Aller au contenu

La Corée avant les traités/Texte entier

La bibliothèque libre.
La Corée avant les traités
Souvenirs de voyages
Texte établi par Ch. Delagrave, Institut géographique de Paris.



À


M. LUDOVIC DRAPEYRON
Directeur de la Revue de Géographie
Secrétaire général de la Société de topographie de France


HOMMAGE DE SON DISCIPLE ET COLLABORATEUR DÉVOUÉ


Maurice Jametel



CHAPITRE I

DE NAGASAKI À FOU-SANG


Le mardi 15 mai… notre ancre, vigoureusement enlevée par l’effort des quarante hommes de notre équipage, s’arrache à regret au dolce far niente de la baie de Nagasaki. Là, en effet, notre navire ne fatiguait ses chaînes par aucun de ces bonds brusques et saccadés auxquels l’oblige trop souvent la vague capricieuse ; les collines qui nous entouraient ne laissaient passer qu’un souffle de la brise du large, à peine capable de rider la surface unie du lac que nous quittions pour aller courir des mers semées d’écueils inconnus et labourées par les typhons pendant cette saison de l’année. Enfin notre coquille de noix, quoique petite, est solide ; l’équipage, aguerri par une croisière de deux ans dans ces parages, est à toute épreuve ; et quant au commandant, son amabilité n’est rien en comparaison des qualités exceptionnelles qui en font, à la fleur de l’âge, un vieux loup de mer. Dans de semblables conditions, nous pouvons donc nous abandonner sans crainte aux hasards de la navigation. Quant à l’imprévu : naufrage, rencontre de cannibales, etc., etc., ce sont là des dangers inséparables d’un voyage, et nous ne pouvons, pour les conjurer, que répéter l’invocation des mariniers bretons, appelant sur leurs manœuvres les bénédictions du Ciel, « à Dieu vat », en plaçant nos destinées entre les mains de la Providence.

Au moment où quatre heures sonnent au temple protestant de l’île de Décima, l’ancienne résidence des marchands hollandais au xvie siècle, notre ancre apparaît à la surface de l’eau, et nous nous dirigeons lentement, sous la double impulsion de notre hélice et de la marée descendante, vers l’entrée de la baie. À cette heure matinale, tout dort encore dans le port de Nagasaki ; le soleil, déjà levé depuis longtemps, reste encore caché par le cirque de collines qui entoure la rade ; seul un officier, qui monte son quart sur la passerelle d’un navire russe, nous salue au passage et nous souhaite bon voyage et bonne chance. Le temple de Outsougué, qui domine la ville japonaise, se perd déjà au milieu de la verdure sombre du bois de camélias qui l’entoure. Nous saluons au passage une petite île très haute, dont les rives s’élèvent à pic du côté du large ; c’est de ce promontoire que les féroces Taïcouns faisaient autrefois précipiter ceux de leurs sujets qui s’étaient laissé séduire par les dogmes consolateurs du christianisme ; là, les pauvres pêcheurs des archipels voisins venaient expier, sur cette nouvelle roche tarpéienne, leur foi dans une vie meilleure, qui devait être la récompense de leurs luttes acharnées contre un élément sans pitié ; et, au moment suprême, leur seule consolation était de pouvoir dire un dernier adieu aux rivages où ils avaient vu le jour et qu’ils apercevaient au loin, à moitié perdus dans la brume.

Bientôt nous laissons derrière nous ce lieu de supplice et ses douloureux souvenirs ; nous abandonnons l’abri des côtes, la vague se creuse, et notre demeure mobile se met à sauter de cime en cime, en faisant jaillir autour d’elle des torrents d’écume. À droite, la terre ferme de Nippon forme une ligne régulière à l’horizon ; à gauche, le groupe des Goto découpe sur le ciel bleu ses cimes boisées ; en arrière, la côte japonaise semble se fermer derrière nous ; à l’avant seul, la mer est libre, et, si nous avions les yeux d’Argus, nous pourrions déjà apercevoir bien loin les côtes de la Corée, le but de notre voyage.

L’archipel des Goto, — les cinq îles, — comprend, outre un grand nombre de petits îlots presque submergés à marée haute, les îles de Ouakamatsou, Nakadori, Hariouo, Oukou et Poukoni. Cette dernière, de beaucoup la plus importante, mesure environ deux lieues carrées ; elle renferme le seul port profond de l’archipel, Kéioura ; cependant les navires qui sont surpris dans ces parages, par le mauvais temps, préfèrent se réfugier dans la baie de Nagasaki, au lieu de s’engager dans un véritable labyrinthe de passes et de chenaux. Avant l’abolition de la féodalité au Japon, les Goto formaient une principauté gouvernée par un prince de ce nom ; mais, à l’heure qu’il est, ces îles ne sont plus qu’une partie d’un département dont le chef-lieu est à Nagasaki. On peut encore voir, dans l’île de Foukoué, le château-fort qui servait de résidence aux daïmios au temps de leur grandeur ; seulement, à la place des fiers guerriers qui l’habitaient alors, on voit entrer et sortir de ses portes de petits Japonais, un melon en feutre sur la tête ; leur devanture est agréablement ornée d’une grosse chaîne en simili-or, sans doute pour montrer aux Orientaux que tout n’est pas d’or dans la civilisation de l’Occident, et qui révèle, par sa présence, l’existence de cet incommode instrument qui rappelle à tout instant aux pauvres sujets du Mikado que times is money. Quelques îles des Goto renferment, dit-on, des rizières, dont la production atteindrait le chiffre de 15 000 hectolitres par an ; mais avec nos lunettes nous ne voyons que des champs de blé et d’orge dont les vagues vertes sont coupées çà et là par un cerisier tout couvert de fruits.

Nous passons l’extrémité nord du groupe des Goto, vers les neuf heures du matin. Plus nous avançons, et plus la mer devient dure ; des nuages bas courent sur l’horizon, et déversent sur nous en passant des torrents d’une pluie chaude, venue en droite ligne de l’équateur. Nous entrevoyons seulement, à travers la brume, le cap sud de l’île de Tsoushima ; mais, à partir de ce moment, le brouillard épaissit de plus en plus ; notre vue s’arrête juste à l’extrémité de notre beaupré, qui n’est pourtant pas bien long. Heureusement pour nous, nous nous étions décidés, lors de notre départ de Nagasaki, à mouiller à l’abri de Tsoushima, pour éviter de naviguer pendant la nuit entre des côtes peu connues et encore moins éclairées ; dans cette intention, nous avions emmené un pilote japonais qui connaissait fort bien les parages où nous nous trouvions perdus au milieu de la brume, et où il avait l’habitude de guider les jonques indigènes. Ce pilote nous avait promis de nous mettre à l’abri pour passer la nuit autre part qu’en mer, et sans lui il nous eût été impossible de trouver un refuge au milieu des nuages de brume qui nous entouraient.

Le mot de pilote éveille, dans l’esprit de tout Européen, une idée de sécurité et de responsabilité que la seule vue de notre guide improvisé aurait suffi à dissiper dans le cerveau le plus optimiste. Notre soi-disant pilote était un enfant de quatorze ans à peine ; lorsqu’il se présenta pour la première fois à bord, il était vêtu d’un veston gris et d’un pantalon de même couleur ; son chef était garanti des ardeurs du soleil de Nagasaki au mois de juin, par un melon à bord étroit, et ce costume était complété par un plastron de cravate bleu de ciel, au milieu duquel s’étalait une épingle représentant un cornet à piston en miniature. Dès qu’il fut engagé, il disparut quelques instants, puis vint prendre sa place sur la passerelle, complètement transformé dans le costume du pays, ayant à la main un petit paquet contenant les vêtements que nous venons de décrire grosso modo, et qui formaient, vraisemblablement, sa tenue de cérémonie. Ce qui nous fit faire cette supposition, c’est que chaque fois qu’il était appelé auprès du capitaine, il abandonnait aussitôt son costume national pour revêtir le contenu du précieux paquet qui ne le quittait pas un seul instant.

Avec un pareil pilote et le brouillard qui nous entourait, notre prudent commandant crut devoir s’entourer de toutes les précautions imaginables : les vigies furent doublées, des sondeurs furent placés sur les deux bords, les voiles furent serrées, et la marche de la machine fut ralentie ; c’était là tout ce que nous pouvions faire dans l’intérêt de notre sécurité. Nous évitions ainsi de nous échouer sur des bas-fonds ; mais toutes ces précautions nous laissaient désarmés contre les atteintes des malencontreux cailloux dont la tête se dresse au sein des ondes, comme ces diables qui font irruption de leur boîte au moment où on s’y attend le moins. Enfin une dernière considération rendait encore notre situation plus critique ; notre guide voulait nous conduire dans une baie bien abritée, située, disait-il, dans la partie sud-est de Tsoushima ; or, malgré toutes nos recherches sur les cartes des amirautés anglaise et française, il nous avait été impossible de découvrir le moindre abri dans les parages indiqués. Qui fallait-il croire ? notre pilote, encore enfant, ou les savants docteurs en géodésie qui avaient préparé les cartes que nous avions sous les yeux ? La suite de notre voyage nous apprit que le plus savant n’était pas celui qu’un vain peuple pense.

Les fonds diminuaient rapidement sous la quille de notre petit navire ; déjà les sondeurs avaient enregistré des profondeurs peu rassurantes de 5 à 10 mètres, et cependant rien ne nous annonçait le voisinage d’une terre ou d’un abri. L’eau avait conservé sa teinte ordinaire ; les vagues continuaient à suivre la même direction ; et nous n’apercevions ni herbes sur la mer, ni oiseaux dans l’air, ces signes précurseurs de l’arrivée au port. Enfin, vers les cinq heures du soir, une violente rafale du nord déchira largement le rideau de brume qui s’étendait devant nous ; et nous aperçûmes, à quelques centaines de mètres à peine de notre avant, une ligne de falaises boisées contre laquelle la mer allait se briser, en faisant jaillir des torrents d’écume. Nous voyions bien distinctement les contours écumeux de la plage ; mais l’humidité de l’air était telle que le bruit des brisants ne parvenait pas encore jusqu’à nous, et le tumulte des éléments que nous admirions nous semblait d’autant plus étrange qu’il nous paraissait silencieux. Le pilote nous montra, au sommet d’une falaise, une petite tour carrée en bois, haute de quelques mètres, qui marquait l’entrée de la baie que nous cherchions. En effet, lorsque nous approchâmes de la côte, la falaise qui portait la tour de bois s’en détacha, formant ainsi un promontoire entre la pleine mer et le port de Yéraisaki. L’entrée de ce port, au lieu d’être perpendiculaire à la direction générale du rivage, forme, avec ce dernier, un angle très aigu, qui la fait disparaître complètement derrière le promontoire dont nous venons de parler. Quelques minutes après, nous dépassions ce phare un peu primitif, et nous jetions l’ancre à peu de distance de l’entrée, à 30 mètres environ de la rive et de la baie. Le peu de confiance que nous inspirait notre jeune pilote nous engagea à ne pas entrer plus avant dans le port. Nous craignions de nous échouer ; et la proximité du rivage nous commandait du reste la plus grande circonspection ; de notre bord nous aurions pu facilement causer avec une personne qui se serait trouvée à terre. Une fois bien établis dans notre mouillage, où la mer pénétrait encore assez pour nous faire rouler, un canot fut chargé d’opérer des sondages, et de s’assurer si nous avions l’espace nécessaire pour pouvoir pivoter autour de notre ancre, à la marée de la nuit. Nous profitâmes de cette occasion pour descendre à terre, et, pendant que deux embarcations relevaient la baie, nous reconnûmes de notre côté, comme simple touriste, sans aucune prétention scientifique, le pays inconnu où nous venions de débarquer.

En arrivant dans le port de Yéraisaki, dont l’entrée est orientée au sud-est, on aperçoit à peu de distance, droit devant soi, dans la direction du nord-ouest, un promontoire à base granitique, dont les bords escarpés sont couverts d’une végétation luxuriante ; puis, dès qu’on a dépassé le chenal, on découvre, à droite et à gauche de ce promontoire, deux anses profondes, entourées de collines élevées, qui donnent à la baie la forme d’un bonnet d’évêque dont les deux pointes s’enfoncent dans l’intérieur des terres. Le fond de l’anse de droite est occupé par une digue coupée seulement en deux endroits, pour laisser passer des ruisseaux qui descendent d’une petite vallée en miniature, où se trouve construit le village de Yéraisaki, résidence d’un gouverneur japonais. Quant à l’autre enfoncement de la baie, nous n’avons aperçu sur ses bords aucune agglomération de maisons ; seuls, deux ou trois bâtiments, ressemblant à des magasins à fourrage, se dressent sur l’unique partie de la rive où les flots ne battent pas directement le pied des collines, et laissent entre eux et l’escarpement un étroit terre-plein. Au moment où nous descendîmes sur ces rivages qu’aucun Occidental n’avait sans doute visités avant nous, la cloche du bord sonnait six heures ; le soleil, déjà disparu sous l’horizon, éclairait encore bien nettement le calme du paysage, qu’il nous était donné de contempler après la journée laborieuse que nous venions de passer sur un élément auquel la tranquillité est malheureusement trop peu connue. Notre premier soin, en arrivant à terre, fut de traverser et de retraverser en tous sens la petite ville de Yéraisaki ; ses rues assez mal entretenues nous montraient, à chaque pas, qu’elles n’avaient pas été mieux traitées que nous par le temps dans la matinée. Les habitants sont rares dehors. Les boutiques et les maisons offrent une architecture toute japonaise ; les épiciers, les marchands de faïence et d’allumettes suédoises abondent, et semblent constituer les seuls éléments du commerce indigène. Après avoir ainsi rempli nos devoirs envers la ville, nous prenons un sentier qui grimpe doucement sur le flanc des collines ; ici plus d’habitations et encore moins d’habitants ; du côté de la baie, la vue s’arrête sur le promontoire du phare, tandis que l’autre côté du sentier est bordé d’un bois de bananiers aux larges feuilles ; sous leurs ombrages, des fraisiers sauvages étalent leurs fruits parfumés avec une impudence qui semble indiquer ou une trop grande abondance, ou une ignorance complète, de la part des naturels, des qualités de la violette des potagers. Pour nous, qui n’avons pas été gâtés sous le rapport des fruits depuis notre départ de Marseille, nous maraudons au passage, au détriment de dame nature, sans avoir à craindre les gardes champêtres,

Enfin nous arrivons à un petit plateau occupé par un temple en ruine et par quelques habitations ; au-dessous, sur la déclivité de la colline, s’étend le cimetière, dont les stèles minuscules disparaissent au milieu d’un fouillis de lianes ; et au travers de ce champ de morts, un ruisseau, — un torrent en miniature, — saute de pierres en pierres en chantant son éternelle chanson, sans doute pour charmer le sommeil de ceux qui reposent pour l’éternité sur ses bords,

Voici l’étroit sentier de l’étroite vallée.

Un petit chemin descend le long du ruisseau ; nous nous y engageons ; mais la voie des hommes est comme celle de la nature qu’elle côtoie, les pierres et les obstacles y sont aussi fort nombreux. À un moment, le lieutenant B…, qui marche derrière moi, s’embrouille dans une liane et me tombe dessus, au grand désagrément de mon pied qui apprend, à ses dépens, que notre cher camarade n’a pas toute la légèreté d’un revenant.

Lors de notre retour dans la ville, deux agents de police japonais, habillés à l’européenne, et ayant pour arme une longue canne, viennent nous inviter, autant par les gestes que par la parole, à exhiber nos passeports, ou à retourner à notre bord. Comme nous avons cru inutile de nous munir de ces pièces à Nagasaki, il nous est impossible de nous rendre à la première requête des aimables policemen de Tsoushima. Quant à l’autre alternative, elle nous sourit peu ; nous préférons exciper de notre ignorance de la langue japonaise pour faire la sourde oreille, et comprendre de travers les gestes dont ils accompagnent leurs discours. Nous étions d’autant moins disposés à comprendre l’invitation polie de retourner à bord qui nous était faite, que nous n’avions pas encore commencé à remplir la tâche qui nous avait été assignée, lorsque nous avions laissé nos camarades se livrer aux douceurs de l’hydrographie pratique. Notre mission était de procurer au carré une abondante provision de poissons frais, des homards autant que possible ; malheureusement notre ignorance de la langue ne laissait pas que de nous embarrasser ; nos six yeux eurent beau chercher dans les recoins des boutiques, dans les marmites, et jusque dans les tas d’immondices, il nous fut impossible de découvrir un seul poisson frais, ou même quelques vestiges pouvant en rappeler l’existence. Il y avait bien, étalées dans les devantures des épiceries, de grosses soles fumées ; mais la pantomime que nous fîmes pour expliquer que nous désirions de semblables victuailles sortant du sein des ondes, resta incomprise ; les agents de police nous rendirent la monnaie de notre pièce ; nous n’avions pas voulu admettre que les signes qu’ils nous avaient faits, pour nous demander nos passeports, eussent la valeur d’une langue universelle, et eux à leur tour excipèrent de leur ignorance de notre langue pour se refuser à nous comprendre. Nous dûmes donc retourner à bord les mains vides.

Le lendemain, à quatre heures du matin, nous quittons le refuge de Yéraisaki ; la mer est encore agitée du coup de vent de la veille ; mais les vagues brisent peu, et notre navire se tire aisément d’affaire par quelques mouvements désordonnés, sans laisser envahir son pont par l’eau. Dès notre sortie de la baie, nous prenons une direction parallèle à la côte de l’île, que nous devons suivre jusqu’à son extrémité nord. Les rives sont partout bordées de collines boisées qui paraissent occuper la plus grande partie de Tsoushima. Des arbres, rien que des arbres, pas un seul espace découvert qui laisse supposer l’existence de cultures ou d’habitations. Au reste, la côte entière est déserte, et aucun bateau de pêche ne vient lui donner un peu de vie et de gaieté.

L’isolement en pleine mer se supporte en général assez facilement ; la vue et les idées se restreignent vite au navire où l’on se trouve, et l’on finit par ne plus songer à la solitude qui vous entoure. En vue d’une côte solitaire, au contraire, les regards constamment dirigés vers la terre y cherchent des traces de l’humanité ; et s’ils sont déçus dans leur attente, un vague sentiment de tristesse envahit l’âme et fait peser sur elle de tout son poids le fardeau de l’isolement.

Pendant que nous cherchons ainsi des êtres humains ou des signes de leur existence, la terre file rapidement devant nous, les collines succèdent aux collines et les flots à d’autres flots. Dans l’après-midi, nous atteignons l’extrémité nord de Tsoushima, et nous entrons dans le détroit de Corée ; à peine les côtes de l’île commencent-elles à perdre de leur netteté que nous apercevons, à l’horizon, les arides collines de la Corée, cette terra incognita qui, avant même d’être ouverte au monde occidental, a été lavée par le sang de ses missionnaires et de ses marins. Nous sommes enfin en vue du port, but de notre voyage ; dans quelques heures nous aurons foulé la terre coréenne, et nous pourrons alors retourner bravement dans les salons de Paris et de Londres, bien sûrs d’avoir désormais des choses peu connues à raconter, sans avoir à craindre des narrateurs rivaux.

À cinq heures du soir, l’entrée du port de Fou-sang-kai est en vue ; à droite, une petite île élevée ferme la baie ; à gauche, la terre ferme étend, à perte de vue, sa nudité et sa tristesse, laissant entre elles un chenal large de cinq ou six cents mètres, coupé en deux par un récif à fleur d’eau. Ce rocher nain n’est pas sans nous causer quelque inquiétude ; nous en sommes réduits, pour le moment, à nos cartes, notre pilote japonais n’ayant jamais étendu jusque-là le champ de ses connaissances. Aucune d’elles ne porte trace du point noir qui barre le chenal sur lequel nous voyons la vague se briser, de manière à nous faire supposer que le sournois ne nous montre que le bout de son nez pour nous ménager une désagréable surprise.

À l’approche du danger, nous ralentissons encore notre marche ; les sondeurs sont doublés de nouveau sur les deux bords, et tout le personnel de la machine est à son poste, prêt à changer notre vitesse ou notre direction au premier signal. Enfin, nous franchissons sans accident le redoutable passage, et nous voici dans la baie de Fou-sang, entourés presque de toutes parts par la terre coréenne. Tout d’abord, un autre point noir vient troubler un instant la joie d’être arrivés au but de notre voyage ; mais bientôt le sujet de nos inquiétudes s’approche de nous assez près pour nous permettre de distinguer un gros paquet de paille. Complètement rassurés, nous laissons notre ancre mordre à belles dents la plage coréenne, et pendant que l’on prépare les embarcations, nous examinons le paysage qui se déroule autour de nous.

La baie de Fou-sang est formée par l’embouchure d’une petite rivière appelée la Sorioko, qui est protégée des vents du large par l’île de Zékei, dont nous avons parlé tout à l’heure, et qui, par son élévation, sert de phare naturel à l’entrée de la baie. Dans les cartes de l’amirauté française, cette île est désignée sous le nom d’île de Deer ou du Daim, appellation qui semblerait avoir une origine anglaise ou américaine. Quoi qu’il en soit, là encore, les géographes ont cru, dans un but de flatterie, devoir donner à ces pays des noms de fantaisie n’ayant aucun rapport avec ceux à l’aide desquels ils sont désignés par les indigènes. C’est ainsi que l’île de Zékei est devenue, dans leur nomenclature factice, l’île des Daims ; et, en parcourant les parages de Fou-sang, nous rencontrons sur nos cartes les noms du Prince impérial, de l’amiral Guérin, et même de l’ingénieur Giffard, le constructeur du fameux ballon captif de l’Exposition de 1878, noms dont l’aspect, aussi bien que la valeur, indiquent trop nettement une origine européenne. Ces dénominations flatteuses ont pu rapporter des honneurs à ceux qui les ont employées ; mais elles sont la cause de si nombreuses erreurs de la part des marins et des voyageurs, dans leurs rapports avec les indigènes, que tous les géographes sérieux devraient enfin renoncer à ce système digne seulement de courtisans, pour se borner à une traduction, plus ou moins imparfaite, du nom véritable dans la langue du pays.

Mettons fin à cette digression, qui nous a éloigné un peu trop de notre sujet, pour retourner à l’île de Zékei (île des Daims). En entrant dans la baie, nous l’avons laissée à notre gauche, et nous sommes mouillés juste à sa pointe, à la rencontre des deux passes sud-est et sud-ouest qui la séparent de la terre fermée. À un demi-kilomètre environ de Zékei, le fleuve Soriko se resserre tout à coup et se transforme en un maigre ruisseau, peu en proportion avec la vaste baie qui lui sert d’estuaire. Sur la rive gauche du fleuve ainsi rétréci, nous apercevons la concession japonaise, bâtie sur le promontoire formé par la terre, entre le Sorioko et les bords de la baie. Du côté de l’intérieur, ce promontoire est fermé par un mamelon couvert de sapins, les seuls indices de végétation forestière qu’il nous ait été donné d’apercevoir pendant notre séjour en Corée et dans les archipels de la côte. À côté de la concession japonaise s’étend la petite ville de Ouakan, et à deux kilomètres de cette dernière, en suivant les bords de la baie, on distingue les murailles de la forteresse de Fou-Sang, qui a donné son nom à la baie. Ouakan est relié à cette forteresse par un chemin qui suit le rivage ; du navire, nous voyons un grand nombre de Coréens, tout de blanc habillés, circuler sur cette route.

