La Correspondance de Caroline de Gunderode et de Frédéric Creuzer

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La Correspondance de Caroline de Gunderode et de Frédéric Creuzer
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 455-466).


REVUES ALLEMANDES





la correspondance de caroline de gunderode et de frédéric creuzer


Dans la fine et pénétrante étude qu’il consacrait naguère, ici même, à Caroline de Gunderode et à ses amis[1], G. Valbert regrettait, on s’en souvient, que tant de mystère planât encore sur les relations de Caroline avec le philosophe Frédéric Creuzer, dont nous savions seulement, en effet, qu’elles avaient conduit la jeune poète à son tragique suicide. « Comment Creuzer fit-il connaissance avec Caroline ? Nous l’ignorons, et nous ne possédons, par malheur, aucune des lettres qu’ils s’écrivirent. » Nous possédions bien, en revanche, le gros volume publié sur la Gunderode par Bettina d’Arnim, qui avait été longtemps l’amie et la confidente de l’infortunée jeune fille : mais tout le volume n’était rempli que de la correspondance de Caroline de Gunderode avec Bettina ; et pour comble de malheur on s’est aperçu que cette dernière, suivant son habitude, avait substitué aux vraies lettres de son amie des poèmes en prose de son invention. Une seule chose était certaine : que Caroline de Gunderode avait aimé Frédéric Creuzer assez passionnément pour mourir de cet amour ; et, de fait, il n’en fallait pas davantage pour rendre à jamais poétique et touchante la figure de cette chanoinesse, « qui avait de si beaux yeux et une taille de nymphe ». Mais Creuzer, l’auteur de la Symbolique, quel rôle avait-il joué dans cette triste aventure ? S’était-il simplement laissé aimer, ou bien avait-il donné en échange un peu de son cœur à celle qui, avec tant d’abandon, lui avait offert tout le sien ?

C’est ce que nous ignorions absolument il y a encore quelques mois, mais nous le savons à présent avec une certitude parfaite. Et du même coup nous savons comment se sont engagées les relations de Creuzer avec Caroline, et ce qu’elles ont été, et pourquoi la jeune fille s’est tuée d’un coup de poignard, sur la berge du Rhin, un beau soir de juillet. Presque simultanément, en effet, deux séries de documens viennent d’être publiées, en Allemagne, qui jettent sur ce drame et sur tous ses antécédens une lumière définitive. Les pièces qui auraient eu pour nous le plus d’intérêt, les lettres de Caroline à Creuzer, semblent en vérité à jamais perdues ; mais à leur défaut nous trouvons, dans les Westermann’s Monatshefte de décembre 1895, une collection de lettres où la jeune fille, s’adressant à un ami commun, insiste à plusieurs reprises sur la nature de ses sentimens pour le philosophe ; et voici qu’on nous offre, d’autre part, les lettres de Creuzer à Caroline de Gunderode, telles que l’auteur de la Symbolique a pris soin de les classer, voire de les annoter lui-même, à l’adresse, sans doute, de la postérité[2].


Les lettres de Caroline datent toutes de 1805, l’avant-dernière année de sa courte vie. Elles ont pour destinataire un certain Daub, professeur de théologie à l’Université d’Heidelberg, qui se trouvait ainsi le collègue de Creuzer, et dont la femme, par ailleurs, était une amie d’enfance de Mlle de Gunderode. Et si elles nous aident un peu à connaître l’âme naïve et romanesque de la jeune chanoinesse, elles ne sont pas non plus sans nous fournir des renseignemens assez curieux sur l’âme de ce théologien, que Caroline croyait son ami : une vilaine âme dure et froide, la moins propre qui fût à recevoir de pareilles confidences. « Depuis longtemps déjà, mon cher Daub, lui écrit Caroline le 14 septembre, c’était mon plus ardent désir de vous mettre au courant de mes relations avec Creuzer. Je sens bien que ma conduite est folle et tous les reproches qu’elle mérite ; mais j’aime Creuzer si profondément que je ne puis plus même en avoir de regret. Toute ma vie désormais sera un effort pour me valoir et pour me conserver son amour. »

