La Correspondance de M. Thiers pendant la guerre de 1870-1871/02

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La Correspondance de M. Thiers pendant la guerre de 1870-1871
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 51-78).
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LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS[1]
PENDANT LA GUERRE DE 1870-1871
LETTRES INÉDITES DE THIERS, MIGNET, DUC DE BROGLIE, DUVERGIER DE HAURANNE, ETC.

Nous poursuivons le choix de documens que nous puisons dans la correspondance de M. Thiers : les lettres que nous donnons dans cette seconde partie vont jusqu’au moment où l’Assemblée nationale, réunie à Bordeaux, ayant accepté les préliminaires de la paix, décide de se transporter à Versailles, — début de mars 1871.

Après la capitulation de Bazaine à Metz et pendant que le gouvernement de la Défense nationale fait des efforts, hélas ! infructueux, pour venir au secours de Paris assiégé, la capitale tente, également en vain, de se dégager, par des sorties, de l’étreinte des Allemands. MM. Duvergier de Hauranne et Mignet écrivent à M. Thiers pour lui faire part des sentimens des populations au milieu desquelles ils se trouvent : l’un, à l’arrière, signale le trouble des esprits, le doute, le manque d’union ; l’autre, à Paris, avec les combattans, dit son admiration pour la constance, la fermeté d’âme des Parisiens devant le bombardement, commencé le 5 janvier 1871, et qu’il décrit.


M. Duvergier de Hauranne à M. Thiers.

Herry (Cher), 1er janvier 1871.

Mon cher ami,

Depuis votre voyage à Versailles, je me suis abstenu de vous écrire, d’abord parce que je craignais que ma lettre ne tombât dans d’autres mains que les vôtres, ensuite parce que mon esprit était dans une telle confusion que je n’aurais su que vous dire. D’un côté, je désirais une Assemblée ; de l’autre, j’en voyais les inconvéniens et surtout les difficultés, l’armistice étant rejeté. Mais aujourd’hui, les événemens prennent une telle tournure, et le gouvernement parait s’engager sur une pente si fâcheuse, que mes irrésolutions sont fixées. Nous ne devons pas nous le dissimuler, malgré la résistance héroïque de Paris et quelques succès partiels, la guerre à outrance est odieuse à la France et de toutes parts on aspire à la paix. Le passage tout récent de l’armée de Bourbaki m’en a donné la preuve. On peut dire dans les journaux et dans les réunions publiques que cette armée est pleine d’enthousiasme et d’élan ; cela n’est plus vrai. Il en était tout autrement, il y a un mois, lors du mouvement combiné de Paris et de l’armée de la Loire. Alors, en effet, il y avait beaucoup d’entrain et d’espoir. Depuis que la grande sortie de Paris a avorté et que l’armée de la Loire a battu en retraite, le découragement est partout, et, à moins d’un grand succès qui relève les âmes, l’élan ne renaîtra pas. Il est d’ailleurs évident qu’en envoyant l’armée de Bourbaki dans la Bourgogne et peut-être plus loin, on ne lui fait pas prendre le chemin de Paris. Compte-t-on, pour venir en aide à Trochu, sur Ghanzy et Faidherbe ? C’est possible, et je n’en sais rien. Mais il me paraît bien difficile que Chanzy et Faidherbe, éprouvés comme ils l’ont été, puissent percer les lignes prussiennes et arriver à temps.

Dans cette situation, il n’appartient, ce me semble, qu’à une Assemblée librement élue de dégager le gouvernement des engagemens un peu imprudens qu’il a pris, et de faire les sacrifices nécessaires. Ce n’est certes pas par formalisme parlementaire que je désire une Assemblée. Si le gouvernement, tel qu’il est constitué, voulait et pouvait faire la paix, j’aimerais autant qu’il en prit la responsabilité. Mais il est dominé, d’une part, par les paroles qu’il a prononcées, de l’autre, par les extravagances du Siècle et consorts, et jamais il n’osera revenir sur son programme. Donc il faut venir à son aide. C’est là, je le sais, votre avis depuis longtemps ; c’est celui de Rémusat, celui de Sénard, celui de tous les hommes qui voient les choses de sang-froid et qui ont quelque prévoyance. Après y avoir bien pensé dans ma triste solitude, je m’y range entièrement…

Croyez à ma vieille et sincère amitié.

DUVERGIER.


M. Mignet au même.


Paris, mardi 10 janvier 1871.

Mon cher ami,

J’ai été bien heureux d’apprendre hier soir que vous étiez tous bien de santé, et à Bordeaux. Cette bonne nouvelle m’est arrivée par la dépêche du 27 décembre qu’a apportée le dernier pigeon parti de Tours avec des nouvelles rassurantes sur les armées de province. La confiance de Paris s’en est accrue. La victoire de Faidherbe à Bapaume, l’habileté de Chanzy et le bon état de son armée, la jonction vers l’Est de Bourbaki et de ses trois corps avec les troupes des généraux Bressoles, Cremer, etc., donnent des espérances que confirme le bombardement, jusqu’ici différé et maintenant précipité de Paris par les Prussiens qui, selon toute apparence, sentent que leur position peut être compromise. Le bombardement est de la dernière violence. Ne comptant plus avoir Paris par la faim, les Prussiens croient s’en rendre maîtres par la terreur. Ils se trompent. Il n’y a aucun effroi et aucun trouble dans Paris, et un surcroît d’indignation. Ils ont bombardé sans prévenir, après avoir tiré pendant cinq jours, du 30 décembre au 4 janvier, sur les forts de Nogent, de Noisy, de Rosny, sans y faire beaucoup de mal, quoiqu’ils aient, du Raincy à Noisy-le-Grand, des batteries formidables armées de canons Krupp. Ils ont commencé à tirer de Châtillon et de Clamart avec des batteries semblables depuis le 5 janvier, jour et nuit, sur les forts du Sud et sur la ville de la rive gauche. Ils ont tiré avec continuité et avec rage, la nuit surtout, pour produire plus d’effet et plus d’épouvante, moins encore sur les forts d’Issy, de Vanves, de Montrouge et sur les remparts que sur la ville. Leurs obus, d’une dimension effroyable, sont tombés partout. Ils ont atteint les hôpitaux comme les maisons, les monumens publics comme tes boutiques des rues. Ils en ont dirigé contre les ambulances du Luxembourg, l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, l’hôpital civil de la Pitié, celui des Enfans, le Panthéon, l’église Saint-Etienne du Mont, le Jardin des Plantes. Des blessés, des malades, des enfans ont été tués. Leurs projectiles sont arrivés jusqu’à la rue des Saints-Pères, la rue Saint-André des Arts, près de la rue Dauphine, le boulevard Saint-Michel, la rue Mouffetard. Ils ont animé la population et ne l’ont point consternée. Beaucoup de personnes cependant quittent les quartiers les plus menacés et se retirent dans les quartiers de la rive droite de la Seine qui sont à l’abri de toute atteinte. Le vôtre ne peut en aucun cas être exposé. Je suis souvent place Saint-Georges pour voir si tout y est en règle…

On a trouvé des vivres en un peu plus grande quantité qu’on ne croyait en avoir. Il n’en faudrait pas moins que les armées de secours vinssent promptement de province pour aider à délivrer Paris. Les troupes qui sont ici soit de la ligne, soit de la mobile, soit de la garde nationale mobilisée, sont animées des plus valeureuses dispositions et coopéreraient puissamment à cette délivrance.

Adieu, cher ami, je t’embrasse de tout mon cœur. Au revoir, bientôt, j’espère.

MIGNET.


L’Assemblée nationale est élue le 8 février. Les partisans de la paix ont pris pour vedette le nom de M. Thiers, qui a été nommé dans vingt-six départemens. Dès la première séance de l’Assemblée, le 12 février, le gouvernement de la Défense nationale remet sa démission collective.

