La Cousine Adèle/1

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E. Dentu, éditeur (p. 17-29).

LA COUSINE ADÈLE




I


De tous les habitants de la petite ville de Saint-X***, située au centre de la France, Olivier de Frankallais était sans contredit le plus élégant, le plus accentué, le plus remarquable en un mot : c’était un homme très-grand, très-blond, très-mince et d’une allure légèrement altière, malgré la souplesse de sa taille et la grâce incontestée de son geste et de ses attitudes.

Il portait une petite moustache à la Van Dick, dont la nuance tendait au roux et s’harmoniait bien avec son teint pâle.

Quant aux yeux de ce gentilhomme, il était difficile de s’en rendre compte, car M. de Frankallais n’envoyait jamais à un interlocuteur ce coup d’œil franc et sympathique où la pensée se fait comprendre avant qu’elle soit exprimée ; le plus ordinairement, il le lançait oblique ou tenait la paupière baissée ; mais, lorsqu’il voulait user de sa puissance, ce regard, d’une fixité glaciale, avait des effets terrifiants qu’on ne pouvait longtemps soutenir.

On disait pourtant qu’à l’occasion ces bleuâtres prunelles savaient trouver le chemin des cœurs, et qu’alors il n’en était pas de plus douces et de plus tendres ; mais c’était plutôt conjecture que certitude, car jamais on n’avait été plus discret que M. de Frankallais en matière de sentiment.

Il s’occupait, il est vrai, de plusieurs femmes à la fois, et d’une manière aussi aimable que respectueuse ; mais la multiplicité même détournait les soupçons. Il y mettait d’ailleurs tant de prudence que c’est au plus si l’esprit de médisance — dont la ville de Saint-X*** est suffisamment pourvue — pouvait y trouver le plus léger aliment.

Somme toute, M. de Frankallais eût pu passer pour un homme sans reproche, sauf une porte dérobée — qui se trouvait placée à l’une des extrémités de son jardin — et que des voisins, trop préoccupés de ses intérêts, prétendaient avoir vue s’ouvrir à des heures avancées de la nuit : « Il est bien rangé tant que dure le jour, avaient dit ces bonnes âmes ; mais, passé minuit, le diable n’y perd rien ! »

Du reste, M. de Frankallais, bien qu’il fût très-indifférent en matière de religion, et même assez enclin à la critique voltairienne, allait à la messe aux jours de fêtes conservées ; il ne refusait jamais d’être le cavalier servant d’une quêteuse, et consentait même à présenter le pain bénit, lorsque la fabrique de l’église Saint-Gervais, sa paroisse, lui faisait offrir le gâteau d’usage.

Malgré tant de prudence, de convenance et de tact dans tous ses procédés, on avait octroyé deux épithètes à ce gentilhomme : on l’appelait, selon l’occasion, « le Serpent » ou « le Renard. »

Pourquoi de tels mots en présence de qualités si appréciées ? – L’instinct ne raisonne pas.

Au moment où nous prenons cette histoire, c’est-à-dire en pleine Restauration, M. de Frankallais pouvait avoir de vingt-huit à trente ans. Comme il était sans profession, sa journée se partageait entre les soins qu’exigeait une assez belle fortune, de longues promenades que réclamait sa santé et quelques études superficielles. Les visites imposées à l’homme du monde lui prenaient aussi beaucoup de temps.

On supposait à M. de Frankallais des opinions très-arrêtées et peu sympathiques au gouvernement que 1815 avait établi. Mais en faveur de quelles convictions sa mystérieuse opposition se produisait-elle ? Voilà ce que nul ne pouvait savoir. Sur ce point, Olivier ne se montrait pas moins discret qu’au sujet de ses affections ; son silence ou quelques saillies malicieuses, qui lui étaient échappées dans la conversation, avaient pu seuls faire augurer qu’il se rangeait parmi les détracteurs du droit divin.

Une circonstance préoccupa un moment les esprits, et l’on se crut sur le point de découvrir le mot de l’énigme. M. de Frankallais fut invité à l’une des fêtes que donnait la famille d’Orléans dans un château de plaisance appartenant à Mme Adélaïde, sœur du futur Louis-Philippe.

