La Corée et les Missionnaires français/La Corée/04

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IV

GOUVERNEMENT. — ORGANISATION CIVILE ET MILITAIRE

Le roi de Corée a trois premiers ministres qui prennent les titres respectifs de : seug-ei-tsieng, admirable conseiller ; tsoa-ei-tsieng, conseiller de gauche, — en Corée, la gauche a toujours le pas sur la droite, — et ou-ei-tsieng, conseiller de droite.

Viennent ensuite six autres ministres que l’on nomme pan-tso ou juges, et qui sont à la tête des six ministères ou tribunaux supérieurs. Chaque pan-tso est assisté d’un tsam-pan ou substitut, et d’un tsam-ei ou conseiller. Les pan-tso sont ministres de second ordre, les tsam-pan de troisième, et les tsam-ei de quatrième. Ces vingt et un dignitaires portent le nom générique de tai-sin ou grands ministres, et forment le conseil du roi. Mais, en réalité, toute l’autorité est dans les mains du conseil suprême des trois ministres de premier ordre ; les dix-huit autres ne font jamais qu’approuver et confirmer leurs décisions. Les ministres de second ordre ou leurs assistants doivent présenter chaque jour un rapport circonstancié pour tenir le roi au courant des affaires de leur département. Ils s’occupent des détails de l’administration et règlent par eux-mêmes les choses de peu d’importance ; mais, pour toutes les causes majeures, ils sont obligés d’en référer au conseil suprême des trois.

La dignité de premier ministre est à vie, mais ceux qui en sont revêtus n’en exercent pas toujours les fonctions. Sur sept ou huit grands personnages arrivés à ce haut grade, trois seulement sont ensemble en exercice ; ils sont changés et se relèvent assez fréquemment.

Voici les noms, l’ordre, et les attributions de chacun des six ministères, tels qu’on les trouve dans le code révisé et publié en 1785 par le roi Tsieng-tsong :

1o Ni-tso, ministère ou tribunal des offices et emplois publics.

Ce ministère est chargé de faire choix des hommes les plus capables parmi les lettrés qui ont passé leurs examens, de nommer aux emplois, de délivrer des lettres patentes aux mandarins et autres dignitaires, de surveiller leur conduite, de leur donner de l’avancement, de les destituer ou de les changer au besoin. Il examine et met en ordre les notes semestrielles que chaque gouverneur de province envoie sur tous ses subordonnés, et désigne au roi les employés qui méritent quelque récompense spéciale. Les promotions et changements de mandarins peuvent se faire en tout temps ; mais ils ont lieu plus habituellement à deux époques de l’année, à la sixième et à la douzième lune. Les nominations aux charges importantes et aux grandes dignités, telles que celle de gouverneur d’une province, ne relèvent pas de ce tribunal, mais sont faites par le roi en conseil des ministres.

2o Ho-tso, ministère ou tribunal des finances.

Ce ministère doit faire le dénombrement du peuple, répartir les impôts ou contributions entre les provinces et districts, veiller aux dépenses et aux recettes, faire tenir en ordre les registres de chaque province, empêcher les exactions, prendre les mesures nécessaires pour les approvisionnements dans les années de disette, etc. Il est aussi chargé de la fonte des monnaies ; mais ce dernier point est passé sous silence dans le code de Tsieng-tsong, parce que les traités avec la Chine ne reconnaissent pas au gouvernement coréen le droit de battre monnaie.

3o Niei-tso, ministère ou tribunal des rites.

Ce ministère, institué pour la conservation des us et coutumes du royaume, doit veiller à ce que les sacrifices, les rites et cérémonies se fassent selon les règles, sans innovation ni changement. De lui relèvent les examens des lettrés, l’instruction publique, les lois de l’étiquette dans les réceptions, festins et autres circonstances officielles.

4o Pieng-tso, ministère ou tribunal de la guerre.

Ce ministère choisit les mandarins militaires, les gardes et les guides du roi. Il est chargé de tout ce qui concerne les troupes, le recrutement, les armes et munitions, la garde des portes de la capitale, et les sentinelles des palais royaux. De lui relève le service des postes dans tout le royaume.

