La Cour d’assises de la Seine/04

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La Cour d’assises de la Seine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 341-378).
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LA COUR D'ASSISES DE LA SEINE

IV.[1]
LE DÉLIT DE PRESSE DEVANT LE JURY


I

Le lecteur sait que nos jurés ont dans leur rôle de quinzaine une affaire de presse. Ce n’est plus un « beau crime », mais c’est encore une « très belle affaire ». Qu’on en juge. Le plaignant est un député connu, ou bien un haut fonctionnaire ; le journal poursuivi est dirigé par un pamphlétaire illustre, et les diffamations qui font l’objet du procès sont vraiment atroces. Dès l’article paru, le scandale fut grand, le débat peut le rendre énorme. Donc, cette affaire est vraiment belle. Elle défraie depuis huit jours les conversations de Paris. On en parlait hier dans un salon et de cet incident les propos sont vite parvenus à des thèses plus générales. L’éternelle question de la Presse a été mise sur le tapis.

Tout d’abord un sceptique a tenté d’enrayer la discussion. Sur la Presse, a-t-il dit, sur sa puissance et sur son impuissance, sur les biens ou les maux qui résultent de sa transformation de presse de doctrine en presse de finance, sur ses délits et la juridiction qui leur convient, les débats sont clos, tout est dit et redit. Depuis cent ans et plus que les hommes d’esprit s’escriment sur ce sujet rebattu, ils ont trouvé des mots et point de remèdes. Laissons couler le flot ! Il nous emporte Dieu sait où ! mais il est irrésistible. Parlons donc d’autre chose. Là-dessus, cela va sans dire, la discussion a commencé. Un libéral a soupiré, un autoritaire s’est mis en colère, et la causerie s’est réglée dans le vague menuet des répliques connues, violentes ou légères, habituelles et fades. Les uns, prenant parti dans l’affaire du jour pour le diffamateur, ont gémi sur la corruption de l’époque. D’autres ont prétendu que la moralité publique ne varie guère d’un temps à un autre, qu’il faut pourtant être gouvernés, et que nul régime politique ne résisterait aux furieux assauts de la diffamation moderne… Des propos contradictoires se sont ainsi longtemps échangés, quand tout à coup, sur un point, l’entente s’est miraculeusement faite ! Quelqu’un, qui parlait de réformes possibles, a prononcé le mot de jury ; aussitôt tous les combattans ont à la fois haussé les épaules, et se sont écriés, dans un tumulte d’unanimité : « Quelles réformes tenter tant que le jury jugera la Presse ? Il n’y a rien à faire avec le jury ! »

Rien à faire avec le jury juge des délits de Presse ! C’est le refrain qu’on entend dans tous les milieux et dans tous les partis. Même ceux qui bénéficient de l’indulgence des douze juges-citoyens les raillent. De l’avis presque unanime, la compétence du jury en matière de presse « est avec la garde nationale, comme le dit M. Thureau-Dangin, une des illusions du parti libéral. » Et n’est-ce pas là, vraiment, une conclusion mélancolique aux luttes de tout ce siècle ?

Combien de fois, depuis cent ans, a-t-on durement combattu pour conquérir, avec les libertés publiques, ce jugement par jurés qui semblait leur garantie suprême ! Des régimes se sont écroulés pour avoir refusé à la Presse, au pays qui le réclamait pour elle, ce mode de juridiction ; d’autres se sont édifiés en l’adoptant, et maintes fois il a semblé que les destinées et le bonheur de ce peuple fussent liés à la question de savoir si les journalistes seraient jugés ou non par douze citoyens. La Constituante la première avait confié le jugement de la Presse au jury. Après le long silence de l’Empire, dès que le parti libéral put relever la tête, il imposa à Napoléon lui-même, au retour de l’île d’Elbe, la liberté de la Presse et son jugement par jury ; cet article figura dans l’Acte additionnel.

Depuis lors chaque victoire de l’esprit libéral ou de l’esprit rétrograde devait être marquée par l’abandon ou la conquête de cette juridiction populaire, semblable à une forteresse sans cesse prise et reprise par deux partis acharnés. Pour ce jury, qui excite aujourd’hui des sourires ironiques, de pauvres gens, soldats ou émeutiers, se sont fait casser la tête en maintes sanglantes journées… Et combien les engagemens ont été nombreux ! Combien de fois la Presse s’est-elle vue ballottée du régime de la Bastille à celui de l’impunité ! Une incessante oscillation de l’escarpolette politique l’a menée de 89 à Fructidor, de Bonaparte aux mesures libérales de M. de Serre ; de celles-ci aux lois rétrogrades provoquées par l’attentat de Louvel ; de Louvel à 1830, et du jury né des « Glorieuses » aux réactions inspirées par Fieschi ; des dures lois de Septembre au jury de 1848 ; de 1848 aux journées de Juin ; du Décret de 1852 à l’Empire libéral, et au jury du gouvernement de la Défense nationale ; enfin de la loi du 29 septembre 1875 qui restreignait la compétence du jury, à la loi de 1881 qui nous régit.

Nous en sommes là ! Depuis quinze ans la Presse, ayant pour juge le jury, jouit de la plus longue période de liberté qu’elle ait connue dans notre histoire. Sommes-nous arrivés, par cet antique jeu d’escarpolette, au bout du trajet accoutumé, et est-il vrai que le trajet en retour s’impose ? Les attentats anarchistes, Vaillant et Caserio, ont donné un signal auquel les gouvernemens antérieurs ont toujours répondu par les traditionnelles mesures restrictives de la liberté de la Presse, par le retour à la censure, et, cela va sans dire, par l’abandon du jury. Il n’en a pas été de même à ces dates récentes dont tout le monde se souvient. Sans doute un pas a été fait vers une législation plus sévère, mais les bases de la loi de 1881 n’ont pas été cette fois encore ébranlées ; le jury est resté debout. Seulement on ne saurait nier que la doctrine favorable à l’impunité de la Presse perd chaque jour un peu de son prestige ; que ces mots si répétés jadis : « La France s’habitue à la licence de la Presse » ne rencontrent plus la même faveur ; et qu’en beaucoup d’esprits semble se dessiner ce fatal mouvement de retour vers la police correctionnelle, et peut-être aussi vers d’autres mesures, telles que le cautionnement.

Faut-il marcher dans une telle voie ?

Nous répondrons nettement : Non. Non, il est inutile de parcourir une fois de plus cette route si battue, de relever ces anciennes barrières que le premier orage, fatalement, emporterait. Ce principe du jugement par jury, si péniblement acquis, ne le rejetons pas si vite ! Ne peut-on en le conservant organiser une répression des délits de presse ? est-il responsable des maux causés par leur impunité ? Nous allons examiner de près la question, et suivant le procédé que nous avons employé jusqu’ici, regarder fonctionner notre machine judiciaire au cours d’un procès de presse. Dans l’affaire que nous choisissons la poursuite a pour base une diffamation envers un député ou un fonctionnaire. En ce cas, on le sait, c’est la Cour d’Assises qui est compétente, et le diffamateur peut s’exonérer de toute responsabilité en apportant au jury la preuve de ses allégations. C’est la loi, et la loi est bonne, car la vie publique du fonctionnaire ou du représentant peut et doit être examinée au grand jour.

La diffamation s’est donc produite ce matin dans un journal fort répandu. Le diffamé a pris connaissance de l’article qui l’outrage, et aussitôt s’est posée devant lui cette question pleine d’angoisse : Dois-je, ou ne dois-je pas poursuivre ?


II

Cette redoutable question a torturé bien des consciences ! L’extrême méfiance inspirée par notre justice en matière de délits de presse crée aux victimes de la diffamation une situation douloureuse. Se taire, attendre que le temps ait redressé l’erreur, tenter de conjurer par un dédain immuable les « maléfices typographiques », c’est une solution ; et c’est même une école. Certains docteurs n’ont qu’un précepte applicable à tous les soucis que les gazettes peuvent créer aux gouvernemens et aux hommes : « Laissez dire, laissez imprimer ! » L’autre école, au contraire, dit : « Poursuivez toujours. « Celle-ci est la moins nombreuse, et, devant le tableau qu’il nous faudra tracer du débat à la Cour d’Assises, on sera bien obligé d’avouer qu’il y a quelques bons motifs qui l’empêchent de recruter des partisans.

Notre calomnié appartient (c’est le cas ordinaire) au gros bataillon des irrésolus. Sur la Presse, sur le jury, sur cette question « Faut-il poursuivre ? » il a répété ce que dit tout le monde ; même il s’est prononcé pour des solutions contradictoires suivant l’humeur du jour et l’interlocuteur ; à présent il faut prendre une décision personnelle. Poursuivra-t-il ?

D’abord a-t-il la conscience pure ? Si tel est son cas, dira-t-on, pourquoi ne poursuivrait-il pas ? Le silence convient à l’homme qui est coupable, ou qui dans son passé voile quelque tare secrète. Ceci est vrai en bonne logique, mais non en pratique actuelle. Un procès en diffamation peut être une bonne fortune pour un homme de réputation douteuse. Si le fait avancé n’est pas nettement prouvé, si d’ailleurs le moment politique est favorable, il a quelque chance de se refaire à la Cour d’Assises une virginité. S’il perd son procès, le jury a bon dos ! L’honnête homme au contraire, le calomnié dont la réputation intacte ne peut que perdre à ce tapage, éprouve des transes mortelles.

Est-il fonctionnaire ? Ses chefs sont ennuyés et se sentent atteints par sa mésaventure. Ils le plaignent sans doute, mais non sans penser au fond du cœur qu’il est gênant, qu’il fut peut-être maladroit ? En tous cas il n’est pas un « fonctionnaire heureux ». On ne l’engage pas à poursuivre, et volontiers lui dirait-on avec Emile de Girardin, si le scandale se prolonge : « Après tout, la calomnie a été calomniée par Basile ; elle a son bon côté, c’est un avertissement détourné de prendre plus de soin à l’avenir de ne pas mettre contre soi les apparences. »

Notre honnête homme pourra donc éprouver des humiliations, et il subira sûrement toutes les angoisses du coupable. Les conseils contradictoires de ses amis ne feront qu’augmenter son trouble. Placé entre deux groupes qui lui diront, comme le conseilleur de Panurge : « Point doncques ne poursuivez ! » ou « poursuivez doncques de par Dieu ! » il se laissera en dernier ressort guider par son tempérament. Si ce tempérament est énergique, si cet homme est décidé à défendre son honneur, il prend la résolution de porter plainte. Voilà donc la justice saisie et le jour de l’audience fixé.


III

Puisse le jour de cette audience être très rapproché du jour de la diffamation ! Tout délai est ici déplorable. Par les lenteurs qui lui sont inhérentes, la juridiction de la Cour d’Assises, telle qu’elle est organisée, décourage bien des poursuites et, quand elles ont lieu, rend les procès inefficaces.

D’abord, chacun sent bien que, pour atteindre la calomnie, il faudrait l’atteindre soudainement, par un arrêt qui parvienne au public presque en même temps que l’attaque. C’est en fait de diffamation qu’il faudrait organiser le référé, avec sa hâte ! Ensuite, quand de longs jours séparent la plainte du procès, le public parmi lequel les jurés se recrutent, et ces jurés eux-mêmes dès qu’ils sont connus, sont l’objet de la part du journal poursuivi d’une campagne ardente, qui a pour but de créer à l’avance leur opinion sur le procès. Fréquemment, on le sait, ce journal leur envoie personnellement des numéros rédigés en vue d’agir sur leur conscience.

