La Corée et les Missionnaires français/La Corée/07

La bibliothèque libre.

VII

LA LANGUE CORÉENNE

Tous les examens dont nous venons de parler se font en chinois, et n’ont pour objet que les caractères et les livres chinois. Dans les huit grandes écoles du gouvernement, on n’étudie que la littérature et les sciences chinoises, tandis que la langue nationale est négligée et méprisée. Ce fait étrange s’explique par l’histoire du pays. Depuis plus de deux siècles, la Corée est tellement inféodée à la Chine, que le chinois est devenu la langue officielle du gouvernement et de la haute société coréenne. Tous les employés du pouvoir doivent écrire leurs rapports en chinois. Les annales du roi et du royaume, les proclamations, les édits des mandarins, les jugements des tribunaux, les livres de science, les inscriptions sur les monuments, les correspondances, les registres et livres de compte des négociants, les enseignes des boutiques, etc., tout est en caractères chinois.

Aussi non seulement les lettrés et les personnes instruites, mais un grand nombre de gens du peuple savent lire et écrire ces caractères. On les enseigne dans les familles, dans les écoles, et, pour les enfants des nobles surtout, on peut dire que c’est leur seule étude. Il n’y a pas de dictionnaires coréens, de sorte que pour comprendre un mot coréen dont on ignore le sens, il faut connaître le caractère chinois correspondant, ou s’adresser à quelqu’un qui le connaisse. En Chine, les livres où les enfants commencent à apprendre les caractères sont imprimés en types très gros, comme nos abécédaires. Le plus souvent, on étudie d’abord le Tchoùen-ly, ou Livre des mille caractères, qui date des empereurs Tsin et Hân. En Corée on se sert des mêmes livres ; seulement sous chaque caractère chinois se trouvent : à droite, sa prononciation à la manière coréenne ; à gauche, le mot coréen correspondant.

La façon dont les Coréens prononcent le chinois en fait, pour ainsi dire, une langue à part. Du reste, on sait que, même en Chine, les habitants des diverses provinces ont une manière très différente de parler leur langue. Les caractères sont les mêmes et ont le même sens pour tous ; mais leur prononciation varie tellement, que les habitants du Fokien, par exemple, ou de Canton, ne sont compris dans aucune autre province. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le chinois des Coréens soit incompréhensible aux habitants du Céleste-Empire, et que les deux peuples ne puissent ordinairement converser que par écrit, en dessinant les caractères sur le papier avec un pinceau, ou dans la paume de la main avec le doigt.

Avant que la conquête chinoise eût amené l’état actuel des choses, les Coréens ont-ils eu une littérature nationale, et qu’était cette littérature ? La question est très difficile à résoudre, car les anciens livres coréens, tombés dans un oubli complet, ont presque tous disparu. Pendant les longues années de son apostolat, Mgr Daveluy était parvenu à en recueillir quelques-uns excessivement curieux. Ils ont péri dans un incendie. Aujourd’hui on n’écrit presque plus de nouveaux livres. Quelques romans, quelques recueils de poésie, des histoires pour les enfants et les femmes, c’est à peu près tout.

Les enfants apprennent à lire le coréen sans s’en douter, pour ainsi dire, par la traduction qui est donnée dans les livres élémentaires où ils étudient le chinois ; mais ils ne reconnaissent les syllabes que par habitude, car ils ne savent pas épeler ou décomposer ces syllabes en lettres distinctes. Les femmes, les gens de basse condition, qui n’ont pas le moyen ou le temps d’apprendre les caractères chinois, sont forcés d’étudier les lettres coréennes ; ils s’en servent pour leur correspondance, leurs livres de compte, etc. Tous les livres de religion imprimés par les missionnaires sont en caractères coréens. Aussi presque tous les chrétiens savent lire et écrire leur langue, en lettres alphabétiques, que les enfants apprennent très rapidement.

Cette rareté des livres coréens, le peu de cas que les lettrés font de leur langue nationale, et surtout la législation barbare qui interdit l’accès du pays à tout étranger sous peine de mort, sont cause que la langue coréenne est complètement ignorée des orientalistes. Depuis bientôt quarante ans, il y a des missionnaires français en Corée ; seuls, de tous les peuples, ils ont vécu dans le pays, parlant et écrivant cette langue pendant de longues années. Et néanmoins, chose étrange, jamais aucun savant n’a songé à s’adresser à eux pour avoir, à ce sujet, les notions exactes que seuls ils pouvaient communiquer. Il n’entre pas dans notre plan de donner ici une grammaire détaillée de cette langue ; mais comme elle est absolument inconnue en Europe, quelques explications pourront intéresser tous les lecteurs par la nouveauté du sujet, et n’être pas inutiles aux savants de profession.

On verra, dans le cours de notre histoire, que les missionnaires se sont livrés avec ardeur à l’étude du coréen. Mgr Daveluy avait travaillé longtemps à un dictionnaire chinois-coréen-français ; M. Pourthié en avait composé un autre coréen-chinois-latin ; M. Petitnicolas avait fait le dictionnaire latin-coréen qui comprenait plus de trente mille mots latins et près de cent mille mots coréens. Ces divers dictionnaires, ainsi qu’une grammaire composée en commun, étaient achevés, et on travaillait au collège à les copier, afin de conserver dans la mission un exemplaire de chacun, pendant qu’un autre serait envoyé en France pour y être imprimé, lorsque éclata la persécution de 1866. Tout fut saisi et livré aux flammes.

Depuis lors Mgr Ridel, vicaire apostolique de Corée, et ses nouveaux confrères ont refait en partie le travail des martyrs, leurs prédécesseurs, et préparé, à l’aide de quelques chrétiens indigènes très instruits, une grammaire et un dictionnaire de la langue coréenne.