La Corée et les Missionnaires français/La Corée/02

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II

HISTOIRE DE LA CORÉE. — SON ÉTAT DE VASSELAGE VIS-À-VIS DE LA CHINE. — ORIGINE DES DIVERS PARTIS POLITIQUES

Il est difficile, sinon impossible, de faire une histoire sérieuse et suivie de la Corée, faute de documents. Les différentes histoires coréennes, écrites en langue chinoise, ne sont, au dire de ceux qui ont pu les parcourir, que des compilations indigestes de faits plus ou moins imaginaires, servant de texte à des déclamations emphatiques. Les savants coréens eux-mêmes n’y ajoutent aucune foi et n’en font jamais un objet d’étude. Ils se bornent à lire l’histoire de la Chine. On rencontre, il est vrai, des abrégés d’histoire en langue coréenne ; mais ce ne sont que des recueils d’anecdotes curieuses, vraies ou fausses, arrangées pour l’amusement des dames et qu’un lettré rougirait d’ouvrir.

Ces différents recueils, d’ailleurs, n’ont trait qu’à l’histoire ancienne du pays, car il est sévèrement défendu de faire ou d’imprimer l’histoire moderne, c’est-à-dire celle des princes de la dynastie actuelle. Voici comment se conservent les documents. Certains dignitaires du palais inscrivent secrètement, et comme ils l’entendent, tout ce qui se passe ; puis on dépose ces écrits cachetés dans quatre coffres conservés dans quatre différentes provinces. Quand la dynastie sera éteinte et qu’une autre lui aura succédé, on composera l’histoire officielle à l’aide de ces rédactions diverses. Il est d’usage néanmoins, dans la plupart des grandes familles nobles, de noter sur des registres particuliers les principaux événements, mais avec la précaution de ne jamais manifester ni un jugement ni une opinion sur les actes des ministres ou même des agents subalternes ; autrement l’écrivain risquerait sa tête.

C’est donc principalement à l’aide des livres chinois et japonais que l’on a pu réunir quelques notions un peu certaines sur l’histoire de Corée.

On ne connaît absolument rien de l’histoire de Corée avant le premier siècle de l’ère chrétienne. Alors seulement on trouve les traces de trois États distincts qui se partagent la péninsule : au nord et au nord-est le royaume de Kao-li ; à l’ouest celui de Pet-si ; au sud-est celui de Sin-la. Un chaos de guerres civiles interminables entre ces États rivaux, des querelles sans cesse renaissantes entre le royaume de Kao-li et la Chine d’une part, entre le royaume de Sin-la et le Japon d’autre part, voilà l’histoire de Corée pendant plus de dix siècles. Ce qui semble évident, c’est que vers la fin de cette période le royaume de Sin-la eut une prépondérance marquée sur les deux autres. En effet, les histoires de Corée donnent le nom de Sin-la à la dynastie qui précéda celle de Kao-li ou Korie. Une autre preuve de cette supériorité, c’est que l’ouest et le nord paraissent avoir presque toujours été, de gré ou de force, sous la suzeraineté de la Chine, tandis que le sud ou royaume de Sin-la, soutint pendant des siècles, la guerre contre le Japon, avec des alternatives de succès et de revers. Les annales japonaises mentionnent une cinquantaine de traités successifs entre les deux peuples.

Quoi qu’il en soit, c’est vers la fin du onzième siècle, sous Ouang-kien, c’est-à-dire Ouang le fondateur, que les trois royaumes coréens furent définitivement réunis en un seul. Le roi de Kao-li, appuyé par la Chine, conquit les États de Pet-si et de Sin-la et forma une seule monarchie, et en reconnaissance du secours que lui avait donné la dynastie mongole qui s’établissait alors à Péking, reconnut officiellement la suzeraineté de l’empereur. Les historiens chinois donnent de cette révolution une version un peu différente. D’après eux, Tchéou-ouang, le dernier empereur de la dynastie des Yn, prince cruel et débauché, avait disgracié et envoyé en exil son neveu Kei-tsa, dont les remontrances lui étaient désagréables. Ou-ouang ayant renversé Tchéou-ouang et mis fin à la dynastie des Yn, rappela Kei-tsa, le fit roi de Corée, et lui donna pour armée les débris des troupes qui avaient servi son oncle.

Les descendants du fondateur de l’unité coréenne régnèrent pacifiquement pendant plus de trois cents ans. Ce sont ces princes qui, dans les livres et les traditions du pays, sont désignés sous le nom de dynastie Kaoli ou Korie.

