La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Texte entier

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AVANT-PROPOS





La publication d’une étude géographique, historique et politique de la Corée, vient à son heure.


La crise qui a récemment éclaté en Extrême-Orient rappelle l’attention sur elle. Cette crise pose, en effet, une fois de plus, devant les Puissances, le problème du sort futur de la Chine. Or, pour des raisons que ce livre est destiné à développer, la Corée est fatalement condamnée à jouer un rôle capital dans la solution que recevra cette question.


Au cours d’un séjour d’une année en Extrême-Orient pendant et après la guerre sino-japonaise, que j’ai suivie comme correspondant spécial du Temps, j’ai pu vérifier cette opinion en visitant ce malheureux pays. Je me suis rendu compte qu’avec ses ressources inemployées, les défauts de sa population, les misères et l’impuissance de son gouvernement, il est une des dernières terres vierges du globe. Il serait insignifiant et négligeable, s’il pouvait rester indépendant aux mains de ses maîtres actuels. Mais, et c’est l’objet même de cette étude, la Corée est incapable de l’effort qu’exigerait d’elle la défense de sa liberté. Dans ces conditions, elle est condamnée à devenir la proie d’un de ses voisins, et à celui-ci, quel qu’il soit, elle assurera une augmentation considérable de force dans les mers de Chine. Elle est en effet, par sa fertilité, ses forêts, ses mines, la constitution de son littoral, une des positions militaires dominantes de cette région de la terre.


J’ai pu relever également l’apparition du premier banc des nuages qui aujourd’hui obscurcissent tout l’horizon.


Le traité de Chimonoseki, en effet, consacre l’indépendance de la Corée par son article premier :


« La Chine, y est-il dit, reconnaît définitivement la pleine et complète indépendance et l’autonomie de la Corée ; et en conséquence, le paiement du tribut et l’accomplissement, par la Corée à l’égard de la Chine, de cérémonies et de formalités en dérogation à cette indépendance et à cette autonomie, devront cesser entièrement à l’avenir. »


Malheureusement le Japon s’est gardé de stipuler en même temps sa propre renonciation à ses droits sur la presqu’île, pour la défense desquels il n’avait pas hésité à faire la guerre en 1894.


Sa politique dans ce pays, déjà très suspecte avant et pendant les hostilités, a été, depuis la paix de Chimonoseki, ouvertement déterminée par le dessein de s’y substituer lui-même au Céleste Empire. Il veut transformer en sujétion le protectorat qu’il y exerçait auparavant de compte à demi avec ce dernier État.


J’ai pu le constater de visu, et juger qu’il s’y rendait profondément antipathique et insupportable à la population tout entière, qui d’ailleurs gardait contre lui de vieilles et vivaces rancunes.


Or la Corée est contiguë à la Sibérie. Il ne saurait être indifférent à l’Empire russe d’avoir pour voisins les Coréens ou les Japonais. Les premiers sont un peuple sans puissance ni esprit militaires, pacifique par tradition autant que par nécessité, dans la conscience embryonnaire duquel le patriotisme est réduit à la sauvegarde de coutumes immémoriales qui n’ont jamais gêné ses maîtres successifs. Des seconds, tout le monde connaît aujourd’hui le tempérament et les procédés de mitoyenneté. Il est certain que l’établissement du Japon en Corée contrecarrerait les plans économiques de la Russie, fondés sur le transsibérien, et accroîtrait la puissance des sujets du Mikado, dangereusement pour l’Extrême-Orient tout entier.


L’équilibre des forces et le maintien de la paix n’y seront donc assurés que lorsque les grandes Puissances européennes, en résolvant la « Question Coréenne », posée depuis trois ans, auront supprimé cette Égypte du Pacifique. Ainsi sera éloignée, sinon conjurée indéfiniment, l’ouverture de la question d’Extrême-Orient, qui pose, aux antipodes, un véritable pendant à la classique question d’Orient dans la Méditerranée.


R. Villetard de Laguérie.



LA CORÉE




PREMIÈRE PARTIE

CONQUÊTE DE LA CORÉE PAR LE JAPON



I

LA CORÉE AU MOMENT DE LA GUERRE SINO-JAPONAISE



Dans son numéro du 25 mai 1894, le Japan Daily Mail, de Yokohama, journal anglais qui a toujours témoigné les sentiments les plus sympathiques au gouvernement et à la population du Japon, avait annoncé que « les troubles qui avaient éclaté à Cho-bou, dans la province de Tchéoul-la en Corée, et avaient été pendant quelque temps attribués à l’action du Tong-hak, au sentiment anti-étranger, avaient pris un caractère tout à fait sérieux ».

Malheureusement, ce n’était pas la première fois que pareille aventure égayait la saison nouvelle en Extrême-Orient. Tout le monde, en Europe, savait plus ou moins que, dans ces contrées, les impôts sont perçus entre la vente de la dernière récolte et l’engrangement de la suivante, et que les procédés des collecteurs soulèvent plus de révoltés qu’ils ne lèvent de piastres.

Printemps parfumé de sang plutôt que de roses, mais si loin, bien plus loin que la Bulgarie ou l’Arménie, hors des marchés des cotonnades et quincailleries anglaises,… si bien que personne ne prit garde aux « atrocités » coréennes.

La fin navrante qui couronna par le martyre la noble existence du président Carnot, les contestations coloniales entre la France et l’Angleterre, l’imminence de l’expédition de Madagascar, absorbaient alors l’attention de l’Europe et l’empêchèrent de regarder glisser ces fantômes d’Orient sur l’horizon du monde jaune.

Et, d’ailleurs, comment s’émouvoir à propos de la Corée, si vaguement connue de si peu de gens, et du Tong-hak, dont presque personne n’avait jamais entendu parler ?

L’une et l’autre auraient pourtant mérité un accueil moins indifférent.

Le pays que nous appelons Corée, du mot Koraï, donné au xviie siècle par Hendrick-Hamel, Hollandais, le premier Européen qui y ait séjourné, est connu au Japon, en Chine et de ses habitants même, sous le nom de Chosön ou Chosen, Pays du matin calme ou de la sérénité du matin.

Malgré les travaux si estimables et si consciencieux du voyageur français Varat, les études historiques et philologiques de M. Maurice Courrent, plusieurs fois couronnées par l’Institut, on ne savait que le nom des ports ouverts aux étrangers : Chémoulpo, sur la mer Jaune ; Fousan, sur le détroit de Corée, devant l’île japonaise de Tsouchima ; Gensan, sur la mer d’Okhotsk, et de sa capitale Séoul.

Les deux volumes de la très consciencieuse Histoire de l’Église de Corée, par le père Dallet, n’étaient guère connus que des missionnaires à l’instruction desquels ils étaient destinés.

M. E. Plauchut et M. E. Lockroy résumèrent, l’un dans le Temps, l’autre dans le Matin, les informations que leur avaient fournies leurs études spéciales sur la géographie générale, l’administration et les mœurs de ce pays, plus mystérieux encore et moins visité des blancs, même des Anglais, Américains et Australiens, que le Maroc.

Mais de ce royaume, qui, par crainte, s’était fait volontairement ermite et retiré du mouvement universel, on connaissait si peu de détails intimes, que les raisons du soulèvement, le nom des insurgés Tong-hak-ou-to et de leur chef nominal le Tong-hak n’éveillaient aucune idée précise.

Et, pourtant, l’information du Japan Daily Mail n’était pas inexacte. Elle était seulement incomplète.

À côté de l’agitation politico-religieuse de la secte dirigée par le Tong-hak, à côté de ce sentiment anti-étranger qu’elle eût dû nommer, pour être véridique, sentiment anti-japonais, la « Malle quotidienne du Japon » avait omis de mentionner les sanglantes rivalités qui déchiraient, depuis trente ans, la famille royale coréenne, et, surtout, la politique de termite suivie, depuis 1868, par le gouvernement mikadonal et ses agents à Séoul.

Là gisait la véritable cause du mal, de son apparition soudaine, de sa durée tout à fait insolite et de sa malignité.

Les dissensions de la famille royale, quelque violentes et monstrueuses qu’elles fussent, les passions religieuses ou les intérêts profanes masqués par elles, avaient joué le rôle secondaire de ces cartes qui ne valent des atouts qu’entre les doigts d’un habile joueur.



II

CAUSES DU SOULÈVEMENT DE LA CORÉE EN 1894



Le Tong-hak. — Tong-hak signifie « le Savoir oriental » ; c’est le nom d’une religion, fondée en 1859 dans la ville murée de Kyeng-chou, province de Kyeng-sang, à 85 kilomètres au nord-ouest de Fousan, et en même temps le nom de son chef.

Son initiateur, Cho-chei-chou, très préoccupé des progrès du christianisme en Corée, doutant que ce fût la vraie religion, visionnaire et thaumaturge comme beaucoup d’Orientaux, se crut appelé à faire connaître au monde la vraie foi.

Il emprunta au Confucianisme, le traité des Cinq-Préceptes, au Bouddhisme la loi de la Purification spirituelle, au Taoïsme celle de la Purification corporelle de toutes les souillures morales et matérielles, et composa le Grand Écrit sacré, la Bible du Savoir oriental, appelée aujourd’hui tantôt Soung-kyeng-taï-choun tantôt du nom de ces trois éléments, You-poul-soung-sam-to.

Il fit rapidement beaucoup de prosélytes dans sa province et dans celles de Choun-chong et de Tchéoul-la qui l’avoisinent. Ceux-ci prirent le nom de Tong-hak-ou-to, les Adeptes du Savoir Oriental. Mais en 1865, lors de la persécution contre les catholiques, accusé de partager leur foi, Cho-Chei-Chou fut décapité à Taï-kou (capitale du Kyeng-sang), et sa religion mise au ban du royaume.

L’erreur dont il fut victime est explicable.

Les Tong-haks-outo ou plus simplement Tong-haks sont monothéistes. Ils donnent à Dieu le même nom que les catholiques coréens : Choun-chou. Leur prière typique commence par son nom : Si Choun-chou, etc. Ils repoussent le dogme bouddhique de la transmigration des âmes et n’adorent aucune image ; mais, si les confucianistes et les taoïstes ne croient pas à la vie future, les tongs-haks se bornent à en douter.

L’initiation d’un catéchumène est très simple : Il comparaît devant un maître des cérémonies. Sur une table très basse figurent deux flambeaux allumés, du poisson, du pain et du vin sucré, fournis par le récipiendaire. Son parrain et lui répètent vingt-quatre fois ensemble la prière : Si Choun-Chou, etc., se prosternent devant les flambeaux, se relèvent et mangent les vivres servis.

Pour célébrer ensuite son culte, le Tong-hak-ou-to place, à la nuit tombée, un vase d’eau pure sur un autel fait d’un bloc de pierre tendre fixé par du ciment et enduit d’argile rouge. Il se prosterne le front sur la pierre en récitant : Si Choun-Chou, etc., se relève et boit le vase d’eau, la coupe de la faveur divine.

Les Tong-haks-ou-to croient que les moindres griffonnages du père de leur foi sont des amulettes qui rendent invincible, invulnérable, etc. Les soldats japonais en ont pourtant tué un certain nombre…

Le peuple est persuadé, d’autant plus solidement qu’il n’en existe aucune preuve, que les initiés peuvent sauter par-dessus une maison, la faire disparaître à volonté, s’évanouir dans l’air devant un ennemi, bondir d’une colline à une autre, transformer instantanément une bourse vide en bourse pleine, etc. Pareilles sornettes ont d’ailleurs cours au Japon, en Chine,… et ailleurs.

Les souffrances de la population coréenne la firent accourir en foule auprès des nouveaux apôtres.

Au printemps de 1893, les Tong-haks-ou-to étaient déjà assez forts pour traiter de puissance à puissance avec le roi de la Corée.

Une députation de cinquante d’entre eux vint à Séoul, et sur le refus du roi de lui donner audience, étala ses remontrances sur une grande table recouverte d’un tapis rouge, juste en face de la porte principale du Palais Neuf.

Le monarque vaincu la reçut alors. Elle venait réclamer que Choï-Cheï-Chou fût proclamé innocent ; qu’on autorisât l’érection d’un monument en son honneur, qu’on rapportât la mise au ban de sa religion, et que celle-ci fût dotée des mêmes privilèges que le catholicisme.

Le roi Li-Hsi refusa et ordonna aux audacieux de cesser d’encombrer le seuil de sa porte ; il fit même emprisonner quelques notables dans leurs provinces, et tout rentra dans l’ordre, mais pour peu de temps.

Depuis dix ans, d’ailleurs, toutes les conspirations, toutes les intrigues, journellement machinées à Séoul et au Palais, avaient trouvé parmi les adeptes de la secte des complices et des agents.

Les intérêts profanes, en adultérant de plus en plus les passions purement religieuses, préparèrent peu à peu un bouleversement. Et quand il se produisit, tout le monde eut le droit d’en décliner la responsabilité : aussi bien les Tong-haks-ou-to, qui le firent sans plan préconçu, que ceux dont les convoitises et les passions effrénées le rendirent inévitable.




III

LA FAMILLE ROYALE



Les membres de la famille royale jouaient, en effet, depuis trente ans, une tragédie que les factions locales et les intrigues de l’étranger avaient nouée en un nœud tellement inextricable que tout le monde finit par en appeler au sabre.

Les antiques horreurs des Atrides revivent dans les crimes accumulés pendant trente ans par le roi Li-Hsi, sa femme, la reine Taou-Lang-Dao, et son père Li-Hsia-Ying, plus connu sous le nom de Taï-Ouen-Koun.

La cause en est la soif du pouvoir et l’absence d’une loi successorale en Corée.

Vers 1830, le prince héritier du trône, Li-Ying, mourut du vivant de son père, laissant trois enfants : Li-Houan, Li-Ping et Li-Hsia-Ying.

L’aîné, Li-Houan, substitué tout naturellement, fut intronisé à la mort de son grand-père, et sa grand’mère, Chao, fut créée reine douairière. Il mourut sans enfants. En vertu du même droit et par le même procédé, le plus âgé de ses deux frères, Li-Ping, fut appelé à lui succéder.

Mais quand, à son tour, il disparut, sans laisser non plus aucun héritier direct, la couronne ne fut pas attribuée, comme elle aurait dû l’être, en vertu des précédents, au dernier des trois frères, à Li-Hsia-Ying.

Une intrigue de palais, assez semblable à celle qui, en 1874, mit sur le trône de Chine l’empereur Kouang-Sou, fut ourdie par la vieille reine Chao. Elle écarta Li-Hsia-Ying dont elle redoutait la cruauté et surtout la décision impérieuse, incapable de tout partage d’autorité, et fit proclamer le propre fils de celui-ci, Mong-Pok I, âgé de douze ans. La vieille douairière l’adopta, pour lui donner légalement la qualité d’oncle de son père et, par suite, un droit successoral incontestable (1864). La Chine ratifia ce coup d’État et investit le nouveau roi en lui donnant le nom de Li-Hsi.

Mais Li-Hsia-Ying, membre du Conseil de régence, ne tarda pas à l’absorber et à saisir le pouvoir avec le titre de Taï-Ouen-Koun (président de la cour suprême), bientôt fameux et complètement substitué à son véritable nom, aujourd’hui oublié (1864).

À ce moment, les blancs forçaient en Chine et au Japon les portes du monde jaune et troublaient profondément ces deux vieux empires, surtout le dernier.

Le Taï-Ouen-Koun crut comprendre qu’ils expiaient des concessions imprudentes, et, pour enlever d’avance aux Européens tout moyen d’intervenir en Corée, sous prétexte de protéger les chrétiens, il ordonna de rechercher exactement ceux-ci et de les mettre tous à mort (1865) !

LE ROI LI-HSI.

Et cet homme, doué d’une grande intelligence, d’une volonté puissante, mais d’une insensibilité de jaune, continua à marcher en aveugle brutal et féroce, au milieu d’obstacles que son œil inexercé ne percevait pas, ignorant profondément et le monde occidental et les exigences impitoyables qu’il impose à l’âge actuel sur toute la terre. Aiguillonné par une ambition que la vieillesse et l’approche de la mort exaspéraient jusqu’à la frénésie, après s’être couvert du sang des chrétiens innocents pour écarter les ingérences des étrangers, il alla lui-même demander secours aux plus dangereux d’entre eux, les Japonais. Il obtint leur complicité dans des crimes abominables, contre nature, et, capable, peut-être, de sauver son pays dans d’autres temps, fissura l’asservissement, aujourd’hui inévitable, de la pauvre Corée.

LA REINE DE CORÉE.

Li-Hsi ne lui aurait probablement jamais repris le sceptre, qu’il maniait rudement, comme la houlette des primitifs pasteurs de peuples. Mais en 1872 il épousa une femme appartenant à la famille Min, la première du royaume, noble, même en Chine, comme alliée à la dynastie antérieure à celle qui règne actuellement.

Ainsi qu’il arrive souvent dans les pays où la femme est cloîtrée dans le sérail et subit la polygamie, la reine Min prit tout de suite un immense ascendant sur son mari. Elle le virilisa, l’arracha à sa torpeur. Si bien, qu’il remercia son père des services qu’il lui rendait depuis huit ans et prit possession du pouvoir (1872). Mais, visiblement, il n’était qu’une ombre insignifiante, un roi fainéant, et la reine gouvernait, active et vigilante, vraiment « la reine », la maîtresse pièce de l’échiquier coréen.

Immédiatement le Taï-Ouen-Koun se mit à la tête du parti anti-réformiste, anti-étranger, contre sa bru et son fils qui, mieux inspirés, se montraient ouverts au progrès et raisonnablement favorables aux étrangers. Ce trait du caractère de la reine est, j’ai pu l’observer, commun à nombre de Coréennes qui, naturellement curieuses et avides de nouveautés, sympathisent d’autant mieux avec les mœurs européennes que celles-ci comportent l’affranchissement complet de la femme.

LE TAÏ-OUEN-KOUN.

Devenue mère d’un fils, mais toujours ermite dans le Royaume Ermite, du fond du sérail, la reine entourée de traîtres, d’embûches de toutes sortes, défendit contre le Taï-Ouen-Koun, l’homme « au cœur de pierre et aux entrailles d’airain », le trône de son mari et de son fils, son propre pouvoir occulte, comme une louve défend ses petits. Elle fit face à tout, et déploya, avec une intelligence et une volonté supérieures, une souplesse infatigable et une énergie qui firent fatalement défaut à son piteux époux. La renommée lui prêta d’effroyables cruautés.

Malgré la loi et les coutumes, elle n’acceptait pas de partager son mari. Elle ignorait ses fantaisies brèves pour quelque « pyng yang girl » (danseuse du corps de ballet royal). Mais malheur à toute dame de la cour qui avait inspiré un attachement plus solide au roi ! Mainte rivale a péri dans quelque arrière-cour sombre et muette du Palais Neuf, parfois avec des tourments d’une barbarie raffinée, digne seulement d’une femme jalouse ou d’un inquisiteur.

Une cependant, Mme Chang, qui avait donné au roi un fils, aussi intelligent, dit-on, que le prince héritier est borné, put s’enfuir et sauver son enfant, grâce à la connivence intéressée du roi, du Taï-Ouen-Koun et des Japonais. Ceux-ci ont fait publier l’aventure, et nombre d’autres pamphlets venimeux, dans un des journaux anglais de Yokohama.

LE ROI DE CORÉE ET SON FILS.

Une pareille situation était on ne peut plus favorable à leurs entreprises. Émancipés du régime féodal depuis la chute du dernier Chogoun, en décembre 1867 (ère de Meidji), en train de se constituer à l’européenne, de se mettre en mesure de chasser de chez eux les étrangers, ils voyaient dans les troubles de la Corée le moyen de fonder contre eux une puissante domination asiatique aux dépens de l’ennemi héréditaire, de la Chine.


IV

SITUATION DE LA CORÉE ENTRE LA CHINE ET LE JAPON



Depuis des siècles, la presqu’île coréenne était tiraillée entre les deux grands Empires jaunes.

La fatalité de sa position péninsulaire la rattache à la « Fleur du Milieu », comme une pétale de la corolle à son pédoncule, mais aussi la tend comme une offrande aux sujets des chogouns et des mikados.

Balle de sureau entre deux sources magnétiques à charge fantasquement inconstante, elle est restée paralysée dans son évolution propre, toujours en mouvement vers Pékin ou Tokyo, tantôt plus près de l’un, tantôt plus près de l’autre, jamais entièrement soustraite à l’action de l’un des deux par la prépondérance décisive de l’autre.

La Chine, pédante, pénétrée d’une foi scolastique en les citations et les formules doctrinales sur lesquelles étaient fondés tous les actes de sa vie, tellement saturée de vanité qu’elle pouvait, de bonne foi, prendre le change sur les expédients par lesquels elle « sauvait la face », et n’imaginait pas la possibilité d’un désastre, n’avait pour les Japonais que le dédain de la force consciente d’elle-même, en même temps que des obligations imposées par la loi morale ; d’une aristocratie intellectuelle, pour une caste uniquement militaire ; d’une civilisation originale et irréductible, pour un assemblage disparate d’emprunts de toutes pièces agglomérés au hasard par l’instinct d’imitation. En Chine, on désignait les Japonais par le caractère « Ouhang » qui signifie « brutes » ; on tenait qu’ils ne savent bien que deux choses : donner un coup de sabre et faire « poum », c’est-à-dire employer une arme à feu.

Chez ceux-ci le sang malais n’a jamais cessé de charrier le ferment ancestral de piraterie. En outre, le métissage a exaspéré en eux l’orgueil maladif du nègre. Soif de puissance, de richesses, de revanches, leur ont révélé, dès le premier contact, la supériorité de certaines inventions blanches, et fait commencer la longue série de leurs emprunts. Avant d’en venir au décalque actuel, ils se sont assimilé l’habileté procédurière des Occidentaux, à créer, puis à exploiter un « droit », une « mission historique », à l’abri de laquelle ils ont tranquillement développé leur bosse de l’acquisivité.


§ I. — Droits du Japon sur la Corée.


Le Japon, en effet, fonde ses droits à intervenir dans les affaires de la Corée sur l’histoire et sur ses intérêts actuels.

Historiquement, il allègue qu’au iiie siècle avant l’ère chrétienne, l’impératrice régente Jingo ou Dzingou conduisit une expédition en Corée et soumit ce pays.

Aujourd’hui encore, dans le temple de Amatérasou, à Kobé, on montre un fragment du casque de Dzingou. (Je l’ai vu.) Depuis ce temps jusqu’à la fin du xive siècle, des ambassades de tribut furent envoyées régulièrement tous les ans de Fousan à la cour du Mikado ou du Chogoun.

Mais, à partir de 1392, quand la Chine eut aidé la dynastie de Ni-Taï-Djo ou de Han à s’installer sur le trône de Corée, les relations avec le Japon s’espacèrent, et à partir de 1460, cessèrent complètement. Pour ressaisir la position, le Chogoun Yedeyochi, après une assemblée solennelle (plaid), tenue à Mijadjima, île près de Hirochima, où la salle qu’il fit construire existe encore, conduisit une expédition qui ravagea la Corée de bout en bout pendant six ans (1592-1598), et laissa dans ce pays une rancune ineffaçable contre les Japonais.

Les Chinois les repoussèrent en 1598, et les relations cessèrent de nouveau pendant vingt ans entre la Corée et le Japon.

En 1618, elles recommencèrent avec la venue d’une ambassade coréenne au Japon. En 1623, le Chogoun redemanda le tribut, et malgré la complète subordination de la Corée à la Chine, à dater de 1637 (sous la dynastie mandchoue), les missions coréennes recommencèrent à faire tous les ans une excursion à Tokyo. Les Japonais les défrayaient absolument de toutes leurs dépenses ; en retour, leur orgueil se repaissait des compliments qui leur étaient prodigués.

Mais en même temps que vaniteux, les Japonais sont pauvres et avares. L’entretien des missions coréennes coûtait des sommes exorbitantes. En 1790, les ambassadeurs coréens furent invités à venir seulement à l’île de Tsouchima, au milieu du détroit de Corée, où ils se rencontreraient avec des ambassadeurs du Chogoun. Ceci changeait l’espèce de tribut qu’avait l’air de payer la Corée ; et, de plus en plus, cette formalité prit l’apparence d’un échange de cadeaux et de politesse entre bons voisins, avec une nuance de plus en plus faible de subordination.

Enfin, en 1832, pour la dernière fois, une mission coréenne se rendit au Japon à l’occasion de l’avènement d’un Chogoun auquel elle exprima les félicitations du Roi.

Pendant tout ce temps, la Chine n’avait pas interrompu l’envoi annuel, régulier, d’ambassadeurs qui venaient porter le calendrier, marque officielle de dépendance, les cadeaux de l’Empereur, recevoir les hommages et le tribut du roi de Corée, écouter ses doléances et les diverses demandes qu’il adressait à son suzerain.

SÉOUL. SALLE OÙ LE ROI DE CORÉE ATTENDAIT LES ENVOYÉS DE LA CHINE.

Le voyage de l’ambassade avait lieu par la grande route mandarine de Séoul à Pékin par Phyöng-Yang, Ouichinu, Kiouliendjo, Fenghouang-Cheng, Haitcheng, Niouchouang, Tien-Chouang-Taï, Chin-Chow-Fou, Changhaï-Kouan et Pékin.

Un arc de triomphe avait été dressé aux portes de Séoul pour le défilé des hauts commissaires impériaux ; une estrade en pierre de taille recouverte d’un gazonnement avait été construite pour recevoir la cour et les notables de Séoul, à gauche de l’arc et à son débouché, tandis qu’une salle ouverte, dressée à droite sur un talus, abritait le roi venu avec ses ministres au-devant des envoyés du Fils du Ciel.

Le Japon ne pouvait que protester platoniquement. Les Chogouns, princes féodaux, n’avaient pas de marine de guerre ; ils ne pouvaient songer à entreprendre une expédition lointaine, après l’exemple donné par l’échec final de Yedeyochi.

À partir de 1832, du reste, l’attention des Japonais dut se porter exclusivement sur leur archipel. L’ouverture de la Chine aux Européens, par les procédés que l’on sait, leur donna à réfléchir. Puis bientôt, quand les vaisseaux américains, anglais et français, eurent contraint le Japon lui-même à recevoir les étrangers et à leur accorder un traitement privilégié, il entrevit que le seul moyen de réaliser toutes ses ambitions en Extrême-Orient, était de s’approprier les institutions militaires et administratives de l’Occident (1854).

Mais au moment où la première mission nipponne le parcourait et l’étudiait, la Corée, à la suite de la persécution des chrétiens par le Taï-Ouen-Koun (1865), fut menacée par une invasion française. Elle se souvint alors du quasi-lien féodal qui avait autrefois existé entre elle et l’empire du Soleil Levant, et demanda secours au Chogoun. Naturellement, aucune réponse ne fut faite. Ce silence pouvait être interprété comme une renonciation.

Aussi, en 1868, quand une ambassade vint informer le Taï-Ouen-Koun, régent du royaume pour son fils Li-Hsi, de la révolution de Meidji, et lui demander de renouveler l’ancienne amitié et l’ancien vasselage, le Taï-Ouen-Koun éconduisit hautainement le Mikado et ses ambassadeurs.

Le parti féodal (daïmios et samouraïs dépossédés en 1867) saisit cette occasion de donner libre cours à ses rancunes en les masquant sous les entraînements du patriotisme.

Le gouvernement était entravé par leur antagonisme, et trop pauvre pour se venger. Les Samouraïs firent alors la révolte de Saga (1872). On essaya d’assassiner le ministre Iwakura qui, à son retour d’Europe, en 1873, avec M. Okubo, résista énergiquement à toute demande de mesures violentes. Il donna apparence de satisfaction aux mécontents en envoyant à Séoul M. Hanabusa en 1873, et M. Moriyama en 1874. Mais tous deux échouèrent.

Premier traité de Tien-Tsin (1876). La Chine désavoue sa suzeraineté sur la Corée. — En 1873, le Unyo-Kan fut arquebusé par les Coréens de l’île de Kang-Oua sur le Han. Les Japonais réclamèrent encore cette fois et firent une démonstration navale et militaire.

La Corée demanda des secours à sa protectrice naturelle, la Chine. Celle-ci, absorbée par les premiers démêlés entre la France et l’Annam, à propos du Tonkin, et craignant une mauvaise affaire militaire ou pécuniaire, ne fit aucune réponse. Le Japon, de son côté, s’adressa aussi à la Chine qu’il rendait responsable de la conduite de sa vassale.

Elle désavoua la Corée et déclara qu’à aucun titre elle n’était sa répondante.

Poursuivant ses avantages, le Japon pressa énergiquement le roi Li-Hsi, et celui-ci, abandonné et sans recours, signa, en 1876, à Tien-Tsin, le traité fameux où l’on peut trouver l’origine matérielle de la guerre récente.

L’article 1er pose nettement la politique japonaise :


« Chosen (la Corée), étant un état indépendant, jouit des mêmes droits souverains que le Japon ».


Et la Chine approuva cette rédaction, n’y voyant qu’un moyen d’échapper aux responsabilités militaires et pécuniaires encourues par l’imprudence de ses vassaux !

Aussitôt, à Chémoulpo, à Séoul, à Fousan, à Gensan, partout où ils purent s’établirent et où il y avait quelque profit appréciable à faire, les traitants du Nippon enfoncèrent de profondes racines et réussirent aisément à grouper autour d’eux les mécontents.

Condominium sino-japonais en Corée à la suite des complots de 1882 et 1884. Second traité de Tien-Tsin (1885). — Dès 1882, une conspiration éclata contre le roi et la reine de Corée. Cette dernière échappa à grand’peine aux assassins ; alors, malgré le désaveu de 1875, malgré l’article 1er du traité de 1876, sur la demande du roi Li-Hsi, une garnison de troupes chinoises vint s’établir à Séoul.

Le gouvernement mikadonal sortait à peine de la terrible commotion propagée dans tout le pays par la révolte de Satzouma (1877). Il n’avait pas trop de toutes ses ressources pour réparer les maux de toute sorte qu’elle avait causés et était hors d’état d’introduire une protestation diplomatique qui eût pu le conduire à une action militaire. L’usure de son matériel de guerre contre Saïgo et ses complices le constituait nettement inférieur à la Chine, dont l’amiral Courbet n’avait pas encore anéanti la flotte. Aussi, le ministère mikadonal se borna-t-il à conserver soigneusement intacte la situation acquise en Corée, à réserver l’avenir et à suivre très attentivement le conflit engagé entre la France et la Chine.

Au moment le plus critique, où l’amiral Courbet venait de détruire dans la rivière Min, la flotte chinoise et l’arsenal de Fou-Tchéou, un complot nouveau fut découvert à Séoul. On s’était proposé de faire sauter le roi en minant son palais. Le chef des conjurés, Kim-ok-Kioum, était à la fois le chef des Tong-haks et l’agent des Japonais. Sa fuite au Nippon, où on le recueillit à Kioto, ne laissa subsister aucun doute. Le rôle du Taï-Ouen-Koun, par contre, est resté fort obscur. La conspiration éventée, la populace furieuse assaillit la légation japonaise, en chassa le ministre Hanabusa et le poursuivit toujours battant jusqu’à Chémoulpo.

Mais la flotte chinoise n’existait plus… Une escadre japonaise et un corps de débarquement japonais ramenèrent promptement M. Hanabusa et le réinstallèrent. Aux réclamations du Tsong-li-Yamen, on répondit de Tokyo qu’on ne rappellerait les soldats de Séoul que si la Chine en retirait également les siens.

Habilement traînées en longueur, les négociations durèrent à Tien-Tsin jusqu’au moment du premier traité franco-chinois, et alors, le comte Ito et Li-Hung-Chang, qui devaient se retrouver comme plénipotentiaires à Simonosaki, stipulèrent que la Chine et le Japon retireraient simultanément leurs troupes de Corée et s’engageaient, pour l’avenir, à ne jamais envoyer une force armée quelconque dans ce pays, sans avoir préalablement averti l’autre partie contractante.

Le Japon avait conquis l’égalité de droits avec la Chine sur le royaume péninsulaire, et infligé à la vieille ennemie, qu’il visait sournoisement depuis 1867, une humiliation sanglante, au moment où elle se débattait sous la poigne vengeresse de la France.

Il ne restait plus au Japon qu’à faire naître les événements auxquels il avait ménagé des résultats inévitables.

En 1883, il avait extorqué à la Corée un traité de commerce très avantageux pour lui, par lequel ce pays s’était seulement réservé le droit d’interdire l’exportation des céréales et denrées alimentaires agricoles en cas de disette ou de nécessité soudainement apparue.

Le cas se produisit en 1889, et la sortie des pois, haricots, fèves, etc., fut interdite dans deux provinces. Immédiatement le gouvernement japonais transmit les protestations de ses sujets à celui de Séoul. Ils alléguaient avoir versé d’importantes avances aux cultivateurs coréens et être constitués en perte de 220 000 yen (environ 572 000 francs) ; que le cas de disette ou de nécessité n’existait pas, et que à tort, avis de la prohibition ne leur avait pas été donné un mois à l’avance.

Le ministre de la Chine, conseiller très écouté de Li-Hsi, l’encouragea à résister ; celui-ci finit par répondre aux instances de plus en plus pressantes de Tokyo, qu’il était hors d’état de payer plus de 60 000 yen de dommages-intérêts. Ce fut un telle au Japon. Les chauvins (Jingo) et les radicaux (Jiju-to) attaquèrent le ministère avec la dernière âpreté. Celui-ci les satisfit en dépêchant un des leurs comme Envoyé Extraordinaire à Séoul.

Cet agent, d’ailleurs parfaitement nommé, réussit à extorquer 128 000 yen, mais se conduisit avec tant d’insolence qu’il fallut le rappeler à Tokyo où la population lui fit un accueil enthousiaste.

Il était évident que l’influence chinoise restait puissante dans le royaume péninsulaire. Le comte Ito et ses collègues sentaient ne pouvoir y procurer leurs fins qu’en n’y cherchant pas presque ouvertement une domination exclusive. Ils voyaient que toute tentative pour effrayer ou humilier Li-Hsi le rapprochait de Pékin et fortifiait un lien de suzeraineté qui semblait n’avoir jamais été plus réel et plus solide que depuis sa quasi-rupture.

Mais le chauvinisme affolait toutes les cervelles sur ces questions, et les Samouraïs, comme tous les mécontents créés par la révolution de Meïdji, usaient volontiers de cette arme contre le ministère qu’ils accusaient d’humilier la patrie et l’empereur devant les étrangers. Le comte Ito était donc, à la fois, contraint d’attendre une occasion et contraint de trouver bonne celle que le hasard susciterait, quelle qu’elle fût.


§ II. — Droits de la Chine.


Quant aux droits des Chinois sur la Corée, ils résultaient à la fois de la tradition et de l’histoire et n’avaient d’autre défaut que de n’être pas prétendus par le plus fort.

Il est hors de doute que le « Pays du Matin Calme » portait et porte encore l’empreinte chinoise, et profondément. Sans parler même du Confucianisme, qui y est professé, les lois, comme la morale et le système d’éducation de la jeunesse, étaient fondés sur les classiques chinois et notamment sur les Cinq Préceptes de Mengtzeu. L’annexe originale, nullement chinoise, des Huit Fondamentaux de Ki-tza, ne dément pas cette affirmation, puisque la narration coréenne admet que ce père de la patrie vint de Chine, et l’établit mieux encore, en disant qu’il « planta le saule » en Corée, et y apporta les classiques, traits consacrés par l’usage à la vassalité envers la Chine. Ces points seront d’ailleurs développés, dans un des chapitres suivants.

Historiquement, le terrain n’est pas moins ferme et les fondations d’aplomb.

La dynastie actuelle a été fondée, vers la fin du xive siècle, par un usurpateur, Ouen-tah Chao ou Nitaïdjo, dont les reliques sont encore conservées et visibles dans un des monastères des Monts-des-Diamants (route de Séoul à Gensan).

Les empereurs Mings l’ont patronné, soutenu, et ont reçu de lui toutes les marques d’un fidèle et loyal vasselage.

Un siècle et demi plus tard, les conquérants mandchoux saccagèrent la Corée et en rendirent plus étroite la dépendance de Pékin.

Pendant son séjour (1633-1666), le Hollandais Hamel a noté les visites annuelles et régulières des envoyés du Grand Cham et les cérémonies qui prouvaient l’humble sujétion des descendants de Ni-Taïdjo à l’égard des souveraine chinois.

Au cours du xviiie siècle, la Chine, déjà très affaiblie, laissa graduellement réduire l’ambassade du tribut au cérémonial d’un échange de cadeaux. Elle n’entrevoyait même pas la possibilité de perdre ou de voir contester un droit qu’elle laissait pratiquement tomber en désuétude et prescrire.

Pourtant elle ne se fiait pas trop non plus à sa vitalité intrinsèque, à sa propre puissance de développement ou de conservation. À la moindre petite infraction dans le cérémonial ou la correspondance qui l’accompagnait aux rites de la vassalité formelle, la Chine, sentant que des arrangements ainsi conclus tous les ans, pour le commerce, à la frontière des deux États, auraient vite établi au moins la présomption de leur indépendance politique, formulait un blâme et prononçait une punition. Un roi de Corée fut ainsi frappé d’une forte amende pour avoir omis une nuance de soumission et de dépendance dans une lettre adressée à l’Empereur.

Depuis l’invasion manchoue jusqu’au temps présent, tous les rois et toutes les reines du Pays du Matin Calme ont reçu de Pékin leur nom royal et leur patente.

En vain a-t-on allégué que l’ambassade du tribut avait fini par transporter en Chine, pour le compte de la ghilde Ching In pou, le ginseng rouge, dont le roi monopolise la vente. Le fond ancien demeurait identique sous ce badigeon. Li-Hsi a été investi par la cour de Pékin, de ce nom et de sa couronne ; la reine, sa femme, également. L’ère spécifiée dans les divers traités conclus par la Corée a été, comme auparavant, l’avènement de l’empereur de Chine et non celui de son propre roi.

Un échange officiel de faire-part, de félicitations et de condoléances entre les deux cours n’avait jamais été interrompu jusqu’en 1894. Et toujours, le Fils du Ciel de Séoul allait respectueusement attendre devant l’arc triomphal de la route de Pékin les représentants de l’autre Fils du Ciel, son suzerain.

À la mort de la reine douairière en 1890, en notifiant l’événement à Pékin, le roi de Corée demanda qu’on ne lui envoyât pas, comme d’habitude, une ambassade spéciale, parce qu’il aurait peine à en supporter les frais et déclara :

« Notre pays est un petit royaume et un État vassal de la Chine, auquel l’empereur a témoigné sa bienveillance depuis un temps immémorial. »

Il ajoutait même qu’il l’avait sauvé lors des complots de 1882 et 1884.

Mais les circonstances étaient devenues telles que la moindre dérogation à ces usages, qui attestaient l’existence de droits imprescrits, eût été immédiatement exploitée par le Japon comme un abandon de ceux-ci.

L’empereur les maintint donc et les fortifia même en les exerçant, selon l’esprit de la loi, aussi bienveillamment que possible.

L’ambassade de condoléance vint par mer de Tien-Tsin à Chémoulpo, diminuant ainsi des trois quarts la charge qu’elle occasionnait. Mais un compte rendu minutieux de tous les incidents du voyage et de tous les actes du cérémonial observé fut rédigé au jour le jour et publié. Et Li-Hsi remercia l’empereur qui l’avait dispensé de plusieurs cérémonies trop coûteuses, en écrivant :

« La considération de l’empereur pour son État vassal, telle qu’elle est montrée par sa prévoyance dans le règlement de la mission, est sans fond, etc., etc. »

Malheureusement, cette suzeraineté, réclamée et reconnue avec un égal empressement, avait été plusieurs fois, et dans des circonstances décisives, désavouée avec éclat :

En 1866, devant le chargé d’affaires de France, M. de Bellonet, lors du massacre des chrétiens, et ce dernier avait pu déclarer la dynastie coréenne déchue. La faiblesse numérique de l’expédition française avait seule sauvé les descendants de Nitaïdjo ;

En 1871, devant l’amiral américain Rodgers, qui vengea la destruction du vapeur Général Sherman et de son équipage, perpétrée par les Coréens avec la connivence des Chinois ;

Et en 1876, au profit des Japonais dans le premier article de leur traité de Tien-Tsin.

Aussi, était-on fondé à inscrire en Europe, dans les ouvrages d’enseignement, que ce pays était une « dépendance nominale » de la Chine.

Diplomatie de Li-Hung-Chang. Il ouvre la Corée aux blancs pour contrecarrer les Japonais. — À ce moment, Li-Hung-Chaug venait d’être porté de la vice-royauté des deux Kouang à celle du Tché-li. La faveur de l’Impératrice Mère, toute-puissante sur l’esprit du jeune empereur Kouang-Sou, qui ne gouvernait pas encore, et du prince Koung, son père, fit prévaloir la politique prévoyante et énergique que préconisait le vice-roi du Tché-li, contre la tactique d’autruche adoptée par le Tsong-li-Yamen. Bien placé à Tien-Tsin, où il s’était cantonné, pour observer le nouvel Orient qui peu à peu naissait de l’action de l’Europe sur le monde jaune, Li comprenait l’impossibilité de le soustraire à celle-ci et la nécessité d’y chercher, au contraire, à l’avance, un point d’appui éventuel. Essayer d’arrêter les progrès du Japon, dont le but final ne lui échappait pas, par une action directe, eût été une entreprise chimérique. Mais, appeler les Européens en Corée, leur y ménager l’acquisition de droits analogues à ceux qu’ils possédaient en Chine ou au Japon, put lui apparaître le meilleur, sinon le seul moyen de sauver le royaume péninsulaire.

Il savait quels profits une politique patiente et déliée peut tirer du conflit d’intérêts rivaux, et trouva tout à point l’instrument dont il avait besoin.

Premier traité entre la Corée et les États-Unis de l’Amérique du Nord (1882). Tentative infructueuse pour effacer diplomatiquement du traité japonais de 1876 la clause stipulant l’indépendance de la Corée. — Le commissaire américain Shufeldt, qui avait échoué en 1867 à Séoul dans les négociations relatives à l’attentat contre le Général Sherman, vint à Tien-Tsin en 1881.

Le vice-roi eut avec lui de longs entretiens et finit par lui remettre le texte d’un traité de commerce, qui, dans sa pensée, devait servir de modèle à ceux qui ne pouvaient manquer de le suivre.

En même temps, il écrivit au Taï-Ouen-Koun une lettre pressante dans laquelle il expliquait la nécessité urgente d’ouvrir, au moins partiellement, la Corée aux blancs, pour la sauver de l’asservissement aux Japonais.

L’année suivante (1882), un traité fut effectivement signé entre le roi de Corée et le président des États-Unis de l’Amérique du Nord ; il contenait cette clause :

« La Corée a toujours été tributaire de la Chine, et ceci est reconnu par le Président de la République des États-Unis.

« Le traité sera considéré d’une façon permanente comme indépendant de cette situation. »

La « chinoiserie » était par trop criante. À Washington, on refusa de se prêter à cette reprise subreptice du traité de Tien-Tsin (1876) ; la clause fut biffée.

Les négociations subséquentes ne furent pas plus favorables.

En 1883, l’Angleterre et l’Allemagne imitèrent les États-Unis, et l’Angleterre fit signer par Sir Henry Parkes un traité plus avantageux que celui qu’avait calqué sur le modèle américain l’amiral Willes en 1882.

Le roi de Corée y fut traité en souverain indépendant, et les représentations diplomatiques réglées suivant l’usage traditionnel.

Li-Hung-Chang réserve, malgré tout, la suzeraineté chinoise sur la Corée. — Mais, avant la signature définitive du traité à Washington, Li-Hung-Chang fit adresser par le roi Li-Hsi. au Président des États-Unis, la dépêche suivante, dont des fac-similés furent adressés à toutes les puissances qui avaient contracté avec la Corée.

« Le roi de Corée reconnaît que la Corée est tributaire de la Chine. Mais en ce qui concerne l’administration intérieure et les relations internationales, elle jouit d’une complète indépendance », etc.

Quand Li-Hsi voulut avoir des ambassadeurs, Li-Hung-Chang leur ordonna d’aller, à leur arrivée, saluer d’abord l’ambassadeur de Chine ; de se faire présenter au Ministre des affaires étrangères par lui, de lui céder en tout et partout la préséance, de le consulter dans toutes les circonstances et de toujours se conformer à ses avis.

À Washington, le premier étonnement passé, on décida de ne tenir nul compte de ce protocole hérétique. L’ambassadeur coréen fut reçu seul ; l’ambassadeur de Chine ne fut pas convié à la cérémonie et ne fut pas appelé à donner son avis.

Li-Hsi, tancé vertement par Li-Hung-Chang, déclara que son envoyé avait outrepassé ses instructions. Il fallut bien se contenter de cette défaite. Mais quand un ambassadeur coréen fut dépêché de Séoul pour venir en Europe ratifier les traités anglais et allemands, il fut arrêté net à Hong-Kong.

Entre temps, le vice-roi avait revendiqué et exercé effectivement la suzeraineté chinoise sur la péninsule, lors des complots et des révoltes de 1882 et 1884, dont nous allons parler, et en conservant la douane à la Chine dans les ports ouverts de Gensan, Fousan et Chémoulpo, malgré les intrigues japonaises.

La Chine négocie seule l’évacuation du groupe coréen « Port Hamilton » par les Anglais. — En 1885, ce fut la Chine et non la Corée elle-même qui négocia avec l’Angleterre l’évacuation du groupe Nam-hou (Port Hamilton). Et le Japon ne fut en aucune façon mêlé à l’accommodement par lequel l’Angleterre obtint de la Russie la promesse de n’occuper jamais, sous aucun prétexte, aucun point de la Corée.

Enfin, en 1893, ce fut encore Li-Hung-Chang qui prêta à la Corée l’indemnité qu’elle versa aux négociants japonais victimes par l’interdiction d’exporter les pois, haricots, etc. Il eut l’habileté de faire gager ce prêt sur les revenus de la douane. Il ne laissa pas établir d’autres lignes télégraphiques que celle de Séoul à Pékin, et, quand les Russes sollicitèrent la pose d’un fil entre Séoul et Wladivostock, il les éconduisit en leur offrant de le faire établir par des ouvriers chinois et exploiter par une compagnie chinoise.

