme…

Entrons ! Mais survient Cerbère. Il a les pantalons trop courts, la veste de Berluron et le feutre à chenille rouge des soldats coréens. Il crie : Ta-hin ! Ta-hin ! (Monsieur ! Monsieur !) et je ne sais quoi ensuite, avec force gestes. Un yen, deux yen, en argent, pas en papier, fourrés dans sa poche, le calment un peu. Il me suit en grommelant. Il me laisse photographier la première cour, arriver même au seuil de la seconde, et en prendre un instantané. Mais il se jette devant moi dès que j’avance le pied pour passer outre. Il refuse même un nouveau yen. Sa complaisance est épuisée. Il se frappe le cou de la main en montrant le Palais Neuf… Je comprends et je sors après un dernier coup d’œil aux fenêtres et portes treillissées, pointes en vert, dont le papier flotte en lambeaux graisseux et sordides hors des trous derrière lesquels on devine, au lieu des yeux noirs d’une blanche Coréenne, les courses des rats et des souris et la faction patiente des araignées.

Mon interprète m’explique que le Palais a été définitivement abandonnée au mois de juillet 1894 parce qu’un serpent est tombé d’un trou de la toiture sur le prince royal…

SORTIE DU PALAIS VERS LE POUK-HAN.

Je me dis « in petto » que cette vieille bicoque ne pouvait pas tenir la cour à l’abri d’un coup de main des Tong-ak-ou-to, des Chinois ou des Japonais ; que ce doit être la vraie raison de son délaissement et je m’achemine vers le Palais Neuf, siège actuel du gouvernement coréen.


§ II. — Le Palais Neuf.


Il a été bâti pendant l’usurpation du Taï-Ouen-Koun, de 1862 à 1872. L’avenue qui le précède, partant du hangar de la Grosse Cloche, est plus vaste encore et plus majestueuse que celle qui mène au Vieux Palais. Mais les Coréens se chargent de corriger cette solennité.

Ni dallage, ni pavé, pas même la terre damée d’une aire de grange.

En temps sec, le piétinement incessant des poneys, des grands bœufs roux, des lourds sabots des Coréens qui se croisent dans un fourmillement incessant, labourent le sol comme un champ façonné à la houe, autour de deux sentes dures qui ne sont même pas droites.

Quand il pleut, faute de bateaux, l’étranger ne peut s’aventurer qu’à cheval ou en chaise à porteurs, au grand amusement des indigènes, qui, eux, roulent tranquillement bord sur bord, sans presser le pas, confiants en un cône de papier huilé, très drôlement posé sur leurs chapeaux comme un éteignoir sur une chandelle, et en l’épaisseur de leurs habits. Sur chaque côté de l’avenue, de loin en loin, des édifices à murs de pierre et de briques, percés de fenêtres carrées aux barreaux recouverts de papier, surmontés des courbes élégamment relevées de toitures à tuiles noires vernissées.

Ce sont les « Yamen » des différents ministères d’État et les maisons louées par le roi aux Ghildes. Entre eux, comme des excroissances malsaines, sont tapies des masures de terre gâchée, balafrées de lézardes bourrées de paillassons dépenaillés, de vieilles souquenilles, de bottes de jonc, à travers lesquelles la fumée filtre et laisse sur le mur des coulées visqueuses.

Quelques-unes sont accotées de tuyaux, qui ne vont pas jusqu’au chaume et portent un capuchon conique débordant et rabattu bas, indispensable pare-étincelles. Les pauvres Coréens les ont fabriqués en aboutant des bonbonnes de pétrole rondes ou carrées, dont le fer-blanc porte très lisiblement l’estampage « Kerosene-oil ».

Par lots épars comme des écueils sur la marée étale, des baraques de toile tendue sommairement sur des perches, exposent chacune un seul des produits de l’industrie coréenne : qui, la poterie en cuivre jaune ; qui, la batterie de cuisine en fonte ; qui, la sellerie, la bimbeloterie de toilette et les articles de fumeur en laiton blanc, les meubles, etc. Une ou deux boucheries en plein vent retiennent en l’air des vols tournoyants de gypaètes, qu’un gamin armé d’un fouet tient à distance des quartiers de viande sanguinolente pendus à des crocs de bois ou étalés sur une table fruste.