Au xive siècle, la chute de la dynastie mongole en Chine entraîna par contre-coup celle de la dynastie vassale en Corée. Tai-tso, que les histoires chinoises nomment Li-tan, protégé par la dynastie Ming qui venait de supplanter les Mongols, s’empara du pouvoir en Corée, l’an 1392, et fonda la dynastie actuelle, dont le nom officiel est Tsi-tsien. Les nouveaux empereurs de Chine profitèrent de cette révolution pour étendre leurs droits de suzeraineté, et c’est alors que fut imposé aux Coréens l’usage de la chronologie et du calendrier chinois. Tai-tso, affermi sur le trône, quitta la ville de Siong-to ou Kai-seng, où avaient résidé ses prédécesseurs, et établit sa capitale à Han-siang (Séoul). Il partagea le pays en huit provinces ; et organisa tout le système de gouvernement et d’administration qui se conserve encore aujourd’hui. Les premiers successeurs de Taï-tso semblent avoir acquis une assez grande puissance ; car sous le roi Siong-siong, qui occupa le trône de 1506 à 1544, on trouve mentionnée une guerre avec le Japon, à l’occasion de la révolte de Taïma-to (île de Tsousima ou Tsou-tsima), et de quelques autres provinces japonaises qui étaient alors tributaires de la Corée. Mais, quelques années plus tard, le Japon prit sa revanche, et Taïko-Sama mit la Corée à deux doigts de sa perte. En 1592, ce prince, aussi grand guerrier qu’habile politique, envoya une armée de deux cent mille hommes en Corée. Son plan était de frayer une voie à l’envahissement de la Chine. En vain les Chinois accoururent au secours des Coréens contre l’ennemi commun ; ils furent battus en plusieurs rencontres, et les trois quarts de la Corée tombèrent au pouvoir des Japonais, qui probablement seraient demeurés maîtres de tout le pays, si la mort de Taïko-Sama, en 1598, n’avait forcé ses troupes à retourner au Japon en abandonnant leur conquête.

En 1615, à la chute de la famille de Taïko-Sama, le chef de la dynastie actuelle du Japon signa définitivement la paix avec les Coréens. Les conditions en étaient très dures et très humiliantes pour ces derniers, car ils devaient payer chaque année un tribut de trente peaux humaines. Après quelques années, cet impôt barbare fut changé en une redevance annuelle d’argent, de riz, de toiles, de gen-seng, etc. En outre, les Japonais gardèrent la propriété du port de Fousan-kaï, sur la côte sud-est de la Corée, et ils en sont encore aujourd’hui les maîtres. Ce point important est occupé par une colonie de trois ou quatre cents soldats et ouvriers, qui n’ont aucune relation avec l’intérieur du pays et ne peuvent faire de commerce avec les Coréens qu’une ou deux fois par mois, pendant quelques heures. Fousan-kaï est sous l’autorité du prince de Tsou-Tsima. Jusqu’en 1790, le roi de Corée était obligé d’envoyer une ambassade extraordinaire au Japon pour notifier son avènement, et une autre tous les dix ans pour payer le tribut. Depuis cette époque, les ambassades ne vont qu’à Tsou-tsima, ce qui demande beaucoup moins de pompe et de dépenses.

En 1636, quand la dynastie mandchoue qui règne actuellement en Chine renversa les Ming, le roi de Corée prit parti pour ces derniers. Son pays fut aussitôt envahi par les Mandchoux, et il ne put opposer de résistance sérieuse à l’ennemi qui vint lui dicter des lois dans sa propre capitale. Il y a encore aujourd’hui, près d’une des portes de Han-iang (Séoul), un temple bâti en l’honneur du général mandchou qui commandait l’expédition, et le peuple lui rend des honneurs divins. Le traité conclu en 1637, sans aggraver sérieusement les conditions réelles du vasselage de la Corée vis-à-vis de la Chine, rendit cette soumission beaucoup plus humiliante dans la forme. Le roi dut reconnaître à l’empereur, non plus seulement le droit d’investiture, mais l’autorité directe sur sa personne, c’est-à-dire la relation de maître à sujet (koun-sin).

L’un des articles de cette convention, signée le 30 de la troisième lune de tieng-tsiouk (1637-38), règle ainsi qu’il suit le payement du tribut annuel :

« Chaque année il sera présenté : cent onces d’or, mille onces d’argent, dix mille sacs de riz en grain sans la balle, deux mille pièces de soie, trois cents pièces de mori (espèce de lin), dix mille pièces de toile ordinaire, quatre cents pièces de toile de chanvre, cent pièces de toile de chanvre fin, mille rouleaux de vingt feuilles de grand papier, mille rouleaux de petit papier, deux mille bons couteaux, mille cornes de buffle, quarante nattes avec dessins, deux cents livres de bois de teinture, dix boisseaux de poivre, cent peaux de tigres, cent peaux de cerfs, quatre cents peaux de castors, deux cents peaux de rats bleus, etc. » Cet envoi commencera à l’automne de l’année kei-mio (1639).