Influence prépondérante du représentant de la Chine à Séoul. — Jusqu’au moment où les Japonais envahirent le Palais Royal, le vrai maître à Séoul, toujours consulté et écouté, était l’ambassadeur Yuan Chil-Kaï, que le gouvernement de Pékin avait eu la sagesse d’y maintenir en reconnaissant l’impossibilité de l’y remplacer.


V

LUTTE INDIRECTE EN CORÉE ENTRE LE JAPON ET LA CHINE, DE 1882 À 1894



Un Mentor sage et puissant était en effet bien nécessaire dans ce pays, où des haines de factions implacables se donnaient aussi libre carrière que s’il eût flotté isolé entre le ciel et la terre, et fournissaient l’aide le plus efficace à ses pires ennemis.

Contre la famille des Min, que la reine, leur parente, comblait imprudemment de toutes les faveurs, les puissantes maisons des Pak, des Kim, des An, paur ne citer que les principales, ne cessaient de cabaler. Non content de les seconder, le vieux Taï-Ouen-Koun entretenait les relations les plus étroites avec tous les mécontents, même ceux dont il n’ignorait pas les accointances avec les Japonais.

De guerre lasse, il avait eu recours contre son propre fils à l’assassinat.

Complot de 1882, contre le Roi, la Reine et le ministre japonais. — En 1882, il ourdit avec les partis réformiste que poussaient les Japonais, anti-réformiste et anti-étranger, dont il était la chef, un complot extrêmement compliqué, dans lequel il semble bien qu’il ait voulu tromper tous ses alliés.

Tous les mouvements de ce genre en Corée avaient toujours suivi un scénario identique. Les conjurés s’arrangeaient pour se rassembler en grand nombre au Palais, tiraient brusquement leurs armes au signal donné, maîtrisaient, massacraient la garde et cherchaient à s’emparer du sceau de l’État et de la personne du roi, qui généralement réussissait à s’enfuir. Les plus détestés de ses ministres payaient de leur vie pour lui.

Cette fois, les émeutiers agirent simultanément contre la légation du Japon d’où ils chassèrent le ministre, et le Palais Royal.

La reine, déguisée en femme d’un soldat de la garde, et le roi réussirent à se réfugier à la légation de Chine.

Le ministre chinois ramena le roi dans son palais ; l’émeute fut noyée dans le sang des moindres coupables. Les plus compromis se réfugièrent au Japon. Quant à la reine, dont une suivante avait été tuée à sa place, le roi jugea politique de laisser croire à sa mort. La nouvelle en fut insérée à la « Gazette officielle » ; un deuil de cour fut ordonné. On attendit huit mois pour révéler qu’elle avait échappé aux assassins.

Le ministre japonais Hanabusa reparut au bout d’une semaine, appuyé par une escadre et des troupes, avec des demandes d’indemnité, de compensation et de garanties pour l’avenir.

Immédiatement Li-Hung-Chang affirma la suzeraineté de la Chine. Il envoya contre les révoltés qui tenaient les provinces quelques vaisseaux de guerre et 4 000 soldats. Il établit un camp à proximité de Séoul et força le roi à payer une forte indemnité aux Japonais et à leur accorder, avec quelques avantages commerciaux, le droit de résider dans un quartier de la ville appelé Tchikkokaï, où étaient déjà les missions chrétiennes et catholique.

Déportation du Taï-Ouen-Koun en Chine. — Mais le ministre Yuan-Chil-Kaï et le commandant militaire Ma-Kien-Chung reçurent l’ordre d’inviter le Taï-Ouen-Koun à dîner, de l’enivrer, de le mettre dans une chaise à porteurs et de l’expédier sous bonne garde à Chémoulpo.

Un navire chinois l’y attendait et le conduisit à Changhaï, d’où il fut conduit au loin dans l’intérieur des terres, à Pao-Ting-Fou, et interné.

Deux ans après, un nouveau complot fut découvert.

Complot de Kim-ok-Kioum (1884). — Un certain Kim-ok-Kioum, chef des Tong-haks et, comme la suite le donne à croire, soutenu par les Japonais, recommença la tentative du Taï-Ouen-Koun, mais contre le Palais Royal seulement (1884).

La reine réussit à se cacher et resta introuvable. Le roi s’enfuit précipitamment sur le dos d’un eunuque au camp chinois, d’où Ma-Kien-Chung le ramena en force au palais. Kim-ok-Kioum s’enfuit au Japon et sa tête fut mise à prix. Il trouva l’hospitalité la plus large à Kyoto et à Tokyo. Bien des résidents, français et autres, de Yokohama et de Kobé, ont joué avec lui au billard, qu’il affectionnait, et ont été invités, d’avance, par lui, à de futures grandes chasses en Corée. Il leur a laissé le souvenir d’un joyeux vivant, mais d’un agent politique exemplairement discret.

L’éloignement du Taï-Ouen-Koun, de Kim-ok-Kioum et de leurs principaux complices n’empêcha pas les révoltes d’éclater dans les provinces, les émeutes de troubler Séoul et les difficultés de toute nature d’être suscitées tous les jours dans les ports ouverts et dans l’intérieur du pays.

Le roi Li-Hsi demande et obtient le rappel en Corée du Taï-Ouen-Koun (1890). — Le roi Li-Hsi, à bout d’expédients et hors d’état de débrouiller avec sa femme l’écheveau de plus en plus emmêlé des affaires coréennes, fatigua Pékin et Tien-Tsin de ses instances, st bien que le Taï-Ouen-Koun reparut à Séoul en 1890.

Son antagonisme avec la reine recommença plus ardent que jamais. Le vieux régent travaillait presque ouvertement à faire écarter du trône le prince héritier comme incapable, et à lui substituer son petit-fils, Li-Shoua-yo, le seul être humain qu’il ait jamais aimé.

Les Pak, les Kim, les Min, tous les brandons de discorde flambèrent de plus belle !

Sa Majesté Li-Hsi comprit peut-être qu’il avait commis une faute en reformant le parti de son père pour équilibrer l’influence des Min et échapper à la domination despotique de la reine. Les Coréens le laissent très clairement entendre, et l’opinion des résidents étrangers s’accorde avec leurs demi-aveux.

Attentat contre le Taï-Ouen-Koun (1892). — Quoi qu’il en soit, une nuit, une explosion formidable bouleversa la chambre où dormait dans son Palais le Taï-Ouen-Koun. Toute la paroi opposée à son lit s’écroula, pendant que sur la toiture crevée, les débris de toute nature retombaient avec fracas. Un fourneau de mine, bourré de poudre à canon avait été disposé dans le poêle établi là comme dans toutes les maisons coréennes, mais si maladroitement, qu’au lieu de faire sauter le plancher de la pièce qu’habitait le vieillard, il avait emporté celui de la pièce voisine (1892).

Unanimement le roi de Corée fut accusé de ce forfait, et bien qu’une poignée de misérables aient été terriblement torturés avant d’être mis à mort et coupés en quartiers, personne n’égara ses soupçons et ne vit dans cet emploi anti-confucianiste de la poudre, autre chose qu’une riposte de l’intéressé aux deux attentats dirigés contre lui en 1882 et 1884.

Le Taï-Ouen-Koun n’était pas homme à demeurer en reste.

Réplique du Taï-Ouen-Koun (1894). — Au commencement du mois de février 1894, au moment où le roi Li-Hsi, son fils et ses ministres, offraient un sacrifice solennel aux Tombes Ancestrales à 10 kilomètres de Séoul, une explosion partielle emporta un des ministres.

Des recherches immédiatement faites au milieu du désarroi découvrirent une vaste mine qui, sans la rupture fortuite de la mèche, aurait fait sauter tout le temple et tous ses hôtes momentanés.

Le Taï-Ouen-Koun, malade, s’était fait excuser et n’assistait pas à la cérémonie. Ce hasard, un peu trop heureux, rapproché du fait précédent, fit aussitôt accuser le vieillard de cette nouvelle tentative de régicide.

Mais tous ces événements furent étouffés, comme en un vase clos, dans l’atmosphère sans échos de ce pays inconnu.

Seuls, les ministres, les hommes d’affaires et les sujets du Mikado établissaient leurs calculs, préparaient leurs entreprises et se tenaient au courant de tout et prêts à tout.

Assassinat de Kim-ok-Kioum, à Changhaï (février 1894). — Néanmoins, la crise décisive fut tellement soudaine qu’elle les prit, comme tout le monde, au dépourvu.

Kim-ok-Kioum, le chef des Tong-haks, l’ancien régicide de 1884, commit, au commencement de janvier 1894, l’imprudence de faire un voyage à Changhaï. Deux Coréens réussirent à surprendre Kim et le tuèrent.

Son corps fut rapporté à Séoul, découpé en quartiers, expédiés aux grandes villes murées du royaume, entre autres à Phyöng-Yang et à Taï-Kou (en plein pays Tong-hak), où ils furent exposés devant la porte principale.

Sa tête fut liée par les cheveux avec celles de trois autres chefs Tong-hak-ou-to récemment exécutés et la funèbre grappe attachée à un pieu planté au beau milieu d’un des bras de la croisée de Séoul, près de la Petite Porte Ouest.

Immédiatement, les Tong-hak-ou-to se soulevèrent dans les trois provinces du Sud ; le Taï-Ouen-Koun, en relations secrètes avec eux, les excita de toutes ses forces ; la reine, qui sentait le terrain miné sous ses pieds, multiplia les supplices secrets et publics, et très rapidement, apparurent les causes, restées latentes, d’un conflit pour la possession de la Corée, auquel le Japon et la Chine, le premier bien, et l’autre mal, se préparaient depuis dix ans, comme à une crise inévitable.


VI

INTERVENTION SIMULTANÉE DU JAPON ET DE LA CHINE EN CORÉE



On peut saisir la main des Japonais en flagrant délit d’incendie dès le moment où la révolte des Tonghak-ou-to devint tout à fait dangereuse.

On lit en effet, dans le journal anglais Japan Daily Mail où l’on peut souvent apprendre ce que le gouvernement mikadonal désire que l’on sache :


« Ainsi que le pensaient un grand nombre, l’agitation est une révolte contre le despotisme officiel actuel. Il est clair aujourd’hui que les insurgés sont assez nombreux pour faire une sérieuse résistance. Ils répudient les Tong-haks et proclament bravement qu’ils ne visent pas l’expulsion des étrangers, mais leur propre libération du joug de servitude. Ils ont lancé un « appel », exposant en termes très respectueux leur fidélité à leur souverain, mais flétrissant les fonctionnaires qui ferment les oreilles et les yeux du roi à toutes les nouvelles et à tous les rapports.

« Les ministres, les gouverneurs et les magistrats sont tous indifférents au bien-être du pays et préoccupés uniquement de s’enrichir. Les examens sont une plaisanterie, les places se vendent au plus offrant. Les fonctionnaires ne se préoccupent pas de la dette où le pays s’enlize. Ils sont orgueilleux, vaniteux, corrompus, avares. Beaucoup de ces fonctionnaires vivent à Séoul et possèdent des résidences de campagne et des champs de riz. Ils flattent et exploitent le roi en temps de paix ; ils le déservent et le trahissent dans les moments troublés. »


Cette nécessité de réformer l’administration coréenne, ces déclamations sur la corruption officielle, sont exactement les raisons données par les Japonais pour justifier leur intervention et leur séjour en Corée.

De son côté, le gouvernement coréen les aidait de son mieux, en prouvant une incapacité et une faiblesse incroyables, même de la part d’une monarchie orientale.

Li-Hsi était sorti de sa torpeur au commencement du mois de mai, quand les Tong-hak-ou-to avaient battu les premières troupes détachées contre eux.

Une information fut ouverte. Plusieurs hauts fonctionnaires furent envoyés en exil. Le gouvernement commençait à soupçonner que la fidélité, très hautement louée autour de lui, y était à peu près inconnue, et que la trahison l’entourait de toutes parts.

Un second corps de troupes, expédié dans Tchéoulla, fut battu et très maltraité par les rebelles.

Le roi, craignant que l’agitation ne gagnât d’autres provinces, et probablement conseillé par des gens plus sages que ceux qu’il écoutait d’ordinaire, lança une proclamation pour affirmer aux insurgés son désir de faire régner la justice, révoqua le gouverneur de la province, et le mandarin, gouverneur de Cho-bou, qui fut même, peu après, dégradé, frappé de confiscation et envoyé dans une île comme traître.

Difficultés intérieures au Japon. Antagonisme entre la Chambre des députés et le ministère Ito. Coup d’œil sur la Constitution japonaise de 1889. — Mais le ministère Ito, qui gouvernait l’empire du Soleil Levant, était aux prises avec les plus sérieuses difficultés intérieures. La Constitution promise depuis Meidji (décembre 1867), promulguée en février 1889, avait été mise en vigueur au mois de novembre 1890. La discordance inévitable entre la force, presque élémentaire, de la masse populaire appelée à créer par ses votes un pouvoir nouveau, et la délicatesse du mécanisme compliqué qui exerce ce pouvoir sous le nom de Parlement, s’était montrée plus dangereuse encore dans ce pays naguère féodal et mal décapé des scories d’une barbarie séculaire, que dans les pays européens qui l’ont créé pour leurs besoins comme l’embryon se pousse un organe.

On avait pourtant pris la précaution de ne pas décréter le suffrage universel et de partager le pouvoir législatif entre deux Chambres, d’origine différentes : l’une issue de l’hérédité, du choix de l’Empereur et de la cooptation, l’autre de l’élection.

Il eût été souverainement imprudent d’acclimater dans ce milieu la responsabilité ministérielle, telle que nous la pratiquons en France. Les clans Satzouma, Chochiou, Toza, Hizen, auraient bouleversé le pays en renouvelant leurs anciennes luttes intestines à l’abri du gouvernement des partis.

Pour obvier à ce danger, le comte Ito, l’un des auteurs de la révolution de décembre 1867, et le plus habile homme d’État du Japon, avait fait édicter, dans la Constitution de 1889, son œuvre, que les ministres seraient choisis par l’Empereur, responsables uniquement devant lui, et exerceraient le pouvoir tant que l’Empereur leur maintiendrait sa confiance. Le cabinet avait le pouvoir de proposer la dissolution de la Chambre Basse, que l’Empereur seul pouvait prononcer.

Mais les Japonais prirent au pied de la lettre la souveraineté nationale, et entrèrent immédiatement en lutte, dans la Chambre Basse, pour mettre le ministère sous la dépendance de cette assemblée et revenir aux luttes de clans qui leur étaient de chères et imprescriptibles habitudes, en y ajoutant les compétitions des partis politiques qui s’étaient immédiatement formés, à l’imitation de l’Europe.

Du mois de novembre 1890, date de sa première session, au mois de juillet 1894, la Chambre Basse tint, en trois ans et demi, six sessions et fut dissoute trois fois.

Elle en était venue à refuser le vote du budget, et c’est pour échapper à une mise en accusation et peut-être à une guerre civile, que le cabinet Ito, sachant combien la population était passionnée par la question coréenne et contre la Chine, rendit la guerre inévitable.

Quand la Chine envoya des troupes en Corée il l’imita, en vertu des traités de 1876 et de 1885, et demanda des explications à Li-Hsi relativement à ses relations avec la Chine.

Celui-ci répondit simplement qu’il avait rempli les obligations imposées par les traités (28 juin 1894).

Ultimatum japonais signifié au roi de Corée. — Le comte Ito fit occuper Chémoulpo et Fousan, pour tenir les communications avec le Japon, et le 3 juillet, fit remettre une sorte d’ultimatum au roi de Corée, déclarant que ces deux points et les divers cantonnements japonais seraient évacués si le roi consentait à adopter :

1o Un plan de réforme de son gouvernement ;

2o Un plan pour l’établissement de voies de transport exécutées avec le concours des capitaux japonais ;

3o L’établissement d’un code (alors que les Japonais n’en avaient pas, et n’en ont même pas encore, au sens européen du mot) ;

4o Un plan de réforme du service militaire.

Plate-forme de l’intervention japonaise en Corée. — Vers la même date, le ministre du Japon à Londres disait, dans une conversation avec un journaliste anglais :

« Mon gouvernement avait proposé au gouvernement chinois d’introduire en commun des réformes dans l’administration coréenne. Le gouvernement coréen était incapable de maintenir l’ordre dans ce royaume, et trop faible à tous les points de vue. Le gouvernement chinois a repoussé notre offre sous le prétexte que la Chine est la puissance suzeraine de Corée.

« C’est là une prétention que le Japon ne peut pas accepter, le roi de Corée ayant passé des traités internationaux avec le Japon et avec les puissances occidentales, sans autorisation ni ingérence de la Chine. Ce fait, d’après la loi internationale, établit l’indépendance de la Corée. Des troupes japonaises ont été envoyées d’abord pour supprimer l’insurrection, mais elles ont été ensuite renforcées lorsque la Chine en a envoyé à son tour.

« En dehors de la question des réformes, le Japon doit sauvegarder ses droits en Corée, et il protégera énergiquement l’intégrité de ce pays. C’est là notre principal but.

« Des négociations ont encore lieu entre les deux gouvernements de la Chine et du Japon ; mais, quoi qu’il arrive, le Japon est décidé à insister sur la nécessité de réformer l’administration de la Corée. »

En Corée, le représentant du Mikado faisait tous ses efforts pour amener Li-Hsi à rompre sa vassalité avec la Chine et n’en obtenait qu’une déclaration d’adhésion étroite à l’esprit et à la lettre des traités.

Aussi, le ministre Nippon à Londres répondait invariablement aux questions, que l’empereur du Japon maintenait la position qu’il avait prise au début de la question coréenne.

Des bruits bizarres étaient mis en circulation en Europe.

Les journaux anglais disaient que la Chine était décidée à proclamer la Corée province chinoise et que le Japon, qui recherchait secrètement l’appui de la Russie, continuait à émettre des prétentions sur le royaume de Li-Hsi.

Sur ces entrefaites, des troubles éclataient à Chémoulpo. Plusieurs chrétiens et missionnaires y étaient tués, malgré la présence des troupes mikadonales et des troupes chinoises.

Aussi le Japon déclarait-il ne pouvoir évacuer la Corée que quand l’ordre y serait rétabli.

Là encore, il déployait plus de faculté imitative que de discernement.

Le représentant japonais à Londres disait à un journaliste dans la dernière dizaine du mois de juillet :

« Si la Porte avait, en temps utile, mis fin aux agissements scandaleux des factions en Bulgarie, la Russie n’aurait pas eu de prétexte pour intervenir. Je vous rappelle également la situation en Égypte où l’impuissance du gouvernement ottoman à maintenir l’ordre a nécessité l’occupation anglaise.

« Notre rôle en Corée est du même ordre et doit l’être. Nous ne pouvons pas tolérer qu’un pays voisin, avec lequel nous sommes liés par mille intérêts divers, soit un perpétuel champ clos où se heurtent, dans un tumulte sans fin, les influences les plus opposées. »

C’est une preuve en passant de la manière dont les Japonais comprennent les affaires européennes et assimilent nos méthodes et nos procédés pour les copier dans un milieu impropre à leur développement.

Mais ceci n’était que la « bagatelle de la porte », la parade qu’il fallait jouer devant l’Europe comme une comédie de désintéressement, de sacrifice de soi-même aux intérêts supérieurs de la civilisation, pour ne pas détourner ses yeux vers le problème d’Extrême-Orient. Les catéchumènes de la culture occidentale, devenus brusquement ses apôtres, avaient tout intérêt à exercer rapidement et seuls leur apostolat dragonnant.


VII

LE JAPON REND LA GUERRE INÉVITABLE



Préparatifs japonais en vue d’une invasion de la Corée. — Depuis plusieurs années, leurs navires de guerre, munis des cartes dressées depuis 1854 par les explorations françaises et anglaises, avaient fouillé crique par crique toute la côte coréenne sur le détroit de Tsou-Chima et la mer Jaune. Ils s’étaient surtout attachés à Port-Creigthon, Port-Hamilton, et Nautilus (entre les îles Insult, Mandarin et Nautilus, découvert en 1886). Ils avaient refait l’hydrographie de cette dernière rade et séduits par sa position hors de vue des routes maritimes qui mènent à Fousan, cachée aux indiscrets par la muraille montagneuse de ses îles, en avaient fait leur base d’opérations préliminaires.

Les bateaux de guerre et les transports y étaient venus un à un sans éveiller les soupçons, et au moment voulu avaient fondu « comme un vol de gerfauts » sur Fousan, et Chémoulpo (12 juin 1894).

Les envois de troupes et de notes diplomatiques s’entre-croisèrent pendant un mois. Enfin la Chine lança un ultimatum, et le Japon, après avoir une dernière fois sommé le roi de Corée de réclamer la retraite des forces chinoises, fit occuper son palais et installer un nouveau gouvernement sous la dictature du Taï-Ouen-Koun (22-23 juillet). Il rendit la guerre inévitable en faisant attaquer par ses croiseurs le croiseur chinois Tsi-Yuen et le paquebot anglais affrété Kowshing, qui amenaient des renforts aux Chinois postés à Asan, sur la baie de Gursan, au sud de Séoul, le 23 juillet. Le premier fut pris, le second torpillé. Trois jours plus tard, le général Ochima battit les Chinois à Asan et les réduisit à se réfugier à Pyng-Yang ou Phyon-Yang.

Déclaration de guerre entre le Japon et la Chine. — Le 1er août, le Japon notifiait aux puissances que l’état de guerre existait entre lui et la Chine, et les deux belligérants lançaient chacun un manifeste pour rejeter sur son adversaire la responsabilité de l’ouverture des hostilités.

Indépendance reconnue à la Corée par le Japon. Alliance offensive et défensive entre les deux États. — De plus, le Japon faisait un pas décisif, dans la solution de la question coréenne suivant ses propres intérêts, en signant avec le roi Li-Hsi un instrument diplomatique ainsi conçu :

« En conséquence du fait que, le 25 juillet, le gouvernement coréen a confié à l’envoyé extraordinaire, ministre plénipotentiaire du Japon à Séoul, la mission d’expulser, avec ses propres moyens, l’armée chinoise du territoire coréen, les gouvernements du Japon et de la Corée ont été mis en situation de se prêter mutuellement assistance à la fois offensive et défensive, et les plénipotentiaires constitués par les deux gouvernements sont tombés d’accord sur les articles suivants :


« 1o L’objet de l’alliance est de maintenir l’indépendance de la Corée sur un fondement ferme et de développer les intérêts du Japon et de la Corée en chassant l’armée chinoise du territoire coréen ;

« 2o Le Japon entreprendra toutes les opérations militaires tant offensives que défensives contre la Chine, pendant que la Corée s’efforcera de donner toutes les facilités possibles au Japon pour les mouvements de ses armées et la fourniture des approvisionnements ;

« 3o Le traité cessera à la conclusion d’un traité de paix avec la Chine. »


En vertu de cet acte, le Japon avait fait débarquer de nouvelles troupes en Corée, et son armée, forte de 36 000 hommes, commandée par le général Yamagata, avait complètement battu les forces chinoises de Sung-Te-Tcheng à Pyng-Yang le 15 septembre. Celles-ci s’étaient repliées au nord, derrière le Yalou, laissant la Corée tout entière aux mains des Japonais.

Le surlendemain 17, la défaite de la flotte chinoise par l’amiral Ito, entre les îles Hayang et l’embouchure du Yalou, assura à la flotte japonaise l’empire de la mer et la tranquille possession de la péninsule coréenne.

Le parti réformiste, rassuré, sans crainte d’un retour victorieux de l’ancien maître, fit aussitôt enlever le couronnement en bois sculpté de l’Arche triomphale dressée sur la route de Pékin, et la laissa réduite aux deux piliers figurés sur la photographie.

ARCHE TRIOMPHALE SUR LA ROUTE DE PÉKIN.

Les Japonais ont emporté ce « trophée » au Japon, où il figure dans Ouyeno, un des grands parcs de Tokyo.


Mes fonctions spéciales me retinrent avec l’armée japonaise pendant les campagnes de Port-Arthur et de Weï-haï-weï, jusqu’au mois de mars 1895, et c’est à cette date seulement que je pus venir voir comment les Japonais pratiquaient à l’égard de la Corée leur apostolat civilisateur. J’arrivai le 3 mars devant Chémoulpo, le plus grand port de la presqu’île sur la mer Jaune.




DEUXIÈME PARTIE

DESCRIPTION DE LA CORÉE



I

CHÉMOULPO



On a tout le loisir de prendre connaissance de Chémoulpo dans son ensemble avant de débarquer. Il est impossible aux cales profondes d’ancrer à moins de deux milles du littoral. Et quel ancrage !

VUE DE CHÉMOULPO.

La marée montante et descendante roule écumeuse et tumultueuse comme le Rhône et les gaves des Pyrénées, tendant les chaînes et secouant les bateaux qui baissent et relèvent longuement leurs proues et leurs poupes dans un véritable mouvement de galop sur place. La plage n’est pas d’aspect plus engageant que la mer. En avant, quatre îles, entre lesquelles, par des canaux envasés et sans profondeur, estuaire du Han-Yang, s’engouffre un flot boueux à l’aller, plus boueux au retour. La plus occidentale porte un village de pêcheurs. Son port n’assèche pas, et sans cesse de ce côté, oscillent comme une « piboulée » l’hiver, les mas trapus des jonques. Auprès, et séparée par un passage, à sec à mer basse et dangereux à mer haute, une île ronde, dont le gazon jauni par les embruns, et les lambruches rouillées, font valoir un « bacon » en cigare mi-partie blanc et noir. Il marque la hauteur de la marée, 25 pieds 9 pouces en temps ordinaire, 29 pieds 9 pouces en eaux vives et aux équinoxes,… sans parler des temps où le vent souffle du sud-est ou du sud-ouest. Entre lui et l’île suivante s’ouvre le principal bras du Han-Yang qui mène à Séoul. Il est jalonné par deux grands triangles de bois sur le sommet d’une île noire de pins, et charmante peut-être sans cet ornement hydrographique, repéré avec un troisième semblable sur le rivage de la ville. En descendant au sud, s’éloigne la file sporadique des îlots de l’archipel du Prince-Impérial, sans intérêt.

JONQUE CORÉENNE.

Au flux on a vite fait de filer entre le « bacon » et les deux triangles, et on se trouve, en moins d’une demi-heure, à terre. On voit tout de suite que la ligne des îles, en reculant la perspective, faussait en baie assez nettement circulaire, une ligne droite appuyée au nord et au sud sur deux promontoires rocheux qui approfondissent encore le paysage. Le premier, haut, escarpé, laisse à peine, au pied du jardin muré du consulat anglais, une chaussée de 10 mètres de large à laquelle on accède par une pente pavée pour des chèvres, qui forme le quai, l’appontement, en un mot le lien entre Chémoulpo et le reste de la terre. Là-dessus, va, vient la poussée lente, patiente des portefaix coréens, marchant comme des bœufs dont ils ont l’encolure massive et la force inconsciente, droit devant eux, bas leur front marqué, par un entrepreneur, de caractères noirs ou rouges. Ils sont tête nue, tantôt leurs longs cheveux noirs retroussés, vaille que vaille, et résumés sur le sommet du crâne en un paquet ficelé qui semble une andouillette ; tantôt les tempes ceintes d’un tortillon cornu de calicot qui paraît avoir été jadis blanc. Parfois, entre leur face rouge brique et la broussaille noire de leur chignon, une large bande toute blanche atteste l’habitude intermittente de porter un chapeau.

PORTEFAIX.

Leurs habits, invariablement d’une malpropreté sans date, ont été blancs comme ceux de tout bon Coréen. Du collet bâillant de leur veste, croisée et nouée, non boutonnée, sur la poitrine, montent, plus ou moins haut au-dessus de leur tête, le tuyau de jonc et le fourneau de métal blanc ou rouge d’une longue pipe qui ne quitte ce poste que pour insérer son bouquin métallique, allongé et mince, à tournure canulaire, entre les lèvres peu moustachues de son propriétaire. Elle est, comme le vêtement blanc, une caractéristique de ce peuple. Hommes, femmes, jeunes gens, enfants, ne se séparent jamais de cette amie des heures solitaires ou des rêveries.

Ils marchent lourdement, sans penser, sans voir, chaussés de gros socques en paille bien tressée, au risque de blesser les passants avec les deux supports pointus et prolongés de leur crochet, en triangle ouvert, de poutrelles équarries assemblées par des cordes d’écorce. Ils échafaudent dessus des charges à faire reculer n’importe quel « fort » de la Halle et leur robuste échine ne plie pas. Pour se reposer, ils s’accroupissent le long des montants, sans se dévêtir des bricoles, en adossant le faix à un mur ou un rocher.

Au milieu de cette foule à remous violents, épanchée, comme une éclusée, des entrepôts de la Douane, courent, piaillent, s’interpellent les coolies japonais qui font beaucoup moins de besogne, si beaucoup plus de bruit. La protection fraternelle qu’ils accordent à ces inférieurs en culture, pour les introduire dans la civilisation où ils les ont précédés, ne peut pas être acceptée sans arguments touchants… Du reste, jamais plus sot bétail n’a provoqué les coups et ne les a encaissés avec plus d’indifférence. J’ai vu ainsi un tout petit Japonais déblayer un sampan, chargé de nos bagages, au moment où il atterrissait, en gaulant, à grande volée, une bande d’énormes Coréens lancés à l’abordage, plutôt comme des pirates que comme des « facchini » Quelques-uns allèrent apprendre quelle sensation produit un bain. À quelque chose malheur est bon.

Ils ont tous les vices de l’esclave. Ils mettraient en pièces, en se le disputant, un objet dont le convoi leur vaudra 5 ou 10 sen : et leur abêtissement comme leur avidité sont d’un tel degré, qu’à destination, chacun des porteurs présentera triomphalement son morceau pour recevoir sa paie. Vrais figurants du cortège funèbre de « Monsieur Malbrough ». La seule logique capable de pénétrer dans leurs crânes épais a malheureusement pour uniques procédés l’intimidation, la menace et son effet immédiat. Devant cela seulement, leur friponnerie recule. Il serait imprudent de les laisser dans l’incertitude à cet égard, à moins qu’on ne tienne à savoir comment est traité le chien d’un nègre.

Quand on a sauvé de la bagarre sa personne et ses bagages, on suit, pour aller à la ville, un sentier tout aussi encombré. On a, à gauche, un gros rocher signalé par un « bacon » en triangle, dans le jardin du consul anglais, et à droite une plage vaseuse, tour à tour couverte et découverte, dont la crête est bordée d’un amoncellement continu de marchandises déchargées d’une armée de jonques échouées immédiatement auprès. Au moment de mon voyage, la Douane faisait corriger cette situation absolument intolérable depuis l’occupation japonaise. Du côté de la mer, un mur épais et un remblai devaient élargir de 20 mètres le dépôt des denrées : vers la terre, la section et le dérasement de la pointe extrême du rocher devaient donner une voie montante et une voie descendante, en même temps que les matériaux nécessaires au comblement d’un coin de mer.


La ville de Chémoulpo proprement dite consiste dans les Concessions chinoise, européenne et japonaise. Cette dernière est appelée « Jinsen » ou « Ninsen » par ses occupants ; les Célestes ont baptisé la leur « Jenchouan ». L’ensemble qu’elles forment s’étend du roc du Consulat anglais et de la Douane au promontoire occupé par les maisons de briques des religieuses de Saint-Vincent-de-Paul. Le cube rougeâtre de l’hôtel Daiboutsou, occupé toujours et monopolisé par le Service des Étapes, à côté, les bureaux de la « Nippon Yusen-Kaisha », marquent la démarcation entre le quartier chinois et les quartiers européen et japonais. Les maisons s’étagent en amphithéâtre le long du quai et de deux rues parallèles au rivage jusqu’à une colline assez raide, gravie par des escaliers à paliers fréquents, et dominée par la maison d’un négociant allemand, comme une ville rhénane par son burg. Les constructions chinoises et européennes sont en briques ou en planches horizontales, avec vérandas et colonnes, sur le modèle banal et inesthétique copié dans tout l’Extrême-Orient. Les Nankins, sans souci de l’élégance, ont mis leur façade sur la rue et tournent le dos à la mer. Cela donne une perspective d’arrière-cour malpropre, de débarras ou même de dépotoir, à l’arrivant qui longe la corniche sur laquelle sont juchées les bâtisses.

Les maisons japonaises ont l’air de joujoux, de boîtes à mouches. Leurs meurs sont en planches verticales ; leurs devantures, très surbaissées, sont encombrées de petits tréteaux portant des éventaires et des étalages. Au fond, sur une estrade couverte de nattes blanches (tatami), s’accroupit la famille, en rond sur ses talons, les mains tendues vers les charbons cendreux d’un shibashi, brasero. Pas de mitoyenneté ; toujours un manchon d’air, petit ou grand, entre voisins, avec quelques ouvertures étroites ou carrées grillées de bambous clayonnés. Sur la rue, à l’unique étage, une véranda très basse, ouvrant dans les chambres par des claires-voies de bois léger recouvertes de papier blanc et glissant sur des coulisses parallèles.

Au delà des maisons des Missionnaires et des Sœurs, la ville coréenne « In-Chioun » ou « In-Choun ». Vue de loin, elle semble un champ couvert de tas de foin épandu pour sécher. Les toitures de paille blanchâtre, serrée par un roseau large de cordelettes de même matière, ont la courbure polygonale d’une écaille de tortue. Serrées l’une contre l’autre, leur moutonnement régulier, leur similitude, complètent, pour chaque côté de rue ou de ruelle, la physionomie d’un andain.

Murs de boue ou d’adobes, délabrés, effrités au bas par les coups de pied, zébrés de lézardes oblitérées par des paillassons en lambeaux ; accotés, juste le long des portes d’entrée, des petits édicules que nous reléguons derrière des arbres, au fond des jardins. Du bas au haut, une colonne noire, grasse, monte d’une ouverture qui semble une gueule de four. C’est le poêle coréen, prolongé comme une soupente, sous toutes les pièces ou « camps » de chaque maison. On y enfonce des paquets de broussailles coupées sur les collines, et flamme et fumée, de leur combustion lente, chauffent l’intérieur et salissent le dehors.

Il n’est pas de maison japonaise qui n’ait son chat et aucun de ces chats n’a de queue. Les Coréens détestent le chat et le tuent, quand ils peuvent, comme un ennemi du serpent ! Par contre ils ont tous des chiens, et il n’est maison coréenne dont la porte d’entrée n’ait un trou pour les allées et venues de « toutous » poltrons, braillards, à fourrure de lou-lous, et très laids.

Commerce de Chémoulpo. — Chinois, Japonais, Coréens, sont tous marchands de quelque chose et se font une concurrence acharnée. La proximité de Séoul, les séjours des bateaux de guerre ou de commerce, les mouvements des troupes prêtées par le gouvernement japonais au roi indépendant de la Corée indépendante, pour combattre les « Tong-ak-ou-to » et ses ennemis « généralement quelconques », expliquent le développement de la ville et de son commerce. Sans parler du transit, celui-ci s’exerce à demeure sur le riz, les pâtisseries, les poissons frais et secs, les navets conservés ou salés, les haricots, le tabac, les cigarettes, les allumettes en bois, le papier, les verroteries, les conserves alimentaires de bœuf. Le Coréen a le grand avantage de moindres frais généraux. Il trafique dans la première pièce de sa tanière, sans papier aux murs, sans parquet, pendant ses denrées à des chevilles de bois et des ficelles, sans souci de l’étalage qui les ferait valoir. Le loyer ne le force pas à majorer les prix. Tandis que le Japonais et l’Européen ont à compter avec leurs propriétaires, résidents anciens ou spéculateurs ayant habilement saisi l’occasion d’un bon placement. Les loyers mensuels de 40 piastres (plus de 100 francs) pour une maisonnette, sont rares ! Heureux qui en est assuré par un bail de quelque durée ! De sorte que les prix ont plus que doublé à Chémoulpo.

Une maison française, succursale d’une maison bien connue de Changhaï, vendait là des vins, eaux-de-vie, denrées alimentaires, pharmaceutiques, et était la Providence des Européens adressés par leur destin contraire à Séoul ou à bord d’un croiseur en rade. Elle aurait pu vendre d’autres choses encore : bimbeloterie, article de Paris, tissus de coton, drogues de teinturerie, tous articles très supérieurs chez nous aux contrefaçons allemandes ou japonaises. Mais il aurait fallu apprendre aux fournisseurs de la métropole à consulter le goût et les besoins de la clientèle exotique et surtout, au lieu d’adresser seulement des prospectus, à envoyer des échantillons sans y joindre la facture, et à établir des prix dont l’élévation n’épouvante pas l’acheteur, et ne le rejette pas vers le cheep-and-nasty dont ses ressources lui interdisent de s’écarter. Il y aurait également de très bonnes affaires à engager pour une compagnie de navigation qui viendrait concurrencer la « Nippon-Yusen-Kaisha » qui use léoninement du monopole qu’elle a su saisir.

Il faudrait de petits vapeurs de deux types : l’un pour le voyage de la rivière de Chémoulpo à Ryong-Sang, port de Séoul, l’autre pour le cabotage maritime entre les îles de l’archipel et tout le long de la côte.

Ce dernier service, avec des bateaux capables de recevoir de 100 à 200 passagers et de 300 à 400 tonnes, aurait en abondance des biches de mer, des ailerons de requin blancs et noirs, des poissons dits « maws », le caviar rouge, fait avec leurs œufs, dont les Chinois sont très friands et achètent d’énormes quantités, des haricots jaunes ou blancs, du riz, du blé.

Le premier devrait avoir des fonds plats, en aluminium, à cause des atterrissages fréquents sur les bancs du Ilan-yang, et cacher son hélice. Un tirant d’eau de 2 pieds 6, une vitesse de 10 nœuds suffiraient pour remonter le fleuve. Il n’y a qu’un seul passage dangereux ; c’est un rapide étroit où l’on ne peut passer que de jour. Une jauge de 100 tonnes et l’emplacement pour 200 passagers, suffiraient à rémunérer un voyage quotidien aller et retour, durant six heures à chaque parcours. Des chaloupes à vapeur pourraient encore aller chercher plus haut que Séoul, car le cours d’eau est navigable, hommes et marchandises. — La Corée n’est ce qu’elle est que faute de moyens de communication, et le seul aspect de la route de Séoul suggère l’existence d’une fonction latente, virtuelle, qui n’attend qu’un organe pour prouver sa puissance réelle.

Les Japonais le savent si bien qu’ils veulent à tout prix construire un railway. Ce serait un moyen d’être en Corée ce que sont les Anglais en Égypte, en sauvant les apparences : mais, en même temps, ce serait une bonne affaire… une très bonne affaire…

L’ancien syndicat français avait conçu autrefois un projet analogue. On a pu voir à Singapour un bateau construit expressément pour le trafic sur le Han-yang… Il y est peut-être encore.

Un service de ce genre amènerait par une nouvelle veine, du sang à la grande artère des Messageries, si elle le voulait, ou plutôt si ses agents en Extrême-Orient le voulaient.

Le fort de Chémoulpo. — Outre le club, qui est un café quelconque, on me fit visiter les monuments de Chémoulpo : le fort coréen destiné à barrer l’entrée du Han-yang, et la Monnaie royale.

Ce fort est sur un petit cap, au fond d’une anse, au nord de la ville. C’est un carré long, fait de blocs de granit de grand appareil, recouvert de dalles de même matière, supportant un matelas de un mètre de terre. Du côté de l’intérieur, quatre portes de bois peu ferrées, closent quatre chambres hautes de 2 mètres à peine, profondes d’autant, habitées par quatre des canons les plus singuliers que j’aie vus, plus singuliers encore que ceux des remparts de certaines villes chinoises. Simples tuyaux de bronze, tout verts, ils ont été si mal moulés que leur dos porte une raie saillante, comme s’ils avaient été faits de deux morceaux soudés. Une inscription coréenne les date : an 425, trentième jour du septième mois, ce qui prouve qu’ils n’ont pas été fondus en Corée. Pour affût, un lourd châssis de bois blanc, tout neuf, posé sans roues sur le sol ; en arrière, et tout contre, une borne épaisse en granit pour arrêter le recul et la fuite du canon hors de sa gaine. Ces engins menaçaient la mer par un long canal carré et une gargouille creusée dans la terre du glacis. On avait pris des mesures contre l’ennemi… Cependant, les artilleurs ont peut-être mieux fait de ne pas être à leurs pièces quand il a paru.

La Monnaie coréenne. — La Monnaie est une usine neuve avec palissades noires, murs de briques jointées de plâtre, haute cheminée, faîtières et fronton en terre cuite, dans le plus pur style néo-goujat. Elle est dissimulée dans un vallon en arrière de la colline qui domine Chémoulpo, et invisible de la mer.

Une centaine d’ouvriers et contremaîtres, Coréens et Chinois, y travaillent sous les ordres d’un directeur japonais. On y voyait encore un grand balancier à frapper les piastres et près de lui, sur une planche, les coins nécessaires ; mais le tout recouvert d’une épaisse couche de poussière. On a reconnu qu’importer les rondelles d’argent pour les estamper ensuite, aurait élevé trop le prix de revient, et on a décidé de procéder à cette opération au Japon, à Osaka. Ici on ne frappe que le cuivre. Dans un petit atelier, dix machines, copies japonaises de modèles européens, montent et descendent sans cesse, entre deux colonnettes, le pilon, timbré du poinçon. Il marque les découpages rouges amenés sous lui d’un tuyau par déclanchement, et refoulés par un second dans un canal. Ce Pactole de pauvre inonde un baquet dont les reflets fauves font loucher le malheureux qui l’alimente. La mécanique est défectueuse, car devant nous, plusieurs empreintes furent grossièrement manquées et on nous refusa de les acheter avec des pièces neuves d’égale valeur que nous avions par hasard. Le moteur seul est authentiquement une machine allemande, géométriquement établie. On n’a pas pu faire autrement. Mais, à côté, la contre-façon reprend ses droits avec des limes marquées Narranted pour warranted, des ciseaux certifiés inproved stel, pour improved steel etc., etc.

SÉOUL. — ANCIENNE MONNAIE CORÉENNE.

Cette Monnaie coréenne a vraiment joué de malheur. Établie initialement à Séoul, dans un terrain contigu à la maison de M. Lefèvre, qui gérait par intérim, en 1893, le commissariat de France, elle est abandonnée là avec sa cheminée polygonale et ses hangars inutilisés où une partie du matériel reste encore. Combien de temps fonctionnera-t-elle à Chémoulpo ?

Aux termes de la loi nouvelle, les Coréens se servent de quatre pièces :

2 en argent :

1 de 5 yang (dollar ou piastre) valant 500 cash ;

1 de 1 yang (20 sen japonais) valant 100 cash ;

1 en nickel de tou-ton-o-foun valant 5 cash ;

1 en cuivre de han-foun valant 1 cash.

Le cash est la même chose que le foun. Le mot foun seul figure ; cash reste usité dans la langue, mais c’est une monnaie dont on désire faire perdre l’usage et le nom.

La limite des monnayages a été ainsi fixée pour cinq ans à courir :

5 millions de pièces de 5 yang ;

10 millions de pièces de 1 yang ;

17 millions et demi de pièces de tou-ton-o-foun ;

17 millions et demi de pièces de han-foun.

Ces changements ne troublent guère les Coréens. Ils continuent à compter en cash, à n’avoir pas souvent le change d’un dollar, et surtout à savoir très bien ajouter au dollar, quand il baisse, la quantité de sen nécessaire pour parfaire la quantité de cash à laquelle ils sont accoutumés.

Le dieu « dollar » compte autant d’adorateurs parmi eux que dans tout l’Extrême-Orient. Seulement, leurs procédés pour le trapper sont moins perfectionnés qu’ailleurs et plus faciles à éluder.

Après avoir vu et appris tout cela et constaté que Chémoulpo est bien en effet, comme ce nom l’indique, une berge de rivière couverte de magasins (Chémoulpo), et ne mérite pas du tout d’être appelé le lieu des courants bienveillants (In Chioun ou In Choun), il ne restait plus qu’à gagner Séoul.


II

LE PAYS DE CHÉMOULPO À SÉOUL



La distance par terre est de huit lieues.

Les moyens de transport sont la chaise à porteurs ou sedan, sorte de boîte où l’on est plié comme une curiosité d’histoire naturelle dans un bocal, balancé comme sur une escarpolette, cahoté, quand les porteurs d’avant et d’arrière changent le bâton d’épaule, et exposé à l’humiliation du mal de mer en pleins champs. Il y a encore la djinrickshaw, kourouma ou pousse-pousse. Mais elle exige de vraies routes sur lesquelles les roues tournent et emportent le véhicule et le voyageur horizontalement. Puis le cheval de selle. Par instinct je choisis ce dernier, et entrai ainsi en relations avec les poneys coréens. Ils sont hauts d’environ 1 mètre, velus comme des oursons, leur petite tête carrée presque cachée par leur crinière, batailleurs et vicieux au possible, mais courageux et obéissant à leur mapou (palefrenier) qui leur parle, d’ailleurs, toujours à coups de houssine. Pourvu qu’ils mangent le matin, à midi et le soir une ration d’orge émulsionnée dans de l’eau de son avec des légumes secs coupés, ils marchent tous les jours sans fatigue, sous des charges de 70 à 100 kilos. On les loue 2 dollars 40 sen, soit environ 6 francs, par jour.

Bien m’en prit d’avoir choisi ce moyen de locomotion.

Les routes de Chine sont peut-être moins mauvaises que celles de Corée ! Imaginez-vous une marche dans un champ labouré et vous aurez une idée approximative du voyage de Chémoulpo à Séoul, par le temps de dégel qui régnait. L’eau sourdait des pentes, stagnait dans les ensellements, délayant le sol argileux en une boue gluante où je craignais toujours de voir ma monture rester scellée ! Quelles bonnes briques on pourrait faire si le pays avait du charbon ou du bois en quantité suffisante ! Mais presque tous les mamelons sont dénudés. Partout, des taches noires en manifestaient la cause : les incendies, allumés par brutale insouciance ou fidélité à des coutumes absurdes. De loin en loin, sur quelque déclivité, un bouquet de pins verts, d’une fraîcheur exquise, inclinant, comme dans le paysage japonais, ses colonnettes rouges et l’échevèlement de ses branches dans des sens différents, recréaient l’œil par une impression artistique.

