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La Création de la flotte prussienne

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LA CRÉATION
DE LA
FLOTTE PRUSSIENNE


I

Il y a vingt-cinq ans, la Prusse n’avait pas un seul grand port de guerre, pas un navire de haut-bord, pas un pouce de terrain sur la Mer du Nord. Elle possède aujourd’hui deux arsenaux militaires qui peuvent rivaliser avec Brest et Toulon, des navires du plus grand échantillon et de la plus grande force connue, une étendue de côtes sur la Mer du Nord comme sur la Baltique et tous les moyens de prendre rang parmi les puissances maritimes. Elle n’a pas attendu, pour préparer ce nouvel élément de prépondérance, les résultats de sa lutte avec nous, mais ses efforts ont redoublé et ont pris une activité fiévreuse depuis la guerre de 1870.

Les côtes de la Prusse sur la mer Baltique, à partir de la frontière de Russie jusqu’au Danemark, ont un développement de 950 kilomètres. La partie continentale du Danemark forme une langue de terre qui, se rattachant à la Prusse par un isthme étroit, ferme la Baltique à l’ouest, isole les côtes prussiennes sur ce lac méditerranéen, dont les eaux n’ont d’issue sur la Mer du Nord que par les détroits des Belt et du Sund. Les rivages de la Prusse dans la Baltique étalent jusque s, ous l’eau, où ils descendent par des pentes insensibles, des terrains vaseux et plats. Cette configuration des terres constitue une première défense naturelle. Les eaux profondes, où peut plonger la carène des gros bâtimens de guerre, ne se trouvent qu’à une distance considérable de la côte ferme et en tiennent éloignées les flottes ennemies ; mais cet avantage est compensé par la difficulté d’y créer des ports. Si ceux qui existaient n’avaient jamais été transformés en grands arsenaux maritimes, c’est qu’il eût été aussi difficile aux vaisseaux amis d’en sortir qu’aux ennemis d’y entrer. Ni Dantzig, ni Stettin, ni la Vistule, ni l’Oder, ne réunissaient les conditions nécessaires pour la création d’un port de guerre capable d’abriter une grande flotte.

Or il se trouve sur la côte orientale du Danemark une baie large, profonde, creusée par la nature à l’intérieur des terres, complètement abritée contre le vent et la mer, et facile à fortifier de manière à devenir inattaquable : c’est la baie de Kiel, entre le Slesvig et le Holstein. Ce territoire appartenait, il y a dix ans, à la monarchie danoise, telle qu’elle avait été constituée en 1815 ; mais, comme il convenait parfaitement pour l’installation de la flotte prussienne, le gouvernement de Berlin jugea que le moment était venu de se l’approprier. La question du Slesvig-Holstein venait d’être soulevée. La Prusse, qui la fomentait, se fit le champion de l’indépendance holsteinoise, et le Holstein-Slesvig fut annexé à l’Allemagne. L’Allemagne devant à son tour être incorporée à la Prusse, celle-ci obtenait ainsi, sans bourse délier, son port militaire.

La baie de Kiel est entourée de collines élevées qui brisent le vent, l’amortissent et l’éteignent. Cette ceinture de hauteurs forme un mur autour du bassin de la baie, qui jouit ainsi d’une sécurité encore augmentée par un rideau de bois croissant sur les collines. Ces échancrures de terres, où pénètrent les eaux de la Baltique, sont très nombreuses, particulièrement en Danemark et en Suède. Très multipliées, elles découpent une frange sur les rivages, et s’appellent dans le pays des fiords. Le fiord de Kiel a 16 kilomètres de longueur. Ouvert au nord, il s’enfonce au sud en formant entonnoir. La ville de Kiel est au fond. Très évasé à l’entrée, le fiord de Kiel se rétrécit à quelque distance, à un endroit où il est étranglé entre deux caps placés sur les deux rives, vis-à-vis l’un de l’autre. C’est là qu’on avait construit en 1870 un triple barrage composé de chaînes, de chalands chargés de pierres et de torpilles. Il y existe une forteresse Friederichshort sur la pointe de terre qui s’avance à droite de l’entrée de la baie. À gauche, sur l’autre rive, le cap est gardé par une redoute garnie d’une grosse artillerie. Entre la citadelle et la redoute, la passe est large au plus de 700 ou 800 mètres, et pour détruire le barrage, qu’on y rétablirait en temps de guerre, il faudrait opérer sous les feux croisés de ces deux ouvrages de défense très bien armés. L’escadre qui tenterait cette entreprise désespérée aurait, dans tous les cas, l’obligation d’éteindre d’abord les feux d’autres travaux défensifs qui précèdent Friederichshort et sont placés à l’ouverture même de la baie, l’un en un lieu appelé Brauneberg, et en face, sur le rivage opposé, une redoute à parapets blindés. Ce quadrilatère présente à l’ennemi plus de 200 embrasures. Pourtant l’état-major général à Berlin ne trouve pas cette défense complètement rassurante, et il se prépare à l’augmenter par la construction de trois autres forts.