Et quelques jours après, comme Daub refusait de répondre : « Le désir et le doute, l’amour et la crainte, — lui écrit de nouveau la jeune fille, — me dominent tour à tour, de telle sorte que moi-même je ne sais plus ce que je puis et dois faire. Mon ami est dans un état analogue : je ne puis me lier à son jugement, non plus qu’au mien. Vous seul, mon bien cher Daub, pouvez nous dire ce qu’il nous convient de décider. Je vous en supplie, ne nous refusez pas votre conseil ! »

Ce serait peut-être une exagération de dire qu’en manière de conseil Daub ait engagé Caroline à se donner la mort. Mais voici la lettre qu’il écrivait, en juillet 1806, à Mme Suzanne von Heyden, l’amie de la jeune fille. Après lui avoir annoncé que Creuzer avait été très malade, et que sa femme l’avait soigné avec beaucoup de sollicitude : « C’est maintenant la volonté formelle et définitive de notre ami, poursuivait-il, que soient rompus à jamais tous les bens qui le rattachaient à Mme Caroline. Cette volonté est exprimée par Creuzer avec tant de calme, de réflexion, et de résolution, que je puis dire que les liens en question sont dès maintenant détruits. Lui-même vous prie très instamment, Madame, de vouloir bien faire part aussitôt de cette nouvelle à Mme Caroline : et je suis d’autant plus heureux de vous voir servir d’intermédiaire dans cette circonstance, que depuis de longues années j’estime et apprécie extrêmement votre jeune amie, et que pour rien au monde je ne voudrais l’affliger. »

Mme de Heyden répond, le jour suivant, que son amie est à Winkel, sur les bords du Rhin, et qu’elle ne saurait donc lui transmettre de vive voix, en ce moment, un message dont elle n’ose point, d’autre part, l’informer par lettre. « Vous sentez bien comme moi, dit-elle à Daub, qu’il s’agit ici de la vie même de la pauvre fille, et qu’il est de notre devoir à tous que la vérité lui soit transmise par des mains capables, en même temps, de lui en adoucir la rigueur. »

Et elle demande quelques jours de délai, fût-ce seulement jusqu’au retour de Caroline à Francfort. Mais l’impitoyable professeur de théologie n’entre pas dans tant de raisons ; et Mme de Heyden lui écrit, le 24 juillet : « Sur vos instances réitérées, monsieur le professeur, je viens d’annoncer à Caroline la décision de Creuzer, et je lui ai en même temps envoyé vos deux lettres. Il m’en coûte infiniment de ne pouvoir lui transmettre d’une façon moins pénible une aussi affreuse nouvelle ; mais puisque, comme vous le savez, il m’est impossible de quitter Francfort ces jours-ci, et que d’autre part Creuzer, à ce que vous me dites, exige qu’elle soit immédiatement informée, force est donc qu’elle vide le calice dans toute son amertume. »

Combien le calice fut amer à la pauvre fille, c’est ce que n’ont pas oublié les lecteurs de la Revue. « La personne chargée de la prévenir (on vient de voir que c’était Mme de Heyden), n’osant s’adresser directement à elle, écrivit à son amie Charlotte, en ayant soin de contrefaire son écriture. Ce fut Caroline qui reçut la lettre des mains du facteur. Cette écriture déguisée lui parut suspecte. Elle flaira quelque mystère, elle ouvrit le pli. Après s’être enfermée quelques instans dans sa chambre, elle sortit, en disant le sourire aux lèvres qu’elle allait se promener au bord du Rhin ; elle ne reparut pas. On la chercha toute la nuit, on la retrouva au matin sur la berge. Cet ange s’était percé le cœur d’un coup de poignard. »


Qu’avait-elle donc fait à Daub, à Creuzer lui-même, pour en être aussi impitoyablement traitée ? À Daub elle s’était ingénument ouverte de tous ses secrets, s’obstinant, malgré la froideur du théologien, à lui demander conseil et à le traiter en ami. Vainement Creuzer l’avait prévenue, dans ses lettres, de l’hostilité que Mme Daub, en particulier, témoignait contre elle. Elle espérait toujours, à force de franchise, reconquérir sa faveur et celle de son mari : et toujours à leur grossièreté elle répondait par de plus pressantes tendresses.