Mais cela ne faisait que mieux sentir le charme qu’aurait ce pays de la « Sérénité du Matin », si la lumière de tableau que le soleil y tamise à travers la buée exhalée des fonds humides, au lieu de découper le relief majestueusement triste des croupes des vallées, des arêtes, des sommets et dés sursauts rocheux, moirait de taches claires ou sombres les masses onduleuses de grandes forêts. Tout cela est désert, ou du moins n’est hanté que par de rares paysans qui viennent y fauciller avec un croissant à long manche, les herbes et les broussailles que le sein admirablement fécond de leur terre ne se lasse pas de produire pour eux, malgré toutes les précautions qu’ils prennent pour le stériliser. Ils ne cultivent que les vallées ; heureusement il y en a beaucoup.

La configuration des parties planes, entourées de courbures, plus ou moins ouvertes, de montagnes, semble indiquer un assèchement graduel d’anciens bassins lacustres dont il reste encore beaucoup de témoins, sous forme de mares et de petits étangs. La terre y est noire, tandis que sur les pentes elle est d’un rouge violent ou d’un jaune orangé superbe. Le Coréen commence à cultiver là où la terre noire apparaît. Il dispose avec intelligence une série de terrasses, dont la pente calculée amène l’eau captée en haut, jusqu’à une coupure qui la conduit à l’étage inférieur, et ainsi de suite jusqu’au plus bas niveau. Presque tout le long de la route, sauf aux cols, on marche entre deux bandes de rizières. Seulement, tandis qu’au Japon tout était déjà vert et qu’on ameublissait les champs pour le repiquage, ici on ne voyait sortir de l’eau que les durs bouquets des éteules de la moisson dernière. Et que de terrain perdu par tous ces malheureux que j’entendais s’interpeller de croupe à croupe, par-dessus les vallons, ou chanter, souvent tort agréablement, des airs abondants en bémols, qui me rappelaient les chansons de la Corse ou de la basse Bretagne !

Mais, la sente abominable où j’expiais mes péchés ne permettait pas de rêver à autre chose qu’aux pieds de mon cheval et aux chances de culbuter qui nous étaient libéralement offertes à tous les deux. D’innombrables vols d’oies sauvages passaient à tout moment en l’air ou s’abattaient assez près de moi sur les eaux des marais. Malheureusement, il était trop tard pour sauver le Capitole… C’est au mois de juillet précédent qu’elles auraient dû venir…

Tantôt il fallait suivre une levée de rizière, tantôt descendre dans un fossé plein d’eau pour contourner une coupure béante dans laquelle le pont s’était effondré. Personne d’ailleurs, ni Japonais ni Coréens, ne semblait penser que des réparations seraient nécessaires et ne coûteraient qu’un peu de peine et presque pas d’argent. En attendant le chemin de fer, ce serait toujours quelque chose. Mais simple et oriental sont deux termes incompatibles.

Parfois, au moment d’entrer dans un petit col, je le voyais barré par une large et haute broussaille qui se mouvait en roulant comme une jonque et que Macbeth eût prise pour la forêt de Dunsinane. C’était un, deux, trois grands bœufs roux chargés d’une montagne de joncs et de brindilles, qui tenait toute la route ; derrière, venaient les bouviers. — D’autres fois, un Coréen, jambe de-ci, jambe de-là, commodément juché sur le haut du faix, y fumait tranquillement sa longue pipe.

Passaient aussi des ânes assez jolis, véhiculant un grand bonhomme assis sur une selle en angle très aigu. Il reposait à quelques centimètres de terre, dans de bizarres étriers de cuivre, ses pieds protégés par une longue housse de cuir violet brodé qui descendait aussi bas. Et, ainsi tout le long du chemin, c’était une véritable procession, qui me prouvait combien Séoul et Chémoulpo ont besoin l’un de l’autre.

Deux villages seulement, Poupyeng et Yangtyyen, sont coupés par la route. Ils sont lamentablement sales, et certainement seraient le purgatoire d’un de nos… bestiaux. Quelques maisons isolées ou en petits groupes. On y commerce. Une, entre autres, à moitié route, à Oulibourou, est tenue par un Japonais, qui doit confondre écorcher et nourrir.

Après l’auberge de ce Thénardier, le chemin devient un peu moins mauvais. Le long des mares, des femmes assises sur leurs talons et non à genoux, battaient du linge sur des pierres.

Ces Nausicaa, très affairées à leur douë et aux cancans qu’elles échangeaient, ne faisaient aucune attention aux passants. Il est vrai que ce qu’elles lavaient devaient les absorber encore plus que les lavandières bretonnes…

Deux des curiosités du voyage sont les poteaux et les tombes. Ces poteaux sont en bois fruste, sauf à leur partie haute qui représente une face à gros yeux obliques rouges ou blancs et à mâchoire armée de dents ogresques. Au-dessous des caractères chinois. Ils indiquent les routes et sont appelés Chang ou Jong-sung. Ils reçoivent aussi le nom de Syoug-sal-mak. Les uns disent qu’ils protègent contre les mauvais esprits ; d’autres, que ce sont des portraits d’anciens généraux coréens (peu flattés certes ! ) ; d’autres, qu’ils perpétuent le souvenir d’un Cenci coréen dont tous les ans, à l’automne, ou brûle le mannequin comme les gamins anglais flambent Guy Fawkes.

Quant aux tombeaux, les uns portent une simple dalle pour les sacrifices que l’on y fait encore, mais rarement ; les autres sont surmontés d’un poteau de pierre, au dos couvert de billettes en ronde bosse, de bizarres reliefs, de rinceaux fragmentés, et au sommet façonné en tête humaine coiffée d’un objet qui rappelle le bonnet de nos juges ou certains moules à pâtisserie.

À mesure que l’on approche de Séoul, la campagne est plus peuplée et mieux cultivée. Le Han-yang y enclôt une île. On arrive au bras principal après un véritable Sahara large de 2 kilomètres qui atteste un débit infiniment supérieur dans des temps peut-être récents. Au moment où j’arrivais, la débâcle roulait dans la rivière et entassait sur les berges d’énormes glaçons épais de 1 mètre qui m’ont donné à penser qu’il avait fait plus froid là qu’à Weï-haï-weï.

Toute une foule était massée sur le bord de l’eau. Une bande de jeunes gens sautait autour d’un camarade qui jouait sur une flûte en bois jaune un air très doux et d’un rythme très original. Ces jeunes « classes dirigeantes » étaient venus faire une promenade et rentraient dîner. À côté, des paysans armés de grands aiguillons fumaient placidement leurs pipes près de la tête de magnifiques bœufs roux, arcboutés sous une colline composite de bottes de bûches à sa base, de gros paquets de broussaille à son sommet.

Des portefaix, accroupis le long de leurs crochets enfaîtés des mêmes matériaux, regardaient, sans la voir, filer l’eau en bandes huileuses ourlées d’une écume de lessive, entre les bancs de glaçons qu’elle faisait tournoyer, se chevaucher et plonger lourdement. Quelques femmes, ou du moins des êtres que j’ai pris pour telles, à leurs faces ravinées et glabres, se cachaient l’une derrière l’autre par crainte du blanc.

Enfin, on détache une grande barque, semblable à un de nos bacs ; on la pousse avec des perches ; tout ce monde s’arrime au milieu des bêtes, et nous dérapons pour une traversée mouvementée, où plusieurs fois nous eûmes à nous employer tous à faire filer sous le bateau ou le long de ses bordages, des blocs qui montaient à l’assaut. La rivière est large de 200 mètres.

On aborde au pied d’une grosse butte terreuse.

On peut se croire arrivé à Séoul devant le mât de pavillon qui y fait flotter haut l’étendard américain, et l’énorme agglomération de cases tapies autour ou blotties au pied. Illusion ! Ce n’est que Mapou !

Il faut encore traverser trois ou quatre villages d’une épouvantable malpropreté avant d’arriver à une montée qui n’a d’équivalent que le lit hérissé de rocs d’un torrent corse. Mais l’eau y est remplacée par une coulée de vase liquide dont le fumet atteste que la voie est passagère.

Au sommet, s’élève une haute arche de belles pierres d’un blanc rosé, surmontée d’une toiture à deux étages guillochés, sculptés, peints et ornés aux huit angles retroussés de sonnettes tintinnabulantes.

Cette fois, c’est bien Séoul, et cette arche est la Porte Ouest.



III

LA VILLE DE SÉOUL



En somme, j’avais adopté le moyen le plus pratique et le plus expéditif. Par eau, il aurait fallu remonter le Han-yang pendant une demi-journée avant d’aborder à Hyong-Sang ou Ryong-Sang, petit port qu’il a été question d’ouvrir au trafic international, et qui deviendrait facilement une importante place de commerce. Par terre, j’étais arrivé à Séoul en dix heures de cheval. En chaise à porteur, pousse-pousse ou à pied, j’aurais atteint au moins deux heures plus tard les deux points de passage du Han-Yang, Mapou que nous connaissons, ou Chinghaï, situé en amont. De l’un de ces trois points, la ville est encore distante de près de 8 kilomètres, soit deux heures de route ; et ce qu’il faut bien appeler des routes, offre les plus beaux échantillons de fondrières et de casse-cou que puisse désirer un chercheur de pittoresque, ainsi qu’on a pu en juger.

Tout le monde a vu dans les journaux illustrés la Porte ouest, haute et épaisse arche de granit rose taillé en grand appareil, coiffée des deux auvents d’une toiture chinoise dont les plans noirs n’allègent pas la lourdeur. Elle n’a de mérite que comme observatoire. Et quand on est arrivé sans broncher, par l’escalier plusieurs fois interrompu, jusqu’à la galerie carrée du mirador, on prend commodément une idée de la ville.

SÉOUL. — GRANDE RUE EST-OUEST, PRÈS DE LA PETITE PORTE OUEST.

On voit d’abord comme une grande moire, d’un contour indéfinissable, carré ou cercle, car les deux formes subsistent dans ce polygone dont certains côtés sont des segments. L’œil qui cherche des repères dans ce vague déconcertant ne les trouve qu’à l’horizon. Il est vraiment superbe.

SÉOUL. — PALAIS NEUF, LE SÉRAIL DU ROI DE CORÉE AU PIED DU POUKHAN.

Au nord-est, un haut cône escarpe une pente presque géométrique hérissée de pins qui l’égaient des bandes noires et violacées de leurs cimes et de leurs troncs. Sa crête nue dessine plusieurs plans en retrait, enfermant des vallons frais et délicieusement boisés, comme je l’ai su depuis, dont l’un cache un monastère célèbre. Les moines, soldats à l’occasion, ont plusieurs fois recueilli les rois de Corée pendant des révoltes et des émeutes. C’est le San-Kak-San, Pouk-San ou Pouk-han (900 mètres), compris dans l’enceinte des palais Neuf et Vieux, qui élèvent à son pied leurs toitures, aux coins retroussés à la chinoise, assombries dans leur perspective lointaine, mais d’un galbe haut et superbe au milieu des masses mouvantes de bouquets d’arbres noirs.

Droit en face, au nord et à l’est, des rocs « sourcilleux », dirait un classique, étagent en barrière qui paraît perpendiculaire leurs blocs ennoblis par la patine séculaire des vents, des brouillards, des neiges et des pluies. Pas une broderie d’arbres, de buissons ou de broussailles. Mais, tout en haut, une dentelure continue, très surprenante. C’est le mur de la ville qui escalade on ne sait pourquoi cette rampe haute de 1130 pieds, en longeant une longue surface uniformément déclive, absolument nue, sauf deux ou trois pins qui donnent la note morne de la solitude et de l’ennui, et ne déparent pas ce fond de ruine cyclopéenne. C’est la « Crête de Coq », au pied opposé de laquelle est creusée la gorge étroite de la route de Pékin.

SÉOUL. — FAUBOURG NORD-OUEST. — MURAILLE ESCALADANT LES PENTES.

À l’ouest et au sud, le Nam-Kok-San ou Nam-San fait pendant au Pouk-han grâce à l’obliquité nette des arêtes qui le dressent en pyramide. Heureusement, il est « tabou » et personne ne s’aviserait de transformer en bois de grume ou en bourrées les colonnettes orangées ou jaunes des pins qui le couvrent de la base au faîte.

C’est un paysage japonais, un immense Kakemono, qu’un à-propos bizarre dresse au-dessus du quartier nippon de Tchikkokaï.

Pendant cette revue, l’œil s’est habitué à l’impression lilas sur lilas du fond de cette colossale cuvette, large d’au moins 6 kilomètres. Il en dégage peu à peu quelques ensembles partiels. Des toitures denses, aucune ne dépassant sensiblement le niveau commun, sont étroitement blotties l’une contre l’autre. La servitude des esprits et des corps a passé son joug sur tous ces chaumes pales, bombés en carapaces, maintenus par des cordes de paille, en souvenir de la « yourte » qui en a été le modèle. Ils gisent, tapis comme les moutons autour du berger, satisfaits de la part de soleil et d’air libre qui leur a été laissée.

Quelques lignes noires, capricieuses, tranchant sur le ton clair des entours figurent les rues importantes ! De loin en loin, quelques buttes émergent, comme les petits rochers disposés par les Japonais dans les minuscules pièces d’eau de leurs jardins. Sur l’une, près de Tchikkokaï, un cube de briques rouges et la dentelure d’une bâtisse en train derrière les poteaux d’un échafaudage : c’est l’Évêché, la Mission et la Cathédrale, interrompue depuis que les maçons chinois se sont enfuis, l’abandonnant aux soins de la belle étoile.

SÉOUL. — LA CATHÉDRALE.

Plus loin, l’Union Jack et le pavillon allemand sur deux buttes d’ocre jaune affouillées et coiffées de broussailles. Puis une série de dés rouges sous un mât d’où se déroule au vent le drapeau étoilé des États-Unis : c’est la colline des Missionnaires américains et de leur Consul. Puis, une construction qu’on jugerait déballée de Hong-Kong, devant ses larges galeries-vérandas aérées par des baies en arcade, porte à une vingtaine de mètres au-dessus de la plus haute de ces mottes le pavillon russe. Il faut chercher longtemps, pour découvrir en face, et juste le long du rempart, le mât qui porte nos couleurs, et la maison basse et vraiment trop modeste du commissariat français.

Aussitôt se présente le souvenir des larges pans d’eau stagnante, couverts comme d’un dallage, des feuilles séchées de leurs lotus, près de Colombo.

Devant cette ville-phénomène, on se demande : « Qui donc a été assez abandonné de Dieu et des hommes pour venir savourer dans cette fosse un avant-goût de la tombe ? » Ce bizarre conglomérat de matériaux grisâtres, à une bonne journée de la mer, à plusieurs heures d’une voie difficilement navigable, ne réalise en aucune façon, pour nos cerveaux habitués à enchaîner les causes aux effets, l’idée d’une capitale, c’est-à-dire d’un centre adopté par et pour les besoins d’un État.

Fondation de Séoul. — Généralement, la recherche des origines historiques est un voyage à travers une jungle, au terme duquel on ne rapporte que des débris susceptibles de plusieurs classifications. En Orient, et surtout en Corée, il faut se contenter de poèmes ou de contes enfantins. Heureux quand le conte est gracieux ! Et quand le poème n’est pas trop long !

Il y a sept cents ans, la Corée avait pour capitale Song-Dô, à 10 lieues environ de Séoul, et l’emplacement de celle-ci, traversé par une rivière qui naît sur le Pouk-han et va rejoindre le Han en contournant le Nam-San, formait une vallée fraîche et délicieusement boisée, renommée au loin pour sa grâce.

Le roi Chin-Soo-Yang, de la dynastie Koraï, et la reine, fille de l’empereur chinois Saï-Chao, la choisirent pour l’érection d’une petite pagode de marbre que ce dernier leur avait envoyée de Nankingen morceaux tout taillés et sculptés. Les géomanciens eurent soin de mettre les indications de leurs boussoles en harmonie avec le désir royal.

Le monument fut transporté commodément par la petite rivière citée plus haut, érigé, puis encadré d’un grand temple précédé d’un pont, le Supio-lary, encore debout, auquel aboutirent plusieurs routes percées à travers le bois.

Vers la fin du xive siècle, un soldat de fortune, Ouen-tah-chao ou Ni-taï-djo, venant de Ham-Kyong-do, au cours d’un de ses nombreux voyages, visita ce site renommé. La soif le conduisit à un puits creusé au milieu d’un bouquet de saules. Une jeune fille y puisait de l’eau ; sur sa prière, elle lui tendit la calebasse. Mais la Rebecca coréenne y mêla une poignée de feuilles de saule qui, en empêchant le voyageur de boire goulûment le liquide glacé, lui sauvèrent la vie. Il le crut probablement, car, après avoir réussi à usurper le trône, il se souvint de son intelligente échanson et l’épousa. On a donc bien tort de douter que des rois aient épousé des bergères…

Mais, la critique historique est si grincheuse qu’elle ne manquera pas de grogner que ceci n’est qu’un conte pour remplacer la véritable explication, oubliée, de la fondation de Séoul et de sa substitution à la vieille capitale par l’usurpateur Ni-taï-djo.

Cependant, il est bien possible qu’il n’y en ait pas d’autre, car, à chaque pas, en Extrême-Orient, en Chine et au Japon aussi bien qu’en Corée, on se heurte à des institutions ou à des monuments nés de l’engoûment d’un prince ou d’un grand pour tel ou tel paysage, même pour un arbre, une pièce d’eau, une source, voire pour une simple pierre.

Pour gagner le commissariat de France, en venant de Chémoulpo, il faut traverser toute la ville. Les excursions subséquentes ne font que documenter et compléter l’impression première.

La croisée de Séoul. — Bien qu’à Séoul l’empreinte de la civilisation chinoise soit visible partout, dans l’ensemble la ville n’est pas géométriquement percée, comme ChinChow, Yen-Ching, Wei-baï-weï ou Ping-Yang, de quatre rues divergeant d’un édifice exactement central vers quatre portes aux points cardinaux. Tel a dû être le tracé primitif, mais l’incurie coréenne a depuis longtemps laissé effacer les alignements, surtout dans les secteurs sud et est. Il ne reste des grandes démarcations des quatre blocs, qu’une vaste avenue allant de la porte de Mapou au centre de la ville où elle dépasse de quelques mètres l’avenue semblable, perpendiculaire, qui relie le Palais Neuf au Temple des Ancêtres, dépôt d’une partie des tablettes funéraires des anciens rois.

La Grosse Cloche. — Au point de jonction, à la place de quelque yamen entouré de mâts mandarins, ajouré d’ouvertures figurant des caractères, élégant sous sa toiture de grosses tuiles tourmentées, à cornières troussées et à arêtes chargées d’animaux fantastiques, un carré long de poutrelles peintes, en clairevoie, pas même isolé, mais simplement accoté contre une maison, très semblable à quelque remise municipale d’instruments de balayage ou de matériel d’incendie, abrite la Grosse Cloche.

Depuis l’occupation japonaise, on ne la laisse plus voir que comme un poulet dans son épinette.

LA GROSSE CLOCHE.

En s’approchant de cette cage longue de 16 pieds, large de 24, haute de 16, on distingue une énorme corolle dentelée comme une campanule, large de 8 pieds à l’orifice, haute de 10 pieds et très sobrement décorée de caractères qui signifient :

« Sye-cho, la grande XIIe année Mou-cha (année du cycle 9, deuxième lune, quatrième année du grand Empereur Myng-Syeng-Hwa (1468) après J.-C.), chef du Bureau des Dépêches Royales (Sye-cho-chieng), portant le titre de Sa-Ka-Chyeng, a fait bâtir ce pavillon et suspendre cette cloche ».

Au sommet est un pieu de bronze étreint par un dragon magnifique, dont les anneaux se déroulent à droite et à gauche en tourbillons posés sur de puissantes poutres. (Ce curieux objet d’art est l’agrandissement d’un autre beaucoup plus petit trouvé quand on creusa les fondations de la porte Est.)

Le métal pour fondre cette grosse cloche fut fourni par une taxe spéciale. Une pauvre femme, hors d’état de donner même une « cash » (sapèque de cuivre), portait, selon l’usage universel, son petit garçon sur son dos. Elle répondit au collecteur : « Je n’ai que mon enfant, le voulez-vous ? » On n’y prit pas garde et on moula la cloche sans la contribution de la mégère. Trois fois le métal claqua. Un des ouvriers, se souvenant de l’offre faite, assura que si on ne l’acceptait pas, la fonte échouerait toujours. La mère, sommée de tenir parole, livra le pauvre petit être… Et l’an dernier encore, avant l’arrivée des Japonais, quand matin et soir une large onde sonore se propageait sur les maisons, à mesure que les envahissait le premier ou les quittait le dernier rayon du soleil, les habitants de Séoul entendaient distinctement articuler la langue de bronze : Ah Mey là ! (C’est la faute de ma mère !)

Ils ont une telle vénération pour cette relique, que toutes les rues qui y aboutissent sont appelées Choung-Ro (rue de la Cloche). Il paraît que les facteurs retrouvent quand même les adresses !

La pagode de Chin-Soo-yang. — Près de là, au-dessus d’un mur lépreux, un faite d’un blanc crémeux semble une tête de curieuse. C’est la Pagode de marbre, le bijou de Séoul, en même temps que son plus ancien monument. Elle vaut qu’on traverse, pour la contempler, une cour étroite, fétide, idéalement sale. Il semble que le hasard se soit chargé d’accabler le présent honteux de la Corée par la confrontation d’un passé esthétique et glorieux, si, comme certains l’affirment, langue, littérature et arts, chinois ou japonais, sont nés au « Pays du Matin Calme ! »

On se croit devant une réduction de la tour de porcelaine de Nankin. La forme générale est une pile de treize icosaèdres en retrait l’un de l’autre et de plus en plus petits à mesure qu’ils s’élèvent. Le soubassement est formé de quatre gros blocs larges et longs de 6 pieds, épais de 2. Chaque assise est sculptée et séparée des voisines par un auvent de toiture joliment sculpté aussi. Les trois dernières, plus courtes, n’ont qu’un pied de haut.

Devant le piédestal, gisent les trois derniers étages et le faite, démolis par les Japonais quand, ayant envahi la Corée sous le Chogoun « Yedeyoshi » (1592-1598), ils voulurent emporter ce bijou au Japon. Leur vandalisme alla jusqu’à tenter de le détruira par l’incendie ; la décoloration des blocs inférieurs l’atteste !

La Grande Tortue. — Tout auprès, dans une autre cour, hélas ! aussi sale, une énorme tortue de granit porte sur le dos un haut pilier ou stèle de même matière couverte de caractères chinois. Pagode, tortue et stèle étaient enclavés dans le temple bâti par Ching-Soo-Yang, peut-être détruit par le feu, peut-être peu à peu envahi et submergé par les cahutes qui ont utilisé de lui les parties à leur convenance, phénomène cryptogamique visible dans des capitales plus esthétiques que Séoul.

Les murs de Séoul. — Le plus curieux monument du passé de la ville, après ceux-ci, est la ceinture des murs. Très analogues à ceux de Pékin, plus beaux même, ai-je entendu dire, et mieux conservés dans leur ensemble, ils sont faits de magnifiques blocs de granit, taillés en grand appareil, comme dans nos constructions romaines ou féodales. Étayés par un talus de gazon en solide tronc de pyramide, ont 4 pieds d’épaisseur, 20 pieds de haut et une circonférence évaluée entre 12 et 13 kilomètres.

Le sommet du talus est longé sur tout son pourtour par un sentier praticable, au pied du couronnement du mur percé de meurtrières, en forme d’angle ouvert en dedans, pour permettre le tir aux archers. Contre des lances et des flèches, cet ouvrage devait être inexpugnable. De loin en loin, il est écrêté et on observe le long de la surface extérieure, légèrement oblique, des zones d’usure, de polissement et en même temps de joints dégradés, d’arêtes cassées et de pierres déchaussées. Ce sont les entrées clandestines de Séoul.

Tout le long de la muraille, au dehors, un chemin de ronde suit les mouvements du terrain. Il est bordé de faubourgs très populeux où les bourgeois de la ville s’attardent volontiers. Mais au coucher du soleil, les portes sont rigoureusement fermées. Pour rentrer chez eux, les traînards escaladent, le long d’une de ces glissoires, à l’aide d’une corde que jettent volontiers leurs amis ou quelques flâneurs. Ils peuvent ainsi narguer, aux huit points cardinaux et collatéraux, les arcades monumentales dites Humanité Élevée, Haute Cérémonie, Brillante Amabilité, etc. Leurs épais vantaux d’énormes madriers, bardés de plaques de bronze ou de fer artistement ciselées, constellés d’énormes clous, sont plus décoratifs, mais aussi inoffensifs et inutiles que les gardiens désarmés qui les ouvrent et les ferment.


IV

LES PALAIS



Tout le secteur nord de Séoul est réservé à Sa Majesté Coréenne. Sur la vaste étendue de champs à terre jaune ou rouge, légèrement ensellés au pied des croupes noires du Pouk-han, le Palais Vieux, le Palais Neuf, le Palais des Mûriers, dressent leurs groupes de toitures et leurs polygones de remparts. Telles autrefois les vieilles tours châtelaines et les beffrois des villes murées au-dessus des pignons des bonnes villes et des chaumières du plat pays. Seulement ici, ni échauguettes, ni pont-levis, levé ou baissé au son du cor, ni veilleur, ni carillon ailé, égayant de sa voix chantante le morne défilé des heures.

Seul le Palais Neuf mérite par ses proportions, son architecture et les monuments qu’il renferme, le nom de Palais.

Les deux autres, le Vieux et les Mûriers, y ont droit simplement parce que tout est relatif, et que le contraste entre leurs proportions et l’humilité du voisinage reproduit la différence entre le monarque et ses sujets. D’ailleurs, bien qu’elle soit peu importante pour nous, comment refuser le titre de Palais à des édifices qui ont abrité la Majesté du Fils que le Ciel a chargé du bonheur des Coréens ? Malheureusement, le spectacle de la misère inesthétique, faite de laisser-aller, de résignation lâche, y attriste le regard. Nous ne trouvons embellie par le silence et l’abandon que la ruine encore roussie par le tonnerre ou parée dans sa décadence, par une pauvreté fière, en lutte contre une mauvaise fortune imméritée.

LE PALAIS VIEUX, COUR INTÉRIEURE.

Le « Pays du Matin Calme » n’offre pas ce spectacle. Le passé lointain ou récent subsiste quand il a laissé des pierres de taille, parce qu’il faudrait prendre trop de peine pour les renverser. Autrement, la population, insoucieuse, enfoncée dans des préoccupations uniquement matérielles, ne lui accorde même pas la piété du souvenir et de la conservation.


§ I. — Le Palais Vieux.


Le Palais Vieux est presque noyé dans les cahutes lépreuses qui l’entourent, à peine isolé par un chemin de ronde étroit comme une venelle. On ne le reconnaît qu’aux panaches verts des pins-pyramides de son parc et à la porte monumentale qui paraît barrer une énorme avenue large de plus de 80 mètres et longue d’un demi-kilomètre, branchée à angle droit sur la grande artère ouest-est de Séoul.

SÉOUL. — RUE QUI MÈNE AU VIEUX PALAIS.

Cette porte a dû être belle quand elle était en bon état. Les proportions des montants, des battants, du tympan sculpté, s’harmonisent avec celles de la toiture à deux étages qui, par extraordinaire, n’alourdit pas trop l’ensemble. Seulement les larges ferrures rongées par la rouille, chevauchées de clous mal plantés ou à demi arrachés, se perdent aujourd’hui dans la peinture rouge éraillée des panneaux ; les montants ne posent plus sur les dés de pierre qu’une pointe de leurs pieds dégradés ; de longs éclats ont été arrachés aux planches des battants, et toutes ces lézardes bâillent l’ennui de l’espace vide qu’on aperçoit au travers. Les poutrelles de la toiture, croisées en pyramide renversée, sont d’aspect moins lamentable. Leurs faces rouges bordées de larges moutures creuses, peintes en bleu et en blanc, timbrées de fleurs à quatre pétales enlevées en relief, réussissent à plafonner, tant leurs couleurs atténuées par le temps se prêtent bien à la dégradation insensible des extrémités libres aux attaches sur les sommiers.

PALAIS VIEUX, COURS D’HONNEUR. PORTIQUE D’ENTRÉE ET PONT SUR LE RUISSEAU.

Malheureusement, ce portique est condamné. Le roi seul le verra s’ouvrir, si une fantaisie, peu probable, le ramène au Vieux Palais. Il faut tourner le mur d’enceinte par la gauche, sur le chemin de ronde, pour trouver une entrée. Celle-là ne jure pas du tout avec les bâtisses particulières, qui lui font face. Humble également, elle semble un portail de ferme. Et, sans s’arrêter aux colonnes de bois du préau couvert, aux portes d’appartements qui le flanquent immédiatement à droite et à gauche, l’œil, glissant sur les patins de boue insoucieusement laissés sur le sol de terre nue, cherche instinctivement le chien aboyant au bout de sa chaîne, des meules de paille, des fosses à purin, des tas de fumier, des charrues, rouleaux, herses ou gerbières, des têtes de chevaux ou de vaches aux portes coupées des écuries ou des étables, des vols tournoyants de pigeons, et des bandes de volailles picorant sous la vannette et la main balancée d’une servante.

LE PALAIS VIEUX. — COUR D’HONNEUR.

Rien de pareil pourtant. La cour, élargie par le silence et la solitude, est traversée par un lit de ruisseau dont quelques grands arbres et buissons retiennent les berges terreuses. Un pont de marbre à parapets massifs ajourés l’enjambe de ses dalles. À gauche, un mur troué d’une brèche. Par là sort du parc, dont on voit les panaches, le ruisseau descendu du Pouk-han, qui traverse ensuite toute la ville. À droite, la porte monumentale, chargeant de sa double toiture une colonnade de piliers de bois. Accotée d’un haut chêne, au faîte ponctué d’un nid de pies, elle a vraiment de l’allure. Au fond, un autre mur, percé d’une nouvelle porte de ferme…

Entrons ! Mais survient Cerbère. Il a les pantalons trop courts, la veste de Berluron et le feutre à chenille rouge des soldats coréens. Il crie : Ta-hin ! Ta-hin ! (Monsieur ! Monsieur !) et je ne sais quoi ensuite, avec force gestes. Un yen, deux yen, en argent, pas en papier, fourrés dans sa poche, le calment un peu. Il me suit en grommelant. Il me laisse photographier la première cour, arriver même au seuil de la seconde, et en prendre un instantané. Mais il se jette devant moi dès que j’avance le pied pour passer outre. Il refuse même un nouveau yen. Sa complaisance est épuisée. Il se frappe le cou de la main en montrant le Palais Neuf… Je comprends et je sors après un dernier coup d’œil aux fenêtres et portes treillissées, pointes en vert, dont le papier flotte en lambeaux graisseux et sordides hors des trous derrière lesquels on devine, au lieu des yeux noirs d’une blanche Coréenne, les courses des rats et des souris et la faction patiente des araignées.

Mon interprète m’explique que le Palais a été définitivement abandonnée au mois de juillet 1894 parce qu’un serpent est tombé d’un trou de la toiture sur le prince royal…

SORTIE DU PALAIS VERS LE POUK-HAN.

Je me dis « in petto » que cette vieille bicoque ne pouvait pas tenir la cour à l’abri d’un coup de main des Tong-ak-ou-to, des Chinois ou des Japonais ; que ce doit être la vraie raison de son délaissement et je m’achemine vers le Palais Neuf, siège actuel du gouvernement coréen.


§ II. — Le Palais Neuf.


Il a été bâti pendant l’usurpation du Taï-Ouen-Koun, de 1862 à 1872. L’avenue qui le précède, partant du hangar de la Grosse Cloche, est plus vaste encore et plus majestueuse que celle qui mène au Vieux Palais. Mais les Coréens se chargent de corriger cette solennité.

Ni dallage, ni pavé, pas même la terre damée d’une aire de grange.

En temps sec, le piétinement incessant des poneys, des grands bœufs roux, des lourds sabots des Coréens qui se croisent dans un fourmillement incessant, labourent le sol comme un champ façonné à la houe, autour de deux sentes dures qui ne sont même pas droites.

Quand il pleut, faute de bateaux, l’étranger ne peut s’aventurer qu’à cheval ou en chaise à porteurs, au grand amusement des indigènes, qui, eux, roulent tranquillement bord sur bord, sans presser le pas, confiants en un cône de papier huilé, très drôlement posé sur leurs chapeaux comme un éteignoir sur une chandelle, et en l’épaisseur de leurs habits. Sur chaque côté de l’avenue, de loin en loin, des édifices à murs de pierre et de briques, percés de fenêtres carrées aux barreaux recouverts de papier, surmontés des courbes élégamment relevées de toitures à tuiles noires vernissées.

Ce sont les « Yamen » des différents ministères d’État et les maisons louées par le roi aux Ghildes. Entre eux, comme des excroissances malsaines, sont tapies des masures de terre gâchée, balafrées de lézardes bourrées de paillassons dépenaillés, de vieilles souquenilles, de bottes de jonc, à travers lesquelles la fumée filtre et laisse sur le mur des coulées visqueuses.

Quelques-unes sont accotées de tuyaux, qui ne vont pas jusqu’au chaume et portent un capuchon conique débordant et rabattu bas, indispensable pare-étincelles. Les pauvres Coréens les ont fabriqués en aboutant des bonbonnes de pétrole rondes ou carrées, dont le fer-blanc porte très lisiblement l’estampage « Kerosene-oil ».

Par lots épars comme des écueils sur la marée étale, des baraques de toile tendue sommairement sur des perches, exposent chacune un seul des produits de l’industrie coréenne : qui, la poterie en cuivre jaune ; qui, la batterie de cuisine en fonte ; qui, la sellerie, la bimbeloterie de toilette et les articles de fumeur en laiton blanc, les meubles, etc. Une ou deux boucheries en plein vent retiennent en l’air des vols tournoyants de gypaètes, qu’un gamin armé d’un fouet tient à distance des quartiers de viande sanguinolente pendus à des crocs de bois ou étalés sur une table fruste.

Tout cela est entouré d’une foule incroyablement dense, à remous lents, à oscillations lourdes comme le va-et-vient du flux, avec des zones calmes autour des boutiques, et des courants alternés le long des maisons, où les femmes passent en se hâtant, et sur les sentiers battus, où les personnages importants flânent solennellement, leur longue pipe aux lèvres. C’est le spectacle d’une de nos grandes foires de province, moins l’orchestre tonitruant du tueur de vers ou de l’arracheur de dents, la polka pour piston de la baraque des lutteurs, la complainte et le tableau sur toile cirée du crime célèbre, moins surtout le brouhaha des mille voix de nos foules. Les gens ici parlent à voix basse : on n’entend sortir de ce vaste fourmillement de robes blanches qu’une sorte de murmure comme celui du vent dans les arbres, et l’impression est saisissante de ce bruit de cimetière exhalé d’une foule fantôme, de cette vie affirmée par un mouvement intense, et démentie par le silence et le costume de la mort.

Quand le roi sort du Palais pour aller visiter son père, ou sacrifier soit dans un temple, soit aux tombes de ses ancêtres, le maître des cérémonies et son personnel démolissent et font disparaître tout ce campement en indemnisant les propriétaires à raison de tant par camp. Plus souvent, l’incendie exécute cette besogne d’assainissement, sans être contrarié par les Coréens qui voient dans ce désastre le passage du Dieu du feu, dont ils gênent la promenade rituelle du Ponk-han au Nam-San. Mais le roi passé, ou le feu éteint, de nouvelles perches sont plantées et croisées en X, de nouvelles toiles tendues, et l’avenue reprend son aspect ordinaire de grande place foraine.

À mesure qu’on approche du Palais, boutiques, acheteurs et flâneurs deviennent plus rares. Ils finissent même par laisser vide un carré de 80 mètres de côté en avant de l’édifice.

GRANDE RUE MENANT AU PALAIS ROYAL.

Au milieu d’une muraille en belle pierre de grand appareil, haute de 10 mètres, sont percées, sous les deux étages d’une lourde toiture noire, trois arcades en plein cintre, larges chacune de 3 mètres, dont une seule à gauche est ouverte. Celle du milieu ne s’ouvre que pour le roi ; celles de droite, que pour les ministres étrangers et les plus hauts dignitaires de la cour.

À 20 mètres d’elles, deux gros lions de pierre roulent des yeux qu’on n’a pas réussi à rendre terribles, sur deux socles carrés sans caractère.

Des deux côtés de la porte, et sous la voûte, au milieu du va-et-vient des attachés et des domestiques du Palais, se tenaient des gens affublés du pantalon et de la veste trop courts du Pompier frétillant, coiffés d’un feutre entouré d’une tresse de laine rouge à bouts retombants comme les bas Bretons ou les Auvergnats de cafés-concerts. La posture immobile qu’ils s’efforçaient de conserver devait être l’attitude d’une faction, et en approchant, je reconnus que les objets longs, que leurs mains novices ne savaient comment porter, étaient des fusils à piston récemment tirés d’un magasin où ils avaient eu tout le temps d’amasser la couche de rouille qui faisait leur plus bel ornement.

Quand ils m’ont vu descendre de ma chaise à porteurs et venir à eux, suivi de mon escorte, ces pauvres soldats ont fait tous les efforts les plus méritoires pour présenter les armes ; ceux qui n’avaient pas leurs fusils ont couru les chercher et se sont mis en position sous l’œil courroucé de mes yang-ban, au milieu de la cour où je les ai rencontrés.

Nous étions dans le vestibule, au milieu d’un carré de grandes cages closes de treillages verts montés, comme au Japon, sur double glissière parallèle. Quelques-unes étaient ouvertes et laissaient voir des soldats, tranquillement assis en tailleur, la pipe à leurs moustaches, non loin d’un fourneau sur lequel fumait quelque cuisine.

En Chine, les officiers impériaux affirment la hauteur de leur rang par le nombre de cours qu’ils obligent les visiteurs à traverser avant de se laisser voir.

UN YAMEN DU PALAIS NEUF.

Le Fils du Ciel de Séoul n’a eu garde de manquer à suivre un si noble exemple. Son Palais est une véritable ville inscrite dans la capitale el se suffisant seule à elle-même. Il forme un immense quadrilatère de murs, presque tout neufs, en belles pierres de taille, dont la façade sur l’avenue donne une idée exacte. Chaque face supporte un chemin de ronde abrité par un parapet, percé de minces et longues meurtrières. Une ou deux portes en plein cintre rompent l’alignement par le retrait ombreux de leurs voussures et le double étage des toitures noires de leurs miradors. Ces murs finissent à un kilomètre du pied du Pouk-han, sur une large plaine de sable jaune, marqueté de plaques d’herbe rousse (poudrées de neige quand je l’ai vue au mois de mars), au milieu de laquelle deux à trois masures achèvent de s’effriter.

SÉOUL. — JARDIN DES EXAMENS.

C’est le jardin des Examens.

À l’orée de la pinède qui escalade la montagne, sont tapies des maisons basses où logent les candidats, autour de trois yamen distingués par les retroussis de leur toiture. Là, siègent les jurys et le Roi qui ne manque jamais de présider à ces cérémonies.

La physionomie orientale du Palais est bien plus frappante là, dans sa solide carrure et son isolement menaçant, dominant ce steppe mélancolique, autour duquel s’arrondit la colonnade jaune et rouge de la futaie du Pouk-han, qui fait penser au « Bois Sacré, cher aux Muses et aux Arts ».

VUE D’ENSEMBLE DU PALAIS NEUF.

L’intérieur de ce quadrilatère est lui-même subdivisé en une série de cours de même forme et de même surface, communiquant entre elles par des portes bâtardes dissimulées dans les angles des bâtiments qui les déterminent. Les plus rapprochées des murs< d’enceinte sont affectées à des magasins, entrepôts, ateliers, cuisines, au logement des soldats et officiers de la garde, du personnel, des domestiques et des attachés de toute sorte qui, déjà trop nombreux autour de chaque fonctionnaire, encombrent les entours du roi d’une fourmilière qui fait penser aux « villae » des rois mérovingiens ou carolingiens.

Autour du centre, s’éclairent sur d’autres cours ce que nous appellerions des bureaux et des salons d’attente, reconnaissables à la propreté relative de leurs abords, et au bon état des papiers qui tiennent lieu de vitrage. Dans l’un, j’eus l’honneur d’être reçu en audience par le ministre de la Maison du Roi, fils du Taï-Ouen-Koun, et par le Premier Ministre.

Au centre même, deux belles cours dallées, qui vraiment ont belle tournure et sont propres.

La première vient immédiatement après l’espèce de vestibule à ciel ouvert où nous avons laissé le lecteur. On y accède par un beau portique à deux étages, la plus jolie chose que contienne le Palais.

Comme toujours, trois portes : une battante, fermée ; deux bâtardes, ouvertes. On passe sous un plafond, chef-d’œuvre de charpente, supporté par quatre colonnes. Le premier et unique étage, un peu avançant, ombrage un entablement en charpente très artistement sculpté et peint.

L’architrave forme un fouillis de têtes de poutrelles peintes en rouge, bordées de deux larges filets verts, liserés de blanc. La frise, de même façon, peinte en vert, est ajourée de motifs en deux B à trois boucles, accolés, dont les barres rouges sont profondément gougées pour un sillon bleu mis en valeur par une fine arrête blanche. Les chapiteaux montent jusqu’à la toiture, relevés d’une sorte de proue saillante en double C, bleue sur sa convexité, rouge dans les rainures latérales rehaussées de blanc sur leurs arêtes.

PALAIS NEUF. PORTIQUE D’HONNEUR DE LA COUR DEVANT LA SALLE DES AUDIENCES.

L’édicule supérieur répète l’entablement ; mais il repose sur un soubassement percé d’ouvertures carrées aux bords gougés et peints dans les mêmes conditions. Il est habité, et on y accède par un escalier visible sur la photographie. Les larges auvents des toitures, aux boudins et faîtières chargés de terres cuites fantastiques, découvrent, Sous l’ourlet festonné des tuiles convexes, l’entre-croisement très décoratif des arbalétriers et des poutrelles, entaillés et peints dans la même gamme rouge, verte, bleue et blanche. Toutes ces peintures ont reçu du temps une patine délicate, qui adoucit les nuances fines et vieilles qu’offrent les couleurs coréennes, même toutes fraîches. Dans l’ombre profonde des pans de toitures, elles chantent à l’œil comme une harmonie charmante.

Retournons-nous : l’espace immense, entouré de galeries couvertes, hypostyles, et de chambres grillagées, est le centre politique du royaume. De grandes dalles de marbre cachent la terre. Des bornes, de même matière, y sont érigées en deux files identiques de taille et de forme. Elles portent chacune des idéogrammes profondément intaillés dans le bloc. Les jours de grandes solennités, où le roi réunit tous les gens auxquels il délègue son pouvoir, pour entendre leurs rapports, chaque catégorie des fonctionnaires y lit son rang et jalonne sur elles son alignement.

Dans cette posture, ils font face à une belle terrasse de marbre balustrée, gravie par un perron à deux paliers, bordé d’une rampe ornée aussi de piliers et de balustres. Sur la plate-forme, s’élève un édifice à double étage, long de 20 mètres, haut de 12, la salle des Audiences.

SALLE DES AUDIENCES.

Au rez-de-chaussée, cinq grands vantaux ou châssis verts, aux ouvertures grillées de baguettes de cuivre, séparés par des panneaux étroits et hauts, incrustés chacun d’une belle plaque de cuivre, ferment une grande salle dans laquelle se tient le roi entouré de sa famille mâle, de ses ministres et des grands dignitaires. Tous les vantaux sont enlevés dans ces circonstances. Alors, l’immense salle, haute et sombre déjà, approfondie par l’ombre portée du premier toit, doit compléter, avec cette foule, cette cour solennelle, un cadre vraiment majestueux pour le trône royal.

C’est également là que le roi donne audience aux représentants diplomatiques étrangers et, quand il n’est pas malade, aux rares Européens qui visitent Séoul. Malheureusement, depuis le 22 juillet 1894, nuit de l’intrusion des Japonais chez lui, Li-Hsi était atteint d’une maladie que le ministre japonais avait seul le pouvoir de guérir momentanément, quand il avait quelque conseil amical à suggérer. Ce fâcheux contretemps m’a empêché d’être honoré par lui d’une audience.

L’étage supérieur, inhabité, est fermé des mêmes vantaux, moins larges, surmontés d’un grand cartouche orné de très beaux idéogrammes. Le toit inférieur ne s’éloigne pas de certains types méridionaux européens ; le supérieur est coupé en angles selon le pur style chinois.

On traverse à gauche une cour bordée de bâtiments officiels, élevés sur des estrades en pierre de taille, ornés de panneaux incrustés de cuivre, fermés de claires-voies et tringles de cuivre fixées dans des bâtons verts à filets rouges. Ce sont des bureaux provisoires pour les attachés des ministres, des salons d’attente ou de réception pour ceux-ci. Ils sont bien entretenus, si l’on n’a pas choisi exprès celui dans lequel j’ai été reçu par les deux ministres de Sa Majesté Li-Hsi.

UN BUREAU MINISTÉRIEL DANS LE PALAIS NEUF.

Après plusieurs crochets qui permettent de concevoir de l’ordonnance générale l’idée que nous en avons donnée, on arrive brusquement dans la seconde cour d’honneur.

Elle est également dallée en marbre, mais sans les stèles si curieuses de la première. Au milieu, sur un rectangle de blocs réguliers, accolé de trois escaliers, un au centre, bordé de parapets, pour le roi, et deux, à droite et à gauche, pour ses ministres et conseillers suivant leur rang, s’élève un édifice lourd, à un seul étage, écrasé par une énorme toiture qui laisse à peine voir à quelques mètres une décoration toute semblable à celle de la Salle des Audiences : panneaux rouges plaqués de cuivre, isolant des vantaux grillés de tringles de cuivre serrées dans des traverses de bois peint vert avec liserés blancs, séparés en volets longs et minces, d’un joli effet, par des pans de bois peints en vert.

PALAIS NEUF, SALLE DU CONSEIL.

Derrière, quelques cours encore, désertes, et où il me semble que nous marchons plus vite. Elles servent peut-être à quelque cuisine d’État, dont l’odeur n’est pas doux-fleurante au nez des Yang-bans à qui les Ministres m’ont confié pour visiter le Palais. Une dernière porte dans un angle, et nous sommes dans une sorte de chemin de ronde, hors de la première partie du Palais où le roi ne se rend que pour faire son métier royal, le Palais officiel.