Que peut faire le calomnié contre de tels agissemens, contre des commentaires[2] qui le perdent d’avance dans l’esprit de ses juges, et qu’il ne peut réfuter ? Tandis qu’il est condamné au silence, son adversaire s’introduit tous les jours auprès de chaque juré, et dans de longs tête-à-tête plaide à loisir sa cause ou bien requiert contre le diffamé. N’est-ce point là cette sollicitation dont faisaient tant abus les privilégiés de l’Ancien Régime ? Tout juge et tout juré est aujourd’hui en butte aux séductions et aux menaces d’une solliciteuse plus puissante et plus insinuante que ces tribus titrées qui passaient autrefois avec de longues révérences devant les conseillers au Parlement. Cette moderne, cette grande solliciteuse entre chez le juge à toute heure et malgré les portes fermées ; elle l’assiège chez ses amis, dans les salons et dans la rue : bon gré, mal gré il faut bien qu’il l’entende ! C’est la Presse, cette solliciteuse, qui est devenue un des plus puissans facteurs de tous les jugemens humains. Et parfois ce n’est pas seulement contre des raisonnemens plus ou moins captieux ou intéressés que les jurés ont à se tenir en garde ! Qu’on se souvienne de la période des procès anarchistes ! Nos jurés parisiens étaient alors en butte à des sollicitations directes, à des menaces très positives ; on cherchait à les terrifier en publiant avant l’audience leurs noms et leurs adresses ; ils étaient menacés personnellement d’une condamnation à mort par des gens qu’ils savaient capables d’exécuter leurs sentences.

Nous avons vu de près nos jurés à cette époque, et nous devons dire que, dans ces circonstances tragiques, ils se sont presque toujours conduits avec courage. Les uns montraient l’entrain et la gaieté de notre race, les autres domptaient leur épouvante : tous affirmaient cet amour ardent de la justice qui fera d’eux un jour des juges excellens. Mais il est monstrueux sans doute de les soumettre à de pareilles épreuves, et il faut enfin que nos mœurs, secondées par la loi, assurent invariablement avant la décision le respect de la liberté de conscience du juge.

Dans les affaires ordinaires, et dans l’affaire de diffamation que nous avons choisie, les sollicitations de la Presse ont été à coup sûr moins directes et moins violentes que dans les procès anarchistes. Cependant, comme cette cause touche par quelques points à la politique, de nombreux articles de journaux favorables au diffamé ou au diffamateur ont été publiés. On a produit des documens vrais ou faux, on les a longuement commentés. On a démontré qu’un verdict d’acquittement ou de condamnation atteindrait gravement le gouvernement ou un parti. On a déplacé, élargi indéfiniment le point à juger, on a fait de cette affaire le procès de tout un régime politique !

Le juré a donc à coup sûr reçu de l’affaire une première impression, probablement vague et fausse. En tous cas il s’exagère sûrement, au moment où il entre dans la salle, l’importance du spectacle auquel il va assister.


IV

Si Théophraste Renaudot, aïeul patenté de notre journalisme, médecin et gazetier, pouvait, à l’occasion d’un grand procès de Presse, quitter le piédestal qu’il occupe à quelques pas du Palais, et, franchissant le degré où les Parlementaires brûlaient les journaux de jadis, gagner la voisine Cour d’Assises, il observerait sans doute avec quelque surprise les modernes façons de sa célèbre fille la presse périodique. L’ayant laissée sujette et vraiment hors la loi, il la retrouverait souveraine, et il verrait ces pauvres gazetiers, parias de l’ancien régime, devenus privilégiés dans le régime nouveau.

Ce trait est fort visible à l’audience où nous sommes et qui en aucun point ne ressemble à l’audience d’hier ou à celle de demain. La foule qui est venue pour le délit de presse est une foule toute spéciale, bien différente assurément de la houle vulgaire des affaires de sang, ou du public élégant des affaires de cœur. Peu de dames dans la salle, et au fond, à l’endroit réservé au public, peu d’auditeurs, quelques étrangers égarés. Mais dans l’enceinte du barreau, l’animation est extraordinaire ; une fièvre quasi parlementaire échauffe tout le stage. On se montre des témoins de marque, des hommes politiques connus. Depuis qu’ils sont en session, pendant ces jours d’apprentissage, certains jurés avaient pu acquérir quelque expérience des procédures criminelles, accoutumer leurs yeux aux formes usitées, mais aujourd’hui rien ne se trouve à sa place habituelle. Pas de gardes républicains, pas de pièces à conviction, pas de prisonnier au banc où, d’ordinaire, l’accusé est assis.

Cependant, en face du jury, s’ouvre tout à coup la porte bien connue, cette porte fatale par où, aux minutes tragiques, apparaît le condamné, pâle et hagard, qui vient écouter sa sentence. Oh, cette porte ! Quelle angoisse affreuse les jurés ont éprouvée déjà en la voyant s’ouvrir devant le condamné à mort ! Qu’est-ce donc ? elle cède aujourd’hui sous la poussée d’un groupe joyeux, et les chroniqueurs judiciaires, le crayon aux dents et le carnet aux doigts, escaladent les bancs d’infamie, se disputent en riant la place la meilleure, le coin des scélérats illustres. À ce coin, le juré voit apparaître un visage honnête et souriant, et, déconcerté, il se demande : Où peut bien être l’accusé ? Et ce point l’intéresse, pique au vif sa curiosité, car il s’agit d’un article diffamatoire publié dans un journal très répandu et dont le directeur est un pamphlétaire célèbre. Jusqu’à cette heure, le juré n’a su qu’une chose : tel journal est poursuivi. Il faut bien, à présent, qu’un homme incarne la poursuite ; et le juré s’attend à voir ce directeur fameux, dont le nom est toujours prononcé en même temps que le nom du journal, qui le personnifie, qui est sa pensée même.

Mais où donc se place-t-il ? Ah ! le voici, sans doute : cet homme, inquiet et pâle, assis devant une petite table, au-dessous de la cour, conversant à voix basse avec son avocat, prenant des notes, déployant des papiers qu’il froisse d’une main nerveuse, ce doit être là l’accusé. Il a d’ailleurs la mine de l’emploi, la figure sombre et défaite ! Malheureusement, ce prétendu accusé n’est autre que le plaignant en personne, et cette fois l’erreur que notre juré a commise témoigne en faveur de sa psychologie. Oui, c’est bien au malheureux plaignant que conviennent ces yeux cernés, cette pâleur et cette inquiétude. Il est bien l’accusé, un accusé plus durement traité que tout autre, et il va passer, sur le siège qu’il occupe comme partie civile, des minutes aussi pénibles que celles du criminel sur le banc d’infamie.

Cependant notre juré n’a point découvert de prévenu, et la recherche s’éterniserait si le président, ouvrant l’audience, n’enjoignait à cet être invisible de donner ses noms et qualités. Alors les jurés, surpris, voient se dresser, parmi les avocats, un homme endimanché, de mine rassurante et rurale. Il a de grosses mains embarrassées, le visage paisible et même satisfait, dans le contentement d’une journée oisive. Sa physionomie générale, indice de son milieu social, se rapproche sensiblement de la physionomie du juré lui-même, et crée entre eux une sorte de parenté, de sympathie tacite dans ce milieu bruyant et enfiévré auquel ils ne comprennent rien.

Quel est cet homme simple qui, à chaque question, semble tomber des nues, et dont la vue inspire aux stagiaires une hilarité contenue dont le sens mystérieux, échappant aux jurés, augmente leur stupeur ? Pourquoi rit-on ? Quel est ce personnage ? Serait-ce le célèbre directeur du journal poursuivi ? Il n’est pas vraisemblable que cet écrivain si redoutable et si parisien ait pu se constituer cette physionomie paysanne. Est-ce alors l’auteur de l’article ? Mais quelqu’un vient de dire que l’article n’est point signé et que l’auteur en est demeuré inconnu. Si cet homme paisible n’est point l’auteur de l’article diffamatoire, ni le célèbre directeur, serait-il le bailleur de fonds, le propriétaire du journal ?… Non, le président le dit enfin, ce prévenu unique, ce n’est ni l’écrivain qui a composé l’article, ni le directeur qui l’a inspiré, ni le capitaliste qui l’a rétribué, et qui en a bénéficié si cet article a fait augmenter le tirage ; — ce prévenu, c’est le gérant, le « procureur à la prison » !

Depuis près de cent ans que le « gérant » existe dans nos lois sur la presse, qui pourrait affirmer que ces générations de petits négocians qui ont toujours composé le personnel du jury de la Seine aient une seule fois compris très nettement en quoi consiste la « gérance » ? Et il est bien naturel qu’ils n’aient pas compris cette fiction étrange, cette ruse destinée uniquement à couvrir les vraies responsabilités !

Si confuse pourtant que l’institution demeure à leurs yeux, nos jurés finissent au moins par deviner au cours de l’audience que le gérant qu’ils ont devant les yeux est par excellence un homme qui ne gère pas. Au journal il n’est ni celui qui reçoit les articles, ni celui qui les paie, ni celui qui les rédige ; sa fonction est nulle, et, depuis le garçon de bureau jusqu’au célèbre directeur, chacun se mettrait à rire si ce gérant prenait fantaisie de gérer. Les gens accoutumés aux fictions judiciaires connaissent cette comédie, la supportent en haussant les épaules, et finissent par ne plus voir très clairement ce qu’elle a d’étrange et d’immoral. Mais avant de médire des indulgences des jurés en matière de presse, qu’on veuille bien songer à l’impression produite sur leurs consciences par l’apparition incompréhensible de cet innocent substitué aux coupables ! Comment ne ressentiraient-ils pas une grande surprise, suivie d’un peu d’indignation ? Quoi ! l’auteur de l’article poursuivi, le directeur du journal sont absens, et c’est sur un pauvre homme, inconscient du délit commis, qu’on leur demande de frapper ? Pour leurs esprits simples la fiction de la gérance se réduit à ces termes, et c’est miracle si en pareil cas le jury n’acquitte pas toujours.

Mais, dira-t-on, dans beaucoup de cas, l’article est signé, et alors le jury se trouve en présence de l’auteur de l’article, c’est-à-dire d’une des personnes vraiment responsables. Sans doute, mais en ce cas encore, le personnage assis à côté de l’écrivain est toujours cet innocent gérant, homme de paille, qui protège encore sinon l’écrivain, du moins le directeur réel et le propriétaire du journal, contre les responsabilités effectives, civiles ou pénales.

Dans l’affaire qui nous occupe, le gérant, on le sait, est seul poursuivi, et ce fait a déjà jeté le trouble dans les consciences de nos jurés quand le débat s’engage.


V

Ce n’est point ce débat qui va les raffermir ! Nous n’en suivrons pas chaque péripétie, mais il est clair que tous les défauts que nous avons déjà signalés dans les débats criminels ordinaires se trouvent ici décuplés. Il semblerait que cette audience aura pour but de faire la lumière sur les faits reprochés au plaignant ; mais sauf l’intéressé, qui donc songe à cela ? Dès les premiers mots du premier témoin, le point à juger est oublié et dédaigné. Sans doute on a accusé ce fonctionnaire, mais était-ce de lui qu’il s’agissait ? C’était le gouvernement qu’on visait pardessus sa tête, ce sont les procédés généraux de l’administration, de la police ou du ministère, qu’on demande aux jurés de flétrir en absolvant le journal accusateur. Le plaignant n’était cité qu’à titre d’exemple ; si cet exemple était mal choisi, ou bien un peu exagéré, on le regrette ! Mais le jury connaît-il et approuve-t-il les agissemens ordinaires du gouvernement dans des cas analogues ?

C’est sur ce point que la lutte commence. On cite des anecdotes scandaleuses, et s’il s’en trouve une, plus ou moins prouvée, qui excite l’indignation du public, il semble que le journal a cause gagnée. Le ministère et son histoire, le Parlement et la République sont mis en question ; c’est sur des idées générales qu’on appelle les jurés à prononcer. On ne leur demande pas un jugement, mais un ordre du jour. Et si, d’aventure, parmi ces jurés se trouvent quelques politiciens d’opinions analogues à celles du journal poursuivi, s’ils se laissent aller au désir bien français de « dire son fait » au gouvernement en acquittant ceux qui l’injurient, n’oublieront-ils pas aisément, dans ce débat grossi et dévié, qu’ils déshonorent ainsi le pauvre diffamé confié à leur justice ?

Ce plaignant, cependant, fût-il un député ou même un fonctionnaire, a bien droit à des juges ! Il a droit à ce que les jurés saisis de son affaire prennent le procès où il est, et non où la fantaisie de son adversaire le place. La loi admet qu’il soit un accusé, mais non pas un accusé sans défense !

