La Cour d’assises de la Seine/06

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La Cour d’assises de la Seine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 132-151).
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LA COUR D'ASSISES DE LA SEINE

VI.[1]
PROJET DE RÉFORMES

II
L’AUDIENCE FUTURE. LES ASSISES CORRECTIONNELLES. L’ÉCHEVINAGE. CONCLUSION.


I

Avant tout, à l’audience future, le plus grand calme régnera. Le président, dans sa haute situation d’arbitre, visiblement dégagé de tout lien avec l’accusation, aura l’autorité morale nécessaire pour contenir les passions des acteurs et des spectateurs du drame judiciaire.

Récemment encore des cris : « A bas le jury ! A mort le jury ! » troublaient la cour d’assises de la Seine. Pour réprimer de tels scandales, le président est suffisamment armé par la loi actuelle ; mais les armes dont il dispose sont souvent aujourd’hui impuissantes dans ses mains. On peut l’accuser (fût-ce injustement) d’en user pour entraver la défense ; cela suffit pour qu’il ne puisse sévir, ou pour que ses sévérités excitent de violens orages.

Il n’en sera plus ainsi désormais. Tout ce qui garantit la liberté et l’impartialité du juge le rend aussi plus fort pour assurer les droits de la défense sociale. Le président aura donc plus de vigueur et d’initiative ; il redoutera moins les résolutions personnelles et les responsabilités qu’elles engendrent.

On le verra rejeter du débat « tout ce qui tendrait inutilement à le prolonger, » et pratiquer hardiment des coupures dans ce scénario de la Cour d’assises que de fâcheux usages développent outre mesure. L’accusation et la défense, sous son action ferme et discrète, se décourageront d’amener à l’audience ces troupeaux de témoins inutiles qui préparent, en attisant les passions et les haines, l’appareil dangereux des incidens, des longues luttes oratoires. Et on ne croira plus, au XXe siècle, qu’il faut qu’une affaire, — pour peu qu’elle soit « une belle affaire », — ait au moins cinq actes et quinze tableaux comme un drame de l’Ambigu.

Dès l’ouverture du débat, le président veille à ce que l’attention du jury, toujours si précaire, soit concentrée sur quelques points essentiels. Au lieu d’engager la discussion par un interrogatoire long et passionné, il se réserve d’intervenir avec autorité après chacun des témoignages pour provoquer les explications de l’accusé[2]. L’acte d’accusation est réduit aux termes les plus simples… Pourquoi même lire ce document ? Ne suffit-il pas que le greffier donne lecture de l’arrêt de renvoi[3] ?

L’acte qui ouvre l’audience est un exposé du sujet de l’accusation par le ministère public. L’accusateur est dans son rôle en disant aussitôt ce qu’il entend prouver. C’est de son court exposé que les jurés reçoivent, après avoir prêté serment (ou fait, s’ils le désirent, une simple promesse), la première notion du problème qu’ils auront à résoudre.

L’accusateur a sa place au parquet, auprès de l’avocat et au-dessous du juge. Il est, comme ce dernier, un criminaliste d’expérience, fixé pour longtemps, à Paris du moins, à la Cour d’assises. On ne le voit pas, comme aujourd’hui, regretter « le civil, » aspirer « au civil, » et faire avec ennui et comme en pénitence un court service au criminel.

De bons esprits voudraient que la partie oratoire des fonctions du ministère public fût, comme en Angleterre, confiée par le gouvernement à certains avocats.

Ce système a de grands avantages, mais il est trop éloigné de nos traditions judiciaires et, en outre, il offrirait chez nous l’inconvénient de rendre plus ardente encore la lutte de parole, et d’augmenter ainsi les défauts de ce « duel oratoire » auquel nous désirons ardemment voir de jour en jour se substituer une calme recherche scientifique. Souhaitons donc seulement que certains membres de nos grands parquets, préparés de longue main aux services criminels, y puissent trouver, ainsi que les présidens, un emploi stable et honoré.

L’accusation, représentée par ces hommes expérimentés, ne fera plus consister uniquement son rôle dans une harangue d’apparat. Nous la voyons, à l’audience future, intervenir de préférence, ainsi que l’avocat, au moment de l’administration des preuves. C’est au cours des témoignages, des déclarations des experts, que s’établit une discussion simple et substantielle qui doit éclairer le jury.

Pourquoi n’irions-nous pas jusqu’à confier au ministère public et à l’avocat le soin « d’interroger eux-mêmes » les témoins et les experts « s’ils en font la demande d’un commun accord ? » Cette disposition, imitée du code de procédure pénale allemand[4], ne peut avoir que de bons résultats. En effet, tout ce qui place le président d’assises en dehors de la lutte, au-dessus du débat, ne fait que le grandir. Ce n’est pas, nous l’avons dit, que nous voulions interdire en principe au président le droit d’interroger l’accusé, les témoins, les experts ; mais plus ses interventions seront rares et discrètes, plus grande sera son autorité morale.

Quand les deux parties, d’un commun accord, questionneront les témoins, le président sera si visiblement à sa place d’arbitre que c’est vers lui sans aucun doute que les yeux des jurés se tourneront lorsque, au cours de ces interrogatoires, l’accusation ou la défense céderont à la passion. Le président redressera les erreurs commises ; nos jurés, comme les jurés anglais, sentiront qu’ils ont un guide, et la confiance sans laquelle il n’est point de collaboration féconde s’établira entre nos deux magistratures.


II

Mais voici qu’après les témoins ordinaires, une déposition d’une nature toute spéciale va se produire devant le jury. C’est l’entrée en scène de l’expert.