J’ai dû certainement à ma conversation avec les Ministres, aux récits des actions de guerre dont j’avais été témoin, à des données sur l’Europe et l’attitude probable des puissances lors du règlement du conflit sino-japonais, l’autorisation de visiter et de photographier les parties intimes, absolument particulières et fermées qui restent à décrire.

À droite, plusieurs maisonnettes et un mur, percé de nombreuses portes, surmonté de treillages verts, juste sous la toiture des bâtiments qu’il supporte. À gauche, un autre mur, mais nu, en excellent état, percé de deux portes protégées par des auvents et fermées par des serrures monumentales, dont un de mes compagnons portait la clé. Nous entrons.

Coup d’œil très inattendu, sur un édifice simple et de grand effet, le Palais ou Salon d’Été. Quatre grands murs l’isolent de toutes parts. À leur pied, comme des costières, quatre murettes de pierre de taille, dont deux à l’est et au nord, plus larges, portent des plates-bandes de terre végétale semées de touffes sèches entre lesquelles on voit des vases de marbre. Elles enferment un carré d’eau noirâtre, couverte çà et là de larges feuilles marron de lotus séchés. Des gargouilles de pierre, sculptées bizarrement, y dégorgent l’eau, amassée dans des réservoirs, des ruisseaux du Pouk-han. Ce bassin entoure les quatre murs balustrés d’une île en pierre de taille, à laquelle on accède du sud et de l’ouest par deux jolis petits ponts de marbre, et qui sert de soubassement au Salon d’Été.

Au rez-de-chaussée, une vaste salle hypostyle, formée par six rangées de huit troncs de pyramides carrés, monolithes, en granit rose très fin, plantés sans soubassement dans le dallage, donnant 80 centimètres de chaque côté et portant à 8 mètres de haut leur chapiteau fait d’une simple bague de métal vert.

Un escalier de bois, au fronton timbré d’un panneau plaqué de beaux idéogrammes, mène à une série de chambres fermées, parquetées grossièrement, ouvrant l’une sur l’autre par des compartiments mobiles sur glissières, très hautes de plafond et n’ayant pour parois et cloisons que des treillages verts recouverts de papier. Tout autour, une vaste véranda, aux ouvertures joliment sculptées, d’où l’on a une vue charmante, à l’ouest, sur l’ensemble du Palais officiel, et au nord sur les terrasses, les maisonnettes et les bosquets du Sérail. On m’a laissé juste le temps de prendre deux clichés et encore, parce que terrasses et jardins étaient déserts.

PRÉAU DU PALAIS D’ÉTÉ DU ROI DE CORÉE.

Ce « Buen Retiro », doni la fraîcheur doit être délicieuse de juin à septembre, a été construit de 1864 à 1872, par le Taï-Ouen-Koun, père du roi actuel, et celle fantaisie a ruiné pour vingt ans les finances coréennes. Il a fallu monopoliser tout le bois et l’amener des provinces forestières du Nord. Et au prix de quels efforts a-t-on pu apporter ces lourds monolithes des carrières éloignées de 20 lieues, sur des chemins à côté desquels la route de Chémoulpo est un de nos boulevards ? Mais le Taï-Ouen-Koun, l’homme au cœur de fer et aux entrailles d’airain, est un Oriental pur de tout mélange. L’idée de comparer, de peser ensemble, son caprice ou sa volonté et les sacrifices qu’elle entraînerait, ne pouvait même pas effleurer son cerveau…

Au delà, le chemin de ronde se prolonge par une avenue bordée de platanes. Sur un côté, à gauche, c’est le Sérail ; à droite, un grand parc dont une tour carrée à horloge surmonte le mur. Par la porte ouverte et gardée, je jette un rapide coup d’œil. Je vois une maison haute, carrée, d’apparence européenne très confortable, aux murs enduits de plâtre peint vert clair, et tout autour, des couverts d’arbres où se creusent des golfes noirs entre les massifs. C’est là qu’habite le Roi avec sa famille.

Inutile d’ajouter que je n’ai pu en voir davantage.

Cent mètres plus loin, une haute arcade de pierre blanche se dresse sous un mirador noir ; des soldats nous y présentaient les armes et nous sortions du Palais par le jardin des Examens. Lui-même est enclos d’un mur qui gravit les pentes du Pouk-han jusqu’au sommet et rejoint le mur d’enceinte du Vieux Palais.

SOLDATS CORÉENS.

Pour sortir tout à fait, nous avons dû longer la muraille nord du Sérail et passer au milieu de nouveaux soldats présentant leurs « rouillardes » sous une des portes monumentales qui mènent à la ville.

Ces cours, muettes et noires comme des oubliettes, ces Palais enchâssés l’un dans l’autre, comme des chefs-d’œuvre de tourneur, hantent l’esprit et laissent dans l’œil une impression presque pénible. La réputation de férocité acquise à la Reine fait papilloter des flaques rouges sur la terre et bourdonner dans les oreilles des cris d’horreur ou d’agonie. Le « noir recruteur des ombres » plane sur cet archipel de toitures. L’onde du vent, qui glisse sans arrêt du Pouk-han au Nam-San sur la ville, fait rendre aux charpentes les murmures et les sanglots d’une chambre de mort et palpiter nuit et jour, comme pour un glas éternel, les languettes de métal des petites clochettes aux bords festonnés, suspendues en campanules coupées aux angles retroussés des toits. C’est la pure impression d’Orient, mais de l’Orient le plus fermé, le plus inconnu, le plus muet, le plus dépourvu d’échos, de l’Orient jaune, qui, lui, n’a produit ni Simbad le Marin, ni sultane Shéhérazade.


§ III. — Le Palais des Mûriers.


Il a été bâti au xviie siècle par le roi Ouen-Moun-Choung.

Une ancienne tradition de Séoul veut qu’au xiiie siècle, avant que la ville actuelle existât, le roi Kong-Min-an, venu pour visiter la Pagode de Marbre, ait fait des promenades dans le bois qui l’entourait, et, frappé du charme de la vallée entre le Pouk-han et la Crète de Coq, ait annoncé l’intention d’y bâtir un palais, mais n’ait pas eu le temps de la réaliser.

L’usurpateur Ouen-tah-chao (Ni-taï-djo), fondateur de la dynastie actuelle, refusa d’accomplir ce vœu, malgré les avis pressants de son grand prêtre Choug-tah-Chang, et quand il établit sa capitale à Séoul, fit construire son propre palais sur l’emplacement actuel du Palais Neuf. Aussitôt, le bonze prédit que, dans l’espace de deux cents ans, une grande calamité affligerait le pays, si son conseil n’était pas suivi.

L’invasion japonaise conduite par le chogoun Yedeyoshi au xvie siècle fut acceptée comme la sanction de cet oracle. Les croyants se montrent toujours de bonne composition, en Corée et ailleurs.

Quand les troupes chinoises eurent balayé les Japonais, le roi Ouen-Moun-Choung accomplit le vœu de Kong-Min-an. Des démons le tourmentaient au Palais Neuf : ils y venaient la nuit couper les cheveux des domestiques. Pour éviter ces brimades, le roi fit bâtir le Palais des Mûriers.

Quand il fut entièrement achevé et prêt à recevoir ses hôtes, Ouen-Moun-Choung fit appeler le célèbre écrivain (ce mot implique aussi peintre et poète), An-souk-Poong, et lui ordonna de composer en idéogrammes un nom sur une tablette qui serait fixée au-dessus de la grande porte d’entrée de l’édifice.

An purifia d’abord son corps pendant cent jours et ne mangea aucune viande. Puis il écrivit Houng-ouha-Moun, « la porte du changement rajeunissant », « du renouvellement de la jeunesse », « de Jouvence ».

Dès qu’il eut terminé ce travail, il sentit son bras s’alourdir et graduellement la paralysie le gagna au point que jamais plus il ne composa un poème, c’est-à-dire ne dessina un caractère. La lune ne voulut pas éclairer un pareil malheur et les nuits menaçaient d’être toujours obscures, quand un soir les lettres mêmes de l’inscription émirent une lumière tellement vive, que toute la rue qui conduit au Palais fut éclairée. Le phénomène dura et le roi nomma l’avenue « Rue de la Lumière éclatante ». Malheureusement, lors de la conquête mandchoue, en 1650, m’a-t-on dit, un soldat ennemi fit feu sur la tablette et perça le caractère « ouha » d’une balle dont on voit encore la trace. La lumière offensée s’éclipsa et n’a jamais reparu depuis.

LE PALAIS DES MÛRIERS.

Aujourd’hui, il reste de ce palais un portique en bois, surmonté d’un auvent qui protège la tablette, et fermé de deux gros volets de bois disjoints, percés à jour, sur lesquels restent encore de vagues vestiges de peinture rouge. Dans l’intérieur, quelques cahutes d’origine récente, affectées aux gardiens, quelques bouquets de vieux arbres, des ruines broussailleuses, et des lignes de mûriers, restes d’une tentative infructueuse faite par un Américain pour doter la Corée de l’industrie de la soie, rappellent l’origine du nom que les étrangers donnent à cet emplacement, plus mélancolique dans sa solitude quand on sait qu’il a porté jadis un palais.


V

LES RUES DE SÉOUL. — LA POPULATION
VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE. — LES « YANG BAN »
LES MARCHANDS ET LEURS GHILDES
ASSOCIATIONS DIVERSES



Les monuments de Séoul sont donc rares. Il n’est pas probable que leur renommée attire jamais les « globe-trotters ». Heureusement, la capitale coréenne renferme autre chose que des beautés décrites et classées dans les « guides » où les Anglais, Américains et Australiens des « tours » trouvent leur fourniture de goût et d’esthétique. Ses rues, ses maisons, sa population, l’ensemble des lois ou usages auxquels celle-ci conforme sa vie publique et privée, sont un sujet d’observation extrêmement intéressant.

Même quand on a vécu pendant plusieurs semaines dans une province chinoise écartée comme le Chang-tong, tout paraît nouveau et surprenant. On n’a pourtant pas du tout la sensation d’un milieu original. Mais, si mille analogies frappantes ne laissent pas oublier l’ancien maître chinois, invisible aujourd’hui quoique toujours présent, mille détails dénoncent un effort d’adaptation intelligente et raisonnée, auquel ont succédé, il y a plusieurs siècles, une nonchalance et un abandon désastreux. Mis en valeur par leur étroit voisinage, ces contrastes forment un tableau certainement unique au monde.

FEMME CORÉENNE.

Le premier trait qui se détache est le costume même des gens qui fourmillent dans les rues. Habit et chapeau vaudraient, à eux seuls, qu’on se dérangeât pour venir les admirer sur place, et Sganarelle aurait ample matière pour le chapitre dont il enrichissait Hippocrate ! Chaque classe sociale, chaque acte de la vie, chaque division de la journée pour ainsi dire, est distinguée par un couvre-chef spécial. Sans parler ni des enfants, qui vont nu-tête, le dos de leur habit graissé par le va-et-vient de leur natte pendante, ni des éphèbes, qui portent jusqu’au mariage leurs cheveux divisés par une raie médiane, ni des femmes, qui, toutes uniformément, ont un petit bonnet de police en drap noir, bordé de fourrure noire, et agrémenté sur le devant d’un petit gland de soie rouge et or.

Une fois homme, c’est-à-dire marié, le Coréen a toujours ses cheveux retroussés en un nœud sur le haut de la tête. Peut-être les peigne-t-il ? Mais à coup sûr il ne les coupe pas. Ils sont maintenus par un serre-tête en crin, très semblable, comme texture, à ce que nos couturières appellent de la mousseline raide. Ceci est commun à tout le monde sans aucune exception. Mais après, la variété commence. Les lettrés, « yang-ban » et grands personnages, jusqu’au roi, échafaudent là-dessus un bonnet, également de crin très fin, en cône tronqué et amputé de la moitié de sa surface latérale antérieure. Ces deux plates-formes sont accotées de deux languettes de même matière, plus ou moins larges et rapprochées de la tête, suivant le rang du porteur. Dans les classes inférieures, on emploie le bambou, et les ailettes sont supprimées. Pour sortir, on juche sur cet édifice une faîtière composée d’un rebord plat et rond, large d’environ 10 centimètres, surmonté d’un tronc de cône haut de 15 à 20. Le tout en crin ou en brindilles de bambou. Vient-il à pleuvoir ? Immédiatement ce précieux objet est recouvert d’un éteignoir fait de papier huilé. Le tout est maintenu en équilibre par un fort ruban qu’attache derrière l’oreille un morceau de jade, de cornaline, de corail rouge ou d’ambre, suivant le rang et la fortune. Les paysans portent des coiffures que je ne puis mieux comparer qu’à une vannette sous laquelle leurs épaules et leur tête disparaissent. En deuil, le malheureux Coréen est encore condamné à aggraver ses regrets par le port d’une campanule en jonc, qui le dérobe aux yeux de ses contemporains jusqu’au creux de l’estomac. Les soldats portent un feutre rond, comme ceux de nos Bretons, mais agrémenté d’une tresse étroite de laine ronge dont les bouts pendent derrière la tête ! Leurs officiers se distinguent par une jugulaire de gros grains d’ambre et une large touffe de plumes multicolores !

MANDARIN CORÉEN.

Si du chapeau nous passons à l’habit, l’étonnement augmente. Tous ces gens qui marchent lentement, lourdement, balancés comme une hourque hollandaise par le roulis, sont habillés d’étoffes blanches, luisantes comme si elles avaient été repassées au borax… Les deux sexes portent un ample pantalon serré aux chevilles et montant jusque sous les aisselles ; par-dessus, un gilet court comme une brassière d’enfant. Les femmes y ajoutent une ou plusieurs jupes rondes, sans volants ni plis, qui descendent entre le genou et la cheville. Autrefois, elles ne sortaient que la nuit. Mais depuis l’invasion japonaise, dans les classes inférieures et moyennes, elles ont commencé à circuler pendant la journée. Elles s’enveloppent alors d’une mante verte, jetée sur leur tête, dont les deux manches pendent devant elles. L’homme blanc leur fait peur, et il faut voir avec quelle hâte craintive, celles qu’on devine jeunes et sveltes sous les sacs qui les empaquètent, se glissent le long des maisons en serrant sur leur figure ce voile bizarre, dont la fente ne laisse voir alors qu’un œil noir, grand, doux, sous un sourcil noir, une paupière blanche,… qui donne envie de s’assurer si les deux yeux sont pareils. — Les vieilles ont peur aussi ; mais elles s’enfuient en regardant, et c’est dommage. On comprend alors la croyance au mauvais œil.

Les hommes portent deux surtouts blancs superposés, tout à fait semblables aux « douillettes » de nos prêtres. Seulement, les « Yang-ban » recouvrent le blanc d’un noir ; et certains fonctionnaires du Palais et des Ministères remplacent ce noir par un vêtement couleur lie-de-vin très foncée.

Les hommes sont généralement grands, solidement charpentés et bien proportionnés. Leur peau est plutôt cuivrée que jaune ; leurs yeux sont noirs, beaucoup plus rapprochés de l’horizontale que ceux des Japonais. Brachycéphales, réguliers dans leur profil, ils contrastent étrangement avec ces derniers, dont les chevelures hérissées accentuent la forme pointue du crâne, et qui sont si souvent affligés de prognathisme.

La Coréenne est plus petite, mais néanmoins aussi supérieure comme force physique à la Japonaise que le Coréen l’est au Japonais. De toutes les populations jaunes, la Coréenne est certainement celle qui est le moins éloignée du type blanc. On ne le voit pas immédiatement, tant on est surpris par le spectacle de ce fourmillement de fantômes, et obsédé par tous les pourquoi qu’ils suggèrent. La seule explication plausible est que ces anomalies, dans un climat où elles détonnent si fort, sont une de ces traditions dont les origines sont oubliées… Après tout, une consigne s’exécute et ne se comprend pas, disait feu Abner, Et quelle tradition pourrions-nous bien invoquer, nous, pour nous faire pardonner le corset, la crinoline et le chapeau à haute forme ?

Ici, on peut à loisir ratiociner et philosopher, même à cheval. Impossible de trotter au milieu de cette foule, placidement cahotée sur des sabots à pointe aiguë et relevée, comme ceux de Polichinelle, et portés sur deux gros supports qui calent en moyenne 30 centimètres de boue. C’est le modèle, mais, tout, à fait pratique, des « getas » des Japonais qui elles ne garantissent aucunement le pied de l’humidité et du froid. Cela n’empêche pas d’ailleurs leurs propriétaires de les porter ici,… quand ils ne préfèrent pas marcher pieds nus.

Pourtant c’est un problème. Les rues de Séoul sont toutes, et toute la journée, pleines de passants ou de flâneurs ; aucun soupçon de cailloutage ou de pavage, même avec des briques. Le terrain, formé d’un granit pulvérulent, broyé constamment par les pilons qui supportent les sabots, est matelassé d’une épaisse couche de poussière, que personne ne songe à diminuer, et qu’enrichissent, au contraire, quotidiennement, tous les poneys, baudets, bœufs qui y passent par centaines. À la moindre pluie, les voies deviennent des fondrières pestilentielles. Au dégel, quand la neige, en fondant, laisse à découvert tous les résidus de vie organique insouciamment jetés hors des maisons, les rues les plus pauvres deviennent des foyers d’infection et même d’épidémie. L’été, malgré la lourdeur de la poussière, le moindre vent roule les particules terreuses en tourbillons qui rendent la marche impraticable.

Heureusement pour moi, j’arrivais au moment du dégel. En me bouchant soigneusement le nez, en restant à cheval et en laissant ma bête, habituée probablement de vieille date, pousser doucement du nez les gens qui ne l’entendaient pas patauger dans la fange et les faire céder la place, j’avais quelque raison d’espérer arriver, sans dangereuse avarie, au but de ma course.

Mêmes désagréments dans les quatre grandes rues qui relient les portes principales à la Grosse Cloche. Elles sont étroites, irrégulières et tortueuses aux environs des remparts, et ne redressent leur tracé que dans le voisinage des Palais Vieux et Neuf et de la Grosse Cloche. Alors elles deviennent larges comme la place de l’Opéra et prennent vraiment grand air. Seulement les encombrements déjà décrits les rendent peu praticables. Ajoutons les réserves de boue de certaines dépressions, très fréquentes, et il ne reste plus, au milieu de cet espace, grand comme un Polygone, qu’un sentier sinueux accidenté et très mal commode.

Tel qu’il est, cependant, on le regrette vivement, dès qu’on doit se rendre à un endroit de la ville qui n’est ni la Grosse Cloche, ni la Pagode de Marbre, ni l’un des Palais Royaux, ni l’une des Grandes Portes. Il faut s’engager dans le labyrinthe des ruelles qui s’enchevêtrent l’une dans l’autre comme des écheveaux sous les pattes d’un chat. On gagne la migraine en cherchant des points de repère pour se rendre compte de la distance, et au besoin retrouver son chemin.

Par moments, on tourne presque sur place : autour du Palais des Commissaires Chinois par exemple. On traverse des places étroites qui ont l’air des cours malpropres de fermes mal tenues, Coupées de fossés pleins d’un liquide dont l’odeur affirme la nature, et franchis par une simple planche que rien ne maintient en lieu fixe, encombrées de tas de fumier et de gadoues, de bandes d’enfants de six à seize ans, vêtus d’habits roses, verts, rouges, cirés par un trop long usage, et jouant au bouchon, à la bloquette, à pile ou face, avec des sapèques, sous l’œil bienveillant d’hommes béatement oisifs, leur longue pipe à la bouche et perchés sur leurs sabots-échasses, ces places servent de dégagement à des huttes sordides, noires de la fumée qu’elles exhalent par toutes leurs brèches, sous les plaques de fer-blanc, de tôle mince, de nattes de jonc, de toile à sacs, de papier dont on a tenté de les aveugler. On se croirait dans un de ces coins perdus de la banlieue de Paris où les maisons en carreaux de plâtre poussent, comme des champignons, à quelques pas de dépotoirs, et que les saltimbanques élisent pour domicile temporaire.

Dans les ruelles, la sente praticable serpente capricieusement autour des trous pleins de boue. Tantôt elle tient le milieu, tantôt elle côtoie de si près les maisons que les passants se cramponnent l’un à l’autre pour se croiser sans tremper leurs pantalons blancs dans l’ordure. Vingt fois, un cavalier doit se coucher littéralement sur le cou de son cheval, pendant que devant lui, bon gré, mal gré, tout venant doit se réfugier dans quelque boutique ou allée de maison.

Ces boutiques sont de simples étalages faits sur des planches et des tréteaux. Ni carrelage, ni parquets, ni même aire battue : la terre telle quelle, avec tous les accidents, exagérés, d’un relief géographique.

SÉOUL. — LE COMMISSARIAT DE FRANCE.

Pour fermeture, un volet de bois soutenu en toiture horizontale par des perches pendante le jour. À cheval on peut s’y casser la tête ; en chaise à porteurs, ou le dôme du véhicule ou l’édifice du marchand est plus ou moins endommagé. Et trop souvent encore on ne peut pas, même à ce prix, éviter le bourbier ; quand il a plu au propriétaire coréen de border sa maison d’un fossé, où stagnent tous les résidus possibles de la vie animale et humaine. Aucun dédommagement dans des enseignes en beaux caractères, des pièces de bois sculptées ou de curieuses céramiques comme au Japon et en Chine. Il n’y a qu’à passer bien vite, en regrettant de n’être pas enrhumé du cerveau. Car, à côté de chaque porte, saillant sur la paroi comme une échauguette, est un petit édifice, qui, fort heureusement encore, ne peut être ouvert que de l’intérieur de l’habitation…

De ces maisons elles-mêmes, rien à dire, sinon qu’elles sont faites de pierres ou de galets serrés dans un filet en cordelettes de paille. Une sorte de mortier grossier coulé dans les intervalles et mastiqué sur les joints en fait quelque chose qui rappelle nos blocs artificiels. (Les Japonais emploient ce procédé pour établir des épis sur les rives de leurs torrents qui, sans cela, fileraient, par larges bancs, dans les eaux sauvages.)

Peu, très peu de pierres de taille et de grosses pièces de charpente, en dehors des Palais, des miradors des Grandes Portes, de l’enclos de la Grande Cloche et des échafaudages de la cathédrale… Tout cela a dû être amené de loin à grands frais. Un bloc, taillé, du volume de ceux qui composent les murs (80 centimètres de long, 30 de large), coûte à la carrière, 3 piastres, et transporté à Séoul, juste le double ; soit au change actuel (2,70) 16 fr. 20 ! Le bois est encore plus cher. La construction du Palais d’Été, avec ses troncs de pyramide carrée, monolithes, sa toiture, ses aménagements, le quai du bassin qui l’entoure, les murs, les ponts, le dallage, etc., a épuisé les finances coréennes pour vingt ans, comme nous l’avons dit, et très certainement il ne serait pas possible, aujourd’hui, de réparer solidement, en matériaux analogues, une partie ruinée des anciens remparts.

La nuit, aucun service public n’éclaire ce dangereux labyrinthe, si la lune n’y pourvoit. Aussi, les Coréens bornent-ils leur flânerie au pas de leur porte ou à son voisinage immédiat. Ils ne s’aventurent loin qu’en cas de nécessité et se munissent alors de grosses lanternes de papier, toutes rondes, qu’ils portent pendues à de flexibles tigelles de bambou. Sur leurs silhouettes blanches, le balancement de la marche promène en brusques et capricieux zigzags, comme le feu follet d’un farfadet, le faisceau lumineux qui ondule du même mouvement devant eux. Ils évoquent aussitôt toutes les vieilles terreurs paysannes : les loups-garous, les Korigans des landes bretonnes, dans l’imprécision des lignes de ce décor où les toitures ternes, presque couleur de terre, allongent, dans l’obscurité, les tumuli bombés d’un colossal cimetière.

Pendant mon séjour à Séoul, j’ai pu prendre chaque soir cette impression en revenant de chez M. Lefèvre au consulat de France, derrière la bulle de lumière insoucieusement ballottée au bout du bras du grand et lourd Kisso (à la fois portier, appariteur et Kairas du commissaire-consul).


VI

LES ÉCOLES ET L’ÉDUCATION CORÉENNE



Les enfants ne vont donc jamais à l’école, ici ? demandai-je un jour à l’un des étrangers que je rencontrais le plus souvent à Séoul. « Ou alors ne suivent-ils que l’école buissonnière, car ils emplissent les rues et les places, comme s’ils y avaient élu leur domicile de jour ? Il est certain, cependant, qu’on façonne quelque part et par des procédés méthodiques, à l’âge où ils peuvent recevoir une empreinte définitive, tous ces gens dont la vie matérielle implique une formation morale si curieuse, si exceptionnelle. Y a-t-il des écoles ? On ne m’en a indiqué jusqu’à présent aucune.

— La Corée a des écoles, me répondit mon interlocuteur. Mais elles ne ressemblent à rien de ce que vous connaissez, et pour comprendre ce qu’on y fait, changez vos yeux d’Europe. Ici, comme dans tous les pays jaunes, ni la vie de famille ni la vie publique, même au degré le plus humble, ne serait possible à qui ne saurait pas tracer et interpréter les idéogrammes, moins compliqués et moins nombreux que ceux de la langue chinoise, mais leurs équivalents comme rôle d’ensemble. Leurs combinaisons figurent des idées générales, représentant la religion, la philosophie, l’histoire, les préceptes qui règlent l’existence familiale et nationale des Coréens. Leur sens ne peut être précisé que par l’explication de leur origine, qui comporte nécessairement des développements encyclopédiques. De sorte que les écoliers apprennent à la fois la lecture et l’écriture, la forme et le sens très compliqués des lettres, les mots et les choses. Ces nations leur sont aussi indispensables que l’air et les aliments. Aussi les écoles pullulent littéralement. Vous aurez seulement l’embarras du choix. Allez dans n’importe quelle rue avec votre interprète, et le premier passant venu vous conduira à celle qui s’y trouve. »

Je remerciai, et un beau matin, me mis en campagne. Dans une des grandes rues, non loin de la Grosse Cloche, après avoir franchi des obstacles variés, dont le moins désagréable était une ornière profonde pleine d’un liquide des plus suspects, et suivi une série de venelles tordues et retordues qui donnait l’illusion d’une promenade dans les sinuosités d’un ivoire chinois, nous entrâmes, en poussant une porte à deux battants disloqués, dans une chambre d’où sortait un bourdonnement monotone que nous entendions déjà depuis quelques minutes.

Une douzaine d’enfants, ni plus ni moins sales que les centaines de bambins que j’avais regardés jouer au cours de mon voyage à travers les monuments de Séoul, se tenaient assis en tailleur le long des murs, sur une natte qui recouvrait tout le plancher.

ENFANTS CORÉENS.

En face de la porte, un vieux bonhomme, dont la houppelande luisante attestait le travail d’une laborieuse ménagère. Sa tête était couverte du chapeau de crin noir déjà décrit, fixé derrière l’oreille par un gros bouton de faïence, son nez chaussé de grosses besicles rondes enchâssées d’écaille, appuyées sur les pommettes de joues creusées de longs plis gras et droits qui encadraient une bonne grosse bouche voilée, comme par une herse, des poils raides et blancs d’une moustache claire, et un menton dont la rondeur se devinait entre les brins espacés d’une barbiche longue et mince.

Devant lui, une petite table chinoise à pieds courts contournés supportait un petit livre, et le séparait d’un enfant dont nous ne voyions que le dos graisseux, la longue natte noire et les cheveux ébouriffés.

Personne ne bougea. Mon interprète dit quelques mots, et le digne magister recommença la leçon dont il n’avait fait que le début.


Le Premier Livre de l’Enfance.


« On travaille, me dit mon compagnon, sur le Tong Mong Seoup, le Premier Livre de l’Enfance. Jusqu’à 15 ans, les enfants ne font aucune autre étude. Ils trouvent là tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour accomplir leurs devoirs d’hommes et de sujets. Ceux d’entre eux qui voudront devenir fonctionnaires, iront apprendre dans un temple, avec des bonzes, l’histoire et les classiques, bagage indispensable pour affronter les concours de lettrés dont les vainqueurs recrutent la classe des Yang-ban, pépinière de tous les corps officiels.

« Ce livre contient, en cinq chapitres, l’exposé de la doctrine des Cinq Préceptes de Meng-tseu, un sommaire scientifique et un résumé d’histoire.

« L’avant-propos expose le plan du traité de Meng-tseu.

« L’homme, dit ce philosophe, est le plus noble des objets qui peuplent le ciel et la terre, parce que seul il connaît les Cinq Préceptes. »

« Mais écoutons le maître, il va faire réciter tour à tour les enfants et faire le commentaire. » Et au fur et à mesure il me traduisait.


La Doctrine des Cinq Préceptes de Meng-tseu.


« Ire Règle. Le fils doit observer la soumission vis-à-vis de son père.

« Cette règle est d’institution divine. Le père a donné le jour et les aliments à son fils ; il l’aime, il l’instruit ; il lui transmet le dépôt de la vie qu’il tient lui-même des générations passées.

« Le fils doit nourrir son père devenu vieux. C’est pourquoi on lui enseigne qu’il a le devoir de ne jamais souiller les regards de son père du spectacle de l’iniquité, et de toujours lui adresser la parole avec douceur.

« Si tous les sujets agissent conformément à cette règle, le crime disparaîtra totalement des provinces, des préfectures et des villages.

« Si le père n’exerçait plus sur son fils la puissance paternelle, ou si le fils refusait de la lui reconnaître, l’univers serait bouleversé. Car, la paternité est la loi suprême.

« Dans le cas même où le père refuse au fils son affection, le fils a le devoir de ne pas lui refuser son respect. »

— « Confucius a dit, chantonna le magister : « Les Cinq Châtiments sont affectés à trois mille catégories de crimes. Le plus grand de tous est celui que commet le fils qui se laisse envahir par des sentiments dénaturés contre son père. »


Un autre bambin fut appelé et commença :

« IIe Règle. Le noble doit observer l’étiquette à l’égard du Roi.

« Le Roi et le noble sont aussi distincts et aussi éloignés l’un de l’autre que le ciel l’est de la terre. Le Roi est le chef. Son nom est propagé au loin par la renommée. Le droit de commander est sa propriété. Le noble reconnaît sa suprématie ; il doit prendre ses vertus pour modèle et se conserver pur de toute iniquité. Le Roi, en tant que roi, le Noble en tant que noble, ont chacun leur rang et chacun leurs prérogatives, qui leur appartiennent en propre.

« Quand le Roi ne peut agir en roi, quand le Noble ne fait pas honneur aux obligations de son rang, ni la famille, ni la patrie ne peuvent être bien gouvernées.

« Aussi quiconque dira que le Roi n’a pas bien agi, devra être traité en ennemi public. »

— « Confucieus a dit, conclut le maître d’école, que le premier service qu’un noble doive au Roi, c’est la droiture. »


C’était au tour d’un troisième récitateur.

— « IIIe Règle, dit-il. Le mari doit observer la démarcation avec sa femme.

« Le mariage, en unissant un mari et une femme, unit deux noms ou deux familles. Leur association donne l’existence au peuple et engendre un nombre infini de bénédictions.

« Celui qui veut se marier doit discuter son projet avec un intermédiaire — (le plus souvent une vieille femme). Il ne fait qu’ensuite les présents nuptiaux ; après quoi les parents se réunissent.

« Alors, la démarcation, qui, auparavant, n’existait pas entre le garçon et la fille, commence à être établie nettement.

« Il faut se garder de rechercher une union avec une femme du même nom ou issue du même clan que soi.

« Bâtissez une maison où la femme puisse être exactement cloîtrée.

« L’homme doit vivre dans les appartements ouvrant sur le dehors et ne jamais se mêler du gouvernement intérieur de la maison.

« La femme doit vivre à l’intérieur et ne jamais ouvrir la bouche sur les affaires du dehors.

« La bonne direction imprimée par l’homme personnellement, engendre dans sa maison le bon ordre et la décence. Il ne doit pas oublier que la condescendance envers sa femme est une bonne méthode. Quand le mari ne laisse pas amoindrir sa dignité et quand la femme reste docile, la maison est bien gouvernée.

« Le mari peut être incapable et hors d’état de suivre le chemin qu’il doit suivre. Il arrive alors que la femme l’affermisse dans son incapacité et transgresse la loi en ne lui obéissant pas. Alors, les Trois Lignes de suite de la femme sont couvertes de brouillard. — (Enfant, elle doit marcher derrière son père ; femme, derrière son mari ; veuve, derrière son fils aîné.) — L’homme possède un des sept chefs de divorce : mésintelligence entre la femme et les parents du mari ; adultère ; jalousie ; stérilité ; maladie incurable ; caractère querelleur ; vol. Il lui est loisible d’en tirer assistance en ses nécessités ; mais sa maison sera réduite à néant s’il demeure incapable.

« L’homme supérieur a pour pensée directrice que le mari et la femme sont le commencement et la fin de l’humanité. »


Un quatrième enfant vint à son tour et récita :

— « IVe Régle. Le cadet doit être subordonné à l’aîné.

« C’est le Ciel qui établit la primogéniture, fait d’un frère l’aîné, de l’autre le cadet, et leur assigne ainsi leur rang de préséance.

« Tous les sujets liés par la parenté dans les préfectures et dans les villages sont, soit au rang d’aînés, soit au rang de cadets, et ne doivent pas déroger à l’ordre établi par le Ciel dans la pratique de la vie.

« Marcher à pas lents derrière son aîné, c’est respecter sa préséance ; le croiser hâtivement, c’est lui manquer.

« Traitez comme votre père l’homme qui a deux fois votre âge ; comme votre frère aîné celui qui a dix ans de plus que vous ; s’il est plus âgé que vous de cinq ans seulement, servez d’appui à son épaule.

« Quand l’aîné aime le cadet, quand le cadet révère l’aîné, ne lui manifeste pas de dédain, si l’aîné s’interdit de regarder le cadet du haut de sa grandeur, alors les hommes suivent le droit chemin. »


— « Ve Régle, vint psalmodier un nouvel élève. Les amis doivent être fidèles l’un à l’autre.

« Votre ami est votre semblable.

« Trois sortes d’amis sont utiles, trois ne sont d’aucun profit.

« Un ami loyal et entreprenant, un ami véridique, un ami cultivé et instruit, sont utiles ;

« Un ami trompeur, un ami de rencontre, un flatteur, font plutôt du tort que du bien.

« L’ami véritable est celui qui est vertueux.

« Du Fils du Ciel au plus humble des paysans, celui qui est un ami et s’acquitte religieusement des devoirs de l’amitié, est nécessairement un être parfait.

« L’ami digne de ce nom est un conciliateur.

« Pour ami, choisissez quelqu’un qui vous soit supérieur, qui soit bon, digne de votre confiance, facile à l’enthousiasme, par la bouche de qui la raison parle, et qui vous enseigne loyalement le droit chemin. S’il a des traits de caractère autres que ceux-là, rompez avec lui.

« En ce qui regarde les rapports noués dans une heure de loisir, vous pourrez parfois manquer d’un moyen convenable d’y couper court et d’y mettre fin.

« Souvenez-vous qu’entre deux amis peuvent survenir des tristesses, des aigreurs causées par des bavardages et des médisances. Mais de véritables amis ne laissent jamais durer les brouilles. »


— « Les Cinq Préceptes, conclut le maître, sont la distribution assignée par le Ciel aux lois qui régissent les hommes. Ils donnent la solution de toutes les difficultés de la vie.

« Le devoir filial est la source des Cent Actions. — (Formule chinoise qui traduit l’idéogramme du « Bien ».)

« Voici quelles sont ses prescriptions :

« Lève-toi au premier chant du coq, lave ta figure, peigne tes cheveux et va à tes parents. Retiens ton souffle et demande-leur tout bas si leur vêtement de nuit est trop chaud ou trop froid, s’ils ont faim ou soif. En hiver, chauffe leur chambre ; en été, rafraîchis-la. Ensuite, retourne à ta chambre ; mais ne va pas baguenauder au loin. Personne n’a le droit de baguenauder au loin quand le devoir l’appelle à servir ses parents. Le fils vraiment filial n’ose pas perdre le temps à baguenauder ou à s’amasser un pécule personnel.

« Si tes parents ont pour toi de l’amour, réjouis-toi et ne l’oublie pas ; s’ils ont pour toi de l’aversion, pleure et ne murmure pas.

« Quand ils te rendent témoin d’une faute, exhorte-les doucement. Quand tu les as exhortés trois fois, s’ils ne t’écoutent pas, tu as la liberté de pleurer, mais tu dois leur obéir.

« Même quand ils sont irrités et te frappent jusqu’au sang, n’aie pas l’audace de murmurer contre eux.

« Entoure-les de respect en leur maison et assure leur bonheur en les nourrissant.

« Quand ils sont malades, veille sur eux avec sollicitude ; si tu viens à porter leur deuil, arme-toi de dignité pour le porter comme pour offrir les sacrifices.

« Car, si tu es mauvais fils, tu te dérobes à ton principal devoir qui est d’aimer ton père. Si tu vénères d’autres hommes, les quatre membres seront paresseux pour le service de ton père.

« Si tu ne nourris pas tes parents, mais te livres au jeu et à l’amour du vin ;

« Si tu ne nourris pas tes parents, mais accumules avec passion des richesses et aimes égoïstement ta femme et tes enfants ;

« Si tu ne nourris pas tes parents, mais t’attaches à ce qui charme les yeux et les oreilles, tu agis comme si tu tuais tes parents ;

« Si tu es brutal et batailleur, tu mets en danger tes parents, et rien n’est plus triste.

« Si tu désires te lier avec un homme et savoir s’il est honnête ou malhonnête, examine s’il est bon ou mauvais fils.

« En tout cela, agis sans crainte, mais avec la plus extrême prudence.

« Quelle vertu est plus élevée que la piété filiale ?

« Quand un homme en est capable, il fait l’apprentissage des rapports qui conviennent entre le Roi et le Noble, le mari et la femme, le cadet et l’aîné, l’ami et son ami. Car, être bon fils c’est être grand, et la piété filiale n’est pas placée si haut que l’homme ne puisse y atteindre.

« Celui qui a appris qu’il ne s’est pas donné la vie à lui-même, doit être certainement rangé parmi les gens instruits et raffinés. »


Enseignement scientifique.


Cet exercice terminé, le maître d’école fit faire aux autres enfants qu’il n’avait pas interrogés des exercices sur les quatre opérations de l’arithmétique. Ils venaient l’un après l’autre s’accroupir devant sa petite table, et s’essayaient à pianoter sur un casier de bois léger, en carré long, divisé en deux parts inégales par une traverse longitudinale. Chacune des cases est traversée de fils métalliques, horizontaux en haut, verticaux en bas, sur lesquels sont enfilées des petites boules de bois. La division supérieure contient les unités, en 5 rangs de 27 boules chacun, la division inférieure les dizaines, en 2 rangs de 27. Le total est de 189 boules. C’est le « abax », « comptoir, damier, buffet », du Jardin des Racines grecques, l’habacus ès qui Gerbert était docteur.

Cette façon de donner l’enseignement scientifique n’était pas faite pour corriger l’impression que j’emportais de la première leçon.

Au lieu d’habituer les cerveaux à penser, en leur montrant que les caractères n’ont qu’une valeur relative, parce qu’ils sont des moyens de figurer tous les sons et tous les mots nécessaires à l’expression des modes innombrables de la pensée, ce système ne développe que la mémoire, accoutume les hommes à se souvenir au lieu de chercher à inventer, et les cristallise dans un formalisme étroit, dont l’accomplissement final est un pédantisme qui rend incapable de concevoir même la possibilité de notions différentes.

L’étude ultérieure des classiques chinois, invariablement fixés depuis plus de deux mille ans, achève de persuader aux Coréens que le savoir, au lieu d’être un instrument de recherche dans le domaine du non-connu de voyage sur un océan dont personne ne connaît ni l’étendue ni les rivages, est un recueil de formules suffisantes à la solution de tous les problèmes de la vie, et peut être procuré intégralement par l’assimilation plus ou moins rapide d’un nombre fixe de pages ou de volumes.


Le Précis coréen d’histoire.


« Vous n’avez pas tout entendu, me dit, en sortant de l’école, mon interprète. Les enfants apprennent, également par cœur, une histoire universelle et une histoire nationale, qui complètent le Premier Livre de l’Enfance. »

Il m’en donna, chemin faisant, une analyse. C’est un indigeste fatras de faits bizarres, sans date, sans commentaire, sans explication, que le « magister » lui-même ânonne machinalement, sans y changer rien et sans le comprendre.

Les Coréens qui n’ont fréquenté que les écoles publiques ordinaires ont vite semé sur leur route les éléments inassimilables de ce maigre festin intellectuel, et si presque tous savent lire et figurer les caractères idéogrammes, presque tous sont d’une ignorance crasse, non seulement de tout le reste de la terre, mais même de la Chine, du Japon et de leur propre patrie.

L’Histoire Universelle commence à l’origine de tout.

Elle expose dogmatiquement des faits indiscutés, inexpliqués, nous laissant à chaque ligne en présence de mots de sens inconnu, désignant des idées générales, des abstractions qui rappellent à la fois nos entités métaphysiques, les « Universaux » et les « Formes Substantielles » du moyen âge.

Ces mystères sont probablement expliqués par les bonzes, aux futurs lettrés. Mais ceux-là, ennemis fanatiques des blancs, à cause des missionnaires, sont les dernières personnes desquelles un Européen puisse espérer obtenir des éclaircissements. Quant aux lettrés, ils gardent devant ces questions le silence hermétique du jaune sur tout ce qu’il regarde comme un moyen de défense contre nous.

Le Manuel admet une distinction entre l’homme et le reste de la nature. Mais sans aucune conception, même vague, de nature naturante et de nature naturée. C’est nous qui sommes tentés de les extraire arbitrairement de ce fouillis, en leur appliquant les procédés engendrés par nos besoins de conscience et de cerveau.

On n’y trouve pas la conception des trois mondes, physique, psychique, divin, ni celle du ternaire, etc. On voit qu’il y a loin de l’ésotérisme coréen à l’adeptat de l’antiquité hindoue ou méditerranéenne. Il est d’ailleurs impossible d’infliger aux lecteurs le détail de tout ce fatras.



L’histoire nationale de la Corée n’a d’intéressant que son début et sa conclusion.

À l’origine, dit le livre, notre nation n’était pas gouvernée par un Roi ou par un Ancien ;

Un jour, un être surnaturel fut trouvé au pied d’un arbre Tan sur la colline du Pouk-han (dans le quartier nord de Séoul et à l’intérieur de l’enceinte actuelle du Palais Neuf). Le peuple le choisit pour roi et lui obéit.

Il fut contemporain de l’empereur chinois Tao. Il prit le nom de Dan-Koun et nomma son royaume Cho-sen (Sérénité du Matin, Fraîcheur du Matin ou Matin Calme).

L’empereur Mou, de la dynastie Chon, inféoda Cho-sen à Ki-Tza qui importa de Chine les Rites et enseigna au peuple la vertu et les Huit Lois Fondamentales.

La conclusion est celle-ci :

Des Sages et des Fils d’êtres surnaturels ont été les ornements de chaque génération et ont mené vie noble et illustre, même jusqu’à notre temps. Puisse cet état de choses continuer éternellement.

Nous ne sommes qu’une écume sur l’océan ; notre pays est petit ; mais nos rites, notre musique, nos lois, nos chapeaux, nos costumes, notre littérature, nos industries, sont en tout semblables aux modèles de la Civilisation Illuminée (la Chine).

Nos hautes classes sont l’ornement de l’humanité. Elles comblent de bienfaits les classes inférieures. Nos bonnes coutumes viennent de la Chine, toutes. Les hommes de ce dernier pays appellent Cho-sen la petite Chine.

Cela n’est-il pas le fruit de la civilisation introduite par Ki-Tza ?

Aussi, petits enfants, il faut fixer ces idées dans vos esprits et travailler sans relâche à vous perfectionner.


VII

PRATIQUES RELIGIEUSES CORÉENNES
SUPERSTITIONS



La conséquence est que le bas peuple, malgré les efforts des missionnaires, reste chamaniste et continue à écarter les mauvais esprits en plantant des pieux à tête d’homme, entourés de canards de bois embrochés sur des perches, à l’entrée des villages. Les classes éclairées pratiquent le culte ancestral, et chaque maison aisée ou riche a, comme en Chine, son autel domestique et ses tablettes familiales. Sans préjudice des sorcières, dont j’ai vu deux types. L’un, une jeune et fort jolie femme, blanche comme une Européenne, avec des cheveux noirs, des yeux et des dents magnifiques, dansait et voltait en jouant avec un éventail et chantant comme une « geisha » de Kyoto. L’autre, vieille, squalide, vraie chevaucheuse de balai, assise, assénait à tours de bras, sur un tambour, des ponctuations aussi effroyables que ses oracles et la voix de pythonisse qu’elle tirait de je ne sais où. La première, la Mlle Lenormand du lieu, habitait hors ville, le long du rempart, près de la Petite Porte Est. Clientèle élégante, féminine entièrement, qu’elle faisait sourire plutôt que pleurer et qu’elle intéressait assez pour que personne ne songeât à cacher des traits en général jolis et d’expression très douce, aux regards d’un blanc. Une pile notable de plats et de friandises, une sébile pleine de piécettes d’argent, complétaient la démonstration. L’autre épouvantait son monde de pauvresses, qui pleuraient et sanglotaient lamentablement, les mains chargées de soucoupes de riz, trop petites, sans doute, pour apitoyer le destin… Elle opérait juste à la Porte du Cercle Diplomatique et Consulaire.

Peu de chrétiens, fort peu ; 22 000, paraît-il, pour une population évaluée à 10 millions et demi par le gouvernement, de 16 à 18 millions par M. Varat, et à 7 millions par les mandarins chinois.

Le nombre des hommes excède, suivant la dernière source, de plus de 200 000 le nombre des femmes. Les droits et les devoirs de l’un et de l’autre sexe portent encore l’empreinte, mais bien effacée, de la législation édictée par le fameux Ki-Tza, les Huit Fondamentaux.


Ki-Tsa. — Les Huit Lois Fondamentales.