Tout cela est entouré d’une foule incroyablement dense, à remous lents, à oscillations lourdes comme le va-et-vient du flux, avec des zones calmes autour des boutiques, et des courants alternés le long des maisons, où les femmes passent en se hâtant, et sur les sentiers battus, où les personnages importants flânent solennellement, leur longue pipe aux lèvres. C’est le spectacle d’une de nos grandes foires de province, moins l’orchestre tonitruant du tueur de vers ou de l’arracheur de dents, la polka pour piston de la baraque des lutteurs, la complainte et le tableau sur toile cirée du crime célèbre, moins surtout le brouhaha des mille voix de nos foules. Les gens ici parlent à voix basse : on n’entend sortir de ce vaste fourmillement de robes blanches qu’une sorte de murmure comme celui du vent dans les arbres, et l’impression est saisissante de ce bruit de cimetière exhalé d’une foule fantôme, de cette vie affirmée par un mouvement intense, et démentie par le silence et le costume de la mort.

Quand le roi sort du Palais pour aller visiter son père, ou sacrifier soit dans un temple, soit aux tombes de ses ancêtres, le maître des cérémonies et son personnel démolissent et font disparaître tout ce campement en indemnisant les propriétaires à raison de tant par camp. Plus souvent, l’incendie exécute cette besogne d’assainissement, sans être contrarié par les Coréens qui voient dans ce désastre le passage du Dieu du feu, dont ils gênent la promenade rituelle du Ponk-han au Nam-San. Mais le roi passé, ou le feu éteint, de nouvelles perches sont plantées et croisées en X, de nouvelles toiles tendues, et l’avenue reprend son aspect ordinaire de grande place foraine.

À mesure qu’on approche du Palais, boutiques, acheteurs et flâneurs deviennent plus rares. Ils finissent même par laisser vide un carré de 80 mètres de côté en avant de l’édifice.

GRANDE RUE MENANT AU PALAIS ROYAL.

Au milieu d’une muraille en belle pierre de grand appareil, haute de 10 mètres, sont percées, sous les deux étages d’une lourde toiture noire, trois arcades en plein cintre, larges chacune de 3 mètres, dont une seule à gauche est ouverte. Celle du milieu ne s’ouvre que pour le roi ; celles de droite, que pour les ministres étrangers et les plus hauts dignitaires de la cour.

À 20 mètres d’elles, deux gros lions de pierre roulent des yeux qu’on n’a pas réussi à rendre terribles, sur deux socles carrés sans caractère.

Des deux côtés de la porte, et sous la voûte, au milieu du va-et-vient des attachés et des domestiques du Palais, se tenaient des gens affublés du pantalon et de la veste trop courts du Pompier frétillant, coiffés d’un feutre entouré d’une tresse de laine rouge à bouts retombants comme les bas Bretons ou les Auvergnats de cafés-concerts. La posture immobile qu’ils s’efforçaient de conserver devait être l’attitude d’une faction, et en approchant, je reconnus que les objets longs, que leurs mains novices ne savaient comment porter, étaient des fusils à piston récemment tirés d’un magasin où ils avaient eu tout le temps d’amasser la couche de rouille qui faisait leur plus bel ornement.

Quand ils m’ont vu descendre de ma chaise à porteurs et venir à eux, suivi de mon escorte, ces pauvres soldats ont fait tous les efforts les plus méritoires pour présenter les armes ; ceux qui n’avaient pas leurs fusils ont couru les chercher et se sont mis en position sous l’œil courroucé de mes yang-ban, au milieu de la cour où je les ai rencontrés.

Nous étions dans le vestibule, au milieu d’un carré de grandes cages closes de treillages verts montés, comme au Japon, sur double glissière parallèle. Quelques-unes étaient ouvertes et laissaient voir des soldats, tranquillement assis en tailleur, la pipe à leurs moustaches, non loin d’un fourneau sur lequel fumait quelque cuisine.

En Chine, les officiers impériaux affirment la hauteur de leur rang par le nombre de cours qu’ils obligent les visiteurs à traverser avant de se laisser voir.

UN YAMEN DU PALAIS NEUF.

Le Fils du Ciel de Séoul n’a eu garde de manquer à suivre un si noble exemple. Son Palais est une véritable ville inscrite dans la capitale el se suffisant seule à elle-même. Il forme un immense quadrilatère de murs, presque tout neufs, en belles pierres de taille, dont la façade sur l’avenue donne une idée exacte. Chaque face supporte un chemin de ronde abrité par un parapet, percé de minces et longues meurtrières. Une ou deux portes en plein cintre rompent l’alignement par le retrait ombreux de leurs voussures et le double étage des toitures noires de leurs miradors. Ces murs finissent à un kilomètre du pied du Pouk-han, sur une large plaine de sable jaune, marqueté de plaques d’herbe rousse (poudrées de neige quand je l’ai vue au mois de mars), au milieu de laquelle deux à trois masures achèvent de s’effriter.