Olivier accepta, disant « qu’il voulait observer leurs allures. » Il se laissa même retenir pour les chasses de l’aîné des jeunes princes ; mais il en revint avec les dispositions les plus critiques ; personne ne songea dès lors à le classer parmi les partisans de la branche cadette, dont l’ambition et la prétention au trône se manifestaient déjà.

M. de Frankallais, après avoir jeté négligemment, dans une conversation à la sous-préfecture, quelques mots légers ayant trait au mariage secret de la châtelaine avec un général dont le nom n’était un mystère pour personne, parut prendre un grand plaisir à raconter les remarques moqueuses que se permettaient les convives réunis autour d’une table de deux cents couverts.

Il signalait entre autres le mot d’un cafetier de campagne, venu en qualité de conseiller municipal, qui, à chaque exhibition d’un nouveau service, disait à ses voisins d’un ton convaincu : « C’est mesquin ! c’est mesquin ! »

La femme du sous-préfet, personne très-fine et passablement caustique, réclama une explication :

— Cher comte, observa-t-elle, je ne comprends pas bien si nous devons rire aux dépens des princes ou aux dépens du cafetier ?

– Ce sera comme vous le voudrez, madame ; je n’y ajoute pas la moindre importance.

Le doute de la sous-préfette et la réponse d’Olivier ayant eu quelque retentissement, il demeura constant que M. de Frankallais n’épargnait pas plus ses hôtes de race royale que ses concitoyens de la plèbe.

On l’en blâma. À ce moment l’opinion libérale croyait exploiter à son profit les mésintelligences qui existaient entre les deux tiges bourboniennes, en prenant parti pour celle qui ne régnait pas.

Ceux qui se piquaient d’une prévoyance plus experte remarquaient certains indices qui mettaient en suspicion les démonstrations démocratiques des descendants de Philippe-Égalité.

« Le duc d’Orléans met ses enfants au collège, dit un jour le doyen des avocats ; cela n’empêche pas ceux qui jouissent de son intimité d’employer — en parlant des taquineries que lui fait subir la cour — des formules comme celles-ci : Quand, nous serons roi, les choses ne se passeront pas ainsi ! »

Les soirées du jeune gentilhomme — il était comte, bien qu’il eût le bon goût de n’en tirer nul avantage – étaient consacrées à des relations intimes : les unes légères, nées d’un caprice ; d’autres constantes et pour ainsi dire aussi anciennes que sa vie.

Au nombre de celles-ci figurait une charmante femme qui se nommait Mme d’Aubépin et qui lui était un peu parente. Il s’occupait de cette cousine avec un soin tout fraternel. Il la conseillait pour la gestion de ses affaires ; il terminait ses différends avec les colons ou les fermiers ; il traitait avec les maçons si elle entreprenait quelque bâtisse ; il achetait pour elle le meilleur bois du marché et l’aidait dans la vente de son blé ou de son vin ; il lui rendait enfin cette foule de petits services qui épargnent de si grands soucis aux vieilles filles et aux femmes veuves.

Si les observateurs les plus subtils avaient pu distinguer parfois dans la voix de M. de Frankallais, lorsqu’il parlait à sa cousine, des inflexions assez tendres, personne, du moins, ne l’avait surpris en délit de propos galants. Cette phrase, si souvent répétée à Saint-X*** à propos de tous les rapports entre hommes et femmes : « Il lui fait la cour, » n’avait pu être sérieusement prononcée à l’occasion de Mme d’Aubépin.

M. de Frankallais se tenait toujours près de sa parente dans une attitude d’amical respect : c’était une certaine familiarité mêlée de déférence. Mme d’Aubépin acceptait cela simplement ; elle y trouvait du charme. Elle craignait bien un peu le qu’en ' dira-t-on ? mais elle se sentait rassurée par ses intentions innocentes et par sa fidélité bien connue à la mémoire de son défunt mari. Olivier, d’ailleurs, ne lui avait-il pas dit un jour, sous forme de conversation générale, que, « grâce à sa frêle santé et à ses habitudes rigides, il était l’homme le moins compromettant du monde ? »

Mme d’Aubépin l’avait pris au mot. Elle lui parlait souvent de cette austérité comme d’une chose hors de doute. Souvent aussi elle le traitait en malade ou en convalescent, à cause de cette frêle santé. Il était rare qu’en hiver on ne vît pas chez elle une tisane bouillant devant le feu, et des sirops sur la cheminée de l’appartement où elle recevait ce bienheureux parent.