Chacun reconnaît aujourd’hui que l’intervention mal réglée de l’expertise expose les jurés à de graves erreurs[5] : il est certain pourtant que cette intervention est de jour en jour plus importante, et que le rôle de l’expert en matière criminelle prendra dans l’avenir une extension qu’on peut à peine prévoir.

Pour le présent, les expertises amènent trop souvent des débats violens et confus, aboutissant à des verdicts étranges. On voit cette consultation, qui devrait être si calme et si technique, se transformer soudain en appareil de guerre. C’est l’arsenal où d’ignorantes mains vont puiser au hasard, pendant la lutte théâtrale, des traits et des raisons ! Discutée oratoirement, l’expertise bientôt perd son autorité, et partage les chances de tous les argumens produits au cours d’une discussion capricieuse.

Comment faire pour que ce document scientifique, que nul à la Cour d’assises ne peut discuter avec compétence, parvienne à s’imposer à tous ?

Pour que l’expertise obtienne un tel crédit, il faut d’abord qu’elle le mérite : elle ne peut le mériter qu’en devenant contradictoire. Cela signifie que, dans toute expertise, il faut que les intérêts de l’accusation et les intérêts de la défense soient séparément représentés. Deux experts seront désignés, l’un par le juge, l’autre par l’inculpé, et leurs conclusions seront prises en commun, après avoir été discutées contradictoirement. Dès lors nul n’aura plus à l’audience intérêt à combattre l’expertise ; le jury ne pourra concevoir aucune défiance ; et ce document essentiel prendra toute son autorité.

Comment organiser cette expertise contradictoire ? « Il faut, dit M. Guillot[6], que l’expert désigné par le juge et l’expert désigné par l’accusé aient les mêmes prérogatives, la même situation. Ils seront institués au même titre, non pour se combattre et s’espionner, mais pour atteindre plus sûrement la vérité par un commun effort. Ils rédigeront un unique rapport où leurs opinions se produiront sous les mêmes garanties[7]. »

L’inculpé aura-t-il le droit de prendre son expert partout où il jugera à propos, comme cela a lieu en matière civile ?

Cette solution ne nous effraierait pas outre mesure. Nous reconnaissons cependant que l’inculpé aura toute garantie, même s’il est forcé de choisir son expert sur la liste dressée chaque année par les Cours d’appel, pourvu que cette liste ait la composition la plus large et la plus libérale, qu’elle comprenne d’office un certain nombre de personnes qualifiées par leurs fonctions et leurs travaux, telles que les professeurs des facultés des sciences, de médecine et de pharmacie, etc.

Mais il est un point que les auteurs des projets de loi actuellement soumis aux Chambres ne doivent pas perdre de vue : c’est que l’expertise contradictoire peut aboutira un formel désaccord entre les experts ! Il importe que ce cas soit prévu ; il l’a été en Allemagne où un tribunal spécial a été institué pour vider le différend, et procurer enfin aux juges un document scientifique irrécusable. C’est là une partie délicate et essentielle de cette réforme de l’expertise, que tout le monde à l’heure actuelle semble désireux de faire aboutir.

Nous nous rallions, quant à nous, au système que le docteur Brouardel, il y a plus de dix ans, exposait en ces termes[8] : « En Allemagne, disait-il, toutes les pièces sont, en cas de contestation, envoyées à une commission scientifique qui porte le nom de tribunal des superarbitres. Si deux experts fonctionnent en France, représentant deux intérêts opposés, il nous semble impossible qu’une commission analogue ne soit pas instituée… On n’assisterait plus à ces discussions déplorables qui, chez nous, font soumettre aux jurés, le plus souvent incompétens dans les questions scientifiques, la solution des problèmes dont dépend le sort de l’accusé[9]. » On n’entendra plus ainsi de ces controverses pseudo-scientifiques entre gens ignorans ou passionnés, qui arrivent parfois (dans les affaires d’attentats à la pudeur notamment) au plus incroyable ridicule. On ne verra plus paraître aux débats des citations d’ouvrages spéciaux heureusement découpées, des consultations fantaisistes venant remettre en litige le point tranché par l’expertise : de telles productions seront interdites.

Et la décision des experts, soit qu’on arrive à interdire aux avocats de l’attaquer[10], soit qu’ils puissent la contester encore, grâce à la liberté absolue laissée à la défense, restera aux yeux de tous une décision sans appel.

Mais il est un certain ordre d’affaires, malheureusement assez nombreuses, où, malgré les meilleures des expertises, on ne saurait arriver aujourd’hui à des décisions satisfaisantes : ce sont les affaires concernant des aliénés criminels — Lacune déplorable de notre code : le cas de l’aliéné criminel dangereux n’est pas prévu par la loi française ! Déclaré irresponsable par l’expert, il sera acquitté, et pourra recommencer à nuire. Cependant, objectera-t-on, après l’acquittement, l’aliéné sera conduit dans un asile ? Peut-être, mais très souvent un court séjour dans cet asile guérira son accès, et ses gardiens seront obligés de lui rendre la liberté. « Il n’y a pas en effet, dans la loi française, dit fort justement le docteur Motet[11], un seul article qui oblige le directeur d’un asile à retenir un incendiaire, quelle que soit la gravité de ses méfaits, si, dans ce milieu nouveau, où toute cause d’excitation est absente, il ne se produit pas de faits qui démontrent la nécessité de le maintenir. »

Comment s’étonner qu’en pareil cas le ministère public et la défense se trouvent à l’audience dans la situation la plus pénible et la plus fausse ? L’acquittement de cet aliéné dangereux pourra être funeste au point de vue de la défense sociale, mais sa condamnation serait une évidente injustice ! Quel trouble alors pour le jury !… Au temps heureux de notre audience réformée, la France sera, nous l’espérons, en possession d’une réforme depuis longtemps étudiée et mûrie, et que l’Angleterre notamment a réalisée[12] depuis cinquante ans : elle aura une loi sur les aliénés criminels !