SÉOUL. — JARDIN DES EXAMENS.

C’est le jardin des Examens.

À l’orée de la pinède qui escalade la montagne, sont tapies des maisons basses où logent les candidats, autour de trois yamen distingués par les retroussis de leur toiture. Là, siègent les jurys et le Roi qui ne manque jamais de présider à ces cérémonies.

La physionomie orientale du Palais est bien plus frappante là, dans sa solide carrure et son isolement menaçant, dominant ce steppe mélancolique, autour duquel s’arrondit la colonnade jaune et rouge de la futaie du Pouk-han, qui fait penser au « Bois Sacré, cher aux Muses et aux Arts ».

VUE D’ENSEMBLE DU PALAIS NEUF.

L’intérieur de ce quadrilatère est lui-même subdivisé en une série de cours de même forme et de même surface, communiquant entre elles par des portes bâtardes dissimulées dans les angles des bâtiments qui les déterminent. Les plus rapprochées des murs< d’enceinte sont affectées à des magasins, entrepôts, ateliers, cuisines, au logement des soldats et officiers de la garde, du personnel, des domestiques et des attachés de toute sorte qui, déjà trop nombreux autour de chaque fonctionnaire, encombrent les entours du roi d’une fourmilière qui fait penser aux « villae » des rois mérovingiens ou carolingiens.

Autour du centre, s’éclairent sur d’autres cours ce que nous appellerions des bureaux et des salons d’attente, reconnaissables à la propreté relative de leurs abords, et au bon état des papiers qui tiennent lieu de vitrage. Dans l’un, j’eus l’honneur d’être reçu en audience par le ministre de la Maison du Roi, fils du Taï-Ouen-Koun, et par le Premier Ministre.

Au centre même, deux belles cours dallées, qui vraiment ont belle tournure et sont propres.

La première vient immédiatement après l’espèce de vestibule à ciel ouvert où nous avons laissé le lecteur. On y accède par un beau portique à deux étages, la plus jolie chose que contienne le Palais.

Comme toujours, trois portes : une battante, fermée ; deux bâtardes, ouvertes. On passe sous un plafond, chef-d’œuvre de charpente, supporté par quatre colonnes. Le premier et unique étage, un peu avançant, ombrage un entablement en charpente très artistement sculpté et peint.

L’architrave forme un fouillis de têtes de poutrelles peintes en rouge, bordées de deux larges filets verts, liserés de blanc. La frise, de même façon, peinte en vert, est ajourée de motifs en deux B à trois boucles, accolés, dont les barres rouges sont profondément gougées pour un sillon bleu mis en valeur par une fine arrête blanche. Les chapiteaux montent jusqu’à la toiture, relevés d’une sorte de proue saillante en double C, bleue sur sa convexité, rouge dans les rainures latérales rehaussées de blanc sur leurs arêtes.

PALAIS NEUF. PORTIQUE D’HONNEUR DE LA COUR DEVANT LA SALLE DES AUDIENCES.

L’édicule supérieur répète l’entablement ; mais il repose sur un soubassement percé d’ouvertures carrées aux bords gougés et peints dans les mêmes conditions. Il est habité, et on y accède par un escalier visible sur la photographie. Les larges auvents des toitures, aux boudins et faîtières chargés de terres cuites fantastiques, découvrent, Sous l’ourlet festonné des tuiles convexes, l’entre-croisement très décoratif des arbalétriers et des poutrelles, entaillés et peints dans la même gamme rouge, verte, bleue et blanche. Toutes ces peintures ont reçu du temps une patine délicate, qui adoucit les nuances fines et vieilles qu’offrent les couleurs coréennes, même toutes fraîches. Dans l’ombre profonde des pans de toitures, elles chantent à l’œil comme une harmonie charmante.

Retournons-nous : l’espace immense, entouré de galeries couvertes, hypostyles, et de chambres grillagées, est le centre politique du royaume. De grandes dalles de marbre cachent la terre. Des bornes, de même matière, y sont érigées en deux files identiques de taille et de forme. Elles portent chacune des idéogrammes profondément intaillés dans le bloc. Les jours de grandes solennités, où le roi réunit tous les gens auxquels il délègue son pouvoir, pour entendre leurs rapports, chaque catégorie des fonctionnaires y lit son rang et jalonne sur elles son alignement.