Quant à Creuzer, qui exigeait, on l’a vu, qu’elle fût immédiatement avertie de son intention de rompre avec elle, Caroline ne lui avait rien fait d’autre que de l’aimer avec une ardeur, une soumission, une fidélité infinies. Laid et ridicule comme il était, avec ses jambes trop courtes et sa figure toujours grimaçante, elle l’adorait vraiment à l’égal d’un Dieu. « Il a une âme sainte, la plus sainte qui soit, écrivait-elle à Daub pour se justifier de son amour : je ne puis souhaiter d’être plus parfaite qu’il ne l’est ; et de faire ce qui lui agrée, c’est pour moi désormais toute la vertu, tout le devoir, tout le droit. Cela seul me met la conscience en repos. Que si vous êtes décidément fâché contre moi, mon cher et excellent Daub, ne le faites pas payer, du moins, à notre ami ! Restez toujours bon pour lui ; personne n’est plus digne d’amitié ni d’amour. »

Ces lignes ne sont point, d’ailleurs, le seul témoignage qui nous reste de sa folle passion pour Creuzer. Celui-ci s’était chargé, quelque temps avant la rupture, de faire imprimer et publier un recueil de poèmes, en vers et en prose, que Caroline avait écrits sous son inspiration. Le recueil allait paraître, lorsque survint la catastrophe ; mais aussitôt Creuzer, sans en demander l’autorisation à personne, s’empressa de détruire épreuves et manuscrit : de telle sorte que longtemps on crut l’œuvre posthume de la jeune chanoinesse définitivement perdue. Elle ne l’était point cependant : une épreuve avait survécu, pieusement conservée dans une famille de Francfort, qui vient enfin de consentir à la laisser reproduire. Ce n’est d’un bout à l’autre qu’un chant de passion, ou plutôt un hymne respectueux et tondre, l’hommage d’un jeune cœur sur l’autel d’un dieu. En vers et en prose, sous des noms tour à tour grecs, indiens ou Scandinaves, Creuzer y est célébré comme un être surnaturel. « Lui seul, dit le sonnet préliminaire, lui seul reconnaît le sens dernier des choses. Pour lui elles sont des symboles et rien d’autre, des signes extérieurs ; et lors même qu’elles se taisent, à lui elles parlent encore. » Et dans un autre sonnet Caroline s’excuse d’avoir osé entr’ouvrir « le sanctuaire profond » du cœur de Creuzer.

Si du moins elle l’avait entr’ouvert de vive force, le « sanctuaire » de ce cœur ! Si elle s’était spontanément imposée à l’amitié du philosophe ! C’est ce qu’elle-même, la pauvre fille, était assez disposée à croire. Dans un fragment de son recueil posthume, elle rappelle le jour bienheureux où son ami lui est apparu pour la première fois. « Je m’étais d’avance proposé, avoue-t-elle, de faire tout mon possible pour te plaire ; et dès lors je ne pouvais me résigner à te voir indifférent pour moi. » Mais sans doute Caroline se trompe, dans la fièvre de son amour ; et tous ceux-là, en tout cas, se sont trompés sur elle qui lui ont reproché d’avoir fait les premières avances. La vérité nous apparaît aujourd’hui, à ce sujet, manifeste et irréfutable : et c’est Creuzer lui-même qui nous l’apporte, dans ces lettres que son amour-propre de littérateur l’a empêché de détruire. Nous y voyons clairement, au contraire, que c’est lui qui a, le premier, poursuivi la jeune fille des déclarations les plus passionnées, que plus d’un an il l’a suppliée sur tous les tons de lui livrer son cœur, ou plutôt de se livrer toute à lui, car son cœur n’était qu’une partie de ce qu’il voulait avoir d’elle. Tous ces projets qu’on prête à Caroline, et auxquels on loue son ami de s’être refusé, le divorce, la fuite, le déguisement de la jeune fille sous un costume masculin, c’est Creuzer d’abord qui en a eu l’idée : et l’on n’imagine pas avec quelle insistance il en a réclamé la réalisation. Puis, peu à peu, la fatigue lui est venue : et sur le conseil de quelques théologiens ses collègues, il l’a fait savoir un beau jour à la jeune fille. Mais avant de la tuer il n’y a point de folies qu’il n’ait faites pour elle : sans compter cette suprême folie de conserver ses lettres, témoignage définitif de sa médiocrité intellectuelle et morale.