Le 17 février, l’Assemblée nomme M. Thiers chef du [pouvoir exécutif ; et le 19 M. Thiers annonce la constitution de son ministère composé de MM. Jules Favre aux Affaires étrangères, E. Picard à l’Intérieur, général Le Flô à la Guerre, Dufaure à la Justice ; un peu plus tard, M. Pouyer-Quertier. sera désigné pour les Finances. A peine élu, M. Thiers se rend à Versailles afin de négocier avec M. de Bismarck les préliminaires de la paix. Ces préliminaires signés le 20 février, M. Thiers rentre à Bordeaux pour les faire accepter de l’Assemblée nationale, laissant Jules Favre à Paris. Jules Favre rend compte à M. Thiers de l’état inquiétant de la capitale en raison de la fermentation des esprits causée par la signature des préliminaires.


M. Jules Favre au même.

Paris, le 28 février 1871.

Mon bien cher Président,

Vous m’avez fait hier, sans le vouloir, certainement, un gros chagrin. Je ne voulais pas vous laisser partir sans vous serrer la main. Craignant de vous gêner au milieu des amis qui vous entouraient, je vous avais prié, et vous m’aviez promis de me faire prévenir. Je comprends que les préoccupations du départ vous l’aient fait oublier ; j’en ai été peiné, mon affection pour vous est trop sincère pour se passer de ces menus détails toujours précieux au cœur, surtout aux heures où les consolations sont si rares.

Je pense que votre voyage se sera effectué heureusement et qu’en arrivant ce matin, vous aurez trouvé le terrain bien préparé. J’insiste sur la nécessité de finir vite. Je vous en ai télégraphié. C’est dans une lettre adressée à M. de Rothschild que le juif Schroeder [banquier allemand] a écrit que les Prussiens avaient un médiocre goût pour leur entrée dans Paris et qu’ils y renonceraient, si la ratification arrivait ce soir. Je n’ai pas cru devoir vous laisser ignorer ce détail, bien que, d’après vos plans, cette ouverture ne puisse aboutir. Il y aurait peut-être quelque inconvénient à ce qu’un traité de cette nature fût voté avec précipitation, et cependant, à quoi bon le discuter ? chacun a son opinion faite et depuis longtemps et profondément enracinée et les phrases n’y changeront rien ! Elles mettront à nu nos plaies, provoqueront peut-être des récriminations et des colères. Le silence serait la vraie dignité. Si vous avez l’autorité nécessaire à le faire comprendre, vous aurez ajouté un nouveau service à tous ceux que vous avez rendus au pays, et vous aurez délivré Paris d’une angoisse et d’un danger qui nous causent toujours une vive inquiétude.

En effet, comme je vous le disais dans mon télégramme, l’agitation continue et se traduit par des symptômes d’une certaine gravité. Hier, depuis la place de l’Hôtel-de-Ville jusqu’à Ménilmontant, ont eu lieu des promenades désordonnées de gardes nationaux en armes. Des soldats, des marins et surtout des gardes mobiles de la Seine se sont joints à ces manifestations qui ont duré une partie de la nuit ; des canons ont été traînés triomphalement, des magasins d’armes pillés, ce qu’il y a de plus fâcheux, des cartouches enlevées. On aurait remonté de grosses pièces sur le rempart, ce qui est la violation de l’armistice. J’ai insisté auprès de M. le général Vinoy pour que ces faits fussent réprimés, ainsi que l’invasion de la gare du Nord par cinq bataillons qui arrêtent les trains. Mais le général n’a dans la main que sa troupe régulière qu’il ne veut pas éparpiller. La Garde nationale est absolument désorganisée, et les bataillons qui se livrent à ces désordres n’obéissent plus qu’à un Comité qu’on peut appeler insurrectionnel. Vous voyez que la situation est loin d’être commode et qu’il y a un grand intérêt à la dénouer. Je crains qu’elle ne s’aggrave pendant l’occupation prussienne : les agitateurs trouveront plus d’excitation parmi leurs dupes et moins de facilité de répression de la part de l’autorité. Faites donc tout ce qu’il vous sera possible pour nous délivrer dans le plus bref délai, car, dans l’état des choses, je ne puis répondre de rien et chaque minuté peut amener un épisode menaçant… Je vous envoie, mon bien cher Président, l’expression de mes plus tendres respects…

JULES FAVRE.


Le duc de Broglie a été envoyé à Londres comme ambassadeur, notamment pour assister aux travaux de la Conférence européenne réunie à la demande de la Russie afin de réviser l’article du traité de 1856 qui interdit au gouvernement du Tsar d’entretenir une flotte de guerre dans la Mer-Noire. La lettre suivante qu’écrit M. de Broglie à M. Thiers parle d’un curieux projet d’alliance financière entre la France et l’Angleterre proposé à Londres à propos du paiement des 5 milliards, et de l’idée qu’a eue Jules Favre, — idée plus juridique que politique, — de saisir la Conférence d’une protestation contre les conditions de paix imposées par la Prusse.


Le duc de Broglie, ambassadeur de France à Londres, au même.

Londres, 2 mars 1871.

Cher monsieur Thiers.

Je vous prie, en grâce, de jeter les yeux sur les dernières feuilles de la dépêche que j’écris aujourd’hui à M. Jules Favre et qui contient certaines expressions un peu énigmatiques.

Pour vous, et pour vous seul, voici ce que je veux dire, et sur quoi j’attends avec une certaine impatience vos instructions directes.

Comme je l’explique dans la dépêche, les exigences financières de la Prusse ont causé et causent encore ici un véritable scandale. Le public anglais est touché au vif. Il sent parfaitement que c’est lui qui, bon gré mal gré, paiera les cinq milliards ou du moins le plus gros morceau de cet énorme butin. L’appel de capital et de numéraire que nous serions obligés de faire sur tous les marchés du monde et sur celui-ci en particulier (qui est le principal), l’inquiète prodigieusement. La pensée que ce capital, dont les travaux interrompus de la paix attendaient si impatiemment le retour, va leur être soustrait pour aller s’enfouir dans le trésor d’une armée encore conquérante, l’irrite et l’indigne. L’incertitude sur les mesures que nous allons prendre pour faire face à cette charge monstrueuse tient tout en suspens. La Cité est comme une fourmilière où la Prusse a mis le pied.

Dans cette agitation, une pensée s’est produite dès le premier jour et m’a été suggérée par des personnes qui avaient des raisons pour ne pas parler à la légère. Cette pensée, c’est que non seulement les capitalistes anglais, mais le gouvernement lui-même pourrait peut-être se décider à nous venir en aide pour acquitter une partie de ce lourd tribut, en appuyant notre crédit sur le sien. La première fois que cette idée a été émise devant moi, elle m’a paru si étrange, si contraire aux habitudes du gouvernement anglais, que je l’ai rejetée presque sans examen, quoiqu’elle émanât assez directement du voisinage d’un membre du Cabinet. Mais depuis lors, elle m’est revenue par tant de portes différentes, que j’ai dû ouvrir l’oreille. J’ai dû sommer clairement un des intermédiaires qui venait m’entretenir, de s’expliquer sur ce qu’il entendait par cette alliance du crédit des deux gouvernemens. La personne en question, qui occupe un emploi élevé dans l’administration, m’a alors dévoilé un plan à peu près complet qu’elle donnait (bien entendu) comme son œuvre personnelle et qui m’a paru trop soigneusement élaboré pour ne pas provenir de quelque source plus haute. D’après ce plan, le gouvernement anglais emprunterait lui-même une partie de la somme destinée à notre premier paiement, 20 millions de livres sterling, par exemple (500 millions de francs) et nous la prêterait immédiatement aux mêmes conditions où il l’aurait obtenue. Il n’y aurait pas de garantie proprement dite, puisque les deux opérations seraient séparées. Mais la garantie morale consisterait dans le témoignage de confiance donné par le gouvernement anglais, qui mettrait ainsi notre engagement au même niveau que le sien propre.