Alors l’irresponsabilité de l’accusé acquitté pour démence devra être constatée par le jury en réponse à une question qui lui sera posée par le président des assises[13]. Des asiles, ou des quartiers spéciaux dans les asiles existans, seront affectés à l’internement des individus relaxés ou acquittés en raison de leur état mental. La sortie pour cause de guérison d’un individu interné à la suite d’une décision judiciaire ne pourra être accordée que si une commission juge cet individu « non suspect de rechute ». L’adoption de ces mesures si sages fera disparaître une grave cause de trouble pour la conscience des jurés.

Ceux-ci, dans notre audience de demain, après avoir entendu des témoignages moins nombreux, une expertise plus autorisée, recevront aussitôt la liste écrite des questions qu’ils devront résoudre, et auront ainsi un but précis à donner à leurs réflexions. Ils assisteront ensuite aux péripéties du duel oratoire. Mais, par le fait des interventions de la défense et de l’accusation au cours des débats, bien des argumens auront été déjà produits et la lutte sera plus courte et plus calme. Après la clôture des débats, le président indiquera aux jurés le sens et la portée juridique des questions posées, et leur fera soigneusement connaître la loi pénale. Ainsi préparés à leur tâche, les jurés rentreront moins anxieux dans leur salle ; ils éliront leur chef[14], et de cette manière le jury aura réellement un directeur. Aujourd’hui le chef du jury est celui des jurés dont le nom sort le premier de l’urne, et ce mode de nomination donne bien souvent lieu à d’étranges spectacles. Le chef élu par ses collègues aura du moins quelque autorité pour diriger le débat. Si, au cours de ce débat, et avant le vote, nos jurés sentaient le besoin de demander une explication supplémentaire, s’ils souhaitaient poser une question au président, ils rentreraient pour cela soit dans la salle d’audience, soit dans la chambre du conseil ; là, en présence du ministère public, de l’accusé et du défenseur, ils poseraient librement leur question, à laquelle il serait librement répondu. Rentrés de nouveau dans leur salle, ils procéderaient au vote, et il serait bon à notre avis de revenir à l’usage du vote public, qui a été longtemps pratiqué autrefois sans inconvénient d’aucune sorte[15].

Nous croyons qu’avec ces modifications nombreuses la juridiction de la Cour d’assises sera sérieusement améliorée, aiguillée dans la bonne voie.


III

Avons-nous donc terminé notre tâche ? Pas encore. Il nous reste à envisager le problème que nous avons dû poser au début même de ces études. Sur quelles infractions va statuer la cour d’assises réformée ?

Nous savons[16] que, loin de statuer sur tous les faits qualifiés « crimes », le jury est dépossédé d’un grand nombre d’affaires de sa compétence par le procédé que nous avons décrit : la correctionnalisation « extra-légale ». Nous avons pu affirmer que, tandis qu’on discute le jury, cette institution est en train de disparaître, et nous avons, montré qu’en 1891, les Cours d’assises de France ont eu à juger 2 932 affaires, tandis que, cette même année, les tribunaux correctionnels ont statué sur 194 673 infractions !

Quelles sont donc les mesures à prendre pour que la Cour d’assises réformée ne soit pas dépouillée peu à peu du reste de ses attributions, et possède au contraire d’une façon fixe et régulière, en vertu de règles de compétence bien établies, la connaissance de tous les faits de haute criminalité qui appartiennent légitimement à sa juridiction ?

On comprend que, pour répondre complètement à cette question, nous devrions élargir singulièrement le cadre de ces études. Bornons-nous donc à formuler quelques principes.

Nous demandons que la correctionnalisation extra-légale disparaisse entièrement. Les magistrats qui la développent sans cesse obéissent, nous le savons, à de véritables nécessités et sont animés d’intentions excellentes ; mais il est mauvais qu’ils se sentent contraints à éluder une loi mal faite : il faut leur donner une loi meilleure.

À cette intention, il faut avant tout remanier profondément les divisions vieillies du code pénal de 1810. Nous ne pouvons plus nous contenter aujourd’hui d’une loi, qui, pour toute définition des infractions, se contente de nous dire : Qu’est-ce qu’un délit ? C’est un fait puni de peines correctionnelles. Qu’est-ce qu’un crime ? C’est un fait puni de peines criminelles.

Nous exigeons des divisions. moins empiriques, des analyses plus pénétrantes, et nous sentons fort bien qu’il serait nécessaire, par exemple, de mettre au rang des délits tel vol domestique insignifiant, et au rang des crimes tel délit commis par un récidiviste. Il faudrait, en un mot, faire de la correctionnalisation et de la criminalisation légales et établir ainsi sur un plan plus moderne la compétence du jury.

Mais cela ne suffira point.

Les transformations imminentes et, on peut bien le dire, la crise du droit pénal moderne, tiennent à notre tendance actuelle à individualiser les peines, à considérer l’agent plutôt que l’acte dans l’appréciation des faits de criminalité.

Aussi, en bien des cas, pour qualifier les infractions trouverons-nous insuffisante une classification légale, figée, hiératique, et bientôt surannée, si moderne qu’on la suppose.

Nous voudrions que la loi nouvelle, s’inspirant des doctrines heureusement appliquées en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe, créât un instrument nouveau assez précis et assez souple pour savoir distinguer entre deux faits identiques en apparence, ou plutôt entre leurs deux auteurs, des différences profondes de criminalité, qui les désignent pour deux juridictions différentes.