Il ne nous en a pas, à dire vrai, transmis la série tout à fait complète. Deux ou trois de ses lettres manquent, celles précisément qui datent de la période la plus orageuse de ses relations avec Caroline. Étaient-elles trop tendres ou déjà trop dures ? Ou simplement les a-t-il jugées d’une valeur poétique inférieure aux autres ? Elles n’auraient pu, du moins, nous rien apprendre sur lui que celles qu’il nous a conservées ne nous apprennent déjà. Nous connaissons désormais tout son rôle, dans cette tragi-comédie de ses amours avec Caroline de Gunderode : et il nous suffira de feuilleter la série de ses lettres pour que, du même coup, la tragi-comédie tout entière se déroule devant nos yeux. Frédéric Creuzer avait trente-trois ans lorsque, en 1804, il fut nommé professeur de philologie à l’Université d’Heidelberg. Il avait épousé, cinq ans auparavant, la veuve d’un de ses collègues de Marbourg, mère de deux enfans, et plus âgée que lui d’une quinzaine d’années. Ses premières lettres à son cousin Léopold Creuzer, après son installation à Heidelberg, sont remplies de menus détails sur ses nouveaux collègues et ses nouveaux élèves, sur l’emploi de son temps, voire même sur le prix des denrées et leur qualité. Le 17 août 1804, il annonce à son cousin que, la veille, Clément Brentano lui a présenté, dans une allée du Parc, une demoiselle de Gunderode, qui a publié des vers sous le pseudonyme de Tian. « Mais elle m’est devenue chère tout de suite, et c’est après seulement que j’ai lu ses vers. Une chère, chère jeune fille, dont je te souhaiterais de faire la connaissance. »

Le 1er septembre, il a déjà « sur le cœur des choses qu’il ne peut confier à une lettre ». Il prie son cousin de venir le voir, mais de venir seul, car toute autre société lui serait insupportable. Et un mois ne s’est point passé que le voici en correspondance régulière avec Caroline. « Comme j’ai compté les jours, lui écrit-il le 4 octobre, jusqu’à l’arrivée de votre lettre ! J’enviais tous ceux que je voyais en possession de lettres de vous. L’autre jour, ayant rencontré la femme de Brentano seule à Schwetzingen, je n’ai pu m’empêcher de lui confier la peine de mon âme ! Vous allez encore me dire que je ne vous aime pas avec assez de calme, que je vous demande plus que vous ne sauriez m’accorder ! etc. Mais puis-je vous cacher ce que j’éprouve si profondément ?… Toute la journée je médite votre lettre. La nuit, après avoir lu une page de votre recueil, je m’endors avec votre image dans le cœur. Ainsi, vous le voyez, vous sanctifiez ma vie ! »

Quelques jours après, il eut à Francfort un long entretien avec sa bien-aimée, au sortir duquel il écrivait, en latin, à son cousin Léonard : « Sache que je nage en plein ciel. Mais c’est la tragédie qui commence, telle que tu l’as prédite. Le sort en est jeté : point de milieu, le ciel ou la mort. Et déjà je porte sur mon cœur un symbole sensible, un médaillon d’or qu’elle m’a donné. »

La tragédie allait commencer, en effet, dès le lendemain de ce jour de délices. « Écoutez, écrit-il le 16 octobre à Caroline, apprenez comment le ciel a favorisé mes vœux. Je suis rentré ici hier soir dans un étal d’agitation extraordinaire. Ma femme s’approche de moi, me demande avec sympathie comment je vais. Un torrent de larmes jaillit de mon cœur. Je prends courage, et, plus vrai envers elle que je ne l’ai jamais été, je lui déclare d’un ton ferme, mais doux, que je ne puis plus la considérer comme ma femme, que jamais d’ailleurs je ne l’ai tenue pour telle, mais que je lui garderai toute ma vie une reconnaissance profonde. Ceci l’élève au-dessus d’elle-même. Avec une énergie que je ne lui aurais point soupçonnée, elle consent à mon amour, me fait votre éloge, m’assure que dès à présent elle ne sera plus pour moi qu’une amie… Tu le vois, je suis libre ; c’est maintenant à toi de vouloir. Jusqu’à présent tu n’as pas su vouloir : c’est là ton malheur… Mon collègue Schwartz croit que notre vie de ménage pourrait continuer comme par le passé, que tu pourrais venir demeurer avec moi, devenir ma vraie femme, et Sophie, cependant, en conserver le titre. Mais je n’aime pas les demi-mesures. Donc, choisis toi-même ! »