On m’a demandé si je trouverais bon qu’on entretînt M. Gladstone de cette ébauche d’alliance financière. J’ai répondu que je n’y voyais aucun inconvénient, pourvu qu’il fût bien entendu que je n’y étais pour rien, que je n’en savais pas le premier mot et que vous en saviez encore moins que moi. J’en suis là.

Mais entre nous, je serais bien surpris si M. Gladstone avait besoin d’être averti. Vous connaissez le premier ministre, singulier mélange d’esprit pratique et d’imagination ardente et qui joint des entraînemens d’artiste à toute l’habileté d’un grand financier. Je sais, à n’en pas douter, qu’il a été de ceux qui ont le plus vivement ressenti l’injurieuse exigence de M. de Bismarck. C’est son influence, jusque-là si froide en notre faveur, qui a entraîné le Cabinet à faire in extremis une démarche, à la vérité assez insignifiante et venue trop tard, pour nous aider à obtenir la réduction d’un milliard. Le lendemain de ce jour-là, qui était aussi le lendemain de mon arrivée, il m’a fait dîner chez lui avec plusieurs de ses collègues qui avaient évidemment partagé son indignation. Bref, il n’a rien négligé pour me témoigner, si j’ose me servir de cette expression étrange, toute sa sympathie, sinon politique, au moins financière. Je ne puis m’empêcher de croire que mon interlocuteur d’hier s’était muni de son autorisation avant de me parler. Je n’ose rien affirmer cependant, ayant encore si peu d’expérience du terrain, et puis M. Gladstone est très mobile, et ce qu’il a voulu hier, il pourrait ne plus le vouloir demain.

A tout hasard, j’achève ma conversation pour que vous sachiez tout et ayez devant vous tous les élémens de votre décision. Avant de me quitter, le porteur de paroles m’a fait, d’un air assez indifférent, quelques questions, ce que tout le monde d’ailleurs m’adresse, sur les mesures financières que vous alliez prendre pour subvenir à nos charges nouvelles et j’ai démêlé tout de suite une inquiétude (qu’on voulait me cacher) sur la nomination du nouveau ministre des Finances. Cette incarnation du protectionnisme, cet antagoniste ardent du traité de commerce [M. Pouyer-Quertier] n’est évidemment pas le ministre qu’on aurait choisi pour rétablir l’alliance anglaise sur le terrain du budget. Voyant que je soupçonnais la pensée secrète, on s’est tout de suite beaucoup défendu de vouloir acheter le maintien du libre-échange au moyen d’un subside vendu à notre infortune ; mais le libre-échange, vous le savez, est chez tout Anglais une conviction en même temps qu’un intérêt, et il est clair que si vous étiez conduit à chercher pour nos finances une ressource dans le rétablissement de droits élevés, tout le monde ici, capitalistes et gouvernement, verrait là une manœuvre de désespoir de nature à accroître les inquiétudes au lieu de les atténuer. Vous devez vous y attendre.

Voilà, cher Président, ma confession tout entière. Veuillez me dire au plus vite si je dois suivre la piste sur laquelle j’ai été inopinément placé. Je me déclare tout à fait incompétent sur la valeur et même la possibilité de l’expédient proposé, au point de vue purement financier. Politiquement, il n’est pas douteux qu’un pareil témoignage d’intimité donné par le gouvernement anglais et sanctionné par le Parlement, après une discussion où la Prusse passerait mal son temps, serait d’un effet incalculable. Ce serait la réponse la plus éloquente à l’odieux dialogue échangé par le télégraphe entre l’empereur de Russie et le roi de Prusse et le point de départ d’une situation diplomatique toute nouvelle. Répondez-moi, je vous prie, le plus tôt possible : d’un instant à l’autre, on peut revenir. Quoiqu’il arrive, d’ailleurs, je n’irai chercher personne, à moins que vous ne m’en donniez l’ordre exprès…

J’ai fini sur ce sujet si en dehors de mes préoccupations habituelles. Un mot encore sur la Conférence et mon apparition dans cette petite assemblée diplomatique.

Sans me presser ouvertement, et accueillant avec bienveillance les trop bonnes raisons que j’ai de penser à toute autre chose qu’à la Mer-Noire, lord Granville est évidemment très pressé d’en finir. Il sent parfaitement qu’il joue un rôle ridicule dans cette réunion qui, en définitive, a donné, de bon accord avec la Russie, beaucoup plus qu’elle n’avait cherché à emporter de haute lutte. Disraeli le lui a fait sentir très amèrement dans le Parlement. Le monde diplomatique n’en parle pas sans sourire. Le plus tôt ce sera fini, et mieux ce sera pour le gouvernement anglais qui sent la faiblesse de la situation.

Que voulez-vous que j’y fasse ? Les questions qui restent à régler n’ont aucune importance. Dois-je me présenter comme si j’arrivais d’un voyage ordinaire et mettre une signature au bas des protocoles préparés, à côté de celle du ministre de Prusse de qui je serai obligé de serrer la main, puisqu’on me présentera à lui ce jour-là et que nous sommes en paix, ou à peu près ? C’est bien de l’humilité chrétienne ! Dois-je faire une protestation comme M. Jules Favre parait encore le désirer ? Quelle apparence de raison puis-je donner, si je proteste contre les principes du traité même que nous venons de signer ? On sera en droit de m’envoyer promener comme un enfant grognon qui sent la force, la subit et mord la main qui le frappe. Que diriez-vous d’une conduite intermédiaire, qui consisterait à rappeler que notre absence a été due à des circonstances douloureuses dont le monde a connaissance, que nous aurions pu y persévérer, n’ayant pas pris part aux premières délibérations, et ne voyant pas bien les motifs de changer un état de choses qui nous paraissait conforme à l’intérêt commun, mais que nous ne voulons nous refuser à rien de ce qui peut rétablir en Europe la bonne harmonie entre les États ; saisissant d’ailleurs avec empressement l’occasion d’affirmer le principe tutélaire de la société européenne, à savoir qu’aucune altération ne doit être apportée aux relations réciproques du gouvernement, sans le concours de toutes les grandes Puissances, principe auquel trop de funestes dérogations ont été apportées dans ces dernières années ? Bien entendu, ce n’est que le fond et pas la forme qui est à trouver.

Un mot aussi sur ce point : et puis laissez-moi vous dire combien j’ai été avec vous de cœur, d’affection et d’admiration pendant les horribles journées que vous venez de traverser. Vous avez été grand jusqu’à l’héroïsme. Recevez mes plus dévoués hommages.

BROGLIE.


M. Jules Favre au même.

3 mars 1871.

Mon bien cher Président et excellent ami,

Je vous demande pardon de vous désoler par la pluie de mes télégrammes ; vous me le pardonnerez en vous rendant compte de notre situation et de nos devoirs dont personne n’est meilleur juge que vous. Nous avons échappé à tant de dangers, réalisé tant d’impossibilités, qu’il serait cruel de sombrer, quand nous paraissons avoir dominé les difficultés les plus considérables. Celles que nous avons à vaincre sont immenses, et nous ne devons pas être une minute sans y songer. Les hommes qui ont l’honneur insigne de servir leur pays ont l’obligation de se donner sans réserve, surtout quand une défaillance, un retard, peuvent être mortels.