5o Hieng-tso, ministère ou tribunal des crimes.

Ce ministère est chargé de tout ce qui a rapport à l’observation des lois criminelles, à l’organisation et à la surveillance des tribunaux, etc.

6o Kong-tso, ministère ou tribunal des travaux publics.

Ce ministère est chargé de l’entretien des palais ou édifices publics, des routes, des fabriques diverses, soit publiques, soit particulières, du commerce, et de toutes les affaires du roi : telles que son mariage, son couronnement, etc.

Outre les vingt et un ministres désignés plus haut, on compte encore parmi les grands dignitaires de la cour les sug-tsi et les po-tsieng. Les sug-tsi sont les chambellans qui, outre les fonctions ordinaires attachées à ce titre, sont chargés d’écrire jour par jour tout ce que le roi dit ou fait. Il y en a trois, le to-sug-tsi ou chambellan en chef, et deux assistants qui prennent le nom de pou-sug-tsi. Les po-tsieng sont les commandants des satellites, valets des tribunaux et exécuteurs. Il y en a également trois : le po-tsieng en chef et deux lieutenants nommés tsoa-po-tsieng et ou-po-tsieng, c’est-à-dire de gauche et de droite. Ce sont ces lieutenants qui prennent le commandement des satellites, quand il s’agit d’opérer une arrestation importante.

À la tête de chaque province se trouve un gouverneur, qui relève directement du conseil des ministres et possède des pouvoirs très étendus.

Les huit provinces sont subdivisées en trois cent trente-deux districts, et chaque district, suivant son importance respective, est administré par un mandarin d’un rang plus ou moins élevé.

Si de l’organisation civile de la Corée on passe à son organisation militaire, ce qui frappe d’abord, c’est le chiffre énorme de l’armée. Les statistiques officielles comptent plus de un million deux cent mille hommes portés sur les rôles. Cela vient de ce que tout individu valide, non noble, est soldat ; la loi ne reconnaît que très peu d’exceptions. Mais l’immense majorité de ces prétendus soldats n’ont jamais touché un fusil. Leurs noms sont inscrits sur les registres publics, et ils ont à payer annuellement une cote personnelle. Encore ces registres ne méritent-ils aucune confiance. Très souvent ils sont remplis de noms fictifs ; on y voit figurer des membres de familles éteintes depuis une ou deux générations, et beaucoup de ceux qui devraient être inscrits échappent à cette obligation en donnant quelque présent aux employés subalternes chargés de la révision des listes.

Les impôts ordinaires sur les propriétés, sur certaines professions et certains genres de commerce ne sont pas excessifs, mais ces impôts légaux ne représentent en réalité qu’une faible partie des sommes qu’arrache au peuple la rapacité des mandarins et des employés de tout grade. D’ailleurs, les registres de dénombrement, d’après lesquels l’impôt est perçu, ne méritent aucune confiance. Un fait notoire, dont les missionnaires ont été plusieurs fois témoins, c’est que les employés des mandarins, lorsqu’ils viennent dans les villages pour dresser les listes officielles, ont l’impudence de fixer publiquement la somme que devra leur payer quiconque ne veut pas être inscrit. Ordinairement c’est une affaire de cent ou cent cinquante sapèques (deux ou trois francs). S’il s’agit de l’inscription sur les rôles de l’armée, il en coûte un peu plus pour y échapper ; mais avec de l’argent on en vient également à bout.

Les provisions des magasins publics n’existent que sur les livres de compte. Dans le voisinage immédiat de la capitale, les arsenaux sont un peu fournis. Un fort, pris par les Américains lors de leur expédition (juin 1871), renfermait une cinquantaine de canons de fabrique chinoise, se chargeant par la culasse. Il y avait aussi des cuirasses et des casques en toile de coton de quarante épaisseurs, impénétrables aux sabres ou baïonnettes, et qu’une balle conique seule peut percer. Mais les arsenaux de province n’ont ni effets d’habillement, ni munitions, ni une arme en bon état. Tout a été vendu par les employés des préfectures, qui ont mis à la place quelques haillons et de vieilles ferrailles inutiles. Si par hasard un mandarin honnête essaye quelques efforts pour remédier à ces dilapidations, tous les employés s’unissent contre lui, son action est paralysée, et il est obligé de fermer les yeux et de laisser faire, ou bien d’abandonner son poste, heureux encore quand il n’est pas sacrifié aux attaques calomnieuses qui le représentent à la cour comme un révolutionnaire et un ennemi de la dynastie.