Le gouvernement prussien a déjà fait devant la baie de Kiel des simulacres de combats où l’une des deux parties manœuvrait pour s’emparer de la baie en détruisant un barrage imaginaire. À cet effet, un navire de flottille figurant une frégate cuirassée s’est détaché de l’escadre mouillée devant la baie et s’est avancé jusqu’à la ligne du barrage, essuyant le feu des forts sans être coulé. Après cette reconnaissance, il s’est retiré, puis est revenu au barrage avec deux monitors qui avaient mission de répondre à l’artillerie de terre, tandis que la frégate cuirassée et ses embarcations travaillaient à la destruction du barrage. Pour la seconder, l’escadre envoyait à terre en même temps des troupes de débarquement avec ordre de prendre les batteries à revers. Il était convenu que ces opérations ne réussiraient pas, que les troupes de débarquement seraient repoussées, que le barrage serait reconnu comme indestructible et infranchissable et enfin que l’escadre assiégeante cesserait le combat. C’est ce qui arriverait probablement dans la réalité. Or le gouvernement prussien ne se borne pas à ces défenses de la baie, bien qu’il leur donne, comme on vient de le voir, la supériorité en cas d’attaque. Il a pris d’autres précautions !

Le pourtour du fiord laisse entre la mer et le pied des collines un espace de terrain où les constructeurs auraient pu placer des cales couvertes, des chantiers, des docks et tous les ateliers que comporte un grand établissement maritime ; mais, pour plus de sûreté, l’arsenal et le port ont été concentrés dans un bassin creusé à l’intérieur du fiord, sur la rive orientale, près d’un village de pêcheurs qu’on nomme Ellerbeck. Six ouvrages de défense sont spécialement réservés pour couvrir ce bassin et les établissemens qui l’entourent. Enfin la forteresse de Rendsbourg, enlevée aux Danois et située dans le voisinage, pourrait au besoin porter secours à la flotte ancrée dans le port et prendre entre deux feux les troupes de débarquement.

Au demeurant, le port de Kiel, tel qu’il existe, avec une rade magnifique, un bassin où la mer a 40 pieds de profondeur, où les bâtimens peuvent partout accoster le rivage, où l’on ne rencontre ni courans ni bas-fonds, où la nature a préparé pour ainsi dire l’emplacement de formidables fortifications, n’a rien à envier aux plus beaux établissemens maritimes. La défense en a été réglée par une commission que présidait M. de Moltke en personne ; il est dès à présent imprenable.

Resterait toutefois, pour compléter ces avantages, à creuser un canal qui joindrait la mer Baltique à la Mer du Nord en passant entre le Slesvig et le Holstein, Ce canal existe, seulement il n’est guère accessible qu’à la batellerie. Il faudrait l’élargir et l’approfondir pour qu’il donnât passage aux gros bâtimens. Des travaux français dont il ne nous est pas interdit de rappeler la hardiesse et la réussite, ceux du canal de Suez, ont récemment démontré la possibilité d’accomplir des œuvres de cette grandeur ; mais l’étude de celle-ci, souvent recommandée dans le Reichstag, n’est pas encore achevée, ou du moins l’exécution en est différée pour bien des raisons que le gouvernement ne démasque pas encore, et entre autres parce qu’il serait nécessaire aujourd’hui d’y consacrer 200 millions. Ne vaudrait-il pas mieux l’avoir au prix qu’a coûté la baie de Kiel ? La Prusse, enrichie par nos revers, devrait pouvoir considérer 200 millions de dépense d’un œil philosophique ; mais son gouvernement a tant dilapidé en arméniens de toute espèce qu’une entreprise de plus serait prématurée. L’or récolté en France aurait dû profiter à la Prusse, y vivifier la circulation, y répandre la santé et le bien-être ; mais elle a gaspillé ses trésors en préparatifs belliqueux, et c’est peut-être sur ces préparatifs mêmes qu’elle compte pour remplacer avec intérêt l’argent dépensé. En attendant, elle reste besogneuse, et l’émigration allemande augmente tous les ans.