Si Paris ne s’est pas abîmé dans l’anarchie, c’est que vraiment il s’est tenu tout seul et il en a profité vraiment pour se fort mai conduire. Il est indispensable de lui donner un gouvernement ; c’est pour s’en entendre définitivement avec vous, c’est pour nommer un préfet que notre cher Picard [ministre de l’Intérieur] part ce soir. Je vous supplie de le retenir le moins possible. Nous en avons besoin ici, où, d’un moment à l’autre, un incident peut se présenter. En réalité, nous avons tous besoin les uns des autres, et tout ce qui divise ou affaiblit notre faisceau tourne contre l’intérêt général. C’est pourquoi j’ai jeté mes cris de détresse, comme les apôtres de l’Evangile : « Seigneur, sauvez-nous, nous périssons ! »

La Garde nationale est en pleine insurrection : elle obéit à un comité central que nous ne pouvons faire arrêter. Elle pille les fusils, les canons, les obusiers, les munitions. Jusqu’ici, ce désordre a eu pour prétexte la résistance aux Prussiens. Voici les Prussiens partis. Ce serait donc contre le gouvernement que ces forces désordonnées sont préparées. Je ne vois pas toutefois dans quel intérêt prendre l’Hôtel de Ville ou les Affaires étrangères peut être une tentation. D’abord, elle n’est pas absolument facile à satisfaire, puis où mènerait-elle ? MM. Blanqui et Millière sont audacieux, mais pas tout à fait sots. Victorieux, ils seraient honnis par la population et ils le savent, attaqués et battus par la province et ils s’en doutent. Mais beaucoup disent que leurs séides n’y regardent pas de si près et qu’ils auraient un grand goût à installer la Commune, ne fût-ce que pour une heure et même à se donner un peu de pillage, pour célébrer la retraite de l’ennemi. J’avoue n’en avoir pas bien peur, ce qui n’empêche pas que la situation ne soit très trouble, très dangereuse et ne demande un prompt remède. A mon sens, voici ce qu’il faut faire :

Nommer un préfet et un secrétaire général ; un préfet de police ; présenter d’urgence une loi qui, à titre provisoire, ordonnera la nomination d’un Conseil municipal par- arrondissement : l’électeur devra être domicilié à Paris au moins depuis un an ; remettre en vigueur la loi du 17 mai 1819 et celle du 26 mai sur la Presse ; rétablir le cautionnement et le timbre comme taxe de guerre ; transférer de suite la Chambre à Paris, si elle s’y refuse à Saint-Germain, préférable à Versailles ; à Versailles, si Saint-Germain est repoussé ; à Fontainebleau en désespoir de cause ; nommer de suite aux ambassades de Vienne et de Madrid, à la légation de Bruxelles.

Je m’arrête. Il est cinq heures. Voici les intendans qui viennent de Versailles ; il me faut régler avec eux l’entretien des troupes ennemies ; nous n’en aurons jamais fini avec leurs exigences.

Je vous attends, vous attends, et vous attends encore. Ne me gardez pas Picard : ses préfets, sa loi de Paris, l’Assemblée à Saint-Germain ou à Versailles, voilà sa tâche : il peut ne mettre qu’un quart d’heure à l’affaire et nous revenir : renvoyez-le-nous bien vite.

Je vous envoie, mon bien cher Président et excellent ami, l’expression de ma vive et sincère amitié.

JULES FAVRE.


M. Bouland, ancien ministre de F Instruction publique, gouverneur de la Banque de France, au même.

Paris, 3 mars 1871.

Monsieur le Président,

Vous avez bien voulu me donner une autorisation précieuse, celle de m’adresser directement à votre expérience et à votre autorité, quand il s’agira de choses graves. J’en use aujourd’hui précisément parce que je suppose que les communications que je vous soumets, au milieu de vos fatigues et de vos préoccupations, ne sont point indignes de votre attention.

Permettez-moi de vous exprimer le vœu, au nom de la Banque de France et du commerce, de voir l’Assemblée et le Gouvernement revenir promptement l’un à Paris, l’autre à Versailles. En présence de si nombreuses et si graves allaires que chaque jour soulève ou va soulever, il est impossible, aux hommes qui y prennent part, de ne pas se trouver en contact rapide et fréquent avec les hommes qui gouvernent et près de l’Assemblée souveraine qui décide de tout. A chaque moment, et pour ce qui me concerne seulement, je suis arrêté court, soit par les mesures à proposer dans l’intérêt du commerce, soit pour les négociations avec le Trésor, soit enfin pour préparer, discuter ou prévoir bien des choses se rattachant au crédit, aux besoins de l’Etat, de la Banque ou de l’industrie : je suis, dis-je, arrêté court ou par l’absence des ministres titulaires ou par l’empêchement des intérimaires chargés d’un autre fardeau.

Mais ce que j’éprouve, monsieur le Président, dans ma modeste sphère, se fait vivement sentir pour toutes les parties de l’administration de notre pays. On n’y sent pas encore la main qui dirige, l’unité qui rallie, la décision qui fixe les incertitudes. Tel est le sentiment général de tous les hommes que je vois, qui vivent au centre des affaires et des plus grands intérêts.

Il ne faut pas non plus que Paris, quelque peu ému, surtout fort décontenancé, qui veut revenir à l’ordre, qui est affamé de mouvement et de bien-être, se croie comme abandonné et ne profite pas, pour la restauration de la sécurité et du travail, des instincts et des besoins qu’il s’agit de satisfaire.

Nul mieux que vous, monsieur le Président, ne connaît le prix de la paix publique, de l’ordre et du travail, quand il s’agit de relever notre pays abattu par d’effroyables calamités. Ce pays a confiance en vous, rendez-lui le plus tôt possible l’énergie et l’unité dans son gouvernement et nous vous remercierons par une prompte reprise de nos forces vitales… Veuillez agréer…

ROULAND. -


M. Jules Favre au même.

4 mars 1871.

Mon cher Président et excellent ami,

Vous me reprochez, dans le télégramme que je reçois, de ne penser qu’à Paris. Je vous reproche de l’abandonner à lui-même et par-là de le livrer à des chances qui peuvent détruire et déshonorer notre œuvre. Nous avons besoin de liberté et de crédit. L’un et l’autre ne survivraient pas à une sédition. Il n’y a rien à faire en dehors d’une politique résolue. Rester à la fois à Bordeaux et à Paris, couper le Cabinet pour qu’une partie fasse tête à la Chambre, l’autre à Paris, est un système que je repousse de toutes mes forces, le considérant comme mortel. D’ailleurs, je vous pose des questions auxquelles vous ne me répondez pas. Vous nous envoyez des troupes ; je vous en suis fort reconnaissant, mais ce n’est là qu’un côté de la question. Avant de réprimer, il faut administrer et nous n’avons ni administration ni administrateur. Les questions les plus capitales s’imposent à nous, nous n’en résolvons aucune. Vous me dites que Ferry [Jules Ferry, maire de Paris] doit rester, — il s’en va, — vous ne pouvez le condamner a un rôle où il s’épuise sans résultat. Il ne suffit pas de le retenir à l’Hôtel de Ville pour détruire son impopularité. Or conserver, malgré l’opinion, un magistrat qui n’a ni autorité morale, ni volonté de résister, c’est vouloir amener un conflit. Chaque minute peut en amener un et vous continuez à les provoquer ! Nous n’avons pas de parquet, nous n’avons pas de justice ! Que fait M. Dufaure à Bordeaux ? Imite-t-il le procédé que vous recommandez à Picard ? Cherche-t-il près des députés les nominations et les révocations ? Si nous entrons dans cette voie, nous avilissons la justice. Pendant ce temps, les coquins tiennent ici le haut du pavé. Quand on les arrête, les agens du garde des Sceaux les mettent en liberté. On pille les armes et les munitions ; on assomme les agens de la paix et les prétendus Prussiens, et tout cela finira par une catastrophe. Quant à moi, je ne nomme pas les ambassadeurs qui devraient être à leurs postes. Il y aura huit jours demain que le traité est signé. Nous avons un intérêt considérable à presser les négociations : je n’ai pu choisir les négociateurs, ni le ministre de Belgique. De plus, nous n’avons pas dit un mot de notre politique, de nos intentions, de nos desseins. Je crains, mon cher ami, que tout cela ne nous mène à mal, et pour moi, je vous le répète, si vous êtes d’une opinion contraire, si vous croyez qu’il est bon de laisser à Paris un fantôme de gouvernement exposé à chaque minute à tout faire sombrer, je vous supplie de me chercher de suite un successeur. Je ne changerai jamais de sentiment pour vous. Mon cœur est pénétré d’admiration pour votre patriotisme, votre courage ; mais voyant clairement les difficultés à combattre et les devoirs qu’elles imposent, je n’ai pas le courage de mettre mon amitié pour vous au-dessus de ma conscience. Je me résume donc : je demande que le Cabinet tout entier vienne de suite à Paris et la Chambre à Versailles ou à Saint-Germain. Que, si cette dernière opération nécessite une semaine, le Cabinet se réunisse ici lundi et y reste au moins trois jours pour arrêter, et pour le personnel et pour la direction, ce qui est le plus pressé. En dehors de ces conditions, je ne vois que danger, impossibilité, manquement au devoir. Les intérêts que froisse, suivant moi, ce manquement, sont si importans, que je me reproche de les avoir si mal servis, et je ne voudrais pas continuer à les compromettre.