La loi admet, disons-nous, qu’il soit un accusé, car, en matière de diffamation contre les fonctionnaires, le législateur permet, et encourage en quelque sorte par l’impunité, les diffamations reposant sur des faits vrais et démontrés : « Celui qui dénonce à l’opinion des faits vrais appartenant à la vie publique d’un fonctionnaire, a dit M. Georges Barbier, dans son Code expliqué de la Presse, ne fait qu’user d’un droit politique que la loi reconnaît à tous les citoyens, et l’exercice de ce droit, lors même que celui qui en use obéit à l’esprit de vengeance ou de dénigrement, ne saurait lui faire encourir aucune responsabilité ni pénale, ni civile. »

Nous admettons cette théorie, nous admettons la grande lumière qu’elle appelle sur les actes des représentans du gouvernement. Mais si de par la loi il y a ainsi deux parquets en France : le Parquet officiel, et à côté de lui le « Parquet officieux » qui est celui de la Presse ; si ce Parquet officieux jouit de libertés extrêmes pour accuser les fonctionnaires ; s’il peut les attaquer sans précautions et sans enquête, en donnant à ses réquisitoires la portée et le ton d’un arrêt ; si les hommes que ce Parquet dénonce sont ainsi vraiment et légalement des accusés, qu’ils aient du moins les garanties qui s’attachent en tout pays civilisé à une telle situation ! Que ce Parquet officieux qui revendique avec tant de raison pour les citoyens poursuivis par le Parquet officiel les droits sacrés de la défense, les accorde de même à ses propres accusés ! Cette demande à coup sûr n’est pas excessive et on sait pourtant qu’elle est loin d’être exaucée ! En effet si la sauvegarde de l’inculpé contre le ministère public a été médiocrement organisée par nos lois, la sauvegarde des citoyens contre « l’autre Parquet » ne semble pas bien assurée encore. Nous savons qu’avant le procès les jurés ont été prévenus, flattés ou menacés, assaillis de commentaires sur les faits qu’ils auront à juger ; nous constatons maintenant qu’à l’audience, notre accusé, c’est-à-dire le plaignant, voit le champ du procès, le terrain des imputations dont on doit apporter la preuve, tout à coup envahi et débordé de toutes parts, par des faits étrangers.

Si ce tableau est vrai, la chose est grave et vaut la peine qu’on y réfléchisse. A une époque où la diffamation et l’outrage contre les fonctionnaires, les députés, les hommes publics du pays sont devenus si fréquens et si violons, est-il supportable que ces hommes ne puissent pas se défendre rationnellement, au cours d’un débat libre, mais exactement circonscrit dans les limites de la logique et de la loi ? Il n’est pas tolérable que l’audience soit une arène où chacun ait le droit de tout dire, où l’honneur du plaignant dépende de la solution de je ne sais quelle confuse et tumultueuse bataille politique ! Prenons-y garde, notre pays, par des raisons complexes et multiples, devient de plus en plus une nation de fonctionnaires : il ne mérite pas que l’on fasse de lui aux yeux du monde une nation de fonctionnaires discrédités !

VI

Mais, dira-t-on, à quoi tient cette déviation du débat ? Pourquoi ceux qui sont chargés de le diriger ne parviennent-ils que rarement à accomplir leur tâche ? Là est le nœud de la question en ce qui concerne l’audience. Dans ces procès de presse plus que dans tous les autres, point de justice possible sans une magistrature forte et indépendante, sans la délégation à un arbitre respecté et redouté de tous des pouvoirs que la loi ne peut régler d’avance, et qu’il s’agit de préciser dans chaque espèce. Or, en telle matière, possédons-nous toujours cet arbitre sévère, constamment obéi ?

Qui serait surpris que la peur de la presse, ce sentiment moderne qui glace les plus forts, ne parvînt quelquefois à paralyser sur son siège un magistrat d’ailleurs très courageux ?

Ce président d’Assises n’a pas tremblé devant les menaces anarchistes, il a prouvé très simplement alors sa bravoure professionnelle. Aujourd’hui le voilà paralysé, inerte. Il assiste sans mot dire aux scènes tour à tour violentes et ridicules que ce débat sans maître déroule devant lui. Que craint-il donc ? Il doit bien comme homme public se soumettre à la critique, à la censure la plus attentive dans l’exercice de ses fonctions. Mais ce n’est pas la crainte d’une telle censure qui pourrait l’arrêter. Ce qui effraie le plus brave, c’est l’insulte personnelle qui le menace et qui le guette, qui l’atteindra demain dans son existence privée, dans ses affections de famille. Car tel journal qui s’indigne quand la justice criminelle invoque les antécédens d’un accusé, publiera tous les racontars sur l’hérédité, les tares familiales de ceux qui administrent, jugent, gouvernent le pays. Si dénuée de fondemens que puisse être la calomnie, elle aura toujours quelque effet, car il est malheureusement trop vrai, comme le disait Rœderer, que si « en Angleterre l’injure intéresse quelquefois en faveur de celui qui la reçoit, en France elle avilit toujours celui qui la souffre. »

Souffrir l’injure, ou bien faire un procès qui conduit à un débat semblable à celui qui se déroule sous nos yeux : telle est l’alternative qui s’offre trop souvent en France aux fonctionnaires de tous ordres. Le président d’Assises reste donc muet et sourd, et dans ce singulier procès, où le plaignant est accusé, où les coupables restent gaîment dans la coulisse, où l’accusé officiel est un jouet et un fantoche, où le juge des faits est caressé, menacé et circonvenu de toutes manières, où le juge du droit sait par avance qu’il sera traîné aux gémonies, qui donc guidera le débat ? qui réprimera les violences, les écarts de parole plus graves à l’audience que dans le journal poursuivi ?

Parfois (et ceci montre bien les vices de ce débat, vices dont on rendrait injustement le jury responsable), la diffamation est si énorme, si invraisemblable que le journal poursuivi ne recherche pas, ne peut espérer l’acquittement. Il accepte par avance la condamnation, sachant que, moyennant cette faible indemnité, il pourra sans danger apporter à l’audience des violences effrénées. Et il y réussit ! le verdict de condamnation disparaît dans le commentaire du scandale qui l’a précédé : scandale non réprimé, qui ne peut que produire sur le jury la plus démoralisante impression. Les lois ne manquent pas, cependant, pour châtier ces délits d’audience, mais il semble que toute loi perde ici sa vigueur.

C’est dans de telles affaires que la stratégie, les ruses du duel oratoire trouvent le terrain favorable par excellence à leur développement ! Ceux des jurés qui sont des politiques sont en proie aux fureurs des hommes de parti ; les autres (la majorité), surpris et déroutés devant ce déchaînement de colères, ne savent plus à quoi rattacher le oui, le non final qu’ils ont à déposer dans l’urne.

Cependant les voici autour du tapis vert, et la situation est plus difficile pour eux qu’elle ne le fut dans aucune autre affaire : « Le prévenu, gérant de tel journal, est-il coupable de diffamation ? » Telle est la question unique qu’on leur pose. Que ceux qui sont portés à railler les jurés, à les taxer d’erreur et de faiblesse veuillent bien réfléchir à toutes les difficultés qui résultent pour eux d’une telle interrogation ! D’abord et avant tout les jurés savent que ce gérant n’est pas, ne peut pas être le coupable, qu’il n’a point reçu, ni vu, ni lu le manuscrit de l’article poursuivi. Quel effort doivent-ils faire pour dire oui, pour condamner l’homme de paille, pour accepter cette fiction légale qui veut que, la publication constituant le délit, le gérant soit le coupable puisqu’il est le publicateur. Obscurément les jurés sentent que ce qui fait l’infraction, ici comme en toute matière, c’est l’intention délictueuse. Et cette intention, à qui donc est-elle imputable si ce n’est à l’auteur de l’article, ou bien au directeur qui est l’âme du journal et le gérant moral de l’entreprise ? Mais quelle que soit la pensée du juré sur ce sujet, il ne peut échapper au dilemme qui se pose. Il faut qu’il condamne le gérant fictif, ou bien, s’il acquitte, il faut que par-là même, et par le fait seul de l’acquittement, il condamne et flétrisse le fonctionnaire contre lequel on n’a produit aucune preuve. Entre deux innocens la loi lui donne à choisir. Il faut qu’il frappe l’un ou bien qu’il frappe l’autre. Soyez donc étonné, si la décision du jury, quelle qu’elle soit, déplaît à tout le monde ! Que feraient à sa place douze hommes de génie ?

En un tel embarras, et même au cas où le prévenu est l’auteur de l’article, les jurés voudraient souvent avoir quelque moyen d’acquitter tout le monde, d’absoudre le journal sans flétrir sa victime. Après tout, pensent-ils parfois, le prévenu et le plaignant nous plaisent assez l’un et l’autre ; ce sont de braves gens qui ne s’entendent pas ; l’un (l’accusé, le journaliste) est un rêveur qui était de bonne foi quand il a écrit son article, l’autre est un homme sérieux et de grand mérite. Comment ne faire tort ni à l’un ni à l’autre ? Puisque la loi ne nous permet pas d’exprimer toute notre pensée, essayons par un biais de nous faire comprendre. Condamnons, mais avec des circonstances atténuantes, et peut-être un recours en grâce !

Cette solution sans doute n’a pas grand sens, mais elle montre de la part du juré un désir touchant de ne pas nuire, et surtout elle révèle la situation si fausse dans laquelle on place ces honnêtes gens. La question unique qu’on leur pose contient des élémens complexes ; la résoudre par oui ou par non constitue souvent une impossibilité. Il faudra bien arriver à fournir à ces hommes la possibilité d’exprimer les idées diverses qui s’offrent à leur jugement, au lieu de les contraindre à se renfermer dans un obscur monosyllabe !

Actuellement leur perplexité est extrême et elle augmente encore quand ils se préoccupent des conséquences de leur verdict, des peines qui seront prononcées s’ils condamnent. Dans notre affaire le gérant seul est poursuivi, et c’est bien un miracle s’il n’est pas acquitté. Si ce miracle se produit le gérant sera mis en prison, il ne paiera pas l’amende, et personne n’aura à la payer pour lui. Voilà en vérité un beau résultat, aussi capable de prévenir la calomnie que d’inviter les jurés à la réprimer avec suite ! Mais, si l’auteur de l’article est présent et condamné ? En ce cas il fera de la prison et il y aura alors une répression. Mais sera-t-elle utile et efficace ? En matière de presse, on s’accorde aujourd’hui à reconnaître que la prison n’est pas une peine très appropriée, que les peines pécuniaires seraient d’un meilleur effet. Substituer de fortes amendes et de sérieuses réparations civiles à des séjours plus ou moins prolongés dans les cachots de Sainte-Pélagie est une idée qui ne rencontre guère que des approbateurs. Mais dès qu’il s’agit de la mettre en pratique, mille obstacles s’élèvent.

D’abord la loi, par le tarif de ses amendes, montre qu’elle répugne aux peines pécuniaires. Ce qu’elle veut, c’est la kyrielle de ces condamnations à 16 ou 25 francs, qui se récitent au bout des décisions comme une prière accessoire, à laquelle on ne veut pas manquer, mais dont la portée et le sens sont égarés depuis des siècles. Ainsi, les magistrats obéissent à des tendances anciennes et invétérées, en se tenant dans l’application de l’amende aux environs du minimum, et en n’accordant presque jamais de forts dommages-intérêts. D’ailleurs l’opinion publique (la même qui semble reconnaître l’efficacité des peines pécuniaires en matière de presse) les réprouve d’autre part à cause du point d’honneur. Ce point d’honneur, ou, si l’on veut, ce préjugé, empêche en général le plaignant de demander des dommages-intérêts. S’il le fait, il aura soin par divers procédés d’expliquer aux jurés, aux journaux et au public qu’il n’entend nullement en profiter, qu’il destine cet argent à ses pauvres !

Donc, chacun en France est bien d’avis qu’il faudrait appliquer en matière de presse de sérieuses peines pécuniaires… Seulement la question des dommages-intérêts n’est pas soumise au jury, la loi édicté des amendes minimes, les magistrats tiennent pour la prison, et le plaignant se déshonore s’il demande autre chose qu’un franc de réparation ! Ajoutons que si par miracle l’arrêt condamne le journal à des dommages-intérêts ou à une forte amende, le gérant insolvable ne paiera jamais ; l’écrivain ne paiera peut-être pas davantage, et les propriétaires du journal, nous l’allons bientôt voir, ne seront que trop protégés contre les recours de ce genre.