Cette tâche délicate pourrait être confiée à la chambre du conseil des tribunaux de première instance. Cette chambre, statuant en présence de l’accusation et de la défense, deviendrait ainsi une utile et pratique « juridiction de qualification » ; elle aurait un pouvoir, limité par la loi, de correctionnalisation. Elle se substituerait bientôt, et de la façon la plus avantageuse, aux chambres d’accusation qui existent dans chaque cour d’appel, et qui constituent à notre avis un rouage lent et inutile.

Grâce à cet ensemble de mesures, notre Cour d’assises réformée aurait un champ d’activité propre, rationnellement limité.

Ce champ deviendra-t-il très vaste ? Ces mesures feront-elles du jury, comme le voulait Bérenger, « la juridiction normale et générale de la France » ? Non : Il ne faut pas se le dissimuler, les chambres du conseil, comme aujourd’hui les parquets, céderont à la tendance qui pousse à diriger vers une juridiction plus rapide et plus maniable que la cour d’assises le jugement des faits criminels moyens. Mais un grand point sera gagné ! C’est que ce seront bien les faits de grande criminalité, rationnellement triés, qui seront déférés au jury et y seront jugés dans des conditions meilleures ; le nombre de ses affaires ne diminuera donc plus d’année en année, mais il ne croîtra pas beaucoup.

Nous résignons-nous donc à voir la masse des faits délictueux jugés comme aujourd’hui par les tribunaux de police correctionnelle ? Non, certes, et il faut maintenant nous expliquer sur ce point.


IV

Les tribunaux correctionnels constituent en fait la juridiction pénale ordinaire de la France, et tendent même à devenir, par l’élimination progressive du jury, la juridiction pénale universelle. Or cet état de choses, sur lequel on ferme les yeux, ne serait ouvertement défendu par personne, et nous estimons qu’en le laissant se prolonger et s’installer définitivement, nous deviendrions, de toutes les nations de l’Europe, celle où les affaires criminelles seraient jugées de la façon la moins libérale et la moins scientifique.

Cependant, nous ne croyons pas pouvoir imiter l’Angleterre, et donner au jury, même réformé suivant les vues que nous avons développées, la connaissance de tous les faits de criminalité moyenne. Ce tribunal, très nombreux, et dont les formes resteront toujours un peu lentes et compliquées, se prête mal (on l’a reconnu partout) à l’expédition rapide et quotidienne des affaires courantes.

Que faire alors ?

Il faut, à notre avis, réformer cette juridiction correctionnelle à laquelle nous sommes contraints de laisser un grand nombre d’affaires relativement importantes, et la réformer en y introduisant, dans une forme simple et pratique, le principe si fécond sur lequel a été fondé le jury : l’adjonction des juges populaires au juge permanent.

Nous touchons ici à un ordre d’améliorations plus difficiles, d’une réalisation plus lointaine sans doute que celles que nous avons abordées jusqu’ici. Il nous faut cependant les indiquer, sous peine de laisser incomplète l’esquisse que nous avons tracée d’une juridiction criminelle meilleure.

Nous allons ébaucher un plan d’ensemble de l’avenir de nos juridictions pénales, avec le seul espoir de jeter dans la discussion quelques idées qui pourraient être plus tard reprises et développées. D’ailleurs, de ces idées qui paraîtront peut-être nouvelles ou hardies, il n’en est aucune qui n’ait été expérimentée chez nous à quelque moment de notre histoire judiciaire, ou qui ne le soit actuellement en pays étranger.

Comment donc réformer nos tribunaux correctionnels ; et comment leur adjoindre des juges populaires ?

L’idée de faire juger les faits de criminalité moyenne, soit par un juge assisté d’un petit nombre de jurés, soit par un juge entouré d’assesseurs, est une idée de jour en jour plus appliquée, notamment en Allemagne, en Suisse, en Portugal. Maintes fois depuis vingt ans cette idée a été chez nous, sous des formes diverses, présentée au Parlement, et nous trouvons dans ses vastes archives l’ébauche de tous les procédés imaginables de réorganisation des tribunaux correctionnels au moyen de la collaboration des juges populaires.

Distinguons ces projets en deux groupes.

Les uns veulent confier le jugement des affaires actuellement soumises à la police correctionnelle à un jury analogue à notre jury actuel, mais moins nombreux. Ces projets instituent de véritables cours d’assises correctionnelles, fonctionnant avec tous les défauts inhérens au système que nous avons critiqué. Cet inconvénient serait moindre sans doute si ces projets étaient adoptés après l’exécution des réformes que nous avons demandées. Mais, même en ce cas, nous repoussons cette doctrine.

En effet, l’institution du jury, fût-elle sérieusement améliorée, ne sera jamais un modèle de raison et d’exact équilibre. Le vice historique de la distinction du fait et du droit est de ceux qu’on pallie à grand’peine sans parvenir à les effacer. C’est seulement pour ne pas bouleverser la physionomie d’une juridiction aussi ancienne, aussi consacrée que la Cour d’assises, que nous avons touché avec tant de réserve au principe funeste de la séparation des pouvoirs entre le juge et le juré.

Ce principe est à nos yeux, ainsi qu’aux yeux de Tronchet, une pure chimère, « un fantôme », comme disent les Allemands. Nous l’avons respecté dans une institution centenaire, à laquelle l’opinion est plus attachée qu’elle ne croit, mais pourquoi l’introduire dans une institution nouvelle ? s’il s’agit de fonder un tribunal pour le jugement des affaires correctionnelles, pourquoi y introduire cette division byzantine qui prétend trancher en deux parts distinctes le jugement d’un acte criminel ? Pourquoi ne pas souder et réunir ces deux ordres de magistrats : les jurés et les juges, qui, sans se rencontrer et se comprendre, se cherchent depuis cent ans ?