Enfin la baleinière est prête à partir, amarrée au bas de l’échelle de bord ; le commandant, après nous avoir fait de nombreuses recommandations, nous permet de descendre à terre, à la condition toutefois que nous reviendrons à bord avant la nuit. Nous nous dirigeons vers la jetée en pierres sèches qui forme un petit bassin devant la concession, nous en contournons l’extrémité, et, après avoir perdu un quart d’heure à manœuvrer, au milieu des cinquante jonques qui sont mouillées à son abri, nous abordons à un escalier, aux marches fort inégales, qui sert de débarcadère. Sur le quai, des Japonais vont et viennent sans faire grande attention à nous. Seuls trois ou quatre Coréens s’accroupissent pour nous voir passer, dans une position qui semblerait faire supposer qu’ils se livrent à une occupation d’une nature intime ; mais il n’en est rien, et ils n’ont pris cette position de repos que pour pouvoir donner un plus libre cours à leur curiosité. Au commencement de la jetée, une habitation plus grande et mieux tenue que celles qui l’entourent, sert de bureau à la douane coréenne. Devant la porte, un vieillard nous regarde passer en fumant sa longue pipe d’un air solennel. Au lieu d’être blancs, comme ceux de tous les Coréens que nous avons vus jusque-là, ses vêtements sont bleu clair ; nous demandons à un Japonais, qui jargonne quelques mots d’anglais, et qui s’est imposé à nous comme cicérone, le sens de ce changement de couleur ; il nous répond que les fonctionnaires ont seuls le droit de mettre des vêtements de couleur bleue, tandis que le jaune est réservé à l’empereur (sic). Comme ce fonctionnaire, — nous sûmes plus tard que c’était un officier des douanes, — reste campé devant nous, sans paraître gêné ou intimidé par notre présence, nous en profitons pour détailler, non les traits de sa physionomie, mais les diverses parties de son costume. La coiffure tout d’abord attire notre attention : une petite calotte en soie noire, semblable à celle que portent les prêtres catholiques du rite romain, lorsqu’ils restent couverts dans le sanctuaire, forme le couvre-chef ; elle est entourée par un large rebord fait en crins tressés à jour, et surmontée d’une autre calotte confectionnée comme le rebord ; cette dernière peut avoir la forme d’un tronc de cône ou d’une demi-sphère, selon le goût de son propriétaire. Le reste du costume est fort simple et se compose d’une longue robe blanche nuancée de bleu, le blanc pur étant réservé pour le deuil. Quant au pantalon, il s’arrête au-dessus de la cheville, où il est serré au moyen de cordons ; les jambes en sont bouffantes, et il suit la robe dans toutes ses variations de couleur, nécessitées soit par la position de son propriétaire, soit par une mort survenue dans la famille de ce dernier. Pendant ce minutieux examen de sa personne, notre Coréen ne laissa voir aucun mouvement d’humeur, et n’en continua pas moins à donner tous ses soins à sa pipe ; seulement, au moment où nous le quittâmes, il nous fit un signe de la main, qui pouvait être aussi bien pris pour un adieu amical que pour une expression de la satisfaction qu’il éprouvait à être débarrassé de notre présence.

Le prolongement de la jetée est formé par une large rue en pente douce qui traverse la concession d’un bout à l’autre, laissant à sa droite le bois de sapins qui la domine. Ici un nouveau guide vient encore s’imposer à nous, mais cette fois c’est un personnage revêtu d’un caractère officiel, c’est un agent de police envoyé au-devant de nous par le consul du Japon pour nous prier de passer tout d’abord au consulat, sans doute pour nous sonder sur nos intentions futures, pendant notre séjour dans le port. Nous nous rendons d’autant plus volontiers à cette invitation que nous avions l’intention d’aller voir le représentant du Mikado à Fou-sang, pour le prier de nous prêter ses bons offices, de nous aider à profiter de notre séjour en Corée et aussi pour rassurer les autorités indigènes, en leur faisant connaître le but tout pacifique de notre voyage. Nous prenons à droite une large rue qui monte la colline de sapins entre deux rangées d’élégantes villas moitié européennes, moitié japonaises, où sont établis les comptoirs des grandes compagnies japonaises de commerce. Au bout de la rue, nous rencontrons un assez mauvais escalier, d’une quarantaine démarches, qu’il nous faut gravir avant d’arriver à la barrière blanche qui sert d’entrée au consulat de Son Altesse Impériale le Mikado. Chemin faisant, nous essayons de nous renseigner auprès du policeman qui nous sert d’escorte ; il porte le même uniforme que ses collègues de Nagasaki ; seulement, plus heureux que ces derniers, son appendice nasal est surmonté d’une magnifique paire de lunettes en or de style européen. Nous lui demandons de nous indiquer la résidence d’un commerçant pour lequel nous avons une lettre de recommandation ; mais notre anglais est sans doute trop pur pour son oreille asiatique, et comprenant que nous lui demandons où nous allons, il se contente de nous montrer du doigt le sommet de la butte que nous gravissons, en répétant avec acharnement : Consul ! consul ! De guerre lasse, l’un de nous lui présente l’adresse de la lettre dont nous sommes porteurs. Alors, oh ! miracle de la civilisation japonico-coréo-européenne ! notre homme enlève prestement ses lunettes pour en lire la suscription. Une fois qu’il en a pris connaissance, il remet gravement ses verres sur son nez, et nous promet de nous conduire chez notre marchand, en sortant du consulat. Un de nos compagnons propose alors l’explication suivante : Les Japonais, honteux de copier textuellement l’organisation de la police de New-York, ont adjoint à l’uniforme des agents de police une paire de lunettes, destinée à rendre leur vue plus perçante, et à les rendre ainsi plus aptes à remplir leurs fonctions. Cependant cette explication, tout ingénieuse qu’elle puisse être, n’est présentée au lecteur que sous toute réserve, en lui laissant le soin d’en découvrir une plus plausible et surtout moins risible.

Enfin, après avoir franchi les barrières blanches, qui font ressembler, — de loin seulement, bien entendu, — l’habitation du consul du Japon aux élégantes villas dont les environs de Saratoga sont peuplés, nous entrons dans le jardin consulaire. Un magnifique sapin, rappelant à s’y méprendre, par son port et par son feuillage, les hôtes des forêts du Liban, couvre de son ombrage le perron du bâtiment principal. Là encore, les formes de l’Occident se marient aux styles de l’Orient : l’entrée, la forme des pièces, l’ameublement rappellent bien le besoin d’imitation du peuple japonais, tandis que les portes qui s’ouvrent en glissant sur des coulisseaux, les fenêtres qui occupent toute la hauteur de la pièce, jusqu’au niveau du parquet, restent comme des souvenirs d’une civilisation qui tend à disparaître, devant les efforts combinés de nos ingénieurs et de nos commerçants. Le rez-de-chaussée du consulat est occupé, d’un côté par les bureaux de la chancellerie et de la poste, de l’autre par une vaste salle de réception, à plafond bas, dont le centre est occupé par une grande table recouverte d’un tapis vert et entourée de larges fauteuils : une salle de réunion toute prête pour les futurs congrès européens, que la question coréenne ne tardera pas à faire surgir. Mais cette salle n’est malheureusement pas la seule innovation introduite par le Mikado dans les États de son bien-aimé frère de Séhoul. Des fenêtres du consulat, nous voyons un croiseur de guerre, portant les couleurs du Japon, dormir paisiblement dans la baie, semblable à un fauve guettant sa proie. L’œuvre, sortie des mains des fils de la pacifique Albion, n’est venue dans ces régions que pour y semer la crainte pendant son sommeil, la mort et la désolation à son réveil.

Comme il était facile de le supposer, notre visite au représentant de la cour de Tokio fut de courte durée. Après l’échange des politesses banales, assaisonnées par la fumée d’horribles cigares qui nous furent offerts, notre hôte nous engagea à rester le moins possible à Fou-sang dont le séjour ne pouvait, disait-il, nous être agréable, les environs n’offrant aucune curiosité et l’animosité des indigènes contre les étrangers rendant les excursions dangereuses pour ces derniers. Cet accueil ne nous surprit pas ; seulement après avoir assuré au consul que le but de notre visite était uniquement un voyage d’agrément, et lui avoir prouvé notre qualité de touristes, peut-être extravagants, mais complètement dépourvus du double caractère d’extraordinaires et de plénipotentiaires, nous insistâmes pour qu’il nous fournît les passeports nécessaires lorsque nous visiterions les bords de la baie. Enfin, après de laborieuses négociations, dans un anglais plus laborieux encore, nous arrachâmes au représentant du Mikado la promesse que le lendemain, au point du jour, une escorte d’agents de police japonais et deux interprètes seraient mis à notre disposition pour nous rendre à la ville de Fou-sang. Nous prîmes alors congé de notre hôte, heureux de la première victoire que nous venions de remporter, qui ne devait pas être la dernière. Le retour à l’embarcadère s’effectua sans l’escorte de la police. Aussi, à peine avions-nous quitté le jardin du consulat, que deux jeunes Coréens se mirent à nous suivre, en frappant à tour de bras sur des boîtes légères, en bois de sapin, qu’ils portaient attachées à la ceinture. Ce cortège assourdissant avait, paraît-il, pour but d’éveiller en nous des sentiments de commisération pour les souffrances d’autrui, en infligeant un horrible supplice à nos pauvres oreilles. Pour nous, étrangers, ignorants des habitudes du pays, nous supportons patiemment ce discordant concert, que nous aurions pu éviter pour quelques sous jetés à propos à ces bourreaux d’un nouveau genre. Nous prenons ce concert ambulant pour une plaisanterie de mauvais goût, à l’adresse des diables d’étrangers qui se permettent de venir troubler la tranquillité des sujets du Dang-djié, roi de Corée, tandis que nos musiciens, s’imaginant sans doute que le cœur d’un barbare d’Occident est plus difficile à attendrir que celui d’un compatriote, ou ses oreilles moins sensibles aux charmes de leur musique, frappent de plus belle sur leurs boîtes, et, sans se décourager, nous escortent ainsi jusqu’à notre embarcation. Heureusement pour nous, ils n’étaient que deux ; car si le nombre s’en fût augmenté en route, l’un de nous serait bien certainement tombé sous les coups de leur implacable musique.

À huit heures du soir, notre dîner à bord terminé, nous montons sur le pont pour jouir de la vue de la baie de Fou-sang au crépuscule. Tout en devisant et en dégustant une tasse d’excellent moka, qui a été apporté tout spécialement pour nous d’Aden, par un aimable commandant des Messageries maritimes, nos yeux examinent attentivement le rivage qui disparaît déjà dans une demi-obscurité. Quant à la surface de la baie, pas un souffle d’air ne vient la troubler. Seule, une barque de pêcheurs coréens traverse ce lac salé ; à son bord, toute une famille, père, mère et enfants sont accroupis sur le bordage pour nous examiner au passage. La mauvaise voile trouée, qui pend le long de l’unique mât, n’imprime à l’embarcation qu’une faible impulsion ; mais là, comme en Chine, le temps n’est pas de l’argent ; aussi pour nous voir de plus près, nos pêcheurs n’hésitent pas à faire un détour qui leur fait perdre plus d’une heure, ce qui est beaucoup pour une traversée qu’ils auraient pu faire en vingt minutes. Enfin nous serions bien mal venus de leur reprocher cette perte de temps dont nous avons eu les honneurs, sans en avoir les désagréments. Une fois arrivé à portée de la voix de notre navire, le bateau coréen s’est arrêté ; mais aucun de ses habitants n’a osé se présenter à bord, et nous n’avons été ainsi en aucune manière incommodés par leur curiosité. Sur le rivage, les piétons continuent à circuler entre Ouakan et Fou-sang ; seulement l’obscurité naissante transforme les indigènes en des spectres légers qui semblent marcher sur les flots, tant la route suit de près les bords de la baie. Une fois la nuit venue, la fraîcheur nous permet de descendre dans le salon commun, et là, étendu sur un sofa, dont l’intérieur sert de réserve pour les boîtes à conserves, j’étudie les quelques ouvrages qui ont été publiés sur la Corée.


CHAPITRE II

HISTOIRE DE LA CORÉE DEPUIS L’ANTIQUITÉ JUSQU’EN L’ANNÉE 1883


Le peu que nous savons sur les origines du peuple coréen nous vient des écrivains chinois, ce qui enlève une grande valeur aux faibles notions qu’ils nous donnent sur ce sujet. Ainsi, s’il faut en croire le Chou-King, le plus célèbre des livres classiques du Céleste Empire, la Corée, en tant que nation, aurait eu pour fondateur un descendant de la dynastie chinoise des Chang qui, ne pouvant vivre dans son propre pays, aurait été chercher une vie plus calme dans la presqu’île coréenne, où son influence civilisatrice n’aurait point tardé à se faire sentir sur les populations barbares qui habitaient cette région. Comme la dynastie des Chang régna sur la Chine de 1766 à 1154 avant Jésus-Christ, on voit que l’on retrouve, dans le fait que nous venons de rapporter, les deux grandes tendances qui enlèvent aux travaux historiques des Chinois une grande partie de leur valeur, et qui sont : 1o une grande exagération dans la durée des périodes historiques, qui fait que pour eux les origines de toute chose chinoise se perdent dans la nuit des temps ; 2o un orgueil national excessif qui pousse les historiens du Céleste Empire à voir chez tous les peuples, tant soit peu civilisés, des rameaux issus de la grande famille chinoise. Cependant, malgré le peu de valeur des données historiques chinoises, comme ce sont jusqu’ici les seules que nous possédions sur la Corée, force nous sera de nous en contenter.

Trois siècles avant notre ère, le royaume actuel de Corée était divisé en sept principautés qui se rattachaient au vaste système que formaient les tribus tartares. Ces sept principautés étaient : 1o le Bien-Han, qui occupait l’extrémité sud de la péninsule ; 2o le Tchouen-Han, qui s’étendait sur la côte septentrionale ; 3o le Ma-Hon, sur la côte méridionale ; 4o, 5o, 6o et 7o le Pui, le Ou-jo, le Goa et le Tchosen qui occupaient l’extrémité continentale de la péninsule. C’est de ces deux dernières principautés que les Chinois ont pris les deux noms sous lesquels ils désignent encore aujourd’hui la Corée, de Kao-li et de Tchao-sien.

Au xiiie siècle, lors de la conquête de l’Empire du Milieu par les Mongols, la Corée passa sous la domination immédiate de ces derniers ; et, depuis lors, elle n’a cessé de suivre la fortune des Fils du Ciel, que ce dernier fût Chinois, Mongol ou Mandchoux. Cette soumission des Coréens aux souverains chinois montre combien ce peuple sait se souvenir des leçons de l’histoire. Lors de la première conquête de leur pays par la Chine, où régnait alors la dynastie indigène des Tong, les Coréens avaient fait œuvre de patriotes ; ils s’étaient défendus avec courage ; mais ils avaient dû céder devant le nombre ; écrasés par la masse des troupes impériales, ils eurent alors l’idée d’appeler les Japonais à leur aide, et, en l’année 662, une flotte du Mikado était allée jeter l’ancre à Fou-sang pour y débarquer une nombreuse armée. Malheureusement, les Japonais ne purent rétablir le prince coréen sur son trône, ou plutôt lui rendre son indépendance ; les forces alliées furent battues, leur flotte en partie détruite, et la domination chinoise s’étendit, sans rencontrer d’obstacle, sur toute la presqu’île. Ce fut là une rude leçon dont les Coréens se souviennent encore à l’heure qu’il est, et qui fit pour bien longtemps de la Corée un des satellites les plus soumis du monde chinois.

Les Japonais rapportèrent sans doute, en dépit de leur défaite, un excellent souvenir du pays qu’ils avaient secouru ; car, près de dix siècles plus tard, en 1592, nous voyons les sujets du Mikado entrer de nouveau en relations avec leurs voisins les Coréens ; seulement cette fois les rôles furent changés du tout au tout. Une flotte japonaise vint de nouveau troubler la paisible baie de Fou-sang, non pour y amener des libérateurs comme la première fois, mais pour y débarquer des conquérants. La cour de Séhoul, après avoir vu ses armées mises en déroute par les envahisseurs, s’adressa à Pékin pour demander aide et protection. Le Fils du Ciel ne laissa pas échapper une aussi belle occasion de s’immiscer dans les affaires de la Corée, dont il n’était plus guère alors le souverain que nominalement ; les armées impériales marchèrent à la rencontre des forces japonaises ; et, après une longue campagne où le sort des armes fut successivement favorable aux deux partis, une convention intervint entre les belligérants. En vertu de cet arrangement la cour de Pékin reconnut Sivogi comme roi du Japon, mais à la condition que ce dernier fît évacuer la Corée par ses troupes, et renonçât à s’occuper des affaires de ce pays. Cependant ce traité ne fut pas, du côté des Japonais, exécuté très fidèlement ; ceux-ci laissèrent une garnison dans le poste fortifié de Fou-sang, sur l’emplacement duquel a été établi, de nos jours, la concession étrangère. Le Mikado avait conduit, du reste, cette expédition avec beaucoup de mollesse ; ses contingents étaient composés en grande partie de chrétiens, qui commençaient alors à devenir assez nombreux parmi ses sujets, et leur envoi en Corée ne fut, dit-on, qu’un prétexte pour se débarrasser d’eux, sans avoir à redouter des rébellions.

Pendant les trois siècles qui suivirent cette infructueuse incursion des Japonais chez leurs voisins, les relations des deux pays ne présentèrent rien de remarquable. La Corée avait enfin reconnu, plus que nominalement, la souveraineté de l’Empire du Milieu, et lui payait régulièrement un tribut comme gage de sa soumission. À l’égard du Japon, son obéissance était moins passive ; les envois d’ambassadeurs étaient tout à fait laissés à l’initiative des souverains de Séhoul, qui abusaient parfois de la latitude qui leur était donnée. Aussi, lorsqu’on septembre 1875, un navire de guerre japonais, qui s’était approché un peu trop près du sol fermé de la Corée, fut salué d’une volée de coups de canons, chargés autrement qu’à poudre, par une batterie coréenne, le Mikado envoya aussitôt, sur les côtes de Corée, une escadre destinée à établir des relations régulièrement avec ce pays, à tout prix, même par la violence. Les Coréens, pris au dépourvu, n’eurent même pas le temps de demander conseil et protection à Pékin, et ils conclurent avec leur ancien allié un traité qui ouvrait au commerce japonais trois ports de la Corée. Seulement, les Japonais, pendant les trois cents ans qui s’étaient écoulés, entre la deuxième et la troisième expédition qu’ils avaient envoyées dans ce pays, avaient oublié leurs voisins à tel point qu’ils jugèrent prudent de ne nommer, dans ce traité, que le port de Fou-sang, se réservant de fixer ultérieurement les deux autres ports à ouvrir, lorsque la connaissance du pays leur permettrait de choisir les points les plus favorables à l’établissement de marchés internationaux. Ce ne fut que trois ans après que la cour de Tokio, se croyant enfin suffisamment éclairée sur cette question, se décida à demander à Séhoul l’ouverture des deux ports de Ghentsantsou et de Djin-sen, conformément à l’article 4 du traité de Koka. La première de ces deux places, située sur la côte est de la Corée, dans la province de Hangingto, fut ouverte aux sujets du Mikado en juin 1880. Au moment où j’étais en Corée, plusieurs maisons de commerce de Yokohama y avaient déjà établi des succursales, et l’une d’elles avait même entrepris la construction de vastes bâtiments qui donnent maintenant abri à une exposition permanente des produits de l’industrie japonaise, destinée à faire connaître, aux sauvages coréens, les nombreuses merveilles de la civilisation que leurs philanthropiques alliés mettent gracieusement à leur disposition moyennant payement.

La récente ouverture de Ghentsantsou ne permet pas encore d’apprécier l’influence que pourra exercer ce nouveau marché sur le développement des relations commerciales entre la Corée et le Japon ; seulement, des rapports publiés par le Gouvernement Japonais font supposer que les environs de cette place produisent de grandes quantités de riz, et que l’élevage, des vers à soie n’y est pas complètement inconnu.

Quant à Djin-sen, situé sur la côte ouest de la presqu’île, à peu de distance de Séhoul, la capitale du royaume, le gouvernement coréen s’est refusé à ouvrir, pour le moment du moins, ce port aux trafiquants japonais. Les raisons mises en avant par la cour de Séhoul, pour ajourner l’exécution définitive et complète du traité de Koka, furent les difficultés que lui avait déjà causées l’ouverture des deux ports de Fou-sang et de Ghentsantsou, — difficultés qui seraient, dit-elle, bien augmentées à Djin-sen, par le voisinage de la capitale qui est, ainsi que de récents événements l’ont montré, le principal centre de l’agitation contre les étrangers et en faveur de la fermeture complète du pays à ces derniers. Comme de raison, les Japonais ont protesté contre cette décision ; mais le gouvernement coréen s’est alors décidé à leur envoyer une ambassade, chargée spécialement de traiter avec eux l’importante question du port de Djin-sen et d’obtenir d’eux : 1o l’interdiction de l’exportation des denrées alimentaires par les ports de la Corée, 2o la revision des tarifs douaniers. L’envoi de cette ambassade semblait, tout d’abord, devoir amener un rapprochement entre les deux gouvernements ; malheureusement ces espérances furent déçues, et la haine entre Japonais et Coréens fut grandissante de jour en jour jusqu’au moment où la mesure comble finit par déborder, en produisant une crise salutaire qui a fait disparaître, d’un seul coup, les barrières qui séparaient la Corée du reste du monde, depuis tant de siècles.

En 1880, les puissances occidentales se ressouvinrent encore une fois du royaume de Corée, et successivement les pavillons américain et italien visitèrent la rade de Fou-sang, dans l’espoir de parvenir à prendre langue avec les intraitables mandarins du lieu, de par les bons offices du consul du Mikado. Ces deux tentatives furent infructueuses ; ni le duc de Gênes, cet excellent loup de mer italien, qui commandait alors le Vittore Pisani, ni le commodore américain Shuffieldt ne purent communiquer avec les représentants de la cour de Séhoul. Bien mieux, lorsque les Coréens apprirent que ce dernier venait de ce même pays d’A-mi-li-ka, qui leur avait fait la guerre en 1871, ils saluèrent son départ d’une volée de feu d’artifice ; d’aucuns ont dit de coups de canon, mais je ne crois en rien cette dernière version, qui suppose l’existence, dans la rade de Fou-sang, de batteries que je n’ai pu parvenir à découvrir pendant le séjour que j’y ai fait, un mois après le départ du commodore Shuffieldt.

La cour de Séhoul semblait donc, au commencement de l’année 1882, aussi bien renfermée dans son isolement que par le passé, lorsqu’au mois de juillet, l’incendie qui couvait depuis longtemps finit par éclater à Séhoul, où la soldatesque coréenne se rua sur les étrangers. Le London and China Telegraph, le seul journal d’Occident qui nous tienne régulièrement, avec une ponctualité digne d’éloge, au courant des événements qui se passent dans l’extrême-Orient, raconte ainsi la sanglante journée qui fut la cause directe de l’ouverture de la Corée aux étrangers.