Ce personnage, vénéré des Coréens comme le fondateur de leur État, est né en Chine, sous le gouvernement de la dynastie Chou, et portait dans son pays le nom de Cha-So-Yo.

Il dut s’expatrier à la suite d’aventures analogues au type connu de toutes les épreuves subies par les Sages orientaux.

Il crut son devoir de faire des remontrances au dernier Empereur de la dynastie Chou, tyran lascif et sanguinaire, et, pour éviter sa vengeance, dut contrefaire la folie.

Dans la suite, un usurpateur, Mou-Ouang, souleva la population et réduisit le tyran à mourir comme Sardanapale. Possesseur du trône, Mou-Ouang sachant que Cha-So-Yo connaissait, avec les Neuf Grandes Lois, le secret du meilleur gouvernement, se rendit auprès de lui, pour les apprendre de sa bouche. Il n’obtint qu’un refus. Mais Cha-So-Yo prouva qu’il était un sage en se ménageant le moyen de s’éloigner. Il demanda et obtint la permission de partir, à la recherche d’un royaume, vers les régions où le soleil se lève, et reçut le titre féodal de Ki (vicomte suivant les uns, comte ou duc suivant d’autres), qui le rattachait à la Chine.

La tradition veut qu’il ait emmené 55 000 compagnons, médecins, maîtres scientifiques, mécaniciens, marchands, devins et magiciens. En outre, dans cette émigration qui nous fait penser moins à la conquête normande de l’Angleterre, qu’à l’expédition d’Égypte, Cha-So-Yo emporta les livres des Odes, de l’Histoire, des Rites et de la Musique.


Confucius avait dit : « Il est doux de vivre parmi les Neuf Nations Barbares ». Cependant, Cha-So-Yo trouva le pays dans lequel il débarqua dénué de toute civilisation, de toute religion, de tout système de morale. Les habitants se vêtaient des végétaux fibreux qui croissaient au flanc des collines ; se nourrissaient de pêche et de chasse ; dormaient en plein air pendant l’été, et l’hiver dans des trous qu’ils creusaient en terre. C’était le pays que l’Empereur appela Cho-sen, et que nous nommons Corée.

Ki-Tza (il faut lui donner maintenant son nom coréen) fit débroussailler, défricher, labourer et planter des saules Puis il institua huit lois, fameuses, aujourd’hui encore, en Corée, sous le nom de Lois Fondamentales.


1o Agriculture. Les hommes doivent travailler aux champs. — J’ai pu voir que, depuis, ce devoir a été étendu aux femmes.

2o Les femmes doivent tisser. — J’ai pu vérifier que ce soin leur incombe encore exclusivement.

3o Les biens des gens coupables d’un vol seront confisqués.

4o Les meurtriers seront punis de mort.

5o Choung-choun-pop. C’est le nom d’un caractère qu’il désigne et en même temps de la loi du partage des terres[1].

Dans chaque village, on le figurait par une opération de piquetage, et les terres se trouvaient ainsi partagées en neuf lots. Les trois compris entre les barres verticales étaient la propriété de l’État et devaient être cultivés par tous, au profit de tous. Les six extérieurs aux traits droits et déterminés par les deux horizontaux, étaient attribués à des familles particulières qui en tiraient profit pour leur propre usage. (Peut-être refaisait-on le tracé du Choung-choun-pop dans chacune des six divisions à droite et à gauche des bâtons verticaux ?)

6o Modestie.

7o Mariage.

8o Esclavage. Tous hommes, toutes femmes qui auront commis un vol, seront réduits en esclavage. Tout esclave pourra racheter sa liberté en payant 50 000 cash (équivalent coréen de la sapèque). Mais il restera noté d’infamie et ne pourra jamais contracter mariage avec un homme ou une femme de condition honorable.

Ces réformes transformèrent la population. La douceur et la civilité des Coréens devinrent célèbres. Les vagabonds, les pillards disparurent du pays. Comme dans la Normandie de Robert le Diable, personne ne s’appropriait les objets perdus.


En dehors de ces huit lois, Ki-Tza fil adopter aux Coréens, les Odes, l’Histoire, les Rites et la Musique de la Chine, elles imprégna ainsi profondément d’éléments chinois. Mais il n’est pas douteux que les Huit Lois Fondamentales, véritable abrégé d’économie sociale et politique, n’existent pas dans les classiques chinois, et sont une œuvre absolument originale.

Cela ne signifie ni n’implique que Ki-Tza a réellement existé. Beaucoup de Coréens y croient, mais d’autres paraissent n’y voir qu’un personnage mythique, résumant sous une forme aisément perceptible les transformations qui résultèrent de l’invasion chinoise.

Mais cela laisse intacte l’originalité des Huit Lois Fondamentales, que, faute de mieux, on est obligé de laisser à Ki-Tza.

La cinquième loi, Choung-choun-pop, fut renouvelée 800 ans après la mort de celui-ci, et on procéda à un nouveau partage des terres. Les autres lois subsistent encore plus ou moins, surtout l’obligation du mariage, de la modestie, pour les femmes, et l’assujétissement de celles-ci au tissage.


La dynastie issue de Ki-Tza aurait duré 929 ans, jusqu’à une invasion sur laquelle ou n’a pu me donner que de vagues éclaircissements, mais qui fut probablement due à quelque horde mongole.

Le fin de la vie de ce fondateur ne pouvait être que mystérieuse. La légende lui attribue une durée de quatre-vingt-treize ans, sans préciser s’il mourut en Chine ou au retour d’un dernier voyage qu’il y aurait fait. On croit généralement qu’il fut enlevé au ciel. L’emplacement de son tombeau est inconnu. On dut se contenter d’élever un autel et de creuser un puits sur une colline des environs de Pyng-Yang où on avait retrouvé ses souliers.

La fabrication est évidente et assez maladroite.

Ki-Tza avait pénétré en Corée par le Ta-tong et avait fondé sur ses rives la ville de Pyng-Yang (Phyöng-Yang en coréen) où le tracé presque régulier des rues, en lignes parallèles au fleuve, coupées de perpendiculaires, offre l’épreuve la plus nette du style chinois, fondé sur les calculs de géomancie et les indications de la boussole[2].

La tradition de cette montée au ciel est certainement fort ancienne. Quand le chogoun Yedeyoshi envahit la Corée (1592-1598), les Japonais détruisirent l’autel et comblèrent le puits. Quand les Chinois eurent chassé les Japonais du pays, les habitants s’empressèrent de nettoyer le puits et de rassembler à l’aide de barres de fer les pierres éparses sur le sol.

En 1889, le frère de la reine, Min-Young-Yon, gouverneur de la province de Pyng-Yang, imposa une souscription à ses administrés pour rebâtir le monument, et les taxa à raison de 340 cash ou 20 sen par maison. Il ne rencontra aucune opposition. Mais, le 15 septembre 1894, les soldats du maréchal Yamagata se firent un pieux devoir d’imiter ceux de Yedeyoshi, et le monument de Ki-Tza disparut dans la tempête qui emporta la suzeraineté de la Chine et tout le passé de la Corée.

SÉOUL. — QUARTIER SUD-EST DE LA VILLE.


VIII

MŒURS ET PRINCIPAUX USAGES CORÉENS



La vie de famille. — Cette législation originale, coréenne, très nettement distincte des enseignements du Premier Livre de l’Enfant, n’a pas plus résisté que l’importation chinoise à l’usure du temps et à la pression lente des passions humaines qu’elle comprimait.

Aujourd’hui, en apparence, le rôle de la femme cloîtrée et étroitement tutelée est nul. On ne la consulte ni ne l’écoute. Sauf dans les classes basse ou marchande, elle ne sort jamais, et une fois mariée, c’est-à-dire à partir de dix-huit ans, ne voit plus du ciel que le carré découpé par les toits de sa cour intérieure. Le mari vit à part, dans l’aile opposée à la porte d’entrée, où elle n’est jamais ni admise ni appelée. Elle reste avec ses femmes, à tisser, à surveiller la cuisine, et surtout à préparer le fameux vêtement blanc des Coréens. Pour le laver, elle le défait entièrement ; puis une fois sec, elle prend les pièces une à une, et pendant sept heures en moyenne les bat avec deux bâtons de bois rond sur un rondin de granit, dont on voit des centaines en vente dans les rues. Cela seul donne à l’habit le poli presque métallique sans lequel un homme de quelque importance serait disqualifié… De là, le bruit de galop qui constamment, jusque très avant dans la nuit, de presque toutes les maisons. Quand elle a fini, elle prend les morceaux glacés et les recolle, car, heureusement, ces vêtements ne pourraient être cousus. Dès sa petite enfance, on l’habitue à ce travail qui l’hébête ; mieux même, on lui attache au dos un paquet de chiffons ou d’étoffe ; plus tard, elle portera sans peine ses enfants.

Le mariage étant la règle, la population augmenterait énormément, sans une mortalité infantile formidable et les ravages d’épidémies, assez à leur place dans un milieu pareil ; d’autant plus que la médecine coréenne en est au même degré d’avancement que l’hygiène et la salubrité publique ou privée.


SÉOUL. — FAUBOURG DE LA PORTE EST.



La médecine. — À Séoul, les disciples d’Esculape habitent presque tous le quartier de Kori-Kaï, non loin de la porte Sud. Leurs maisons sont reconnaissables à des fenêtres faites d’un carré de papier au milieu duquel de petites baguettes maintiennent ouvert un vasistas.

Ils sont à la fois médecins, pharmaciens et herboristes.

Ils étudient pendant plusieurs années, sous la direction de leur père d’abord, puis sous un praticien de haut renom. Leurs livres sont un classique du xviiie siècle en 19 volumes, écrit par Yi-Youn, et une compilation de thérapeutique faite par Ouhang-Haï-An et publiée en 1869.

On exige d’eux la rapidité et l’acuité de l’observation, la sûreté du diagnostic.

Beaucoup de « rebouteurs », « guérisseurs », et autres charlatans, leur font concurrence. J’allai les voir opérer plusieurs fois, avec mon interprète, et je recueillis diverses observations.

On ne trouve parmi eux que deux catégories de spécialistes : les uns pour les maladies infantiles, les autres pour les piqûres à l’aiguille. Aucune distinction n’est faite d’ailleurs entre chirurgiens et médecins, par l’excellente raison qu’ils ignorent absolument la médecine opératoire.

Ils tâtent le pouls des malades au poignet et à l’endroit de la jambe où l’artère dorsale du pied se sépare de la tibiale. Ils auscultent un homme à gauche, une femme à droite.

Cette observation est faite en deux fois, la première, sans serrer l’artère, en comptant seulement ses pulsations pendant trois respirations du malade ; la seconde en serrant fortement et en notant si, dans cet état, l’artère bat ou non.

Au lieu d’employer les bains froids contre les fièvres, les médecins font suer le malade aussi abondamment que possible, au moyen de décoctions chaudes ou froides, dans lesquelles ils font entrer jusqu’à trente espèces d’herbes.

Ils soignent les fractures en appliquant deux éclisses d’écorce bien pelée de saule vert, et en faisant avaler au patient un rob fait de trois sortes d’herbes où trois pyrites de fer ont été pulvérisées.

Les piqueurs à l’aiguille soignent l’hémiplégie et les rhumatismes.

Pour l’hémiplégie, ils enfoncent d’un demi-pouce une petite aiguille à deux doigts au-dessous du sommet du gras du mollet et ensuite dans le devant de la jambe à trois longueurs et demie d’index au-dessous du genou.

Pour les rhumatismes, ils piquent le tendon au jarret, le sommet extérieur du muscle du mollet sur le devant de la jambe, et les trois dernières vertèbres sacrales.

Pour les fractures légères, les médecins appliquent un emplâtre de poisson cru pile dans du vinaigre.

Pour les contusions simples, ils pilent des escargots, les roulent dans un linge et les appliquent comme cataplasme.

Ils soignent les indigestions, dyspepsies et troubles intestinaux, très fréquents, par l’apposition au-dessous du nombril d’un moxa de feuilles pulvérisées qu’ils brûlent tantôt sur la peau, tantôt au-dessus, attaché à un morceau de calebasse.

Ils traitent l’hydrophobie en faisant avaler de la moelle de tigre pulvérisée, une poudre de mouches vertes pétries avec du musc et du miel, puis en plaçant sur la morsure un emplâtre de cette dernière pâte, puis en y brûlant une série plus ou moins longue de moxas et en replaçant l’emplâtre de mouches vertes, de musc et de miel.

Contre la dyspepsie chronique, ils emploient la pulpe intérieure du gésier d’un poulet pulvérisée ; des décoctions de graine de navet ; des piqûres à la racine des doigts et des orteils ainsi que sous les ongles.

Ils y ajoutent des doses d’eau salée.

Le goût des Coréens pour les gâteaux de pois leur délabre très rapidement l’estomac[3].

Les médecins administrent également beaucoup de râpures de cornes de jeunes daims, d’os de tigres et de ginseng.

Ils traitent l’eczéma par un emplâtre fait de poudres d’écorce de mûrier, de dattier, de saule et de pêcher, incorporées dans du miel ; ou encore par un compost de mica broyé, de granit désagrégé, de racines de réglisse et de saule, de peau d’oranges, d’écorce de mûrier, de cinabre, de racine de pin, de centipèdes, incorporés également dans du miel.

Aux cholériques, ils administrent une piqûre dans la région des secondes vertèbres lombaires, et une mixture de mûres et de gros sel marin.



Vie des rues. Oisiveté. Vices. — Les hommes, au moins dans la classe aisée, passent leurs journées à jaser chez eux ou dans les rues, ou sur les remparts, ou dans un des innombrables restaurants signalés par un panier d’osier long au bout d’une perche, et dont on voit, de la rue, frire dans des bassines, les petits pâtés à la viande, les poissons, ou rôtir sur des tiges de métal, les petits morceaux carrés de bœuf ou d’autre bête. Il y a également beaucoup de cabarets, et j’ai pu m’assurer, de visu, que les Coréens méritent leur réputation de gourmands et de buveurs. J’ai observé, au débouché de certaines allées, des dandinements et des incertitudes qui n’étaient imputables ni aux inégalités du pavé, ni à quelque tremblement de terre. Du reste, personne n’y faisait attention. D’autres fois, le joyeux vivant roulait bord sur bord, juché sur un tout petit poney ou bourriquet, ses jambes traînant presque à terre, malgré l’exhaussement que lui donnait la haute selle de bois nationale qui l’encastrait comme une gaine.

Aussi, dans cette population paresseuse, les vices de toute nature fleurissent et fructifient. Malgré la réclusion des femmes, la dissolution des mœurs est complète. On vend publiquement, dans les rues, des objets qui ne laissent aucun doute à cet égard. La prostituée n’est nullement notée d’infamie. Les plus jolies sont les « Pyng yan girls » ou danseuses du roi, au moins aussi prisées et enviées que les « gaisha » du Japon. Le concubinage est légal et toutes les femmes l’acceptent comme au Japon, ce qui n’empêche d’ailleurs ni les adultères, ni les divorces, ni même les drames dus à la jalousie ou à d’autres chagrins d’amour.


À tous ces traits humains, la Corée joint un amour immodéré du fonctionnarisme. Ce goût dangereux et dispendieux a produit les deux ordres : le civil et le militaire (yang ban ou nyang pan). Leurs membres ont le privilège nobiliaire de ne pouvoir être arrêtés que sur ordre du roi ou du gouverneur de la province ; et d’être exempts de tout châtiment corporel, sauf pour crime de haute trahison. Ils peuvent punir sur-le-champ un manque de respect d’un « hanin » (non noble) : mais il leur est interdit de travailler pour vivre, autrement qu’en étant fonctionnaires ou membres de l’enseignement. Ils fourmillent littéralement. On peut, sans exagérer, évaluer leur nombre au dixième de la population. Ce détail seul explique en partie l’état social, l’isolement, la profonde misère et la décadence de la Corée.


Esprit d’association. Les ghildes. — Cependant, à côté de tant de critiques, dont j’ai moi-même vérifié l’exactitude, et de tant d’infirmités sociales et individuelles, il faut citer un trait qui n’est pas spécial aux Coréens parmi les peuples jaunes, mais qu’on ne retrouve pas identique ailleurs. Ils ont au plus haut degré l’aptitude à l’association, et appliquent cette méthode excellente à quelques-uns de leurs besoins essentiels.

Le commerce, par exemple, est entièrement organisé en « ghildes », qui fonctionnent absolument comme leurs analogues européens pendant le moyen âge, à quelques différences de détail près. Elles sont de deux sortes : ghildes du marchands et ghildes d’artisans.

UN GRAND MANDARIN CORÉEN EN COSTUME DE VILLE. DANS LE FOND LA LÉGATION DE RUSSIE.

Chaque ghilde de marchands comprend tous ceux qui achètent ou vendent un objet déterminé. Il y en a une pour les tissus de colon unis, une pour les tissus de colon colorés, une pour les tissus légers d’été ; et de même pour les soies unies, soies brochées, papier, chapeaux, riz, meubles, outils de fer, batterie de cuisine en fer, batterie de cuisine en cuivre, etc. Ces corps n’exercent pas la tyrannie et l’action stérilisante de nos anciennes corporations, maîtrises et jurandes, enfantées d’ailleurs pour répondre à des besoins inconnus ici. N’importe qui peut, en théorie, ouvrir boutique ; mais, au bout de quelques jours, il faut justifier de son affiliation à la ghilde de l’objet qu’on vend ou renoncer à vendre. Dans la pratique donc, la liberté du commerce et de la concurrence est restreinte ; mais le nombre des bénéficiants n’est pas limité.

Chaque corporation élit un « yong in », ou « mayeur », qui se tient en permanence dans un des grands « yamen » signalés dans l’avenue du Palais Neuf, et loués par le Roi pour cet usage expressément.

C’est ce « yong in » qui, après vote favorable des membres, reçoit du nouvel associé 20 piastres pour son droit d’entrée, et lui délivre un diplôme scellé du sceau de la « ghilde », qui lui donne toute latitude de s’établir et de commercer.

Chacune des ghildes paie par son mayeur, et sur le fonds social, des impôts à la couronne. Elles sont d’ailleurs animées du meilleur esprit. Elles ont fait élever, il y a cinquante ans, près de la Grosse Cloche, un petit temple à Kouang-Tei, au moment où une grande dame faisait restaurer et agrandir celui du même dieu à Poung-Myo, près de la Porte Est. En 1894, elles ont donné une splendide bannière de soie brochée pour les funérailles de la Reine Douairière ; et depuis la guerre, elles ont versé, volontairement, des sommes proportionnées à leur fortune, de 10000 piastres à 1000, pour l’entretien et l’augmentation de l’armée. Chaque ghilde est surveillée par un officier que le gouvernement appointe au-dessus d’elles toutes. Il résume en lui le Tribunal de Commerce et l’ancien Prévôt des Marchand, jugeant les différends entre les membres de la même association, entre associations différentes, et, en général, toutes les espèces ressortissant au Code de Commerce.

Ces sociétés règlent le prix des objets, les conditions de vente, rendent la concurrence moins âpre et moins dangereuse qu’elle ne l’est parfois pour le bien général, en empêchant l’avilissement des marchandises pour atteindre au meilleur marché et distancer un concurrent. En même temps, elles sont de secours mutuel et soutiennent, après décès, les familles des membres les moins riches.

Néanmoins, pendant les cinq derniers jours de l’an qui finit, et les cinq premiers de l’an qui commence, le commerce est libre. C’est alors qu’il faut aller autour de Chong-No (la Grosse Cloche), acheter les beaux cuivres, les meubles plaqués de ce métal ou incrustés de nacre, ou ce curieux papier coréen dont les qualités diverses peuvent satisfaire aussi bien un fumeur de cigarettes ou un orfèvre qu’un couvreur, un charpentier et un maçon.

Les artisans, même les ouvriers agricoles, ont exactement cette organisation, mais à part.

La plus curieuse, sans contredit, est celle des « forains », qu’il ne faut pas confondre avec les marchands ambulants, rassemblés dans un groupe corporatif à eux, mais parfaitement semblable aux autres.

Dans la campagne coréenne, il y a peu ou pas de boutiques, sauf, de très loin en très loin, de petites exploitations analogues à nos bazars, mais où on ne trouve que des objets de toilette, quelques victuailles, l’attirait du fumeur. Bien des hangars signalés dans les grandes rues de Séoul, où plusieurs colocataires cohabitent et vendent chacun un objet seulement. Pour y suppléer, on a partagé toute la presqu’île en subdivisions telles que chacune contient cinq villes ou centres de population à peu près régulièrement espacés. Tous les cinq jours, un marché est ouvert, dans un ordre de succession invariable, dans chacune de ces places. Les « pou-syang-höï » (marchands forains) circulent de l’une à l’autre, portant leur pacotille, qui sur leurs crochets de bois (chi-kaï), qui sur un poney, qui sur le dos d’un de ces beaux grands bœufs, si forts et si doux qu’un tout petit enfant les dérange, avec la montagne oscillante qu’ils déplacent, en appuyant sa main sur leurs naseaux.

Le privilège commercial exclusif qu’ils ont leur coûte cher. Le gouvernement peut réquisitionner leurs services en toute occasion : pour renseigner la police, pour nettoyer la route quand le Roi va à dix milles de Séoul, sacrifier aux tombes de ses ancêtres, pour renforcer ou former un corps expéditionnaire. (Ils ont servi contre les Tong-Haks.)

Un ministère spécial, dont est titulaire le chef d’une des plus vieilles familles nobles de Corée, installé dans un des grands yamen de l’avenue du Palais, gouverne toute la ghilde au moyen de « provinciaux » de qui dépendent tous les ambulants de leur circonscription.

La plus étroite assistance mutuelle achève de montrer en ces ghildes de véritables « clans » féodaux. Elles ont d’ailleurs un chapeau spécial, et leurs réunions corporatives sont généralement tenues hors des villes dans des camps de tentes.


D’autres associations ou « Kyei » pourvoient à d’autres besoins. Leur trait général est de réunir des cotisations, de les prêter à un intérêt qui varie de 20 à 30 pour 100 pour dix mois, et parfois atteint un dixième de la somme formée par le capital et l’intérêt calculé à 20 pour 100. Avec le produit de cette spéculation, on constitue une tirelire. Tantôt on égalise absolument les chances, et alors, un membre qui a gagné le lot unique est exclu des tirages futurs, tout en payant sa quote-part, jusqu’à ce que tous ses collègues aient gagné à leur tour. Tantôt on handicape les concurrents, en donnant à l’un 1 000, à l’autre 100 chances, etc. Quelques « Kyei » sont purement amicales, leur objet étant assistance aux mariages funérailles, etc. D’autres aident leurs membres à acheter à l’entrée de l’hiver les légumes dont les femmes font les conserves de ménage ; d’autres à venir à Séoul passer les examens dans le jardin derrière le Palais Neuf ; d’autres à faire des pique-niques au mois de mai, quand fleurissent les azalées.



L’almanach coréen. — Le système coréen, pour supputer le temps, est un des traits de mœurs les plus curieux de ce pays si étrange. Ce soin incombe au dernier, hiérarchiquement, des Ministères, l’observatoire astronomique, Kouang-Sang-Kan, dont l’unique travail est d’enregistrer les années à mesure qu’elles passent, d’indiquer le commencement et la fin des saisons et de publier l’almanach. Il le met en vente tous les ans, deux mois avant le premier jour de la nouvelle année. On l’achète aisément dans les rues de Séoul ; seulement, je n’en ai acheté qu’un exemplaire, et mon interprète, après me l’avoir traduit, a jugé bon de le conserver. Je ne m’en suis aperçu qu’en ne le retrouvant pas dans le paquet de mes documents et de mes notes.

Cet almanach ne rappelle que par le nom le lot de recettes culinaires, médicales, vétérinaires, agricoles, d’anas moisis, de proverbes centenaires, de contes plus ou moins « folkloristes », de prédictions et autres calembredaines qui ont assuré chez nous la vogue des « Nostradamus », « Mathieu Lansberg », « Mathieu de la Drôme », et du « Bourguignon Salé ». Il n’a d’autre intérêt que de nous initier un peu aux connaissances astronomiques et météorologiques des Coréens et aux emprunts qu’ils ont faits à la Chine pour cette science comme pour toutes les autres.

Au lieu de compter comme nous par siècle, les Coréens, appliquent le système duodécimal, divisent la durée en tranches de soixante ans. Chaque année, au lieu d’un millésime, reçoit un nom où se combinent deux idéogrammes empruntés, le premier aux douze chiffres des heures, le second aux dix constellations.

Dans chaque soixantaine, les années répètent exactement leurs correspondantes de la période antécédente et sont à leur tour répétées, sans changement, par celles de la période suivante.

L’année est divisée en lunaisons. Celles-ci sont exactement observées dans leurs phases :

Nouvelle lune. Sang Hyeun ; premier quartier, Pan Ouol ; pleine lune, Mang Ouol ; dernier quartier, Ha Yeun.

Les mois ou lunaisons sont de durée inégale, comme on le verra, et à chacun est consacrée une notice particulière, dont l’ensemble rappelle nos calendriers agricoles d’autrefois.

Pour corriger l’erreur commise sur le temps solaire par l’adoption des révolutions lunaires, l’observatoire ajoute tous les trois ans, ou tous les cinq ans, un mois intercalaire, Toun Oueol, à l’année qui compte alors treize mois.

Depuis la proclamation et la reconnaissance de l’indépendance de la Corée, en août 1894, les Coréens ont abandonné la computation chinoise. Taï-Chosen ou Taï-Han (Taï étant le signe de la pleine souveraineté) a adopté un système indépendant.

L’année où j’ai visité la Corée, qui aurait dû être la 21e année du règne de Kouang-Hsou, a été la cinquantième de la dynastie de Taï-Chosen.

Elle est précisément une de celles où le Bureau Astronomique a inséré un mois intercalaire. Il lui a donné le nom de Yeul Mi ; elle était la quarante et unième du soixantième cycle, et a reproduit toutes les années Yeul Mi des cycles sexagénaires antérieurs. Commencée le 26 janvier 1893, elle a fini le 14 février 1896.

1re lune. — Du 26 janvier au 24 février : vingt-huit jours.

Pendant cette lune, la vertu du ciel se concentrera dans le sud, qui deviendra ainsi une direction et un emplacement favorables pour toutes les affaires.

Le vent d’est fondra la glace. Les moustiques et les insectes ressusciteront ; les poissons, dans leurs bonds de joie, heurteront la glace de leur dos. La loutre offrira, comme tous les ans, le sacrifice d’un poisson au pouvoir surnaturel. Les oies traverseront le ciel en volant vers le nord ; l’herbe reverdira et les arbres pousseront de nouvelles feuilles.

2e lune. — Du 24 février au 25 mars : vingt-neuf jours.

Le pêcher fleurira et le loriot recommencera à chanter. Le faucon se transformera en ramier ; les hirondelles reviendront de leurs mystérieux hivernages ; le tonnerre ébranlera le ciel, et les éclairs le déchireront.

3e lune. — Du 26 mars au 24 avril : vingt-huit jours.

L’arbre O-dong fleurira, et les mulots seront changés en oiseaux Tëu. L’arc-en-ciel reparaîtra, en même temps que les châtaignes d’eau. Le ramier subira sa mue et l’oiseau Taï-Seoung reviendra dans les mûriers.

4e lune. — Du 25 avril au 23 mai : vingl-huit jours.

La poule d’eau chantera, et le ver de terre sortira de son trou. Les plantes médicinales amères et l’orge sortiront de terre et l’herbe de l’an dernier mourra.

5e lune. — Du 24 mai au 22 juin : vingt-huit jours.

Les scarabées courront, et l’oiseau Kyeuk se fera entendre. Le loriot avalera sa langue et ne chantera plus. Les cornes du daim tomberont. Les herbes seront hautes et les sauterelles y sauteront.

Toun oueol. — Mois intercalaire du 23 juin au 21 juillet ; vingt-huit jours.

L’almanach ne lui consacre aucun commentaire.

6e lune. — Du 22 juillet au 19 août : vingt-sept jours.

Vents chauds. Les grillons entreront dans les murailles. Le faucon chassera ; l’herbe de l’an passé pourrira et donnera naissance aux mouches à feu (lampyres). La terre deviendra humide et la saison pluvieuse commencera.

7e lune. — Du 20 août au 18 septembre : vingt-huit jours.

Les vents fraîchiront, et on verra des gelées blanches. La cigale (Ch’On) chantera dans les arbres et le faucon sacrifiera, comme chaque année, un oiseau à la puissance surnaturelle. Le ciel et la terre balanceront et le riz se formera en épis.

8e lune. — Du 19 septembre au 17 octobre : vingt-huit jours.

L’oie sauvage reviendra du nord et l’hirondelle s’envolera vers son hivernage mystérieux. On n’entendra plus le tonnerre. Tous les insectes entreront dans leurs terriers et les ruisseaux tariront.

9e lune. — Du 18 octobre au 16 novembre : vingt-huit jours.

Les oies sauvages se visiteront, et les passereaux se changeront en glu. Le chrysantème ouvrira ses fleurs glorieuses ; le loup sacrifiera une bête au pouvoir surnaturel ; toute végétation sera desséchée et mourra. Les insectes trembleront dans une humble obéissance.

10e mois. — Du 17 novembre au 15 décembre : vingt-huit jours.

L’eau gèlera ainsi que la terre. Les faisans se réfugieront dans la mer et deviendront de grosses huîtres. Toutes les grenouilles s’enfonceront dans la vase. L’essence céleste s’évaporera, l’essence terrestre descendra ; toute chose suspendra sa vie et l’hiver nous étreindra.

11e mois. — Du 16 décembre au 15 janvier : vingt-neuf jours.

L’oiseau Aldani ne chantera plus. Les tigres s’accoupleront ; les lis entreront en fleurs et les vers de terre se rouleront en boules. Les cornes des daims tomberont et l’eau des sources le long des chemins les traversera en bouillonnant.

12e mois. — Du 16 Janvier au 14 février : vingt-huit jours.

L’oie sauvage s’envolera vers le Nord, et la pie bâtira son nid. Le faisan chantera sur le penchant des collines, les poules se nourriront de lait, et le suc de la laque deviendra solide.



Les Coréens croient tous, très solidement, que la vie est soumise à l’influence d’un être surnaturel, Taï-Chang-Koun, dont le prototype est non pas Satan, mais le Diable des contes de nos nourrices. Toute leur vie morale et matérielle est orientée d’après cette foi à la chance et à la malaventure. Il fallait s’attendre à trouver trace de ces dispositions dans l’almanach.

Il porte en tête un frontispice.

Celui-ci figure la section de la calotte céleste. Elle est divisée en cinq zones : une au centre, et une autour de chaque point cardinal. Chacune d’elles est habitée par des démons et détermine des directions et des emplacements néfastes pour certains actes particuliers.

De fondation, la zone centrale est affectée à Taï-Chang-Koun, et, naturellement, elle est absolument funestée. Mais, comme Belzébuth, Taï-Chang-Koun vagabonde. D’année en année il se déplace, et la zone céleste où il émigre est immédiatement funestée. Pendant toute cette année, Yeul Mi, ce Diable résidait dans la zone Est. Pour rien au monde, un Coréen n’aurait entrepris quelque chose où l’idée d’Est fût intéressée.

L’almanach contient en marge des explications des conseils pour chaque jour du mois, le tout en idéogrammes chinois extrêmement compliqués. Seuls, les devins géomanciens, sorciers, médecins, sont capables de les expliquer. Tous les actes que l’on peut tenter avec chance de succès, et les jours où on ne risque pas trop à le faire, sont énumérés dans une espèce de liste.

Le jour de l’an est le plus favorable de tous les jours de l’année. La veille ou le lendemain le sont beaucoup moins ; mais, ce jour-là, un Coréen sait qu’il peut entreprendre n’importe quoi, et qu’il a des chances pour que la fortune lui sourie.


On peut imaginer la surexcitation cérébrale entretenue chez un Européen par le défilé ininterrompu des scènes si originales et si variées que peut offrir, à chaque pas, un milieu semblable, où les plus étranges contrastes se coudoient ou se heurtent, sans jamais laisser plus de quelques heures une impression absorber les autres.

Dans un coin de la ville de Séoul, tous les jours, les clairons du poste du Consulat américain saluaient l’aurore des notes de notre diane française, si vives, si gaies, si légères, si pleines du courage à l’effort quotidien, et le soir, la chute du soleil, le ciel froid de la nuit et le bienfait divin du sommeil, de l’exquise mélancolie de notre couvre-feu.

La Grosse Cloche n’élevait plus « la voix grave des heures », et le clairon japonais la remplaçait par des airs si lents et si funèbres qu’ils semblaient porter le diable en terre et faisaient penser à la chanson de Jean Gibeleu menant… pleurer les poules.

Et aucune de ces sonneries militaires n’éveillait la virilité qui paraît endormie pour toujours dans le cœur des citoyens du Pays du Matin Calme. Ils détestent depuis trois siècles, et profondément, ces Japonais qui s’imposent en libérateurs ; ils les maudissent, mais ne seraient jamais capables de secouer seuls le joug exécré qu’on emploie des trésors d’astuce à leur imposer.


TROISIÈME PARTIE

TABLEAU DE LA CORÉE AVANT L’OCCUPATION JAPONAISE




Au moment où les Japonais envahirent le palais du Roi à Séoul, malgré les nombreux traités qui depuis 1882 avaient ouvert le pays aux étrangers, la Corée était, plus encore que la Chine, le prototype de l’État jaune. Autour des maisons des blancs et des Japonais les Coréens vivaient comme au temps du fondateur de la dynastie régnante, l’usurpateur Ouen-tah-Chao ou Nitaïdjo (1391). Certains vieux arbres enkystent ainsi dans un nœud de leurs fibres tenaces le fer brisé d’une cognée.

Le système politique coréen offrait le type le plus achevé de l’immobilité nécessaire au maintien intégral des privilèges accaparés par une aristocratie.

Les éléments chinois ajoutés après la conquête mandchoue aux éléments coréens s’étaient sinon amalgamés, du moins totalisés dans la vie politique, comme les Huit Fondamentaux, les Cinq Préceptes, le Confucianisme et les classiques chinois dans les mœurs.

Le Roi. — Dans la théorie et la pratique, même quand son avènement avait résulté d’un coup d’État légitimé ensuite par une fiction légale, le Roi était le maître de la vie et des biens de tous ses sujets.

Il avait un sérail, gardé par des eunuques ; et ses concubines, distinguées en plusieurs classes, ne sortaient jamais des jardins délicieux enclos de hautes et épaisses murailles, décrits précédemment.

La reine ne sortait pas davantage du palais privé. Elle entretenait seulement des espions innombrables, que tout le monde croyait entendre « marcher dans son mur »…

Le Roi lui-même se montrait peu à ses sujets. Les ministres ne le voyaient que dans les grandes occasions, et en audiences solennelles, dans la Salle du Conseil, expressément affectée à ces cérémonies.

Aux gouverneurs de province et à leurs subordonnés, il se manifestait comme une divinité descendue sur la terre, du haut de la Salle des Audiences, dominant leurs haies alignées sur les stèles gravées de la grande cour de marbre.

Enfin, une fois ou deux fois tous les ans, il traversait la ville pour aller sacrifier au Temple des Ancêtres, près de la porte Sud, ou à 10 kilomètres de Séoul, aux tombeaux de ces mêmes ancêtres.

Plusieurs jours à l’avance, les boutiques et constructions parasites des avenues et des rues étaient expropriées à raison de tant de cash par « camp » (chambre). Toutes disparaissaient. La ghilde des marchands ambulants nivelait le sol et prenait toutes les dispositions nécessaires à la sûreté et à la commodité du prince.

Le jour venu, dés le grand matin, le populaire s’entassait en haies compactes sur le parcours du cortège, maintenu par toute l’armée alignée en deux files indiennes, une de chaque côté du chemin. Il ne m’a pas été donné de voir de mes yeux ce spectacle. Des Européens, plus heureux que moi, me l’ont décrit comme une exhibition fantastique de costumes surannés, où les chapeaux chargés de plumes et les bottes éperonnées se combinaient avec des robes sanglées des ceinturons des sabres, avec des cuirasses du xvie siècle, des fusils à piston, mangés de rouille et veufs, qui de leur platine, qui de leur gachette, qui de leur chien. On y voyait des officiers soutenus sous chaque épaule par un homme, sur une selle aussi anguleuse que l’échine de leurs poneys ; des chaises à porteurs fermées et timbrées des idéogrammes des dignitaires qu’elles contenaient ; des drapeaux immenses de toutes couleurs, portés sur les épaules, ou brandis presque par chacun des soldats de la garde et des attachés qui cheminaient aux portières ou dans le cortège.

Le Roi passait, lentement véhiculé dans une chaise à porteurs de laque rouge, fermée de rideaux de soie rouge, timbrée sur les trois faces du cartouche royal, et soutenue par de longs brancards rouges sur les épaules de huit porteurs, au milieu des plis ondoyants des drapeaux dont les hampes dressaient autour de lui le bois sacré qui murmure autour des sanctuaires et des monuments des saints du bouddhisme. Il était déjà bien difficile qu’un rayon visuel quelconque pût glisser entre tous ces obstacles jusqu’à la face auguste du Fils du Ciel… Néanmoins, par surcroît de précaution, une ordonnance prescrivait de tenir hermétiquement fermées toutes les portes et fenêtres, et même de sceller avec du papier les ouvertures supérieures d’où quelqu’un eût pu regarder le roi de haut en bas[4]

Sur chaque seuil, le propriétaire devait se tenir à genoux sur un escabeau, un balai et une pelle à la main. Il ne les utilisait, hélas ! que ce jour-là !

L’abord du roi était protégé par un « tabou ». Quiconque le touchait ou était touché par lui devait porter jusqu’à la mort un ruban de soie rouge. (On m’a cependant affirmé que cette coutume était tombée en désuétude depuis l’ouverture du pays aux étrangers. Le roi s’était confiné dans un isolement plus complet, pour éviter que cette décoration, la plus enviée de toutes, ne s’égarât sur un barbare.)

Le droit de placet était ainsi presque illusoire. Les plaignants, les opprimés avaient la suprême ressource d’aller allumer, la nuit, un feu sur une hauteur en vue du Palais. Mais la Crête de Coq, le Nam-San et le Pouk-Han portaient déjà des tours basses et massives, où chaque soir des guetteurs enflammaient un brasier qui n’était éteint qu’en cas de péril public soudain. La justice royale ne devait pas avoir trop de toute sa clairvoyance pour distinguer le foyer du suppliant de celui qui lui attestait que tout était en bon ordre dans le royaume…

Et comment le Roi ne l’aurait-il pas cru ?

Les seules bouches qui pussent lui faire entendre la vérité, étaient précisément celles qui avaient intérêt à ne jamais la dire.


Le Conseil des Ministres. — Son gouvernement comprenait trois conseillers principaux : le ministre du milieu, le ministre de droite et le ministre de gauche.

En arrière de ce premier bastion, une seconde ligne isolait le monarque de l’extérieur, formée de six ministres, administrant sous le contrôle des premiers les départements : des Affaires civiles ou Emplois publics ; des Finances ou du Trésor ; des Rites et des Cérémonies et de l’Instruction publique ; de la Guerre ; de la Justice ; des Travaux publics.

Ce dernier ministère, si on veut bien se souvenir des chapitres antérieurs, devait être peuplé de sinécuristes, auxquels leurs services avaient créé des droits au repos honoré et renté de leurs dernières années.


L’ouverture du pays aux étrangers avait très rapidement démontré l’insuffisance de cette organisation surannée. Sans rien supprimer pourtant, on avait créé deux départements nouveaux : le Naï-Mou-Pou ou ministère de l’Intérieur, détaché des Affaires civiles ou Emplois publics ; et le Oïa-Moun ou ministère des Affaires étrangères, détaché des Rites et Cérémonies.

Les conseillers étrangers du roi de Corée. — Les conseillers étrangers furent introduits en Corée, pour imiter le Japon, par Li-Hung-Chang.

Le premier fut un Allemand, nommé, par le vice-roi, directeur des douanes coréennes après les événements de 1882. Il disparut brusquement et le bruit transpira qu’il avait travaillé à la conclusion d’un traité secret entre la Russie et la Corée.

Vint ensuite un Américain qui employa toute son industrie à contre-carrer le Commissaire chinois et à affaiblir son autorité.

Enfin, entrèrent en fonctions MM. Greathouse et le général Legendre, Américains tous deux, le premier, ancien consul général à Yokohama, le second, ancien consul général à Formose dont il a dressé la carte.

Tous avaient entrepris leur tâche avec la notion précise de sa grandeur, du bien qu’ils espéraient pouvoir faire,… mais aucune idée de l’immense force d’inertie du grand corps qu’ils allaient essayer d’arracher à la vie végétative.

La nomenclature de leurs efforts est une série de piteux échecs, honteux pour la population dont ils accusent la paresse invétérée et l’inintelligente routine.

D’une magnanerie créée dans le Palais décrit plus haut, il ne resta bien vite que les mûriers ; une fabrique d’allumettes, une verrerie, un arsenal, une poudrerie, durent être fermés, à peine mis en exploitation. Un service des Postes, dont les timbres sont introuvables, disparut presque aussitôt avec son créateur, tué dans une émeute. Un Américain vendit au gouvernement des bateaux pour faire le cabotage dans l’archipel de la mer Jaune : l’entreprise échoua. Un autre inspira au Roi la création d’une ferme modèle pour la culture des céréales ; autre faillite. Seule, une école de type étranger, subventionnée et protégée par le Roi, a survécu, bien qu’elle ait compté rarement plus de 30 élèves.

L’un après l’autre, les étrangers tombaient du haut de leurs ambitions. Désenchantés par l’indifférence et l’atonie de leurs pupilles, ils réclamaient les arrérages plus ou moins gros de leurs appointements et partaient, en faisant plus ou moins fort claquer la porte.

Seuls MM. Greathouse et Legendre sont restés plusieurs années, ont assisté à la tourmente sino-japonaise et sont encore en fonctions. Pourtant, au mois de mars 1893, le second avait fait liquider sa solde et était rentré au Japon, au moment où j’arrivais en Corée…

Depuis, une réconciliation est intervenue.

En fait, l’organisation coréenne ne pouvait inspirer que de l’impatience à un blanc.


Passion nationale pour le fonctionnarisme. — Tout le monde n’y trouvait d’intelligence, d’initiative et d’activité que pour chasser les fonctions publiques, et employait à s’y enrichir les moyens les plus scandaleux avec la parfaite amoralité d’un instinct naturel qui tend, sans déviation ni arrêt, à sa fin.

De toute antiquité, dans la « petite Chine », le mandarinat a été le plus rapide, le moins aléatoire et presque le seul moyen de faire fortune. Les gens de naissance distinguée ont eu soin de le réserver pour leur usage à peu près exclusif, en faisant admettre que, dans cette carrière seulement, un noble ne dérogeait pas.

Le bambin à l’école primaire savait qu’en apprenant son Manuel il acquérait son premier outil.

Mais, tout en veillant soigneusement à conserver son monopole, l’aristocratie mandarine se gardait de l’afficher et d’en profiter seule. Elle avait fait sa part au Trésor public, c’est-à-dire au Roi, en vendant les grades ; elle la fit à la population inférieure en organisant, comme dans la « Fleur du Milieu », la parade des Examens ou concours de lettrés, qui laissait aux humbles une espérance, en couronnant de temps à autres un talent sans aïeux et sans argent. On le choisissait bien entendu parmi les clients inviolablement fidèles de quelque grande maison, et seulement quand le parvenu ne prenait pas la place d’un fils de Metellus.

D’ailleurs, dans ce cas même, le fisc n’était pas lésé, puisqu’il avait été créé des « ghildes » de pauvres pour subvenir tant aux frais du voyage des candidats à Séoul qu’à ceux de la collation du grade, faite à beaux deniers comptants, d’après un tarif connu de tout le monde.

Les candidats se réunissaient sur la grande plaine nue décrite entre l’enceinte du Palais Neuf et la base du Pouk-Han. Dans l’un des yamen, ils composaient un développement sur une sentence de Confucius qui prouvait à la fois leur talent de calligraphe et la fertilité de leur imagination.

Ceux qui étaient reçus avaient encore à subir un interrogatoire du Roi, qui ne manquait jamais à ces cérémonies. Victorieux de cette seconde épreuve, ils étaient emmenés dans un autre yamen ; des camarades leur barbouillaient d’encre la figure et les habits ; les juges du concours les enduisaient de savon gras ; ou leur défonçait les chapeaux ; on leur endossait les habits à l’envers, et on les ramenait au Roi auquel ils prêtaient serment. Après quoi, lavé et rhabillé, l’heureux candidat était conduit processionnellement visiter ses amis et recevoir leurs compliments.

Désormais il appartenait à l’ordre des nyang-pan ou yang-ban (les deux ordres, le civil et le militaire), et pouvait, selon ses aptitudes spéciales, embrasser la carrière civile ou la carrière militaire.

Un pauvre ne pouvait aspirer à aucun emploi important ; tous étaient réservés aux grands et à leurs parents.


Dans l’armée, les places étaient peu nombreuses. Le Roi ne pouvait entretenir sur pied plus de 3 000 soldats ; et, même en multipliant les grades, il n’aurait pu satisfaire un très grand nombre de postulants, attendu que ces troupes n’allant jamais au feu, que pour réprimer des émeutes, n’avaient besoin ni de rajeunir ni de renouveler souvent leurs cadres et leur état-major. D’ailleurs, en Corée comme en Chine, les mandarins militaires étaient les derniers de la hiérarchie ; les piliers de tripots, de fumeries d’opium, les repris de justice seuls endossaient l’uniforme des soldats, et les Coréens tenaient, comme les Chinois, qu’« on ne fait pas plus un clou d’un bon morceau de fer qu’un soldat d’un honnête homme ».

Dans l’ordre civil au contraire, les fonctionnaires pullulaient « comme les mouches dans une bergerie l’été ».

Le pays était divisé en 8 provinces, subdivisées elles-mêmes en 322 préfectures, toutes provinces et préfectures pourvues de gouverneurs cumulant les pouvoirs civil, administratif et judiciaire.

Autour de chacun de ces dignitaires, on comptait les offices par centaines ! À Phyong-An, par exemple, qui peut servir de type, on comptait 44 offices divers dont les chefs avaient 400 subordonnés chacun. Cela donne 17 000 fonctionnaires pour une seule province, et 136 000 en chiffres ronds pour les huit grandes divisions du royaume.