L’hiver dernier (1860-61), le ministre Kim Piong-ku-i, homme violent et assez hostile à notre sainte religion, a perdu la principale autorité, qui a passé à son cousin Kim Piong-kouk-i. Ce dernier est parvenu au pouvoir par un crime d’État qui l’a rendu très impopulaire, et qui tôt ou tard peut lui coûter cher.

Quoique beau-frère du roi, il n’avait pas assez d’argent pour acheter le poste de premier ministre, car ici cette dignité se vend, comme tous les autres mandarinats. La seule différence est que les lettrés achètent les mandarinats ordinaires au ministre en faveur, tandis que celui-ci achète sa place aux eunuques. Notre petite Majesté coréenne est, comme vous savez, dans le même état qu’étaient jadis nos rois fainéants. Le ministre en faveur est le maire du palais de la Corée ; mais il doit à son tour compter avec d’autres maires du palais, en ce sens qu’il ne peut s’élever à cette dignité, ni la conserver, que par la faveur des eunuques de la cour. Ces derniers, hommes méprisés et méprisables, généralement petits de taille, rachitiques, et d’une intelligence très bornée, séjournent seuls, avec les nombreuses concubines royales et les servantes du palais, dans l’intérieur de la résidence royale. Les ministres et mandarins, qui ont à parler au roi, entrent dans une salle d’audience donnant sur une cour extérieure ; les soldats et les autres gardes du palais sont consignés extérieurement. Les eunuques seuls servent de près le roi, ou plutôt le roi n’a habituellement pour société que les femmes et les eunuques.

Mais la cour coréenne est très pauvre, le trésor de l’État est plus pauvre encore ; les eunuques et leurs compagnes, les concubines royales, s’en ressentiraient, s’ils n’avaient la ressource de se faire payer la place de premier ministre, et même, de temps en temps, quelques autres dignités. Il faut donc que le personnage au pouvoir accumule don sur don, et rassasie chaque jour toutes ces sangsues avides ; mais surtout lorsqu’il s’agit de gagner leur faveur non encore obtenue, de grandes, d’énormes sommes sont nécessaires. Or Kim Piong-kouk-i avait beau vendre très cher quelques mandarinats et revendiquer le monopole du gen-seng, il ne pouvait acquérir assez d’argent pour acheter tous les individus que le ministre Kim Piong-ku-i comblait de richesses. Au milieu de l’hiver dernier, un homme qui devait tout ce qu’il était et tout ce qu’il avait à ce même Kim Piong-ku-i alla trouver Kim Piong-kouk-i et lui demanda s’il ne voulait pas saisir le pouvoir suprême.

« Je ne demande pas mieux, répondit le beau-frère du roi ; mais l’argent seul peut me le procurer et je n’en ai pas assez.

— Si vous me donnez la charge de faire rentrer les impôts du midi du royaume, je réponds de vous procurer la somme nécessaire.

— Volontiers, » dit le ministre.

Et aussitôt il prit ses mesures en conséquence.

Les impôts des provinces du midi consistent surtout en riz, que l’on transporte par mer à la capitale. Notre homme, ayant ramassé tout ce riz et l’ayant chargé sur des barques, fit voile vers la Chine, où il le vendit à un prix quadruple de ce qu’il aurait valu en Corée. À son retour, il acheta de nouveau la quantité de riz nécessaire pour payer les impôts. La différence du prix a suffi au beau-frère du roi pour gagner la faveur du troupeau d’eunuques et de femmes qui remplissent le palais ; il a fait destituer son concurrent, et s’empara de toute l’autorité.