Celle qui « ne savait pas vouloir » paraît avoir trouvé, à ce moment, que son ami allait un peu vite, et détestait trop les demi-mesures. De ce que Creuzer nous a transmis de ses réponses on devine bien qu’alors, et même longtemps après, elle n’avait pour lui qu’une sympathie tout intellectuelle. C’est par la pitié qu’elle fut conquise à l’amour. Elle eut compassion de tant de souffrances que Creuzer lui faisait voir dans ses lettres, avec une obstination, une violence, une emphase incroyables. Et peut-être les constantes flatteries du symboliste ne furent-elles point sans l’émouvoir aussi. Creuzer n’y mettait point de réserve, joignant même parfois à ses dithyrambes des dénonciations dans le genre de celle-ci : « Combien je suis accoutumé déjà à reconnaître ta domination, — écrit-il à Caroline dans une de ses premières lettres, — c’est ce que m’a prouvé la joie que j’ai eue de l’éloge que Gœthe vient de faire de tes vers. Je n’ai pas trouvé de cesse que je ne l’eusse transmis à Savigny et à Clément Brentano, qui l’ont accueilli, d’ailleurs, chacun à sa façon. Savigny m’a dit affectueusement « qu’un tel éloge allait te rendre bien heureuse » ; et Clément « que « sans doute ce n’était là qu’une ironie de la part de Gœthe ». Sa femme, de son côté, a déclaré que Gœthe avait déjà employé la même plaisanterie pour une autre poète. Ceci nous a conduits à une discussion sur ta poésie. Sophie Brentano a dit que tu étais incapable de toute idée originale. Puis on a parlé de ton caractère, et Clément nous a expliqué pourquoi il lui serait toujours impossible de t’aimer. » Ajoutons seulement, pour donner toute sa saveur à ce passage d’une lettre d’amour, que Caroline, à ce moment, passait pour aimer Clément Brentano.

Mais il est temps de revenir à la note pathétique. « Combien votre lettre m’a blessé ! écrit Creuzer quelques jours après. Vous m’accusez d’avoir mal compris vos sentimens, d’avoir voulu vous rendre heureuse à ma façon ! Destin, tu me frappes trop fort !… Vous écrivez à Lisette que c’est par compassion seulement que vous voulez partager ma peine ! À moi-même, d’ailleurs, n’avez-vous pas déclaré l’autre soir que vous pouviez m’accorder votre estime, votre confiance, mais non votre amour ! Par pitié du moins, ne m’abandonnez pas ! Continuez à m’écrire ! » Sans cesse il la supplie de consentir à un nouveau rendez-vous, où il pourra enfin réaliser son « espoir de la posséder ». Sans cesse la jeune fille s’y refuse. Elle ne veut plus lui écrire que de façon que Mme Creuzer puisse lire ses lettres. « Quelle horreur, s’écrie son ami, de penser que vous n’avez plus rien à me dire que d’autres ne puissent entendre ! » Et comme elle lui reprochait de l’avoir encore tutoyée, il la tutoie de nouveau, avec de grands sermens et des sanglots entre toutes les lignes.

À force peut-être de l’entendre constamment parler de sa mort, Caroline se laisse entraîner elle-même à des pensées de suicide : mais elle y apporte tant de sérieux et un air si résolu, que Creuzer, épouvanté, interrompt brusquement ses dissertations sur la « béatitude du retour au grand Tout ». Il l’engage à jouir de la nature, et du printemps, et de la vie. Il la supplie de vivre, « pour sa Suzanne et pour lui ».