Le canal projeté permettrait aux bâtimens prussiens de passer d’une mer à l’autre par un chemin tout intérieur. Tant que le Danemark restera indépendant et commandera les passages étroits qui conduisent de la Baltique à la Mer du Nord, la Prusse sera obligée d’entretenir deux flottes, une dans chaque mer, et elle courra le danger de ne pouvoir les réunir. L’ouverture d’un canal à travers le Slesvig renverserait la question et la ferait tourner au détriment de l’ennemi. Celui-ci, contraint de diviser ses forces pour faire face à deux ports, serait exposé d’un côté ou de l’autre à l’attaque de toute la flotte prussienne qui serait concentrée à l’improviste par le canal intérieur. L’importance extrême de ce canal ne peut échapper à personne. Pourquoi la Prusse ne le met-elle pas au nombre de ses travaux les plus urgens ? Serait-ce parce que le canal deviendrait inutile, si elle achevait de s’annexer le Danemark, dont une partie a déjà passé entre ses mains ? La prussification des Belt et du Sund conviendrait sans doute à M. de Bismarck au moins autant que la possession des Dardanelles à la Russie ; mais cette puissance est profondément intéressée à l’indépendance du Danemark. S’il pouvait lui convenir de rester prise au fond de la Baltique comme dans une souricière, elle n’aurait qu’à livrer ce royaume à la convoitise de son puissant voisin.

Ce n’était pas assez d’avoir posé les bases d’une influence prépondérante dans la Baltique, le gouvernement de Berlin a cru devoir en outre se ménager un poste fortifié dans la Mer du Nord, en face de l’Angleterre, à côté d’Amsterdam, d’Anvers et près du Havre. Si Kiel était le seul port militaire de la Prusse, l’un des premiers mouvemens d’une escadre ennemie serait de fermer les détroits afin d’immobiliser les bâtimens prussiens dans l’impasse de la Baltique et d’assurer ainsi la liberté de l’Océan pendant une guerre. Ce but est plus difficile à atteindre, si une partie de la flotte prussienne se trouve placée au-delà des détroits, s’il lui suffit de franchir les passes d’un port ouvert sur une vaste étendue de mer libre qui permet à Berlin de rayonner dans toutes les parties du monde, d’y défendre ses intérêts, et, selon l’occasion, d’y menacer ceux des autres.

Il y avait, sur la Mer du Nord, un lieu favorable à la création d’un tel port ; c’était le duché d’Oldenbourg, dont le territoire commence au Weser et finit à la Hollande. Comme il était difficile, immédiatement après ce qu’on a appelé « l’exécution fédérale » contre le Danemark, et qui n’était qu’une guerre au profit de la Prusse, de prévoir au juste le moment où l’Oldenbourg ferait partie de l’empire, la Prusse étant d’ailleurs pressée de construire son port, elle acheta en 1853 au grand-duc, au prix de 1,875,000 francs, un terrain de 310 hectares à l’embouchure de la Jahde, rivière qui se jette dans la Mer du Nord, à l’ouest du Weser. La Jahde se décharge au fond d’une baie dont la profondeur et l’étendue sont loin de pouvoir être comparées au fiord de Kiel, mais où des travaux, d’ailleurs considérables, pouvaient permettre de fonder un port militaire. Le gouvernement berlinois avait choisi cet emplacement. Singulière coïncidence, ce choix fut fait d’après l’avis de Napoléon Ier, qui avait désigné comme propre à la construction d’un grand port de guerre la baie de Jahde, à l’époque où le département des Bouches-du-Weser était compris dans les limites de l’empire français.

Les travaux furent entrepris sans retard. L’œuvre était d’un accomplissement difficile. Les terres, en cet endroit, sont plates, stériles et composées d’une argile sablonneuse ; elles se délaient et s’effondrent par l’action de la mer. Pour donner au rivage la solidité nécessaire, il fallait l’étayer par des digues. Ce premier travail, souvent interrompu par les inondations, fut pénible, long et coûteux ; mais le génie tenace de la nation triompha de la faiblesse de la terre et des résistances de la mer. Les ingénieurs passèrent, sans perdre de temps, à la construction du port même. La marée s’y faisant vivement sentir, ils y disposèrent des écluses de grandes dimensions pour retenir l’eau dans les bassins. À la suite d’un avant-port où plongent deux jetées en granit que terminent deux môles, les navires venant de la mer traversent une première écluse qui s’ouvre dans le port extérieur. Une seconde écluse les introduit dans un canal, et ce canal conduit au port. C’est un bassin long de 1,100 pieds et large de 700. Au fond sont placées les cales de construction, les formes de radoub et les ateliers. L’eau dans les bassins est maintenue à la hauteur de 9 mètres, et les cales de construction sont de dimensions à recevoir les plus grands navires. Le port de la Jahde peut donc créer et abriter une flotte de premier ordre. On achève avec une ardeur extrême les fortifications de cet arsenal ; sur la digue au nord, trois forts en défendront l’entrée. À l’autre extrémité du golfe, on fortifie l’endroit nommé Eckwarder-Horn. Des milliers d’ouvriers sont employés à ces travaux.