Tel est donc de nos jours dans ses traits principaux un procès de presse devant le jury. Loterie ! dira-t-on… Si ce mot était exact, il ne faudrait pas en sourire. La liberté ne dure qu’autant qu’une justice rigoureuse contient chacun dans le respect des droits d’autrui ; or le débat que nous avons suivi montre bien que si la loi et la pratique consacrent la liberté de la presse, elles n’organisent point sa responsabilité. Et le miracle dans ces procès de Cour d’Assises n’est point que le jury de temps en temps s’égare, mais qu’il puisse trouver une seule fois son chemin. Voyons donc à ce point de vue les résultats qu’ont pu donner depuis la loi de 1881 les poursuites devant le jury.


VII

Est-on jamais d’accord en fait de statistique ? et qui pourrait se flatter de répondre avec une exactitude absolue à cette question : Depuis la loi de 1881, le jury, statuant en matière de presse, a-t-il fait preuve, oui ou non, de l’extrême faiblesse qu’on lui attribue si généralement ? Sans prétendre trancher cette question difficile, traçons, au moyen de quelques chiffres non suspects, le tableau des poursuites de presse devant la Cour d’Assises depuis la loi de 1881, avec leurs résultats :


Périodes quinquennales Prévenus de délits politiques et de presse jugés par les Cours d’assises Acquittés
De 1881 à 1885 284 153 53 p. 100
De 1886 à 1890 273 140 51 —
De 1888 à 1892 319 96 30 —

D’un tel tableau, il paraît résulter que le raffermissement de la répression est caractéristique et rapide. Aussi lisons-nous les lignes suivantes dans le rapport de M. le Garde des sceaux sur la justice criminelle pour l’année 1892 : « Les délits politiques et de presse ont une nature et une allure si spéciales qu’il convient de les mettre à part. Sur 92 prévenus jugés par les Cours d’assises en 1892, 20 seulement ont été acquittés, soit 22 acquittemens sur 100 accusations, proportion inférieure à la moyenne générale qui est, nous l’avons dit, de 29 p. 100[3]. »

Ainsi les jurés, du moins en 1892, se sont montrés plus sévères pour les prévenus de délits de presse que pour les criminels de droit commun. Regardons le détail de quelques-unes des affaires de presse que les Cours d’assises ont examinées dans cette année instructive :


Délits de presse devant les Cours d’assises en 1892 Prévenus Prévenus acquittés
Diffamations envers les fonctionnaires. 26 12 46 p. 100
Provocation aux crimes de meurtre, de pillage, etc 35 3 3 —
Provocations à l’indiscipline adressées à des militaires, injures à l’armée 22 2 8 —

De ces chiffres on peut, avec réserve, dégager quelques conclusions.

Ce qui frappe d’abord, c’est le nombre infime des poursuites, en ces années où le nombre des délits, et spécialement des diffamations, n’a certes pas été décroissant. Mais en ce qui concerne la responsabilité personnelle du jury, nul à coup sûr ne saurait conclure de tels chiffres[4] que nos jurés contemporains soient enclins à ces acquittemens systématiques que d’autres temps[5], d’autres régimes ont connus. Qu’on veuille bien songer aux jurés de 1831 ; à la Tribune 111 fois poursuivie et 91 fois acquittée ; à houret, gérant de la Révolution, 30 fois pour suivi et 22 fois acquitté, à Degouve-Denuncques, rédacteur du Progrès du Pas-de-Calais 24 fois poursuivi et 24 fois acquitté ; à Evariste Gallois envoyé à la Cour d’Assises pour avoir brandi un poignard en s’écriant : « A Louis-Philippe, s’il trahit ! », et acquitté triomphalement ! Ces temps ne sont plus, quoi qu’on en puisse dire ; et il n’est pas paradoxal d’affirmer que, lentement, le jury fait son éducation. En tout cas, il faut convenir que dans ces quinze dernières années, malgré les conditions si défavorables dans lesquelles il a fonctionné, il n’a pas commis de fautes assez graves pour mériter sa condamnation.


VIII

Nous venons de montrer, dans la matière du délit de presse devant le jury, le fonctionnement de la loi actuelle. Comment l’améliorer ? Avant de répondre à cette question, examinons les opinions de ceux qui, renonçant à organiser le jury, entendent d’ores et déjà le destituer de ses fonctions de juge de la presse.

Voici d’abord aux yeux de ses partisans une doctrine qui, pour juger la presse, n’admet ni le jury ni aucun autre tribunal, par l’excellent motif qu’il n’y a point de délits de presse. C’est l’école de l’impunité, qui possède quelques bons argumens et des maîtres illustres. « Toutes lois sur les délits de presse sont et demeurent abrogées », telle est la proposition de loi à laquelle aboutit en 1876 cette doctrine, dont le grand maître, Emile de Girardin, aimait à dire : « La presse sans l’impunité, ce n’est pas la presse libre, c’est la presse ayant pour juges l’arbitraire, l’ignorance et l’intolérance. »

Ce qu’il faut bien remarquer, c’est que ces idées, repoussées en principe par le législateur de 1881, l’ont, en fait, pénétré et enveloppé ; elles ont exercé sur lui une influence telle que, soit par les vices presque volontaires de sa construction, soit par l’esprit qui devait présider à son application, le nouveau code de la Presse masque et déguise à peine depuis quinze ans, sous ses lignes correctes d’édifice pénal, le triomphe de fait du système de l’impunité. Ce point de vue est-il exact ?

Il suffit pour s’en rendre compte de relire les discussions qui ont précédé le vote de la loi de 1881. « Si nous faisons une loi pour ne pas l’appliquer, disait M. Allain-Targé, partisan de l’impunité déclarée, si nous y insérons des pénalités pour ne pas nous en servir, tout cela est bien inutile ! » Mais comment l’orateur pouvait-il supposer que la loi ne serait pas appliquée ? C’est qu’à l’heure où il parlait, les premiers articles votés avaient déjà rendu la répression illusoire. « Nous avons, disait M. Allain-Targé, détruit, désorganisé, supprimé à tout jamais ce qui pouvait être la responsabilité. A l’heure qu’il est, tout le monde, pourvu qu’il ait 20 ou 30 francs dans sa poche, peut publier un journal qui aura un, deux, trois numéros, tout le monde peut publier un libelle, peut même l’afficher, le faire distribuer par qui il voudra ; pourvu qu’il ait un gérant irresponsable, insolvable du moins, il est parfaitement à couvert de tout. »

Il est clair que dans ces conditions il était bien superflu d’inscrire des pénalités dans le Code ! L’orateur s’applaudissait d’ailleurs de ce résultat obtenu. « Ne compromettez pas, s’écriait-il, le bénéfice de l’impunité que le gouvernement pratique depuis deux ans et demi ! Il y a un fait nouveau, et ce fait, c’est que le gouvernement est outragé de la manière la plus odieuse, et il y a un fait ancien, c’est que nous, les républicains, nous avons été depuis dix ans assaillis par les calomnies de toute nature. On a cherché de toutes les manières à nous déshonorer, sans que nous ayons voulu provoquer des poursuites contre qui que ce soit… Et nous ne nous en portons pas plus mal La France, concluait-il, s’habitue à la licence de la presse, l’opinion publique se charge de défendre la société, les grands intérêts de l’Etat, et aussi la réputation des hommes politiques, de tout le monde ; et il est bien heureux que l’opinion publique se charge de ce soin, parce que la répression y échouerait. »

Ces idées avaient dans le Parlement des défenseurs convaincus, et ceux-ci, dans les cas difficiles, en appelaient au président de la commission, à Emile de Girardin. Ce dernier répétait ses célèbres remarques où tant de vérités sont mélangées à tant d’erreurs : « Pourquoi réprimer quand on peut réfuter ? » Et encore : « Les régimes politiques qu’un courant entraîne croient que ce sont les journaux qui les emportent, comme les enfans, lorsque la voiture dans laquelle ils se promènent est en mouvement, que ce sont les arbres qui marchent. » Quant à la calomnie, il n’y a qu’à opposer le dédain « aux ivrognes de la presse », à mettre toujours la vérité pour soi, car il n’y a qu’elle qui ait la puissance de nuire quand elle vous est contraire. » Sur ce point, Jules Simon allait plus loin encore que M. de Girardin : « Si vous voulez comprendre et appliquer la liberté, disait-il, il faut que vous fassiez disparaître le droit pour le dépositaire de la puissance publique d’être défendu contre l’injure. Je dirais volontiers que le fonctionnaire a droit à être injurié et à être défendu par ses actes, par sa droiture, et non par la puissance de la loi. » C’est bien là la théorie que plusieurs hommes politiques cherchaient à faire prévaloir par leurs amendemens. Le Parlement ne les a pas, sans doute, entièrement suivis, mais leurs idées circulent dans des textes qui, pour la plupart, ne semblent pas conçus et agencés en vue d’une ferme application. On s’est borné à conserver au nouveau Code de la presse quelque apparence répressive, à en faire, comme disait un député, une « loi de prévoyance. » Quelques-uns espéraient que son aspect, son uniforme de loi pénale suffirait à inspirer à la presse une salutaire terreur. « La crainte du jury, disait M. Ribot, sera le commencement de la sagesse. » Mais, à la vérité, les plus prudens parmi les membres de la majorité de la Chambre étaient eux-mêmes tentés de se prêter à l’expérience recommandée par Girardin. « En matière de presse, il n’y a qu’une idée dont la justesse n’a pas encore été vérifiée par l’expérience : c’est son impunité basée sur son impuissance. » Comment d’ailleurs ne pas comprendre que la pensée d’un tel essai ait pu hanter beaucoup d’intelligences ? Ce siècle a vu, en fait de répression, tant d’expériences avortées, tant de tentatives tragiques !… Par excès de logique, et par amour de pure symétrie, il était bien tentant (en même temps qu’aimable pour beaucoup d’intérêts que l’idée de l’impunité de la presse groupera longtemps encore) de virer entièrement de bord.

Aujourd’hui l’expérience est faite. Faut-il la continuer ?

Et d’abord, y a-t-il autant de gens qu’il y en avait alors pour soutenir le principe fondamental de l’école de l’impunité : à savoir que la presse est impuissante ?

Sans cette affirmation de l’impuissance de la presse, son impunité est inadmissible ; or c’est là une théorie qui depuis quelques années devient difficile à soutenir ! Pour le bien et pour le mal, la presse est devenue une des plus grandes, peut-être la plus grande puissance moderne. Dans les questions les plus hautes de la politique internationale, dans les conjonctures les plus graves au point de vue de la paix du monde, « la presse, disait récemment M. de Pressensé, a joué un rôle qui semblait jusqu’ici exclusivement appartenir aux gouvernemens constitués. » A l’occasion du conflit anglo-américain, n’a-t-on pas vu le directeur d’un journal de New-York organiser un plébiscite en faveur du maintien de la paix, et recevoir à ce sujet des télégrammes de souverains ?

Au point de vue de son influence sur la politique intérieure, et sur la vie des hommes publics, dira-t-on aujourd’hui que la presse est impuissante à flétrir, à ruiner par des violences calculées un fonctionnaire, un homme politique, une assemblée, un chef d’Etat[6] ? Et si on reconnaît cette immense puissance, par quelle anomalie serait-elle déchaînée au milieu de la société, jouissant du privilège exorbitant d’être irresponsable de ses fautes[7] ?

Mais, répondront les partisans de l’impunité, la répression est impossible !

Si le mal est certain et reconnu, l’effort pour y porter remède, eût-il cent fois échoué, devrait sans cesse se poursuivre ; et cette considération suffit à faire rejeter les conclusions de l’école de l’impunité, qui tendraient à supprimer le jury sans lui donner de successeur.