Les statistiques lui donnent 218 192 kilomètres carrés ; les recensements de 1893 et 1890 ont accusé respectivement 10 518 937 habitants et 7 500 000 : en prenant prudemment la moyenne, nous obtenons un peu plus de 9 millions d’âmes et un fonctionnaire par 66 000 habitants.

En France, où tant de gens dénoncent les abus du fonctionnarisme, 300 000 employés sur 38 000 000 d’hommes nous assignent une moyenne plus avantageuse de 1 fonctionnaire public par 76 000 habitants !

Dans un État enrichi constamment par le développement du commerce et de l’industrie, les économistes proclament que pareille charge est écrasante.

En Corée, elle a été la cause directe, incontestable, de la léthargie séculaire de la nation.


Charges imposées par ces fonctionnaires à la population. — Cet état-major administratif, dans lequel je n’ai pas même compté les attachés du Palais, aussi nombreux que l’armée, pesait sur la population comme une maladie parasitaire.

Non-nobles et paysans redoutaient ces « yang-ban » investis du droit de punir instantanément de mort une offense, et se gardaient de leur résister. La durée restreinte de leurs fonctions, fixée à trois ans par prudence, aggravait leur malfaisance. Les hauts fonctionnaires seuls touchaient des appointements ; les moyens et les petits n’en recevaient aucun. Impartialement, les uns comme les autres faisaient leur proie, chacun selon la force de ses mâchoires et la grandeur de son appétit, en rançonnant impitoyablement leurs administrés et on leur faisant saigner, outre l’impôt dû au fisc royal, servi le premier, les sommes nécessaires pour rembourser le prix d’achat des grades et des charges, et constituer à chacun une fortune suffisante au reste de ses jours. Grâce à cet ingénieux système, les arrivants ne trouvaient jamais la route obstruée par les arrivés ; la question des mises à la retraite était résolue d’avance ; l’aristocratie gardait prestige et sa puissance et le Trésor royal n’était pas grevé.

Les sujets, formés par l’hérédité et l’expérience, acceptaient les exactions traditionnelles et louaient avec l’emphase orientale, les fonctionnaires qui s’en contentaient, quitte à brûler vifs ceux dont une invention nouvelle leur paraissait intolérable.

Ils savaient qu’ils seraient razziés, s’ils ne prenaient pas leurs précautions, à chaque réunion solennelle des gouverneurs de province à Séoul.

Ces hauts personnages ne pouvaient en effet subir l’humiliation de manquer de quelque chose, ou de débattre un prix avec un inférieur, ou de se voir tenus en échec par des prétentions trop élevées. Ils s’étaient donc arrogé le droit de réquisition, comprenant le paiement des objets requis d’après un tarif raisonnable. Mais, comme dans l’Europe du moyen âge, cette mesure avait dégénéré en droit de prise, c’est-à-dire en vol légal…

Pour ne pas déroger, les yang-ban s’empressèrent d’imiter l’exemple de leurs chefs.

Promptement, les paysans apprirent à prévoir, comme la neige, la grêle, la tempête ou la pluie, les prodromes de ces deux fléaux. Ils cachaient tout ce qu’ils possédaient et se mettaient en lieu sûr. Tant pis pour l’étourdi, l’oublieux ou le nonchalant qui remettait au lendemain : il était ruiné net ; heureux encore si quelque torture ne l’estropiait pas… Ils savaient bien d’ailleurs que ce qu’ils sauvaient de ces rapaces, d’autres viendraient le prendre sans courir, auxquels ils n’échapperaient pas. Mais ceux-là, du moins, ménageraient, dans leurs personnes, les producteurs de leurs revenus et leur laisseraient de quoi vivre et faire les semailles…

Et ils vivaient, passifs entre le péril d’hier et la menace de demain, dans des villages réunis les uns aux autres par des sentiers praticables pour leurs poneys, travaillant aux moments opportuns à leurs rizières, n’entreprenant rien, végétant, sans besoins disproportionnés avec leurs ressources, résignés d’avance à la famine, à l’épidémie, avec la vague conscience que tous leurs efforts pour s’enrichir échoueraient ou réussiraient seulement à alourdir leur joug.

Au mois de mai, ils allaient dans quelque vallon, voir les bosquets d’azalées ; l’hiver, ils passaient les heures de soleil et de chaleur sur quelque coteau bien exposé, à fauciller des broussailles pour la fournaise de leurs chaumines, et à chanter, en couplets alternés avec un voisin, des airs souvent charmants, transmis tels quels depuis des temps très lointains. Cet art est figé comme celui du bois, de la pierre et des métaux : les années seules touchent aux monuments qui en subsistent… pour les détruire.


L’emplacement de leurs rizières, le système de leurs irrigations est resté également tel que Ki-Tza l’a connu. Ce pays, qui imprimait déjà avec des caractères mobiles en 1347, a été frappé comme la Chine d’un subit arrêt de croissance… La cause en doit être cherchée dans le mandarinat et la mortelle ankylose qu’il inflige aux peuples qu’il gouverne.

Du roi au dernier mandarin, toute la Corée officielle pesait sur le pauvre paysan et c’était, tous les ans, la même lutte de finesse entre les deux adversaires, l’un pour extorquer l’impôt, l’autre pour s’y soustraire.

De là, les révoltes annuelles plus ou moins graves, et le malaise général et continu signalé au début de ce livre et qui prédisposait les esprits à subir les entraînements des agitateurs et à tout attendre d’un bouleversement. De là surtout, une stérilisation de toutes les forces productives, telle que personne ne pouvait amasser, avec une fortune sérieuse, les éléments d’entreprises étendues et fécondes, ni les fonctionnaires, ni les particuliers, ni le roi lui-même.

Industries pratiquées. — On ne saurait dire qu’il existât une classe moyenne malgré l’existence des ghildes de marchands. Celles-ci comptaient à peine autant de membres que l’aristocratie des « yang-ban ». De plus, l’immense majorité ne faisait que vendre avec un profit variable. L’infime minorité seule produisait, et cette dernière fonction, comme l’agriculture, était paralysée par une routine séculaire qui avait depuis longtemps oblitéré le sens du mieux, sans lequel l’industrie ne saurait prospérer.

Les laveries d’or en étaient encore aux procédés du moyen âge ; dans les quelques mines des Montagnes de Diamants où l’on broyait le quartz, on diluait le pulvérin à l’aide de filets d’eau au lieu de pratiquer l’amalgame.

L’industrie du bois occupait très peu de charpentiers et de menuisiers : ceux-ci n’étaient employés qu’à l’édification des yamen, des palais ou des temples. C’est dire qu’ils travaillaient rarement de leur état. Les meubles, faits de minces planches incrustées de caractères ou de motifs banals en cuivre ou en nacre, reproduisaient tous trois ou quatre types invariables. Tout en ne dépassant jamais 300 francs de notre monnaie, ils étaient un article de grand luxe et n’alimentaient pas une fabrication régulière et courante.

Seules les poteries de ménage en laiton et en fonte, universellement employées, étaient fabriquées et vendues dans toutes les grandes villes. Elles étaient produites dans de petits ateliers, très nombreux, peu importants, et par suite ne pouvaient pas créer à aucun d’eux un capital suffisant pour lui permettre de s’élever à la grande industrie, le transformer en une force nationale en l’obligeant à chercher des débouchés au dehors.

Les intermédiaires qui les écoulaient dans le public n’étaient que des magasiniers, des gardiens d’entrepôt, pour ainsi dire, et, eux aussi, vivaient au jour le jour.

Pas de décortiqueries de riz ; pas de distilleries ; pas de fabriques de conserves de légumes ou de viande. L’élevage du bétail était réduit aux exigences de la consommation locale et aux nécessités de transports.

Les filatures et les tissages étaient des industries domestiques. Elles ne suffisaient pas plus qu’aujourd’hui aux besoins de la population, et celle-ci était obligée de compléter ses approvisionnements en Angleterre et au Japon.

De même pour tous les autres articles de commerce, bimbeloterie de fumeurs, articles de toilette pour les femmes, bijoux, peignes et épingles de métal, mesures en bois, articles de sellerie, sabots, chaussons, chapeaux, etc. La pêche elle-même, malgré l’abondante population des eaux fluviales et marines, n’était pas et n’est pas encore l’objet d’une vaste industrie. Elle faisait vivre un très grand nombre de familles, mais ne laissait à aucune assez de surplus pour l’enrichir peu à peu.

Le papier coréen. — Seul le papier donnait lieu à une industrie comme nous la comprenons.

Ce papier est, sans contredit, le produit le plus curieux du pays. Il est fait de l’écorce intérieure d’un mûrier spécial que l’on broie sous des pilons mus par un moulin à eau. (La contrée ne contient pas un seul moulin à vent, pas plus d’ailleurs que le Japon, en dehors des concessions européennes.)

Une fois la pâte faite, on la trempe dans de l’huile de sésame qui rend le papier à la fois aussi souple que la plus fine soie, aussi résistant et aussi imperméable qu’une feuille de caoutchouc. Il peut ensuite devenir tapis sur les parquets, tentures sur les murs, vitres aux fenêtres, habits, chapeaux, souliers, blagues à tabac, parapluies, lanternes, cerfs-volants, cloisons de chambre, garde-robes, malles de voyage, et même papier à écrire, etc.

Il peut être employé à plusieurs usages successifs. Il n’est pas rare de voir un portefaix coréen, après s’être pavané sous un habit fait de compositions écrites fournies par les candidats yang-ban, ôter cet habit et en faire un parapluie, un couvre-chapeau, une lanterne, des souliers ou des vitres.

Il est fabriqué dans deux manufactures importantes : l’une au pied du Pouk-han, dans un vallon bien arrosé de la partie nord de Séoul ; l’autre à Yang-houa-tchin, sur le Han-yang, à environ 7 kilomètres au-dessous de Séoul, Cette dernière usine avait un matériel à vapeur monté à l’européenne.

En dehors de celles de ces deux établissements, on ne voyait à Séoul qu’une seule cheminée de briques : celle de la Monnaie, qui, depuis longtemps, ne fumait plus et n’avait jamais consommé beaucoup de houille.

On voit donc que la Corée n’avait ni pu, ni su créer des sources de richesses pour les particuliers et de revenus pour son gouvernement.


CAVALIERS CORÉENS. (REPRODUCTION D’UNE GRAVURE CORÉENNE.)



Revenus du Trésor. Taxes. — Le Trésor était alimenté par une taxe foncière, payable en argent ou en grains (riz), selon les provinces et aussi le rang des assujettis ; une taxe sur les maisons, variable suivant le même système ; le revenu des douanes maritimes ; les redevances payées par les compagnies ou les particuliers qui lavaient les sables aurifères ou exploitaient les gisements d’or dans les montagnes du Nord-Ouest et le long du Yalou ; le monopole du ginseng rouge.

Le monopole du ginseng. — Le ginseng, en botanique panax quinque folium, est une plante de la famille des Araliacées, dont la racine fournit un des toniques les plus estimés et les plus employés par la médecine chinoise, et un des excitants les plus recherchés par les Célestes. Elle croît en grande quantité dans le nord de la Corée. La qualité ordinaire est simplement séchée sur un feu de charbon de bois. La qualité supérieure ou ginseng rouge, souvent payée au poids de l’or, quand elle offre certaines formes et certain volume, est étuvée à la vapeur en vase clos.

L’exportation en était interdite sous peine de mort. Le roi se l’était réservée et en avait cédé le monopole à la ghilde Choung-In, comme il a été dit plus haut, contre une redevance de 375 000 francs.

Mais les prix énormes du ginseng avaient fait naître une contrebande très étendue, qui, en échange, importait en Corée l’opium, vainement prohibé, et prélevait à gros risques des bénéfices assez alléchants pour les faire oublier.

Les Japonais eux-mêmes abusaient du droit de caboter pour vendre leur poisson dans tous les ports du sud de la presqu’île et y pratiquaient en grand cette double fraude, malgré les deux petits croiseurs que le roi de Corée avait loués aux Anglais pour faire la chasse aux contrebandiers.

Les Japonais évaluaient les revenus du Trésor coréen, en 1885, à 9 millions et demi, dont la plus forte part était fournie par les taxes payées en riz, qui rendaient 6 250 000 francs, et les taxes payées en cotonnades, 1 625 000 francs.

Ces deux dernières catégories de revenus étaient payées par les ghildes commerçantes, et de même que ceux du ginseng et des laveries d’or, très variables.

Aussi, n’est-il pas d’expédient dont le gouvernement du Royaume Ermite ne se soit avisé pour trouver artificiellement l’équilibre qu’il n’atteignait pas naturellement. Mais les altérations de monnaie, les emprunts incessants creusaient de plus en plus le gouffre où il s’enlisait, et, en même temps, lui enlevaient toute chance d’en sortir indemne.

Le commerce de la Corée. — Le commerce, en effet, ne pouvait prendre l’essor. Le marasme de l’agriculture le paralysait, comme il empêchait toute création industrielle.

Et la Corée, malgré cela, achetait plus qu’elle ne produisait, et s’appauvrissait ainsi par un nouveau moyen.

Les statistiques des douanes de Chémoulpo, Fousan et Gensan faisaient ressortir, en 1892, un commerce total de 20 514 400 francs, dont 11 944 800 francs pour les importations et 8 569 600 francs pour les exportations, et pour 1893, une masse de 16 892 200 francs subdivisée en 10 088 000 francs pour l’importation et 6 804 200 francs pour l’exportation.

Enfin, les profils du commerce extérieur étaient largement écumes, sinon absorbés entièrement par les étrangers qui se sont abattus sur le pays dès qu’il a été ouvert, expressément pour l’exploiter.

Nombre des résidents japonais et chinois. — Les statistiques pour 1890 nous apprennent qu’il y avait en Corée 9 451 Japonais, dont 770 à Séoul, 2 650 à Chémoulpo, 4 644 à Fousan et 1 387 à Gensan ;

2 697 Chinois, dont 1 480 à Séoul, 967 à Chémoulpo, 164 à Fousan et 86 à Gensan.

Les Chinois, comme on le voit, s’étaient établis surtout dans la capitale, où l’influence prépondérante du représentant diplomatique de leur pays garantissait la sécurité de leur négoce.

Le port de Fousan. — Les Japonais, au contraire, se pressaient dans les ports, et surtout dans les plus rapprochés des vaisseaux de guerre de leur pays, Chémoulpo et Fousan. Cette dernière ville, notamment, était considérée par eux comme japonaise. La partie qu’ils en occupent borde la mer, à droite et à gauche d’une butte qui, avec ses cryptomerias déjetés, jaunes, rouges et violacés, ses lanternes de pierre et ses maisonnettes, semble détachée d’un kakemono. La ville coréenne, au contraire, boude, maussade, fétide, à un demi-kilomètre de la mer, dans un pli de terrain où, à l’abri d’une dune, elle rase ses lamentables chaumières, confondues, comme un lièvre en forme, avec le sol environnant.

Depuis 1443, les Japonais ont occupé une concession à Kou-Kouan, un peu au nord de l’agglomération actuelle.

Le mandarin de Tongnaï (la ville coréenne), et le daïmio de Tsouchima avaient signé alors une convention stipulant, de la part du Japon, le paiement d’une rente de 50 piastres.

Après l’invasion de Yedeyoshi ou Taïkosama (1592-98), une colonie de 300 hommes resta là cantonnée dans un fort. C’était le seul groupe japonais qui vécût en dehors de son archipel. Cette situation persista jusqu’en 1876, date à laquelle, par l’ouverture du port aux étrangers, la Corée effaça le droit qu’elle avait laissé acquérir sur lui par prescription.

Néanmoins, les Japonais, tenaces et astucieux, en retinrent l’essentiel, car Fousan, soustrait à l’autorité indigène, est administré par leur consul et par un conseil municipal qu’ils élisent. Cela ressemble beaucoup au régime des concessions européennes, à Changhaï par exemple.

Très peu de Coréens s’y aventurent ; en dehors des marins de la Douane, qui, administrée par les subordonnés de sir Robert Hart, a pris l’excellente précaution d’éliminer les Nippons, c’est à peine si on rencontre une douzaine de pauvres diables à chignon noué sur le haut de la tête. Tous font le métier de portefaix. Les flâneurs restent à Tongnaï, où les Japonais, d’ailleurs, se risquent peu, par crainte, des coups de bâton.

Ceux-ci d’ailleurs n’ont eu garde de laisser improductifs les droits que la négligence coréenne leur laissait.

Domination économique des Japonais sur la Corée. — Pas à pas, surtout depuis la révolution de 1867, ils avaient étendu, comme un immense filet, leurs entreprises industrielles et commerciales sur la Corée tout entière.

Leur prépondérance commerciale était telle que dès 1892, sur un total de 391 000 tonnes représentant le mouvement général des entrées et des sorties des navires dans les trois ports ouverts, le pavillon japonais en fournissait 328 000, pendant que le russe en donnait 25 000, le chinois 15 000 et le coréen 8 000 !


En résumé, une monarchie absolue, d’allures théocratiques, qu’aucune loi organique ne protégeait, en cas de déshérence, contre les crises provoquées par les rivalités des prétendants, donnait au peuple le scandale de manquements éclatants aux lois dont elle lui imposait le joug. Une oligarchie, unissant le prestige d’un monopole immémorial du gouvernement à celui de la naissance, mais dépourvue de la moralité et de l’esprit politiques d’une véritable aristocratie, méconnaissait la prédominance nécessaire des intérêts généraux de la communauté sur ceux de chacun de ses membres, et traitait l’État comme certains fermiers malhonnêtes un fonds qu’ils épuisent sans égard à sa ruine éventuelle. L’armée équivalait à peine à un corps de police mauvais et sans force ; la marine n’existait pas. Le système de gouvernement était pire encore que celui de la Chine. Le trésor public était transformé, par des princes imprévoyants et peu dignes, en tonneau des Danaïdes. La population, sans aucune notion des devoirs qui incombent à un peuple simplement soucieux de vivre, n’avait que du mépris pour les devoirs militaires ; sans industrie, sans commerce, sans avance d’aucune sorte, elle végétait à la merci d’une sécheresse persistante, d’un hiver trop rigoureux, d’une inondation, d’un cyclone ou d’un tremblement de terre. Seuls, le Confucianisme et la forte vie familiale qu’il entretient, constituaient une sorte de colonne vertébrale à cette masse gélatineuse, qui, sans lui, se serait aplatie en un informe magma, comme une méduse lancée par une vague sur une roche.

Tel était le bilan de la Corée au moment où les Japonais en firent la conquête.


QUATRIÈME PARTIE

LA POLITIQUE DES JAPONAIS EN CORÉE



I

LE COMTE OTORI



L’atrophie complète de toute combativité dans l’âme de la population coréenne était attestée, d’ailleurs, avec la plus éclatante évidence par la passivité avec laquelle elle subissait les procédés qu’employaient les représentants du Japon pour traduire à la Corée « l’amitié » de son allié.

Malgré le ton de tranquille assurance du manifeste impérial et des conversations du ministre japonais à Londres, on pouvait, sans exagération ni parti pris de dénigrement, craindre, dès juillet 1894, que le Japon, en assumant la tâche d’initier la Corée à la civilisation, n’entreprît en connaissance de cause une œuvre à laquelle il n’était ni préparé ni propre.

Son gouvernement avait besoin de résultats immédiats, qu’il pût opposer aux réclamations des puissances. Et le tempérament des Japonais les rend incapables d’adopter la méthode de « patience, douceur et longueur de temps », à l’égard d’un inférieur.

Le comte Otori ajouta ses défauts personnels à ces difficultés générales.

Il le prit avec le roi de Corée, le Taï-ouen-koun, les ministres, les grands mandarins, même avec les complices parfaitement conscients de son entreprise, sur un ton tel, il les harcela de telles inquisitions, les enveloppa d’un réseau si fatigant d’espionnage, que les pires malheurs semblèrent promptement moins redoutables que la durée des pouvoirs de ce tyran.

Il intervenait avec la plus choquante brutalité jusque dans la vie intime du ménage royal.

Il crut avoir trouvé un instrument de règne dans une sorte de Conseil d’État qu’il força Li-Hsi d’organiser au commencement du mois d’octobre 1894.

Mais à jaune, jaune et demi. Une fois nanties, ses créatures découvrirent que leur allié de la veille était l’ennemi héréditaire de l’avant-veille comme du surlendemain.

Et le comte Otori se trouva avoir ajouté un ferment de discorde à tous ceux qui foisonnaient déjà dans le pays. Le tonghakisme redevint réellement menaçant quand les révoltés purent croire que leur soulèvement servait les desseins plus ou moins secrets de toute la famille royale.

Si bien que le ministère Ito, menacé de complications dangereuses sur les derrières des deux années qui opéraient l’une contre Moukden, l’autre contre Port-Arthur, remplaça le comte Otori par le comte Inouye (octobre 1894).


II

LE COMTE INOUYE



Ce diplomate était à Séoul quand j’y arrivai, au mois de mars 1895, et grâce aux fonctions de correspondant militaire que je venais de remplir auprès de l’armée japonaise, j’obtins sans difficulté une audience, au cours de laquelle il m’exposa lui-même, en anglais qu’il parle parfaitement, la politique qu’il suivait et les résultats déjà obtenus.

Ami d’enfance et émule du comte Ito dont il avait partagé les périls comme samouraï du daïmio de Nagato, et le voyage aventureux en Angleterre, l’un des auteurs de la révolution de 1867 (Meidji) et de l’introduction des mœurs européennes au Japon, ayant été plusieurs fois ministre, une fois même président du Conseil, il était renommé pour le premier homme d’État de son pays après le comte Ito.

Petit, avec des membres grêles, surmontés d’une grosse tête hérissée de cheveux raides sur un crâne en dôme, comme si le cervelet avait été rabattu sur le cerveau, les yeux petits, très noirs et bridés, recouverts de paupières lourdes plissées en persiennes, le comte Inouye avait plus la physionomie d’un Kalmouk que d’un Japonais. Une expression de ruse et de froide insensibilité démentait sur ses joues semées des touffes raides d’une barbe rare et mal plantée la bénignité doucereuse, sournoise qui éclairait d’un sourire sinistre son visage défiguré par des cicatrices de variole et des coutures de coups de sabre.

« J’étais tout prêt en arrivant, me dit-il. On me connaissait bien depuis 1883. On savait que je venais réaliser la grande mission civilisatrice que le Japon peut seul remplir en Corée, et j’étais résigné d’avance à faire le bien de ce malheureux pays, à le sauver, même malgré lui, même en le faisant cruellement souffrir. C’est une des tristesses imposées au médecin. Mais il s’en console, comme vous savez, en pensant au beau rôle qu’il joue.

« J’ai immédiatement soumis à Sa Majesté Li-Hsi le document que voici. Ce sont mes vingt suggestions. » Et prenant un petit cahier sur sa table il lut :

« Les vingt suggestions du comte Inouye :

« Afin que l’indépendance de la Corée puisse être fermement établie et le pays affranchi du vasselage de la Chine, les articles de réforme suivants sont de première importance.

I. — Le pouvoir politique devrait émaner d’une seule source. Sa Majesté devrait contrôler le gouvernement, approuver et décider en personne tous les ordres et tous less règlements. Mais, si quelque personne, directement ou indirectement, exerce une autorité égale à la sienne, la division s’établira dans les conseils. Comment des fonctionnaires consciencieux peuvent-ils appliquer les lois dans de telles conditions ? Le manque de centralisation donne naissance à toutes sortes d’irrégularités. Plusieurs rois paraissent avoir gouverné depuis longtemps, en même temps, ce pays. C’est un vice qui réclame une attention immédiate. Le Taï-ouen-koun n’est ni roi ni ministre. En conséquence, il n’a aucune autorité pour intervenir, soit dans la promotion, soit dans la dégradation des fonctionnaires. La même proposition est vraie en ce qui concerne Sa Majesté la Reine.

II. — De l’attention personnelle que donne Sa Majesté aux affaires du Gouvernement, résulte pour elle la nécessité d’observer strictement les lois du pays.

Les lois et règlements devront être déterminés et publiés incessamment. Après consultation approfondie avec les ministres des divers départements, Sa Majesté prononce la décision finale.

Les promotions aux offices et les destitutions ne peuvent être ordonnées que conformément aux lois. Afin que le commun peuple et les fonctionnaires puissent respecter les lois qui vont être mises en vigueur, Sa Majesté ne doit violer volontairement aucune d’elles, et les affaires du pays devront être réglées conformément aux lois.

III. — La Maison Royale devra être mise en dehors des affaires du Gouvernement.

La famille royale en Corée a été accoutumée à disposer en maîtresse absolue de la vie et de la propriété des sujets. En conséquence, dans l’esprit aussi bien du Roi que de son peuple, il n’existe ni État ni autorité au-dessus ou au delà des personnes de la Famille Royale. C’est l’origine qu’on peut assigner à l’identification des affaires de l’État avec celle de la Famille Royale.

Les courtisans et les eunuques ne doivent pas être admis à intervenir dans les actes du Gouvernement. Les irrégularités du passé ont été causées par la confusion d’idées ci-dessus mentionnée. Les affaires de la Maison Royale devraient être confiées entièrement au Ministère de la Maison du Roi, dont les officiers devraient recevoir défense de s’ingérer dans les affaires du Gouvernement.

Et Sa Majesté, en prenant conseil, devrait limiter ses investigations au département spécialement concerné.

IV. — Organisation de la Maison du Roi.

Dans la limite où la prospérité de la Famille Royale et celle du pays sont solidaires, il est important que les lois régissant la première soient fixées soigneusement et fortement.

V. — Les pouvoirs du Ministère et les départements des ministres devraient être définis.

VI. — Les impôts devraient être confiés à l’administration du Ministère des Finances, et il faudrait édicter des lois pour les régulariser.

Il ne devrait être levé aucune taxe en dehors des lois, aucune contribution sous quelque prétexte que ce soit.

Mais, au lieu de cela, sept ou huit fonctions donnaient autrefois le pouvoir de lever les taxes, outre celles que levait le Ministère des Finances, et l’argent ainsi recueilli a été détourné par les parties intéressées, sans qu’elles en aient rendu aucun compte à ce département.

Ajoutons à ce fait que Sang-Chun-Pong et Myeng-Haï-Konn lèvent et recueillent des taxes spéciales en émettant simplement des ordonnances.

De telles irrégularités augmentent la confusion qui résulte du mélange des affaires de la Famille Royale avec celles du Gouvernement et de l’irresponsabilité qui en est la conséquence dans l’administration financière.

Les taxes illégales imposées arbitrairement par les magistrats devront être interdites.

Le droit du peuple à la propriété doit être déclaré sacré et l’imposition des taxes être effectuée d’après des lois bien définies.

VII. — Le budget annuel devrait être préparé avec soin.

Les dépenses devraient être limitées aux recettes. Les recettes annuelles devraient être évaluées à l’avance. Cela donnerait une base à une politique financière profonde.

Les dépenses pour la Maison Royale et les autres départements devraient être clairement définies. Les fonctionnaires, les attachés inutiles devraient être promptement congédiés.

VIII. — Réorganisation de l’armée.

L’armée devrait être sous les ordres de Sa Majesté et non soumise à une quantité de généraux comme actuellement.

L’armée est nécessaire pour maintenir la paix dans le pays ; en conséquence, une certaine portion des recettes annuelles devrait être réservée à son usage. Pour rendre l’armée capable de fonctionner, les officiers doivent être dressés à la tactique militaire. Mais augmenter l’armée, sans pourvoir d’abord à cette dépense dans le budget, serait ruineux.

Une marine n’est pas nécessaire, au moins jusqu’au moment où l’armée aura été organisée entièrement.

IX. — Les parades somptueuses et vaines devraient être abandonnées.

En vue de maintenir les exhibitions inutiles de la Famille Royale, et de plusieurs Ministères, beaucoup d’argent est gaspillé. L’achat d’articles inutiles et coûteux, et la mise en train d’entreprises incertaines, sans aucune pensée ou possibilité de les poursuivre et de les mener à terme, devraient être abandonnés. La Maison du Roi devrait donner l’exemple en matière d’économie.

X. — La codification des lois criminelles devrait être ordonnée.

Les lois criminelles et les lois civiles ont toutes deux besoin d’une codification. Mais cette entreprise est si vaste, qu’elle ne peut être accomplie en un jour. Le premier travail, en conséquence, est de corriger l’ancien code criminel par l’introduction de lois étrangères capables d’être adaptées aux besoins nationaux.

Les délinquants ne devraient plus être punis que conformément à ces lois, et le Roi lui-même ne devrait plus pouvoir infliger de châtiment en dehors de leur teneur. Jusqu’ici, des magistrats et les familles influentes ont exercé le pouvoir d’emprisonner et de punir le peuple à leur volonté. Mais c’est un vice et cela devrait être interdit. Grand soin devrait être pris pour instituer des juges sans peur, instruits et impartiaux.

XI. — Unification de la police.

La police est importante pour l’administration judiciaire et exécutive du pays. Sa plus importante fonction est de protéger la vie et la propriété. En dehors de l’autorité compétente, aucune personne, si influente qu’elle fût, ne devrait avoir la permission d’employer la police de quelque manière que ce soit.

XII. — Des règlements disciplinaires devraient être établis pour les divers départements et rigoureusement mis en pratique.

Les fonctionnaires devraient être fidèles et consciencieux dans l’accomplissement de tous leurs devoirs. La corruption et le favoritisme sont l’origine de la confusion et des troubles.

Une protection convenable devrait être fournie aux fonctionnaires pour assurer leur fidélité dans leurs opérations. La vente des fonctions ne devrait pas être tolérée. La réforme du système de fonctionnarisme local et la réorganisation du système des impôts sont toutes deux d’une importance vitale.

XIII. — La limitation des pouvoirs des autorités locales et l’augmentation des pouvoirs du Gouvernement central sont nécessaires.

Les autorités locales ont été accoutumées à avoir la haute main sur les pouvoirs militaire et judiciaire dans l’étendue de leurs ressorts. On leur a permis de lever des lances illégales en outre de celles qui devaient être transmises au gouvernement central. Ceci vient de la pratique de vendre les offices. Comme les fonctionnaires locaux avaient obtenu leurs charges au prix de grosses sommes, ils étaient obligés de recourir à l’extorsion pour rentrer dans leurs déboursés. Ils ont honteusement abusé des pouvoirs excessifs qui leur avaient été confiés. Ceux-ci devraient être reportés au gouvernement central.

XIV. — Des lois devraient être promulguées pour la promotion, la destitution et la dégradation des fonctionnaires, de façon à assurer de leur part la plus stricte impartialité.

XV. — Les rivalités, la suspicion, les intrigues ne devraient pas être tolérées et les sentiments de rancune des factions ne devraient pas être favorisés.

XVI. — Un département spécial pour les Travaux publics, qui n’est pas actuellement nécessaire, doit être ajouté au Ministère de l’Agriculture ou à quelque autre Ministère.

XVII. — Les pouvoirs du Conseil d’État doivent être l’objet d’un nouveau règlement.

Les pouvoirs de ce Conseil sont devenus trop grands. Les lois et les règlements pour le Gouvernement devraient prendre leur origine dans les divers départements, et être ensuite soumis au Conseil avant d’arriver à Sa Majesté pour être approuvés. Ce Conseil ne devra avoir aucun pouvoir d’inaugurer aucune mesure.

XVIII. — Des experts devraient être employés par les divers départements comme conseillers.

XIX. — Des jeunes gens capables et des étudiants devraient être envoyés dans les pays étrangers pour faire des recherches et étudier.

XX. — Pour assurer l’indépendance de la Corée, les articles précédents de réforme et de politique nationale devraient être lus devant l’autel du Temple des Ancêtres et publiés pour le profit du peuple. »


Les trois ou quatre secrétaires qui nous entouraient me regardaient tout rayonnants. Qui pouvait, après une telle preuve, douter du désintéressement et de la grandeur de la politique japonaise ?

« Vous voyez, poursuivit le comte Inouye, que mon projet bouleverserait ici les habitudes détestables qui y entretiennent le désordre et la misère. S’il l’avait refusé, le roi de Corée aurait avoué qu’il ne voulait pas le bien de son peuple, et se mettait, avec lui, en dehors de la famille civilisée. Il a temporisé tant qu’il a pu espérer un revirement de la fortune des armes. Mais il a enfin codé et, sur mes instances, s’est rendu en grande pompe, au milieu d’un cortège en tous points semblable aux ridicules parades d’autrefois, le 7 janvier dernier, aux tombes de ses ancêtres, hors de Séoul. Devant ces monuments vénérés, il a déclaré :

« Une puissance voisine, et le jugement unanime de tous nos officiers, se réunissent pour affirmer que c’est seulement en gouvernant Notre pleine indépendance que nous pouvons rendre Notre pays fort.

« À compter d’aujourd’hui, dans l’avenir, Nous ne nous appuierons plus sur un autre État. Mais Nous développerons largement les destinées de la nation, ferons renaître la prospérité, et fonderons le bonheur de Notre peuple en assurant, ainsi, par la même, Notre indépendance.

« C’est pourquoi. Nous, Votre humble descendant, décrétons aujourd’hui les Quatorze Grandes Lois, et jurons, en présence des Esprits de nos Ancêtres qui sont dans le Ciel, et annonçons que, confiants dans les mérites accumulés par nos Ancêtres, Nous entendons en poursuivre l’heureuse application et ne Nous permettrons jamais de rétracter Notre parole. »

« Esprits de lumière, descendez et assistez-Nous ! »

« Il récita ensuite le texte de quatorze articles de loi qui reproduisaient exactement mes vingt suggestions.


« Le roi avait déjà du reste prouvé sa bonne volonté en appelant à diriger le gouvernement le chef du parti des réformes, Kim-hong-Jip, en fondant neuf départements ministériels, pourvus de tout le personnel nécessaire pour appliquer les nouveaux principes, les méthodes civilisées, et en changeant les noms des provinces qui, sous leur vieille forme, auraient favorisé la résistance des ennemis du progrès. C’est pour déraciner ces absurdes habitudes que je provoquai deux ordonnances pour faire rogner ces tuyaux de pipe longs d’un mètre et ces cheveux faits pour des têtes de femmes et honteux pour des hommes. Mais j’ai dû céder devant l’hostilité générale et y renoncer. N’est-ce pas la preuve formelle de l’obstination de ce peuple et de sa stupidité ? Et aussi du mérite qu’a le Japon à entreprendre d’en faire des hommes et des hommes de ce siècle ?


« Le service postal fut remis en activité avec 5 362 chevaux et 471 bureaux. 40 inspecteurs les surveillèrent, ainsi que les lignes télégraphiques Séoul-Moukden-Tien-tsin, construites par les Chinois en 1888 et propriété chinoise ; — Séoul-Hong-djou-Taï-kou-Fousan ; — Séoul-Gensan, construite en 1891, et Gensan-Ham-hong, établie en 1892.

— Oui, Excellence, répondis-je. Je l’ai remarqué avec plaisir et j’ai pu lire sur les bureaux la double inscription Teikokou Denchikakou — Imperial Japanese Post-office.

— C’est tout simple, répliqua le comte avec un sourire indéfinissable qui luisait à travers ses yeux fermés, tous les employés sont Japonais. Eux seuls sont capables d’assurer le service. Et aucun Coréen n’écrit de lettres.


« Mais nous avons fait mieux encore, car il nous fallait rendre la Corée capable de se défendre, après l’avoir affranchie. Le roi a été convaincu de la nécessité de cette nouvelle réforme, et par un décret de la fin de décembre dernier, a ordonné la levée d’un corps de 1 000 hommes, les Kounrentaï.

« Mais, ajouta-t-il, en grinçant le plus charmant sourire, il a attendu la prise de Weï-haï-weï et de Niouchouang pour y procéder.

« Il y a huit Jours à peine que ce corps existe réellement. Et tenez, si vous voulez le voir ? Justement il fait l’exercice sur l’esplanade devant le Consulat. Naturellement ce sont des Japonais qui les instruisent. »


En effet, recrues coréennes et instructeurs japonais, « pivotaient » de leur mieux devant nous.

Les Japonais qui n’ont, pas plus que les nègres, le sentiment du ridicule, portaient, avec un sérieux impayable, les reliques de de Moltke dressant les Turcs. Leurs gros corps aux jambes massives, qui regrettaient l’ampleur du kimono national, l’absence du pantalon et la liberté du pied nu sur le souple ouaradji (sandale de paille), se carraient gauchement dans des tuniques serrées, des pantalons collants et des bottes qui rendaient leur allure singulièrement lourde et cahotante.

Fièrement pavoisés de ce harnais de la victoire, ils enseignaient aux Kounrentaï à devenir des guerriers illustres à leur tour. Commandements brefs, détachés sèchement, coups de sifflet diversement modulés auraient donné l’illusion d’un « exercier-platz » allemand… à un témoin seulement auriculaire.

Les malheureux Coréens, cruellement gênés par leur exil dans des casaques, pantalons, guêtres et demi-bottes, peut-être aussi conscients de leur ridicule et de leur humiliation, grands, forts, mais plus balourds encore que les Japonais, exécutaient le maniement d’armes, les marches, contremarches, dispersions, rassemblements, etc., en entrechoquant leurs armes dans des mouvements saccadés et précipitamment successifs. Quel dédain plissait les joues en losange et les petits yeux des instructeurs ! Et comme ils secouaient, bourraient et crossaient leurs élèves !

Étant si bien châtiés, pouvaient-ils ne pas se sentir bien aimés ?

S’ils m’ont paru manquer d’enthousiasme, c’est sans doute parce que tout sentiment profond se tait et se dissimule… ?

Et je pensai que ces malheureux, déracinés, mis fatalement en antagonisme avec le reste de l’armée nationale et du pays, seraient, tôt ou tard, un instrument, conscient ou non, précieux pour la politique mikadonale.

Nous revînmes nous asseoir devant le feu.


« Et la Reine ? » demandai-je au comte Inouye en allumant une cigarette qu’il m’offrait, fidèle à l’invariable courtoisie des hommes de son rang. « Se résigne-t-elle sans lutte à ce nouvel ordre de choses ?

— Elle est femme, répondit le comte. Elle nous oppose la patience et la ruse. Elle a fait placer le reste de l’armée sous le commandement de quatre grands mandarins fixés à Séoul, et d’un instructeur en chef, M. le général Mac E. Dye, Américain, Mais elle n’a pu empêcher le ministre de la guerre d’aller visiter nos territoires récemment conquis et notre armée victorieuse. Elle n’a pu surtout retarder la mesure décisive que nous avons fait adopter pour fournir au Trésor coréen les ressources nécessaires aux réformes dont nous avons suggéré la nécessité et l’urgence.


« M. Souyematson, président du Conseil de Législation de Tokyo, gendre du comte Ito et membre de la Chambre des pairs, avec qui vous avez voyagé, m’a-t-il dit, en venant du Japon, a fait accepter à Sa Majesté coréenne un prêt de 3 millions de yen — (7 800 000 francs), — avec intérêts à 6 pour 100 et remboursement par annuités entre le 30 de ce mois et le 31 décembre 1899. Nous n’avons pu malheureusement le faire gager par les recettes des douanes maritimes coréennes.

— C’était difficile, lui dis-je. Elles gagent déjà un emprunt à 7 pour 100, de 10 400 000 francs, fait à la Chine.

— Oui ; mais nous avons maintenant les moyens de faire le bonheur de ce pauvre pays, notre allié, malgré lui et malgré les parasites qui le dévorent tout vivant.


« Et je ne crains guère un retour offensif de la Reine. Elle s’est mise bénévolement à notre entière discrétion, par haine contre le Taï-ouen-koun et le petit-fils du vieux Régent, dont elle craint l’ambition pour l’avenir de son fils. J’ai démontré clairement au Roi quel avait été l’artisan du complot qui faillit lui coûter la vie en février 1894. Les preuves, jusque-là impénétrablement cachées aux plus sagaces limiers de la Reine, sont sorties de terre ; les muets sont devenus bavards et toutes leurs confessions tardives ont crépité comme un feu de salve sur le Taï-ouen-koun et Li-Shoun-yoo dont j’ai montré des lettres écrites aux chefs des Tong-haks. Sur mon conseil, le Roi fit comparaître devant nous les deux princes, et leur interrogatoire le convainquit.

« Je demandai alors au vieux Régent quelle peine il aurait prononcée lui-même en pareil cas. Il répondit comme je l’attendais d’un homme de sa naissance et de son caractère : « la mort ! » Mais je calmai la colère du roi et j’obtins que le Taï-ouen-koun vivrait désormais dans une retraite absolue, pour expier, et me déléguerait son autorité grand-paternelle sur Li-Shoun-yoo, que j’élèverai avec affection, clairvoyance et sévérité, au Japon, où il va aller, pourvu d’une charge honorifique, achever son éducation loin des factions effrénées et de coteries corrompues.

« J’ai donc tout lieu de croire que tous les grains de sable, gros et menus, ont été retirés de la mécanique coréenne. Désormais, dit-il, en se levant et en terminant ma longue audience, nous pourrons procéder plus tranquillement à l’accomplissement de la mission civilisatrice du Japon dans ce pays. »


III

ÉCHEC DU COMTE INOUYE



Malheureusement, le comte Inouye avait la passion tatillonne qui rend odieux ses frères du clan Chochiou, même au Japon.

Tous les jours il avait à se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose, et, avec un mélange de douceur affectée, de gravité et de raideur hautaine, réclamait, au nom du serment royal, contre une faveur, une nomination ou une mesure administrative dans laquelle il avait reconnu l’ingérence de la Reine ou de ses parents.

En même temps, il répandait au Japon le récit des persécutions de la Reine contre Chang, une dame de la cour, concubine du roi, et le fils qu’elle lui avait donné. Si bien que, des demandes de concession faites par des compagnies japonaises pour relier Fusan, Séoul et Chémoulpo par un chemin de fer, furent écartées poliment, mais sans retour, et que certains Nippons, trop insolents, furent bâtonnés à fond, discrètement, dans des coins de Séoul, ou disparurent dans les campagnes où ils s’étaient imprudemment aventurés, isolés.

Inouye sentit venir l’orage et le prévint. Il rappela au Roi sa promesse de constituer six cours de justice et insista tellement qu’il obtint l’organisation immédiate de la Cour Spéciale.

Elle comprit le garde des sceaux, deux des plus hauts fonctionnaires du ministère de la justice, deux membres du conseil des ministres ou du futur Sénat, un juge de la cour de la capitale et deux procureurs.

Procès de Li-Shoun-yoo. — Cela fait, le 19 avril, Li-Shoun-yoo fut arrêté de nouveau et emprisonné avec 28 prévenus de complicité, comme coupables de conspiration contre le roi et de l’assassinat de Kim-Hak-Kou, vice-ministre de la justice, un des chefs du parti réformiste, seule victime de l’attentat régicide qui avait échoué aux Tombeaux des Ancêtres, au mois de février 1894.

Sur le moment, on avait cherché les coupables en torturant quelques innocents, sans résultat, et l’affaire avait été classée. Mais, dès que la police japonaise intervint, coupables et preuves matérielles sortirent de terre ! Les journaux anglais du Japon annoncèrent que le neveu du roi n’appartenait que fictivement à la famille royale et pouvait être jugé par les tribunaux ordinaires. Une ordonnance spéciale décida que le jugement serait rendu conformément aux preuves écrites et testimoniales.

Tout ceci a déjà une bien laide physionomie de filets tendus avec soin sur toutes les ouvertures, de « bill d’attainder », de « loi de prairial » ou de on me l’a dit, il faut que je me venge. L’affection grand-paternelle de celui qui avait demandé au Taï-ouen-koun, Li-Shoun-yoo, en promettant de le traiter comme son propre petit-fils, a dû subir une cruelle épreuve. Mais qui aime bien, châtie bien.

Li fut soumis à huit interrogatoires. Il nia l’authenticité de lettres produites pour le confondre, écrites par lui à ses complices ; 11 nia encore les charges dont ceux-ci l’accablèrent pendant les confrontations. Il est vrai que dans leur dernier interrogatoire (je traduis ici le Japan Daily Mail, officieux, du 21 mai 1895), « ils déclarèrent que tout ce qu’ils avaient dit précédemment était entièrement faux ; qu’ils avaient été amenés à proférer de pareils mensonges pour échapper à la rigueur de l’interrogatoire sous la torture. Ils avouèrent en outre qu’ils ne savaient rien de la soi-disant trahison et nièrent toujours avoir jamais été consultés par Li sur semblable sujet. Les juges furent plus habiles qu’eux en les soumettant une fois de plus à un rigoureux interrogatoire (lisez : torture), et réussirent à leur faire avouer leur crime. »

Après quoi la Cour Spéciale, dont plusieurs juges, entre autres le Ministre de la Justice, avaient été autrefois les complices de Kim-ok-Kioum, s’étaient rendus coupables du crime qu’ils allaient avoir à punir, n’avaient échappé au châtiment que par la fuite, et ne siégeaient que par la permission des Japonais, prononça sa sentence (13 mai).

Le Taï-ouen-koun fut déclaré complice de l’attentat et condamné à l’internement dans son palais.

Li-Shoun-yoo et deux complices furent condamnés à l’exil à vie ; 5 à mort ; 17 à l’emprisonnement pour des durées différentes.

Pendant le procès, le vieux Taïn-ouen-koun, abandonnant son palais, avait vécu dans un taudis près du bouge odieux où l’on martyrisait son petit-fils. Il lui envoyait de la nourriture qu’on ne laissait pas lui arriver. Il avait cherché à faire délivrer, puis à rejoindre cet enfant pour lequel son cœur de fer s’est attendri comme un cœur d’homme. La police l’en a, paraît-il, empêché sabre au clair, et l’a bloqué rigoureusement dans son palais.

Les cinq condamnés à mort ont été étranglés dans la nuit du 14 au 15 ; la peine de Li fut commuée en dix ans d’exil dans l’île de Kyo-do, puis dans la province de Chong-chong-do.

Les bruits les plus sinistres circulèrent pendant tout un mois, comme les vibrations d’un glas.