Le port n’était ni terminé ni fortifié quand éclata la guerre avec la France. Guillaume, alors simple roi de Prusse, venait de l’inaugurer, et à cette occasion la flatterie, qui ne perd jamais ses droits, l’avait nommé Wilhelmshafen. La défense permanente n’en était point organisée. On ne put opposer que des travaux provisoires à l’attaque dont menaçait la flotte française quand elle parut devant. Wilhelmshafen en juillet 1870 : précaution d’ailleurs suffisante, puisque cette flotte, première victime d’une imprévoyance funeste et générale, n’avait à sa disposition ni canonnières, ni batteries blindées, ni troupes de débarquement. Trois frégates et trois canonnières cuirassées qui se trouvaient dans la Manche au moment où la guerre fut imminente, s’étaient retirées en toute hâte à Wilhelmshafen. Elles n’en sortirent plus jusqu’à la paix. Ainsi le port achevé au moment opportun par le gouvernement qui préparait depuis longues années cette lutte suprême, servit à préserver la marine prussienne.

Les bâtimens épars dans la Baltique avaient trouvé à Kiel, au moment de la guerre, un refuge non moins sûr que Wilhelmshafen. L’impossibilité de les en déloger fut démontrée, aussi y restèrent-ils à l’abri et libres de rire de nos démonstrations impuissantes. « Les Prussiens ne sacrifient rien à la vaine gloire ; » ils cherchent avant tout à obtenir des résultats positifs avec le moins de risques possibles. Le courage chevaleresque, qui s’expose pour le seul honneur, ne leur est point sympathique. Le gouvernement partage cette manière de voir et la propage dans l’armée ; mais il faut convenir que l’attitude imposée à la flotte prussienne n’a pas été, pour une marine nouvelle, un brillant début. La guerre maritime est surtout propice aux traits d’audace individuelle. Les commandans, quand ils naviguent seuls dans les mers éloignées, sont libres d’affronter d’autres bâtimens isolés, duels dont l’histoire est pleine. La flotte prussienne avait un certain nombre de bâtimens en station dans les mers lointaines. Les nôtres leur offrirent le combat. Les commandans prussiens, fidèles à leurs instructions, restèrent enfermés dans les ports neutres sans se laisser émouvoir par l’exemple récent du combat de l’Alabama contre le Keerseage, dans les eaux de Cherbourg. La marine prussienne n’a pas respiré cette fumée. À l’exemple des gros cuirassés et des, nombreuses canonnières qui se tenaient renfermés dans les deux arsenaux de la Baltique et de la Mer du Nord, les corvettes stationnées au loin se sont tenues, la Hertha et la Medusa au Japon, l’Arcona aux Açores, le Meteor à la Havane. Faisons cependant une réserve pour ce dernier bâtiment, qui, ayant cru pouvoir se hasarder à la lutte contre le navire le Bouvet, fut, en moins d’une heure, désemparé de sa mâture et obligé de se réfugier sous les canons espagnols.

Ce n’est pas tout de construire des ports pour y remiser une marine ou de mettre cette marine dans la nécessité de demander à des étrangers leur patronage pour éviter de combattre. Il faut que la marine nationale puisse arborer son pavillon au grand jour et qu’elle soit assez forte pour affronter la lutte en pleine mer. Le gouvernement prussien l’a bien compris, et il agit en vue de préparer à sa flotte un rôle plus actif et plus brillant à la prochaine occasion.

Il était doublement instruit par le passé, et il avait reçu un premier avertissement à l’époque où il faisait la guerre pour la querelle du Slesvig-Holstein. Le Danemark, pays si petit et si faible, qui se défendait avec toute l’énergie d’un ferme patriotisme, avait fait bien du mal à son colossal adversaire. Il avait bloqué toute la côte et frappé au cœur le commerce allemand. Les rivages et les îles du Danemark sont habités par une population de pêcheurs, marins rudes et endurcis, qui forment d’excellens équipages. Aussi le royaume possédait-il une marine respectable où l’on comptait de grosses corvettes fort bien armées et quelques bâtimens de plus haut bord. La Prusse n’y pouvait alors opposer que des canonnières et de faibles corvettes. Aussi n’eut-elle point l’avantage sur mer. Après le démembrement de la monarchie danoise, elle voulut mettre à exécution la pensée de créer une marine ; mais c’est une œuvre très coûteuse. La Prusse était pauvre, et les états de l’Allemagne refusaient de s’associer à la dépense. Les hésitations durèrent jusqu’en 1867. À la suite de Sadowa, la Prusse avait une telle position qu’on n’avait plus rien à lui refuser en Allemagne ; elle résolut de passer outre et de commencer la flotte projetée.