IX

Examinons maintenant un autre système, celui qui, voulant une répression sérieuse et efficace, ne croit possible de l’assurer qu’en donnant aux tribunaux correctionnels la connaissance des délits de presse actuellement déférés au jury. Ce système, qui remettrait en vigueur la loi de 1875, a été soutenu, il y a six ans, devant les deux Chambres, et n’a rencontré aucun succès devant l’une d’elles. Il a néanmoins des partisans nombreux ; c’est lui qui en cas d’échec définitif de la juridiction libérale de la Cour d’Assises, ralliera tôt ou tard un grand nombre de suffrages, et marquera par son succès le retour périodique vers les pratiques autoritaires, dont les étapes sont connues, et dont la censure est le but.

Les partisans de la juridiction correctionnelle ont, aussi bien que ceux de l’impunité totale, des argumens plausibles à fournir ; mais, à notre avis, ils sont dans l’erreur quand ils cherchent à justifier leurs vues en répétant qu’elles consacreraient le retour au droit commun.

Il n’y a pas de formule dont on ait plus abusé que de cette phrase célèbre, qui depuis quatre-vingts ans défraie tous les propos, les discussions et les discours sur la presse. Et ce qui peut surprendre, c’est que ce « droit commun, » véritable Protée, change sans cesse de sens et de forme : tantôt il est la liberté, tantôt il est la servitude, mais c’est toujours le droit commun. En quoi le « retour à la correctionnelle » pourrait-il constituer ce célèbre « retour au droit commun » ? Voici la théorie. On s’est avisé que le tribunal correctionnel est la juridiction des délits, tandis que la Cour d’Assises est la juridiction des crimes. Ce serait donc par une sorte d’exception, de privilège, d’accroc au droit commun que les infractions de la presse, qui sont des délits, seraient déférées aux Cours d’Assises qui, d’après la loi, sont juges des crimes. Tel est le raisonnement.

Il serait irréprochable si notre Code pénal avait pris la peine d’étudier les infractions au point de vue de leur gravité, et de définir scientifiquement le délit et le crime. En ce cas, les infractions les plus graves seraient, sous le nom de crimes, déférées à une juridiction, et les moins graves seraient, sous le nom de délits, déférées à une autre : il serait alors exceptionnel qu’une infraction scientifiquement classée dans les délits à raison de son peu de gravité fût renvoyée devant la Cour d’Assises. Mais chacun sait qu’il n’en est pas ainsi et que, malheureusement, notre division tripartite des faits punissables en crimes, délits et contraventions, est purement arbitraire, empirique, et ne correspond à rien de rationnel. Rossi dénonçait déjà vers 1830 l’absurdité de ce système, mais il est toujours debout. Même, les distinctions imaginées par le Code de 1810 sont devenues aujourd’hui d’autant plus arbitraires que, par suite de circonstances que nous avons indiquées, la plupart des crimes devant le jury sont punis de peines correctionnelles. — Il n’y a donc pas d’attribution rationnelle et philosophique de compétence. L’infraction de la presse appartient au jury parce qu’elle lui est déférée par la loi ; et il n’y a rien dans l’économie générale de notre Code qui rende plus normale et plus harmonieuse la juridiction correctionnelle en pareille matière. J’ajoute qu’il ne faudrait jamais perdre de vue dans ces questions (et on le fait constamment), que la juridiction pénale ordinaire et normale de ce pays, la juridiction pénale de droit commun suivant la loi, — est le jury. C’est en le dépossédant qu’on a fait à ce droit commun des exceptions plus ou moins heureuses.

Ce point de vue, d’ailleurs, est secondaire aux yeux des partisans du tribunal correctionnel, dont le but véritable n’est pas le rétablissement de l’harmonie dans notre jurisprudence ! Ils proscrivent le jury comme juridiction qui acquitte, et cherchent dans le tribunal correctionnel une juridiction qui condamne. Sur ce point, il faut l’avouer, leurs argumens sont assez forts ! On se souvient que sous l’Empire, toutes les poursuites correctionnelles, à part un nombre infime d’exceptions, ont été suivies de sévères condamnations. Cela est tentant, à première vue, pour ceux qui jugent que l’impunité de la presse avec le jury est certaine !

Qu’ils envisagent cependant les inconvéniens du système ! Qu’ils se souviennent de ce que les républicains disaient aux magistrats du second Empire : « Le gouvernement, fatalement, arrive à s’attribuer le droit de choisir lui-même parmi tous les magistrats d’une Cour ou d’un tribunal, ceux qui devront prononcer entre la presse et lui. » — « Un juge chargé de juger les délits de presse passera toujours pour être un instrument de domination, instrumentum regni. » C’était l’opinion de M. de Serre, de Chassan et de tant d’autres, qui ont montré combien l’attribution des procès de presse aux tribunaux correctionnels est contraire aux véritables intérêts de la magistrature ; et les intérêts de la magistrature sont ici ceux de la justice et de la nation même. Quel péril dans une démocratie qu’une magistrature dépendante ou supposée telle ! Dans un pays où les partis se disputent le pouvoir et peuvent l’obtenir tour à tour, il y aurait non seulement une magistrature politique, mais plusieurs camps, bientôt plusieurs factions dans cette magistrature !

Mais, objectera-t-on encore, ces maux sont compensés par les avantages d’une répression constante et efficace. Serait-ou même sûr de cette répression ? Ceux qui rêvent imprudemment de ces années du second Empire où les tribunaux condamnaient toujours, et qui établissent un saisissant contraste entre la rigueur des juges et la mollesse des jurés, pourraient bien avoir quelques surprises si leur système venait à prévaloir aujourd’hui. L’habitude des courtes peines, des amendes insignifiantes, des dommages-intérêts dérisoires n’est pas actuellement le fait du jury, qui n’a qu’indirectement à statuer sur toutes ces choses. S’il y a faiblesse, dans les applications de la loi, on peut demander aux hommes d’expérience si cette faiblesse n’est pas universelle, et ne suit pas une marche en quelque sorte parallèle dans la magistrature et dans le jury.

D’ailleurs, en admettant que ceci soit inexact, et que le jugement de la Presse par le tribunal correctionnel dût amener aujourd’hui une ère de condamnations aussi suivies et rigoureuses que celles qui ont été prononcées sous l’Empire, croit-on que ce système s’établirait chez nous, en 1896, sans entraîner les conséquences les plus graves ? Peut-on, au milieu d’un régime de suffrage universel, de liberté politique totale, reprendre tout à coup, sur un seul point, une des méthodes caractéristiques des gouvernemens personnels ? Les régimes qui ont imposé à la presse la juridiction correctionnelle disposaient de moyens de compression dont il n’existe plus trace. Que le gouvernement prenne aujourd’hui la responsabilité directe du jugement des journaux, quels embarras inextricables lui créera une telle responsabilité ! De combien d’interpellations, de chutes de ministères une telle mesure sera-t-elle la source ! Nous avons dit ailleurs qu’il est déjà fâcheux que, par la situation un peu trop dépendante du président d’assises, par l’ingérence un peu trop active du ministère public, le gouvernement prenne quelque apparence de participation au jugement des affaires criminelles… Que serait-ce, grand Dieu ! le jour où le gouvernement assumerait, en quelque sorte officiellement, la responsabilité des jugemens, et cela dans cette matière si délicate des délits de presse !

Acceptons donc le jury. Avec son impersonnalité, son impartialité certaine, il est la seule juridiction qui dégage les gouvernemens et rassure les citoyens dans un pays libre. D’ailleurs les adversaires mêmes de cette juridiction, M. Tarde par exemple, reconnaissent que, s’il est une matière qui lui soit particulièrement destinée dans un pays de démocratie, c’est à coup sûr le délit de presse.

Et puisque nous acceptons le jury, faisons-le franchement ! n’essayons pas, tout en renonçant à l’abattre, de lui reprendre un à un, par des mesures particulières, les délits destinés à sa compétence. Déjà par des lois spéciales, promulguées à la suite de graves incidens, et par l’effort de la jurisprudence qui, en matière de diffamation, tend à reconnaître à peu de personnes le caractère public qui les rend justiciables de la Cour d’Assises, on a réduit quelque peu son domaine. Ces mesures dussent-elles avoir en apparence, et même d’abord en réalité de bons résultats, nous paraîtraient encore pleines de dangers à bien des points de vue, et notamment à celui-ci : en réduisant le champ d’action du jury on le condamne dans les affaires qui lui sont laissées, à faire de mauvaise besogne. En effet, dans les œuvres du concours civique, et l’œuvre du jury en est une par excellence, l’usage, l’exercice, l’expérience peuvent seuls façonner le citoyen, le rendre apte à sa fonction et créer une juridiction utile.


X

C’est donc au jury qu’il faut s’en tenir, mais à quel jury ? car son organisation peut se comprendre de bien des manières.

D’abord il est des âmes sentimentales, un peu naïves sans doute, qui voudraient pour juger la presse une sorte de jury d’honneur, ou plutôt un conseil de discipline composé d’écrivains, et exerçant sur les journalistes, groupés en Ordre ou en corporation, une juridiction de famille. C’est d’un tel jury qu’Emile Augier faisait le rêve. On se souvient des Effrontés : « Si les journalistes ne constituent pas, comme les avocats, un Conseil de l’Ordre, la Presse est perdue… » Est-il besoin de dire qu’une juridiction de discipline, assez ferme et puissante pour imposer ses lois aux journalistes, assez souple pour ne gêner en rien une profession dont la liberté est l’essence, serait la juridiction idéale ? Tous les amis de la presse doivent souhaiter l’accomplissement de ce rêve de self-government. Mais, à en croire la réalisation prochaine, ils risqueraient sans doute de paraître ingénus.

Le temps n’est plus où la presse française était une petite confrérie, où les partis connaissant leur presse, ayant un petit nombre de journaux, faisaient eux-mêmes leur discipline. Qu’on songe que dans les dernières années de la Restauration il n’y avait en tout à Paris que 12 journaux, comptant ensemble moins de 60 000 abonnés[8]. Aujourd’hui la presse périodique parisienne comprend 2 401 organes, et la presse provinciale, d’existence et de prospérité si récentes, en comprend 3 386.

Tel est le peuple immense auquel il faudrait qu’une juridiction de famille imposât une discipline ! Comment s’y prendrait-elle ? Il est inutile de se dissimuler que la plupart des journaux vivent aujourd’hui de la publicité, et sont par conséquent dans une tutelle financière qui rend plus chimérique encore l’aimable rêve d’Emile Augier.

Renonçons donc pour le moment au Conseil de l’Ordre de la presse. C’est un autre jury qu’il nous faut, mais lequel ?

XI

Il y a une idée qui depuis cent ans a fait son chemin dans quelques cerveaux, mais qui en est rarement sortie pour faire son chemin dans le monde, c’est celle d’un jury spécial applicable à la presse. Cette idée, qu’il ne faut pas confondre avec le projet fantaisiste d’un jury d’honneur, est sérieuse et mérite au moins d’être discutée.

Observons tout d’abord que cette expression de « jury spécial » correspond aux théories les plus diverses. Les uns l’entendent en ce sens que le jury de la presse devrait être l’objet d’un recrutement spécial ; les autres se préoccupent moins de la composition de ce jury que d’une organisation spéciale qui le mettrait en rapports plus directs avec les magistrats, et le rendrait peut-être, à côté d’eux, juge du droit et du fait par des décisions motivées. Ces dernières tendances sont celles de plusieurs jurisconsultes modernes et notamment de M. Georges Barbier.

En Angleterre, la principale et on peut dire l’unique différence entre le juré commun et le juré spécial, c’est que le premier est choisi par les juges de paix sur la liste des citoyens qui ont un revenu de 15 livres, tandis que le second est choisi parmi ceux qui ont un revenu net de 200 livres[9]. C’est à la partie qui veut un « jury spécial » à le réclamer et à le payer. En matière de presse ce jury spécial est généralement accordé. La base de cette institution, on le voit, est exclusivement censitaire. Ce n’est point assurément une idée de ce genre qui guidait Sieyès, lorsque le 20 janvier 1790 il proposait à l’Assemblée constituante, pour réprimer les délits de presse, un jury spécial composé de dix jurés jugeant le fait et « choisis par le procureur syndic parmi les auteurs. » Cette proposition exaspéra Marat ; elle encourut aussi le blâme de Camille Desmoulins, et eut pour résultat de rendre son auteur suspect. Mais la loi du 29 septembre 1791 qui organisait le jury, admit dans de certaines matières, celle du faux et celle de la banqueroute, le principe des jurés spéciaux « ayant les connaissances techniques relatives au genre du délit. » Le Code du 3 Brumaire an IV réalisa un instant le rêve de Sieyès, en déclarant qu’il y aurait des jurés spéciaux, fruits d’une sélection administrative, pour juger notamment les écrits imprimés.