Le 2 mai 1805, il écrit à son cousin qu’il vient d’arriver à Francfort, mais que cette fois sa femme elle-même lui a fait son sac de voyage, et l’a autorisé à se rendre près de Caroline. Celle-ci, cependant, lui a à peine accordé une minute d’entretien. Et de nouveau le philosophe se désespère de l’impossibilité de l’avoir toute à lui. Sa femme met à la séparation des conditions impossibles : il supplie son cousin d’intervenir auprès d’elle. « Tu le vois, lui dit-il, il y a ici deux personnes sacrifiées parce qu’une troisième personne ne consent pas à se sacrifier. Si tu voulais écrire à ma femme, mais une lettre bien vraie, bien chaude, et bien expressive, où tu lui représenterais ses quarante-sept ans vis-à-vis de mes trente-quatre ans ! »

Mme Creuzer, du reste, s’était, dès le premier jour, parfaitement résignée, du moins en apparence, à l’amour de son mari pour la jeune chanoinesse. Elle écrivait à celle-ci des billets pleins de cordialité, où elle exprimait le vœu « de voir le bonheur des deux amans réalisé le plus vite possible ». Mais pour quitter la place elle réclamait une pension, qui lui permît de vivre à l’aise avec ses enfans. Son mariage avec Creuzer, en effet, lui avait fait perdre sa rente de veuve de professeur ; et elle faisait valoir de plus — détail assez comique — l’impossibilité pour elle, si elle consentait au divorce, de toucher un jour une rente de veuve, en cas de mort de Creuzer. En un mot, elle voulait de l’argent, et son mari, d’ailleurs très pauvre, se refusait à lui en donner. De là ces tergiversations, ces projets et ces contre-projets, qui remplissent, durant toute l’année 1805, la correspondance de Creuzer avec Caroline. De jour en jour, celle-ci s’éprend davantage de lui ; et lui, sans précisément se fatiguer d’elle, on sent que de jour en jour il trouve plus agréable d’être ainsi adoré de loin, sans qu’il lui en coûte aucun sacrifice d’argent ni d’honneurs. Après avoir proposé lui-même la fuite en Russie (on lui offrait une chaire à l’Université de Moscou), il hésite, demande des délais, se plaint des incertitudes de la politique, et disserte sur les religions de l’antiquité.

Il semble l’aimer encore, toutefois, et continue de lui parler sur le ton le plus passionné. Mais voici qu’un beau jour ce ton même s’altère. Il déclare à Caroline qu’il ne tolérera pas davantage ses relations avec « l’impérieuse et vaniteuse coquette qu’est Bettina Brentano ». — « À toi de choisir, lui dit-il : ou bien tu t’éloigneras de cette maison des Brentano, ou bien, si tu n’as pas ce courage, tu feras en sorte que j’ignore tes relations avec ces gens-là ! »

C’est qu’il s’était passé, quelque temps auparavant, entre Creuzer et l’amie de Caroline, une scène assez imprévue, dont Bettina nous a laissé elle-même le récit, dans sa Correspondance avec Goethe. « Creuzer, dit-elle, était venu à Marbourg chez mon beau-frère Savigny. Laid comme il était, je ne pouvais me figurer qu’il eût de quoi intéresser une femme. Et ma surprise fut grande, et mon indignation, lorsque je l’entendis parler de la Gunderode en termes familiers, à la façon d’un homme qui aurait des droits sur son cœur. Il prit en ma présence une de mes nièces sur ses genoux, et lui demanda comment elle s’appelait. « Sophie ! — Eh bien ! tout le temps que je resterai ici, tu devras changer de nom et t’appeler Caroline ! Caroline, donne-moi un baiser ! » Voilà ce qu’il me fallut entendre ! Là-dessus la colère me saisit, je lui arrachai l’enfant, et l’emportai dans le jardin. »

Cette petite scène, où pourtant Caroline n’avait point de part, eut une influence décisive sur la destinée de la jeune fille. En vain, dès qu’elle eut reçu la lettre de Creuzer, s’empressa-t-elle de rompre avec Bettina. Le professeur avait désormais transporté sur elle un peu de sa rancune contre son amie. À tout propos désormais, dans ses lettres, il l’humilie, l’insulte, se fâchant par exemple de ce qu’elle ne partage pas son enthousiasme pour Empédocle, ou lui disant qu’il écrit un article sur les Tournois, mais qu’elle fera mieux de ne pas le lire, « car il y parle d’un temps où les nobles avaient du courage ».