Or cette conception, qui est celle de l’échevinage précédemment indiquée par nous, est déjà bien ancienne en France. Le 17 juillet 1791, la Constituante avait remis au jour cette idée antique et profondément nationale, en promulguant une loi ainsi conçue : « Le tribunal de police correctionnelle sera composé d’un juge de paix et de deux assesseurs. »

Cette idée, défendue au Conseil d’État de l’Empire par Siméon, Treilhard, Defermon, et même par Target, ne fut pas admise, et pendant plus d’un demi-siècle on oublia profondément les échevins en France. Il y a quinze ans, en 1882, plusieurs membres du Parlement, MM. Versigny, Bernard, Pierre Legrand et Martin-Feuillée, songèrent à les tirer de l’ombre, et firent de l’échevinage, ou plutôt de l’assessorat, l’objet de diverses propositions de loi. « L’assesseur, dit M. Pierre Legrand, sera un véritable juge plutôt qu’un juré… Le tribunal, ainsi composé d’un juge et de quatre ou de six assesseurs, prononcera sur le fait et sur le droit ; il prononcera sur l’application de la peine, sur les demandes en restitution et les dommages-intérêts. » Ces propositions furent peu discutées ; et le motif du rejet dédaigneux du principe de l’échevinage fut à coup sûr son air d’étrange nouveauté. Qu’était-ce que cette juridiction dont on n’avait pas vu d’exemple ? L’adopter, disait-on, serait faire un saut dans l’inconnu ! Et l’on n’aime guère dans notre pays tenter les épreuves de ce genre !

Nous avons donc rejeté, il y a quelques années, le principe de l’échevinage. Il était, à ce moment même[17], passionnément discuté et bientôt hardiment adopté en Allemagne. Et cette vieille idée française, l’idée de la Constituante, cette idée défendue au Conseil d’Etat de l’Empire par nos plus grands jurisconsultes, enseignée par la France à l’Allemagne, était définitivement acquise par celle-ci.

Depuis de longues années maintenant, de l’autre côté du Rhin, des tribunaux d’échevins fonctionnent. Il ne s’agirait donc plus, en les instituant chez nous, de faire un saut dans l’inconnu ; car nous pouvons contrôler par l’expérience et la pratique d’un peuple voisin la valeur de l’institution que nous avons dédaignée.


V

C’est vers 1850, alors que l’idée de « l’échevinage » sommeillait profondément en France, que certains Etals allemands songèrent à l’introduire dans leur législation[18]. Cette institution prit racine et se développa notamment dans le Hanovre, la Saxe, le grand-duché de Bade. Cette forme du concours de l’élément laïque[19] à l’administration de la justice criminelle devint rapidement populaire de l’autre côté du Rhin, et le succès relatif de l’échevinage semblait déjà assuré, lorsque, en 1875, la commission chargée d’établir dans l’empire allemand l’unité d’organisation judiciaire s’occupa spécialement de cette institution. Le monde savant l’étudia avec zèle et ses destinées devinrent tout à coup éclatantes. Ses principes donnèrent lieu à des discussions passionnées. Entraînés par des hommes profondément convaincus, tels que le procureur général Von Scharwze et le docteur Leonhardt, ministre de la justice de Prusse, beaucoup de criminalistes allemands crurent découvrir dans l’échevinage le remède aux inconvéniens que nous avons signalés dans l’institution du jury, et surtout le remède aux difficultés et aux malentendus qui naissent dans les rapports entre les deux magistratures de la distinction du fait et du droit. C’est au cours de ces controverses célèbres que le docteur Leonhardt, alors ministre, déclara au Reichstag que le jury « semblait une institution qui penche vers le déclin de sa vie, tandis qu’à l’aurore apparaissent les échevins ! » L’enthousiasme (le mot n’est pas trop fort) inspiré par cette doctrine prit de telles proportions qu’on parut un instant disposé à substituer dans le nouveau code d’organisation judiciaire la justice des échevins (Schöffengerichte) à toute autre magistrature. Peu s’en est fallu que l’organisation des juridictions pénales de l’empire ne se bornât à trois classes, trois échelons de tribunaux d’échevins, destinés à juger les menues infractions, les délits et les crimes.

Il y eut pourtant des résistances, et, à la suite d’un « compromis » célèbre, le Parlement s’arrêta à un système mixte… qui ne brille, il faut en convenir, ni par la logique ni par l’unité. Depuis vingt ans, le tableau des juridictions répressives de l’Allemagne est une sorte de carte d’échantillons des systèmes variés que l’on peut mettre en œuvre pour composer un tribunal avec ou sans l’élément laïque. Au bas de l’échelle, un juge unique entouré d’échevins juge les petits délits et les délits plus graves qui sont, en très grand nombre, renvoyés à cette juridiction par la Chambre criminelle du tribunal régional, faisant légalement œuvre de correctionnalisation. Au-dessus, le tribunal régional, composé de magistrats permanens, sans aucune adjonction de l’élément laïque, juge les délits graves et les crimes les moins importans. Enfin, les grands crimes sont encore jugés par un jury fonctionnant à côté de magistrats, suivant une organisation assez analogue à la nôtre.

Il nous faut borner à ces quelques traits le tableau que nous pouvons tracer ici de l’organisation de l’échevinage en Allemagne.

Depuis vingt ans, cette institution fonctionne dans toute l’étendue de l’empire. L’important pour nous était de savoir si, pendant cette longue expérience, l’échevinage a donné ce qu’on en attendait. Or les résultats de l’enquête que nous avons entreprise à cet égard semblent parfaitement probans.