Le ministre de la guerre, qui cumulait cette fonction avec celle de ministre de la marine, présenta au Reichstag un rapport contenant demande d’un crédit extraordinaire de 187 millions pour la construction d’une flotte et l’achèvement des ports. Il définissait en ces termes la tâche de la marine prussienne : « Elle est appelée, disait-il, à protéger et à représenter le commerce de la Prusse sur toutes les mers, à en favoriser l’extension, à en soutenir les droits ; elle est chargée de la défense des côtes et des ports dans la Baltique et dans la Mer du Nord ; elle a pour mission de prendre, en cas de guerre, une offensive assez vigoureuse pour jeter le trouble dans le commerce de l’ennemi et procéder à l’attaque de ses flottes, de ses côtes et de ses ports. « Il s’agissait, comme on le voit, d’étendre l’influence de la Prusse à toutes les affaires du monde ; mais la création d’une marine capable d’exécuter ce programme n’était pas l’affaire d’un jour. Aussi M. de Roon se bornait-il, pour le moment, à démontrer la nécessité de prendre « une position respectable en face des états de deuxième ordre que leur position géographique met (pour leur perte) en contact avec la Prusse. » Le ministre laissait encore au second plan la lutte avec une puissance maritime de premier ordre ; mais il envisageait la possibilité d’avoir à la soutenir. Seulement dans ce cas, disait-il avec une certaine naïveté, « la Prusse aurait besoin d’une alliance. » En l’attendant, il proposait de répartir le crédit en dix années qui seraient nécessaires pour l’achèvement des bâtimens compris dans l’effectif suivant : 10 frégates cuirassées, ce sont, disait le ministre, les seuls bâtimens capables de tenir tête à l’artillerie moderne, — 10 monitors, navires en fer cuirassés à coupoles, pour la défense des côtes ; quant aux batteries flottantes, le gouvernement les considérait comme défectueuses et insuffisantes, à cause de la lenteur de leurs mouvemens, — 8 corvettes à batteries couvertes, 6 corvettes à batterie barbette et quelques navires de correspondance et de transport, pour la protection du commerce à l’étranger, ainsi qu’il était dit dans le rapport.

Toute cette flotte était à créer. La Prusse à cette époque ne possédait, en fait de bâtimens de guerre, que plusieurs corvettes et 22 canonnières ; seulement elle avait devancé le vote du Reichstag, et, pour éviter toute perte de temps, elle avait commandé en Angleterre trois cuirassés sur les dix prévus au rapport. Ils venaient d’être lancés. C’étaient le Kœnig-Wilhelm, de 6,000 tonneaux, le Friedrich-Karl, de 4,000 tonneaux, le Kronprinz, de 4,500 tonneaux, plus deux bâtimens à tourelles, et enfin deux corvettes de premier rang, Hansa et Ariane. L’ensemble de ces bâtimens, qui d’ailleurs ne pouvaient être armés avant deux années au moins, formait déjà une force respectable. On en jugerait mieux par l’énumération des canons qu’elle était destinée à porter, si l’on était généralement apte à apprécier la valeur d’une batterie par le poids des pièces et des projectiles, par leurs dimensions, par leur force de projection. Ces chiffres seraient fort arides et ne représenteraient probablement rien de bien net à l’esprit de la majorité des lecteurs ; nous nous abstenons de les reproduire. Qu’il nous suffise de rappeler qu’il n’y a aucun rapport entre la vieille artillerie, qu’on plaçait à bord des anciens vaisseaux de ligne, et les nouvelles bouches à feu qu’on emploie sur les bâtimens cuirassés. Autrefois on calculait la force d’un vaisseau par le nombre de ses batteries : cent, cent vingt, cent trente canons, étaient accumulés sur un navire ; aujourd’hui la quantité des bouches à feu est beaucoup moindre, mais elle est compensée par le poids et la puissance des pièces. Ainsi le Kœnig-Wilhelm, portant vingt-trois canons seulement, aurait dans un combat d’artillerie facilement raison d’un vaisseau de ligne en bois, bien qu’armé de trois rangées de dents, comme on disait autrefois dans la marine. C’est que les canons du Kœnig-Wilhelm sont des pièces dites de 96, qui lancent des boulets de 145 kilogrammes. Le Kronprinz et le Friedrich-Karl portent des canons de 72, artillerie rayée des fonderies prussiennes qui envoie des projectiles de 200 livres. Les frégates cuirassées de la flotte de Prusse sont donc de véritables vaisseaux, de même que les corvettes cuirassées sont de vraies frégates.