Il finit même par oublier de la tutoyer. Et comme son amie s’en plaint : « Ma foi, s’écrie-t-il, je ne l’ai pas fait exprès ! Et je ne sais plus moi-même à quel propos cela m’est arrivé. »

« Tes lettres, lui dit-il le 26 juin 1806, me prouvent ce que depuis longtemps je pensais : que tu es incapable de me comprendre, de pénétrer dans mon âme. » Et de ce que Caroline lui disait dans ces lettres, nous pouvons nous faire l’idée par les quelques lignes suivantes que Creuzer lui reproche d’avoir écrites : « Je t’aime jusqu’à la mort, mon doux, mon cher ami, toi qui es toute ma vie. Je veux vivre avec toi ou mourir. Mais la mort est meilleure que de vivre ainsi. »

La malheureuse ! Creuzer, en réponse, lui apprenait le latin : il lui composait de petites versions, qu’il lui conseillait de traduire. À toutes les demandes de rendez-vous, il se dérobait, prétextant des articles à écrire, des leçons à préparer, des « célébrités à promener dans Heidelberg. » Dans une lettre du 23 juin, il lui exposait la nécessité où il était « de mettre une réserve à ses sentimens pour elle » ; encore la lui exposait-il en des termes si durs et si grossiers, qu’on aurait de la honte à les reproduire. Et tout cela en continuant à se prétendre l’ami de celle qui, désormais, ne vivait plus que pour lui, de celle à propos de qui, six mois auparavant, il écrivait à son cousin Léonard : « Ecoute la seule chose qui soit sûre : c’est que la vie s’en ira de mon corps avant que mon amour pour Caroline s’efface de mon cœur ; et cela quand l’univers entier se mettrait à l’encontre ! »

La jeune fille, cependant, ne lui demandait plus de grands sacrifices. « Cherche, lui écrivait-elle, à te regagner plus encore la confiance de ta femme ! Dis-lui que nous avons décidément renoncé l’un à l’autre ! Si tu me le permets, je lui dirai la même chose, de mon côté, afin que tu retrouves la paix dans ta maison, et que Sophie ne puisse plus troubler notre union, puisque aussi bien celle-ci n’offre plus pour elle le moindre danger. »

Mais ce n’était point de cette manière que Creuzer entendait « retrouver la paix ». Ayant appris qu’un jeune poète, Léo de Seckendorff, venait d’arriver à Francfort, et que Caroline l’y avait rencontré, il imagina simplement d’engager la jeune fille à se marier avec lui ! Voici, exactement traduite, la lettre extraordinaire qu’il lui écrivit, quelques jours après avoir reçu d’elle les lignes si touchantes qu’on a lues plus haut :

« J’ai fait ici la connaissance de Seckendorff, et j’ai passé quelques heures avec lui chez les Brentano. De ses livres je n’ai encore rien lu : mais à en juger par sa conversation, c’est, me paraît-il, un homme de talent et qui sait beaucoup. Je le trouve, de plus, un fort bel homme ; ses traits, en vérité, me plaisent moins, mais il a dans ses formes, dans ses mouvemens, dans sa façon de se vêtir, quelque chose d’élégant et de distingué. Tandis que moi, comme tu le sais, je suis pauvre et mal doué de la nature à tous les points de vue : et pour comble de malheur je ne suis pas libre, me trouvant enchaîné par un mariage dont, au dire de mes amis, je n’ai point le droit de me délivrer. Dans ces conditions, il me faut bien m’habituer peu à peu à admettre que mon amie s’engage dans de nouveaux lions. »

Ainsi Creuzer s’ingéniait aux combinaisons les plus diverses, dans son désir de secouer un joug qu’il s’était lui-même imposé. Et comme la jeune fille s’obstinait à ne point comprendre, il résolut enfin, vers le milieu de juillet, de lui signifier son désir en des termes précis. C’est alors qu’il pria le théologien Daub d’écrire à Mme de Heyden la lettre qui devait amener des suites si tragiques.

Ces suites, du moins, eurent sur la destinée de Creuzer un contrecoup excellent. Définitivement délivré d’une liaison trop absorbante, le philosophe put continuer à loisir la préparation de son gros ouvrage, qui devait être pour lui, comme l’on sait, une source infinie d’honneurs et de richesses. Il eut en outre, peu de temps après, la satisfaction de pouvoir épouser une riche héritière, et cela de la façon la plus convenable, sa première femme étant morte avant d’avoir pu obtenir cette rente de veuve, qui lui tenait si à cœur. Dans les Souvenirs qu’il a publiés sur son séjour à l’Université d’Heidelberg, Caroline de Gunderode n’est pas même nommée.