Mais ces idées, bien qu’acceptées et défendues par des hommes aussi autorisés que Sieyès, Merlin et Daunou[10], n’eurent réellement aucun succès.

Bien plus tard, à la fin du second empire, Prévost-Paradol reprenait l’idée de Sieyès et de Daunou. « Si pourtant, disait-il dans la France nouvelle, le jury ordinaire inspire encore des défiances, si l’on craint qu’il ne manque trop souvent de fermeté ou de lumières dans ces affaires délicates, rien n’empêche de mettre à l’épreuve le système d’un jury spécial pour les délits de presse. On pourrait former la liste de ce jury spécial, pour chaque ressort de Cour, soit avec les noms de tous les conseillers généraux, soit en joignant à ces noms ceux des conseillers à la Cour d’appel. A Paris, où les affaires de presse ont plus d’importance, on pourrait agrandir et relever cette liste, en y ajoutant les noms des membres de l’Institut. »

Quels résultats produiraient ces jurys ingénieusement mélangés ? Que valent ces combinaisons, et que vaudrait telle ou telle autre parmi celles qu’on peut imaginer à l’infini ?

Nous croyons quant à nous qu’il ne faut pas risquer de rompre l’unité de la justice nationale en multipliant les catégories de juridictions. Nous n’admettrions l’idée de Sieyès et de Prévost-Paradol qu’en tant que quelques hommes spéciaux pourraient être adjoints à la liste des jurés ordinaires, dans certains cas déterminés. Nous ne croyons pas qu’un jury d’auteurs, c’est-à-dire de confrères, puisse être pour l’écrivain et pour la société autre chose qu’une juridiction dangereuse et passionnée. Mais il pourrait être bon qu’à côté de la liste générale du jury, il y eût une liste spéciale d’écrivains, peut-être recrutés à l’élection, et que, dans chaque affaire de presse, un ou deux membres de cette liste apportassent au délibéré un élément renseigné, une puissance consultative très précieuse. Ces idées, en tous cas, sont loin d’être mûres, et nous sommes de ceux qui pensent que, toutes autres solutions étant définitivement ou provisoirement écartées, il faut s’en tenir pour juger la presse au jury criminel, en faisant un sérieux effort pour l’améliorer dans son ensemble.


XII

En quel sens diriger cet effort ?

Ces études auront leur conclusion dans l’esquisse que nous allons tracer de deux séries de réformes.

L’une aura trait à la juridiction criminelle en général, et notamment au recrutement du jury, à son fonctionnement, à ses rapports avec les magistrats. L’autre, au point de vue spécial des délits de presse, aura trait aux procédés et aux institutions qui nous paraissent de nature à rendre en cette matière la tâche du jury plus aisée et son œuvre plus efficace.

Le premier point de vue, celui qui a trait aux réformes de la Cour d’Assises dans sa constitution organique, formera le sujet d’un prochain et dernier article. C’est donc le second point de vue, celui des réformes spéciales au régime de la presse, qu’il nous faut envisager aujourd’hui.

Mais avant d’aborder ces réformes, une « question préalable » se pose. A quoi bon tenter d’améliorer le jury de la presse si on ne doit le saisir que de quelques rares affaires, s’il doit rester ce qu’il est : une arme de parade rouillée et dangereuse ? Une juridiction « de prévoyance », comme on disait en 1881, c’est-à-dire une juridiction qui ne fonctionne qu’à de longs intervalles, par exception et comme par caprice ; qui, en 1892, a vu comparaître pour toute la France 26 prévenus de diffamation envers les fonctionnaires, ne saurait acquérir la sûreté et l’expérience que l’exercice procure ; elle s’atrophie, tend à disparaître ! Il y a là, on le comprend, un problème dont il serait puéril de méconnaître les difficultés. Est-il possible, en matière de diffamation contre les personnages publics par exemple, d’introduire dans les poursuites quelque suite et quelque régularité ?

Un honorable magistrat s’exprimait ainsi, récemment, sur ce sujet délicat[11] : « Le ministère public doit poursuivre, même d’office et sans plainte, la répression des diffamations contre les fonctionnaires… Je veux que la défense de l’honneur du fonctionnaire auquel un fait précis est imputé soit non pas un droit, mais un devoir. S’il ne mérite pas d’être défendu par l’action du ministère public, qu’il sorte de l’administration[12] !… »

Il est clair cependant qu’il y a des cas nombreux où il est difficile de concevoir que la poursuite puisse avoir lieu sans la plainte de la partie intéressée, d’un ministre, par exemple ; et à un point de vue plus général, il y aura toujours, dans l’application des lois sur la presse, une mesure à garder. « La poursuite constante, régulière et inéluctable, disait M. Ribot, en 1881, c’est une idée de magistrat, ce n’est pas une idée de garde des sceaux. » Cela est surtout vrai quand il s’agit de délits d’opinion. Il serait cependant désirable qu’en matière de diffamation contre ceux qui gouvernent ou représentent le pays, le procès devînt la règle au lieu d’être l’exception.

Quels moyens employer pour arriver à ce but ? Le meilleur, à coup sûr, est l’adoption d’un ensemble de mesures propres à encourager les plaintes ou les citations directes, en rendant l’accès de la Cour d’Assises plus facile, non coûteux et de résultat plus sûr. Le Français n’a pas plus qu’un autre le goût d’être diffamé, et le jour où il aurait à sa portée un moyen pratique de faire condamner son diffamateur il ne manquerait pas d’y recourir ! Jusqu’à ce jour, on a pu dire qu’il faut qu’un fonctionnaire ou un député soit bien audacieux, bien patient et bien opulent pour tenter un procès devant la Cour d’Assises. En effet, même après avoir triomphé de son accusateur, il se trouve, la plupart du temps, contraint à payer les frais du procès ! Une proposition de loi tout récemment adoptée à la Chambre des députés va bientôt porter remède à cette situation. Ce sera un pas fait dans la voie des réformes pratiques où il faut s’engager résolument.

Une de ces réformes, bien facile et logique, est l’extension du droit de citation directe. Aujourd’hui, un fonctionnaire, un juré ou un témoin diffamé peuvent citer directement leur adversaire devant la Cour d’Assises ; une administration publique, un député ou un sénateur ne le peuvent pas. Il faut abolir ces distinctions sans fondement et faciliter ainsi les procédures. Il faut aussi, et c’est un des élémens essentiels de progrès, leur donner plus de rapidité. Mais on nous pardonnera de ne pas exposer ici les procédés qui nous paraissent propres à assurer ce résultat ; c’est un sujet que nous traiterons dans nos conclusions générales.

Si par l’ensemble de ces moyens on arrivait à obtenir quelque régularité dans les poursuites devant le jury on aurait fait un pas immense. Rien ne déconcerte le juré, et, on peut bien le dire, le juge, comme le défaut de fixité et la fantaisie dans la répression. En une matière bien importante, et qui cette fois dépend exclusivement de l’initiative des parquets : celle de l’outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre, le caprice dans les poursuites a pu être la cause d’acquittemens fâcheux. Quand un des industriels de la pornographie contemporaine est par hasard renvoyé devant la Cour d’Assises, l’avocat tire de sa serviette vingt recueils également scandaleux qui se vendent fort librement… Le jury ne comprend plus et acquitte. Quand la loi, qui est égale pour tous, n’est pas égale dans ses applications, le prévenu n’a plus la physionomie d’un coupable, mais la mine d’un malchanceux.

XIII

Nous croyons donc que le jury, appelé à statuer plus régulièrement sur les délits de presse, s’améliorera par l’expérience et la pratique. Mais un point important pour obtenir de lui de meilleures décisions est de sauvegarder avant le débat son indépendance et sa fraîcheur d’impression.

En Angleterre, les juges de la Cour Suprême ont un pouvoir illimité et arbitraire pour réprimer tout contempt of Court. Cette expression générale comprend non seulement les outrages aux magistrats et les désobéissances à leurs ordres, mais toutes les publications relatives aux affaires « subjudice » qui sont de nature à porter atteinte à la liberté des jurés et des juges. Il est clair qu’un pouvoir de cette nature et de cette étendue n’est admissible que s’il est la conséquence des mœurs de la nation ; et nul citoyen anglais n’a reproché à ses magistrats d’en faire usage autrement que dans l’intérêt de la libre administration de la justice.

Nous ne pouvons songer à établir chez nous un régime aussi sévère. Contentons-nous donc d’aviser à protéger notre juré avant l’audience contre les atteintes directes dont sa liberté est souvent l’objet. S’il est menacé, qu’on applique résolument les lois existantes ! Mais il est une menace que nos anciennes lois prévoyaient, que la loi actuelle ne réprime plus, et qui est une des plus capables de troubler la plupart des jurés parisiens. Tous ceux qui connaissent ces jurés savent l’effet profond et désastreux que produit sur leurs esprits la publication de leurs noms avant l’audience. Une loi de 1849 interdisait « de publier le nom des jurés, excepté dans le compte rendu de l’audience où le jury a été constitué. » Il serait urgent de remettre ce texte en vigueur.

Quant aux publications, aux indiscrétions et aux commentaires de toute sorte qui, dans nos mœurs actuelles, atteignent directement ou indirectement les jurés avant qu’ils soient réunis pour statuer, il n’est pas bien aisé d’en endiguer le flot. Ces mœurs déplorables sont chez nous, il faut le reconnaître, en quelque sorte légitimées par une complicité universelle. Au point de vue de tout accusé elles ont amené ce résultat étrange, que la situation d’un prévenu est souvent plus pénible que celle d’un condamné. Le prévenu, c’est-à-dire celui que la loi présume innocent, est discuté, raillé, perdu, flétri avant même qu’il soit arrivé au Dépôt. En revanche, le condamné, c’est-à-dire le coupable, bénéficie de toutes les pitiés et quelquefois de toutes les faiblesses. Au point de vue des jurés ces mœurs ont fait un mal immense, et c’est ici qu’il faut reconnaître que toute loi est impuissante si une nation ne veut pas, par respect pour elle-même et pour le salut des accusés, en même temps que pour la dignité de la justice, imposer des limites au goût effréné de l’information.

Cependant, sur ce point encore, l’impuissance du législateur n’est pas complète. Un texte bien inutile de la loi de 1881, l’article 38, interdit de publier les « actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle avant qu’ils aient été lus en audience publique. » C’est exactement le contraire qu’il aurait fallu édicter. La publication des actes de la procédure, qui sont des documens sérieux, reposant sur des bases légales, serait d’un effet moins fâcheux que celle de toutes les informations, fantaisistes ou mensongères, assaisonnées de commentaires passionnés dont les journaux sont souvent remplis. Nous pensons donc, avec M. G. Barbier, qu’il eût été plus logique d’interdire avant l’audience « toutes publications autres que celles qui se borneraient à reproduire ou à résumer fidèlement, sans commentaire, les documens de l’instruction. »

Si cette prescription était obéie, nos jurés aborderaient d’un esprit plus calme, et plus dégagé d’idées préconçues, cette audience, dans laquelle nous voudrions maintenant les placer en face des vrais coupables.


XIV

Il est clair que la première et indispensable condition pour rendre une bonne justice est d’avoir sous les yeux la personne réellement coupable de l’infraction poursuivie… Cela paraît si évident, et la situation créée par la responsabilité fictive du gérant est si bizarre aux yeux des personnes étrangères aux subtilités juridiques qu’il faut expliquer en quelques mots la base légale de cet état de choses.