Telles étaient les données générales du projet présenté par M. de Roon pour la régénération de la flotte. Le crédit de 187 millions fut accordé, sans préjudice des dépenses annuelles et ordinaires de la marine du moment, dont le total était de 12 millions, et comprenait 90 navires de rang inférieur, armés de 1,549 canons. Ce subside permit au gouvernement de continuer son œuvre, qui eût été promptement achevée, si la guerre de France ne l’avait interrompue en 1870. La marine française, en renouvelant le blocus des côtes allemandes, fit subir à l’ennemi une mortification nouvelle et infligea au commerce prussien des pertes sensibles. La leçon fut rude ; mais le gouvernement du nouvel empereur avait à peine besoin de sentir cet aiguillon. Il avait bien compris que l’aigle ne pouvait soutenir son vol avec sa seule armée de terre. Dépourvu de marine, il lui manquait une aile. L’opinion, l’orgueil, l’intérêt blessés, le poussaient a de nouveaux efforts. M. de Bismarck prit cette fois l’affaire en main et il intervint directement.

Dès le commencement de l’année 1872, un décret impérial créait un ministère spécial de la marine. Le général Stosch, général d’infanterie, fut placé à la tête de ce service : choix expliqué par la transformation même que la vapeur, l’hélice et les cuirasses ont imposée à toutes les marines du monde. Un grand navire de guerre n’est plus qu’une forteresse flottante. La manœuvre des voiles, la lutte avec le vent et l’ouragan sont à peu près supprimées, et par conséquent le nombre des marins à bord est devenu moins grand. On remplace les anciens matelots par des mécaniciens, des artilleurs et des soldats de terre. La Prusse y compte pour devenir une puissance maritime. Cette ambition, elle n’aurait pu raisonnablement la concevoir si l’ancienne marine à voiles était encore la marine de combat. À peine nommé, M. le général de Stosch, mauvais marin peut-être, mais très bon officier de terre, avait signalé son avènement par des améliorations utiles. Il avait institué à Kiel une académie de marine comme centre d’instruction pour les officiers de vaisseau aspirant aux grades supérieurs ; il avait classé en deux divisions d’équipages les marins de la Baltique et ceux de la Mer du Nord ; il avait créé un corps d’ingénieurs des machines ayant sous leurs ordres les mécaniciens et les chauffeurs, un corps d’administrateurs du matériel, et enfin une intendance de la marine. Il avait fait marcher ces travaux d’organisation de pair avec ceux de construction des navires, fortifications des côtes, préparations d’engins d’attaque et de défense : toutes études dont les progrès ont transpiré malgré le mystère dont on les entourait. Les choses étaient en cet état dans les premiers mois de l’année 1873, deux ans après la conclusion de la paix avec la France, lorsque M. de Bismarck jugea le moment venu de donner aux affaires de la marine une impulsion plus vigoureuse encore. Il n’y avait plus que quatre ans à courir jusqu’à l’expiration du délai fixé par le projet de réorganisation de la marine pour l’achèvement de la flotte dans les conditions déterminées en 1867, Il était déjà facile de prévoir que ce délai serait dépassé et que le crédit voté serait insuffisant, même si l’on s’en tenait à l’effectif du matériel et du personnel prévus à cette époque ; mais le trésor public s’était enrichi de notre rançon, et les ambitions du gouvernement s’étaient agrandies avec sa puissance. L’occasion d’augmenter les proportions de la flotte était donc propice, et l’on pouvait compter pour obtenir l’argent nécessaire sur ce trouble de conscience qui, à la suite du démembrement d’une partie de la France, suscite dans l’imagination allemande le fantôme d’une guerre prochaine.