Que cette intimité, si douce qu’elle fût, ne pût suffire à M. de Frankallais, qui s’en fût étonné ? Comme il n’aimait ni le jeu, ni le tabac, ni le cercle où les hommes s’assemblent, il fallait bien qu’il s’occupât de quelque chose en dehors de ce sentiment, qui était loin d’être une grande passion.

Mme d’Aubépin ne paraissait chercher d’autre joie cependant que l’affection de son cousin. Avait-il le cœur plus vaste ? L’amitié avait-elle plus de puissance dans l’âme de la jeune femme ?

La solution de ce problème était de nature trop abstraite pour qu’on s’en occupât dans la petite ville. Ce qui surprenait dans les habitudes d’Olivier était certaine fréquentation que le gentilhomme avait pour ainsi dire donnée en rivalité à sa parente.

Depuis quelques mois, M. de Frankallais rentrait rarement chez lui sans avoir passé une demi-heure au moins, une heure et demie souvent, chez une femme de condition inférieure qu’on nommait Pernelle Lallaud ou bien la mère Lallaud.

L’intérieur qui attirait ainsi le jeune comte n’offrait rien de bien attrayant en apparence : Mme Lallaud, veuve d’un sergent de la vieille garde décoré sur le champ de bataille, était une femme de cinquante ans, grande, sèche, qui se tenait raide et pourtant ne manquait pas d’une certaine désinvolture.

Mme Pernelle parlait facilement et faisait souvent preuve d’un esprit vif et original, qui éclatait en saillies vulgaires. Elle était douée d’une grande force de volonté et d’une singulière énergie dont l’emploi ne s’appliquait pas toujours à la stricte équité peut-être, mais qui lui assurait un incontestable empire sur toute faible nature qu’elle trouvait à sa portée.

Du vivant de son mari, elle avait usé largement de cette prérogative en se faisant l’arbitre de tous les différends de son quartier. En ce temps-là, elle décidait de la hausse ou de la baisse d’une réputation, fixait le point où devait s’arrêter le luxe d’une artisane, grondait les enfants, faisait un sermon aux jeunes filles, déployant ainsi partout son incroyable et impérieuse activité.

Mais, depuis qu’elle s’était vue seule avec deux enfants qui grandissaient, et n’ayant d’autres ressources qu’une pension modique, à grand’peine maintenue, elle avait compris qu’elle ne devait rien détourner de son temps ni de ses forces, si elle voulait, comme on dit à Saint-X***, « joindre les deux bouts à la fin de l’année. »

La mère Lallaud s’était donc peu à peu retirée de ses relations habituelles, et bientôt elle avait trouvé un nouveau motif de se fortifier dans cette volontaire réclusion.

Elle avait pensé qu’au moyen de cette vie claustrale, elle pourrait garder près d’elle, le jour comme la nuit, sa fille Rose, qui s’annonçait douce et gentille, et la préserver ainsi d’une foule d’influences fâcheuses.

« Elle n’entendra parler ni de plaisirs ni de richesses, et ne fera pas mauvaise mine à notre pauvreté, se disait tout bas Mme Lallaud en regardant l’enfant travailler ou dormir ; puis, quand l’âge sera venu, elle ne prendra d’inclination pour personne : je ne me verrai pas obligée de marier la faim avec la soif, comme dit le proverbe. »

En conséquence de ces raisonnements, où l’égoïsme avait peut-être bien sa part, Mlle Rose, dès l’âge de six ou huit ans, avait été vouée à la solitude. Elle avait appris à fuir les conversations inutiles, à marcher vite dans les rues, sans s’arrêter. Plus tard, elle sut qu’il ne fallait jamais regarder les garçons, et que la danse était une chose dangereuse à laquelle il ne fallait pas songer. La seule occupation de cette adolescente était de coudre ou de broder pour le monde, du matin au soir, et cela dans une chambre sans tentures, située au rez-de-chaussée et donnant sur une cour humide, aspect du nord.

Mlle Rose n’en était pas moins devenue une belle fille, à la taille un peu allongée, un peu frêle comme les plantes privées de soleil, mais fraîche néanmoins, et blanche à l’égal des lis. Du reste discrète, timide, silencieuse surtout, car elle ne parlait qu’à sa mère, et sa mère parlait sans cesse.