« Le 23 juillet au matin, tout paraissait calme dans la capitale coréenne, lorsque subitement une bande de soldats indigènes se présenta devant la porte de la Légation japonaise, manifestant des sentiments d’hostilité à l’égard de ses habitants. Aussitôt, un combat terrible s’engagea entre les émeutiers coréens et le personnel de la légation, qui comprenait heureusement quelques agents de police bien armés. Malgré cela, cependant, les assiégés ne tardèrent pas à être débordés de toutes parts, et ce fut à grand peine que S. E. le ministre japonais, M. Hanabusa, parvint à sortir de Séhoul, après avoir vu tomber, sous les coups des assaillants, une grande partie des siens. Une fois sorti de la capitale, le représentant du Mikado put heureusement gagner le bord de la mer, où il dut s’embarquer sur une petite chaloupe, afin d’échapper à la fureur de la population coréenne, chez laquelle s’était produit un réveil de sentiments de haine pour les étrangers, à la nouvelle des massacres qui avaient ensanglanté la capitale. Abandonné au milieu des flots, sans vivres, le malheureux ministre serait sans doute mort de faim, si la chaloupe qui le portait n’avait été aperçue par un navire de guerre anglais, le Flying-fish, qui le recueillit et le mena, sain et sauf, à Nagasaki.

Il faut avoir vécu au Japon, et avoir pu apprécier par soi-même la vivacité du caractère japonais, pour se représenter l’indignation dont furent saisis les sujets du Mikado, petits et grands, lorsque le Flying-fish déposa à Nagasaki les rares survivants des massacres de Séhoul. Avec une rapidité, qui fait le plus grand honneur aux départements de la guerre et de la marine de Tokio, une belle escadre japonaise prit la mer et fit son apparition sur les côtes coréennes pour y jeter un corps de débarquement de 5000 hommes qui, grâce à cette diligence, s’empara de Séhoul sans coup férir. Le 12 août, vingt jours après son départ précipité de cette ville, d’où il n’avait fui qu’avec peine, le ministre Hanabusa y rentrait en vainqueur, pour y dicter les dures conditions que le Japon allait imposer à la Corée, et pour laver l’injure qui avait été faite à son pavillon.

La cour de Pékin, qui s’était jusqu’alors abstenue de s’interposer entre la Corée et les étrangers qui avaient essayé d’y pénétrer, ne put cependant rester inactive, lorsque le télégraphe lui apprit le débarquement d’une armée japonaise sur le territoire de son vassal. En 1875, elle n’avait cru devoir intervenir, parce que la Cour de Séhoul s’était soumise, sans résistance, aux exigences, fort raisonnables du reste, du Japon, ce qui avait empêché ce dernier pays d’y envoyer une expédition. En 1882, la situation était bien différente : les troupes du Mikado occupaient Séhoul ; et, s’il plaisait à ce dernier d’exiger de son cousin coréen des conditions par trop dures, il n’était que trop à craindre qu’il ne saurait résister au désir d’agrandir un peu ses états au détriment d’un vassal du Fils du Ciel. Dans de semblables conditions, le cabinet de Pékin n’hésita pas à agir sur-le-champ, et une armée chinoise envahit le territoire coréen, tandis qu’un délégué de Li-Hong-tchang, Ma-Kien-Tchong, s’abouchait successivement avec les autorités coréennes et les représentants du Mikado, afin d’obtenir d’eux un arrangement qui permettrait aux troupes japonaises de reprendre, au plus vite, le chemin de leur pays.

C’est seulement après l’habile enquête que fit Ma-Kien-tchong à Séhoul même, que l’on put connaître la signification exacte des événements dont cette ville avait été le théâtre, en juillet 1882. On apprit alors que le mouvement n’avait point été dirigé seulement contre les étrangers, mais aussi contre le roi qui avait eu grand peine à échapper aux insurgés, commandés par un de ses oncles qui, faute de mieux, avait mis à mort la reine. La situation était donc plus mauvaise qu’on ne l’avait cru tout d’abord, puisque l’on se trouvait en présence d’un souverain impuissant à se faire respecter par son propre peuple, et d’une armée ennemie toute prête à profiter de sa faiblesse. Cependant, grâce à l’habileté dont fit preuve le délégué Chinois, Japonais et Coréens finirent par s’entendre ; la cour de Séhoul s’engagea à payer au Mikado une indemnité de 2,500 000 francs et une autre de 250,000 francs aux familles des victimes du massacre ; et entretenir à ses frais une garde japonaise pour garder le représentant du Japon en Corée, pendant aussi longtemps que ce dernier jugerait cette précaution utile à sa sécurité. En outre, il fut convenu que les deux gouvernements procéderaient à une revision des règlements commerciaux établis entre leur pays. Grâce à ces concessions, la Chine obtint du Mikado l’évacuation du territoire de la Corée par ses troupes.

Le commandore américain Shuffieldt, que l’insuccès de sa tentative de 1880 n’avait point découragé, crut voir, dans les événements qui suivirent les massacres de juillet, une excellente occasion de tenter un nouvel effort pour faire ouvrir la Corée à ses compatriotes. Il se présenta cette fois sur les côtes de ce pays avec l’appui de quatre canonnières chinoises, et obtint du gouvernement coréen, grâce aux bons offices du cabinet de Pékin, un traité fort mal rédigé, quoiqu’un écrivain français ait cru devoir annoncer en mars 1884 « qu’il servirait de base aux traités des autres puissances avec ce pays », assertion dont les événements s’étaient déjà chargés du reste de démontrer le peu de valeur, puisque, deux mois après l’arrangement coréo-américain, l’Angleterre concluait avec Séhoul un traité absolument différent de ce dernier. Quoi qu’il en soit, les États-Unis d’Amérique obtinrent l’ouverture, à leurs nationaux, des trois ports déjà ouverts aux Japonais, de Fou-sang, Jensang et Jenchouang. Ils peuvent y faire du commerce à la condition de payer, aux douanes coréennes, un droit d’importation de 40 p. 100 sur les produits de première nécessité, et de 30 p. 100 sur les marchandises de luxe, telles que le vin, les liqueurs, l’horlogerie, et d’un droit à l’exportation de 9 p. 100. Plus heureux que les Chinois, les Coréens ont obtenu d’abord des Américains, puis des Anglais, le droit d’interdire le trafic de l’opium. Les citoyens de la libre Amérique, qui iront s’établir dans les concessions qui leur seront ouvertes en Corée, seront placés sous la juridiction de leurs consuls, mais seulement jusqu’au moment où l’état de la législation coréenne permettra de supprimer cette loi d’exception.

Comme le traité avait été négocié, grâce à l’intervention du cabinet de Pékin, ce dernier n’a point été oublié dans sa rédaction ; et le premier article stipule que la Corée reste placée sous la dépendance de la Chine, et que le président des États-Unis ne pourra intervenir, en aucune circonstance, entre le suzerain et le vassal.

Une convention aussi favorable aux Coréens n’eut point de peine à être acceptée par eux ; et le 19 mai 1883, le général Foote, premier envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire des États-Unis d’Amérique, près le roi de Corée, procéda à Séhoul, à l’échange des ratifications du premier traité entre la terra incognita de l’Extrême-Orient et les fils de Japhet. Voici le récit que donne le London and China Telegraph de cette solennité.

« Le 19 mai, à trois heures de l’après-midi, le ministre Foote se rendit au ministère des affaires étrangères coréen pour y procéder à l’échange des ratifications, et il y fut reçu par tous les ministres coréens, en tenue de cour. Cette dernière se compose d’une robe de satin vert foncé, descendant de la tête aux pieds, et serrée autour de la taille par une ceinture faite de morceaux de jade ou de bois, suivant le rang de celui qui la porte. Le chapeau est rond au sommet et orné de deux ailes en forme d’éventail, qui se rabattent derrière la tête. Yéou-Mok, président du conseil, et le général Foote s’assirent au bout d’une grande table ; les membres de la légation américaine prirent place à droite, et après eux une rangée de fonctionnaires coréens ; le côté gauche de la table fut occupé par les ministres coréens et les officiers de marine américains.

» Après l’échange de compliments entre le général Foote et Yéou-Mok, on apporta deux exemplaires du nouveau traité, l’un en anglais et l’autre en chinois. L’exemplaire anglais était revêtu du grand sceau des États-Unis et de la signature du président Arthur. Avant de procéder à l’échange de ces ratifications, une des clauses du traité, qui était restée pendante, fut discutée et rédigée séance tenante ; puis, cette formalité remplie, le Champagne circula, et les deux ministres burent à la santé du roi de Corée et du président des États-Unis,

» Le lendemain, le général Foote, accompagné du personnel de la légation et des officiers de marine, se rendit en grande tenue, au palais royal, où il fut reçu par le roi qui s’entretint pendant plus d’une heure avec lui. Le souverain portait, ce jour-là, une longue robe de soie rouge, avec de grandes manches à la chinoise et des dragons brodés d’or sur la poitrine et les épaules ; sa coiffure était la même que celle de ses ministres. Le soir, un grand banquet fut offert par le ministre des affaires étrangères coréen aux ministres d’Amérique et du Japon. Ce repas réussit parfaitement et le Champagne y coula encore à flots. Enfin le 20 mai au soir, un dîner fut donné au ministère des affaires étrangères, en l’honneur de la mission américaine. »

L’exemple des Américains n’influença en rien la cour de Tokio qui procéda à la revision du traité entre elle et le gouvernement coréen, avec l’intention bien formelle d’obtenir des concessions bien autrement importantes que celles dont s’était contenté le Commodore Shuffieldt. Après de longues négociations, elle arriva à ses fins et se fit concéder, par la Corée, des conditions fort avantageuses ; et, chose curieuse à notre époque, elle les obtint juste au moment où elle réclamait aux gouvernements étrangers le droit d’en enlever la jouissance à leurs nationaux résidant au Japon. L’article 34 de la convention coréo-japonaise de 1883 accorde aux Coréens le droit d’affréter des navires japonais, et l’article 22 accorde à ces derniers le droit de faire du cabotage sur la côte coréenne. Seulement, comme le Mikado voudrait, depuis plusieurs années déjà, défendre aux navires étrangers de faire de l’intercourse entre les ports de ses états, il a tenté de masquer l’incohérence de sa conduite en ajoutant à cet article 22 un paragraphe, sans valeur aucune au point de vue pratique, qui stipule que ledit article 22 sera abrogé de fait le jour où le développement de la marine marchande de la Corée lui permettra de suffire au mouvement du cabotage de ce pays. Quant à la partie de cette convention qui traite des tarifs de douane, elle paraît, au premier abord, rédigée dans un sens tout aussi prohibitif que celui du traité coréo-américain ; cependant, si l’on se donne la peine de l’étudier un peu, on voit qu’il n’en est point du tout ainsi. Dans le tarif japonais, les objets d’or et d’argent, les étoffes de soies, les tapis, les vins et les alcools payent un droit de 20 p. 100 de leur valeur ; seulement l’eau-de-vie japonaise — saki — ne paye que 8 p. 100, et le camphre, le cuivre, le pétrole, les étoffes japonaises, ainsi que tous les articles à l’usage des Japonais, n’acquittent qu’un droit de 5 p. 100. Comme on le voit, les Japonais se sont appliqués, dans leurs négociations avec la Corée, à faire peser les droits de douane sur tous les produits d’importation étrangère, tandis que ceux qu’ils produisent sont très légèrement taxés.

Pendant que les Japonais se tiraient aussi habilement d’affaire, en obtenant des Coréens des concessions qu’ils veulent, au nom de la justice, enlever aux étrangers établis chez eux, l’Angleterre, la reine des nations commerçantes, ne restait point inactive, et obtenait, en même temps que l’Allemagne, du gouvernement coréen, un traité en tout point semblable à celui concédé aux États-Unis. Seulement, comme dans la Grande-Bretagne les marchands et leurs représentants, les chambres de commerce, exercent une grande influence sur la direction du Foreign-office (ministère des affaires étrangères), ces dernières déclarèrent bien nettement que les tarifs acceptés par les États-Unis d’Amérique enlevaient toute valeur économique à l’ouverture des ports coréens aux étrangers, et que les produits industriels de l’Occident ne peuvent pénétrer sur des marchés aussi pauvres que ceux de la Corée, s’ils ont à supporter, en outre des frais de transports, des droits d’entrée égaux au cinquième de leur valeur intrinsèque. Ces excellents arguments décidèrent le gouvernement britannique à refuser de ratifier le traité qui avait été négocié par l’amiral Willes ; et ce ne fut qu’un an après que l’habile représentant de S. M. Britannique en Chine, Sir Harry Parkes, reprit, avec beaucoup d’à propos, les négociations à Séhoul même. Cette seconde fois, la diplomatie anglaise sut profiter de la leçon que lui avait donnée le commerce britannique, au sujet de la première convention ; et elle s’appliqua si bien à défendre ses intérêts économiques, qu’elle finit par obtenir, du gouvernement coréen, toutes les concessions que peut faire, sans s’exposer à de graves complications, un état qui n’est sorti que de la veille d’un isolement de plusieurs siècles de durée.

Dans le traité qui fut conclu le 22 novembre 1883 entre l’Angleterre et la Corée, la clause concernant la suzeraineté de la Chine sur ce dernier pays, qui avait été intercalée dans le traité américain et dans la première convention anglaise, brille cette fois par son absence. Le représentant de l’Angleterre, aidé par une expérience acquise pendant un séjour de plus de vingt-cinq ans dans l’Asie orientale, a pensé que les questions de suzeraineté et de vassalité dans l’extrême-Orient risqueraient fort de devenir des causes de complication sans fin, si les étrangers s’en mêlaient d’une façon quelconque, et que le mieux était de laisser aux états directement intéressés le soin de les résoudre comme il leur plairait. Il avait été aussi stipulé, dans le traité américain, que les citoyens des États-Unis, établis en Corée, seraient placés sous la juridiction de leurs consuls, seulement jusqu’au jour où l’état de la législation coréenne rendrait cette loi d’exception inutile. Comme, en général, les traités peuvent être revisés tous les dix ans, le négociateur anglais a pensé que cette clause n’avait point de raison d’être, puisqu’il n’était guère à supposer, ni même à souhaiter, qu’un pays qui ignorait hier encore le nom même des Européens arrivât à subir, en une aussi courte période de temps, une transformation si radicale que sa législation devînt semblable à celles de l’Occident. Cependant toutes ces modifications sont de peu d’importance dans le traité coréo-anglais, et là où Sir Harry Parkes a remporté sa plus belle victoire, c’est lorsqu’il s’est agi de fixer la base de ces fameux tarifs des droits de douane, dont la rédaction fort peu libérale avait causé le rejet de la première convention. Grâce à lui, les commerçants anglais ont obtenu de pouvoir importer leurs produits en Corée par le payement d’un droit ad valorem, dont le maximum est de 20 p. 100 et le minimum de 5 p. 100.

Le seul point sur lequel le représentant du gouvernement anglais n’a pu obtenir aucune concession, c’est au sujet de l’opium dont les Coréens ne veulent point entendre parler. Sir Harry Parkes a fort bien fait, à mon avis, de ne point insister afin de leur arracher le droit de leur vendre ce poison. Reste maintenant à savoir si les sujets du roi de Séhoul trouveront les Chinois aussi respectueux que les Anglais de leur tranquillité domestique. Depuis dix ans, l’Empire du Milieu se couvre d’immenses champs de pavots destinés à calmer un peu les tracas de l’existence de ses habitants, et il sera donc bien difficile, dans de semblables conditions, à ces derniers de résister à la tentation de faire de bonnes affaires en vendant fort cher de l’opium à leurs vassaux ; d’autant plus que chaque sujet du Fils du Ciel naît naturellement avec l’esprit mercantile, et qu’il pourrait écrire au-dessus de sa porte cette invocation que l’on a trouvée dans l’habitation d’un riche marchand de l’industrieuse Pompéï : Salut au lucre !

Le lecteur sera peut-être étonné de voir les efforts qu’ont faits, dans ces deux dernières années, les puissances occidentales à seule fin de se faire ouvrir un pays qui n’est ni riche, ni très peuplé. C’est donc dans cet attrait, qui pousse tout homme vers l’inconnu, qu’il faut chercher les causes de cette persévérance. La Corée fermée est devenue, dans l’esprit de l’Occident, une seconde terre promise, et comme le peu qu’on en connaissait ne permettait guère de se faire d’illusions au point de vue de la fertilité de son sol, on se la représenta comme une seconde Californie, où les mines d’or, de cuivre et de charbon se rencontraient en abondance, à quelques lieues seulement des ports d’embarquement. Nous ne connaissons point encore suffisamment la terra incognita pour savoir si ces suppositions sont plus que des rêves ; mais dans le cas où ils se réaliseraient, l’état de misère de ce pays ne tardera pas à être remplacé par une prospérité relative, si toutefois la Corée continue à se transformer aussi rapidement qu’elle l’a fait pendant les années 1882 et 1883. Au commencement de l’année 1884, le prince Min-Yog-ik, ancien ministre de Corée à Washington, a pris le chemin des écoliers pour regagner son pays, et a profité de son rappel pour visiter l’Europe. Accompagné de Soh-Kouang-pom, chambellan de S. M. coréenne, Son Excellence a visité successivement Londres, Paris, Marseille et Naples. Pendant ce voyage, la mission coréenne, qui avait perdu tout caractère officiel, du jour de son départ d’Amérique, ne fut distraite aucunement de ses occupations de touriste par des préoccupations politiques ; et, grâce à cette circonstance, les premiers Coréens venus en Europe ont pu en apprécier la vraie civilisation, c’est-à-dire celle qui reste complètement invisible pour quiconque est obligé de vivre dans les hautes sphères du monde officiel. Puis, dès le commencement de cette année 1882, le gouvernement coréen, qui n’avait cependant pu se procurer aucun renseignement certain au sujet de la civilisation occidentale, n’avait pas hésité à envoyer au Japon cinquante jeunes gens qui furent placés au collège de Keï-o-dji-djikou, afin d’y recevoir une instruction tout européenne.

Les faits que je viens de rapporter seraient bien de nature à prouver que, si l’influence chinoise a été presque toujours prépondérante en Corée, elle n’a pu cependant imposer à ce pays l’amour de l’immobilité qui constitue son caractère distinctif, et qu’elle a dû, en cela, céder le pas à sa rivale japonaise. Du train où marchent les Coréens, en peu d’années, ils auront rejoint et même peut-être dépassé leurs maîtres en civilisation, les sujets du Mikado.

Quoi qu’il en soit, l’histoire de la Corée, pendant plus de huit siècles, n’est en résumé que le récit du long combat que se sont livré, sur son territoire, les deux civilisations japonaise et chinoise. Jusque dans ces derniers temps, celle-ci, grâce au voisinage du pays qu’il s’agissait de conquérir, et dont elle n’était séparée que par une ligne de frontières terrestres, eut facilement raison d’un adversaire qui ne pouvait se présenter sur le champ de bataille qu’après avoir traversé la mer ; opération toujours difficile, souvent même dangereuse, lorsqu’on n’a à sa disposition que de lourdes jonques mues par le vent. Lorsque les Japonais se furent approprié nos moyens de locomotion terrestre et aquatique, la situation se modifia en leur faveur. Avec leurs navires cuirassés, ils arrivèrent facilement à intimider la cour de Séhoul, qui avait, dans le passé, quelque raison de les craindre, car il lui était arrivé plus d’une fois d’envoyer un tribut au Mikado, à l’insu de son suzerain légitime, le Fils du Ciel. Quant à ce dernier, l’ouverture de ses domaines aux étrangers, et la transformation économique et politique de son ancien vassal le Japon, avaient eu aussi pour résultat de modifier considérablement sa situation dans l’extrême-Orient. La prise de Pékin par les armées anglo-françaises avait amoindri son prestige dans ces régions, et les puissants moyens d’action que le Mikado avait achetés à grand prix en Occident lui avaient suscité un ennemi d’autant plus dangereux qu’il avait été, la veille encore, son très obéissant vassal. Aussi, lorsque ce dernier envoya sur les côtes de la Corée une flotte cuirassée, chargée de rendre prépondérante son influence dans ce pays, la cour de Pékin garda un silence prudent au sujet de cette violation flagrante de ses droits souverains ; seulement elle n’en continua pas moins à épier, d’un œil jaloux, les agissements de la diplomatie japonaise à Séhoul, et lorsque cette ville tomba au pouvoir des soldats du Mikado, elle se hâta d’intervenir afin d’amener les envahisseurs à se retirer, dès que satisfaction leur aurait été donnée. Puis, une fois le présent assuré, le cabinet de Pékin songea à pourvoir à l’avenir de son vassal, trop faible pour résister aux dangers qui le menaçaient. Après avoir mûrement réfléchi sur les meilleurs moyens à employer, à seule fin d’empêcher les Japonais de s’annexer la presqu’île coréenne, Li-Hongtchang, le plus habile homme d’État de l’Empire du Milieu, acquit la conviction que la seule ressource, qui restait à essayer, était d’ouvrir la Corée aux étrangers, ouverture qui aurait très certainement pour résultat d’arracher ce pays à l’influence exclusive de la cour de Tokio.

Une fois le choix du moyen fait, il s’agissait de l’appliquer alors qu’il en était encore temps. Dans ce but, le commodore américain Shuffieldt fut prié de se rendre à Séhoul pour s’y aboucher avec le roi de Corée, et obtenir de lui un traité, à l’aide des bons offices du délégué chinois qui avait été chargé de maintenir la paix entre Japonais et Coréens. Le récit que j’ai donné, dans les lignes précédentes, montre jusqu’à quel point la savante manœuvre de la diplomatie chinoise a donné les résultats qu’on en attendait à Pékin. Le traité américain, le premier négocié, a été le seul, et est probablement le dernier, qui ait reconnu la suzeraineté de la Chine sur la Corée. Au point de vue théorique, on peut donc dire que les mandataires du Fils du Ciel ont fait fausse route. Reste à savoir maintenant si, au point de vue pratique, l’ouverture de la Corée aux étrangers empêchera les Japonais de s’établir solidement dans ce pays ? Il est facile de présumer que, sous ce rapport, les espérances du cabinet de Pékin devront, tôt ou tard, se réaliser, et que son vassal ne tardera pas à échapper complètement à l’influence des deux grandes puissances asiatiques, pour devenir un facteur nouveau de la question d’Orient.

Depuis longtemps déjà, la Russie tend à accroître ses possessions dans l’Asie orientale, en reportant de plus en plus vers le sud les frontières de la Sibérie, et déjà cette politique lui a donné pour voisine la Corée. En agissant de la sorte, le Palais d’hiver n’obéit nullement à un vain désir d’accroître l’étendue d’un empire déjà beaucoup trop vaste, mais il est entraîné par une impulsion raisonnée aussi bien qu’instinctive. Les ports russes du Pacifique, comme ceux de la Baltique, sont bloqués par les glaces pendant cinq mois de l’année, ce qui les rend d’une utilité presque nulle, comme base d’opérations pour les navires de guerre du Tsar. Les ports de la presqu’île coréenne sont, au contraire, accessibles pendant toute l’année, et, occupés par une grande puissance occidentale comme la Russie, ils se transformeraient rapidement en des places de guerre de premier ordre, d’où la Russie pourrait exercer sur les mers de l’Extrême-Orient une influence désormais prépondérante, puisqu’elle n’aurait à lutter que contre des adversaires dont les bases solides d’opérations seraient ou en Europe ou en Amérique. Seulement, dans l’Asie orientale, comme dans l’Asie centrale et occidentale, la diplomatie moscovite aura à lutter, dès qu’elle tentera un mouvement en avant, avec un ennemi bien plus redoutable que les hommes d’états asiatiques dont la finesse ne sert le plus souvent de rien, parce qu’elle ne s’appuie sur aucune base solide. Dans l’avenir, la Chine ne sera plus seule à défendre, contre les attaques du Japon ou de la Russie, son vassal de Séhoul ; car les progrès de la seconde de ces puissances, qu’ils se fassent au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest, sont toujours arrêtés par les efforts persévérants de la Grande-Bretagne, qui ne tardera point vraisemblablement à conclure une alliance tacite avec le Fils du Ciel, pour protéger les états de ce dernier contre les dangers qui le menacent du côté du nord.