D’abord, en fait et en pure statistique, il est démontré que l’importance des tribunaux d’échevins, au point de vue du nombre des affaires qui leur sont soumises, ne tend nullement à décroître, et qu’au contraire la plupart des délits leur sont déférés. On ne saurait contester que les Schöffengerichte forment aujourd’hui le centre de la juridiction criminelle de l’Allemagne. Si l’on consulte en effet la Justiz statistik de 1895, on voit que de toutes les affaires soumises aux juridictions de répression les échevins ont jugé 86, 4 pour 100, les chambres criminelles des tribunaux régionaux (Strafkammer) 12, 8 pour 100, et le jury (Schwurgerichte) 0,8 pour 100. Nous verrons tout à l’heure que, loin de songer à amoindrir la juridiction échevinale, on songe en Allemagne à la développer encore.

Pourtant les échevins ont leurs ennemis, et nous avons recueilli leurs critiques. Les principales portent sur les points suivans : défaut de compétence de l’échevin, qui n’est qu’un « ballast inutile » ; son incapacité en tant que collègue du juge. Le procureur général Elben, adversaire déclaré de l’institution, disait récemment que l’échevin ne sait « qu’opiner du bonnet » ; il condamne à la légère, mais en revanche il ne condamne pas du tout s’il s’agit d’une infraction « de la classe de celles qu’il est lui-même exposé à commettre. »

Les adversaires des échevins reconnaissent cependant que ces juges remplissent leur tâche « avec ardeur et conscience » et que « la fusion des deux magistratures paraît assez sincère, du moins durant le délibéré. »

Enfin, il est à remarquer que tous les criminalistes opposés à l’échevinage déclarent que l’échevin est, en tous cas, préférable au juré, et que les juridictions d’échevins fonctionnent bien mieux en Allemagne que les Cours d’assises.

Un des projets de réforme de la procédure criminelle dont le Reichstag est actuellement saisi confère aux tribunaux d’échevins une extension considérable. Ce projet est en harmonie avec les conclusions qui ont été adoptées en 1887 à un important Congrès où la question de l’échevinage et de ses résultats pratiques a été discutée à fond. Parmi les partisans des Schöffengerichte qui ont influé sur les décisions de ce congrès, il faut placer au premier rang M. Süpfle[20], président à Heidelberg, qui, depuis plus de trente ans, dirige des tribunaux d’échevins. Ces échevins, d’après l’éminent magistrat, « participent au jugement de l’affaire réellement et utilement, particulièrement à l’attribution des peines ; — Les rapports des échevins avec le juge sont respectueux et sincères ; — La fusion des deux magistratures est strictement menée à bout ; — Les échevins acceptent la charge volontiers et avec zèle ; — L’éducation judiciaire du peuple est évidente ; — La juridiction est populaire ; on l’apprécie tellement que son introduction ou extension aux affaires de second et premier ordre n’est qu’une question de temps ; — Les indications de droit données par le juge trouvent un sol fertile ; — Le peuple consentirait volontiers à remplacer par des Schöffengerichte les tribunaux régionaux, mais non les Cours d’assises, à cause du jury auquel on reste attaché malgré ses imperfections reconnues ; — Enfin, devant les tribunaux d’échevins chaque procès peut être jugé tout de suite, ce qui est d’une grande utilité pour les témoins, qui ont les faits de leur témoignage plus présens et plus frais à la mémoire que si on laisse passer trois mois ou six mois, et aussi ce qui abrège la détention. préventive. »

Nommé rapporteur au congrès de 1887, M. Süpfle s’attacha à faire ressortir tous ces avantages des Schöffengerichte, et il fit voter par l’assemblée les résolutions suivantes : « L’institution des échevins donne de bons résultats. — L’institution des jurés donne des résultats défectueux. — Il convient d’étendre les attributions des échevins. »

Tel est l’état actuel de l’opinion en Allemagne sur les tribunaux d’échevins.

Il serait intéressant de montrer l’extension en Europe de cette forme du concours des laïques avec les magistrats dans les juridictions pénales, mais cela nous ferait sortir du cadre de nos études. Qu’il nous suffise d’indiquer qu’en Suisse, en Russie et dans le code de procédure pénale, tout récent et très remarqué, de la Bosnie-Herzégovine, se dessine une tendance de plus en plus accusée vers l’échevinage.

C’est donc avec raison qu’un jurisconsulte français a pu dire, il y a plusieurs années déjà : « Le mouvement est donné par la législation d’un grand Empire, et peut-être un jour l’Europe tout entière aura des tribunaux d’échevins. »

Faut-il que la France entre à son tour dans ce mouvement ? La question en tous cas mérite l’examen, et nous souhaitons que, le jour où l’on remaniera les juridictions pénales afin d’introduire l’élément laïque dans nos tribunaux correctionnels, on étudie avec soin cette grande institution de l’échevinage, qui a fait actuellement ses preuves à l’étranger.


VI

Quant à nous, nous n’hésiterions pas à transformer nos tribunaux correctionnels en tribunaux d’échevins, dans le plan général d’organisation judiciaire dont nous nous permettrons en terminant d’indiquer à grands traits l’esquisse.

Nous concevons d’abord trois ordres d’infractions, classées d’après leur gravité et suivant des vues plus modernes, par le code pénal que nous appelons de nos vœux.

À ces trois classes de délits correspondent trois juridictions répressives :

En bas, un juge de police, dont l’Angleterre nous offre un excellent modèle ; juge inamovible, convenablement rétribué, choisi (quoique dans une sphère plus modeste) suivant les principes que nous avons indiqués au sujet du recrutement du président d’assises. Ce magistrat, qui résidera peut-être au chef-lieu d’arrondissement, ira dans les divers cantons tenir des audiences foraines ; juge unique, il statuera sur les contraventions, et sur une foule de petits délits dépourvus d’élément intentionnel et de gravité sociale, qui encombrent à l’heure actuelle nos tribunaux de première instance, et qui seront par la loi nouvelle mis au rang des contraventions[21].