Dans cette posture, ils font face à une belle terrasse de marbre balustrée, gravie par un perron à deux paliers, bordé d’une rampe ornée aussi de piliers et de balustres. Sur la plate-forme, s’élève un édifice à double étage, long de 20 mètres, haut de 12, la salle des Audiences.

SALLE DES AUDIENCES.

Au rez-de-chaussée, cinq grands vantaux ou châssis verts, aux ouvertures grillées de baguettes de cuivre, séparés par des panneaux étroits et hauts, incrustés chacun d’une belle plaque de cuivre, ferment une grande salle dans laquelle se tient le roi entouré de sa famille mâle, de ses ministres et des grands dignitaires. Tous les vantaux sont enlevés dans ces circonstances. Alors, l’immense salle, haute et sombre déjà, approfondie par l’ombre portée du premier toit, doit compléter, avec cette foule, cette cour solennelle, un cadre vraiment majestueux pour le trône royal.

C’est également là que le roi donne audience aux représentants diplomatiques étrangers et, quand il n’est pas malade, aux rares Européens qui visitent Séoul. Malheureusement, depuis le 22 juillet 1894, nuit de l’intrusion des Japonais chez lui, Li-Hsi était atteint d’une maladie que le ministre japonais avait seul le pouvoir de guérir momentanément, quand il avait quelque conseil amical à suggérer. Ce fâcheux contretemps m’a empêché d’être honoré par lui d’une audience.

L’étage supérieur, inhabité, est fermé des mêmes vantaux, moins larges, surmontés d’un grand cartouche orné de très beaux idéogrammes. Le toit inférieur ne s’éloigne pas de certains types méridionaux européens ; le supérieur est coupé en angles selon le pur style chinois.

On traverse à gauche une cour bordée de bâtiments officiels, élevés sur des estrades en pierre de taille, ornés de panneaux incrustés de cuivre, fermés de claires-voies et tringles de cuivre fixées dans des bâtons verts à filets rouges. Ce sont des bureaux provisoires pour les attachés des ministres, des salons d’attente ou de réception pour ceux-ci. Ils sont bien entretenus, si l’on n’a pas choisi exprès celui dans lequel j’ai été reçu par les deux ministres de Sa Majesté Li-Hsi.

UN BUREAU MINISTÉRIEL DANS LE PALAIS NEUF.

Après plusieurs crochets qui permettent de concevoir de l’ordonnance générale l’idée que nous en avons donnée, on arrive brusquement dans la seconde cour d’honneur.

Elle est également dallée en marbre, mais sans les stèles si curieuses de la première. Au milieu, sur un rectangle de blocs réguliers, accolé de trois escaliers, un au centre, bordé de parapets, pour le roi, et deux, à droite et à gauche, pour ses ministres et conseillers suivant leur rang, s’élève un édifice lourd, à un seul étage, écrasé par une énorme toiture qui laisse à peine voir à quelques mètres une décoration toute semblable à celle de la Salle des Audiences : panneaux rouges plaqués de cuivre, isolant des vantaux grillés de tringles de cuivre serrées dans des traverses de bois peint vert avec liserés blancs, séparés en volets longs et minces, d’un joli effet, par des pans de bois peints en vert.

PALAIS NEUF, SALLE DU CONSEIL.

Derrière, quelques cours encore, désertes, et où il me semble que nous marchons plus vite. Elles servent peut-être à quelque cuisine d’État, dont l’odeur n’est pas doux-fleurante au nez des Yang-bans à qui les Ministres m’ont confié pour visiter le Palais. Une dernière porte dans un angle, et nous sommes dans une sorte de chemin de ronde, hors de la première partie du Palais où le roi ne se rend que pour faire son métier royal, le Palais officiel.

J’ai dû certainement à ma conversation avec les Ministres, aux récits des actions de guerre dont j’avais été témoin, à des données sur l’Europe et l’attitude probable des puissances lors du règlement du conflit sino-japonais, l’autorisation de visiter et de photographier les parties intimes, absolument particulières et fermées qui restent à décrire.