Quelles seront les péripéties du drame qui se jouera sur la nouvelle scène qui vient d’être ouverte à l’antagonisme anglo-russe, dans l’Extrême-Orient ? C’est ce qu’il est impossible de prévoir. Une pièce du même genre s’est jouée, et se joue encore actuellement sur les bords du Bosphore ; déjà le rideau s’y est abaissé sur la fin de plus d’un acte ; tout permet de croire que le drame approche de sa fin, et cependant les plus habiles de nos hommes politiques en sont encore à faire des conjectures au sujet de son dénouement probable. Comment pourraient-ils donc prévoir la fin de celle qui va se jouer sur les bords de la mer Jaune, et dont ils n’ont encore vu que le prologue ? Quoi qu’il en soit, on peut déjà estimer que l’action ne sera point un simple dialogue, et que, autour des deux premiers personnages, l’Angleterre et la Russie, iront se grouper un plus ou moins grand nombre de comparses, dont l’apparition et la sortie de la scène constitueront une source inépuisable de complications imprévues et de changements à vue. Parmi les comparses, nous pouvons déjà en nommer deux, sans aucune crainte de nous tromper : ce sont le Japon et la Chine, dont les rôles ne seront guère moins importants que ceux des deux premiers sujets, au point de vue des conséquences qu’aura pour eux le dénouement du drame ; cependant, ils ne seront appelés à y paraître qu’au second rang, peut-être même au troisième, à cause de la faiblesse de leurs ressources.


CHAPITRE III

EN CORÉE, FOU-SANG ET TORAÏ-FOU.


Le lendemain, à six heures, nous sommes tous sur pied ; le temps nous favorise, le soleil se lève sur un ciel sans nuage, et la brise de mer qui s’élève nous promet une température fraîche et agréable. Nous nous félicitons de notre escapade, et nous plaignons très sincèrement nos amis de Shanghaï et de Yokohama qui doivent déjà, à cette heure matinale, commencer à souffrir des chaleurs étouffantes de l’été. Au reste, pendant la semaine que nous avons passée à Fou-sang, en dépit de notre vie agitée, nous n’avons eu nullement à nous plaindre des ardeurs du soleil ; la température s’est maintenue fraîche, et des Japonais, qui résidaient dans le pays depuis plusieurs années, nous ont affirmé qu’ils n’avaient jamais été incommodés par la chaleur, même en plein été.

Avant de quitter le navire, nous nous décidons de passer la journée à visiter en détail la concession japonaise, pour donner le temps au Consul de prévenir les autorités coréennes, et obtenir d’elles la permission de nous laisser faire quelques excursions dans les environs de la baie. Le commandant du stationnaire japonais a mis gracieusement à notre disposition un de ses officiers qui parle assez bien anglais, et c’est lui qui doit nous piloter dans la concession. Au débarcadère, nous remarquons que les indigènes sont beaucoup plus nombreux que la veille, ce que nous n’hésitons pas à attribuer à la présence d’un navire étranger dans le port. Le lieutenant Maouaï, notre guide, nous apprend que nous ne sommes pour rien dans cette affluence des Coréens sur la concession ; ils y sont venus non pas poussés par le désir de nous admirer, mais tout simplement pour vendre leurs produits sur le marché qui se tient dans la grande rue.

En avançant, nous voyons en effet des marchands indigènes accroupis près de leurs marchandises étalées à terre ; nous examinons chaque boutique dans l’espoir d’y découvrir de petits objets peu coûteux, portant une trace de couleur locale, et dont nous pourrions emporter plusieurs exemplaires pour les offrir à nos amis, en souvenir de notre excursion. Nos recherches n’aboutissent malheureusement à aucun résultat ; tous les objets que nous voyons viennent directement de la Chine, et nous pourrions nous en procurer facilement de semblables à Canton et à Shanghaï, à bien meilleur compte ; cependant nous nous décidons à acheter des éventails en papier coréen, dont la monture très légère est faite en bambous ornés de dessins gravés au couteau. Certes ces objets n’offraient que bien peu d’intérêt, mais leur bas prix, — nous les payâmes environ dix centimes la pièce, — joint à l’absence complète de choix, nous obligea à faire contre fortune bon cœur, et à nous contenter de ces pauvres spécimens de l’industrie coréenne.

Avant d’arriver à la rue du Consulat, notre guide nous fait tourner à gauche ; nous nous engageons dans une voie qui longe la baie, et qui n’est que la continuation de la route de Fou-sang à la concession. Des deux côtés du chemin, des maisons, d’assez pauvre apparence, sont occupées par de petits trafiquants japonais qui vendent aux indigènes des ustensiles en porcelaine, des allumettes chimiques et d’autres menus objets. Au sortir de la concession, dont un poste de police japonais marque la limite, la route est bordée d’un côté par la mer, et de l’autre par la colline couverte de sapins, sur laquelle est construit le Consulat.

Arrivé au corps de garde, notre guide s’excusa, en appelant à son aide ces figures de rhétorique, dont les langues de l’Orient sont si riches, de ne pouvoir nous laisser aller plus loin. Mais les règlements sur ce sujet, nous dit-il, étaient strictement observés par ses compatriotes, et jamais un Japonais ne franchissait les limites de la concession sans être pourvu d’un passeport en règle. Force nous fut donc de nous engager dans un étroit sentier, au travers des sapins, qui nous conduisit, en contournant le bois, à un groupe de maisons de construction massive. Les murs en briques supportent de grands toits relevés aux angles, et formés par de grandes tuiles reposant sur une épaisse couche de terre destinée à rendre les habitations plus fraîches en été et moins froides en hiver. Tout, dans ces constructions, rappelle l’architecture du nord de la Chine et, sans le voisinage du bois de sapin qui les domine, on pourrait se croire transporté dans quelque coin paisible de la ville de Tien-tsin. Ces bâtiments, nous dit notre guide, remontent au temps du premier établissement japonais à Fou-sang, et servent aujourd’hui de domicile à la municipalité japonaise.

Nous continuons notre route par un chemin raboteux qui laisse cependant deviner de temps à autre qu’il deviendra, dans la suite, une des plus belles rues de la concession ; mais, à l’heure qu’il est, il n’est bordé que par des champs incultes où nous voyons des ouvriers coréens occupés à extraire de la terre argileuse pour la fabrication des briques. Après dix minutes de marche, nous arrivons dans le quartier habité ; de petites maisons à un seul étage, construites dans le style japonais, remplacent les champs ; on voit, çà et là, des chantiers de construction qui indiquent que la petite colonie est en voie d’accroissement, et au milieu d’un enclos s’élève un grand bâtiment, plus solide et mieux aménagé que ceux qui l’entourent, qui sert d’hôpital. Le service médical de cet hôpital est fait par deux médecins japonais, instruits d’après les méthodes de l’Occident, dont la principale occupation est de donner des consultations aux malades qui se présentent, sans distinction de nationalité. En dehors de ce service, l’hôpital reçoit fort peu de personnes à demeure ; les Japonais, ainsi que les Coréens, préfèrent se faire soigner chez eux. Quant au tarif des consultations, il est établi sur une base assez curieuse ; les malades payent 75 centimes lorsqu’il s’agit d’une affection interne, et 50 centimes seulement pour une affection externe. Il nous a été impossible d’obtenir des éclaircissements sur la méthode employée par les médecins japonais pour classer les maladies en internes ou en externes, ni de savoir dans laquelle de ces deux classes ils plaçaient la petite vérole.

« Dans le commencement, nous dit M. Maouaï, les Coréens n’avaient guère confiance dans nos médecins ; mais leurs préjugés ont disparu, petit à petit, devant les succès obtenus ; et aujourd’hui, ils consultent volontiers les docteurs de l’hôpital, dont la réputation s’est répandue dans les environs. L’année dernière, plusieurs charlatans indigènes sont même venus de Séhoul, la capitale, à Fou-sang pour y apprendre la pratique de la vaccination. En rentrant chez eux, ils ont vacciné un grand nombre de personnes, et ils sont revenus depuis lors, à plusieurs reprises, demander du vaccin à l’hôpital, qui n’a pas voulu le leur refuser, dans l’intérêt de la civilisation. Aussi, à l’heure qu’il est, nos médecins ont-ils été obligés de faire venir du vaccin de l’Académie de médecine de Tokio. »

Près de l’hôpital se trouve une école japonaise pour les enfants des habitants de la concession. Elle a été créée à l’aide d’une souscription organisée par ces derniers. Ceci nous montre combien les Japonais ont compris tous les bienfaits de l’instruction. Il est bien rare de rencontrer au Japon un homme, quelle que soit sa situation dans la société, qui ne sache au moins lire couramment, et même au besoin écrire, tant bien que mal, les mots les plus usuels. Il faut avouer, à la honte de notre civilisation, qu’on ne pourrait en dire autant des peuples de l’Europe et de l’Amérique ; et il est bon nombre de bourgs de l’Occident, bien plus populeux que la petite concession japonaise de Fou-sang[1], qui ne songeraient guère à entretenir une école de leurs propres deniers, si l’état tout puissant ne se chargeait de ce soin.

Il existe aussi une école supérieure, établie par le gouvernement japonais, où l’on n’enseigne que la langue coréenne à des jeunes gens qui sont envoyés de Tokio par les ministères. Nous quittons la concession à cinq heures du soir, après avoir été chercher au Consulat nos passeports, car nous devons partir le lendemain de très bonne heure pour aller visiter la ville de Fou-sang.

La promenade à Fou-sang n’offrit rien de remarquable, au point de vue indigène. La route, qui conduit de la concession à cette ville, est celle que nous avions remarquée lors de notre arrivée, et qui côtoie, pendant la plus grande partie de son parcours, le bord de la baie. C’est à cette situation exceptionnelle sur un terrain plat que cette route doit d’être très praticable pour les piétons, on pourrait même dire pour les voitures si sa largeur leur en permettait l’usage. Quant à la ville, que nous nous étions promis de visiter, il nous fut impossible de la découvrir par la raison bien simple que Fou-sang est le nom d’une forteresse construite par les Coréens, sur les bords de la baie de ce nom, pour les protéger contre les incursions des étrangers. Seul, un pauvre hameau, composé de quelques maisons, dort, au pied du château-fort. Il nous fallut cependant y chercher de quoi déjeuner ; nous n’avions rien emporté avec nous, et nous ne pouvions songer à refaire à pied les trois kilomètres qui nous séparaient de la concession japonaise, sans avoir pris une collation, aussi légère et aussi peu appétissante qu’elle pût être. Enfin, après bien des hésitations, nous nous décidâmes à entrer dans une habitation délabrée, que notre guide décora du nom pompeux d’hôtel. Ce qui nous frappe surtout en approchant de la maison, c’est que nous n’apercevons aucune porte pour pénétrer dans l’intérieur ; les seules ouvertures que nous voyons sont des petites fenêtres, s’ouvrant à peu de distance du sol, et trop basses pour livrer passage à un être humain, même de la taille des minuscules japonais. Cependant notre guide franchit une de ces fenêtres, sans trop de difficulté, et nous invite à l’imiter pour arriver à la salle à manger. Nous nous rendons à son invitation, et une fois entrés, nous comprenons enfin que ce que nous avions pris pour des fenêtres sont des portes qui donnent accès dans des salles dont le sol en briques, recouvert de nattes, sert de lit pendant la nuit, et est préservé de l’humidité grâce à son élévation ; au-dessous des briques se trouve un espace vide dans lequel on allume un grand feu de charbon de terre pendant la saison froide, chaque pièce formant alors le dessus d’un poêle. Ce mode de chauffage, qui rappelle les immenses poêles de la Russie du Nord, est employé non seulement en Corée, mais aussi dans toutes les provinces du nord de la Chine.

Une fois installés dans notre salle à manger, qui ne possède ni chaises, ni table, l’aubergiste nous apporte des tasses, une petite boîte en laque remplie de thé, et place le tout sur les nattes. Notre guide, pour ne pas nous déconsidérer aux yeux des indigènes, veut bien se charger de remplir, en notre lieu et place, les formalités exigées par la politesse coréenne. Il met dans chacune des tasses une pincée de feuilles de thé, et dès qu’un domestique a rempli chacune d’elles d’eau bouillante, il les recouvre d’un petit couvercle.

Au bout de cinq minutes, l’un de nous, poussé par la curiosité et aussi par la soif, se hasarde à soulever le couvercle de la tasse placée devant lui ; mais sa physionomie trahit une désagréable surprise ; les feuilles de thé, imbibées par l’eau, nagent dans la tasse, et il n’est guère possible d’y boire sans avaler en même temps du solide et du liquide, perspective assez peu engageante. Heureusement Ikoura, notre excellent guide, a compris le désappointement de notre ami, et au lieu de se moquer de son ignorance, il s’empresse de nous tirer d’embarras, en buvant lui-même dans sa tasse pour nous montrer la manière d’arrêter au passage les feuilles qui viendraient gâter, par leur saveur acre, le nectar de l’Extrême-Orient. Il prend délicatement sa tasse des deux mains, la porte à ses lèvres, puis avec ses index il fait légèrement basculer le couvercle qui s’enfonce, du côté de la bouche, dans la tasse, ouvrant ainsi une fissure, entre le bord du couvercle et la paroi de la tasse, qui laisse passer le liquide et arrête les feuilles au passage.

Comme Ikoura est auprès de moi, j’ai suivi avec attention son petit manège, et j’essaie de l’imiter ; malheureusement la chose exige une grande dextérité, et le couvercle de ma tasse chavire complètement, en éclaboussant tout son contenu sur moi, à la grande joie de mes compagnons. Après cet essai infructueux, nous demandons un grand bol, et nous filtrons notre thé à travers le coin d’un mouchoir.

L’aubergiste revient, les mains vides cette fois ; il engage avec notre guide une conversation animée à laquelle nous ne comprenons rien, mais que nous pensons avoir pour sujet la carte du jour. En effet, on nous proposa une suite de mets plus mauvais les uns que les autres, et, après de longues discussions, notre menu fut ainsi composé : 1o œufs durs, 2o riz bouilli assaisonné avec de petits poissons salés assez semblables aux sardines, 3o poule bouillie, et 4o petits gâteaux ronds au millet.

Après le déjeuner, auquel nous fîmes autant d’honneur qu’à un somptueux festin servi dans un grand restaurant de Paris, nous allâmes nous rendre dans un pré, à peu de distance du château-fort. Le soleil brillait, dans un ciel sans nuages, et sa chaleur douce invitait au sommeil. Aussi plusieurs d’entre nous, insensibles aux beautés d’un paysage coréen, ne tardèrent pas à s’endormir profondément.

De l’endroit où nous étions installés, la vue s’étendait à gauche sur la baie de Fou-sang ; notre navire et le stationnaire japonais dessinaient nettement leurs légères mâtures dans une atmosphère d’une pureté sans égale, et par l’entrée de la rade, dans l’échancrure de la côte, on apercevait un coin tout ensoleillé de la pleine mer, où une jonque étalait sa grande voile d’une blancheur éblouissante. semblable à une gigantesque hirondelle de mer. À droite, un vallon bien cultivé s’enfonçait dans l’intérieur des terres ; et, juste en face, une ligne de collines arides, parallèles à la direction de la côte, arrêtait brusquement la vue, la forçant à se reporter avec plaisir vers les pentes vertes du vallon. Mais ce qui manquait à ce tableau, c’était un souffle de vie ; pas une barque ne bougeait dans la baie, les champs semblaient déserts, et le calme qui nous entourait nous rappelait un peu trop les immenses solitudes du far west américain.

À quatre heures, nous nous remîmes en marche, et nous étions rentrés à bord avant le coucher du soleil.

Le lendemain, un dimanche, fut consacré au repos, non pas par suite des fatigues passées, mais en prévision de l’avenir. Nous étions résolus à tenter une excursion lointaine jusqu’à la préfecture de Toraï-fou, ville importante située à 4 lieues environ de Fou-sang. C’est une véritable expédition que nous allons entreprendre. Le Consul nous conseille de coucher à Toraï-fou, pour ne pas nous fatiguer outre mesure, en faisant notre excursion en une seule journée, et aussi pour pouvoir passer la nuit dans une ville coréenne. Nous nous sommes facilement rendus aux excellentes raisons de l’aimable représentant du Mikado ; seulement ce nouveet programme nous oblige à un surcroît de préparatifs, car maintenant que nous avons acquis de l’expérience à nos dépens, lors de notre promenade au château-fort de Fou-sang, nous sommes bien résolus à emporter une ample provision de conserves, de viandes froides et de vin ; il nous faut ajouter à ces bagages des couvertures et des matelas. Mes futurs compagnons de voyage, en braves guerriers qu’ils sont, s’indignent bien un peu, lorsque j’émets la prétention de joindre ces objets encombrants à nos vivres, mais mon expérience des hôtelleries chinoises, — expérience que je crois pouvoir utiliser encore en Corée, sans grande crainte d’erreur, — me donne une ténacité dont je me serais guère cru capable. Je tiens bon contre les boutades et les moqueries de ces loups de mer, et je les décide à me laisser emporter au moins deux matelas : un pour deux, puisque nous sommes quatre.

Le lendemain matin, à quatre heures, le matelot de garde descend nous éveiller, mes compagnons de route et moi. Comme j’ai peu dormi, je suis le premier paré comme disent les marins, et lorsque la cloche du bord sonne le cinquième quart, je suis déjà en train d’avaler une tasse de café bouillant pour me réchauffer. Tandis que mes compagnons s’habillent avec peine, encore à moitié endormis, je monte sur le pont pour jouir du spectacle d’une terre coréenne au point du jour.

Il fait déjà grand jour. Cependant le soleil est encore caché derrière les collines qui s’élèvent au-dessus du château-fort de Fou-sang, et qui m’empêchent d’apercevoir Toraï-fou, le but de notre excursion. Sur la route qui borde la rive, de blanches formes, vont et viennent et indiquent que la vie coréenne est déjà éveillée ; seulement les Coréens ressemblent moins à des fantômes à l’aurore qu’au crépuscule ; on distingue leur chapeau conique et leurs pieds chaussés de noir, ce qui permet de suite de voir que l’on a affaire à des humains et non à des revenants. Dans la concession japonaise, tout paraît encore endormi et seul, du haut de son mât, le pavillon du Mikado, — un drapeau blanc avec un grand soleil rouge au milieu, — couvre encore de son ombre les sujets de son maître, même pendant leur sommeil. Quant au croiseur japonais, il n’a nullement l’air de s’inquiéter outre mesure du voisinage des féroces Coréens, et le calme qui règne à son bord me porte à penser que les intentions malfaisantes de ces derniers, au sujet desquelles le représentant du Mikado a dépensé avec nous les plus beaux trésors de son éloquence asiatique, ne prennent point volontiers pour point de mire les habitants du pays « du soleil levant ». Seul un marin japonais, tout de blanc habillé, bat son quart à la fraîcheur du matin, sur le gaillard d’avant ; il y est seul, et l’absence d’un officier sur le pont montre que le commandant du navire ne redoute ni les attaques du perfide océan, ni celles des sauvages indigènes.

Voici le canot qui va nous porter à terre. Il accoste l’échelle du bord. On y descend nos bagages, et nous nous embarquons, emportant avec nous les meilleurs souhaits de ceux d’entre nous qui sont retenus à bord par les nécessités du service. La marée qui monte forme dans la baie un léger remous, insensible à la vue, mais qui suffit pour faire danser notre embarcation très chargée, et d’habitude fort volage, à ce qu’affirme l’un de nous. Un autre, devant cette affirmation, prétend au contraire que notre esquif est le plus stable de la canonnière, et sur ce, une longue discussion technique s’engage au sujet des aptitudes nautiques des quatre embarcations que porte le ***. Quant à moi, profane en matières de constructions navales, je n’ai qu’à écouter ces savantes dissertations, dont je ne comprends que fort peu de chose, mais qui m’apprennent cependant un nouveau sens, tout scientifique celui-là, du mot volage, qualification que messieurs les marins donnent à toutes les chaloupes qui se laissent aller facilement à ce mouvement de balançoire, appelé roulis par les gens du métier, si pénible aux estomacs délicats. Si je crois devoir faire ici le pédant et apprendre aux autres ce que j’ai appris moi-même, c’est pour éviter au lecteur de s’en aller, comme on dit, chercher midi à quatorze heures, en entendant un marin parler d’un bateau volage car nous doutons qu’il trouve, dans le dictionnaire de l’Académie française, à ce dernier mot : « chaloupe qui roule facilement. »

Heureusement que, pendant cette discussion, j’ai pour me distraire le charmant spectacle du lever du soleil sur la baie. Au moment où nous avions quitté le bord, l’astre du jour éclairait seulement le sommet de la petite île du Daim, dont le pied restait plongé dans l’ombre ; plus nous avançons, et plus la lumière se fait sur l’îlot désert. La ligne de démarcation entre le vif éclat du jour et la teinte indécise de l’aurore descend, descend toujours, ainsi que la limite des neiges s’abaisse vers les vallées, sur le flanc des montagnes, avec la venue de l’hiver.

Au débarcadère, nous trouvons deux agents de police japonais, un guide interprète, une douzaine de porteurs coréens pour nos bagages, et huit petits chevaux pour nous tous, agents interprètes et touristes. D’abord le débarquement de nos, colis, leur chargement sur le dos des coolies coréens nous retient pendant une grande demi-heure. Ces derniers placent leur fardeau sur un crochet, fait en bambou, fort semblable à ceux de nos commissionnaires ; seulement, au lieu de le porter avec deux bretelles passant sur les épaules, ils ne le maintiennent sur leur dos qu’en penchant le haut du corps en avant, et à l’aide d’une courroie qui part du haut du crochet et vient passer sur le front du porteur.

En sortant de la concession, nous prenons la même route, qui borde le bord de la baie, et que nous avons déjà parcourue pour nous rendre à Fou-sang. Seulement, comme nous voyageons, cette fois, sérieusement, nous abandonnons les rênes sur le cou de nos montures, afin de ne perdre aucun détail de la contrée que nous traversons. Au reste, en agissant ainsi, nous faisons un peu contre fortune bon cœur. Nous sommes tous très grands et nos chevaux sont si petits que, lorsque nous essayons de les mettre au trot, nous courons grand risque de nous démettre les jambes, car nos pieds touchent terre à la moindre inégalité du sol.

Tout en flânant et en devisant chemin faisant, nous arrivons, vers les neuf heures, à un grand palais en briques grises, à toiture en tuiles relevée aux quatre coins comme un chapeau chinois, entouré d’une sorte de vérandah garnie de grosses colonnes de bois peintes en rouge. En le voyant, je me crois encore dans la capitale du Fils du Ciel, tant il a l’aspect pékinois. Dans les détails de sa construction et dans son apparence générale, on retrouve même cet état de délabrement de toutes les constructions chinoises abandonnées, sans aucun secours humain, aux ravages du temps.

Nous mettons pied à terre, ou plutôt nous laissons nos poneys filer entre nos jambes, sans les retenir, et nous entrons dans le palais, accompagné de notre interprète qui commence alors à prendre son rôle de cicérone au sérieux, et nous explique, en un anglais plus pittoresque encore que tout ce qui nous entoure, que nous sommes arrivés à un grand lieu de pèlerinage renommé dans toute la Corée méridionale.