— Le prisonnier languissait dans un cachot étroit, fétide, sans air et sans lumière, pour ainsi dire. — La Reine avait envoyé des sicaires pour l’assassiner dans cette gaine de pierre. — Il ne communiquait avec le monde qu’en recevant ses aliments par un guichet étroit, seule ouverture de sa tombe anticipée. — Sa santé déclinait. — Il était tombé malade. — Il était à peine probable qu’il fût encore vivant, etc. Puis peu à peu le silence se fit, et d’autres événements attirèrent ailleurs l’attention des amis comme des ennemis de l’emmuré.


Cette tragédie cependant n’était que la péripétie du drame terrible que jouaient entre eux les Atrides jaunes du sang de Han.

Le comte Inouye avait cru, par ce coup, brouiller définitivement et sans espoir de retour la Reine avec le Taï-ouen-koun ; et cru que le vieux prince sacrifierait tout pour faire expier à la Reine les tortures dans lesquelles son Benjamin avait longuement savouré la mort.

Mais, dans un banc de sable aquifère, tout nouveau coup de pioche fait foisonner l’eau.

Le 18 mai, en plein Conseil de cabinet, le roi accueillit des accusations de péculat contre le Ministre de la Guerre, l’homme des Japonais, à son retour de Mandchourie, et interdit toute défense au Premier Ministre en déclarant que, « s’il conservait le coupable, il ferait mieux de renverser le trône et d’établir un gouvernement républicain ».

Quelques jours après, le cabinet coréen était par terre, et le comte lui-même rappelé au Japon,… grâce à l’alliance d’un des anciens complices de Kim-ok-Kioum avec la Reine (7 juin), et peut-être aussi grâce à l’action diplomatique de la Russie.

Celle-ci commença à se faire sentir de façon très pressante, sans doute à la suite du procès de Li-Shoun-yoo, et aussi de menaces telles contre ministre plénipotentiaire russe à Tokyo, qu’il fallut lui donner une garde permanente d’agents de police, et qu’il vint habiter Yokohama. Un ou deux vaisseaux de guerre russes y stationnaient en permanence, régulièrement relayés.

Cette retraite momentanée de l’habile comte Inouye n’impliquait d’ailleurs aucun changement dans la politique mikadonale en Corée. Les événements avaient seulement pris une tournure telle, qu’il avait paru dangereux d’en laisser la direction à l’homme qui leur avait imprimé si rapidement un caractère d’exceptionnelle gravité.


IV

LE VICOMTE MIOURA GORO
LA PÉRIPÉTIE DU DRAME CORÉEN



Son successeur, le général de division vicomte Mioura Goro, ne partit pour Séoul que le 26 août.

Pendant l’intérim, fait par un des hommes de confiance de Inouye, le plan de réforme des 20 suggestions continua d’être développé.

Une ordonnance du 22 juin 1895 apporta de nouvelles et plus profondes modifications au gouvernement coréen.

À la division en 8 provinces et 322 préfectures, fut substituée une division en 33 préfectures (fou) et 336 départements (ken).

Les 9 départements ministériels furent pourvus de conseillers et de secrétaires en grand nombre et tous de nationalité japonaise. Le général Legendre devint gouverneur militaire du prince héritier et M. Greathouse conseiller légiste du Ministère des Affaires étrangères.

L’armée fut pourvue en entier d’instructeurs japonais.

Il devenait bien difficile, après ce bouleversement, de nier que les Japonais ne fussent les amis de la Corée,… comme la lice du bon La Fontaine était l’amie de sa compagne.

En rentrant au Japon, le comte Inouye avait ramené treize jeunes gens des plus vieilles et des meilleures familles de Corée, sous le spécieux prétexte de les préparer, par une culture convenable, au brillant avenir qu’il leur faisait entrevoir de gouverner plus tard leur pays.

Les Romains ont autrefois pratiqué cette politique avec un succès dont le royaume de Macédoine a été la plus célèbre victime.

On y persévéra, et peu à peu, on réunit à Tokyo deux cent trente de ces Démétrius.

La Reine, infatigable à défendre l’indépendance de l’héritage de son fils, opposait de son mieux étrangers à étrangers.

Les mines de la préfecture de Phyöng-An furent concédées à une compagnie américaine, en septembre 1895. La Cour agit directement, en dehors des Ministres des Affaires étrangères, de l’Agriculture et du Commerce. Les Japonais en accusèrent un M. Stevenson, de Chémoulpo, le général Legendre et M. Greathouse, intéressés à l’entreprise, dirent-ils. Il eût fallu à ce moment un pilote émérite pour naviguer entre tant d’écueils.

Inouye lui-même eût peut-être touché ; et malheureusement il était remplacé par un sinologue, qui s’occupait plus d’archéologie chinoise et locale que d’équilibrer les partis prêts à se déchirer, et d’empêcher les élèves de son prédécesseur d’être imprudents ou trop zélés.

Crise aiguë à la fin de septembre 1895. — La situation à la fin de septembre devînt tout à coup fort grave. Comme à chaque question de réforme administrative ou de promotions de fonctionnaires, une fermentation se produisait, on n’y prit pas garde, bien qu’il s’agît d’une question militaire et que, pour des observateurs avisés et vigilants, il y eût eu des avertissements d’un danger de ce côté.

Le Roi tomba en dissentiment avec An, ministre de la Guerre, au sujet des corps de la cavalerie et du génie que le souverain voulait maintenir intacts, et que son conseiller entendait licencier, en alléguant que l’argent manquait pour les payer.

Le Roi s’obstina, et An lui adressa sa démission.

En même temps, et sans doute pour faire diversion aux récits de trafic de places et dignités colportés au Japon contre le comte Inouye, on racontait de ridicules fables de nominations de fonctionnaires signées le jour et révoquées le lendemain, pour remplir le Trésor par des ventes répétées ; de rubans-insignes, de charges officielles, disputées en de véritables enchères, allant de 10 à 20 dollars. Et on ajoutait, avec une gravité risible pour qui a vu sur place sévir la passion japonaise des médailles, rubans, emblèmes, panaches et cocardes, que les Coréens n’osaient pas se donner libre carrière par crainte du dédain du ministre japonais, vicomte Mioura Goro !

Et pendant que ces bagatelles distrayaient les observateurs, d’autres intrigues, d’une portée immédiate et d’un danger immense, étaient ourdies, comme on prépare une pièce pendant l’entr’acte ou la parade.


Pour les besoins de sa politique, la Reine avait fait, sous la signature du Ministre de la Maison du Roi, remettre en vigueur l’ancien système de distinction des rangs personnels et des classes sociales.

De plus, le Roi, à l’instigation de sa femme, tançait durement ses ministres quand ils se permettaient de faire opposition à une promotion de dignitaire, proposée par la Cour. Celle-ci avait lieu alors malgré eux.

La Reine, tout récemment, avait promu un fonctionnaire incapable qui avait rang de han-nin, de la Maison du Roi à la direction d’un bureau. Cette nomination impliquait l’élévation à la classe des Chokou-nin, la plus haute du fonctionnarisme. Malgré les remontrances du ministère à cet acte, contraire à tous les précédents et à toutes les règles, le décret avait été publié par la Gazette officielle.

Mais, sous les yeux d’un ennemi qui ne dormait jamais et gardait la faction béate, mais terriblement menaçante, de Raminagrobis devant le trou d’une souris, ces pratiques étaient de lourdes fautes. Il lui était bien facile de soulever contre chaque favorisé une centaine de mécontents.

La Reine le comprenait, mais se croyait contrainte à cette seule politique, et s’y obstinait. Toutefois, sentant le terrain miné partout sous ses pas, elle chercha à priver ses ennemis de l’appui du Taï-ouen-koun.

Elle décida le Roi à écrire à son père, qui vivait retiré et sous bonne garde dans sa villa Kong-teuk-li, pour lui ordonner de revenir habiter à Séoul.

Le vieillard refusa, et les malintentionnés pressentant que des mesures allaient être prises immédiatement pour arrêter l’effet de leurs menées, précipitèrent l’explosion de la mine qu’ils n’avaient peut-être pas tout à fait fini de charger.


V

L’ASSASSINAT DE LA REINE DE CORÉE



Désordres causés par les Kounrentaï. — Au moment de la célébration des fêtes de la mi-automne, plusieurs bagarres éclatèrent entre les Kounrentaï et les forces de police de la ville. Le 6 octobre, une nouvelle échauffourée démoralisa tellement celle-ci qu’elle abandonna ses guérites et ses postes et laissa les émeutiers maîtres de Séoul.

On ne s’alarma pas de cette situation, malgré les précédents.

Non qu’on se fût mépris sur ce que l’on pouvait attendre de ces 1 000 soldats levés, armés et instruits par des officiers japonais. Après avoir subi ce fait, qu’ils n’avaient pu éviter, le Roi et la Reine s’étaient ingéniés à le faire tourner à leur avantage. Ils avaient mis à la tête du nouveau corps Hong, qui avait sauvé la Reine de la mort pendant la révolution de 1882. Il avait été créé colonel, et son ancienne prouesse pouvait garantir de sa part une fidélité et une vigilance à toute épreuve.

Malheureusement, ses soldats, convaincus qu’ils étaient appelés à régénérer leur pays, traduisaient, en bons Orientaux, cette pensée trop haute et trop désintéressée pour eux, par une quasi-certitude de grades et de dignités dans l’ordre politique qui remplacerait l’ancien état de choses. Incapables de concevoir le patriotisme, et aussi absorbés que tous leurs concitoyens dans la poursuite exclusive de leurs intérêts immédiats, habitués par une tradition immémoriale aux rivalités de factions et aux luttes sans scrupule, ils vivaient dans la complète indiscipline d’une soldatesque qui se sent, par ses ai-mes, maîtresse d’une population passive.

Reconstitution d’une nouvelle garde du Palais. — La garde du Palais Neuf leur avait été enlevée. La Reine n’avait pas oublié que le Palais avait été livré aux Japonais en juillet 1894 par le commandant de la garde An-Kei-jou, gagné par eux et qui avait à son tour pratiqué ses soldats.

Elle avait complété ses précautions en reformant un corps dont les intrigues japonaises avaient réussi à amener le licenciement, en lui confiant tous les postes du Palais Neuf, et en mettant à sa tête le colonel Hyeun, qui avait sauvé la vie de la souveraine en 1884, pendant la conspiration de Kim-ok-Kioum.

Elle avait fait rappeler par le Roi et placer près de lui ses propres parents les Min. Elle travaillait à faire nommer ministre de la Maison du Roi son frère Min-yong-Choun, et à former, avec d’autres de ses parents et des partisans dévoués, un conseil secret, Shoseï-in, à l’aide duquel elle espérait annihiler le cabinet officiel qui faisait uniquement les affaires des Japonais. Elle faisait à ce dernier une guerre acharnée.


Éloignement des ministres pro-japonais. — You-Kit-sou-eï, chef du secrétariat du Ministère, dangereux intrigant qui, sous prétexte d’opposition aux Min, servait le vicomte Mioura Goro, fut forcé de se démettre et envoyé gouverner la place de Oui-chiou, sur le Yalou.

An-Kei-jou, ministre de la Guerre, fut également démasqué et réduit à démissionner. Il paya ainsi sa trahison, après lui avoir dû son élévation.

Kim-Kachin, ministre de l’Agriculture et du Commerce, eut même fortune, pour les mêmes motifs.

Enfin, le président du Conseil, Kim-Koshou, chef de la faction dite des Indépendants, pour les mêmes raisons sans doute que l’âne était baptisé jadis Auritulus, après avoir promis au comte Inouye de ne se retirer que s’il était jeté à la porte de force, commençait à laisser entrevoir qu’il désirait se retirer.

La Reine se laissa tromper par tous ces succès, elle crut avoir gagné la partie, et pour s’être relâchée un instant de sa vigilante méfiance, succomba.


Désarmement de la garde du Palais. — Du 1er au 6 octobre, plusieurs détachements de la garde du Palais furent envoyés au dehors, sur l’ordre de Kim-Koshou ; le reste des soldats dut rendre ses uniformes et ses armes pour recevoir en échange des fusils hors de service, sans munitions.

Le 7 octobre, alors que les Kounrentaï révoltés étaient maîtres de la ville, aucun poste ne gardait les avenues du Palais qui mènent au bâtiment habité par la famille royale, et toutes les portes étaient ouvertes.

Pendant toute la journée, on vit les émeutiers se rapprocher peu à peu du Palais dans toutes les directions. À la nuit, ils l’entouraient.

La description déjà donnée de l’édifice permettra de bien suivre toutes les péripéties du drame.

De chaque côté de l’avenue de 100 mètres de large un bataillon japonais était logé dans les yamen que nous y avons décrits.


Attaque du Palais, le 8 octobre, à quatre heures du matin. — À quatre heures du matin, le 8, les sentinelles donnèrent l’alarme : le palais était menacé et allait être attaqué. Les officiers des gardes sortirent de leurs logements dans la première cour. Les uns coururent ou palais privé, pour informer le Roi ; les autres à leurs divers postes. On découvrit une bande de soldats japonais le long du mur ouest, en dehors, près de la porte qui conduit à l’enclos et au bassin du Kiosque d’été. Le colonel Hong, informé de ce fait, sauta à cheval et courut faire son rapport au ministre de la Guerre. Quand il revint, il trouva ses soldats (les Kounrentaï) massés de chaque côté de la grande porte, devant les casernes des Japonais. Il leur ordonna de se disperser et de retourner à leurs postes. On tira sur lui : il tomba percé de huit coups de feu et fut haché de coups de sabre.

Il a été impossible de savoir à quoi fut dû ce revirement.

Aussitôt, les portes du palais furent forcées, les gardes prirent la fuite sans brûler une cartouche et les Kounrentaï qui entouraient les murs, y pénétrèrent de toutes parts.

Une bande de quinze soldats japonais environ apparut soudain dans la ruelle qui mène des palais des Audiences et du Conseil au Kiosque d’été, et longe à l’ouest, tout près, l’habitation particulière de la famille royale. Devant eux, une bande de fuyards, gardes du Palais, domestiques, etc., en tout environ 120 personnes, se massa dans le chemin bordé de platanes qui sépare le Sérail du Palais privé et mène au Jardin des Examens.

Cette tourbe de poltrons affolés était incapable d’écouter un ordre et d’y obéir. Un soldat, en chargeant son fusil, le fit partir accidentellement. Aussitôt ses camarades se mirent à tirailler à tort et à travers, si bien que huit des leurs furent tués ou blessés.

Un moment après, une autre bande de soldats japonais apparut, suivie du premier groupe de Kounrentaï qui ait paru dans le Palais. Derrière eux arrivait une troupe de Japonais en costume civil, dont beaucoup étaient armés.

Arrivés à l’entrée de l’habitation qu’occupait en ce moment le Roi, les troupes japonaises s’y établirent et en interdirent l’entrée aux Kounrentaï qui s’alignèrent devant la muraille.

Pendant ce temps, la scène capitale du drame s’accomplissait à l’intérieur de cette dernière enceinte.


Assassinat de la Reine par des « soshi » japonais. — Dès le début de l’alarme, on entendit dans le logement de la Reine, le bruit de l’enfoncement d’une porte, puis bientôt après de deux coups de feu. La vérité absolue est difficile à discerner au milieu des informations discordantes ; le fait indiscutable est qu’une entrée fut promptement découverte et qu’une bande de misérables « soshi » se mit à la recherche de la Reine. On dit qu’ils traînèrent des femmes par les cheveux pour les forcer à dénoncer la retraite de leur maîtresse.

Elle s’était réfugiée dans un des bâtiments à double étage de la première enceinte.

On y trouva d’abord le ministre de la Maison du Roi, Yi-Kyeung-jik, qui fut massacré.

À l’étage supérieur s’étaient réfugiées plusieurs dames. Les assassins saisirent d’abord la femme du prince héritier, la traînèrent par les cheveux, la rouèrent de coups, la blessèrent et la lancèrent de la véranda dans la cour.

Comme il était difficile de distinguer laquelle de ces femmes était la Reine, pour être sûrs de ne pas la manquer, les misérables en massacrèrent quatre.

Une servante du Palais a affirmé que l’une d’elles était la Reine ; qu’elle fut assommée, piétinée par une danse de cannibales et finalement achevée à coups de sabre !

Longtemps on en a douté, sans doute à cause des souvenirs des complots précédents. Le bruit a même couru que la Reine se cachait à la légation de Russie. Mais tout a donné à croire que, cette fois, les Japonais s’étant chargés de l’affaire, la victime que visaient leurs féroces et lâches rancunes, n’a pas échappé à ses assassins.


Participation du Taï-ouen-koun au complot. — Pendant ce temps, les gardes du Taï-ouen-koun à sa maison sur la rivière, étaient réveillés par des coups frappés à la porte par un soi-disant visiteur. Ils le prièrent de passer au large. Alors, sans autre procédure, une fenêtre fut enfoncée et successivement une bande de « soshi » japonais sauta au milieu des gardes paralysés par la peur.

En un clin d’œil, ils forcèrent une porte et entrèrent dans la chambre du Taï-ouen-koun. Celui-ci apparut bientôt suivi de ses serviteurs. Ils dépouillèrent les gardes de leurs uniformes, s’en revêtirent et partirent pour Séoul.

À leur arrivée au Palais, une escorte de soldats japonais les accompagnait comme garde d’honneur.

Dictature du Taï-ouen-koun. — Le Taï-ouen-koun fut mis en possession du pouvoir immédiatement, et deux proclamations pour annoncer les faits et prêcher le calme furent rédigées et affichées aux places officielles.

La fusillade inutile et maladroite des gardes réfugiés dans l’allée qui sépare le Sérail de l’habitation particulière du Roi, avait réveillé les indigènes et les étrangers à cinq heures du matin.

La grande avenue était encombrée de près de 10 000 Coréens. La Grande-Porte, gardée par des soldats japonais, laissait voir la première cour pleine de domestiques hommes et femmes. On en laissa sortir deux qui étaient blessés.

À sept heures, les Kounrentaï qui avaient chassé les gardes relevèrent, à la porte, les Japonais qui entrèrent dans l’intérieur.

À neuf heures, il y avait encore 4 000 badauds dans l’avenue. Les deux guichets du centre et de l’ouest de la Grande-Porte étaient barrés. Des soldats japonais allaient et venaient du Palais au dehors librement, par le guichet Est, gardé par les Kounrentaï baïonnette au canon. Un flot de Coréens sortaient après avoir été fouillés.

Sur l’avenue, l’étranger dont nous traduisons la déposition, rencontra un coolie japonais qui traînait sur une claie de bambous une masse recouverte d’une natte, précédé de quatre Japonais baïonnette au canon et escorté d’un peloton d’infanterie japonaise armée et marchant à l’ordonnance. (Était-ce le cadavre de la Reine ?)



Attitude de la presse japonaise. — Le Kokumin-Shimboun (National journal), lui, publia dès le 17 un récit complet de cette tragédie jaune.

Il exposa que la Reine se défiait des Kounrentaï, encourageait sous main les gardes du Palais à leur chercher des querelles, et travaillait à les faire désarmer et licencier. Que son projet avait transpiré et que cette troupe avait cherché le salut dans une alliance étroite avec le Taï-ouen-koun, sans pouvoir préciser si l’entente s’était faite soudainement ou était de date plus ancienne.

Le Kokumin affirma ensuite que le 8, à deux heures 40 du matin, le Taï-ouen-koun quitta sa villa de Kong-teuk-li, alla chercher à la porte Ouest de la ville une escorte d’un bataillon de Kounrentaï qui s’était trompé de chemin, et arriva avec lui à la porte Kouang-houa, la principale, du Palais Neuf. Il y fut accueilli à coups de fusil par les gardes qui s’enfuirent aussitôt, et par une bande d’une vingtaine d’hommes postés devant le ministère de l’Intérieur. Un de ceux-ci chargea le Taï-ouen-koun et fut tué. On le reconnut pour Ko-Kei-Kan (ce nom est estropié, le vrai est Hong), partisan juré de la Reine, et placé par elle à la tête des Kounrentaï.

Il était alors quatre heures du matin. Pendant que les Kounrentaï occupaient toutes les portes du Palais Neuf, le Taï-oueu-koun y rentrait sans autre résistance, se reposait au Taï-Ouan (Salles des Audiences) et allait au Kang-nyeung, habitation privée du Roi, pour lui demander audience. Il fut reçu à cinq heures et demie en présence du Prince héritier.

Les dames du Palais se rassemblèrent surprises et consternées dans une chambre. Qu’était devenue la Reine ? On l’ignorait.

Le Kokumin terminait en disant qu’une scène tumultueuse se produisit entre ces dames et les Kounrentaï, qui s’approchaient des appartements de la Reine « pour la protéger », dit ce journal.

Les premiers diplomates qui arrivèrent au Palais furent le plénipotentiaire japonais vicomte Mioura Goro, le chargé d’affaires russe M. Waeber, et le docteur Allen de la légation des États-Unis.

Ils furent immédiatement reçus par le Roi qu’ils trouvèrent en compagnie du Taï-ouen-koun.

Les Coréens assistèrent à cette tragédie inertes et passifs, en répondant aux questionneurs que c’était une querelle aristocratique et que cela ne regardait pas le peuple.

Quantité de hauts fonctionnaires cherchèrent leur salut dans la fuite, et le ministère fut entièrement changé.



Édits dégradant la Reine. — La Gazette officielle de Séoul publia, bien que le Roi ait refusé sa signature et déclaré qu’il se couperait la main plutôt que de la donner, un édit qui accusait la Reine d’avoir causé tous les malheurs récents et maudissait sa mémoire. Le lendemain 12, un autre édit parut, qui élevait la morte au rang de concubine de première classe, par égard pour le dévouement témoigné au Roi son père par le Prince héritier.

Mesures prises par le gouvernement japonais. — Dès que la nouvelle de ce drame parvint au Japon, le gouvernement impérial désavoua immédiatement et hautement toute connaissance du complot et toute participation quelconque à son exécution.

Il chargea M. Komoura, directeur du Bureau diplomatique, et un autre haut fonctionnaire, d’aller en Corée comme commissaires spéciaux et d’y faire, de concert avec le vicomte Mioura Goro, une enquête approfondie sur le crime.

Les deux commissaires arrivèrent à Séoul le soir du 15 octobre.

Les autorités consulaires japonaises avaient déjà fait arrêter 15 soshi et les retenaient pour l’enquête.

Mais, beaucoup de leurs honnêtes collègues avaient jugé à propos de changer d’air, et les étrangers, bien placés pour être sceptiques, se demandaient si les coupables n’étaient pas partis avec cette volée d’émigrants ?

En même temps, s’il faut en croire le journal japonais Asahi, du 12 octobre, un édit royal fut proclamé, pour calmer la surexcitation des Min, dont on redoutait les représailles.

Le Nichi-Nichi publiait, le même jour, une dépêche de Fousan, disant que les ministres étrangers tenaient à Séoul de fréquentes conférences auxquelles le représentant japonais n’était pas appelé.

Un autre journal publiait le témoignage du général W. Mac E. Dye et de l’architecte russe Souvatine, que j’ai vu à Séoul. Tous deux habitaient le palais et déclaraient que les troupes japonaise l’évacuèrent aussitôt que l’ordre y fut rétabli.

Édit de l’Empereur du Japon. — Le 18 octobre, la Gazette officielle de l’Empire du Japon publia l’ordonnance impériale suivante :

« Nous, jugeant qu’il y a nécessité urgente, et agissant après avis de notre Conseil Privé et conformément aux stipulations de l’article VIII de la Constitution Impériale, défendons par le présent édit que, à l’exception des fonctionnaires civils et militaires ou des personnes munies d’instruction par les chefs des Départements ministériels, aucun sujet japonais se rende en Corée sans avoir obtenu la permission du gouverneur local dans le district duquel il réside. »

Ce texte donne lieu à plusieurs observations. Il crie « au feu ! » trop tôt et trop tard. Il sous-entend que les émigrants japonais pour la Corée auraient mérité une étroite surveillance et accuse la responsabilité de l’administration japonaise, qui ne l’avait pas exercée. Il vise, sans les nommer, les « soshi », cette variété japonaise de l’anarchiste, dont la malfaisance n’avait pourtant rien de mystérieux, puisqu’après la ratification du traité de Chimonoseki, tous les Ministres se faisaient garder à vue pour éviter d’être assassinés par eux. Et il semble se hâter de décliner toute responsabilité, pour le cas où l’enquête viendrait à démontrer qu’ils s’étaient rendus coupables de l’abominable guet-apens qui avait rendu au Japon le service de supprimer la Reine, son plus dangereux ennemi en Corée.


VI

APRÈS L’ASSASSINAT DE LA REINE, LE ROI DE CORÉE SE RÉFUGIE À LA LÉGATION DE RUSSIE



Rappel du vicomte Mioura Goro. Nomination à sa place du vicomte Komoura. Le comte Inouye Envoyé Extraordinaire. — Pour donner plus de force à ces protestations, le comte Inouye, malgré sa répugnance, fut invité à retourner en Corée, au moins jusqu’à la nomination du successeur du vicomte Mioura Goro.

Il obéit. Dès l’arrivée de ce fonctionnaire, M. Komoura, un conseil fut tenu à la légation du Japon le 12 novembre, à la requête des représentants de Russie, d’Angleterre et des États-Unis, qui seuls y figurèrent avec les deux ministres japonais.

Une note communiquée au Japan Daily Mail dit que les uns demandèrent le châtiment du ministre de la Guerre, d’autres, de coupables différents ; mais que tous conclurent unanimement que le Roi était prisonnier du Taï-ouen-koun et qu’on pouvait craindre pour la sûreté personnelle de Sa Majesté.

Immédiatement après cette entrevue, le comte Inouye repartit pour Tokyo.

Pendant ce temps, le gouvernement mikadonal essayait de dégager définitivement sa responsabilité.


Tactique du gouvernement et de la presse au Japon. — La nouvelle de l’assassinat de la Reine était administrée peu à peu, à petites doses, aux étrangers. La première mention, dans le Japan Mail, fui insinuée en trois lignes, perdues au bas d’une page d’annonces, et d’informations diverses. Il fallait chercher des nouvelles de Corée pour s’arrêter là, sur le mot « Korea ».

« La Corée est de nouveau grandement troublée. Le Taï-ouen-koun a envahi le Palais à la tête d’une bande de soldats licenciés. La Reine a disparu et on raconte qu’elle a été tuée. »

Rien de plus adroit. Le premier soupçon était jeté, et sur un homme coutumier de conspirations et d’attentats sans scrupules… Inutile de s’expliquer nettement sur ces soldats licenciés. Le nom seul du vieux conspirateur de 1884 et 1894 éclairait suffisamment toute l’histoire.

Et comme l’orchestre était discipliné !

Avec une apparente incohérence, les journaux japonais brodèrent des variations, mais sur ce même et unique thème. Chacun eut une version particulière du drame, faite de on-dit habilement contradictoires, dont tous se gardèrent bien d’harmoniser les disparates. Un seul point était acquis pour tous et indiscuté : le coupable était le Taï-ouen-koun. Alors, chacun interpréta à sa manière le cas soumis au Japon.

Et ici nouvel escamotage. Personne ne rappela que la Corée est indépendante et que ses affaires l’intéressent, elle, personnellement, avant ses voisins. Chacun discuta les probabilités à sa manière, exposa ses vues, proposa sa solution et, sur cent lecteurs, un seul peut-être pensa qu’il ne manquait à la lanterne qu’on lui donnait, pour être un moyen d’éclairage, qu’une chandelle allumée devant les droits du Japon et la politique suivie par lui en Corée.

Le nom même que les journaux indigènes donnèrent à ce fait est symptomatique : c’était l’Affaire de Corée, l’Émeute de Corée, ou le Coup d’État Coréen. Les Japonais n’apparaissaient pas, même par le petit bout de l’oreille.

Le Kokkaï, de Tokyo, voyait, dans le retour au pouvoir du Taï-ouen-koun, même si la Reine était morte, des perspectives de guerre civile entre les puissants partis qui les soutenaient tous deux, et de l’intervention d’une puissance étrangère. De plus, la fourberie, l’ambition sans scrupule du Taï-ouen-koun, encouragées par sa victoire sur sa vieille ennemie qui ne valait pas mieux que lui, n’allaient-elles pas l’amener à poursuivre des rêves dangereux et à replonger le pays dans l’anarchie ?

Comment, après cela, soupçonner un si excellent voisin, et s’aviser qu’il oubliait un tout petit détail : la présence des troupes des Japonais sur la scène même du crime, en position très suspecte, et les intrigues de leurs chefs ou de leurs agents ?

Le Nichi-Nichi-Shinboum, lui, espérait que la Reine serait retrouvée vivante en 1895 comme déjà en 1882 après pareille aventure. Mais, si la Reine était morte, le coupable devait être puni promptement. Le Japon n’avait pas à intervenir, mais son représentant ne devait pas manquer d’offrir les conseils convenables au gouvernement coréen.

Quant aux soutiens politiques des émeutiers, le Nichi-Nichi ne pensait pas que le Japon dût s’occuper d’eux, tant que la paix n’était pas troublée et que ses droits et ses intérêts n’étaient pas violentés. — (Malheureusement « droit et intérêt » sont deux choses dont les Japonais ne paraissent pas encore avoir compris la différence.)


La première note discordante fut lancée dans le New York Herald, du 14 octobre, par son correspondant au Japon, le colonel Cockerill.

Des journaux japonais firent chorus aussitôt, et, comme un paysage peu à peu découvert quand le brouillard s’élève, la vérité fut connue.

Le Nichi-Nichi, dans un article très ferme et très sage, admit que les assassins de la Reine étaient habillés comme les Japonais et portaient des sabres, sur le témoignage des deux blancs mentionnés plus haut. Il énonça le doute que peut-être ils étaient des toshi, et conclut de ce seul fait que le Japon se déshonorerait si une enquête des plus sévères n’était pas faite pour établir la vérité tout entière sur l’assassinat de la reine de Corée.

Le Jiji Shimpo alla plus loin. Il déclara que le public avait le droit de soupçonner très fortement que quelques résidents japonais de Séoul étaient plus ou moins compromis dans cette affaire, et qu’ils appartenaient à cette haïssable secte des « soshi », qui ne regarde pas comme un crime d’assassiner certains hommes politiques pour procurer le bien de l’État. Il ajoutait que quelques-uns de ces bandits étaient déjà en prison à Séoul pour avoir tenté d’assassiner le ministre Pak ; que, malgré les précautions prises contre leur secte, un certain nombre de leurs pareils avaient pu passer en Corée. Il concluait en demandant leur punition et en disant que rien ne pourrait faire plus de mal au Japon que l’impunité laissée à ces misérables, car elle fournirait aux puissances étrangères un argument pour révoquer en doute la civilisation du Japon.

Quelques jours plus tard, le Nichi-Nichi déchira les derniers voiles et déclara que non seulement une bande de soshi avait fait le coup, mais que cette bande avait eu pour complices : le Taï-ouen-koun d’abord, et plusieurs fonctionnaires japonais, tant civils que militaires, entre autres le ministre vicomte Mioura Goro.

Unanimement alors, la presse nippone tonna contre ces hommes qui souillaient la gloire de leur pays à la face du monde, et réclama avec la dernière insistance leur châtiment.

Arrestation, procès et acquittement des accusés par un conseil de guerre siégeant à Hiroshima. — M. Komoura, qui avait été (dépêché avec pleins pouvoirs, fit arrêter le vicomte Mioura Goro et vingt-deux fonctionnaires présumés coupables avec lui. Ils furent transportés à Hiroshima et jugés : les civils, par une cour spéciale ; les militaires, par le conseil de guerre. Mais la cour et le conseil de guerre les acquittèrent.

Il y a donc chose jugée. Retenons cependant que pareil procès eût été plaidé plus commodément à Séoul, où tous les témoignages, sans exception, auraient pu se produire et être entendus.



Cet acquittement, peut-être inévitable, a été plutôt fâcheux pour le gouvernement japonais, dont il éclaire très vivement l’impuissance à mater certaines passions de ses sujets.

Presque tous les résidents blancs étaient étaient et sont encore hostiles à la révision des traités qui lient le Japon à leurs diverses patries, et surtout à la suppression de la clause de l’extraterritorialité qui les rend justiciables uniquement de leurs consuls respectifs.

Ils allèguent que, quelle que soit l’espèce, il est impossible à un blanc d’obtenir d’un Nippon un témoignage établissant la vérité, aux dépens d’un de ses compatriotes au profit d’un « barbare ». Et ils concluent qu’au milieu d’une population animée d’un exclusivisme semblable, ils ne pourraient plus ni résider ni continuer leurs affaires, dès qu’ils seraient soumis aux codes et aux magistrats japonais. En réclamant l’abandon de la juridiction consulaire, disent-ils, le gouvernement japonais demande aux nôtres l’arme qui lui manque pour nous spolier fructueusement de nos ateliers, maisons de commerce, usines, etc. Car il sait fort bien que nous ne nous faisons aucune illusion et que, pour ne pas expérimenter, à notre grave détriment, le caractère rudimentaire de ses contrefaçons juridiques, après avoir été ruinés par ses contrefaçons industrielles et commerciales, nous liquiderons, ou vendrons, les uns après les autres, sans nous dissimuler que le plus tôt sera le mieux à tous égards.

La manière dont le tribunal de Hiroshima a jugé le vicomte Mioura Goro et ses complices n’est pas faite pour réfuter ces très graves objections qui sont, répétons-le, formulées à peu près unanimement par tous les blancs établis au Japon pour y exercer une industrie ou un commerce, contre la revision des traités, l’abandon de la juridiction consulaire et la soumission des résidents étrangers aux codes de lois et aux magistrats indigènes du pays du Soleil Levant.



Retour des jeunes Coréens élevés à Tokyo. — Les jeunes Coréens, pupilles du comte Inouye à Tokyo, parurent, eux aussi, fort peu rassurés par la protection de ces lois dont leurs maîtres essayaient de leur « suggérer » l’admiration.

Dès la nouvelle de l’assassinat de la Reine, ils demandèrent à retourner dans leur pays. Après l’acquittement de Hiroshima, ils s’évadèrent de la pension où on les avait littéralement internés. Ils demandèrent une audience à leur ambassadeur. Malgré les objurgations que celui-ci ne pouvait éviter de leur infliger, et très sévèrement, ils persistèrent à vouloir leur rapatriement. Et malgré toute son affection, le comte Inouye fut obligé de les laisser partir. Il n’est pas impossible qu’ils soient tous rentrés, sains et saufs, dans leurs familles.



Persistance des troubles en Corée. — Leur retour ne contribua pas à rétablir le calme dans la malheureuse Corée.

On put mesurer immédiatement quelle place tenait la Reine assassinée, et discerner son véritable rôle, caché, de son vivant, par les mille éléments contradictoires d’appréciation qui se dégagent d’une personnalité combative.

Le pays fut bouleversé par le déchaînement forcené de toutes les haines et de toutes les convoitises qu’elle réussissait presque toujours à amortir ou à équilibrer l’une par l’autre. Seule, elle concevait, même en admettant pour fondés ses cruautés et son aveugle favoritisme envers sa famille, la politique vraiment nationale de la Corée, et, seule, avait assez d’influence sur le Roi pour la lui faire adopter.

Dès qu’elle ne fut plus là, disputée entre le Taï-ouen-koun sourd à tous autres conseils que ceux de la fureur et de la vengeance, les Japonais et leurs ambitions entêtées, dont leurs partisans se faisaient sottement les instruments, l’habile action de la diplomatie russe qui essayait de tout faire tourner au profit de ses intérêts, l’incapable Li-Hsi resta comme une jonque drossée en tête par un courant de foudre et poussée en poupe par un coup de vent, hors d’état d’avancer où de tenter la moindre manœuvre.


Soulèvement anti-japonais. — À Séoul, dans les villes et les villages de province, les partis hostiles affichèrent des placards incendiaires, ou purent s’accuser l’un l’autre de l’avoir fait. Le Tonghakisme reparut plus violent que jamais. Des bandes de Kazokou (voleurs du feu, chauffeurs) parcouraient les campagnes en les pillant et les brûlant.

D’autres bandes attaquaient ouvertement les Japonais et un véritable soulèvement national s’affirme contre eux.

Intrigues et conspirations à Séoul. Complicité des Japonais. — Au Palais, les intrigues et les contre-intrigues s’embrouillèrent plus dangereusement que jamais.

Le ministre Pak-yong-ho, un mois à peine après, tenta de s’emparer de la personne du Roi. Le complot fut dénoncé à temps. Le Roi ordonna l’arrestation du coupable, mais les Japonais protégèrent sa maison, sous l’éternel prétexte d’empêcher la perturbation de l’ordre. — Ils avaient pourtant bien laissé faire, lors de l’assassinat de la Reine ? — Pak se déguisa en soldat coréen, sortit la nuit tombée et rejoignit un bateau tout préparé qui l’attendait à Hyong-san et l’emmena à Chémoulpo.

De là, il gagna le Japon, prit passage à bord d’un des paquebots du Canada et vint se réfugier à Ouinnipeg, sur la grande ligne Canadian Pacific, à mi-chemin entre Vancouver et New York.

Les Japonais ont un peu trop accentué la correction avec laquelle ils refusèrent asile au fugitif. Ils auraient pu le laisser arrêter à Séoul, où le roi de Corée, indépendant, avait quelque droit de faire saisir et juger un de ses sujets soupçonné de complot…

Quelques semaines plus tard, un ancien gouverneur de Phyöngyang, malgré le refus du vicomte Komoura de lui prêter assistance pour devenir ministre, tenta un coup de main sur le palais et fut pris.


LE ROI DE CORÉE À LA LÉGATION DE RUSSIE.
(APPARTEMENT PROVISOIRE DU ROI ET DES DAMES D’HONNEUR.)

Le roi de Corée cherche asile à la légation de Russie. — Ministres et cabinets s’élevèrent et tombèrent comme des châteaux de cartes. Enfin le malheureux Li-Hsi, ne se sentant plus en sûreté dans son Palais, menacé à la fois par les Japonais et par ses sujets, une belle nuit du mois de février 1896, sortit du Palais Neuf et vint demander asile et protection au ministre de Russie.

Cet acte mit fin à la phase qu’on pourrait appeler « nationale » de la question coréenne et ouvrit formellement la phase internationale de ce problème, équivalent, en Extrême-Orient, de celui que l’Égypte soumet aux Puissances dans l’Orient méditerranéen.


CONCLUSION

LA QUESTION D’EXTRÊME-ORIENT




Personne ne peut plus douter maintenant que le vrai but du Japon, en faisant la guerre à la Chine, a été de conquérir la Corée. Il n’a solennellement affranchi celle-ci que pour effacer le seul droit historique et diplomatique qui pût lui être opposé, et étendre tranquillement en domination une alliance à laquelle lui-même avait fixé pour terme la conclusion de la paix avec la Chine.

Tous les actes des représentants successivement appointés à Séoul par le gouvernement mikadonal, comtes Otori et Inouye, vicomtes Mioura Goro et Komoura, peuvent être invoqués comme la démonstration formelle de cette hypothèse.

Le Japon, inconsciemment dirigé par l’instinct d’imitation, et trop aisément induit par des analogies géographiques flatteuses, à se croire l’Angleterre de l’Extrême-Orient, joue en Corée une tragédie qui ressemble beaucoup à celle dont la vallée du Nil est le théâtre depuis vingt-trois ans.

Mais les temps paraissent aussi changés que les acteurs et le lieu de l’action. L’Empire du Soleil Levant a laissé trop clairement percer, au traité de Chimonosaki, son ambition d’évincer les Européens du monde jaune. Il s’est campé contre la Chine, en Prusse du Pacifique. Or, le monde savait trop quel prix lui a coûté son apathie à l’égard de la Prusse européenne pour ne pas se réveiller en face de sa contrefactrice et lui signifier un catégorique « Halte-là ! » El puis, si le Mikado n’a à sa disposition ni la flotte de sa Très Gracieuse Majesté, ni le Royal Exchequer, le roi Li-Hsi n’a pas, comme le Khédive Ismaïl, des actions à vendre. Le cabinet de Tokyo peut donc seulement exagérer l’importance des intérêts de ses nationaux en Corée et tenter de persuader aux Puissances qu’il n’a d’autre volonté que de sauvegarder ceux-ci par un acte de bon voisinage, en mettant son expérience fraîche acquise de la civilisation au service d’un frère encore barbare.

Mais la haine tenace, profonde, indéracinable des Coréens contre les Nippons ne permet pas d’espérer que ceux-ci puissent imposer leur préceptorat par le seul ascendant moral. Et comment se targueraient-ils de ce prestige après les encouragements qu’ils ont accordés sans scrupule à tous les conspirateurs ? Après leurs menées, tantôt avec, tantôt contre le Taï-ouen-koun ? Après leur rôle dans l’assassinat de la feue Reine, et depuis ? N’ont-ils pas donné à penser, même aux Coréens, que leur civilisation est un vernis aussi peu solide que les laques de pacotille fabriquées aujourd’hui pour les « barbares » et les « globe trotters », puisqu’au moindre choc elle s’écaille, et, sous la grimace maladroite du mal blanchi, laisse paraître le rictus féroce du Malais ?

LE ROI DE CORÉE À LA DÉLÉGATION DE RUSSIE.
(INTENDANTS ET DOMESTIQUES DE LA MAISON DU ROI.)

Il y a trois ans passés que l’occupation japonaise dure en Corée. Aucun des Européens qui l’ont visitée pendant ce laps de temps, aucun de ceux qui y résident, ne manquera de dire que si, en 1894, on pouvait, sans folie, espérer régénérer ce malheureux pays, aujourd’hui il est malaisé de s’obstiner dans cette espérance. Le Japon a lié à la Corée une pierre qui la fait couler à fond, a dit, en 1893, l’évêque anglican Corfe, dans une lettre reproduite par tous les grands journaux anglais d’Extrême-Orient. Et si on récuse ce témoin comme suspect de parti pris, que répondre au comte Inouye lui-même, qui a affirmé publiquement au Japon, à la même date, « qu’il n’y aura chance d’opérer des réformes en Corée que quand les Japonais qui y sont établis auront été eux-mêmes réformés » ?

L’évêque terminait sa lettre en disant : « On doit me permettre de douter que l’exécutif d’un pays où il a si peu de pouvoir sur ses nationaux, soit qualifié pour entreprendre la tâche bien plus ardue de réformer toute une nation ».

À cette objection, dont la chute du ministère Ito a, peu de temps après, démontré toute la force, on peut ajouter que, si la révolution de Meïdji (décembre 1867) a commencé une évolution qui, en vingt-neuf ans, a fait du Japon une contrefaçon, vaille que vaille, d’État européen, on ne saurait conclure que pareille entreprise doit être couronnée de succès en Corée.

Elle rencontrerait, dans ce milieu foncièrement jaune, les obstacles irréductibles du Confucianisme et de la culture chinoise. Le premier n’a rien de commun avec le grossier paganisme shintoïste ou avec le bouddhisme. Il est, jusqu’ici, resté impénétrable aux religions et morales importées de l’étranger. La seconde est la très solide antithèse de l’esprit féodal, incarné au Japon par les samouraï dans le passé, et actuellement par les soshi. Grâce à ces différences, le Coréen n’est pas imitateur. Au lieu de s’approprier, dès le premier contact, les mœurs exotiques, comme les souples insulaires ses voisins, il témoigne clairement qu’il ne les désire pas adopter. Nos passions le font rire ; nos usages, coutumes et manières n’excitent de sa part qu’une curiosité brève, étonnée et dédaigneuse. Il n’évite pas la rencontre du blanc, mais lui accorde juste l’attention que nous donnons à Paris aux Arabes et aux nègres.

Que nous sommes loin des imitatifs Japonais, dont la curiosité, l’indiscrétion, sont un supplice pour le blanc, qu’ils épient d’aussi près que possible, jusqu’à le singer machinalement, comme s’il était détenteur d’un secret rigoureusement caché auquel il doit sa supériorité ! Eux nous ont pris, non seulement ce que nous leur avons offert, mais aussi des institutions et engins dont nous aurions peut-être souhaité conserver le bénéfice exclusif, comme la conscription, l’inscription maritime, l’organisation militaire, les armes à répétition et à petit calibre, les cuirassés, croiseurs et torpilleurs, sans même parler de nos machines, brevets d’invention et marques de fabrique, ainsi que du surcroît prochain de notre clientèle extrême-orientale.

Les Coréens accepteront peut-être de notre civilisation les moyens d’accumuler plus d’argent et d’augmenter la somme des voluptés qu’ils connaissent. Mais ils nous laisseront pour compte toute la partie morale, qui n’est pas faite pour d’autres que des blancs. Les Japonais eux-mêmes leur ont donné l’exemple en faisant un triage. À côté de l’octroi et de l’impôt sur le revenu, ils continuent à pratiquer la vente des jeunes filles et la coexistence, sous le même toit, de la femme légitime avec un nombre illimité de concubines qu’elle est toujours obligée de subir et parfois contrainte de procurer.

La famille impériale elle-même, telle qu’elle est énumérée aux premières pages du Japan’s Directory, de Meikklejohn, offre ce spectacle : l’héritier de la couronne est le fils d’une autre femme que l’Impératrice, et l’Empereur, cependant, n’a épousé qu’une seule femme, S. M. Harouko, toujours vivante.

Et d’ailleurs, était-ce bien le moyen de faire sinon aimer, au moins apprécier par les Coréens la culture blanche, que de leur offrir en spécimen, l’ordre de rogner les tuyaux des pipes et les queues de cheveux, de changer leurs chaussures, chapeaux, pantalons, houppelandes, etc., de faire l’exercice à la prussienne ? sans même ajouter les autres actes plus ou moins connus du comte Inouye.

N’eût-il pas été plus digne d’un peuple vraiment civilisé, et aussi plus efficace, de donner dans la concession nipponne de Tchikkokaï, à Séoul, un aperçu tangible des bienfaits de la civilisation en séparant les chaussées des trottoirs, en nivelant les fondrières pestilentielles, en donnant aux rues des sols solides, en employant les balais à les tenir propres, en les éclairant le soir, en comblant les caniveaux où se décomposaient eaux ménagères et débris de toute sorte le long des maisons japonaises comme le long des coréennes ?

Avant de stigmatiser les factions et les coteries chez autrui, l’exploitation par elles des ressources publiques, n’eût-il pas été au moins prudent de réfréner les passions des clans Satzouma et Chochiou, des clubs politiques ennemis acharnés du ministère Ito, dont le chef et tous les membres étaient obligés de se faire garder nuit et jour contre le sabre des soshi ?