À droite, plusieurs maisonnettes et un mur, percé de nombreuses portes, surmonté de treillages verts, juste sous la toiture des bâtiments qu’il supporte. À gauche, un autre mur, mais nu, en excellent état, percé de deux portes protégées par des auvents et fermées par des serrures monumentales, dont un de mes compagnons portait la clé. Nous entrons.

Coup d’œil très inattendu, sur un édifice simple et de grand effet, le Palais ou Salon d’Été. Quatre grands murs l’isolent de toutes parts. À leur pied, comme des costières, quatre murettes de pierre de taille, dont deux à l’est et au nord, plus larges, portent des plates-bandes de terre végétale semées de touffes sèches entre lesquelles on voit des vases de marbre. Elles enferment un carré d’eau noirâtre, couverte çà et là de larges feuilles marron de lotus séchés. Des gargouilles de pierre, sculptées bizarrement, y dégorgent l’eau, amassée dans des réservoirs, des ruisseaux du Pouk-han. Ce bassin entoure les quatre murs balustrés d’une île en pierre de taille, à laquelle on accède du sud et de l’ouest par deux jolis petits ponts de marbre, et qui sert de soubassement au Salon d’Été.

Au rez-de-chaussée, une vaste salle hypostyle, formée par six rangées de huit troncs de pyramides carrés, monolithes, en granit rose très fin, plantés sans soubassement dans le dallage, donnant 80 centimètres de chaque côté et portant à 8 mètres de haut leur chapiteau fait d’une simple bague de métal vert.

Un escalier de bois, au fronton timbré d’un panneau plaqué de beaux idéogrammes, mène à une série de chambres fermées, parquetées grossièrement, ouvrant l’une sur l’autre par des compartiments mobiles sur glissières, très hautes de plafond et n’ayant pour parois et cloisons que des treillages verts recouverts de papier. Tout autour, une vaste véranda, aux ouvertures joliment sculptées, d’où l’on a une vue charmante, à l’ouest, sur l’ensemble du Palais officiel, et au nord sur les terrasses, les maisonnettes et les bosquets du Sérail. On m’a laissé juste le temps de prendre deux clichés et encore, parce que terrasses et jardins étaient déserts.

PRÉAU DU PALAIS D’ÉTÉ DU ROI DE CORÉE.

Ce « Buen Retiro », doni la fraîcheur doit être délicieuse de juin à septembre, a été construit de 1864 à 1872, par le Taï-Ouen-Koun, père du roi actuel, et celle fantaisie a ruiné pour vingt ans les finances coréennes. Il a fallu monopoliser tout le bois et l’amener des provinces forestières du Nord. Et au prix de quels efforts a-t-on pu apporter ces lourds monolithes des carrières éloignées de 20 lieues, sur des chemins à côté desquels la route de Chémoulpo est un de nos boulevards ? Mais le Taï-Ouen-Koun, l’homme au cœur de fer et aux entrailles d’airain, est un Oriental pur de tout mélange. L’idée de comparer, de peser ensemble, son caprice ou sa volonté et les sacrifices qu’elle entraînerait, ne pouvait même pas effleurer son cerveau…

Au delà, le chemin de ronde se prolonge par une avenue bordée de platanes. Sur un côté, à gauche, c’est le Sérail ; à droite, un grand parc dont une tour carrée à horloge surmonte le mur. Par la porte ouverte et gardée, je jette un rapide coup d’œil. Je vois une maison haute, carrée, d’apparence européenne très confortable, aux murs enduits de plâtre peint vert clair, et tout autour, des couverts d’arbres où se creusent des golfes noirs entre les massifs. C’est là qu’habite le Roi avec sa famille.

Inutile d’ajouter que je n’ai pu en voir davantage.

Cent mètres plus loin, une haute arcade de pierre blanche se dresse sous un mirador noir ; des soldats nous y présentaient les armes et nous sortions du Palais par le jardin des Examens. Lui-même est enclos d’un mur qui gravit les pentes du Pouk-han jusqu’au sommet et rejoint le mur d’enceinte du Vieux Palais.

SOLDATS CORÉENS.

Pour sortir tout à fait, nous avons dû longer la muraille nord du Sérail et passer au milieu de nouveaux soldats présentant leurs « rouillardes » sous une des portes monumentales qui mènent à la ville.