L’idée sur laquelle repose notre législation de la presse est contenue dans cet axiome : « C’est la publication qui fait le délit. » Cette idée est juste en tant que le délit de presse ne peut se concevoir sans publication. Mais la vraie question est celle de savoir quel est le « publicateur véritable » et c’est cette question que la loi actuelle, à notre avis, résout fort mal. D’après elle, le « publicateur » est une certaine personne dévouée par avance à ce rôle ingrat, connue du Parquet, tenue d’apposer sa signature sur chaque numéro du journal et que l’on nomme le « gérant » bien qu’elle soit, comme l’on sait, presque toujours étrangère à la « gestion » du journal. Ce gérant est si bien aux yeux de la loi l’auteur principal du délit de presse, que l’écrivain qui a créé le corps du délit, qui a écrit l’article incriminé, n’est considéré, si le gérant est connu, que comme le complice de l’infraction.

Nous ne ferons pas assurément une œuvre bien nouvelle en critiquant cette institution de la gérance, sévèrement appréciée par tous ceux qui ont examiné notre Code de la Presse. C’est une vieille erreur qui, une fois entrée dans la législation du pays le plus conservateur qui soit au monde (je parle du nôtre), passe de loi en loi, de régime en régime, toujours condamnée et toujours vivace. Notre esprit de routine cependant n’explique pas entièrement la durée de cette loi injuste. On ne saurait méconnaître que la gérance est une institution commode, d’abord pour ceux que le « procureur à la prison » protège, et qui peuvent ainsi commettre des délits en se dérobant à leurs conséquences ; ensuite pour les gouvernemens qui de temps en temps veulent paraître énergiques sans irriter la presse, et trouvent ainsi sous leur main une victime expiatoire. A aucun autre point de vue l’institution de la gérance fictive ne peut trouver de défenseurs.

Qu’on dise que demain, dans une matière pénale quelconque, celle du vol par exemple, il sera convenu que certains individus désignés et connus à l’avance seront poursuivis aux lieu et place des voleurs, en vertu d’une convention légale qui dispensera la justice du soin de rechercher les criminels, et les criminels du soin de se soustraire à la justice ! Cette institution sera assurément commode, mais elle aura précisément toute la valeur morale et sociale que la « gérance » actuelle possède. Et s’il y avait des gérans pour les entreprises de vol, croit-on que les jurés ne seraient pas bientôt las de frapper ces boucs émissaires ? En ce cas, on dirait peut-être que le jury n’est pas apte à condamner les voleurs !

Si cependant, malgré cette situation étrange, le jury, dans une affaire de presse, fait pour le principe l’effort de condamner, nous avons indiqué les résultats qu’il peut atteindre. Le gérant est mis en prison, spectacle immoral et absurde ! Quant aux amendes et aux réparations civiles, personne ne les paiera.

Précisons bien ce point. Qui paierait avec notre système ? Ce n’est point l’auteur de l’article : il est inconnu. Ce n’est point le directeur effectif du journal, le gérant véritable qui a agréé l’article, et peut-être l’a demandé. Ce gérant-là, la loi ne le met en cause à aucun titre, et il ne peut être poursuivi que si des faits de complicité, généralement impossibles à établir, sont relevés par l’instruction à sa charge. Qui paiera donc ? Pour les amendes, la réponse est bien nette : personne, car le gérant est insolvable et nul n’est responsable des amendes que lui. Pour les condamnations civiles, qui comprennent les dommages-intérêts et les frais, le gérant ne les paiera pas davantage, et le directeur du journal ainsi que l’auteur de l’article sont hors d’atteinte. Qui donc paierait ?

Mais, objectera-t-on, le journal a un propriétaire ; ce propriétaire, individu ou société, devra payer. Il n’en est rien. Le gérant a été condamné en son nom personnel ; les condamnations qu’il a encourues lui sont personnelles, et ne peuvent être exécutées contre le propriétaire. Voilà donc un journal qui diffame, injurie, encaisse les bénéfices, et les propriétaires, le directeur, l’auteur anonyme sont également dispensés, non seulement de faire la prison, mais encore de payer le dommage !

Qui donc paiera, demandions-nous ? Ce sera, quant aux frais, le plaignant, le diffamé, même s’il a gagné son procès !


Hé quoi donc ! les battus, ma foi, paieront l’amende !


Il faut reconnaître pourtant que l’irresponsabilité totale des propriétaires du journal, trop souvent consacrée dans les faits, n’est pas inscrite dans la loi. Il y a dans la loi de 1881 un article 44 d’après lequel, au point de vue des condamnations pécuniaires prononcées contre les gérans ou les auteurs, les propriétaires sont responsables « conformément aux règles du Code civil ». Mais, pour qui connaît la pratique, ces mots, « conformément aux règles du Code civil », ont pour effet de rendre la responsabilité si difficile à établir qu’elle devient, en beaucoup de cas, illusoire. On n’a pas voulu créer une responsabilité absolue, et le propriétaire ne répond des condamnations du gérant que comme un commettant quelconque répond des fautes de son préposé. Il faut donc, pour obtenir une condamnation pécuniaire contre le propriétaire du journal, soit lui intenter un procès séparé devant le Tribunal civil, soit le mettre en cause personnellement devant le tribunal de répression, et réussir à faire contre lui une preuve souvent délicate.

De plus, il est une circonstance qui rend tout spécialement difficile au plaignant de mettre en cause le propriétaire : c’est que généralement il ne le connaît pas ! Pour parvenir à le découvrir, il faut faire une enquête souvent peu aisée, dans laquelle le parquet pourrait réussir, mais où les investigations d’un particulier sont entravées par les plus grands obstacles.

Tel est, dans ses traits généraux, le système actuel, que l’on peut appeler le système des responsabilités fictives. Comment y substituer le système des responsabilités réelles ?

Il suffirait pour cela, selon nous, de renoncer à l’institution actuelle de la gérance et de rechercher les publicateurs réels en s’appuyant sur ce principe fondamental de notre droit : que ce qui constitue le délit de presse comme tout autre, c’est la volonté, l’intention de nuire. Or, chez qui se rencontre cette intention ? Avant tout chez l’auteur de l’article destiné à la publication, chez l’écrivain, le créateur du corps du délit, que par d’étranges subtilités on nous présente aujourd’hui comme le complice !

Ce n’est pas tout. A côté de l’écrivain se trouve le directeur du journal qui a inséré l’article. Voilà le vrai publicateur, l’agent effectif et l’entrepreneur de la publication ! Sa personnalité et sa fonction se reconnaissent, à ce qu’il nous semble, à cette pierre de touche, que c’est lui qui agrée ou qui refuse les articles destinés au journal ; c’est lui, par conséquent, qui est le publicateur intellectuel, et non le publicateur fictif comme le gérant, ou le publicateur matériel comme le prote. Il doit être considéré comme co-auteur du délit commis par l’écrivain.

L’écrivain, le directeur, voilà les deux responsabilités réelles que le jury devra trouver en face de lui !

Supposons maintenant que l’article ne soit pas signé. Nous ne sommes pas de ceux qui acceptent avec Louis Blanc la doctrine du fameux amendement Tinguy, et voudraient obliger tout écrivain à signer ses articles. Nous ne demandons même pas, avec Girardin, que les signatures figurent au moins sur l’exemplaire destiné au parquet. Contrairement à ces doctrines, nous croyons qu’il est légitime que certains journaux veuillent représenter une force anonyme et collective. Mais à cela il faut mettre une condition : c’est que cette force, au lieu de s’incarner dans l’homme de paille qui signe au bas de la dernière page, s’incarne dans le directeur, souvent brillant et célèbre, dont le nom pare la manchette, et qui est le représentant moral de l’entreprise ! Donc si l’article n’est pas signé, l’auteur principal du délit de presse sera le directeur réel et effectif du journal.

Mais, dira-t-on, des lois sévères, celle de 1828 par exemple, ont déjà fait un effort pour se trouver en face d’une responsabilité véritable. Elles ont exigé notamment que le gérant eût une part dans la propriété du journal. Puisqu’elles ont échoué, puisqu’on a toujours vu renaître l’inévitable gérant fictif, pourquoi un système nouveau serait-il plus favorisé ? On baptisera le même gérant fictif du nom de directeur, et les choses n’iront pas mieux !

Ceci serait à craindre, sans doute, si dans notre système la désignation du directeur effectif n’était étroitement garantie par la responsabilité des propriétaires du journal. Ceux-ci, obligés à se faire connaître, obligés à répondre civilement des condamnations encourues, seraient de plus pénalement responsables de toute fausse déclaration relative à la direction du journal, et soumis de ce chef à la surveillance la plus étroite. C’est sur ces points qu’il nous faut maintenant insister.


XV

Il y a un capital engagé dans toute entreprise de publication. Aujourd’hui tout semble disposé en vue de sauver en cas de condamnation ce capital, cette mise du propriétaire. Nous partons d’un principe opposé qui se formule ainsi : les condamnations que le journal peut encourir constituent un élément des risques courus par le capital engagé dans l’opération. Il faut que ce capital, connu et révélé dès la formation de l’entreprise, réponde intégralement des conséquences pécuniaires des infractions.

Comment atteindre ce but ?

Il y aurait d’abord un moyen préventif auquel reviennent invinciblement beaucoup d’esprits : c’est le cautionnement. Le cautionnement est, dit-on, une invention de Chateaubriand. Les Anglais l’ont emprunté à la France ; il existe encore dans ce pays de liberté[13] ; et chez nous, depuis 1819, il n’a guère cessé de figurer dans les lois. On a vu le cautionnement disparaître pendant quelques semaines en 1848 et en 1870, puis, remis en vigueur par la loi du 6 juillet 1871, il a fonctionné jusqu’à notre loi de 1881[14].

Faut-il y revenir ? Nous ne le pensons pas. Il suffit de songer aux argumens qui ont servi jadis à justifier le cautionnement pour reconnaître que cette mesure est réellement incompatible avec un régime de suffrage universel. « Tout journal, disait Royer-Collard, est une influence et appelle une garantie ; or la garantie politique ne se rencontre, d’après la Charte, que dans une certaine situation sociale ; cette situation est déterminée par la propriété et ses équivalens, voilà le principe du cautionnement. » Le principe du cautionnement est en effet censitaire ; et lorsque Chateaubriand, Lainé, Guizot et tant d’autres défendaient cette institution contre Benjamin Constant, il y avait en France un cens électoral et un cens d’éligibilité. Avec quel succès rééditerait-on contre le cautionnement le fameux « silence aux pauvres ! » en notre temps où la fortune a cessé d’être considérée comme la garantie politique ! Dira-t-on que le cautionnement est tout simplement nécessaire pour assurer l’exécution des condamnations pécuniaires ? M. Guizot soutenait ainsi cette théorie : « Partout où la société a reconnu le fait d’une puissance capable de lui causer de grands dommages contre lesquels les menaces et les châtimens des lois pénales n’étaient pas de nature à lutter avec succès, elle a exigé de ceux qui prenaient en main cette puissance des garanties particulières. Ainsi, les médecins, les avocats, les notaires sont autant d’exemples de cette vérité. » Mais la confusion n’est-elle pas évidente ? La société exige fort légitimement du médecin ou de l’avocat un diplôme, mais elle ne s’arroge pas pour cela le droit de l’obliger à fournir caution qu’il ne tuera pas ses malades, ou ne fera pas condamner ses cliens ! En ce qui nous concerne, nous rejetons l’idée de cautionnement, ainsi que toute mesure qui, de près ou de loin, se rattache au système préventif, et constitue une entrave quelconque au droit d’écrire, de penser et de publier.

Mais si les propriétaires du journal n’ont pas à fournir de cautionnement, il ne s’ensuit pas qu’ils doivent échapper aux responsabilités que nous avons définies ! Avant tout, obligeons ces propriétaires à se faire connaître. D’après le projet de la commission qui a préparé la loi de 1881, la déclaration d’un journal devait énoncer « le nom et la demeure du propriétaire ». Cette disposition a été supprimée sans discussion par le Sénat. Or au même moment, le Parlement du Royaume-Uni adoptait une loi tendant à la fois à « mettre les propriétaires de journaux à l’abri de poursuites criminelles non justifiées » et « à rendre effective la responsabilité de ces propriétaires en assurant l’enregistrement exact et régulier de leurs noms, adresses et qualités[15]. »

Il faut arriver dans notre pays à des mesures analogues. Nous n’irons pas aussi loin qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre, où le régime de la presse est tout entier établi sur le principe de la responsabilité pénale des propriétaires. Mais nous trouvons légitime et nécessaire de prescrire l’enregistrement au parquet du nom de ces propriétaires, et d’exiger des justifications de leurs titres et qualités. Toute fausse déclaration devra être sévèrement punie. De plus, il faut inscrire dans la loi, au lieu du texte ambigu qui limite la responsabilité des propriétaires aux « termes du Code civil », l’article suivant, qui a déjà figuré en 1881 dans le projet de la commission : « Les propriétaires des journaux ou écrits périodiques seront civilement responsables des condamnations pécuniaires prononcées contre les personnes désignées dans les deux articles précédens, » c’est-à-dire contre le gérant, l’auteur, etc.