Le jour où M. de Frankallais fut reçu pour la première fois dans la pièce qui servait à la famille de salon et de salle à manger, Mlle Rose n’avait pas seize ans.

Comment celui qu’on nommait « le Renard » avait-il pénétré dans une bergerie si bien défendue ? Ce texte fut longuement commenté à Saint-X***, sans qu’on y pût trouver une explication satisfaisante.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait fait son entrée un journal à la main, et qu’il répondit aux interrogations qui lui furent faites le lendemain, à ce sujet, par les plus déterminés curieux « J’ai rendu à la mère Lallaud quelques petits services. »

Les têtes logiques de l’endroit conclurent de ces deux faits que M. de Frankallais avait mis la femme Lallaud sur la voie de quelque recouvrement, et l’on cessa de s’occuper du point de départ, pour se demander ce qui retenait le jeune homme dans cette société, et comment il y employait son temps.

Quoi qu’il en soit, le seuil franchi, M. de Frankallais se maintint victorieusement dans la forteresse.

Aux journaux, aux papiers, qui d’abord lui avaient servi de passe, le jeune comte avait fait succéder des plantes pour la cour, des fleurs pour le pot de grès placé sur la cheminée, des branches de millet pour le serin bien-aimé de Mme Pernelle. Bientôt le conquérant s’était trouvé assez fort pour se présenter sans prétexte.

Mais alors, par combien de petits soins, d’adroites flatteries, ne savait-il pas se rendre agréable ! Dix fois en un quart d’heure, la mère Lallaud laissait tomber tous les ustensiles de sa profession ; – elle était couturière. — M. de Frankallais, qui avait, comme on le sait, le regard oblique et les yeux souvent baissés vers la terre, relevait aussitôt soit les lunettes, soit le dé, le peloton et jusqu’aux aiguilles ; il ouvrait la porte à Cadet, le second enfant de Mme Lallaud ; parfois même il ne craignait pas de compromettre sa dignité de gentilhomme en attisant le feu où mitonnaient, pressés dans la marmite, des pruneaux ou autres fruits secs pour la collation du soir.

Les gens qui apprenaient ces détails par quelque circonstance fortuite comprenaient bien que la mère Pernelle, et surtout Mlle Rose, trouvassent un grand plaisir à cette relation, ou qu’elles pussent en concevoir certaines espérances propres à les faire transiger avec leurs anciennes habitudes ; mais ce qui attachait M. de Frankallais à ce rez-de-chaussée humide et sombre restait un impénétrable mystère.

Quelquefois, on adressait à Cadet Lallaud des interrogations plus ou moins directes

– Allons ! ne fais pas le secret… conviens-en : le Renard fait la cour à ta sœur.

Ou bien : — Tu vas être le petit beau-frère de M. Olivier ! Tu seras joliment fier… et vous serez tous joliment riches !

Mais Cadet répondait — dans son langage affranchi des particules négatives – La Rose ! oh ben ! oui !… il lui dit jamais rien. Il la regarde seulement pas !

Et comme Cadet était trop indépendant pour se donner jamais l’embarras d’un mensonge, on se l’était tenu pour dit.

D’un autre côté, la factrice de la poste aux lettres, — une certaine Gothon fort au courant de ce qu’on cherchait à tenir secret dans la ville, — ayant relancé le comte jusque dans cette maison pour lui remettre son journal, affirmait « qu’elle l’avait trouvé assis de manière à contempler la mère Lallaud tout à son aise, mais qu’il ne montrait à la jeune personne que le coin de son épaule. »

Il n’était donc pas amoureux d’elle !

Quant à Rose, elle n’en brodait que de plus belle, baissait les yeux plus encore que par le passé, et disait à peine vingt paroles dans une soirée, sur lesquelles sa mère lui en reprochait dix.

Qui eût bien observé eût pu dire « que, depuis les visites d’Olivier, la jeune recluse ne se plaignait plus de sortir trop rarement ; qu’elle se levait avec moins de promptitude quand un ordre de sa mère lui fournissait l’occasion de prendre l’air ; et que, parfois, un timide et furtif regard glissait à travers sa blonde paupière, et se retirait tout épeuré s’il rencontrait le coup-d’œil aigu de M. de Frankallais. »