Ces cours, muettes et noires comme des oubliettes, ces Palais enchâssés l’un dans l’autre, comme des chefs-d’œuvre de tourneur, hantent l’esprit et laissent dans l’œil une impression presque pénible. La réputation de férocité acquise à la Reine fait papilloter des flaques rouges sur la terre et bourdonner dans les oreilles des cris d’horreur ou d’agonie. Le « noir recruteur des ombres » plane sur cet archipel de toitures. L’onde du vent, qui glisse sans arrêt du Pouk-han au Nam-San sur la ville, fait rendre aux charpentes les murmures et les sanglots d’une chambre de mort et palpiter nuit et jour, comme pour un glas éternel, les languettes de métal des petites clochettes aux bords festonnés, suspendues en campanules coupées aux angles retroussés des toits. C’est la pure impression d’Orient, mais de l’Orient le plus fermé, le plus inconnu, le plus muet, le plus dépourvu d’échos, de l’Orient jaune, qui, lui, n’a produit ni Simbad le Marin, ni sultane Shéhérazade.


§ III. — Le Palais des Mûriers.


Il a été bâti au xviie siècle par le roi Ouen-Moun-Choung.

Une ancienne tradition de Séoul veut qu’au xiiie siècle, avant que la ville actuelle existât, le roi Kong-Min-an, venu pour visiter la Pagode de Marbre, ait fait des promenades dans le bois qui l’entourait, et, frappé du charme de la vallée entre le Pouk-han et la Crète de Coq, ait annoncé l’intention d’y bâtir un palais, mais n’ait pas eu le temps de la réaliser.

L’usurpateur Ouen-tah-chao (Ni-taï-djo), fondateur de la dynastie actuelle, refusa d’accomplir ce vœu, malgré les avis pressants de son grand prêtre Choug-tah-Chang, et quand il établit sa capitale à Séoul, fit construire son propre palais sur l’emplacement actuel du Palais Neuf. Aussitôt, le bonze prédit que, dans l’espace de deux cents ans, une grande calamité affligerait le pays, si son conseil n’était pas suivi.

L’invasion japonaise conduite par le chogoun Yedeyoshi au xvie siècle fut acceptée comme la sanction de cet oracle. Les croyants se montrent toujours de bonne composition, en Corée et ailleurs.

Quand les troupes chinoises eurent balayé les Japonais, le roi Ouen-Moun-Choung accomplit le vœu de Kong-Min-an. Des démons le tourmentaient au Palais Neuf : ils y venaient la nuit couper les cheveux des domestiques. Pour éviter ces brimades, le roi fit bâtir le Palais des Mûriers.

Quand il fut entièrement achevé et prêt à recevoir ses hôtes, Ouen-Moun-Choung fit appeler le célèbre écrivain (ce mot implique aussi peintre et poète), An-souk-Poong, et lui ordonna de composer en idéogrammes un nom sur une tablette qui serait fixée au-dessus de la grande porte d’entrée de l’édifice.

An purifia d’abord son corps pendant cent jours et ne mangea aucune viande. Puis il écrivit Houng-ouha-Moun, « la porte du changement rajeunissant », « du renouvellement de la jeunesse », « de Jouvence ».

Dès qu’il eut terminé ce travail, il sentit son bras s’alourdir et graduellement la paralysie le gagna au point que jamais plus il ne composa un poème, c’est-à-dire ne dessina un caractère. La lune ne voulut pas éclairer un pareil malheur et les nuits menaçaient d’être toujours obscures, quand un soir les lettres mêmes de l’inscription émirent une lumière tellement vive, que toute la rue qui conduit au Palais fut éclairée. Le phénomène dura et le roi nomma l’avenue « Rue de la Lumière éclatante ». Malheureusement, lors de la conquête mandchoue, en 1650, m’a-t-on dit, un soldat ennemi fit feu sur la tablette et perça le caractère « ouha » d’une balle dont on voit encore la trace. La lumière offensée s’éclipsa et n’a jamais reparu depuis.

LE PALAIS DES MÛRIERS.

Aujourd’hui, il reste de ce palais un portique en bois, surmonté d’un auvent qui protège la tablette, et fermé de deux gros volets de bois disjoints, percés à jour, sur lesquels restent encore de vagues vestiges de peinture rouge. Dans l’intérieur, quelques cahutes d’origine récente, affectées aux gardiens, quelques bouquets de vieux arbres, des ruines broussailleuses, et des lignes de mûriers, restes d’une tentative infructueuse faite par un Américain pour doter la Corée de l’industrie de la soie, rappellent l’origine du nom que les étrangers donnent à cet emplacement, plus mélancolique dans sa solitude quand on sait qu’il a porté jadis un palais.