Nous entrons dans le temple, qui ressemble non pas à un temple chinois, mais seulement à un palais pékinois, avec son vestibule monumental, sa cour entourée d’une colonnade et au fond de laquelle se trouve le salon de réception. À la place de cette dernière pièce, nous trouvons un immense hangar aux murs nus ; seul, un grand tableau, portant quelques caractères baroques, vient rompre la monotonie de cette halle, ouverte à tous les vents, et où maintes hirondelles ont établi leurs nids dans les angles des solives apparentes, peintes en vert, qui forment le plafond.

« Ceci, dit notre guide, en nous montrant le tableau, c’est Denhaï ; faire bonjour au grand maître (j’essaye ici de traduire aussi littéralement que possible son anglo-japonais) ; sauvages Coréens viennent faire devant génuflexion aux grandes vacances et à la fête du roi ; caractères sont écrits par la sainte main de l’empereur de Séhoul. »

En me creusant bien la tête, et en rappelant mes souvenirs chinois, je comprends que notre homme veut dire que le tableau qui est là devant nous est couvert d’hiéroglyphes écrits de la main du roi de Corée, ce qui lui donne un caractère sacré aux yeux de ses sujets qui viennent s’agenouiller devant l’autographe de leur souverain le jour de sa naissance et lors des grandes fêtes populaires. L’explication du discours de notre cicérone, que je viens de donner, me paraît d’autant plus plausible qu’il existe aussi en Chine, dans toutes les villes importantes, des temples dédiés au Fils du Ciel, c’est-à-dire à l’empereur de Chine, où les mandarins se rendent en grande pompe, à certaines époques de l’année, pour assister à une cérémonie célébrée en l’honneur de leur maître. Puis ces mêmes Chinois qui, comme les Coréens, ne voient jamais leur souverain, portent, eux aussi, le plus grand respect pour tout caractère d’écriture tracé par son auguste main. Les plus grands fonctionnaires de la cour de Pékin ne reçoivent qu’à genoux les décrets signés par l’empereur. Il n’est donc point étonnant que les Coréens, qui ont emprunté presque tous leurs usages à leurs puissants voisins, aient aussi un culte pour leur roi, et traitent avec le respect dû à une sainte relique les caractères écrits par lui.

En quittant le temple, la route recommence à étendre devant nous sa monotonie poussiéreuse. Aussi, comme le respect des Coréens et des Chinois pour tout ce qui est écrit par leurs empereurs m’avait rappelé à la mémoire une anecdote assez plaisante, qui me fut contée à Pékin, je m’empresse de la répéter à mes compagnons de voyage, dans l’espoir de les empêcher de se laisser aller au spleen. Comme elle pourra paraître amusante aux lecteurs d’Occident, même sans l’accompagnement d’une route poussiéreuse et d’un soleil tropical, je vais la rapporter ici.

Il y avait une fois, dans la bonne ville de Pékin, une certaine Excellence qui y représentait, en qualité de ministre, une grande puissance occidentale. Sous le rapport de l’intelligence, il représentait, paraît-il, fort bien son pays. Quoiqu’il n’eût rien de commun avec la patrie de Racine, et encore moins avec la Picardie, on aurait pu mettre cependant fort justement aussi dans la bouche de cet envoyé extraordinaire la phrase de Petit-Jean dans les Plaideurs :

Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.

Notre homme, qui connaissait fort bien ses Chinois et qui, de plus, avait un tour d’esprit très pratique, savait d’expérience que chaque fois que l’on fait un cadeau à un mandarin, ce dernier, pour ne pas laisser échapper une aussi belle occasion de faire la charité à un officier barbare, s’empresse de vous envoyer dix fois sa valeur sous forme de thés délicieux, de soieries magnifiques et de superbes fourrures. Aussi, au moment de son retour en Occident, où le rappelait son grand âge, il voulut profiter une dernière fois de la générosité dédaigneuse des mandataires du Fils du Ciel. Dans ce but, il persuada à son gouvernement que le moment était on ne peut plus propice pour se conquérir les bonnes grâces d’un prince du sang, proche parent du Fils du Ciel. Bien sûr de persuader ses chefs, il joignit à sa dépêche un dessin représentant la forme ronde des tabatières chinoises, en proposant d’en faire faire une du même modèle, en or massif avec incrustation de pierres précieuses, par un joaillier d’Occident. Quelques mois après l’envoi de la missive qui accompagnait ce modèle, le courrier de Tien-tsin à Pékin apporta dans cette dernière ville un écrin orné de caractères chinois, et qui renfermait une magnifique petite bouteille d’or, toute étincelante des feux des rubis, des topazes et des diamants qui y étaient incrustés. C’était là ce que Son Excellence avait demandé, et quoiqu’il ne s’attendît nullement à un refus, il n’en fut pas moins émerveillé de la beauté de l’objet, qui avait été assuré contre les risques du voyage pour une grande valeur, qui représentait, pour notre rusé diplomate, une somme énorme de présents du prince auquel il était destiné, car jamais, depuis le temps des ambassadeurs porteurs de présents du siècle dernier, un pareil chef-d’œuvre n’avait été offert à un grand mandarin chinois, au nom d’une puissance occidentale.

Un mois avant son départ, notre ministre offrit le fameux présent au prince impérial qui le fit admirer par tout son entourage, preuve bien évidente de son admiration personnelle ; c’était peut-être agir un peu à la hâte, puisque le cabinet de Pékin ignorait encore le moment de la retraite de Son Excellence ; mais cette dernière en avait agi de la sorte afin de donner au potentat tout le temps nécessaire pour faire venir, des quatre coins de la Chine, les belles choses qu’elle devait recevoir pour elle-même, en échange d’un cadeau dont les frais avaient été faits par son gouvernement. Cependant, il attendit une semaine, puis deux, enfin trois, et, comme sœur Anne, il ne vit rien venir. Avec l’attente, ses espérances grandissaient ; le jour du départ fut fixé, et il s’en fut prendre congé du prince qu’il commençait déjà à traiter d’ingrat dans ses moments d’humeur. Deux jours après, Son Altesse impériale alla à son tour faire ses adieux au ministre ; l’entrevue fut des plus cordiales, car notre homme était trop bon diplomate pour ne point savoir cacher son dépit ; on parla de part et d’autre des excellentes relations que l’on avait eues, et on exprima le regret de les voir si vite interrompues. Son Altesse poussa même l’amabilité jusqu’à dire : « Votre Excellence m’est tellement sympathique que, la première fois que je la vis, il me sembla que je la connaissais depuis des siècles, et aujourd’hui, au moment de la séparation, il me semble que je n’ai eu le plaisir de la rencontrer qu’hier, tant j’aurais le désir de la voir encore. »

Après ce petit speech de clôture, bien oriental de tournure, Son Altesse prit des mains d’un de ses secrétaires un petit paquet, enveloppé de soie rouge, qu’il offrit au ministre, en y joignant quelques phrases un peu vagues sur la valeur extraordinaire du présent qu’il lui faisait.

Une fois l’Altesse partie, notre diplomate s’empressa de développer le précieux paquet, ouvrit le couvercle d’une boîte, doublée de soie jaune, qu’il contenait, et y trouva : devinez quoi ? une simple feuille de papier rouge qui en garnissait le fond et sur lequel étaient écrits les deux fameux caractères longévité et bonheur tracés par la main du Fils du Ciel. Le prince impérial avait été si émerveillé de la tabatière qu’il avait reçue qu’il n’avait pas pensé qu’un tel présent pût être reconnu par de vulgaires fourrures ou du thé plus commun encore, et il n’avait rien trouvé de mieux que de procurer, à la chinoise, au diplomate européen, la plus grande faveur dont le Fils du Ciel puisse honorer un de ses sujets, faveur qui consiste à lui donner plusieurs caractères écrits par son auguste pinceau. On juge de la mauvaise humeur du pauvre ministre en voyant tous les superbes cadeaux qu’il avait rêvés se transformer en deux caractères, dont il ne comprenait même pas le sens, enfermés dans une boîte qui n’avait d’autre valeur que d’être chinoise de fabrication et de couleur. Aussi il quitta Pékin tant soit peu morose, en emportant dans sa retraite, comme dernière étape d’une honorable carrière, le souvenir d’une déception d’autant moins méritée que jamais, depuis 1859, l’Europe n’avait, dit-on, envoyé à Pékin un représentant aussi habile à défendre ses intérêts et aussi digne, par son intelligence, de la représenter.

Pendant que nos compagnons de voyage se délectent à la pensée de la tête que dut faire le vieux diplomate en apercevant ses deux caractères impériaux, le soleil monte sur l’horizon, et inonde la baie de clarté. Nos pauvres chevaux marchent de plus en plus lentement ; leur fatigue se traduit par de nombreux faux pas qui ne sont point sans inconvénient pour ceux qui les montent.

À ce moment le paysage devient tout à fait pittoresque. Devant nous, le petit village de Sorio, avec ses maisons grises ; derrière lui, une ligne de collines arides sert de fond au tableau, et à notre droite les champs étendent leurs vagues vertes, qui ne sont séparées des flots bleus de la baie que par une étroite bande de sable étincelante comme de l’or sous un soleil de midi. Après avoir traversé le village de Sorio, où nous ne faisons guère sensation, tant ses habitants ont vu passer depuis deux ans, de Japonais déguisés en européens, notre guide nous fait quitter le grand chemin pour nous conduire, à travers champs, par des endroits qu’il nous assure être beaucoup plus jolis que ceux que traverse la route royale de Fou-sang à Toraï-fou. Nous n’avons pu juger si, au point de vue du pittoresque, notre cicérone disait vrai, car nous parcourûmes l’autre voie pendant la nuit ; mais il avait bien raison pour ce qui est de l’accidenté, et nos pauvres membres eurent trop souvent l’occasion d’en juger par eux-mêmes. Nos poneys, qui tenaient à peine debout sur une route plate et presque bien entretenue, furent pris d’une belle ardeur lorsque nous les lançâmes au tout petit pas à travers un grand champ d’une verdure qui devait être quelque céréale en herbe ; chemin faisant, ils se régalaient d’une touffe de tiges tendres qu’ils mangeaient tout en marchant ; malheureusement cette attachante occupation leur enlevait toute prudence ; ils oubliaient de lever les jambes chaque fois que l’insidieuse verdure cachait sous ses feuilles un mouvement de terre ou une grosse pierre. D’abord ce fut moi qui ouvris la marche ; ma bête fit un faux pas si maladroit qu’elle s’étendit au milieu de l’herbe, entraînant avec elle son cavalier ; je me remis en selle, après m’être assuré que rien n’était gravement avarié dans mon individu, mais trois pas plus loin une nouvelle chute commença à me donner un certain dégoût pour l’équitation coréenne. Cependant, je continuai encore ma route sur mon poney, et ce ne fut qu’après deux ou trois chutes que je me décidai à continuer à pied, à la grande joie de mes compagnons qui se prélassaient sur leur monture.

Malheureusement les rôles ne tardèrent pas à être changés ; l’une après l’autre, les bêtes de somme de notre caravane durent passer à l’arrière-garde, après de nombreuses chutes, et être confiées aux soins des porteurs, leurs compatriotes, tandis que nos amis, un peu déconfits de la mésaventure, se voyaient forcés d’imiter mon exemple, et de faire aussi la route à pied.

Nous cheminons au pied de la ligne de collines qui s’élève derrière Sorio ; elles sont surtout pierreuses, et leurs flancs sont sillonnés d’innombrables rigoles qui laissent voir que le temps et aussi la pluie ne les ont guère épargnées, et ont laissé, en passant sur elles, la marque de leur passage sous forme de rides que la nature seule est impuissante à faire disparaître. Cependant il en est ici comme en Chine, et comme dans bien d’autres régions de l’Occident : la nature n’a point été prise en flagrant délit d’imprévoyance ; et si ces pauvres collines sont devenues stériles et désolées avec les années, c’est seulement le fait de l’homme. À l’origine, les hauteurs que nous suivons étaient couvertes d’un dôme de verdure, formé par les forêts de conifères qui les couvraient, ainsi que l’attestent encore quelques pins solitaires qui s’élèvent çà et là dans une anfractuosité de rochers, ou sur la lisière des champs qui nous servent de route. Une fois cet abri de feuillage enlevé par la hache de l’homme imprévoyant, la colline, livrée sans défense aux attaques des pluies, s’est vue peu à peu dépouillée de la terre végétale qui lui donnait la vie, et qui s’en est allée, entraînée par les eaux, remplir les vallées. Nulle part mieux que dans ces pays lointains de l’Orient, où l’on n’a encore rien fait pour rendre la fécondité aux hauteurs, on n’est aussi frappé des troubles dangereux que peut apporter l’imprévoyance de l’homme dans la vie de notre planète.

Nous passons à côté du village de Tomoou, où les Coréens ont établi une sorte de bureau des affaires étrangères chargé de traiter tout ce qui est relatif à la concession japonaise de la baie de Fou-sang ; et à peu de distance de cette bourgade, nous apercevons les murailles de Toraï-fou. Cette enceinte, qui peut avoir quatre mètres de hauteur, est construite d’après les méthodes des ingénieurs du Fils du Ciel, et son sommet est garni de créneaux où l’on n’aperçoit pas cependant les légendaires gueules de canons, peintes sur des planches, qui forment une partie intégrante de l’armement de toute fortification chinoise.

Après avoir dépassé Fou-sang, une courte étape nous mène en vue de Toraï-fou. Avant d’arriver à l’entrée de la ville, nous traversons un beau pont en pierre, qui a au moins cent cinquante pas de longueur. J’interroge notre guide pour savoir le nom du cours d’eau qu’il traverse ; il me répond que c’est te Senheïbachi ; mais après plus amples informations, prises à la concession japonaise, je crois que ce nom s’applique au pont et non point au cours d’eau sans importance, qui sert de fossé aux murailles de la ville du côté sud.

Sur le pont, le mouvement est très actif et présente un aspect curieux. Voici d’abord grand nombre de petits mendiants avec leur désagréable boîte à musique, qui font un tintamarre si effroyable que nos pauvres poneys, malgré leur fatigue et l’habitude qu’ils devraient avoir d’entendre semblable concert, se refusent d’abord à s’engager sur le pont ; ils se mettent à s’agiter, à ruer au milieu de la foule des portefaix qui entrent et qui sortent de la ville. Ces derniers qui portent leur fardeau avec des crochets, marchent à moitié courbés en deux, ce qui les empêche de voir devant eux ; aussi n’ont-ils pas le temps de se garer des gambades de nos ex-montures. Quelques-uns d’entre eux sont culbutés ; ils se relèvent furieux et se mettent à crier très fort, en s’adressant à ceux de nos porteurs coréens qui faisaient fonctions de grooms, dans notre caravane. Nous ne comprenons pas un mot à ce qu’ils disent ; mais le ton dont ils débitent leur chanson nous laisse deviner qu’elle n’est point à la louange de nos hommes ; ces derniers, peu flattés, s’arrêtent à leur tour, déposent leur fardeau, et se mettent à répondre, sans doute sur le même air, à leurs adversaires.

Peu rassurés sur le sort de nos bagages, nous faisons halte sur le pont, et nous prions les deux agents de police et notre interprète de s’interposer entre les deux partis, pour mettre fin à la dispute ; mais à ce moment ce dernier fait la sourde oreille, et semble avoir oublié tout à coup son peu d’anglais. Assez ennuyés de ce retard, nous nous consultons pour savoir s’il n’allait pas bientôt être nécessaire de dégager nos porteurs, à l’aide de nos fouets de chasse, afin de sauvegarder notre garde-manger, lorsque nous voyons arriver, dans la direction d’où nous venions nous-mêmes, un gros Coréen monté sur un poney tenu en bride par un domestique. Ce cavalier était, comme tous ses compatriotes, vêtu de blanc des pieds à la tête ; cependant, des deux côtés du plastron de sa robe, pendaient deux longues bandes de soie bleue. Comme la dispute, en se généralisant, avait fini par former un rassemblement qui interceptait le passage, il s’en fut avec sa monture au beau milieu du groupe des disputeurs, sans faire aucune attention à leurs pieds et à leurs bras. Ces derniers, au lieu de se formaliser de cette intervention assez brutale, se turent aussitôt ; quelques-uns même esquissèrent une génuflexion en guise de salut. Une fois le silence rétabli, notre homme adressa quelques questions à deux ou trois porteurs, puis suffisamment renseigné, sans doute, il fit à la foule une petite harangue, et tout le monde se dispersa.

Après avoir ainsi apaisé un orage qui menaçait, avant son intervention, de se changer en tempête, notre homme traversa le pont avec une respectable lenteur, passa auprès de nous, sans avoir même l’air de nous remarquer, sans doute pour ne point compromettre sa dignité en se laissant aller à un mouvement de curiosité, et disparut à nos yeux, dès qu’il eut franchi la porte sud. Pendant toute cette scène, ce pacificateur avait montré qu’il possédait une des qualités saillantes du caractère asiatique : le calme. Lorsqu’il avait questionné les porteurs, il leur avait parlé lentement, sans élever le ton de sa voix, et sans qu’aucune pantomime vint en aide à ses paroles. De même, lorsqu’il avait mis la paix entre les deux camps, il ne s’était point départi un seul instant de son calme tout asiatique.

Intrigué de la morgue de ce personnage et de son influence sur la populace, quoiqu’il me parût jeune encore, j’interrogeai mon guide qui, pour faire oublier son peu de zèle pour nos bagages, au moment où ils avaient couru un si grand danger, me répondit par un long discours que je reproduis ici aussi in extenso que mes souvenirs me le permettent.

« L’homme que vous venez de voir, me dit Ynamoura, est ce que les Coréens appellent un Tsochi, c’est-à-dire un étudiant qui a passé avec succès le premier examen qui a lieu tous les ans dans chaque chef-lieu de district. Tous les trois ans, les tsochis se rendent à Séoul pour y passer leur second examen et ceux qui y sont admis ont alors droit au titre de Djincka. Quant aux tsochis qui ne peuvent se faire recevoir au second examen, ils perdent, par suite de cet échec, ce titre, et ils ne peuvent reconcourir à la capitale qu’après avoir obtenu de nouveau le grade de Tsochi. »

Le récit de mon cicerone m’avait vivement intéressé. L’obligation où sont les étudiants, qui échouent au second examen, de se représenter au premier avant de pouvoir reconcourir pour le titre de Djincka, me semble en effet indiquer, chez les hommes d’état coréens, des idées fort pratiques en fait d’instruction publique. Le système qu’ils ont adopté me paraît des mieux combinés pour éviter les préparations trop rapides, et les succès dus bien plus à la chance qu’au mérite. Quoique bien moins compliqué que les réformes qui ont été faites récemment, dans les modes d’examen, en France et en Allemagne, à seule fin d’atteindre ce même but, il ne doit cependant pas être moins efficace qu’elles, et il y aurait peut-être avantage à les implanter en Occident.

Dans l’espoir de découvrir encore quelque chose d’ingénieux dans l’organisation de l’Université coréenne, j’interrogeai mon guide. J’appris ainsi qu’au-dessus du Djincka, il y a un troisième titre universitaire : celui Oou-djiau, qui donne droit à ceux qui l’ont obtenu à une fonction publique soit dans l’armée, soit dans l’administration civile. Nous retrouvons encore, dans ce mélange de deux carrières si différentes, la trace de l’influence chinoise, grâce à laquelle on voit, dans l’Empire du Milieu un grand dignitaire, comme Li-Hong-tchang, exercer successivement, dans le cours de sa longue carrière, des fonctions judiciaires, financières, administratives, militaires et maritimes. De même, à Séoul, comme à Pékin et en bien d’autres lieux, la faveur l’emporte souvent sur le mérite dans le choix des futurs administrateurs. Il paraît même que les grands dignitaires du royaume acceptent des postes qu’ils se transmettent de père en fils, et qui sont devenus, avec le temps, des charges héréditaires.

Malgré le peu de cas que l’on fait à Séoul des mérites littéraires des étudiants, lorsqu’il s’agit de les pourvoir de places au détriment de courtisans ignorants, la population n’en a pas moins pour eux le plus grand respect, et à leur sens tout ce que dit l’homme qui a le droit de porter sur sa robe les deux longues ailes bleues qui constituent le bouton des lettrés coréens, équivaut aux arrêts d’une puissance infaillible. Ce respect des masses pour le savoir, même sans qu’il ait pour accompagnement la puissance, nous semble indiquer, chez les populations coréennes, une indépendance d’idées qui contraste singulièrement avec la tendance déplorable que nous avons, en Occident, à ne considérer la science que comme un meuble inutile, si elle n’a, pour la faire valoir, l’éclat des honneurs qui ne s’obtiennent le plus souvent que par l’intrigue. Au reste, le peu que j’ai eu à faire aux Coréens m’a donné une haute idée de leur caractère. Ils ont cette rudesse et cette simplicité d’instinct qui, mise au service d’une honnêteté dépourvue d’artifices, cache souvent une grande délicatesse de sentiments sous des dehors presque sauvages. Là encore, j’ai trouvé une excellente application de la méthode de mon savant maître en géographie, M. Ludovic Drapeyron. L’aspect rude et âpre du sol laisse deviner le caractère de ses habitants ; puis, cet effet et cette cause, agissant et réagissant tour à tour l’un sur l’autre à travers les siècles, forment l’histoire du peuple coréen, et nous expliquent pourquoi il a passé sa vie à jouer le rôle d’une proie débonnaire que l’astuce chinoise et japonaise se sont disputée sans trêve ni merci, et cela, alors que le courage sauvage des Coréens semblait plutôt les destiner au rôle de conquérant qu’à celui de conquis.

Pour trouver une porte plus belle que celle du sud, à ce que nous dit notre guide, il nous faut longer la muraille pendant un assez long trajet ; sur son sommet une foule de Coréens, réunis là par la nouvelle de la venue d’étrangers, nous regardent cheminer dans la poussière, d’abord avec curiosité, puis avec dédain, et enfin leurs sentiments à notre égard finissent par se traduire en un feu roulant de pierres. Heureusement pour nous, les hommes sont peu adroits et les pierres très petites ; mais ce qui nous étonne, c’est la masse de projectiles dont ils nous accablent, sans nous toucher. Ce n’est que plus tard que nous sûmes comment nos assaillants se les procuraient aussi facilement, perchés qu’ils étaient sur une muraille dont la plate-forme en grosses briques ne pouvait les leur fournir. Les troupes coréennes se composent, en grande partie, de frondeurs fort habiles, dit-on ; aussi, dans chaque place forte ou château-fort, on voit toujours de distance en distance, sur les remparts, des tas de petites pierres, afin que les frondeurs, qui forment la garnison, puissent trouver sous la main les munitions dont ils ont besoin pour charger leurs armes en cas d’attaque subite. C’était de ces réserves que nos ennemis tiraient leurs munitions. Par un hasard heureux pour nous, parmi la foule qui saluait notre arrivée à Toraï d’une façon aussi peu courtoise, il n’y avait aucun frondeur, car nous ne nous serions point tirés aussi facilement d’affaire si les projectiles qu’on nous envoyait avaient été employés selon les règles de l’art militaire coréen.

Enfin nous voici à l’entrée de la ville, avec plus de peur que de mal. Nous passons une première porte voûtée, et nous nous trouvons dans une espèce de place d’armes, entourée de toutes parts par la muraille. Deux portes placées l’une en face de l’autre donnent accès d’un côté dans la ville et de l’autre dans la campagne. Nous sortons de la place d’armes, et nous voici dans la ville proprement dite.