Le sac de riz, dont il est ici question, est la charge d’un bœuf, un peu moins de deux hectolitres. Quelques années après le traité, en 1650, l’ambassadeur coréen, dont la fille, emmenée captive par les Mandchoux, était devenue sixième femme de l’empereur, obtint que le tribut en riz fût diminué de neuf mille sacs. Les autres articles du traité fixent en détail toutes les relations entre les deux pays, et sauf quelques modifications insignifiantes sur des points de détail, c’est ce traité qui jusqu’à présent est la loi internationale.

Avant la guerre japonaise, une ambassade coréenne allait chaque année à Péking payer le tribut et recevoir le calendrier. Cette dernière clause est, dans l’idée de ces peuples, d’une importance capitale.

En Chine, la fixation du calendrier est un droit impérial exclusivement réservé à la personne du Fils du Ciel. Différents tribunaux d’astronomes et de mathématiciens sont chargés de le préparer, et, chaque année, l’empereur le promulgue par un édit, muni du grand sceau de l’État, défendant sous peine de mort d’en suivre ou d’en publier un autre. Les grands dignitaires de l’empire vont le recevoir solennellement au palais de Péking ; les mandarins et employés subalternes le reçoivent des gouverneurs ou vice-rois. Recevoir ce calendrier, c’est se déclarer sujet et tributaire de l’empereur ; le refuser, c’est se mettre en insurrection ouverte. Jamais les rois de Corée n’ont osé se passer du calendrier impérial ; mais pour sauvegarder leur autorité vis-à-vis de leurs propres sujets, et se donner un certain air d’indépendance, ils affectent d’y faire quelques changements, plaçant les longues lunaisons (celles de trente jours) à des intervalles différents, avançant ou retardant les mois intercalaires, etc., de sorte que les Coréens, pour connaître les dates civiles et l’époque des fêtes officielles, sont forcés d’attendre la publication de leur propre calendrier.

Au reste, les empereurs chinois, en habiles politiques, ménagent les ressources et les susceptibilités du gouvernement coréen. Ils reçoivent les tributs mentionnés plus haut, mais ils font en échange des présents annuels aux ambassadeurs coréens et aux gens de leur suite ; ils envoient à chaque nouveau roi un manteau royal et des ornements de prix. De même, ils ont le droit de demander à la Corée des subventions en vivres, munitions et soldats ; mais ils n’en usent presque jamais, et surtout, quoiqu’ils le puissent, à la rigueur, d’après la lettre des traités, ils ne se mêlent en rien de l’administration intérieure du royaume. La dynastie des Ouang (mongole) intervint autrefois à diverses reprises, pour faire ou défaire les rois de Corée, et à cause de cela son souvenir est exécré dans le pays. Les Ming, plus sages, traitèrent les Coréens en alliés, plutôt qu’en vassaux ; ils envoyèrent une armée au secours du roi de Corée lors de la grande invasion japonaise, et aujourd’hui encore l’affection et la reconnaissance du peuple coréen leur sont acquises, à ce point que l’on conserve précieusement divers usages contemporains de cette dynastie, quoiqu’ils aient été abolis en Chine par les empereurs mandchoux. Ces derniers ne sont pas aimés en Corée, et, sur les registres des particuliers, on ne date point les événements des années de leur règne. Néanmoins, leur joug n’est pas très lourd, et la pensée de le secouer ne vient à la tête de personne.

Depuis 1636, la Corée n’a eu de guerres ni avec le Japon, ni avec la Chine. Ce peuple a eu le bon sens de ne point renouveler des luttes trop inégales, et, afin de ne point tenter l’ambition de ses puissants voisins, il a toujours affecté de se faire aussi petit que possible, et de mettre toujours en avant sa faiblesse et la pauvreté du pays et du peuple. De là, la défense d’exploiter les mines d’or et d’argent, les lois somptuaires fréquemment renouvelées, qui maintiennent dans d’étroites limites le luxe et le faste des grands. De là aussi l’interdiction, à peu près absolue, de communiquer avec les étrangers. Par ce moyen la paix s’est conservée, et l’histoire des derniers siècles ne nous offre d’autres événements que des intrigues de palais, qui, une ou deux fois, réussirent à remplacer un roi par quelque autre prince de la même famille, et le plus souvent n’aboutirent qu’à l’exécution capitale des conspirateurs et de leurs complices vrais ou supposés. Du reste, pas un changement, pas une amélioration sérieuse. Ce que nous appelons vie politique, progrès, révolutions, n’existe pas en Corée. Le peuple n’est rien, ne se mêle de rien. Les nobles, qui seuls ont en main le pouvoir, ne s’occupent du peuple que pour le pressurer et en tirer le plus d’argent possible. Ils sont eux-mêmes divisés en plusieurs partis qui se poursuivent réciproquement avec une haine acharnée, mais leurs divisions n’ont nullement pour cause ou pour mot d’ordre des principes différents de politique et d’administration ; ils ne se disputent que les dignités et l’influence dans les affaires. Depuis bientôt trois siècles l’histoire de Corée n’est que le récit monotone de leurs luttes sanglantes et stériles.