Pardonnez-moi, mon cher Président, ces franches explications ; plus je vous aime, plus je vous dois une entière sincérité.

Notre journée a été plus calme que la nuit et la matinée ne le présageaient, mais je redoute celle de demain.

En recevant les télégrammes m’annonçant l’arrivée des troupes par Versailles, j’ai de suite fait demander à M. de Bismarck l’autorisation pour elles de traverser Versailles. Il me fait immédiatement répondre que l’autorisation est accordée pourvu que les soldats passent en wagon sans s’arrêter…

Croyez bien, cher Président et excellent ami, à ma profonde affection.

JULES FAVRE.

Un préfet ! — un procureur général ! — un préfet de police ! — un procureur de la République ! un ambassadeur à Madrid, à Vienne, un ministre à Bruxelles ! — des négociateurs ! — et surtout un gouvernement ! — une loi municipale pour Paris, — réélection, conseils généraux, municipaux, — mesures financières. Et si tout cela ne se peut maintenant, ma liberté !…


M. Thiers à M. Jules Favre.

Bordeaux, 5 mars 1871.

Mon cher collègue et bien cher ami,

Vous êtes bien cruel pour moi en me parlant tout de suite de démission pour des difficultés qui ne sont ni mon ouvrage ni celui de nos collègues, ni celui même des hommes. L’Assemblée est composée de partis divers, vous le savez, et quelques-uns d’une impatience intolérable. Elle m’est pour le moment dévouée, je ne sais pour combien de temps, mais elle est profondément défiante, non pas de moi, mais de la situation elle-même et je ne puis pas la quitter un moment, nos collègues eux-mêmes ayant besoin d’être tenus ensemble à cause de leur différence d’origine. Dans cette situation, je ne puis vous arriver qu’avec l’Assemblée elle-même. Or, la déplacer est difficile. Pourtant elle y a consenti en ayant pour Fontainebleau une préférence très prononcée. Succéder aux Prussiens à Versailles lui est odieux. Elle a entendu parler de l’infection du palais ; elle trouve le voisinage trop rapproché et je crois qu’on l’aura plus facilement et avec plus d’avantage à Fontainebleau. Je vous ai envoyé M. Jolly [architecte] et je vous prie, après qu’il aura fait un examen rapide de Versailles et de Saint-Germain, de l’envoyer à Fontainebleau.

Cela fait, nous partirons en laissant à l’architecte quelques jours pour l’installation. J’ai constaté avec M. de Franqueville qu’on pouvait établir quatre trains spéciaux de Paris à Fontainebleau, de Fontainebleau à Paris, qui viendront en une heure au plus. Les affaires se feront donc aussi facilement que si on était à Paris même. On passera ainsi le temps d’une session plus financière que politique, et on viendra ensuite à Paris, je n’en doute pas. Quant à moi, je regarde Paris comme le but final.

Quant aux affaires, vous n’êtes pas juste sur la manière d’apprécier la lenteur de leur marche. Il a fallu choisir les 30 000 hommes qu’on vous envoie, pour ainsi dire à la fourchette, car toutes nos troupes sont dans un état pitoyable. Ajoutez que le général Le Flô [ministre de la Guerre] est toujours un peu humoriste : quand on veut le presser, il s’écrie qu’on le surmène. Enfin les ordres sont donnés depuis avant-hier, mais précisés hier avec une extrême rigueur. Les troupes qui vous arrivent seront formées en deux colonnes, l’une arrivant du Havre et de Cherbourg à Mantes, l’autre de Poitiers et du Mans à Chartres. Il faut envoyer au-devant d’elles pour les diriger sur le point que vous préférerez si Versailles n’était pas libre. A Manies et à Chartres, on trouvera deux officiers qui les précèdent et avec lesquels la communication sera plus facile. Avec 30 000 hommes et en ayant déjà 18 000 disponibles sans compter les gardiens de la paix, vous aurez 48 000 hommes et vous pouvez rétablir l’ordre peu à peu, si un combat n’a pas lieu, ou tout de suite si une bataille est livrée. Je crois que lorsque les troupes seront arrivées, les tapageurs y regarderont avant de se donner carrière. Je recommande toujours de ne pas risquer ces nouveaux arrivés au sein de la population. On pourrait faire pour eux à l’Ecole-Militaire, aux Invalides, aux Tuileries, en envoyant les troupes du général Vinoy réoccuper certains postes abandonnés, ou la caserne du Prince-Eugène (Château-d’Eau) [les installations nécessaires]. On reprendra ainsi peu à peu tout Paris et la police se fera toute seule, à moins, toutefois, d’une bataille que vous ne provoquerez pas, mais que vous livrerez résolument si on nous force à l’accepter. Le général Vinoy a très bien fait jusqu’ici.

Le général d’Aurelle est sans doute auprès de vous depuis hier, je lui ai donné Roger du Nord pour chef d’état-major. On trouvera pour le travail un sous-chef d’état-major qui s’en chargera. J’espère qu’avec ces moyens la garde nationale se réorganisera peu à peu et qu’on aura avec soi une grande partie de cette garde, ce qui vous permettra de dominer tous les obstacles.

Vous me demandez un préfet et un préfet de police, c’est-à-dire deux raretés. Pour le préfet de la Seine, j’ai livré un nouvel assaut à M. Casimir-Perier, et j’ai échoué devant la résistance de sa femme. M. Léon Say, outre que sa position est inférieure à la charge, ne passe pas pour assez vigoureux. Je vais faire de nouvelles recherches.

Pour le préfet de police, on est enchanté ici que M. L… n’ait pas été nommé, car on le tient pour mille fois au-dessous du poste, sous le rapport du caractère. Le gendre de M. Dufaure, M. Monicault, qui s’est couvert d’honneur pendant le siège, qui a beaucoup de sens et de caractère, serait un excellent préfet de police. J’ai chargé M. Dufaure de le séduire, mais je ne sais s’il aura réussi. S’il accepte, je vais le nommer tout de suite et vous l’envoyer. S’il n’accepte pas, je vous dirai que vous, qui êtes à Paris, vous devriez bien nous aider à en chercher un, c’est-à-dire à en trouver un. Faire un mauvais choix ne serait pas un grand secours, tout au contraire. Vous parlez comme si le personnel abondait. Tout au contraire, il est rare, très rare, sous le rapport du mérite comme sous celui du dévouement…

Vous ne tenez aucun compte des difficultés ; vous croyez que tout va tout seul. Oui, quand on se résigne à mal faire, tout va tout seul, mais non quand on veut faire de son mieux. Vous regardez comme la chose la plus simple et la plus indifférente de vous envoyer 30 000 hommes. Je vous dirai que vous en parlez à l’aise. Le travail pour les 30 000 hommes nous a coûté des peines infinies, et à moi des tribulations véritables… Vous parlez des préfets dont on abandonnerait la nomination à la Chambre. Cela est bon à dire de loin, mais pas bon à dire à moi, qui n’ai jamais voulu affaiblir le pouvoir et qui ne l’ai jamais laissé affaiblir dans mes mains. Mais souvenez-vous des ombrages de toutes les oppositions à l’égard des préfets, leurs tyrans électoraux, et vous comprendrez que l’Assemblée actuelle, ayant sur les bras presque partout des préfets détestables, choisis après le 4 septembre, veuille en être délivrée. Elle ne veut pas imposer les remplaçans, mais elle veut être délivrée des occupans actuels. Or, pour vous rendre Picard, il a fallu lui imposer de nouveaux retards qui l’indisposent visiblement. Vous êtes plus sévère pour nous que vous ne l’étiez pour la délégation de Tours et de Bordeaux. Du reste, la vraie cause du mal est dans la coupure du gouvernement en deux parts, placées à 150 lieues l’une de l’autre : cela va cesser. Nous allons demander la translation, et nous l’obtiendrons, mais pour Fontainebleau et non pour Versailles, tout plein encore de l’infection prussienne et du typhus.