LE ROI DE CORÉE À LA LÉGATION DE RUSSIE.
(GRAND MANDARIN, GÉNÉRAL EN TENUE DE GALA, DOMESTIQUES ET AGENTS DE POLICE.)

Un médecin serait bien comique qui viendrait soigner son semblable pour une maladie dont il souffre lui-même et ne peut se guérir ! Sa propre cure seule permettra d’avoir confiance dans sa compétence et la bonté de sa recette !

D’ailleurs le Japon est-il vraiment si désireux de donner au « Pays du Matin Calme », une armée, une marine, des finances soutenues par une agriculture, une industrie et un commerce pratiqués par une population devenue laborieuse et morale ?

Actuellement, il est trop heureux de pouvoir alléguer, à l’imitation de certaines grandes puissances, une « mission historique », pour lâcher la prise qu’il a sur la Corée. Bien au contraire, il se prépare aux graves éventualités que son obstination ne l’empêche pas de prévoir.

La progression continue de ses budgets en est une preuve flagrante.



L’exercice fiscal 1894-95 a nécessité 92 365 000 yen, dont 89 728 000 tirés des ressources ordinaires (le yen vaut 2 fr. 50).

Celui de 1896-97 a atteint 190 461 000 yen, dont 100 750 000 fournis par les impôts et 89 711 000 par des ressources extraordinaires.

Celui de 1897-98 se présente avec 239 750 000 yen, dont 121 400 000 produits par les taxes et leurs augmentations et 118 340 000 yen par des ressources extraordinaires.

Le détail des dépenses auxquelles le gouvernement fait ainsi face achève la démonstration.

Tout un plan de construction de forteresses, de casernes, d’arsenaux, de chemins de fer, de navires et d’armements a été établi de concert entre le grand État-major général et le Ministère des Finances.

Un crédit de 20 332 414 yen sera dépensé en six ans, de 1896 à 1902, pour bâtir des ports sur le détroit de Naruto, qui donne accès de la mer Intérieure au port de Kouré (près de Hirochima) ; sur la passe de Akeyo, par où l’on entre à Sasebo (île Kiouchiou, au nord de Nagasaki) ; sur les côtes de l’île Tsouchima, qui commande au centre le détroit de Corée et l’entrée de la mer Intérieure à Chimonosaki ; à Nagasaki ; à Maïdzourou et à Hakodate, dans l’île de Yézo.

Une somme de 36 705 817 yen est consacrée à l’établissement de casernes de 1896 à 1904.

La fabrication de nouvelles armes est dotée de 18 341 305 yen, de 1896 à 1903.

Des crédits de 81 688 003 yen sont affectés à l’agrandissement des arsenaux actuels et à divers travaux de génie militaire qui dureront de 1896 à 1903.

Au 1er avril 1903, l’armée de terre sera forte de 13 divisions y compris la garde, soit, en chiffres ronds, 150 000 hommes sur pied de paix, et 221 000 sur le pied de guerre, après l’appel de la première réserve, le jour de la mobilisation.

La marine reçoit pour une période de dix ans, de 1896 à 1906, 126 047 000 yen pour la construction de navires, 66 927 491 pour leur armement, 20 328 936 pour casernes de marine, magasins, bâtiments nécessaires au service des ports.

Le 31 mars 1906, la marine de guerre japonaise atteindra un déplacement total de 200 000 tonnes de jauge.

Le Japon s’apprête donc à dépenser, en dix ans, 295 millions de yen, c’est-à-dire plus de la moitié de l’indemnité chinoise, à des armements.

Le Japon se met donc en mesure de décliner un « conseil amical » que certains événements pourraient forcer les Puissances à lui renouveler, et de tenter d’accomplir, malgré elles au besoin, tous les desseins que l’acquisivité et l’humeur batailleuse de ses habitants, jointe à leurs forces réelles et à l’opinion très avantageuse qu’ils en ont, leur inspireront en Extrême-Orient.



Pareil programme implique nécessairement des ressources abondantes et permanentes. Est-ce bien le lot départi à la nation japonaise ? L’indemnité de guerre payée par la Chine, en y comprenant le rachat du Liao-tong et l’entretien de la garnison japonaise de Weï-haï-weï, a pu dépasser 900 millions. (Les oscillations du Kouping tael, base de son évaluation, entre 3 fr. 50 et 4 fr. 50, obligent à une conversion en gros.) Le Trésor mikadonal n’a, pour autant, rien de commun avec la bourse du Kalender, fils de roi, qui se remplissait toute seule ; et à force d’y puiser les lourds millions réclamés pour l’accroissement de l’armée et de la flotte, en moins de dix ans, on en verra le fond.

En dehors de cette fortune accidentelle et passagère, réédition de l’ère prussienne des milliards, le Japon a-t-il un budget richement alimenté par une population capable de supporter des charges fiscales dont il est toujours prudent de prévoir l’aggravation quand on entreprend l’industrie des guerres de conquête ? Il semble bien que non. Quelques brèves considérations de statistique justifieront ce jugement.

L’archipel japonais comprend, en mettant hors de cause Formose et les Pescadores, 411 îles mesurant 382 000 kilomètres carrés ou 38 200 000 hectares. D’après le « Résumé statistique » publié par le Cabinet impérial, neuvième année, 1893, 2 700 000 hectares sont en rizières ; 2 280 000 hectares en céréales et autres cultures ; 7 280 000 hectares en forêts ; 1 080 000 hectares en parcs, jardins, terrains de temple, cimetières, etc. ; 380 000 hectares en terrains bâtis. Soit, une surface utilisée de 137 200 kilomètres carrés. Elle doit nourrir une population de 41 millions et demi d’hommes en chiffres ronds, d’où il résulte que chaque kilomètre carré doit fournir la subsistance à 302 êtres humains !

C’est déjà énorme. Mais si nous entrons dans le détail, nous voyons que la population est de plus très inégalement répartie dans l’ensemble de l’archipel, et dans chacune des îles qui le composent.

Dans l’île Awadji, à la sortie de la mer Intérieure, entre Kobé et Yokohama, les documents officiels relèvent 5 164 habitants à la lieue carrée ; dans l’île Ike, entre Kiouchiou et Tsouchima, dans le détroit de Corée, 4 109 ; dans Sikokou, 2 462 ; dans Kiouchiou, 2 251 ; dans Nippon, 2 154 ; tandis que dans Yezo ou Hokkaïdo ils en accusent seulement 4 et dans Tchichima (les Kouriles), 1.

Dans Nippon même, tandis que, sur la côte sud, nous relevons des proportions de 727 au kilomètre carré dans le ken de Tokyo, 360 pour celui de Kanagawa (Yokohama) ; 691 pour celui d’Osaka ; 195 pour celui de Kyoto ; 183 pour celui de Hiogo (Kobé) ; 470 pour celui de Hirochima ; 158 pour celui de Yamagoutchi (Chimonoseki) ; en remontant vers le nord, loin de la propice mer Intérieure, nous ne rencontrons plus que 139 pour le ken de Niigata (port ouvert), 60 pour Iwate, 85 pour Yamagata et 61 pour Aomori.

En s’entassant ainsi sur certaines contrées, la population n’a fait que subir des nécessités inéluctables.

L’archipel est un pâté de montagnes très puissamment disloquées par les refoulements latéraux partis des fosses du Tuscarora, du Challenger, de Belknap, etc., dans le Pacifique. Leurs vallonnements sont nombreux et profonds. Mais leur ossature est formée de roches détritiques, sur lesquelles le revêtement de terre végétale devient vite tellement mince qu’il ne suffit pas à l’alimentation des forêts, et qu’à quelques centaines de mètres au-dessus des plaines commencèrent les pelouses.

De là l’aspect si original et en même temps la monotonie du paysage japonais dont les plans montueux, au-dessus d’une mer de récoltes cernant des archipels de roches ou des buttes isolées couvertes de bambous et de pins, s’alignent l’un derrière l’autre en dégradant du vert franc au mordoré, au mauve et au bleu leurs surfaces gondolées et chatoyantes comme d’immenses pièces de soie. On y voit d’un coup d’œil la proportion entre les fonds d’anciens lacs ou golfes asséchés par les mouvements géologiques, puis colmatés d’épaisses masses alluviales, et les surfaces inutilisables. On comprend pourquoi on ne les utilise pas, quand, dans un coin imprudemment déboisé, de longues déchirures ravinées découvrent la roche jaune ou rouge dont chaque hiver, chaque orage font descendre un pan sur les guérets inférieurs. Surtout en présence des steppes de galets et de sables qui élargissent parfois à 1 kilomètre le lit d’un gawa dont la nappe verte n’occupe pas 50 mètres sous l’immense pont de bois qui relie ses berges terreuses, protégées par des estacades en épis contre les assauts des eaux sauvages.

LE ROI DE CORÉE À LA LÉGATION DE RUSSIE.
(MINISTRES SE RENDANT AU CONSEIL AVANT LE DÉPART POUR LA CAPITALE, SOUS-OFFICIER RUSSE DE GARDE.)

L’impossibilité est évidente d’augmenter le nombre des champs de céréales ou de légumes assez pour nourrir une crue annuelle de 338 533 habitants et leur laisser de quoi payer des impôts.

Les Japonais sont, par suite, obligés de se presser là où les terres d’alluvion abondent et permettent trois récoltes par an, à portée d’une mer dont les fruits sont aussi abondants que ceux que prodigue la terre, c’est-à-dire sur les bords de la mer Intérieure et de l’océan Pacifique, au moins dans le sud de Nippon. Mais, en même temps, ils se cristallisent de plus en plus dans des habitudes séculaires qui les rendent impropres à se développer dans un milieu climatérique différent et expliquent la faible densité des districts montagneux en général et des provinces septentrionales de l’Empire en particulier.

Les ressources financières que le Japon peut attendre de l’agriculture ne sont donc susceptibles que d’un développement restreint, insuffisant pour satisfaire à des besoins plus grands que ceux qu’il avait jusqu’ici.



Restent l’industrie et le commerce.

Là non plus le champ n’apparaît pas assez vaste pour qu’on y construise toute la bâtisse fiscale d’une grande puissance militaire.

Tout d’abord, beaucoup des entreprises industrielles ou commerciales du Japon sont entre les mains des étrangers qui jouissent, en vertu des traités existants, de tarifs douaniers avantageux. Les indigènes ont fait des progrès considérables et tentent la concurrence. Mais le gain de la bataille ne leur appartiendra que quand ils auront trouvé le moyen, par la révision intégrale des traités, d’équilibrer l’avantage que l’abondance des capitaux assure à leurs rivaux. Jusqu’à présent ce nerf de la guerre leur manque, et tant qu’ils n’auront pas le droit d’appliquer à la défense de leurs intérêts économiques les armes que leur législation et leurs mœurs fourniront immédiatement contre les étrangers dès que la juridiction consulaire sera supprimée, le commerce et l’industrie japonaise seront victimes de l’exercice libre et normal de la compétition.

La Nippon Yusen Kaisha (Compagnie japonaise des transports), avec ses lignes d’Australie, des Sandwich ; de Shanghaï ; de Vladivostock ; de Chémoulpo-Tien-tsin-Niouchouang ; de Bombay ; de Marseille-Anvers-Londres ; de Seatle (près de Tacoma, État de Washington) ; peut rivaliser en apparence avec les plus puissantes sociétés françaises ou anglaises. D’autres compagnies, moins importantes, sont également prospères. Mais tous ces transports indigènes ne font même pas la moitié du trafic national avec l’étranger. Les statistiques déjà citées donnent, pour 1895, 386 vapeurs japonais ayant transporté 327 818 tonnes, contre 1 053 vapeurs étrangers qui ont eu du fret pour 1 533 306 tonnes ; et 664 voiliers japonais qui ont chargé 24 264 tonnes, contre 145 voiliers étrangers ayant transporté 87 193 tonnes.

Les chemins de fer sont très productifs et leurs dividendes sont en moyenne de 3,33 pour 100.

Les fabriques de soie et de coton occupent déjà 381 781 broches, et les 21 usines des départements d’Osaka et de Hiogo, le Lancashire, le Manchester japonais (!), distribuent des dividendes allant jusqu’à 17 pour 100. La valeur de ces deux produits est, bon an, mal an, de 100 millions de francs. Le taux infime des salaires, 41 centimes pour un homme, 21 pour une femme et par jour, la dépréciation de l’argent, ont favorisé cet essor et permis aux Japonais, jusqu’à ces derniers temps, de concurrencer très sérieusement les produits anglais, français et allemands en Extrême-Orient et même en Europe. Dans leur pays, en effet, quelle que soit la valeur du yen au change international, il reste toujours divisible en cent sen dont la puissance d’achat est égale à celle du sou français et plus que double de celle du cent américain et du demi-penny anglais. Cela donnait à leurs affaires une base élastique qui manque à leurs concurrents et leur assurait tous les avantages. Mais maintenant qu’ils ont adopté l’étalon d’or, tous les produits, toutes les denrées de consommation courante, et par suite les salaires, ont augmenté de 47 pour 100, et le mouvement ascensionnel continue.

L’exploitation de la Chine, que leur récent traité de commerce leur permet d’espérer prochaine, ne paraît pas non plus devoir être une mine d’or pour eux, qu’ils obtiennent ou non le droit d’y importer des machines. Tout d’abord l’exemple du parti qu’ils ont tiré de celles que nous leur avons si bénévolement vendues et laissé contrefaire, leur suggérera qu’un pareil commerce pourrait bien être pour eux aussi le Jeu de « qui gagne, perd ». Ensuite ne se heurteront-ils pas en Chine à des concurrents européens qui ont l’avance d’un séjour antérieur, de gros capitaux et emploient une main-d’œuvre indigène aujourd’hui moins coûteuse que la japonaise, plus abondante, beaucoup plus adroite et soigneuse, et surtout plus régulièrement et plus copieusement productive ? Ils nous feront tort, c’est incontestable ; mais il est bien peu probable qu’ils réussissent à nous supplanter par le seul exercice de la concurrence. La pauvreté réelle de la masse urbaine et rurale en Chine achève de rendre bien aventuré l’espoir des Japonais de remuer assez de capitaux et marchandises pour fournir au budget national les 150 millions de taxes nouvelles dont on lui a donné le besoin.

Enfin le caractère même de ce peuple oppose un dernier obstacle à un développement semblable. On trouvera facilement chez eux, on a toujours trouvé jusqu’ici, des gens qui, pour un salaire insignifiant, s’assoiront tous les matins devant un monceau de riz, passeront toute une journée de douze ou quatorze heures, coupée de repas très brefs et presque sans repos, à le compter grain à grain, et recommenceront le lendemain sans devenir idiots au bout de quelques semaines. Mais il n’y est né personne pour inventer un compteur mécanique. De même pour tout le travail industriel. S’ils apprennent l’existence d’une machine, vite ils l’achètent en double, démontent un des exemplaires, le contrefont minutieusement pièce à pièce, en prenant parfois la précaution de changer un écrou ou une vis de place, et la montent ensuite en se guidant sur le témoin qu’ils ont gardé. Le produit est très mauvais, son travail également ; mais le prix de revient est si bas que, même dans ces conditions, l’opération n’est pas désavantageuse. Seulement ils ne sauraient ni perfectionner vraiment la machine, ni appliquer à un autre besoin son principe ou l’agencement de quelques-uns de ses organes. Leur imitation même prouve pur sa minutie que, si leurs yeux ont vu et leurs mains reproduit le modèle, c’est machinalement, sans que leur intelligence s’en soit rendue maîtresse. Leur croyance persistante à la sorcellerie européenne les convainc que l’essentiel est de faire les mêmes dents, coussinets, roues, etc., et de les placer exactement dans le même ordre. Mais ils n’ont aucune idée des combinaisons génératrices de poids, de proportion entre la force motrice et le travail utile attendu, des facilités ou des empêchements procurés par le fini ou la grossièreté de certaines parties. L’essentiel, croient-ils, est de produire à très bon marché. Ils y réussissent, mais en sacrifiant la qualité… Pareils succès sont des victoires à la Pyrrhus.

Ils étudient aujourd’hui les mathématiques ; mais ils ne semblent pas encore capables de réaliser pratiquement les solutions données sur le papier par leurs équations. Ils glaneront dans le champ du microscope et picoreront dans les bouillons de culture, mais comme les oiseaux dans le sillon ouvert par les bœufs laboureurs. Ils ne l’ouvriront pas eux-mêmes.

Frelons vivant du miel de la ruche ouvrière, ils continueront à piller les brevets d’invention, procédés et marques de fabrique des blancs, tant que des traités formels ne les en empêcheront pas et que les blancs, en leur ouvrant usines, magasins et comptoirs, leur livreront complaisamment tous leurs secrets. Ils sont bien à l’abri derrière leurs lois qui ne contiennent qu’une promesse de tendre à garantir la propriété des brevets d’invention, marques de fabrique, etc. Mais, là encore, leur développement pourra être limité quand les Puissances intéressées seront contraintes à le vouloir.

Et, d’ailleurs, le nombre de ceux que ce travail enrichit n’augmente pas assez rapidement pour qu’il soit possible d’en attendre un aussi considérable accroissement de contributions.

Et puis, qui pourrait dire jusqu’à quel point les Japonais se prêteront à la vie d’usines à l’européenne si différente de leurs habitudes de petits ateliers, où l’ouvrier travaille sans quitter sa famille et sa maison ?

La grande masse de la nation japonaise reste encore agricole, végétarienne, ichtyophage, suffisant à ses besoins essentiels avec les trois récoltes que l’engrais humain fait sortir des terres noires, avec les bambous et les pins de ses bois : mais foncièrement pauvre, et incapable de supporter des surcharges qu’il faudrait lui imposer sur le saké (eau-de-vie de riz), le tabac, les allumettes ou quelque autre objet de consommation courante et, pour elle, de première nécessité.

Il n’est pas non plus démontré que les autres impôts sur les propriétés, le revenu, le timbre, etc., puissent être, sans danger, augmentés au delà d’une limite très voisine du taux actuel.

Le projet de budget voté, à peu près sans changements, par les deux Chambres pour 1897-1898, a été fondé cependant sur une élévation de 40 pour 100 des quotités anciennement perçues. Ce que j’ai vu me permet de douter fort que pareils rendements figurent, avant bien longtemps, en espèces sonnantes ou en billets de banque, dans les caisses publiques de l’empire du Japon.



Toutes ces difficultés sont toutes de premier ordre. Néanmoins le gouvernement japonais ne peut pas reculer devant elles, il faut qu’il conserve sa position en Corée, dût-il, pour s’y maintenir, affronter une guerre contre la Russie, autrement dangereuse pourtant, et il le sait bien, que celle qu’il a si heureusement terminée en mai 1895.

Chaque année plusieurs centaines de mille de ses nationaux émigrent de l’archipel trop étroit et sont, pour la plupart, à jamais perdus. Or, la Corée est la seule contrée où ils puissent s’établir sans avoir à renoncer à leurs habitudes les plus invétérées, ni faire un effort d’adaptation trop pénible.

Tout le monde, dans l’archipel, pense et déclara unanimement qu’en Corée seulement est la solution du problème du « Plus grand Japon », augmenter la surface exploitable pour les Japonais au profit du seul Japon. L’acquisition de Formose n’a causé en effet qu’une mince et courte satisfaction. Cette île était considérée immémorialement et surtout depuis 1874, comme propriété japonaise indûment détenue par un étranger. On a oublié cette fiche de consolation quand on a vu l’Espagne obliger le ministère Ito à arrêter l’expansion japonaise vers les Philippines et les Puissances lui interdire de fortifier les Pescadores et d’y construire un arsenal.

Si un ministère quelconque, cédant à une nouvelle « pression amicale », évacuait la Corée sans tenter la fortune des armes, une révolution éclaterait probablement au Japon, beaucoup plus dangereuse que la révolte fomentée en Satzuma par Saïgo en 1877, parce que celle-ci n’a été que partielle, tandis que celle-là mettrait sur pied le Japon tout entier contre les étrangers, en général, et contre le gouvernement qui aurait humilié le pays et l’Empereur devant eux.

Les intérêts matériels sont provisoirement satisfaits par la signature du traité de commerce avec la Chine, sur les bases ultra-avantageuses stipulées à Chimonoseki. Mais le chauvinisme intransigeant frénétiquement exalté, un des traits dominants et caractéristiques de ce peuple, ne l’est pas.

Un habitant de Kyoto me disait, il y a quelques mois, que tous ses compatriotes sont prêts à mourir plutôt que de consentir à l’abandon de la Corée conquise par le sang et les victoires de leurs soldats. Tous, c’est peut-être beaucoup dire. Mais ce propos suggère cette conclusion, justifiée par les développements précédents, que plus les Japonais se cramponnent à la Corée, plus la prudence nous fait une loi, à nous tous blancs, de tenir la main à ce qu’ils l’évacuent et la laissent à elle-même.



Ce malheureux État, dont le nom rituel, Pays du Matin Calme, sonne comme une ironie macabre, reste donc, en Extrême-Orient, la pomme de discorde dont la dispute menacera de rallumer la guerre, tant qu’un règlement international de son sort ne sera pas intervenu.

L’effondrement militaire et naval de la Chine, l’abandon de ses droits sur le royaume péninsulaire, créent dans cette région du Pacifique des devoirs nouveaux aux Puissances. Elles ne peuvent plus y maintenir l’équilibre en opposant l’un à l’autre les deux Empires jaunes. Et il n’y a pas lieu d’espérer qu’elles le puissent de longtemps.

La Chine paraît, en effet, avoir compris que sa véritable force réside uniquement dans les intérêts des Barbares, fils de la mer, dont les rivalités assureront longtemps, sinon toujours, son autonomie, contre leurs propres appétits aussi bien que contre ceux des Japonais. Tel est, semble-t-il, le sens du voyage retentissant en Russie, en Allemagne, en France, en Angleterre et aux Élats-Unis que vient d’exécuter Li-Hung-Chang.

SÉOUL. — NOUVELLE LÉGATION DE FRANCE EN CONSTRUCTION.

On s’est étonné qu’il n’ait fait aucune commande navale ou militaire, aucun engagement d’instructeurs, aucune amorce de cette armée de mercenaires qu’on avait un instant cru son pays prêt à se donner. Il est parfaitement possible que l’ancien vice-roi du Tche-li n’ait pas reçu pouvoir d’engager aucune affaire semblable. Le fait que l’usine d’Essen lui a élevé une statue, rapproché des événements de la récente guerre et de la fortune de plusieurs centaines de millions que des gens très informés attribuent au protecteur de MM. Detring, Von Hanneken et Mandl, jette un certain jour sur cette restriction.

Depuis qu’il est rentré en Chine, le gouvernement de Pékin a constitué un comité de Français pour refaire le célèbre arsenal de Fou-tchéou, construit et détruit par nos compatriotes Gicquel et l’amiral Courbet ; mais rien ne nous garantit qu’une fois les études et plans préliminaires terminés, la moisson que nous aurons semée ne tombera pas sous d’autres faucilles que les nôtres.

Le Fis du Ciel, en outre, est contraint à la plus stricte économie. Le plus clair de ses revenus est fourni par les douanes, et il a dû les engager en garantie des emprunts qu’il a contractés, pour se libérer vis-à-vis du Japon. Aussi a-t-il commencé par diminuer l’effectif de ses armées. Il ne serait pas d’un esprit avisé de compter qu’il entend, par ce moyen, gagner en qualité ce qu’il perdra en nombre. Quant à créer des institutions militaires imitées des nôtres, comme le Japon l’a fait avec tant de succès, le Conseil d’Empire n’en aura même pas la pensée. Ce serait une entreprise chimérique, vouée à l’insuccès, dans un milieu aussi foncièrement civil que la population chinoise. De plus, le danger d’une dictature militaire et d’un asservissement à une armée de prétoriens ou de mercenaires est trop connu de ces Asiatiques pour qu’ils s’y exposent.



Et à quoi bon ? Le vieux Li est revenu de Chimonoseki par le chemin de Damas. Il a compris que les Japonais voulaient substituer en Chine leur exploitation à celle de la caste mandarine. Déjà, pendant la guerre même, ils avaient fait à celle-ci des avances très claires, en vue d’une bonne et solide entente entre frères, contre les blancs. Li n’a pas voulu partager. Il juge très bien fait l’agrégat informe de races et de provinces à peu près totalement indépendantes l’une de l’autre, auquel, par routine incurable, nous donnons, avec le nom de « la Chine », la valeur matérielle et morale de nos Etats-nations, qui sont de véritables personnes. Le formalisme confucianiste est d’accord, avec les intérêts sociaux pour fortifier le mépris et la haine que, comme tout bon Chinois, il nourrit contre les Japonais, et lui inspira un optimisme sans mélange, rebelle à toute innovation. Que pourrait-elle, sinon détraquer la machine politique dans laquelle il révère, avec tous les sujets du Fils du Ciel, l’archétype de la perfection ? Aussi est-il venu demander simplement à l’Europe de compléter le sauvetage commencé à Chimonoseki. Et le relèvement des droits de douanes, s’il avait été accordé, produirait à lui seul ce résultat.

Le vieux diplomate n’a fait valoir aux gouvernements russe, allemand, français, anglais et américain, que les besoins nouveaux créés au Trésor chinois par les indemnités qu’a exigées le Japon et la réparation des pertes subies dans les provinces envahies. Mais les hommes d’État auxquels il a parlé connaissent le style du protocole chinois.

L’intervention des trois Puissances qui a sauvé l’intégrité du territoire et la capitale de la Fleur du Milieu, a été présentée par le Fils du Ciel comme un retour des Barbares rebelles à leur devoir longtemps négligé de fidèles vassaux. Les souscriptions européennes aux emprunts ont passé pour le tribut qui allait recommencer à être payé L’élévation des droits de douane fortifierait cet échafaudage de mensonges qui finirait par transformer en guerre victorieuse le honteux « lâchez tout » militaire de 1894 et 1895, rendrait populaires la dynastie et l’empereur actuels et beaucoup moins traitables les mandarins déjà coriaces auxquels tous les Européens ont affaire.

Aussi Li-Hung-Chang a-t-il entendu partout réclamer des avantages compensatoires, permettant aux blancs de garder intact leur prestige et de récupérer par d’autres voies les sacrifices pécuniaires qui leur seraient imposés par les douanes.

AU COMMISSARIAT GÉNÉRAL DE FRANCE À SÉOUL.

Rien n’a été conclu, sans doute ; mais cependant, même si cette négociation demeure infructueuse, l’ambassadeur extraordinaire du Fils du Ciel aura accompli la principale des missions dont il était chargé. Le récit seul, tel que l’ont publié les journaux de toutes les nationalités, de son voyage triomphal, mis en regard du passage inaperçu de la mission japonaise du prince Foushimi et du maréchal Yamagata au couronnement du tsar Nicolas II, et de l’accueil qu’il a reçu des plus fameuses nations du monde barbare, dispenseront Sa Majesté Kouang-Hsou de se mettre en frais d’hyperboles et d’inventions pour démontrer à ses sujets qu’il est toujours le maître vénéré de toute la terre.

Heureux encore, si le « sage comte Li » ne rapporte pas également de son féerique tour du monde la conviction que la Chine n’aura besoin ni d’armées ni d’escadres tant que les puissances rivales continueront à entretenir des corps de troupes dans leurs possessions d’Asie orientale et à faire croiser des vaisseaux de guerre sur les mers qui les baignent !



Dans ces conditions, il faut que l’Europe résolve par ses propres moyens le problème extrême-oriental et assure elle-même la liberté et la sécurité du commerce sur les routes intercontinentales tracées à travers le Grand Océan.

Formose, de l’avis général, exerce sur elles toutes le même commandement que Malte sur celles de la Méditerranée. Une bonne marine, possédant sur cette île les arsenaux et abris d’une solide base d’opérations, tiendrait à son entière merci les mers de Chine et toutes les lignes du Pacifique, de Hong-kong en Australie, aux canaux de Panama et de Nicaragua, à San Francisco, à Vancouver, au Japon, à la mer de Corée, au golfe du Liao-tong et à Vladivostock. La fameuse « Haute Route Impériale » si chèrement établie par les Anglais de Londres ou Liverpool à Halifax (Acadie), de là à Vancouver à travers le Canada par le Canadian Pacific railway, puis à Hong-kong par les vapeurs dits « Empress » qui le complètent, bien que ces vapeurs, construits en acier, aient des plates-formes pour l’artillerie, puissent aisément devenir des croiseurs tenant la mer treize jours à raison de 13 nœuds à l’heure, ne leur offrirait aucune sécurité. Le possesseur de Formose pourrait toujours surprendre leurs convois de troupes et leurs escadres, et bloquer à volonté Hong-kong, tandis que lui-même ne pourrait être bloqué qu’au prix de frais et d’armements gigantesques.

Le même raisonnement s’appliquerait avec autant de rigueur à notre Indo-Chine et aux Philippines espagnoles.

La prise de possession de la Nouvelle-Guinée par l’Empire allemand en novembre 1884, l’établissement par les Anglais d’un dépôt de charbon à Treasury islands, et de leur domination aux îles Louisiade, Ellice, Gilbert (27 mai 1892), la neutralisation du groupe Samoa (janvier 1890), ne diminuent en rien la prépondérance de Formose et des Pescadores.

Le Japon, déjà dangereux par sa position au point de relâche nécessaire des navires à vapeur, qui ne peuvent embarquer assez de charbon pour marcher pendant plus de treize ou quatorze jours à la vitesse de 13 ou 14 nœuds à l’heure, est désormais le maître du Pacifique nord et peut devenir l’arbitre de la querelle pendante à ce sujet entre les grandes puissances blanches.

Étendu comme une digue gigantesque de la pointe du Kamtchatka au sud de Formose, il sépare des libres espaces de l’Océan les mers qui baignent l’Asie orientale et peut en faire autant de mers intérieures, de bassins aussi fermés que la mer Caspienne ou la mer d’Aral. S’il possédait encore la Corée, son rêve, l’Asie aux Asiatiques, c’est-à-dire l’unification des jaunes sous son hégémonie, serait virtuellement accompli et il n’aurait plus qu’à attendre ou à favoriser des complications de l’autre côté de la terre pour transformer ce rêve en une désastreuse réalité.

Le soulèvement des Philippines a coïncidé singulièrement avec la révolte de Cuba ; et ces deux splendides domaines sont placés beaucoup trop à portée de deux compères, le Japon et les Élats-Unis, dont les relations étroites n’ont pas été une des moins curieuses circonstances de la guerre contre la Chine.

L’Angleterre qui, en 1883, ne supportait pas la pensée que la Chine perdît à notre profit Formose et les Pescadores, ne les a peut-être laissé prendre aux Japonais qu’avec l’arrière-pensée de s’assurer ainsi un moyen détourné de les acquérir un jour.

D’autre part, les Japonais réalisent les espérances énoncées par le Times en septembre 1894. Ils empêchent les Russes d’implanter leur domination en Corée et d’ouvrir au large leur fenêtre sur le Pacifique. C’est un grand service qu’ils rendent à la politique traditionnelle de l’Angleterre ; mais, en même temps, ils en recueillent de grands avantages présents, sans parler de l’avenir qu’ils préparent. Ceci pourrait bien porter ombrage à nos voisins, qui n’aiment pas voir manger par autrui les marrons qu’ils ont tirés du feu, et sont plus habitués au rôle inverse. Ils pourront bien regretter leur funeste égoïsme de Chimonoseki et trouver avantage à s’associera l’action des autres puissances pour sauver l’indépendance de la Corée, seul moyen pratique de rétablir, au moins provisoirement, l’équilibre rompu dans le Pacifique nord au profit du Japon.



Mais il est douteux que la solution qui interviendra soit favorable à leur implacable égoïsme. Il est d’autres intérêts, tout aussi respectables en eux-mêmes, et dont les forces qui les appuient contraindront le Foreign Office à tenir compte. L’engagement extorqué, dit-on, à l’ambassadeur russe à Pékin en 1888 au moment où les Anglais évacuèrent Port-Hamilton, que la Russie n’occuperait jamais aucun point du territoire coréen, ne saurait être invoqué sérieusement par un gouvernement qui n’a pas châtié ceux qui ont dépouillé le Portugal en Afrique et commis l’attentat que l’on sait sur le Transvaal.

Le Transsibérien importe autrement à la civilisation que la hausse ou la baisse des actions de la compagnie Chartered et des sociétés de mines d’or.

La gare terminale et le grand port à la fois de commerce et de guerre qui devra l’entourer, ne peuvent être à Vladivostock, bloqué par les glaces quatre mois de l’année. Port-Lazarew (Gensan) est une rade étroite, peu profonde et venteuse. Port-Arthur est séparé de l’Amour par un pays à peu près désert, étendu sur plus de 1 000 kilomètres, très accidenté, où le trafic du chemin de fer ne paierait même pas la graisse des essieux, écarté à trois jours pleins de la grande ligne océanique du tour du monde. Fousan, sur le détroit de Corée, est étroit et venteux et exigerait de très grands travaux d’appropriation.

Mais sur la côte coréenne qui fait face à Tsouchima, Ike, Nagasaki, et à l’entrée de la mer Intérieure, les magnifiques rades de Masampho (Douglas inlett), ou Nautilus, entre les îles Nautilus, Mandarin et Insult, pourraient dès maintenant recevoir et abriter parfaitement toutes les escadres qui naviguent sur le Pacifique. Le terrain n’y offre pas d’obstacles trop considérables aux ingénieurs et architectes, et la contrée en arrière est un des greniers à riz de la Corée, sans même mentionner qu’elle contient ses plus belles forêts de camphriers.

La Russie ne pourra obtenir du roi la concession de l’une de ces baies et le prolongement du Transsibérien jusqu’à elle que si les Japonais ne conservent dans le Pays du Matin Calme que la représentation diplomatique et l’escorte réglementaire de leur ministre, auxquelles ils ont droit.

Nous avons analysé plus haut les prétentions tout autres de ces derniers. Mais avoir pour la Sibérie des voisins aussi avides, aussi peu scrupuleux, aussi batailleurs et aussi envahissants, la Russie ne saurait l’accepter. Partager avec eux, serait faire un marché de dupe et courir au-devant d’un conflit.

Habituée à temporiser, persuadée que tout vient à point à qui sait attendre et vouloir, la Russie termine soigneusement les forts qui rendront Vladivostock imprenable ; elle assure ses approvisionnements de charbon en étendant l’exploitation des houillères de Douï, dans l’île Sakkhaline ; elle maintient dans le Pacifique une des plus puissantes escadres européennes qui y naviguent et pousse activement son Transsibérien. Récemment, elle a obtenu que l’armée coréenne fût confiée entièrement à des instructeurs russes et non plus japonais, comme l’avait fait le comte Inouye. Il est impossible de savoir ce que le maréchal Yamagata a rapporté de sa mission à Moscou, au couronnement du tsar Nicolas II (mai 1896). Il est cependant au moins douteux que ce soient des concessions en Corée, car tous les conseillers ou instructeurs japonais, embusqués par le comte Inouye et ses successeurs dans les ministères et administrations, après avoir été remplacés par des Américains et quelques sujets anglais, ont eu, depuis le retour du maréchal Yamagata à Tokyo, des successeurs russes. M. Alexief, un Russe, a été récemment nommé Surintendant des Finances, au lieu et place de M. Mac Leavy Brown, appelé à la Direction des Douanes Coréennes.

La population nippone ressent douloureusement ces « humiliations », et au Parlement plusieurs députés ont questionné l’an dernier le comte Okuma sur l’arrangement de Moscou, sans succès d’ailleurs, à leur profond mécontentement.

La session de la Diète, qui a commencé en décembre 1897, a duré juste un jour. Le ministère Matsoukata l’a prorogée pour éviter un vote de défiance. Mais l’irritation populaire était telle, que le cabinet a dû démissionner et que l’Empereur a ramené au pouvoir le marquis Ito, l’habile pilote dont la guerre sino-japonaise a popularisé le nom en Europe. Il n’est pas absurde de suggérer qu’il aura à résister à des poussées populaires vers la Corée,… à moins qu’il ne soit, comme en 1894, contraint d’y céder.

La Russie attendra, sans rien céder, la terminaison de ses préparatifs, et alors le Japon qui, par point d’honneur, ne reculera peut-être pas, apprendra à ses dépens ce qu’est une guerre.



Et d’autant mieux qu’il alarme ou mécontente tous ses voisins. Ce qui a été divulgué des dessous de l’insurrection des Philippines, où les « soshi » de Tokyo ont encore mis les mains, les dépenses imposées de ce chef à l’Espagne, n’ont pas incliné le gouvernement de Madrid à favoriser les agrandissements des Japonais, et il a fortement augmenté son escadre du Pacifique. Leurs agissements actuels aux îles Sandwich ont dû refroidir les États-Unis.

L’Allemagne est intéressée également, non seulement par le souci de sa politique européenne, à être agréable aux Russes, mais par son commerce sans cesse grandissant en Extrême-Orient, à enrayer autant que possible l’essor des Nippons. Elle a prouvé à Chimonoseki et depuis, par l’occupation de la baie de Kiao-tchao, qu’elle le comprend.

La France ne peut pas voir avec satisfaction les sujets du Mikado utiliser sa protection au Siam pour lui faire concurrence. Elle sait qu’on fait traduire en secret, à Tokyo, les mémoires de l’amiral Courbet et sa correspondance. Déjà au moment du traité de Chimonoseki, des Japonais très notables nous disaient : « Pourquoi intervenir entre nous et la Chine ? Nous ne nous sommes pas occupés de ce que vous avez fait à Tonkin ! » — Et de grands personnages n’appelaient notre protectorat que le Tonkin de la Chine. Les fréquentes visites de missions ou d’officiers japonais au Tonkin ne nous rapporteront rien de bon et ne sont certainement pas bien intentionnées.

Le Japon s’est posé comme le champion des Jaunes et leur émancipateur prédestiné. Tôt ou tard nous aurons à compter avec cet avatar asiatique de la doctrine de Monroë et nous avons intérêt à ce que son protagoniste ne devienne pas assez fort pour nous gêner sérieusement.

Le succès de la Russie ou du Japon dans leurs projets sur la Corée amènerait donc, par le seul fait des compensations à donner aux autres puissances, l’explosion d’une guerre dont personne ne pourrait actuellement préjuger l’étendue et les conséquences.

Le seul moyen de l’éviter et de concilier tous les intérêts est de faire de concert, en Corée, et pour le bien de tous les peuples civilisés, ce qu’on a jusqu’ici toléré que le Japon opérât pour le sien exclusivement.

Si les Puissances attendent, en effet, que, sous le protectorat nippon, la monarchie absolue soit remplacée en Corée par la monarchie tempérée, que le roi, gardien des lois, ne soit plus que leur premier serviteur ; que le mérite et non la faveur et l’argent donne honneurs, dignités et fonctions publiques ; que la puissance des coteries familiales et politiques soit réduite à son minimum inévitable ou même annulée ; que le budget ait trouvé son Colbert et ne soit plus employé qu’à procurer tous les instruments possibles de progrès économique et moral ; et que tout le gouvernement soit réglé par les principes essentiels des civilisations modernes occidentales, le Japon aura aménagé ce pays comme il le désire et y aura trouvé les moyens qui lui manquent encore de créer une puissance militaire et économique suffisante pour évincer les blancs de l’Extrême-Orient et provoquer chez eux de très graves crises industrielles et commerciales.



Quand par les rades Masampho et Nautilus il aura complété la fermeture du détroit de Corée, quand il possédera à sa portée, plus près de Nagasaki et de Sasebo que l’Algérie ne l’est de Marseille et de Toulon, pour y déverser les milliers d’émigrants annuels que son sol ne peut pas nourrir, un pays vierge, le dernier peut-être qu’il y ait au monde, une Égypte ou une Inde, dont il connaît, mieux que personne les richesses latentes, auxquelles il ne manque que la mise en œuvre, les Puissances pourront inscrire sur leurs monnaies le « sic vos non vobis », avec lequel les dupés sont souvent obligés de se consoler.

Un pareil rôle ne saurait évidemment être le leur.

Le Japon a reconnu l’indépendance de la Corée avant même de l’avoir fait officiellement sanctionner par la Chine. L’intervention des trois Puissances, au nom de la paix de l’Extrême-Orient, les constitue garantes de ce nouvel article du droit public international.

La Corée est une sorte de Maroc ou d’Égypte de la Méditerranée du Pacifique. L’action de la diplomatie européenne a réussi jusqu’ici à maintenir ces deux États plus ou moins indépendants et d’y laisser libre le jeu nécessaire de la concurrence économique.

L’entente franco-russe, de son côté, a sauvé l’intégrité et l’indépendance de la Chine en avril et mai 1895 et aussi la situation actuelle des blancs dans l’Extrême-Orient. Elle a suffi pour contre-balancer la mauvaise volonté et l’abstention de l’Angleterre. Récemment encore les deux alliées ont empêché cette même puissance d’allumer une guerre générale en entreprenant de régler seule la question arménienne et la réforme du gouvernement ottoman. Leur action parfaitement solidaire peut s’exercer avec la même autorité et le même poids pour le rétablissement de l’équilibre dans le Pacifique nord et la sécurité de ses grandes routes. Seules, elles peuvent empêcher que de dangereuses intrigues ne déchaînent à nouveau une guerre où l’Angleterre saurait bien s’adjuger la part du lion, en saisissant ou Formose, ou les îles Chu-san à l’embouchure du Yang-tse-kiang, ou Quelpaert ou Port-Hamilton, ou au besoin Tsouchima, où elle a déjà demandé à transporter sa concession de Kobé, quitte à offrir aux Russes l’île de Yezo, qui les brouillerait éternellement avec le Japon.

Les Japonais que j’ai entendus parler légèrement, et comme d’une tâche proportionnée à leurs forces, d’une guerre contre la Russie seule, au moment de l’affronter soutenue par nous, malgré les bouillonnements d’une fureur d’autant plus douloureuse qu’il faudrait bien la contenir, écouteraient probablement plutôt les conseils de la prudence, comme en mai 1895, que les suggestions de leurs journaux trop influencés par les chaleurs des latitudes méridionales. Leur gouvernement serait sans doute renversé et ses membres assassinés par les fameux « soshi « sur lesquels il ne peut arriver à exercer un contrôle efficace. Une ère de guerres civiles recommencerait peut-être, et mettrait pour quelques lustres cette nation embarrassante hors de cause.

Sans tirer l’épée donc, la France et la Russie peuvent magnifiquement compléter leur œuvre d’équilibre et de paix en rendant la Corée à elle-même. Nous y avons, nous, le plus pressant intérêt, comme à tout arrangement qui diminue la prépondérance de l’Angleterre quelque part ; et celui-là la diminuerait, puisque le Japon n’est cher à cette dernière que dans la mesure où il la sert en écartant la Russie des ports toujours ouverts du Grand Océan.

Le soin de transformer la Corée, peu à peu, sans secousses, pourrait être confié à toutes les grandes Puissances. Elles procureraient ainsi un bien que le Japon a péremptoirement démontré n’être pas en état de produire, et feraient disparaître, avec le seul motif qu’il puisse invoquer diplomatiquement pour justifier son attitude dans la péninsule depuis deux ans, le plus grave danger qui menace en Extrême-Orient la paix du monde.

Le corps diplomatique à Séoul constituerait autour du roi de Corée le conseil de famille que forment les ambassadeurs à Constantinople auprès du Sultan, et même, au besoin, une sorte de commission danubienne, où les intérêts japonais pourraient être pris en considération au même titre que ceux de la France, de la Russie et de l’Angleterre.

Les Japonais répandent en vain le bruit que le départ de leurs garnisons du « Pays du Matin Calme » serait suivi d’une révolution sanglante, parce que le pays veut revenir au gouvernement des Mins et autres coteries. La ficelle est usée. Les Anglais ont trop tiré dessus pour faire jaillir des Mahdis d’un Soudan à surprises et transformer la vallée du Nil en colonie britannique. Il est aujourd’hui hors de toute contestation que les Nippons ont été les plus dangereux perturbateurs du « Pays du Matin Calme ». Le récent soulèvement antichrétien du Chantong est un spécimen très opportunément fourni des procédés par lesquels ils se rendent nécessaires dans un pays qu’ils veulent garder, bien que l’honneur leur fasse une loi de l’évacuer. On remarquera que les révoltés n’ont pas inquiété un seul ni des soldats, ni des coolies, ni des mercantis du corps d’occupation de Weï-haï-weï.

Si le Japon refuse de laisser la Corée à elle-même sous la tutelle de tous les représentants de toutes les Puissances, constitués en une sorte de commission danubienne, s’il s’oppose par les armes à des concessions faites aux Russes avec l’appui de la France, laquelle n’y trouverait que des avantages, je crois avoir déjà vu dans les rues de Séoul quelle sera la fin du rêve mégalomane des sujets du Mikado :

Un Coréen sortait un jour devant moi d’une boutique nauséeuse, mangeant des yeux un long ruban de viande qu’il balançait au bout de ses doigts. Évidemment, il ne restait plus au monde d’autre estomac que le sien. Mais une pyrargue (ces rapaces pullulent en Corée et au Japon) tomba du ciel comme une pierre, glissa d’un plongeon bref entre nous deux,… et je ris encore en revoyant, de souvenir, mon gros Coréen un pied en l’air, un bras écarté, les yeux écarquillés,… et la main vide.

  1. Ce caractère est formé de deux barres, analogues aux deux côtés non parallèles d’un trapèze, coupées par deux horizontales en trois tronçons égaux, qui déterminent neuf surfaces inégales.
  2. Ceci fait penser aux cérémonies augurales, à l’établissement du templum découpé dans le ciel par le bâton blanc de l’augure et à la projection sur le sol des directions Cardo et Decumanus.
  3. Les Japonais partagent ce goût et le satisfont avec le to fou, fabriqué avec des haricots. L’hôtel Nakamura, à Kyoto, était autrefois renommé pour ses to fou.
  4. Pareil usage existe encore au Japon. Au mois d’août 1894, quand l’Empereur s’est rendu de Tokyo à Hiroshima, beaucoup d’étrangers regardèrent défiler le cortège de la terrasse du Roukonmeïkan, leur club, situé à peu près en face du Parlement japonais. Après la cérémonie, la foule leur jeta force pierres, parce qu’ils s’étaient rendus coupables de lèse-majesté en regardant l’Empereur de haut !