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Je ne puis m’empêcher de signaler encore, avant de quitter les revues allemandes, l’article consacré par M. Hausrath, dans la Deutsche Rundschau, à l’attitude de Luther devant la Diète de Worms. On sait en effet qu’interrogé dans cette assemblée sur la question de savoir « s’il rétractait les doctrines contenues dans ses écrits », le réformateur demanda quelques jours de délai, pour réfléchir à ce qu’il devait répondre : admirable occasion pour les historiens catholiques de l’accuser de pusillanimité. Et il n’y a pas jusqu’aux écrivains protestans qui n’aient vu là une défaillance, un moment de faiblesse, qu’ils ont cherché d’ailleurs à excuser de leur mieux. « Luther, après tout, n’était qu’un homme, écrit Baumgarten dans son Histoire de Charles V ; l’extrême gravité de la situation l’aura d’abord effrayé. » D’après l’historien de la Réforme allemande, Bezold, « cette âme à l’ordinaire si vaillante s’est trouvée un moment paralysée par la peur ». Et Janssen a eu beau jeu à rappeler, avec son ironie habituelle, comment plus tard Luther s’est vanté de « l’héroïque folie » que Dieu lui avait inspirée ce jour-là.

Car non seulement le fougueux moine augustin a demandé un délai, au lieu de défendre résolument ses doctrines, mais il a encore fait cette demande d’une voix à peine distincte, avec toutes les marques de l’hésitation et de l’abattement. C’est du moins ce qu’ont répété, l’un après l’autre, tous ses biographes, sur la foi de l’un des témoins de la scène, Philippe Furstemberg, délégué à la Diète par la ville de Francfort. Mais M. Hausrath se fait fort de prouver que le témoignage de ce Furstemberg n’a absolument aucune valeur. Les contradictions en effet y abondent, et les inexactitudes matérielles : et Furstemberg finit même par avouer expressément qu’il était assis trop loin de Luther pour entendre un seul mot de tout ce qu’il a dit.

M. Hausrath ne conteste pas, cependant, que Luther, au lieu de répondre ait demandé un délai. La chose est trop certaine, trop d’autres témoins sont d’accord avec Furstemberg pour nous l’affirmer. Mais il s’efforce de démontrer que, loin d’avoir paru abattu et découragé ; le moine, devant la Diète, s’est comporté avec sa fougue et sa vaillance ordinaires. Le nonce Aleander, qui était assis à deux pas de lui, entre l’Empereur et le Prince Électeur, et qui pouvait ainsi l’observer à loisir, ne lui a-t-il pas reproché « sa mine souriante » et la « scandaleuse forfanterie » de son attitude ?

Reste à savoir pourquoi, si ce n’est point parce qu’il avait peur, Luther a demandé ce fameux délai. C’est, suivant M. Hausrath, pour rester plus longtemps à Worms, pour faire durer le débat, et pour pouvoir, à la séance suivante, exposer sa doctrine avec plus de détail. Ce qu’on a mis sur le compte de sa faiblesse était au contraire le fait de sa ruse, soutenue et stimulée encore, sans doute, parcelle de son princier ami, Frédéric le Sage. Celui-ci était par excellence l’homme des délais et des réponses évasives. « Le temps de réfléchir », jamais il ne manquait à le demander, avant de prendre un parti : et ce n’est pas sans raison que son confident Spalatin l’appelait : « Fridericus Cunctator. »

Admettons donc, avec M. Hausrath, que Luther, en agissant comme il l’a fait, s’est proposé simplement de jouer un bon tour au nonce et aux légats. Mais il ne nous paraît point prouvé que cette ingénieuse explication serve beaucoup sa mémoire : et peut-être ceux-là même qui lui eussent le plus volontiers pardonné un moment de défaillance lui sauront-ils mauvais gré de s’être montré si malin dans des circonstances si graves. Il y a là, en tout cas, un petit problème de morale qui mériterait, croyons-nous, d’être discuté.

T. de Wyzewa.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1895.
  2. Ces lettres de Creuzer, dont une partie a paru déjà dans la Conversations-blatt, viennent d’être publiées avec d’intéressans commentaires par M. Erwin Ronde. Les manuscrits autographes appartiennent, depuis 1894, à la bibliothèque de l’Université d’Heidelberg.