A Fontainebleau, tous les ministres pourront choisir leur résidence, ou à Fontainebleau (le château pouvant loger tout le monde), ou à Paris, dans leurs hôtels. En une heure, nous pourrons nous rejoindre, et les affaires se feront peu à peu aussi facilement qu’à Paris, et d’ailleurs, je suis sûr que ce ne sera pas long. Le jour de notre arrivée à Fontainebleau, j’irai vous rejoindre à Paris, vider les questions qui auraient besoin d’être vidées. Il en restera bien peu au surplus…

Ne soyez donc pas si méchant, mon cher ami. Votre vivacité me peine et ajoute à toutes mes tribulations. Je me couche à minuit, je me lève à quatre heures, et je n’ai pas un seul, un seul instant de repos… Adieu, je vous aime bien sincèrement. A vous de cœur.

THIERS.

P.-S. — Je ne suis pas d’avis qu’on prenne l’offensive avec l’émeute. Avec une grande force militaire dans la main, une forte attitude et un peu de patience, on a grand’chance d’en finir sans bataille. S’il le faut, on la livrera, mais alors vigoureusement.


Le même à M. Rouland.

Bordeaux, 5 mars 1871.

Mon cher Rouland,

J’ai reçu votre lettre, et je vous en remercie. M. Pouyer-Quertier est resté ici pour prendre quelque connaissance des faits qui se sont accomplis en province pendant le Siège et qui nous ont coûté onze ou douze cents millions. Cela valait bien la peine d’être connu, lorsqu’il s’agit de faire un bilan. Aujourd’hui, il va tâcher d’avoir la loi sur les échéances, et il partira ce soir ou demain matin avec nos idées sur les moyens de se procurer les ressources dont nous avons besoin. Il est inutile de vous dire que la Banque figure dans nos plans comme notre principal instrument, et elle n’y perdra pas, je vous assure.

Quant aux réflexions dont vous accompagnez votre lettre, de grâce, ne nous répétez pas les propos des oisifs tels que ceux-ci, par exemple : la main qui doit diriger ne se fait pas sentir, etc.

La main qui doit diriger existe et n’est pas oisive, et, si vous ne la sentez pas, c’est que nous sommes à 150 lieues de distance et que toute la force perd de son énergie apparente à grande distance.

J’ai été élu le 17 février. Le 19, le ministère, qui prenait autrefois quinze jours, trente, quatre-vingt-dix, pour être bâti, était fait et présenté immédiatement à l’Assemblée. Le 20, j’étais à Paris et à Versailles. Le 26, la paix était faite, paix douloureuse, mais qui aurait pu être plus cruelle encore, car nous étions dans la situation d’une armée réduite à se rendre à discrétion.

Le 27 était (jour et nuit) employé à donner les premiers ordres à Paris pour la réception des Prussiens, qui se passait sans encombre. Le 28, j’arrivais à Bordeaux, et, sans me déshabiller, j’allais à l’Assemblée. Le 2 mars, la ratification était à Paris, et vous étiez débarrassé des Prussiens.

Le 3, le 4, étaient employés à vous envoyer 40 000 hommes, et vous croyez peut-être que les envois de troupes se font comme autrefois : le télégraphe, en une journée, pouvait remuer 50 000 hommes, parce qu’on avait une seule armée et qu’on savait où elle était : il faut choisir, sur 150 000 hommes de mille espèces différentes, répandus dans vingt départemens, ce qui est bon, le détacher, le réunir et composer des brigades, des divisions, l’acheminer sur des routes abîmées occupées par les Prussiens, et il faut obtenir une convention à Versailles pour que les Prussiens se laissent traverser pour arriver à Paris. Je ne vous parle pas d’une Assemblée de 700 membres, tous agités, tous rêvant le gouvernement de leur choix, et qu’il faut réunir dans la pensée unique de réorganiser la France, de lui rendre la vie, avant de savoir à quel gouvernement, monarchique, républicain, de telle branche ou de telle autre, on la donnera quand elle sera refaite.

Je travaille vingt à vingt-deux heures sur vingt-quatre, et si je venais à tomber malade, ce qui me menace à tout moment, je ne sais ce que tout cela deviendrait.

Prenez donc un peu patience, mon cher Rouland, et songez à tous ces faits avant de juger. Donnez-moi quinze jours encore et bien des choses seront débrouillées.

Recevez mes amitiés.

A. THIERS.


M. Jules Famé à M. Thiers.

Paris, 6 mars 1871.

Cher Président et bien excellent ami,

Je viens de recevoir votre dépêche d’aujourd’hui. J’y ai répondu en vous demandant de vous servir de chiffre. J’aurais dû vous faire cette observation plus tôt. Vos dépêches courent tous les ministères et le secret sur ce qu’elles renferment ne peut être gardé. Je n’ai pas bougé de chez moi ; il est quatre heures. Je n’ai reçu aucune nouvelle de Paris, ce qui est fort bon signe. La situation de Montmartre et de Belleville reste la même, ces deux quartiers restant barricadés et armés d’artillerie : cela est plus ridicule que dangereux. Cependant il est impossible de le tolérer longtemps. Les généraux sont de cet avis, mais ils demandent à user de prudence, et je suis tout à fait de leur avis. Je n’ai eu d’autre préoccupation intérieure, depuis le 4 septembre, que d’éviter l’effusion du sang. Aujourd’hui, il faut la pousser presque jusqu’à la dernière extrémité. Une collision pourrait arrêter court le commencement de l’œuvre réparatrice que nous entreprenons. Elle nous jetterait dans une réaction périlleuse et tuerait notre crédit. C’est précisément cette raison qui me fait désirer énergiquement que l’Assemblée vienne s’installer à Paris, ou tout au moins à côté de Paris, c’est-à-dire a Versailles. Rien ne me paraît plus fâcheux, plus impolitique, plus compromettant que d’avoir l’air de craindre Paris. C’est le moyen infaillible d’encourager les turbulens, les malintentionnés, et d’affaiblir ceux qui veulent nous défendre. C’est entrer dans les idées de rancune et de jalousie de la province contre la capitale ; c’est menacer celle-ci dans son importance morale et dans sa prospérité. Paris sans souverain n’est plus Paris. Il le sentira et le mécontentement qui en sera la conséquence deviendra un gros embarras. Versailles à titre transitoire, en motivant cette résolution sur l’occupation de l’ennemi, est un expédient acceptable. Fontainebleau serait pris pour une déclaration d’hostilité. D’ailleurs, il est loin d’être libre : placé sur le passage de la retraite, il peut être longtemps occupé. Je vous fatigue par mes répétitions et vous en demande pardon ; mais j’ai la conscience de remplir un devoir. Montrez de la confiance à cette population, et vous la conquerrez sans peine. Ne l’avons-nous pas prouvé ? N’a-t-elle pas été contenue pendant le siège ? Si l’Assemblée venait à elle, sans crainte, elle recueillerait les meilleurs résultats de sa décision. C’est là ce que vous diront tous ceux qui connaissent Paris et qui, ainsi que moi, considèrent qu’y maintenir l’ordre est une question de salut…

Pour mes négociateurs, il y a urgence. Les Prussiens se conduisent comme des Vandales. Sans respect du traité, ils mettent les pays occupés au pillage. Je suis accablé de réclamations et je demeure impuissant à leur opposer un obstacle sérieux. Je recommande partout des enquêtes et des procès-verbaux. Mais notre lenteur à ouvrir les négociations les encourage. Ils prennent nos délibérations pour de l’indifférence. Je ne puis vous dire ce que je souffre à cet égard. Que vous me rendriez service en me permettant de remettre en de plus dignes mains ce fardeau qui m’accable ! Donnez-moi donc une solution. Vous me dites que l’Assemblée ne veut pas vous quitter. Cela est fort bien, et je comprends son attachement pour vous. Mais sans vous je ne puis remplir mon devoir, et chaque jour est pour moi un nouveau remords…

Surtout revenez. Déterminez l’Assemblée à se former en commission, à prendre trois jours de vacances… Dimanche, elle pourra siéger à Versailles, si elle n’aime mieux jeudi à Paris…

Je n’ai pas le temps de me relire : le courrier attend et j’ai plusieurs personnes à recevoir. Mille tendres amitiés pour vous : ne vous fatiguez pas trop…

JULES FAVRE.