Une longue rue étroite s’étend devant nous, fermée au fond par une muraille et une porte semblable à celles que nous venons de traverser. Des deux côtés, des boutiques qui rappellent un peu celles de Pékin, quoique moins bien. Il ne faut chercher ici, ni ces devantures curieuses en bois finement sculpté, ni ces immenses enseignes où la vivacité des couleurs rivalise avec les termes pompeux de la réclame, et qui constituent la partie la plus pittoresque de la couleur locale de la capitale des Fils du Ciel. Ici, au contraire, les devantures sont pauvres d’apparence ; rien n’y indique le genre de commerce des occupants, et à travers les portes basses j’aperçois des fouillis de marchandises de toutes sortes qui me rappellent ces bizarres magasins que l’on trouve encore de nos jours, dans les villages retirés de la Normandie, et où l’on débite, sous le nom d’épicerie, tout ce qui est susceptible de trouver des acquéreurs parmi nos campagnards. Ce qui me désole surtout dans l’inventaire fort sommaire que je fais du contenu des boutiques qui se trouvent sur notre passage, c’est que j’y retrouve encore ce mélange d’objets de rebut chinois et japonais sans aucune valeur. Et moi qui m’étais bercé de l’espérance de trouver enfin à Toraï-fou un souvenir de Corée, qui portât en lui-même un cachet authentique indiquant sa provenance !

Nous traversons une seconde porte qui semble donner accès à la ville officielle, car, dès que nous l’avons franchie, le style de l’architecture change. Les boutiques basses sont remplacées par de longues façades grises, percées çà et là de portiques massifs d’un aspect sévère. Ce que nous dit notre guide vient confirmer cette opinion ; il se met à nous énumérer une suite de noms coréens, qui paraissent des phrases baroques pour ceux qui ignorent cette langue ; mais l’important, c’est qu’il les qualifie tous de public offices, c’est-à-dire bureaux du gouvernement.

Nous nous arrêtons devant la porte d’une maison plus petite que les autres ; c’est le choumon-kau, salle des gardes, où l’on doit nous délivrer un permis de circulation, et nous donner un interprète avec une escorte.

Devant la porte deux Coréens se tiennent, l’un couché à terre, et l’autre assis sur un escabot ; ils fument leur pipe, et certes un habitant de Paris les prendrait pour de bonnes gens qui prennent l’air sur le seuil de leur demeure ; pour moi, qui ai déjà quelque expérience des mœurs militaires des Asiatiques, je crois reconnaître, à leur air endormi, ces fameuses sentinelles que l’on rencontre au coin de chaque rue de Pékin. J’appris dans la suite que je ne m’étais point trompé sur leur compte, et que nos deux fumeurs étaient chargés de défendre, sans autres armes qu’un tuyau de pipe et un éventail, la ville contre les malfaiteurs.

À notre approche, un gros homme court, dont le costume différait de celui de tous les Coréens que nous avions vus jusque-là, sortit du corps de garde et prit langue avec notre guide. Pendant leur entretien, il me fut possible d’examiner le costume du chef des gardes ; il était vêtu d’une longue robe d’un blanc légèrement bleu, comme tous les mandarins ses collègues ; seulement, autour de la taille, il portait une espèce de cuirasse jaune dont la surface était travaillée de façon à imiter des écailles de poisson, et par-dessus cette arme défensive, une longue ceinture de soie rouge faisait plusieurs fois le tour de sa volumineuse personne et retombait, en deux longues traînes, qui flottaient derrière lui dès qu’il se mettait à marcher.

Le chef des gardes, après avoir bien interrogé notre guide au sujet de nos intentions pacifiques, nous donna cinq soldats comme escorte et un interprète, Dokouso, qui, à ma demande expresse, parlait chinois et japonais, ce qui me permettait de lui parler sans avoir à passer par l’entremise, souvent peu fidèle, de notre cicérone.

Tout ici se fait avec une lenteur asiatique, et lorsque nous nous trouvons enfin dans Toraï-fou, munis d’un passe-port d’une escorte et d’un interprète, nous nous apercevons que nos estomacs ne nous laisseront pas même le temps de nous orienter dans la ville. Je demande alors à notre guide coréen s’il connaît une auberge où nous pourrions déjeuner, mais il me répond franchement que jamais les hôteliers de l’endroit ne consentiront à recevoir chez eux, des diables comme nous parce que cela leur ferait perdre leur clientèle, qui croirait que nous avons jeté un mauvais sort sur leur établissement. Force nous est donc de nous laisser conduire par lui dans un palais officiel où nous finissons, vu la malpropreté des chambres mises à notre disposition, par dresser notre table dans la cour. Nous avons pour siège la terre et nos genoux pour table.

Une fois notre appétit un peu satisfait, l’endroit nous paraît moins triste et moins ruiné que lorsque nous y sommes entrés. C’est une grande cour entourée de lourdes bâtisses à un seul étage ; une vérandah, soutenue par de grosses colonnes de bois peintes en rouge, en fait le tour ; de chaque côte de la porte d’entrée deux vieux arbres, qui ressemblent fort à des mélèzes, ne projettent autour d’eux qu’un ombrage fort sénile ; aussi, pour fuir les rayons d’un soleil de printemps, nous avons été obligés de dresser notre table en partie sous la vérandah. Notre guide coréen parle fort bien le chinois avec ce pur accent des gens du nord que j’affectionne plus particulièrement, sans doute parce qu’il fut celui dans lequel je fis mes premières études sinologiques. Fort content de montrer sa connaissance approfondie de l’idiome de l’Empire du Milieu, il se montre des plus bavards, et ne manque aucune occasion de me faire des discours aussi longs qu’instructifs. C’est ainsi qu’il m’apprend que le Palais où nous nous trouvons sert chaque année aux examens des Tsochis ; à ce propos, l’un de nous fit remarquer que les candidats malheureux avaient sans doute pris l’habitude de s’enraciner dans le lieu témoin de leur défaite, puisque la seule verdure qui garnissait le sol de la cour consistait en quelques pieds de cornichons sauvages qui étaient parvenus à se frayer une issue au travers du dallage qui recouvrait le sol. Je traduisis tant bien que mal à mon savant coréen le sens de cette plaisanterie ; il s’en amusa fort. Il nous déclara que les admis n’étaient guère plus malins que les refusés, et cependant lui-même portait les deux queues bleues qui montraient qu’il appartenait à cette classe des lettrés dont il faisait si peu de cas.

Mis en gaieté par notre plaisanterie, il tint à nous montrer que dans son pays on connaissait aussi fort bien l’art de se divertir en devisant, et voici l’historiette qu’il nous conta, pendant que nous dévorions d’excellentes langues fumées, venues en droite ligne de Chicago :

« Il y avait autrefois, il y a bien longtemps de cela, sous le règne de la dynastie chinoise des Tang[2], dans les régions occidentales, — Chinois et Coréens désignent sous ce nom l’Asie centrale, — une principauté dont le chef, Dié-tsou, accablait ses sujets d’impôts ; il en était arrivé à obliger les pauvres cultivateurs à lui payer une redevance sur chaque paire d’œufs que pondaient leurs volailles ; il leur concédait à prix d’argent la permission de faucher les céréales sur leurs propres terres, et leur faisait payer beaucoup d’argent pour le balayage des routes, qui n’en étaient pas moins aussi poudreuses qu’auparavant. Sur ces entrefaites, une sécheresse affreuse s’abattit sur la principauté de Dié-tsou ; tout mourait, arbres plantes et bestiaux, sous les rayons d’un soleil implacable, et aucun nuage n’apparaissait sur un ciel de plomb qui couvrait les campagnes comme un linceul.

» Cependant, au milieu de toutes ces calamités, des caravanes de marchands, qui venaient de traverser les monts, arrivèrent dans la principauté et furent étonnées de la voir ainsi ruinée par la sécheresse, car, disaient-ils, à peu de distance de là, les récoltes étaient superbes, grâce aux pluies chaudes qui abreuvaient la terre. Le prince, frappé du récit de ces marchands, fit venir son premier ministre, Kien-Kao, et lui dit : « Comment se fait-il que les régions voisines aient de l’eau en abondance, alors que nos terres sont ruinées par la sécheresse ? » Ce ministre, qui était un homme juste et compatissant pour tous, saisit avec bonheur cette occasion pour donner une leçon à son maître, même au risque de sa vie ; il lui répondit : « C’est que la pluie n’ose tomber dans votre principauté dans la crainte que vous ne l’obligiez à payer un droit d’entrée. » Cette témérité de Kien-Kao lui fut pardonnée ; elle porta ses fruits, et les impôts, qui écrasaient le peuple, furent supprimés. »

Pendant que notre Coréen nous racontait cette histoire, une surprise désagréable se préparait pour nous dans les hautes régions de l’atmosphère ; le soleil se voila, et bientôt la pluie tomba à torrents, sans que les bâtiments qui nous entouraient nous eussent permis de voir venir cet hôte désagréable. Force nous fut de chercher un abri dans ces hangars, peuplés de nids d’hirondelles et d’insectes sans nombre, que nous avions dédaignés un instant auparavant, et ce déluge fut accompagné d’un refroidissement si rapide de l’air, que nous fûmes très heureux de pouvoir nous y enfermer tant bien que mal.

Cette pluie et le changement brusque de température qui l’accompagnait étendirent une teinte de mauvaise humeur sur notre réunion ; chacun s’en fut se blottir dans un coin pour s’y abandonner à ses réflexions. Il n’y avait cependant dans tout cela rien de bien extraordinaire ; quoique l’Europe fût déjà en plein été, l’extrême Orient du nord, moins vieux que cela, en était encore à cette saison incertaine durant laquelle le froid et la chaleur, la pluie et le beau temps semblent se disputer l’empire des airs. Nous étions arrivés en Corée pendant cette période aux allures déréglées, dont un aimable poète a si bien chanté l’inconstance, car

Le plus capricieux des mois que l’on connaisse
Est bien celui de mars ! et, si le dieu vaillant,
Dont il porte le nom glorieux et galant,
Était aussi divers, j’admire sa prestesse.

Heureusement pour nous, la pluie est si forte qu’elle ne peut durer bien longtemps ; aussi plus ses gouttes se pressent et transforment la cour du palais en un grand bassin, plus nous nous reprenons à espérer une fin de journée aussi belle que son commencement.


CHAPITRE IV

À TORAÏ-FOU. — LE RETOUR. — UNE SOIRÉE À LA CONCESSION. — LE DÉPART. — QUELPORT. — SIMONOSEKI


Enfin la pluie cesse ; le soleil vient nous délivrer de notre prison ; les hirondelles, qui nous tenaient compagnie s’envolent à tire-d’aile ; mais elles ne reviennent point, comme les colombes de Noé, nous apporter un rameau d’olivier ; nous en concluons que le temps s’est rasséréné.

La cour du palais nous effraye ; elle est encore remplie d’eau, et si les rues de Toraï sont dans le même état, notre promenade sera bien plus aquatique que terrestre. Heureusement, dès que nous arrivons à la porte, nous sommes complètement rassurés. Certes la voie n’a point toute la propreté de notre avenue de l’Opéra ; on n’y voit aucun balayeur occupé à la nettoyer, ce qui fait que la poussière qui avait fort gêné nos yeux, lors de notre arrivée, a fait place à une couche de boue dont nos souliers ont peu à se louer. À cela près, le chemin est très praticable et présente seulement, çà et là, des défilés d’un passage difficile, lorsque plusieurs flaques d’eau barrent le passage, en ne laissant entre elles que juste la place nécessaire pour passer. Les Coréens, la robe retroussée jusqu’à la hauteur des genoux, vont et viennent ; ils semblent ignorer les avantages du parapluie, car aucun d’eux n’en porte ; seulement, pour préserver de la pluie leurs précieux chapeaux en crins tressés, ils le cachent, par le mauvais temps, sous un petit parapluie sans manche, en papier huilé, qui est fixé sur la tête à l’aide d’une jugulaire. En temps ordinaire, ce petit meuble se replie comme un parapluie, et est conservé, par son propriétaire, dans une de ses manches, ou même dans la tige de sa botte, d’où il le sort en cas de besoin.

Enfin je vais pouvoir un peu brocanter des choses neuves ! J’entre dans la première boutique venue, qui est celle d’un marchand de porcelaines. Son assortiment se compose d’une quantité de tasses, pots et assiettes japonais de fabrication très inférieure, et de poteries dont la grossièreté indique trop bien l’origine indigène. Quant à ces fameuses porcelaines coréennes, qui furent introduites pour la première fois en Europe, où elles excitèrent l’enthousiasme des collectionneurs, au xviiie siècle, avec les envois de porcelaines japonaises, il me fut impossible d’en découvrir même la trace dans les traditions des marchands coréens. J’eus beau visiter avec soin tous les magasins de terre cuite que je pus découvrir, depuis mon départ de Nagasaki jusqu’à mon arrivée à Simonoseki, je n’ai jamais eu le bonheur de rencontrer un seul de ces spécimens d’un art depuis longtemps oublié, qui s’en fut, aux belles époques de sa splendeur, chercher ses motifs d’ornementation jusqu’en Perse, ainsi que le prouve une magnifique potiche coréenne qui fait partie de la collection du plus grand maître dans la connaissance des produits céramiques, M. A. Jacquemart.

Au reste, je dois avouer bien franchement que du jour où il me fut donné de voir les Coréens chez eux, leur état de pauvreté, qui saute aux yeux de l’esprit le moins observateur, me fit douter qu’ils eussent été jamais, ainsi que l’on dit des savants, les maîtres des Chinois et des Japonais en quoi que ce soit. Cependant j’avoue, avec autant de franchise, que ma théorie est absolument en contradiction avec les historiens japonais et surtout avec ceux de la Chine. Ces derniers surtout me semblent fort dignes de foi, lorsqu’il s’agit d’attribuer à un autre peuple que le peuple chinois une découverte ou un talent quelconque. En outre, une autre preuve du fond de vérité de la tradition conservée sur les bords de la mer Jaune, qui veut que les Coréens aient été les premiers maîtres céramistes de l’Extrême-Orient, c’est que les faits rapportés par les annales de ces régions s’accordent à reconnaître à l’antique Corée un certain développement industriel qui lui avait permis de découvrir la fabrication de l’encre dite de Chine[3], et d’un papier spécial fort employé dans l’Asie orientale, où il est connu sous le nom de papier de Corée.

Justement, en face du magasin de porcelaine se trouve la boutique d’un marchand de papier. J’entre pour examiner les objets qu’elle renferme. J’y vois des pinceaux pour écrire, des encriers, de l’encre de Chine, quantité de mains de papiers chinois et japonais de toute grandeur et de toute couleur, et une cargaison de ce papier de Corée jaune clair, au tissu si résistant qu’on peut difficilement le déchirer. Grâce à cette qualité, il remplace, en Chine, nos verres à vitres ; après avoir été préparé dans un bain d’huile, il se transforme en un tissu, imperméable à la pluie, dont on se sert pour recouvrir les parapluies indigènes et faire les waterproofs chinois. Je demande au marchand si ce papier de Corée se fabrique dans les environs ; il me répond qu’il lui vient des régions du Nord, et qu’il tire sa solidité de ce qu’il est fabriqué avec de la pâte tirée de l’écorce du mûrier. Cette indication peut être vraie, mais un passage d’un ouvrage de M. Pietro Savio[4], très au courant des procédés industriels, que j’ai lu pendant un voyage que j’ai fait au Japon, serait de nature à me faire supposer que le papier de Corée doit ses qualités à un liquide, tiré d’une plante inconnue, qui sert à le coller.

Je continue mon exploration des boutiques, malgré le peu de succès de mes premières étapes. Au reste, la promenade fort lente que je fais pour rechercher des bibelots du cru est des plus propices pour me permettre d’étudier un peu les mœurs des Coréens chez eux. Cela m’est d’autant plus facile que, soit respect, soit indifférence, les passants s’inquiètent peu de notre présence, et nous pouvons nous mouvoir, nous agiter, sans être à moitié étouffés par un cercle de badauds, assez mal intentionnés en général pour les diables d’Occident, qui obsèdent le voyageur dès qu’il met le pied dans une ville chinoise. Les enfants eux-mêmes, au lieu de fuir à notre approche, comme le font les petits Chinois, continuent à prendre leurs ébats, sans avoir même l’air de nous remarquer ; seul le beau sexe nous tient rigueur ; dès que nous apercevons une forme s’enfuir devant nous, ou disparaître vivement derrière une porte, notre guide japonais se tourne vers nous en riant, et nous dit : c’est une pièce[5] de femme. Quant à notre guide coréen, il se garde bien de rire de la fuite précipitée de ses compatriotes. Il m’explique que, dans son pays, les femmes, surtout celles des hautes classes, vivent un peu comme leurs sœurs de Turquie. D’abord, comme elles, elles sont renfermées dans une partie séparée de l’habitation de leur seigneur et maître, qui peut en posséder autant que ses moyens lui permettent d’en entretenir ; puis, lorsqu’elles sortent, elles cachent leurs visages sous un grand voile appelé en coréen katsouki. Avant leur mariage, elles ne voient jamais les jeunes gens de leur âge, et après, elles n’ont que fort peu de relations avec leurs parents ou avec les amis de leur mari. Cependant, il paraîtrait que malgré leur isolement les jeunes filles coréennes exercent une grande influence dans les affaires domestiques de leur famille.

Bien entendu, polygamie et voile ne sont usités que dans les hautes classes ; quant à la femme du peuple, elle court par les rues, portant à la main un petit panier, et se livre aux plus rudes travaux, comme ses compagnes de la Chine, que j’ai vues quelquefois attelées à la charrue. Ces pauvres déshéritées portent le même costume que les hommes, et leurs traits accentués leur démarche alourdie, font qu’il nous est fort difficile de les distinguer de ces derniers.

Malgré la polygamie, le divorce est permis par les lois coréennes. Il est des plus fréquents par suite d’incompatibilité d’humeur. Le lecteur n’en sera nullement étonné lorsqu’il aura lu le récit que me fit Zoï, — mon guide, — de son propre mariage.

« J’avais douze ans, me dit-il, lorsque mon père se mit en quête d’une famille d’une situation correspondant à la mienne, et ayant une fille de six ou sept ans qui pourrait devenir ma femme. Après bien des recherches et des réflexions, il se décida à faire faire des ouvertures, par un de nos amis, à un contrôleur d’impôts qui habitait une petite ville voisine de mon pays natal. Auparavant, ma mère, suivant la coutume du pays, avait été faire une visite à ma future belle-mère, afin de voir, par elle-même, si la femme qu’on me destinait n’était ni trop vieille, ni bossue ou bancale.

« C’est que, voyez-vous, chez nous, on considère comme un déshonneur, presque aussi grand que d’épouser une veuve, de prendre une femme difforme.

« Une fois que tout fut arrangé entre ma famille et celle de ma fiancée, mon père s’en fut chez un astrologue célèbre pour lui demander de chercher dans le calendrier un jour propice pour « essayer les talents » de ma future. L’astrologue, grâce aux présents que lui fit mon père, fixa une époque assez proche, et, ce jour venu, ma mère envoya à la jeune fille de superbes robes brodées qu’un de mes frères avait rapportées de Pékin, où il avait été avec les porteurs de tribut. À ces robes, elle joignit tout ce qui est nécessaire pour faire un costume d’homme complet. Quelques jours après « l’essai des talents » eut lieu la cérémonie que nous appelons dianghaïghanda. La veille, ma fiancée m’avait envoyé un habillement complet, fait de ses mains avec ce que lui avait envoyé ma mère. Cette dernière examina avec soin les vêtements, et déclara que la jeune fille était suffisamment bonne couturière pour pouvoir tenir une maison. Pendant la cérémonie, je reçus des mains d’un grand marchand, ami de mon père, une bande de papier rouge couverte d’écriture : je la coupai en deux, j’en donnai une moitié à ma femme et je gardai l’autre.

« Après mon mariage, je m’aperçus que ma femme, sans avoir aucun défaut, ne me plaisait pas. Je pris alors le parti de m’adresser à un vieux bonhomme, mon voisin, qui me procura pour une modique somme — 200 francs environ, — une jolie fille très gaie, qui savait jouer de la guitare. Maintenant, en outre de mes deux compatriotes, j’ai aussi trois femmes chinoises que j’ai achetées à Pékin lorsque j’y suis allé porter le tribut. »

Les paroles que je viens de rapporter sont loin d’être une citation très correcte ; d’abord j’ai supprimé pas mal de détails et de réflexions peu intéressantes ; puis j’ai passé sous silence les questions que je lui fis pour éclaircir son discours, car son langage était trop souvent d’une telle laconicité que, pour moi, qui n’étais point Coréen, j’avais peine à comprendre ses explications. C’est ainsi que, lorsqu’il me parla avec emphase de la fameuse bande de papier qu’il avait coupée en deux, je fus obligé de lui demander l’explication de cette cérémonie qui me paraissait sans importance. J’appris ainsi qu’elle constituait, en somme, la seule preuve écrite du mariage ; je dirai presque qu’elle tient lieu de maire et de registre de l’état civil, car lorsqu’un homme veut se remarier, il lui faut présenter les deux morceaux se raccordant du papier rouge, qu’ils soient arrivés en sa possession par suite de décès ou de divorce. Quant à la femme qui se trouve en possession des deux morceaux du papier, elle ne peut que regretter les bûchers qui mettent fin à l’existence des femmes du Malabar, à la mort de leur époux, puisqu’elle est condamnée, comme veuve, à mener une vie misérable ou à se remarier à un homme bien inférieur à elle dans l’échelle sociale.

Comment font les Coréens qui veulent se payer le luxe d’un harem, lorsqu’ils épousent d’autres femmes, tout en conservant celles qu’ils ont déjà ? Ils ne peuvent évidemment présenter les deux moitiés de papier exigées ? J’avoue que c’est là une objection qui ne s’est présentée à mon esprit que lorsque j’étais déjà bien loin de la terre de Corée, ce qui fait qu’il ne me reste rien de mieux à faire que de confier le soin d’éclaircir ce point obscur des mœurs de ce pays aux heureux du monde qui s’en iront le parcourir et l’étudier à leurs loisirs, sans avoir à compter avec la crainte de ses habitants, et la mauvaise volonté des fonctionnaires japonais.

Ce qui ressort bien clairement de la conversation de Zoï au sujet des femmes coréennes, c’est que les sujets de la cour de Séhoul ont pris aux Chinois jusqu’à leurs défauts. Comme eux, ils ont une conception barbare du rôle que joue la femme dans les sociétés. Il y a d’autant plus à s’en étonner que, quoique l’organisation sociale de la Corée soit un composé des théories chinoises et japonaises, les habitants de ce pays appartiennent bien certainement à la grande famille des Tatars. Je crois devoir prévenir le lecteur que cette opinion m’est toute personnelle. Mes connaissances en anthropologie se réduisant à zéro, il m’a été impossible de rattacher le rameau à une branche de l’espèce humaine à l’aide de l’angle facial, de la forme des cheveux et de leur longueur ; les bases de mes appréciations sont beaucoup plus simples. Les Coréens, — ceux que j’ai vus du moins, — sont très grands, de constitution sanguine, nerveux et bien plantés. Leur apparence rappelle plutôt la sauvagerie du Mongol, que l’astuce du Chinois ou la légèreté du Japonais. Dans les classes pauvres, cette apparence est même si accentuée qu’elle produit une mauvaise impression. Nos porteurs sont en guenilles, leurs cheveux roides et drus retombent de chaque côté du front, et donnent quelque chose de féroce à leur physionomie. Puis, ils sont courageux et réfléchis, qualités dont l’une est inconnue aux Chinois, tandis que l’autre est fort peu répandue parmi les Japonais.