M. de Bismarck présenta donc au Reichstag un nouveau rapport sur la marine. En diplomate habile, il commença par flatter l’orgueil des législateurs, non-seulement à nos dépens, mais au détriment des autres puissances maritimes. Il disait : « Les grands progrès de la construction navale depuis 1867 et les glorieux événemens qui ont si puissamment modifié la politique de l’Allemagne parmi les autres nations ont augmenté nos devoirs, » et au nombre des motifs de cette augmentation il comptait « le développement maritime de l’Allemagne, qui, disait-il, excite de plus en plus l’attention jalouse des autres états maritimes de l’Europe, de ceux surtout qui jusqu’à présent régnaient seuls sur les mers. » Les devoirs du gouvernement étaient, selon le rapporteur, de caractère défensif ou de nature offensive. La protection du commerce allemand, la sauvegarde du territoire sur les côtes, étaient rangées au nombre des précautions défensives. Or le commerce allemand s’est fort développé depuis les événemens de 1870, et à l’étranger le nombre des Allemands qui revendiquent leur nationalité pour avoir droit à la protection du pavillon de l’empire est devenu très considérable. « L’accroissement de la puissance de l’empire, ajoutait non sans malice le chancelier de Prusse, lui a rallié tous les nationaux épars dans le monde. C’est, ajoutait-il, ce qui nécessite une augmentation du nombre des bâtimens que le gouvernement envoie en station dans les mers lointaines. » Quant à la protection des côtes, il faut considérer que leur développement est de 1,250 kilomètres, mais que l’assaillant rencontrant des obstacles naturels, tels que le peu de profondeur de l’eau près des rivages, les courans violens, sans parler de la difficulté d’établir solidement à terre les troupes débarquées, il suffirait de couvrir par des batteries flottantes et des forts les localités particulièrement exposées aux attaques : les grandes villes, l’entrée des fleuves, l’Elbe, le Weser, l’Oder, la Vistule, et d’y ajouter des torpilles fixes et des bateaux-torpilles. Passant à l’hypothèse de l’offensive que les « devoirs » du gouvernement pouvaient l’obliger à prendre, le chancelier en précisait la nature : faire des sorties, conserver la route libre au cabotage, opposer des obstacles très puissans au blocus des ports, et surtout transporter, partout où besoin serait, des troupes de terre, « qui sont la vraie force du pays. » C’est ainsi que, sans livrer des batailles rangées contre les forces, probablement supérieures, des grandes puissances maritimes, la marine prussienne, en temps de guerre, pourrait, d’après le rapport, s’employer utilement pour contribuer au résultat final, qui serait l’œuvre des armées de terre.

De toutes ces considérations il ressortait que le plan de 1867 devait être modifié, que la marine devait augmenter toutes ses forces, et qu’il fallait consacrer à cette augmentation beaucoup de millions. Ainsi ce n’était plus 10 bâtimens cuirassés, comme dans le projet de 1867, c’était 14 qu’elle devait réunir ; elle devait pouvoir opposer à une attaque et pour la défense des côtes 7 monitors et 2 batteries cuirassées, sans compter les forteresses maritimes ; elle devait posséder 28 bateaux-torpilles au lieu de 6 qu’on avait prévus en 1867 ; enfin le nombre des corvettes à construire était porté de 14 à 20. Cette flotte devait être achevée en dix années, et se trouver au complet en 1882. Pour obtenir ce résultat, M. de Bismarck demandait un nouveau crédit de 130 millions de francs qui, joint à l’emprunt de 187 millions, votés pour la même cause d’après la proposition faite en 1867, portait à 317 millions, déduction faite d’un reliquat du premier crédit, la somme à dépenser pour la réorganisation de la marine prussienne. Le Reichstag donna au projet du chancelier de l’empire la sanction la plus dévouée, et le nouveau crédit fut réparti en dix années, de telle sorte que la dépense décrût par période de douze mois. M. de Bismarck n’avait pas cherché d’ailleurs à dissimuler qu’il ne donnait pas son dernier mot, et que la composition définitive de la flotte dépendrait beaucoup des études, de l’expérience et des circonstances.

La chambre avait renouvelé un vœu plusieurs fois exprimé. C’était de voir l’industrie nationale exclusivement chargée de construire désormais, de concert avec l’état, les bâtimens de la flotte. Les 3 premières frégates cuirassées sortaient des chantiers anglais. Plusieurs corvettes avaient été construites et d’autres achetées au dehors. L’une des meilleures provenait du Danemark, où elle avait été capturée pendant la guerre. La Prusse ne s’était pas d’abord trouvée en mesure de se passer du concours des étrangers. Cette dépendance inquiétait la majorité de l’assemblée et blessait l’amour-propre de la nation. M. de Bismarck tenait compte de ce sentiment et annonçait l’intention de réserver désormais à l’industrie du pays tout ce que l’état n’exécuterait pas directement. Il y a dans la Baltique des ateliers, à Dantzig et près de Stettin. Les premiers appartiennent au gouvernement ; M. de Bismarck comprenait dans son projet un crédit de 12 millions de francs pour l’agrandissement de cet arsenal de rang inférieur. Les seconds appartiennent à l’industrie privée et sont placés au nord de Stettin, en un endroit où l’Oder a 6 mètres d’eau. La société qui les exploite se fait remarquer par son activité, qui lui a valu des commandes non-seulement du gouvernement prussien, mais de la Russie et d’autres états. Cette compagnie industrielle, appelée Compagnie de Vulcain, n’avait pas attendu les promesses contenues dans le rapport de M. de Bismarck pour compléter son outillage et l’adapter à la construction des grands bâtimens. Ceux-ci, devant être armés dans les arsenaux militaires, ne sont pas assez chargés, au sortir des chantiers, pour ne pas flotter dans l’Oder, près de son embouchure. La Société de Vulcain a donc reçu la commande de la frégate Borussia, qui est aujourd’hui construite et qui a été lancée en présence du prince royal, de la princesse sa femme, fille de la reine d’Angleterre, et de leurs enfans. La princesse a été la marraine de ce nouvel ce homme de guerre, » et elle a changé son premier nom Borussia en celui de Preussen.