M. Thiers au duc de Broglie, ambassadeur à Londres.

Bordeaux, 6 mars 1871.

Mon cher ami,

Vous ne m’avez pas écrit, mais vous avez écrit à M. Jules Favre, et c’est l’essentiel. Nous avons mené une vie cruelle depuis votre départ. J’étais élu le 17 février, j’avais fait le ministère le 19 ; j’étais le 20 à Paris, le 21 à Versailles. Rien ne peut vous donner une idée de tout ce que j’ai souffert. Nous étions dans la position d’une armée réduite à se rendre à discrétion et par conséquent dans l’impossibilité de résister. J’ai résisté pourtant et quelquefois avec violence. On voulait nous ôter les trois quarts de la Lorraine : nous en avons conservé les quatre cinquièmes, mais nous avons perdu Metz. La question était entre Metz et Belfort. On voulait nous ôter les deux. J’ai porté tous mes efforts sur Belfort, car Metz ne ferme rien et Belfort ferme la frontière de l’Est et surtout celle de l’Allemagne méridionale. La lutte a duré neuf heures. Enfin, j’ai recouvré Belfort. La question financière a été plus mal résolue que la question territoriale. Le motif, c’est que, voulant réduire nos armemens militaires, comme Napoléon Ier l’avait fait pour la Prusse, et n’osant l’avouer, on a cherché à nous mettre le frein de l’argent. Il a fallu céder, car l’armistice n’avait plus que vingt-quatre heures de durée. Mais, en trois ans, il n’y a que deux milliards de dus. J’ai signé la douleur dans l’âme, et je l’ai fait pour tirer la France des mains de l’ennemi. Nous verrons plus tard.

Maintenant, je travaille à tout réorganiser et tout est à reprendre, de la cave au grenier. La Chambre est pour moi parfaite de confiance et je dirai de bonne volonté. Mais elle est travaillée de divisions profondes. Je la rallie à la pensée qui est celle de la situation, à la pensée de réorganiser, œuvre à laquelle tout le monde peut dignement mettre la main. Jusqu’ici cette pensée conserve sa puissance de ralliement.

Aujourd’hui vient la grave question de la translation, car nous ne pouvons plus gouverner de Bordeaux. La Chambre a horreur de Paris. Elle consentira à se rendre ou à Versailles ou à Fontainebleau. Elle se décidera aujourd’hui.

Les troubles de Paris sont plus une maladie nerveuse qu’autre chose. Je vais y réunir, par des renforts, 50000 hommes. Cette pensée calmera les nerfs des uns et la scélératesse des autres, je l’espère du moins. S’il faut nous battre, nous nous battrons. Du reste, chaque jour résout une difficulté. Il faut donc avoir patience et nous franchirons, je l’espère, tous les mauvais passages de la route.

Parlons de Londres et de la Conférence. Le Cabinet anglais remué par vous s’est manifesté à Versailles assez vivement. Remerciez-le de ma part. Mais son insistance ne reposant pas sur une résolution d’agir au besoin, a agité M. de Bismarck et l’a rendu plus irritable qu’il n’était. La cause de son agitation ne pouvait être ignorée de nous, car chaque fois il laissait échapper quelques mauvais propos contre l’Angleterre. Il n’en faut pas moins remercier le Cabinet britannique.

Quant à la Conférence, j’en ai causé avec lord Lyons et je ne crois pas qu’il soit utile de faire quelque chose de précis. Une démarche sérieuse ferait croire que nous voulons en appeler du traité et suspendrait peut-être, et certainement ralentirait l’évacuation qui est notre grand intérêt auquel nous avons tout sacrifié. Ce n’est donc pas le cas d’une action positive. Mais on peut dire que l’Europe nous ayant abandonné est le vrai auteur du cruel traité que nous avons signé, traité aussi cruel pour elle que pour nous, car les milliards qui, de notre caisse, passeront dans la caisse prussienne, seront des forces ôtées à l’Europe et apportées au despotisme germanique qui se prépare. Quant à la balance à tenir entre les Anglais et la Russie, il faut plutôt la faire verser du côté anglais, mais d’un mouvement presque insensible à l’œil nu et de manière à pouvoir au besoin changer l’inclination.

Je suis levé depuis quatre heures du matin, et je vous quitte car j’expire de fatigue. A vous de cœur.

A. THIERS.

P.-S. — Je reçois, à l’instant, à une heure, votre intéressante lettre du 2, et quoique pressé de me rendre à l’Assemblée, je vous réponds en courant.

Notre rôle serait sot et ingrat si nous avions l’air de refuser le concours anglais. Il faut vous borner à répondre que nous serons certainement fort touchés d’un témoignage de sympathie de la part de la Grande-Bretagne, mais que, pour dire oui ou non, il faudrait en savoir davantage.

Quant à notre plan, il serait difficile de vous l’exposer en cet instant ; mais il est certain que nous ferons cette année même un appel au crédit. Il sera diminué de tout ce que l’Angleterre nous procurerait et comme nous paierons 6 pour 100 au taux actuel de la rente française et que l’Angleterre paiera tout au plus 3 1/4, le bénéfice serait grand pour nous. Je m’expliquerai plus amplement demain. Quant au traité de commerce, je ne veux pas le dénoncer, ni le rompre, mais je demanderai à relever un peu les tarifs, certains surtout, d’accord avec le Cabinet anglais. J’en ai déjà parlé à lord Lyons. Quant à l’attitude envers le ministre de Prusse, elle doit être polie, mais digne et un peu froide, sans raideur. La paix est rétablie, donc il ne faut pas avoir l’air d’être encore en guerre.


Le même au général Suzanne, délégué du ministre de la Guerre à Paris.

Bordeaux, 7 mars 1871r

Mon cher général Suzanne,

Je vous écris en courant quelques mots, bien courts, mais indispensables. Nous viendrons à bout du désordre avec un suffisant mélange de prudence et de force. Si on vous attaque, soyez prompt et vigoureux et écrasez les misérables qui veulent faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère. Si vous n’êtes pas provoqué, attendez l’effet moral des concentrations de forces sur les fauteurs de désordre. Il faut avoir l’œil sur la Banque et ce serait l’un des désordres qu’il ne faudrait souffrir à aucun prix. J’espère que vous allez recevoir 30 000 hommes. La Chambre en se transportant à Versailles (point à peu près gagné) nous en amènera de 10 000 à 11 000. Avec ce que vous avez, ce sera un total de 60 000 hommes que nous porterons, avec quelques détachemens choisis pour leur qualité, à 70 000. Le nombre y sera donc. Restera l’esprit des troupes. C’est là ce qui m’occupe tout particulièrement. La fidélité des troupes est notre principale affaire et doit être l’objet de tous nos soins. Je vous supplie, le général Vinoy et vous, de les voir de vos propres yeux, de bien rechercher la qualité des officiers, de vous assurer de leurs dispositions, d’opérer tout de suite les changemens qui seraient nécessaires. Il faut aussi choisir les emplacemens de manière à garantir les nouveaux venus des mauvaises influences. Mais de grâce, voyez les troupes, voyez-les. On ne fait rien qui vaille si on n’a vu les hommes et les choses de ses propres yeux. Si les troupes manquent de quelque chose, ne manquez pas d’y pourvoir. Faites même pour cela les dépenses nécessaires, fussent-elles un peu en dehors de la mesure ordinaire.