Tous ces signes me portent à croire que les Coréens doivent être proches parents des Mongols, ce qui n’a rien de bien étonnant, si on se reporte à leur histoire, telle que vous la racontent les historiens chinois. Comment se fait-il qu’avec une semblable origine, les Coréens se soient laissé aller à imiter la façon barbare dont les sujets du Fils du Ciel traitent leurs femmes ? Il est bien difficile de se l’expliquer, puisque ces derniers, qui ont imposé à leurs conquérants du Nord toutes leurs habitudes : la queue, si gênante pour des cavaliers, le thé et bien d’autres choses, n’ont jamais pu cependant leur faire accepter de mutiler les pieds de leurs compagnes, et de les considérer comme des esclaves. Certes, dans les plaines immenses de la Mongolie, la femme se livre aux plus durs travaux, mais en somme l’homme est son compagnon de chaîne, et non point son maître, car lui aussi travaille. Au point de vue social, n’y a-t-il point un abîme entre l’oisiveté énervante d’une esclave et l’activité laborieuse d’une associée ?

Nous errons toujours, mon Coréen et moi, dans les rues de la ville, à la recherche de « souvenirs ». La monotonie des constructions, fort misérables en apparence, commence à me fatiguer. Je demande à mon guide s’il y a quelque curiosité à visiter, et pour me satisfaire il me conduit sur les remparts.

J’avoue qu’en réunissant nos connaissances il nous est impossible de nous orienter. Seulement, en nous penchant par-dessus les parapets, il me semble ne rien reconnaître du chemin par lequel nous étions arrivés le matin. Au pied de la muraille s’étend une immense mer de verdure ; ici c’est la teinte sombre des blés encore en herbe ; là la teinte plus jaune des champs de millet, la pomme de terre du nord de la Chine et de la Corée ; et, çà et là, sur ce fond vert se détache un point blanc qui va et vient. Ce sont des agriculteurs se livrant aux travaux des champs. À peu de distance de nous, deux bœufs labourent le bout d’un champ, tandis qu’à l’autre extrémité des hommes et des femmes arrachent et récoltent de magnifiques carottes.

À l’arrière-plan, comme fond de tableau, toujours des collines, sans un arbre ; sur le faîte, un bâtiment au toit relevé aux angles dessine sa silhouette sur un ciel napolitain, et aux alentours des bœufs broutent l’herbe maigre qui croît sur la colline. Ce sont là les troupeaux qui fournissent aux Japonais les peaux qui constituent, avec la poudre d’or et le riz, les principaux produits d’exportation du port de Fou-sang.

Le grand bâtiment qui domine tout le paysage est, paraît-il, un temple de Boudha. Les troupeaux qui paissent sur les pentes voisines appartiennent aux religieux qui l’habitent, et qui vivent tous de leur travail. Les Coréens, plus dénués encore que les Chinois de sentiments religieux, n’appellent jamais un prêtre pour assister aux enterrements ; ils ne leur font jamais d’offrandes. La seule rétribution que reçoivent ces derniers, pour les payer de la règle qu’ils s’imposent de vivre dans le célibat, de se raser la tête et de faire le service des temples, consiste dans les faibles sommes qu’ils recueillent en dansant devant la foule, dans les fêtes publiques.

Comme je paraissais étonné que le seul office rempli par les bonzes coréens fût justement un des exercices que nous considérons, en Occident, comme ayant un caractère beaucoup trop profane pour pouvoir être toléré dans des cérémonies religieuses, Zoï me proposa d’assister le soir même à une de ces danses. J’acceptai de grand cœur sa proposition ; puis nous redescendîmes dans la ville où il alla aux informations pour savoir exactement dans quel quartier de la ville il y aurait réjouissance dans la nuit.

Après un dîner servi aussi primitivement que le déjeuner, sans la pluie qui avait tenu place de dessert à ce dernier, nous nous mimes en route pour aller voir un ballet de bonzes.

Le soir, les rues de Toraï sont loin d’être propices aux promenades sentimentales ; la nuit est sombre, et point le moindre quinquet, ou même un simple rayon de lumière filtrant à travers les fentes d’une porte ou d’une fenêtre ne vient aider le promeneur à distinguer la terre ferme du domaine des eaux. Seul, le clapotement que produit la marche et la fraîcheur vous indiquent que vous passez de l’une à l’autre. La circulation est peu active, peut-être à cause de sa difficulté. Cependant lorsque nous approchons du but de notre expédition, les passants deviennent plus nombreux.

Comme fond du tableau, une scène construite d’une carcasse de sapin recouverte de branchages ; au-devant, un vaste carré de terre bien battue ; sur l’un des côtés du terre-plein, un orchestre composé de tambours en bois assourdissants et de flûtes criardes ; tout cela éclairé par les lueurs vacillantes et fumeuses d’innombrables lampions : voilà un théâtre coréen où l’on donne tout à la fois des concerts, des comédies, et des ballets. Il y avait foule : nous eûmes quelque peine à approcher de l’avant-scène. Les Coréens n’ont point ce caractère peureux de leurs voisins, les Chinois, qui cèdent respectueusement le pas à tout Européen, dès qu’ils ne sont pas sous l’empire de la colère ; ils ont plus de respect d’eux-mêmes, moins de crainte de l’inconnu, plus de hardiesse en un mot. Sur leur physionomie, aucune trace de malveillance ou de moquerie à notre endroit ; seulement, ils nous traitent absolument comme leurs égaux, ce en quoi ils ont fort raison à mon sens. Ils sont venus de très bonne heure pour avoir de bonnes places, et ils les gardent. Rien de plus naturel.

La musique, qui avait été jusqu’alors désagréable, menace de devenir insupportable ; les tambours battent de plus en plus vite sur la planche légère qui remplace la peau d’âne de nos instruments ; les flûtistes soufflent avec plus d’ardeur, et tout ce vacarme s’entend d’autant mieux que plus il s’élève et plus la foule devient silencieuse et attentive.

Dix bonzes et autant d’enfants, tous vêtus de robes rouges, semblables à celles de leurs collègues de Chine, formèrent un vaste cercle au milieu du terre plein ; ils avaient de grands chapeaux d’où pendaient quantité de bandelettes de papier. À un signal du chef, tous se mirent à tourner comme font nos enfants dans les rondes ; seulement ils ne se tenaient point par la main, et malgré cela le cercle qu’ils formaient conservait bien sa forme. Chaque danseur, par un habile mouvement des pieds, glisse de côté sans sauter, il agite en même temps la tête, ce qui fait voltiger les bandelettes attachées à sa coiffure.

Le mouvement de tourniquet fut d’abord lent ; il devint ensuite plus vif, et à un moment il devint si rapide que l’on avait peine à suivre des yeux un des danseurs ; lancés avec vitesse, ils avaient perdu forme humaine. On ne distinguait plus qu’un grand cercle rougeâtre qui semblait se rompre à certains endroits, mais qui se reformait aussitôt. Toutes ces illusions n’étaient que des effets d’optique fort simples, et les brisures temporaires du cercle étaient produites par les bandes de papier des chapeaux. Mais pour les Coréens, peu versés en connaissances physiques, le spectacle semblait un prodige ; plus les bonzes s’échauffaient de ce mouvement intense et plus la tête des spectateurs s’étourdissait à les regarder. C’étaient des exclamations incohérentes ; des regards fixes qui semblaient magnétisés par ce spectre rouge. Puis, tout à coup, le grand cercle se dédoubla et deux plus petits, concentriques l’un à l’autre, le remplacèrent.

Ce changement à vue fut exécuté si habilement qu’il me fut impossible de voir comment il s’était opéré, sans doute à cause de l’étourdissement où se trouve le spectateur au moment où il est exécuté. Il porta l’enthousiasme de la foule à son comble ; les danseurs, jugeant leur but atteint, ralentirent petit à petit leur mouvement, et finirent par s’arrêter. Ils formaient alors deux cercles dont le plus grand était formé des bonzes, et le plus petit des enfants ; chaque bonze avait devant lui un enfant qu’il plaça sur son épaule, et se mit à circuler, tout en dansant, au milieu des spectateurs, tandis que le bonhomme, perché sur son dos, faisait une quête parmi ces derniers. La générosité du public était, sans doute, proportionnée à ses moyens, mais elle nous parut représentée par un nombre fort restreint de sapèques, les Coréens employant eux aussi cette gênante monnaie de cuivre inventée par les Chinois. Ces derniers ont un dicton : « Il faut, disent-ils, dix familles pour entretenir un bonze » ; les Coréens font mieux, ils les obligent à s’entretenir eux-mêmes, comme ils l’entendent, leur réservant seulement le monopole des exercices chorégraphiques.

Après le ballet commence la représentation théâtrale ; c’est une comédie que l’on joue, mais nous n’y comprenons rien. Cependant, il y a certains jeux de scène enfantins qui sont les mêmes qu’en Chine, ce qui fait que, par ci par là, je saisis une bribe de l’action. Comme sur les planches de Pékin et de Canton, l’acteur montre qu’il est monté à cheval en se mettant à marcher les jambes écartées, tout en fouettant à tour de bras sa monture imaginaire. Puis viennent des sièges de ville représentés d’une façon tout aussi rudimentaire, le tout accompagné d’une musique si tapageuse que je ne puis entendre aucune des explications que le bon Zoï veut bien me donner.

La représentation finie, nous reprenons le chemin du palais ou nous avons pris nos repas, et qui doit nous donner asile pour la nuit. Sur le chemin, les passants sont plus nombreux ; la foule des spectateurs, qui n’était arrivée que graduellement, se disperse d’un seul coup, et les rues prennent, pour quelques temps, une certaine animation. Dans notre gîte, deux gardes coréens nous attendent avec des lanternes japonaises ; ils nous conduisent dans un taudis, où nous ne pouvons pénétrer qu’à quatre pattes. Aucun mobilier, même rudimentaire ; la pièce ne contient d’autre objet qu’une vieille natte en poils de chameau qui recouvre le sol de briques, et sert tout à la fois de table, de siège et de matelas. À peine nous sommes-nous étendus à terre, avec la conviction que le mouvement de la journée va nous procurer un sommeil profond, que des armées microscopiques de parasites coréens se précipitent à l’attaque des diables d’Occident. Certainement ce sont là des ennemis redoutables dont les attaques, bien plus à craindre que celles des paisibles sujets du roi de Séhoul, n’ont point été prévues lors de notre départ de Nagasaki, ce qui fait que nous sommes absolument en leur pouvoir. L’un de nous, poussé par le désir de voir ses adversaires face à face, bat le briquet pour avoir de la lumière, mais le spectacle qui s’offre à lui est tellement effroyable qu’il souffle sa bougie, et nous dissuade de pousser aussi loin que lui l’amour de la science. Puis, après les fantassins, vinrent les escadrons ailés ; et nous passons notre nuit à pester sous les coups répétés d’innombrables insectes, de moustiques sanguinaires : seul notre guide coréen ronfle près de nous, sans avoir l’air d’être incommodé. Est-ce habitude, ou bien, poussés par l’attrait de la nouveauté nos ennemis préfèrent-ils la chair blanche ?

Une désagréable nuit suffit pour bouleverser tous nos projets ; nous nous décidons, pendant notre insomnie, à partir de fort bonne heure le lendemain. Dès que le jour commence à poindre, je me hâte de sortir pour essayer de prendre un peu de repos sous la vérandah. Déjà Zoï est levé ; adossé au mur, accroupi sur ses talons, la pipe à la bouche, il semble absorbé par la contemplation d’un ciel rougeâtre, précurseur de l’aurore. Je m’approche de lui, et comme déjà le corbeau de la séparation coassait au-dessus de nos têtes[6], je profite de notre tête-à-tête pour le remercier de sa complaisance, et lui souhaite, à la chinoise, beaucoup de bonheur et de richesses, des jours heureux, de l’avancement en grade, et des fils.

Il semble désolé de nous voir partir après un aussi court séjour dans son pays, et quand je prononce le mot de : au revoir, il hoche la tête, et me répond gravement : « L’Occident est encore bien loin de la Corée. » Cependant il tire de sa botte une sorte de portefeuille en toile bleue, y prend un morceau de papier, y trace quelques caractères fort gros, et me le tend ensuite en me disant que, si jamais je retourne dans son pays, je pourrai facilement le retrouver avec ce papier, sur lequel il a écrit son nom, celui de son pays natal, et son grade dans l’administration coréenne. Il ajoute naïvement qu’il a écrit très gros afin de me rendre plus facile la lecture d’une langue dont j’ignore le premier mot. Je prends sa carte, et avant de la serrer précieusement dans mon portefeuille, je l’examine. Les caractères qui y sont tracés forment une suite de jambages, où je ne retrouve, au premier abord, ni la complication des signes idéographiques chinois, ni les courbes gracieuses des alphabets mongols et mandchoux, ni les formes plus latines du tibétain. Je serais fort embarrassé de rattacher cette écriture à quelqu’une de ses contemporaines d’Asie, n’était le souvenir des savants enseignements de M. Alfred Maury (de l’Institut), qui m’avait appris qu’elle était une progéniture des caractères chinois, conçue sous l’influence de la connaissance d’un système alphabétique dérivé du phénicien[7].

Pour lui bien montrer que mon « au revoir » n’est point un simple euphémisme de politesse, je lui parle du Japon, qui était hier encore complètement fermé aux idées et aux hommes de l’Occident, et qui est aujourd’hui sillonné de chemins de fer.

Ma réflexion n’a point le don de le convaincre. Quoique je susse fort bien qu’il avait très paisiblement dormi, il était ce matin-là de bien plus méchante humeur que la veille ; il était dans une de ces périodes de malaise de l’esprit pendant lesquelles tout ce qui frappe les yeux et l’imagination se dessine en sombres couleurs.

« Voyez-vous, me dit-il, la situation du Japon n’est pas enviable ; je préfère encore celle de mon pays. Les Japonais, dès qu’ils ont vu les avantages de l’organisation occidentale, ont voulu aussitôt en profiter. Il ne leur est point venu à l’esprit que cette dernière n’avait sans doute pas été créée en un jour, et ils se sont mis à acheter toute espèce de machines, sans se donner le temps d’amasser l’argent nécessaire pour les payer. Maintenant, ils ont tant acheté qu’ils sont à peu près ruinés, et pour essayer de trouver un peu d’argent, ils sont venus nous dépouiller, plus ou moins honnêtement, de ce que nous avons. Les Chinois seuls ont su résister à la violence de l’Occident ; ils sont justes pour les faibles, les protègent et ne leur demandent point d’argent, ce qui tient à ce qu’ils sont généreux, comme doit l’être un peuple qui est supérieur en force et en civilisation à tous les autres. »

La justesse des théories émises par Zoï me frappa tellement que lorsque je retournais à la terre coréenne, nous étions déjà sortis de la ville. D’abord, l’idée de suprématie de la race chinoise, qui est enracinée chez tous ses vassaux explique comment un peuple des plus pacifiques a pu non seulement vivre paisiblement au milieu de voisins très entreprenants, mais quelquefois les soumettre à sa domination, bien plus par la diplomatie que par la force. Quant à ses idées au sujet de la situation économique du Japon, j’y retrouvai une théorie, toute récente en Europe, où elle doit le jour à un économiste de grand talent, M. Yves Guyot, sur les causes des crises que l’on attribue généralement à un excès de production, tandis qu’elles viennent, ainsi que l’a fort bien démontré ce savant écrivain, d’un excès de consommation. Où mon Coréen avait-il été chercher une solution aussi complexe d’un problème qui défie encore la sagacité de nos savants ? Bien certainement dans son bon sens d’homme rustique, car j’ai peine à croire qu’il eût jamais entendu parler de « la science économique » ce résumé de la science fort abstraite de l’économie politique qui devrait être entre les mains de tous les écoliers et élèves de nos écoles normales primaires.

Pour retourner à Fou-sang, nous prenons le plus long chemin ; nous sortons de Toraï du côté opposé à celui par lequel nous sommes arrivés, ce qui fait que notre route longe pendant un certain temps, à distance, les murs de cette ville. Nous cheminons au pied du temple que j’ai aperçu la veille du haut des murailles ; de l’endroit où nous sommes, un renflement de la colline nous cache ses murs, et son grand toit, aux angles allongés et relevés, semble reposer sur la terre. Ainsi vu, ce toit gris ressemble étonnamment à une tente, et je compris mieux alors combien l’attrayante théorie de Charles Blanc, qui veut que l’architecture d’un peuple soit une réminiscence, plus ou moins perfectionnée, des abris où reposaient ses ancêtres, paraît vraisemblable quand les circonstances ou la pensée dépouillent les édifices de ces mille détails qui cachent leurs grandes lignes[8]. Tous les peuples du nord de l’Asie ont vécu sous la tente, alors qu’ils étaient pasteurs nomades. Quelques-uns d’entre eux ont même conservé, jusqu’à nos jours, cette existence vagabonde, comme les Mongols et les Mandchoux. Puis, lorsqu’ils ont été amenés à apprécier les avantages de l’agriculture et d’une vie sédentaire, la tente s’est transformée, non point d’abord au point de vue de la forme, mais sous le rapport des matériaux employés à sa confection. La terre battue a rendu les parois de peau moins perméables aux intempéries de l’air. Des pieux solidement fixés en terre lui donnèrent plus de force pour résister aux ouragans, son toit devint aussi plus résistant, tout en perdant sa mobilité. Puis, lorsqu’il s’agit de construire de nouvelles demeures, on supprima les peaux et la charpente légère qui constituaient la tente pour ne conserver que sa forme, et surtout les matériaux qui n’avaient été d’abord que des accessoires.

Les abris où se réfugient les habitants d’un pays sauvage tiennent bien certainement à la configuration géographique de son sol. Dans les bois, la hutte domine ; dans les pays montagneux, les grottes et les anfractuosités des rochers ; sur les immenses steppes de l’Asie centrale, la tente basse et légère. Puis, ces habitations primitives se perfectionnent à l’aide des productions du sol ; ici avec le bois, là avec le fer, dans un autre endroit par l’emploi de la terre cuite.

Voici donc l’architecture qui rentre, elle aussi, dans le cadre des belles conceptions de M. Ludovic Drapeyron, et son histoire ne deviendra vraiment instructive que lorsqu’on l’illustrera, pour ainsi dire, à l’aide de la géographie[9].

Notre retour s’effectue rapidement. Nous sommes pressés de rentrer dans notre maison flottante, pour prendre le repos que nous n’avons pu trouver à Toraï. Les champs sont plus verts que la veille, par suite de la pluie qui a aussi fort rafraîchi l’atmosphère, et une brise de mer gonfle comme des voiles les robes des Coréens que nous rencontrons.

Au niveau de Sorio, nous apercevons sur la route un personnage habillé à l’européenne. Lui aussi nous a vus, et il s’arrête pour nous donner le temps de le joindre. Il parle assez couramment l’anglais, et nous demande poliment de faire route avec lui. C’est un commerçant de la concession japonaise qui revient d’une tournée dans l’intérieur, où il a acheté une bonne quantité de poudre d’or, encore un des principaux produits d’exportation du port de Fou-sang. Il nous montre ce qu’il en a acheté, qu’il porte dans sa manche, soigneusement enveloppé d’un solide parchemin. Il y a là une bonne poignée d’une poudre qui ressemble un peu en apparence, quoique les grains en soient plus grossiers et plus inégaux, à la poudre dorée qui nous sert de papier buvard. Il va, nous dit-il, payer cet or à l’aide d’une cargaison — 6000 boîtes — d’imitation d’allumettes suédoises, fabriquées au Japon à la fabrique Sinchosha, et de quelques bouteilles de faux champagne fabriqué en Amérique.

Nous nous étonnons que le goût du roi des vins mousseux se soit déjà répandu en Corée ; ce à quoi notre marchand de faux répond que les Coréens sont les plus grands ivrognes de l’Extrême-Orient. Ils n’ont point encore l’opium pour troubler leur raison, mais l’eau-de-vie de riz leur suffit fort bien. Les distilleries coréennes absorbent de si grandes quantités de grains qu’aux époques de mauvaise récolte, le gouvernement a dû, à plusieurs reprises, faire fermer ces établissements, dans la crainte que leur consommation énorme de riz ne transformât la disette en une épouvantable famine.

Mouchachia, — c’est le nom de notre marchand, — nous avoue qu’il est fort aise de cheminer avec nous ; car, nous dit-il, ces sauvages Coréens ne lui inspirent que fort peu de confiance, surtout lorsqu’il porte sur lui un Pactole en miniature. Pour nous prouver que l’opinion qu’il se fait des habitants du pays n’est point malveillante, il nous décrit, en termes affreux, une séance de torture à laquelle il a assisté, dans le tribunal d’une petite ville coréenne. C’est là, au reste, un sentiment de dédain que nous avons retrouvé chez presque tous les Japonais qui habitent Fou-sang. Les sujets du Mikado oublient trop facilement qu’hier encore ils vivaient sous un régime féodal d’un absolutisme inconnu en Occident. Alors la torture était sans cesse appliquée par les seigneurs, et, d’un bout à l’autre de l’archipel japonais, leurs soldats se livraient de sanglants combats, tandis que leurs maîtres, sur l’ordre de leur suzerain, s’ouvraient le ventre selon toutes les règles du code de l’honneur japonais, qui n’était, après tout, ni beaucoup plus sot, ni beaucoup plus barbare que celui de la plupart des nations occidentales. La facilité avec laquelle les Japonais oublient leur passé n’aurait certes rien de bien dangereux si elle n’avait pour résultat de les amener à traiter les Coréens comme des êtres inférieurs. Dans les trois ports ouverts de la Corée, les sujets du Mikado ont pris, à l’égard des indigènes, une attitude fort peu d’accord avec leurs prétentions à la civilisation. Peu leur importent les lois immuables de droit naturel ! Dès qu’un Coréen se refuse à leur vendre ses marchandises, à un prix fixé par eux, vite ils vont se plaindre à leur consul qui, sous le prétexte que ledit Coréen s’est montré hostile aux étrangers, oblige les autorités coréennes à forcer leur administré à conclure un marché très onéreux pour lui. Dans certaines circonstances, les Japonais ont même forcé le gouvernement coréen à abroger des règlements temporaires qui avaient été promulgués dans le seul but d’assurer la tranquillité du pays, et cela parce que ces règlements apportaient quelque entrave aux relations commerciales des sujets du Mikado.

Les Japonais, dans leurs rapports avec les Coréens, se sont donc laissé entraîner dans une voie qui les éloigne de plus en plus de la civilisation, et qui pourra faire naître, dans un avenir plus ou moins éloigné, des complications fort graves. Et cela vient de ce que le Mikado, à l’imitation de plus d’un de ses cousins de l’Occident, oublie trop facilement que tout arrangement international par lequel une des parties contractantes est lésée d’une façon permanente ne peut avoir qu’une existence éphémère ; il disparaîtra du jour où la partie lésée, soit par son relèvement, soit à l’aide d’alliances, sera en état de reconquérir son indépendance. Les Japonais, après avoir refusé aux Coréens le droit de faire la police dans leur propre pays, ne tarderont sans doute pas à regretter ce chauvinisme mal placé qui leur enlèvera toute espèce d’influence à la Cour de Séhoul, le jour où cette dernière se sentira conseillée et protégée par des nations plus prudentes et mieux avisées que le pays du soleil levant, qui se contenteront de lui imposer des conditions compatibles avec son indépendance et les intérêts de ses sujets.