Au centre, des tribunaux régionaux d’échevins, moins nombreux et mieux répartis que les tribunaux actuels d’arrondissement, remplacent notre police correctionnelle. Auprès de chacun d’eux,. la Chambre du conseil, composée de magistrats permanens, fait l’office étendu de chambre des mises en accusation ; il lui appartient, suivant des règles tracées par la loi, de renvoyer certains crimes devant les échevins et certains délits devant la Cour d’assises.

Chaque tribunal d’échevins est dirigé et présidé par un magistrat d’expérience, qui siège entouré de quatre ou de six juges populaires désignés suivant les règles que nous avons indiquées plus haut. Cette charge de l’échevinage, nous pouvons l’affirmer d’après l’exemple de l’Allemagne, peut être répartie de telle sorte qu’elle ne constitue nullement un fardeau gênant pour la population.

La juridiction des échevins est donc substituée, dans notre système, aux tribunaux correctionnels ; mais comme elle offre, avec toutes les garanties que peut offrir la Cour d’assises, les avantages de la célérité, nous souhaitons lui voir attribuer le jugement des procès de presse, que nos lenteurs actuelles privent de toute efficacité.

Dira-t-on que dans les procès de cette sorte un juge désigné par le gouvernement aura trop d’influence sur ses assesseurs ?

Nous répondrons qu’à nos yeux l’institution de l’échevinage est inséparable de la constitution d’une magistrature si évidemment indépendante que nul soupçon ne puisse l’effleurer.

Veut-on cependant pour les affaires de presse une garantie spéciale ? Nous admettrions volontiers l’adjonction au juge et aux échevins de deux jurés spéciaux, de deux hommes de lettres d’une compétence et d’une honorabilité indiscutées, qui joueraient en quelque sorte le rôle d’experts dans le procès, mais auraient de plus que les experts le droit de participer au jugement.

Enfin, au sommet de nos juridictions pénales, au siège de chacune des cours d’appel qu’on aura cru devoir conserver, la cour d’assises réformée statuera sur les faits de grande criminalité. Autour de ces juridictions s’établira l’outillage moderne, à peine encore entrevu, des recherches scientifiques, des expertises contradictoires, des institutions pénitentiaires, des œuvres tendant à la réadaptation du criminel au milieu social. Et à l’école, pour inspirer ces réformes et exposer leur maniement, se développera un enseignement actif et vivant du droit criminel et des sciences qui s’y rattachent : enseignement destiné à rendre plus aptes à leur grande tâche juges, avocats, membres du ministère public et experts.

Il serait bien aisé d’établir par le détail qu’un tel système assurerait une heureuse transformation de la magistrature par la diminution de son personnel, le relèvement devenu possible de ses traitemens, et les soins attentifs qui entourent des choix peu multipliés… Mais on comprend qu’il nous soit impossible d’indiquer autrement que par ses lignes principales l’édifice que nous souhaitons voir sortir du sol et construire par les mains de cette génération.


VII

Nous exprimons le vœu, en terminant ces études, que quelques-unes des idées que nous avons émises paraissent dignes d’examen, et que, reprises et creusées plus profondément que nous n’avons pu le faire, elles aboutissent un jour à d’utiles réformes.

Nous exprimons ce vœu avec un véritable espoir. Il y a deux ans[22], nous demandions à cette place que le secret de l’instruction, « cette pratique aussi dangereuse pour le juge que pour l’accusé, » fût enfin aboli ; et, en prenant l’initiative d’une modification aussi heureuse de notre code d’instruction criminelle, le Sénat a montré récemment que l’énergie réformatrice n’est pas épuisée dans ce pays.

Ainsi parfois des retouches partielles peuvent avoir d’excellens résultats. Mais en général il est dangereux d’aborder de biais et par fragmens l’œuvre des réformes ; il ne faut pas risquer, en remaniant nos lois par bribes et morceaux, de composer un monument auquel l’unité et l’harmonie feraient défaut. Ici nous aurions manqué notre but si nous n’avions donné l’impression que l’heure est venue d’une reconstruction générale de l’édifice de nos lois pénales, et que, pour une œuvre si grande et si belle, d’excellens matériaux gisent çà et là sur le sol. Nos archives parlementaires offrent l’aspect d’un amas de ruines étranges : ruines de villes qu’on avait entrepris de construire et qu’on a tout à coup abandonnées, où gisent de toutes parts des matériaux non employés, où de vastes échafaudages indiquent la place des édifices absens… Vienne l’architecte qui, pour un plan nouveau et harmonieux, utilisera ces richesses éparses !

Pour nous, qui avons tracé une des faibles esquisses que l’architecte de l’avenir consultera peut-être un instant, nous ne voulons nous défendre à l’avance que d’un seul reproche : celui d’avoir construit dans le rêve et dans la chimère.

Non, aucun des vœux que nous avons formés n’est irréalisable dans notre pays et dans notre temps.

Non, il n’est pas chimérique de vouloir pour la France une magistrature affranchie à jamais de la politique, véritable point fixe d’une démocratie qui sera bien longtemps encore agitée par les passions et les querelles des partis.

Il n’est pas chimérique de vouloir auprès de cette magistrature, guidés et instruits par elle, des juges extraits de la nation pour la répression des délits et des crimes.

Il n’est pas chimérique de vouloir en finir dans les rapports de la magistrature populaire et de la magistrature permanente avec des formules peu rationnelles qui ne furent jamais obéies, et de vouloir établir entre ces deux magistratures les rapports d’une véritable et féconde confiance.