Je fais prononcer la dissolution de l’armée de Chanzy. Qu’on aille le dire à M. de Bismarck pour le rassurer.

Après avoir vu vos troupes, faites dans votre pensée le triage de ce qu’il y aura de mieux et disposez-le de manière à porter des coups sûrs si vous aviez à en frapper quelque part. Il ne faudrait pas porter des coups incertains. Comme le nombre sera au-dessus du besoin, il faut faire un choix de ce que vous avez de meilleur, pour n’agir qu’à coup sûr, autant que possible.

Cette lettre est pour le général Vinoy, comme pour vous. Allez le voir tout de suite et dites-lui bien que c’est sur lui et spécialement sur lui que la France compte pour la préserver de l’anarchie.

A vous et à lui de tout cœur.

A. THIERS.


Le maréchal Bazaine à M. Thiers.

Cassel, 8 mars 1871. Monsieur le Président,

M. le comte de Mornay-Soult, mon officier d’ordonnance, aura l’honneur de remettre cette lettre à Votre Excellence ; elle a pour but de lui offrir mes services, s’ils peuvent être utiles à mon pays, dans les circonstances actuelles, et d’exprimer mes sentimens de respect et de dévouement au chef de la République. Votre très obéissant serviteur,

Maréchal BAZAINE.


M. Jules Favre au même.

Paris, le 9 mars 1871, onze heures matin.

Mon bien cher Président,

Le Conseil est unanime pour vous demander, comme une condition de paix et de prospérité, la translation de l’Assemblée à Paris. L’opinion se prononce en ce sens dans toutes les classes de la population. On dit avec raison que cette marque de confiance seule peut faire renaître le travail et désarmer les mauvaises passions. Si l’Assemblée faisait cet acte de résolution, si, en même temps, elle s’associait à votre noble langage en déclarant qu’elle entend loyalement faire l’essai de la République, elle rendrait tout trouble impossible et gouvernerait ensuite avec la plus entière sécurité. J’avoue que je comprends peu ses hésitations en face des périls qui nous menacent. Paris n’a d’autre bouclier que l’ordre. L’ordre dépend du parti qu’on va prendre à Bordeaux. Si ce parti amène une sédition, adieu le crédit, les emprunts. Les Prussiens se vengeront de nos dédains et cette fois entreront tout à fait chez nous. Je voudrais que chacun de mes collègues vit ce danger aussi clairement que je le vois. Le problème serait vite décidé. Que si Paris est impossible, qu’on choisisse Versailles. C’est déjà un très grand péril, mais Versailles est une étape rapprochée ; en se gênant beaucoup, on peut gouverner. A Fontainebleau, cela est impossible. C’est pourquoi, à votre place, j’en ferais une question de pouvoir. Je dirais à l’Assemblée : « Si vous voulez vous installer à Fontainebleau, choisissez un autre président. » En ce qui me concerne, ne croyant pas le gouvernement possible dans de telles conditions, je ne pourrais pas conserver mon portefeuille. Picard est dans le même sentiment. Nous ne voulons pas prendre la responsabilité d’une résolution qui décapite Paris, l’expose à un bouleversement et la France à un retour offensif des Prussiens. La Chambre oublie que Paris a tenu quatre mois et demi, qu’il a souffert toutes les tortures et qu’il n’a pas donné le droit à ses adversaires de se défier de lui. Si elle veut d’un gouvernement provincial, libre à elle : je me soumets et je me retire. J’y suis fermement décidé et je ne me charge plus de maintenir la tranquillité ici. Il ne me convient pas de faire tirer sur mes concitoyens pour défendre une résolution que je condamne…

Je m’arrête, voulant que cette dépêche parte cette nuit…

JULES FAVRE.


M. Thiers à M. Jules Favre.

Bordeaux, vendredi 10 mars 1871.

Mon cher collègue et ami,

Voici une lettre pour vous et nos collègues, mais particulièrement pour vous et Picard. Je vous ai adressé ce matin une dépêche télégraphique nécessairement résumée et discrète ; je vais vous dire les mêmes choses plus en détail et plus en confiance.

Les difficultés pour la translation ont été énormes parce que la question de Paris met aux prises le parti républicain et le parti décentralisateur. À ces dispositions sincères sont venues se joindre les intrigues de certains personnages. Les hommes qui sous l’Empire, obligés de céder, composaient le ministère du 2 janvier et ses variantes et se considéraient comme nécessaires, sont désolés de n’être même plus possibles… MM. Daru, Buffet, en prenant des peaux de mouton, sont entrés dans la Commission et, abusant des préventions des députés monarchiques, nous ont tourmentés. Mais cela va finir tout à l’heure par un vote considérable ; je l’espère, en faveur de Versailles.

(Ceci a été écrit avant la séance.)

Samedi matin, 6 heures.

La séance d’hier soir a déjoué tous les calculs de cette petite et bête opposition, et les a réduits à néant. Nos collègues vous diront l’effet produit par mon improvisation (car je n’avais pas eu le temps de me préparer) et tous les points de la question ont été gagnés l’un après l’autre. La gauche modérée a été enchantée et m’en a témoigné sa vive satisfaction, nous avons à nous, entre l’extrême gauche et l’extrême droite, une majorité sur laquelle nous pouvons compter.

Ces effusions où, vous le voyez, l’amour-propre a sa part, terminées, je passe aux affaires.

La Chambre est convoquée à Versailles pour le lundi 20.

Nous allons donc être réunis tous ensemble et nous soutenir les uns les autres. Je n’ai pas besoin de vous dire combien ce sera une chose douce à mon amitié et tranquillisante pour ma sollicitude qui est continuelle. Pour moi, je partirai lundi et serai mardi matin à Versailles, où il faut que j’aille avant tout, pour voir les apprêts qui se font. Si vous pouvez y venir, ce sera fort commode pour moi. Sinon, j’irai vous voir et vous réunir en conseil dans le courant de l’après-midi !…

Neuf heures, samedi.

Je reçois votre dépêche d’hier deux heures trente minutes et je me hâte d’y répondre… Pour la Conférence, je n’ai pas grand goût à des démonstrations mal écoutées ou pas écoutées du tout et n’étant suivies d’aucun effet. Elles irritent M. de Bismarck sans l’arrêter et elles sont plus nuisibles qu’utiles. Obtenons l’évacuation, celle de la droite de la Seine jusqu’à la frontière de l’Est (en faisant le premier paiement) et puis, quand nous n’aurons plus le pied de l’ennemi sur la gorge, alors nous verrons. Pour le moment, veillons surtout à l’évacuation et ne la retardons pas par des démonstrations inefficaces à Londres. Nous n’obtiendrons aucun appui réel des neutres, parce que, délivrés de la guerre, ils auraient une affreuse peur de la voir renaître. Du reste, nous nous entretiendrons de tout cela à Versailles ou à Paris…

Quant à la situation de Paris, je suis toujours d’avis de ne rien brusquer, persuadé que je suis, que la patience et le ridicule ont grande chance de triompher de toutes ces résistances. Au surplus, la Chambre en arrivant vous amènera 10 000 hommes excellens, et ce sera un nouvel argument ajouté à beaucoup d’autres.

Adieu, mon bien cher ami, à mardi ; je me fais une vraie joie de vous revoir cette fois pour ne plus vous quitter.

A. Thiers.
  1. Voyez la Revue du 15 juin.