En nous quittant, à la concession, Mouchachia nous invita à aller le voir ; il a, nous dit-il, une charmante maison où nous pourrons agréablement passer la soirée car elle est située à peu de distance d’une Joroïa, — sorte de paradis de Mahomet japonais, où l’on trouve des danseuses et des musiciennes qui vont dans les maisons particulières pour y exhiber leurs talents. Une fois rentrés à bord, le sommeil nous fit vite oublier l’aimable invitation de notre compagnon de voyage. À notre réveil, la fatigue nous avait laissés dans un état d’engourdissement peu fait pour nous engager à descendre à terre ; et j’eusse été, sans doute, un des premiers à parier contre une expédition de ce genre, sans les nécessités du service qui m’obligèrent à abandonner le calme et la fraîcheur du pont de notre navire pour aller courir à travers l’obscurité qui couvrait la terre de ses plis les plus épais.

Il pouvait être neuf heures du soir lorsque nous fûmes tirés de notre dolce farniente par de fortes détonations accompagnées de fusées. Ce bruyant feu d’artifice était tiré sur le rivage. Notre brave commandant, toujours soucieux du sort de ses hommes et de son navire, ne tarda pas à monter sur le pont pour connaître la cause de ce tintamarre. On explora la baie à l’aide des jumelles ; mais la nuit était trop sombre pour permettre de rien distinguer. Cependant des lueurs étranges ne cessaient d’éclairer la rive. À ce moment, les prudents avertissements du consul du Japon, au sujet des façons peu hospitalières des Coréens, nous revinrent à l’esprit. La marée descendait ; rien n’eut donc été plus facile que de lâcher au fond de la baie quelques brûlots enflammés auxquels il nous eut été impossible d’échapper, tant à cause de l’obscurité de la nuit, qui ne nous eut pas permis de trouver le chenal de sortie, que par suite du manque de propulsion : nos feux étaient éteints depuis deux jours, et aucun souffle de brise n’arrivait jusqu’à nous.

Nous étions, en somme, livrés sans défense à la merci des Coréens qui pouvaient transformer la paisible baie de Fou-sang en une lugubre rôtissoire d’où pas un de nous ne fût sorti vivant. Ces suppositions ne laissent pas que de nous impressionner désagréablement ; aussi, pour essayer de nous fixer au sujet du sort qui nous attend, je me décide à aller explorer le rivage et à prendre langue avec quelque indigène. Si mon expédition fut fort prosaïque au point de vue de ses résultats, elle pécha peut-être par excès de pittoresque. La nuit était si noire que du banc du canot où j’étais assis il m’était impossible d’apercevoir l’eau ; de temps à autre, une rosée fine, qui me frappait au visage, m’annonçait que la mer était très houleuse. La concession japonaise, cachée par la digue, ne laissait voir aucun feu ; au milieu de cette obscurité profonde, je n’avais pour guider l’embarcation que deux points faiblement éclairés, l’un devant moi et l’autre derrière, qui montraient là où étaient l’échelle du bord du navire que je venais de quitter et celle du vaisseau japonais. J’essayai de suivre le contour de la côte, à partir du village japonais, en allant dans la direction de Fou-sang ; le bruit monotone et prolongé du flux, qui éparpillait ses ondes sur la surface unie de la plage, me permettait de me maintenir assez bien dans cette direction ; mais l’obscurité m’empêchait de distinguer quoique ce fût sur la terre ferme.

Après avoir couru quelques bordées à portée de la terre, je me décidai à aller accoster le stationnaire japonais pour y prendre langue. Au moment où j’en approche, une superbe gerbe de fusées surgit d’un point de la côte, s’élève avec un sifflement sourd, et va se résoudre en l’air en une pluie d’étoiles de toutes les couleurs. Grâce à cette lumière d’un instant, je vis bien la situation du navire japonais, et en quelques coups de rames, nous étions arrivés au bas de l’échelle du bord. Une lanterne en descend pour voir ce que nous voulons ; mais presque aussitôt une voix, partant du pont, me demande en anglais ce que je désire. Du canot même je réplique en demandant à cette voix s’il lui serait possible de satisfaire ma curiosité, et de me dire en l’honneur de quel saint on brûle, à terre, tant de poudre. Il m’est répondu que c’est une fête officielle japonaise que le représentant du Mikado célèbre de son mieux au consulat, où se trouvent réunis tous les officiers de marine ses compatriotes.

Ainsi renseigné et rassuré, je vire aussitôt de bord sans perdre un instant à bavarder avec mon informant. Mon plan d’action aussitôt conçu est mis à exécution. Je charge le quartier-maître de porter à bord la rassurante nouvelle, après m’avoir déposé à terre, où je vais profiter de l’invitation de Mouchachia. Seulement, quand je débarque, je ne rencontre point, comme à l’ordinaire, un policeman japonais qui, sous prétexte de me protéger, doit espionner mes faits et gestes. Mon arrivée à terre n’a point été prévue par les autorités, ce qui ne laisse pas que de m’embarrasser ; j’ai parcouru plusieurs rues sans rencontrer un agent de police qui puisse me renseigner au sujet de la demeure où je me rends. J’essaie de trois ou quatre passants qui ne me comprennent sans doute point, et me répondent par un torrent de paroles que je comprends encore moins. Enfin je me décide à frapper à la première porte venue, et cela faisant je n’ai aucune crainte de réveiller les habitants, car les nombreuses lumières que j’aperçois m’apprennent que, chose extraordinaire, à Fou-sang comme à Kobé, les Japonais sont très noctambules. Ma première tentative n’est point heureuse ; mais un petit Japonais, que je rencontre encore habillé du costume national, avec sa tête demi-rasée surmontée d’un échafaudage de petites nattes, est fort aimable ; il me prend par le bras et me conduit, après quelques détours, devant une grande maison qu’il me montre du doigt en me disant : Mouchachia. Je comprends sa pantomime, j’entre dans l’habitation. Une forme légère s’enfuit à mon approche ; un petit chien se met à aboyer avec fureur ; seul un grave personnage, accroupi à terre et tenant d’une main un abaque, — machine à calculer, — et de l’autre un livre de compte, conserve sa dignité. Sans même se donner la peine de se lever, il me demande, en anglais, ce que je désire, et ce n’est que lorsque j’ai prononcé le nom de Mouchachia qu’il semble faire quelque cas de moi. Il se lève à la hâte, dépose livre et machine à terre et disparaît, après m’avoir prié de l’attendre un instant.

Bientôt le maître de la maison arrive ; il me reconnaît dès l’abord, ce qui serait de nature à me faire supposer que les Japonais ont plus d’affinités de race avec nous que les Chinois, car ces derniers n’arrivent que bien difficilement à distinguer les Occidentaux entre eux. Quand on leur demande de décrire un Européen quelconque, ils ne peuvent que vous donner deux indications fort vagues : Il avait une grande barbe et un grand nez ; traits qui frappent beaucoup un peuple dont tous les représentants sont imberbes, et ont un nez dont la forme rappelle celle d’un pied de marmite.

Mouchachia, après les compliments d’usage, m’introduisit dans ses appartements privés. Une grande pièce, au parquet natté, avec des petits paravents à tous les coins et de jolis petits cabinets en laque, agrémentés d’ornements en bronze, qui font les délices de nos collectionneurs, formait ce qui correspond chez nous au salon. Comme dans toutes les habitations japonaises, la terre y tenait lieu de chaises, de fauteuils et de canapés. Dès que nous fûmes assis, on apporta entre nous une petite boîte, divisée en trois compartiments, contenant quelques petites pipes, un pot à tabac et un brasero en miniature destiné à fournir du feu aux fumeurs. Le thé ne tarda pas aussi à arriver ; et en attendant les danseuses et les musiciennes, que l’on était allé chercher à la maison voisine, nous nous mîmes à deviser, comme Pic de la Mirandole, de omni re scibili. Au bout d’une demi-heure, nous étions un peu à court de sujets de conversation ; cependant rien n’annonçait la venue des danseuses. J’en fis la remarque à mon hôte :

« Voyez-vous, me répondit-il, lorsqu’elles vont en ville, leur toilette est beaucoup plus longue à faire ; surtout la peinture de leur visage doit être bien plus solide que celle qu’elles mettent chez elles, car, dans les maisons particulières, elles n’ont point, comme dans leur maison, la ressource de passer dans une pièce voisine pour y réparer un peu les accrocs que la chaleur ou la trop grande admiration des spectateurs ont fait dans le tableau riant dont leur visage est recouvert (sic). »

La légèreté du caractère des Japonais leur a fait donner en Occident le surnom de « Français de l’Orient ». Cette qualification, aussi peu flatteuse pour eux que pour nous, a bien un peu sa raison d’être. Il est incontestable que, comme l’enfant, le Japonais passe facilement de la tristesse à la joie ; il aime à s’amuser et s’inquiète peu de l’avenir ; cela frappe surtout lorsqu’on le compare à son voisin, le sujet du Fils du Ciel. Mouchachia, qui paraissait fort curieux des choses de l’Occident, me demanda surtout des renseignements sur nos théâtres, nos danseuses, nos courses, nos toilettes et nos vins qu’il connaissait, du reste, assez bien, autrement que par ouï-dire. Au contraire, tous les Chinois avec lesquels j’ai été en rapport, tout en se montrant aussi curieux que les Japonais de la vie européenne, s’inquiétaient surtout des choses pratiques de notre civilisation. Ils vous questionnent pendant des heures sur les chemins de fer, les télégraphes, la poste aux lettres, le prix des salaires et l’organisation de l’industrie. Quant aux plaisirs, ils semblent n’avoir cure de ceux des malheureux qui vivent au delà des limites du Royaume des Fleurs, qu’ils pensent être le Paradis du Mahomet de l’humanité.

Enfin les danseuses arrivent ; elles sont six et ont avec elles deux musiciennes qui jouent des airs monotones sur une sorte de guitare à trois cordes, au manche démesurément long, et avec une caisse harmonique carrée et microscopique, dont le dessus est fait de peau de requin, ce qui donne aux sons une aigreur et une faiblesse désagréables à nos oreilles occidentales.

Les deux musiciennes s’en furent s’asseoir dans un coin de la chambre, et se mirent à jouer une sorte d’ouverture, en attendant l’apparition des danseuses. Ces dernières ne tardèrent pas à arriver ; elles portaient un costume semblable à celui de toutes les femmes japonaises : une longue robe retenue par une large ceinture dont le nœud forme derrière la taille une proéminence qui rappelle, d’un peu loin il est vrai, les tournures de nos élégantes. Quant à leur visage, il disparaît complètement sous une couche uniforme de poudre de riz qui le couvre d’un masque plâtreux dont la monotonie sèche est traversée par le trait criard au carmin des deux lèvres. Et au milieu de ce dernier, un point d’un rouge plus sombre, placé là où finit le creux de la gouttière nasale. Sur la blancheur poudrée de leur teint, leurs yeux et leur chevelure, du noir le plus pur, tranchent trop vivement pour former un contraste agréable ; la tournure exagérée leur donne l’air d’être courbées en deux. Les Japonaises sont donc loin de posséder toutes les beautés dont les ont parées quelques voyageurs, et si ces derniers sont de bonne foi, leur illusion ne peut venir que de ce qu’ils les ont jugées par comparaison à l’être le plus disgracieux de la Création, la Chinoise.

Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois !!!

Elles s’accroupirent sur deux lignes de trois chacune, l’une en face de l’autre. La musique ralentit son mouvement, et la danse, ou plutôt le jeu de la Djonkina commença. Les danseuses d’une des rangées se mirent à mimer, avec leurs mains, certains actes, comme de coudre, de jouer de la guitare, de laver, en accompagnant cette pantomime d’un chant aussi monotone que la musique de l’orchestre.

DJONKINA, KINA-KINA, YOKOHAMA, HOKODATA, NAGASAKI, HOUEÏ !

Elles répétèrent ce couplet tout en minant avec volubilité, et, arrivées au mot Houeï, qu’elles jetèrent avec une aspiration aiguë, elles posèrent les deux mains sur leurs genoux et se reposèrent un instant.

Pendant qu’une rangée fait ces exercices, chaque danseuse de l’autre s’ingénie à trouver l’interprétation de la mime de sa vis-à-vis. Au fur et à mesure que son adversaire imite la couturière, la musicienne et la laveuse, elle crie : coudre ! jouer de la musique ! laver ! Tant que ses interprétations sont bonnes, ce jeu continue ; mais dès qu’elle se trompe sur la valeur d’un geste, elle prend la place de son adversaire qui l’oblige à abandonner une partie de son costume en gage. Dès qu’une des danseuses a été ainsi mise à l’amende, toutes se lèvent et commencent une ronde effrénée, en chantant :

Outchina-rino-ao-o-niéni-manarita-ouri-ni-ataréba-manarita.

Plus la danse se continue et plus les danseuses s’intéressent à leur jeu, plus aussi leur costume devient léger jusqu’au moment de la ronde finale qui se danse alors que les exécutantes, après avoir successivement abandonné en gage tous leurs vêtements, se trouvent dans un état que la pudeur nous défend de préciser.

Pendant la djonkina, qui avait diverti mon hôte encore plus que moi, on nous avait servi un tabéro, sorte de souper japonais, dont le menu présentait assez d’étrangeté pour que je me permette de l’énumérer. D’abord une profusion d’œufs durs comme entrée, puis des tranches minces de poisson cru, assaisonnées d’une herbe hachée menue, marinée dans un liquide qui doit être proche parent de notre vinaigre ; et enfin, pour clore, quelques gâteaux durs chinois, le tout arrosé de saki, eau-de-vie japonaise très forte.

Ce festin nous fut servi à terre ; les exécutantes, danseuses et musiciennes, vinrent se ranger autour de nous pour en avoir leur part, et je dois avouer qu’il me fut facile de leur abandonner presque toute la mienne. Cependant, pour ne pas trop chagriner mon hôte, qui se désolait de ne pouvoir, dans cette sauvage Corée y m’offrir de la cuisine occidentale, je dus goûter un peu à chaque mets ; ce qui fut une rude expérience pour mon pauvre estomac. Aussi en rentrant à bord, en dépit des fatigues de la journée et de la soirée, mon sommeil fut très agité ; pendant toute la nuit, la laborieuse digestion de mon souper japonais me fit promener en rêve dans son pays. J’entendais le chant nasillard des danseuses de djonkina, la voix plaintive des guitares ; je revis les gestes rapides des joueuses, la ronde effrénée qui suivait chaque défaite, leur teint blanc de riz rendu plus blafard encore par la lueur vacillante de mauvaises chandelles, dont il me semblait respirer les vapeurs fumeuses. Je ne fus tiré de ces illusions que par le bruit qui se faisait au-dessus de ma tête. Le jour se levait et l’on faisait les préparatifs de l’appareillage. Je montai sur le pont pour dire un dernier adieu à la terre coréenne endormie, et pour voir si la baie de Fou-sang cachait véritablement dans ses contours la puissante batterie dont on avait parlé.

Plus heureux que l’Américain notre devancier, nous sortîmes du port sans qu’une seule gargousse fut brûlée pour fêter notre départ. Une fois dehors, nous trouvons une mer unie comme un miroir ; pas un souffle d’air ne trouble le calme de l’atmosphère. L’été arrive vite dans ces régions sans printemps, et le soleil encore bas nous promet une chaude journée. Nous laissons le promontoire boisé de Tsousima à notre gauche ; nous nous lançons vers une mer qui semble ouverte. Il n’en est rien cependant ; nous entrons, au contraire, dans des parages qui sont déjà et qui seront toujours marqués d’un trait noir dans les annales de la navigation. Cet amas de rochers à fleur d’eau, qui a pris le nom d’archipel de Corée, est un des points les plus dangereux de la mer Jaune. Les îles qui le composent ne sont que des récifs toujours battus par la vague, souvent recouverts par elle, où le malheureux naufragé ne peut trouver un abri qui lui permette d’attendre du secours et un temps meilleur. Plus nous avançons dans cette mer perfide, et plus les remous et les points gris qui sèment çà et là le bleu clair de l’océan deviennent nombreux. À notre droite, le groupe des Hydrographes qui compte quelques îles véritables ; devant nous, l’île des Fleurs : celles de Maisonneuve et de Montebello rappellent l’expédition française en Corée, et à notre gauche une masse sombre nous indique la venue d’une terre importante. Pour mieux la voir nous mettons le cap dessus, afin de passer à peu de distance de sa côte nord.

Un pain de sucre solitaire, dont la face qui nous regarde est creusée d’un profond sillon qui part de son sommet et va en s’élargissant jusqu’à sa base ; dans ce sillon des champs cultivés, quelques chaumières éparses qui forment Chelingfou, la capitale de l’île, voilà Quelport telle qu’elle nous apparut, éclairée par un soleil ardent. Ce ne fut point sans quelque émotion que nous aperçûmes ce lieu où bien des malheureux de notre race, échappés au naufrage, trouvèrent une sécurité relative au milieu d’une population chez laquelle l’amour du butin l’emportait souvent sur celui de l’humanité. Il y a bien longtemps que ce triste refuge est connu de nos navigateurs ; au xvie siècle, le capitaine d’un navire hollandais qui y fit naufrage, alors qu’il faisait route pour le Japon, publia une relation détaillée de sa captivité en Corée, avec de nombreux renseignements sur ce pays et sur l’île de Quelport, où son navire s’était perdu. C’est ainsi que l’Occident apprit l’existence de ce continent en miniature[10]. Depuis lors, les naufrages se sont succédé dans ces parages ; mais les épaves humaines que le destin jetait à Quelport n’étaient point aussi à plaindre que celles qui allaient s’échouer sur la côte coréenne. Les habitants de cette île se sont souvent montrés fort civilisés à leur égard, et il y a deux ans à peine, l’équipage d’un navire américain, la Mary, qui fit un séjour assez long à Quelport, après la perte de ce navire, n’a eu qu’à se louer des procédés de ses habitants[11].

Je n’ai pu découvrir d’où venaient les noms de Quelport, Quelpaert, Quelqueport, sous lesquels on désigne l’île que nous avons devant nous, car les indigènes l’appellent Anaichicin. C’est un exemple des deux difficultés que présentent les noms géographiques. D’abord le remplacement du nom indigène par une appellation qui peut donner lieu à des malentendus avec les habitants de certaines régions, puis les irrégularités dans l’orthographe des noms conventionnels chinois, irrégularités dont M. A. d’Abbadie a démontré les inconvénients en une savante étude publiée au Bulletin de la Société de Géographie, troisième trimestre de 1882. Il y cite l’exemple d’une petite ville d’Afrique, Massouah, dont le nom s’écrit de vingt façons différentes.

L’île de Quelport, — je prends l’orthographe de nos cartes marines — semble être formée par le cône d’un volcan éteint ; son sol fertile nous laisse voir en passant de riches moissons de céréales, de navets et de sarrasin. Nous apercevons même, sur une espèce d’embarcadère naturel formé par une roche, une paire de bœufs qui attendent, sans doute, quelque fardeau pour la ville. Les productions de l’île doivent être, du reste, assez considérables, car divers auteurs lui donnent une population de 10 000 âmes, répartie entre trois villes, ce qui est beaucoup pour un espace aussi restreint.

Le laïoncha, gouverneur de l’île, les prioncha, juges de district, et les deux commandants militaires sont les seuls fonctionnaires du pays qui soient nommés directement par la cour de Séhoul. Leurs subalternes sont des indigènes qui se transmettent leurs fonctions de père en fils. Chose curieuse à noter, le métier militaire constitue aussi, à Quelport, une fonction héréditaire.

Nous dépassons Quelport, et nous mettons le cap sur le sud-est, ce qui nous permet de voir encore deux côtés de l’île. Nous entrons dans la mer libre. Le sommet volcanique disparaît bientôt à nos yeux dans les rayons du soleil qui semble vouloir terminer sa carrière en se précipitant, comme Empédocle, dans un cratère.

Bientôt nous apercevons des silhouettes noires à l’horizon. C’est la côte japonaise. Nous approchons, et nous commençons à distinguer le feuillage qui les enfouit sous un dôme de verdure. Un phare, dont la lumière pâle lutte avec peine contre l’astre rayonnant du jour à son coucher, nous indique que nous voilà revenus, sains et saufs, dans les régions connues. Nous avons devant nous les passes de Simonosékie, qui servent d’entrée à la célèbre mer intérieure du Japon. Dans ces régions, parcourues en tous sens par les globe-trotters, il n’est possible de trouver des impressions fraîches que par un long séjour, et des disgressions tout aussi longues sur les hommes et les choses qui les peuplent ; aussi nous nous réservons de les décrire en d’autres lieux, en nous occupant de la mer Jaune. Il nous faut donc, bien à regret, dire au revoir à la solide coquille de noix qui m’a procuré les plus douces sensations de mon existence, le plaisir que l’on éprouve à parcourir, à l’aventure, des régions où l’homme n’a point encore tracé ces prosaïques sentiers dont il est défendu de franchir les limites sous peine d’amende. Bien d’autres iront après moi en Corée ; ils y voyageront à leur aise ; ils y feront de longs séjours, et tout cela leur vaudra, dans leur patrie, fortune et honneurs. Cependant, je ne changerais point ma place pour la leur : j’aime mieux encore être l’abeille qui dépense son existence à ramasser, dans les champs fleuris, un miel qu’elle ne pourra manger, que d’être le gourmet qui doit le savourer, enfermé entre les quatre murs d’une somptueuse prison !



FIN
  1. La concession comptait, nous a-t-on dit, 2000 habitants japonais en 1880.
  2. Cette dynastie, qui compta vingt-trois souverains, régna de 618 à 805 de notre ère. Elle marque, dans l’histoire du Céleste Empire, une période de grande prospérité et de paix intérieure et extérieure.
  3. Voir ce que nous disons sur ce sujet dans l’introduction (p. 25) de notre livre : L’encre de Chine, son histoire et sa fabrication, ouvrage couronné par l’Institut de France. Paris, Leroux, 1882.
  4. La prima spedizione italiana nel intorno del Giappone di Pietro Savio. Milan, 1873. Travail remarquable pour les renseignements qu’il renferme au sujet de l’éducation des vers à soie au Japon.
  5. Dans le pidjin-english, mélange d’anglais, de portugais, de chinois et de japonais, que parlent tous les habitants des ports de l’Extréme-Orient, la particule numérale est toujours suivie du mot pici, pièce, qui fait corps avec elle, et qui tient lieu des particules que les Chinois employent devant les substantifs, dans leur langue.
  6. Belle expression persane qui résume fort bien la tournure poétique de l’esprit des Asiatiques.
  7. Ces enseignements ont été admirablement résumés par leur auteur, dans un remarquable travail : « L’histoire de l’écriture, les origines et les développements de l’alphabet. » Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1875.
  8. Il a exposé cette ingénieuse théorie dans sa Grammaire des arts et du dessin.
  9. Au reste, les applications du savant système du directeur de la Revue de Géographie se sont tellement vulgarisées, dans ces derniers temps, qu’il devient impossible de les énumérer. Hier encore, c’étaient deux naturalistes distingués, MM. Bonvalot et Capus, qui écrivaient une intéressante relation de voyage : De Moscou en Bactriane, Paris, Plon, 1884, dont le seul but est, disent-ils, dans leur préface, « d’expliquer l’histoire par la géographie ».
  10. Le récit de ce capitaine a été publié dans un ouvrage, aujourd’hui fort rare, qui contient une collection de documents du plus haut intérêt. En voici le titre : Recueil des voyages au nord, contenant divers mémoires très utiles au commerce et à la navigation. Amsterdam, J.-F. Bernard, 1731-1734. 7 volumes in-12.
  11. J’ai raconté les aventures de ces naufragés dans une étude sur « la Corée et les puissances européennes », publiée dans l’Économiste français du 26 août 1882.