Non, tout cela n’est point du rêve ! Les solutions sont prêtes. Le Parlement choisira parmi elles, et pour mener à bout une œuvre d’ensemble qui est réclamée depuis si longtemps, il saurait au besoin apporter des modifications heureuses à ses méthodes, à ses procédés de travail.


JEAN CRUPPI.

  1. Voir la Revue des 1er novembre 1895, 1er janvier, 15 mars et 15 juillet 1896 et 15 juin 1897.
  2. Voyez la Revue du 15 mars 1896, p. 425 et suiv.
  3. Voyez la Revue du 1er janvier 1896, p. 135, 136.
  4. Voyez sur le Kreuzverhör (interrogatoire croisé) le Code de procédure pénale allemand, par F. Daguin. Introduction, p. 102. L’art. 238 du Code allemand est ainsi conçu : « Le président confiera le soin d’interroger les témoins et experts désignés par le ministère public, et par l’accusé au ministère public lui-même et au défenseur, s’ils en font la demande d’un commun accord. Le ministère public aura le droit d’interroger le premier les témoins et experts désignés par lui ; le même privilège appartiendra au défenseur à l’égard des témoins et experts désignés par l’accusé. Le président, de son côté, aura le droit, après cet interrogatoire, d’adresser aux témoins et experts toutes les questions qui lui paraîtront nécessaires pour élucider plus complètement l’affaire. »
  5. Voir Les erreurs judiciaires et leurs causes, par Maurice Lailler et Henri Vonoven, avornts ù la Cour d’appel, Paris, Pichon, p. 97 à 117.
  6. Des principes du nouveau Code d’instruction criminelle, p. 205.
  7. Ce système a été récemment défendu à la tribune du Sénat par l’honorable M. Thézard. (Voyez le Journal officiel du 28 mai 1897.)
  8. Voyez, Réforme des expertises médico-légales. par Brouardel. Paris, J.-B. Bailière, 1884, BN. T P 77.
  9. Sur l’organisation de l’expertise contradictoire et d’un tribunal de super-arbitres, voyez Drioux, Expertises dans les législations étrangères. Paris, Pichon. 1886, in-8o, pièce BN. T f3 94. « Il faut, dit M. Drioux : 1° élever le niveau des études médico-légales : — 2° constituer le contrôle des expertises au moyen du superarbitrage : — 3° élever le tarif des honoraires des experts. »
    Ces idées ont été reprises récemment par M. le Dr Ladreit de la Charrière. (Voir le journal le Droit du 18 novembre 1896.) Le Dr de la Charrière demande notamment la création au ministère de la justice d’une commission permanente chargée de statuer en dernier ressort sur les expertises dans toutes les affaires criminelles.
  10. M. A. Cuillot voudrait que dans chaque faculté de médecine fût instituée une « commission supérieure des expertises » devant laquelle serait porté le déliât des questions scientifiques soulevées soit par le désaccord des experts, soit par les objections de la défense. Ce serait devant cette commission supérieure que le défenseur discuterait le rapport. « La question scientifique serait définitivement tranchée par la décision de la commission et ne pourrait être reprise à l’audience nous aucun prétexte. »
  11. Des aliénés criminels, par le Dr A. Motet, p. 12.
  12. Voyez la remarquable étude que M. le Dr A. Motel, a publiée on 1881 sous ce titre : Broadmoor criminal lunatic Asylum. En Angleterre, le jury déclare l’accusé Guilty but insane et il est gardé après l’acquittement in strict custody jusqu’à ce que la Reine en ait décidé autrement.
  13. Voir sur ce point spécial, qui ne laisse pas d’être délicat, le rapport présenté par le Dr A. Molet au Ve Congrès pénitentiaire international.
    Voir aussi la Proposition de loi sur le régime des aliénés présentée par M. Joseph Reinach en 1890, section III. art. 36 et suiv.
  14. L’art. 304 au code de procédure pénale allemand est ainsi couru : « Les jurés éliront le chef du jury (Obermann) au moyen de bulletins écrits et à la majorité des voix ».
  15. Le vote secret, à notre avis, favorise les défaillances. Voir la Revue du 1er janvier 1896, p. 153. Néanmoins, nous reconnaissons que cette question est délicate.
  16. Voyez la Revue du 1er novembre 1895.
  17. C’est en 1878 que M. Dufaure, opposé à l’échevinage, déclara que le système de l’assessorat, employé aux colonies, n’y avait pas donné de bons résultats. Cela mérite deux réponses : D’abord l’échevinage aux colonies, qui a pour but de faire participer aux jugemens l’élément indigène, n’est pas très comparable à l’échevinage de la métropole. Ensuite, il nous serait aisé d’établir que l’échevinage colonial dans lequel on a persisté a donné des résultats excellens sur plusieurs points, et en particulier en Tunisie.
  18. Voyez Code d’organisation judiciaire allemand. Introduction, par Dubarle. p. 84 et suiv.
  19. C’est le nom donné par les Allemands à l’élément populaire extra-professionnel.
  20. On peut considérer qu’avec MM. Leonhardt et Von Schwarze (ce dernier est communément appelé le « père des Schöffengerichte »), morts l’un et l’autre aujourd’hui, M. Süpfle est l’homme le plus expérimenté de l’Allemagne dans cette matière de l’échevinage, qu’il commença à pratiquer à Bade en 1864. Nous tenons à remercier ici M. Süpfle et un jeune magistrat distingué, M. Fanz Kahn. de leurs communications si intéressantes.
  21. Ne faut-il pas compter au nombre des délits qui pourraient être déférés au juge de police la plupart des infractions aux lois sur la pêche, sur la police des chemins de fer, les douanes, les octrois, le roulage, les délits forestiers, et, dans beaucoup de cas, les faits de violence, de vagabondage, de mendicité ?
  22. Voyez la Revue du 1er novembre 1895.