Par ces mesures, les propriétaires de journaux se trouveront responsables d’une façon absolue, non seulement des réparations civiles et des frais, mais encore des amendes auxquelles les auteurs ou complices des délits auront été condamnés. Cette rigueur est légitime en ce qu’elle oblige les capitalistes à ne pas se désintéresser de l’exploitation morale de l’entreprise, et à apporter plus de soin et de scrupule au choix de leur délégué.

Ainsi d’après ce système, deux responsabilités pénales se dégagent : celle de l’écrivain, celle du directeur. Puis la responsabilité civile étroite et rigoureuse des propriétaires assure l’exécution des condamnations prononcées.


XVI

Le jury se trouvera donc en présence des personnes réellement responsables.

Il ne faut pas, à coup sûr, que la loi fasse à ces prévenus une situation plus dure que celle des prévenus ordinaires, mais il ne faut pas non plus qu’elle leur accorde une situation privilégiée. Ainsi nous admettrions qu’en matière de presse le juge d’instruction eût en principe, et non exceptionnellement, le droit de saisie et d’arrestation préventive… ceci à la condition que ce pouvoir fût exercé par un juge d’une indépendance absolue, et suivant les règles de l’instruction préparatoire réformée, contradictoire ou publique. Avec de telles garanties, ne serait-il pas naturel que l’arrestation du prévenu pût être ordonnée, par exemple, dans le cas d’offense au président de la République aussi bien que dans le cas d’offense à un chef d’Etat étranger ? Pourquoi ces distinctions et ces privilèges qui étonnent et troublent le jury ?

Parmi de tels privilèges existant aujourd’hui, il en est un qui, nous l’avons indiqué, est plus capable que tout autre de rendre la répression impossible et inefficace : c’est le privilège pour le prévenu de renouveler et d’aggraver impunément à l’audience le délit pour lequel il est poursuivi. On ne saurait trop le répéter, car la justice est à ce prix, la défense doit être libre, mais cette liberté a des limites que la loi pose et dont le juge est le gardien. Il y aura lieu de rechercher dans nos conclusions générales les mesures et l’organisation capables de donner au Président d’assises la puissance acceptée de tous, qui est nécessaire à sa fonction.

Si le débat a été clair et calme, les jurés sont dans une condition meilleure pour délibérer, mais encore faut-il que les questions qu’on leur pose soient claires, et divisées de telle sorte que les jurés puissent répondre à toutes les idées qui y sont contenues. Ainsi, en matière de diffamation, nous nous rallions à un système qui a déjà fait l’objet d’une proposition de loi et qui consisterait à présenter au jury, au lieu de la question unique : « Le prévenu est-il coupable ? » deux questions distinctes. La première porterait sur le point de savoir si la preuve des imputations diffamatoires a été faite ; la seconde serait relative à la culpabilité du prévenu. Ainsi le juge aurait devant les yeux les deux aspects de la poursuite. Sans doute, dans nos mœurs et notre organisation actuelle, ce système pourrait avoir l’inconvénient de pousser les jurés à se dérober à leur tâche en accordant une satisfaction au plaignant et en acquittant le prévenu. Mais les progrès que nous souhaitons dans l’organisation des Cours d’Assises tendront à atténuer cet inconvénient, et il est d’ailleurs minium en comparaison du mal existant.

Le verdict étant ainsi préparé dans des conditions plus favorables, il faudra, par un remaniement dans les peines et dans les habitudes judiciaires, donner aux jurés le sentiment qu’ils font une œuvre efficace, et, pour y parvenir, orienter la répression vers les modes de réparations pécuniaires. Si les parties répugnent à demander des dommages-intérêts importans, que la loi donne l’exemple, en substituant à ses amendes de 100 à 3 000 francs, des amendes élevées dont le maximum pourra être porté à 25 000 ou 30 000 francs. Ces amendes, toujours garanties par la fortune des propriétaires, iront grossir, si l’on veut, la caisse d’une institution de prévoyance ou de retraite.

Si les magistrats ne veulent pas se résoudre à substituer de sérieuses peines pécuniaires à l’inutile peine de l’emprisonnement, il y a un essai à faire, ou plutôt une institution à créer… Mais ce sujet se rattache étroitement à nos conclusions générales, et nous n’en dirons ici que ce seul mot : l’article 84 de la Constitution de 1848 voulait que le jury statuât sur les dommages-intérêts réclamés pour faits et délits de presse ; il y a là, on le verra plus loin, un principe d’application fécond !

Donc, les jurés, en condamnant, auront le sentiment désormais que des peines sérieuses et efficaces seront la conséquence de leur verdict. Il faudra qu’ils sachent aussi que les peines prononcées seront rigoureusement exécutées, et que, contrairement au principe de la loi actuelle, certaines condamnations encourues désigneront plus tard le délinquant aux aggravations de la récidive.

Tel est, esquissé dans ses grandes lignes, le cadre des mesures qui, sans porter atteinte à la liberté et sans faire revivre aucun des procédés du système préventif, nous semblent de nature à développer l’action du jury en matière de presse et à la rendre salutaire.

Sans doute les sceptiques vont redire : rien à faire avec le jury !… Nous leur répondrons : Que proposez-vous ? Encore l’impunité ? Chacun sent que l’expérience, déjà longue, devient d’un trop grave danger. Le retour par étapes au vieux système préventif ? De qui obtiendrait-on de pareilles armes, et ne seraient-elles pas mortelles pour ceux qui tenteraient de s’en servir ?

Un seul moyen nous reste : organiser la liberté sous la loi, tâche dure et complexe qui est le tourment de nos générations ! Nos ancêtres ont fait des rêves de justice idéale, puis ils se sont lassés de ces rêves, et, à certaines heures de désenchantement, ils se sont éloignés d’eux… pour y revenir encore. Notre œuvre, plus complexe, consiste à choisir parmi ces rêves ceux qui sont réalisables, à les créer, à les faire vivre, avec grand effort et grand’peine, dans l’atmosphère ingrate de la réalité. Le jury, nous le croyons, est un rêve réalisable. Il peut donner en matière de presse, non pas la justice absolue, mais la justice la mieux appropriée à notre moderne état social. Essayons donc de le faire fonctionner avec suite, et dans des conditions favorables. Ceux qui ont bien voulu s’intéresser à ces études conviendront peut-être avec nous que cet essai n’a pas été jusqu’ici sérieusement tenté.


JEAN CRUPPI.

  1. Voyez la Revue des 1er novembre 1893, 1er janvier et 15 mars 1896.
  2. « C’est dans l’intérêt de la libre et indépendante administration de la justice, disait lord Coleridge en 1892, que tous les commentaires sur les causes pendantes doivent être évités jusqu’à ce que les jugemens aient été rendus… à partir de ce moment on peut librement les critiquer. » Et dans le pays classique de la liberté de la presse, ces mots ne constituent pas un bénin et platonique avertissement ! Il y a un an à peine, le directeur d’une Revue anglaise se voyait condamné à une forte amende pour avoir publié, sur une affaire qui allait venir aux Assises, des commentaires de nature à faire impression sur le public parmi lequel se recrutent les jurés. Ce directeur avait devant la Cour présenté d’humbles excuses. Il aurait pu être condamné, non seulement à l’amende, mais aux peines les plus rigoureuses. Les Anglais, qui défendent la conscience du juge contre toute influence gouvernementale, ne la protègent pas moins énergiquement contre les sollicitations de l’opinion publique.
  3. Voici, pour la période quinquennale de 1888 à 1892, un tableau des poursuites devant le jury et de leurs résultats en matière de presse.
    1888 1889 1890 1891 1892
    Prévenus jugés 36 57 65 69 92
    Prévenus acquittés 15 22 23 16 20
  4. Pour être complet et sincère, il convient d’observer que la dernière statistique criminelle parue, celle qui est relative à l’année 1893, a donné lieu, dans le rapport officiel, à l’observation suivante : « Les poursuites pour délits politiques et de presse, qui avaient suivi une progression ascendante de 1888 à 1892 (de 36 à 92 prévenus), sont entrés dans une voie décroissante en 1893 (67 prévenus) et la proportion des acquittemens, qui était de 30 pour 100, a beaucoup augmenté ; elle a été, en 1893, de 50 pour 100. » Ajoutons que ces constatations ne sont nullement décisives pour savoir si le raffermissement dans la répression qui s’est dessiné de 1888 à 1892 tenait ou non à des causes passagères, car elles portent sur une année seulement ; il faut attendre, pour pouvoir en juger, les résultats d’une nouvelle période quinquennale.
  5. Et d’autres pays, notamment l’Angleterre… A Londres, vers 1771, les jurés étaient dans un tel état d’esprit qu’on ne pouvait obtenir d’eux une condamnation en matière de presse. Lecky et tous les historiens nous disent que la licence de la presse était alors extraordinaire. « Aucun rang, aucune vertu publique ou privée ne mettait à l’abri des plus honteuses attaques… » et les magistrats, lord Mansfield par exemple, se gardaient bien de traduire leurs diffamateurs devant le jury, de peur d’acquittement… Est-ce que les Anglais ont songé à enlever au jury la connaissance des délits de presse ?
  6. A un autre point de vue, dira-t-on que la marée montante des productions pornographiques n’est pas d’une puissante influence pour le mal d’un pays ? qu’elle n’atteint pas le cerveau d’un peuple, les mœurs de ses enfans ?
  7. Gambetta a dit, en 1879, dans une célèbre affaire de diffamation : « Si vous ne protégez pas efficacement l’honneur et la réputation des personnes, tout le monde se sentant à la merci du premier venu, nous verrons naître des mœurs horribles qui donneront à chacun de nous la tentation de se protéger soi-même par la brutalité et la violence. »
  8. A la fin du gouvernement de Juillet, et dix ans environ après que Girardin eut révolutionné la presse en créant le journal à 40 francs, il se publiait à Paris vingt-six journaux quotidiens, comptant 200 000 abonnés.
  9. The jury laws and their amendment. T. -W. Erle, London, 1882 ; et Juryman’s Handbook.
  10. Daunou, moins radical que Sieyès, n’aurait pas composé ce jury de la presse exclusivement d’auteurs, mais d’un mélange d’hommes de loi et d’hommes de lettres.
  11. M. Burdin de Péronne, De la diffamation des fonctionnaires publics ; Amiens, 1895, p. 33.
  12. Ce système trop absolu avait pour défenseur, en 1867, le duc de Persigny. Dans une « note à l’Empereur », le Duc allait jusqu’à déclarer « qu’il ne faudrait pas un mois » pour décourager les diffamateurs si, à chaque insulte, on les mettait « en présence d’une poursuite certaine, inévitable ». Mais au conseil, MM. Rouher, Baroche et Troplong se montrèrent opposés à ces idées, et elles furent abandonnées.
  13. Non pas en numéraire, mais sous la forme de garantie donnée par deux personnes solvables.
  14. La loi du 6 juillet 1871 imposait aux journaux quotidiens un cautionnement de 24 000 francs.
  15. Odgers ; Digest of the law of libel (loi du 27 août 1881). En vertu de cette loi, un registre public des propriétaires de journaux est établi dans un des bureaux de Somerset-house. Chaque année, au mois de juillet, los propriétaires doivent renouveler la déclaration de leur nom, de leurs occupations, de leur domicile d’affaires et de leur résidence. Tout individu, mis en cause par un journal, peut se rendre à Somerset-house, et, moyennant un shilling, il obtient aussitôt les renseignemens ci-dessus.