M. de Bismarck, fidèle à sa promesse, a confié en outre aux chantiers de Dantzig la construction d’une grande corvette cuirassée, qu’on peut mettre au rang de frégate, la Hansa, Le chancelier de l’empire n’a pas cédé seulement à la pression d’un sentiment public qu’il est homme à dédaigner et à étouffer s’il en était gêné ; il a été séduit par la perspective de créer, en face de Kiel, à l’autre extrémité de la Baltique, un second port pour la réparation et le ravitaillement des navires de guerre. Il a consenti d’ailleurs à en donner les raisons. « Le port de Kiel, a-t-il dit en substance, s’ouvre dans l’angle formé par le Holstein à l’extrémité ouest de la Baltique. Une force navale ennemie, se plaçant devant cet angle et réussissant à bloquer la flotte prussienne, commanderait tous les ports de la côte allemande, — le mot allemande est évidemment employé dans le rapport par pur euphémisme, — s’il ne s’y trouvait aucun arsenal maritime ; mais, si l’Oder et la Vistule recèlent des bâtimens de guerre, l’adversaire se verra obligé de s’étendre sur un large front pour dominer la côte, et il sera beaucoup plus aisé de forcer le blocus. En outre, si le port de Kiel restait l’unique refuge de la marine militaire dans la Baltique, elle ne pourrait pas livrer un combat à l’orient de cette mer sans y courir de trop grands risques. Un navire désemparé, après un engagement, ferait difficilement son chemin d’une extrémité à l’autre de la mer Baltique pour gagner l’arsenal de Kiel. Cet arsenal, malgré son importance, serait insuffisant. Il fallait donc préparer à la marine prussienne au moins un autre abri où les bâtimens de la flotte pussent, à l’occasion, se réfugier et réparer leurs avaries. Dantzig, déjà défendu par une citadelle de premier ordre, devait en outre être protégé par des batteries placées à l’entrée de la Vistule, derrière lesquelles il convenait de construire un dock et des ateliers de réparation. »

Les propositions formulées par le chancelier comprenaient enfin un crédit important relatif aux ouvrages de défense à construire à terre pour empêcher toute tentative de débarquement ou de bombardement sur les côtes. Le but était de transformer en défenses permanentes les travaux accomplis à la hâte en 1870, bien qu’ils eussent suffi pour tenir en respect les bâtimens ennemis envoyés dans la mer du Nord et dans la mer Baltique. Il s’agissait en outre de rendre disponible au moins une partie de l’armée de terre qui avait été immobilisée, pendant les premières semaines de la guerre de France, sur le littoral, pour surveiller les mouvemens de nos escadres.

Lorsque la guerre fut déclarée, la Prusse confia la défense de ses côtes principalement à son armée de terre. Le général Vogel von Falkenstein, le même qui en 1866 avait si bien rançonné la ville de Francfort, reçut le commandement d’une armée de 200,000 hommes avec mission de s’opposer par tous les moyens aux débarquemens des Français. Il devait profiter des chemins de fer qui, sur les côtes de la Baltique, courent sans s’écarter du littoral, et, sur la Mer du Nord, aboutissent à tous les centres importans. Un débarquement de troupes ne peut pas s’effectuer en un seul jour. Le général prussien en eût été averti par le télégraphe. Il aurait eu le temps de rassembler ses troupes et de réunir sous sa main des forces assez considérables pour marcher à l’ennemi et le rejeter dans la mer. Des trains spéciaux étaient préparés pour ce service et réservés exclusivement au transport des troupes. La Prusse a créé des corps d’ouvriers militaires qui sont exercés à la manœuvre des wagons dans les gares. Le système prussien est basé sur la promptitude de la mobilisation et des mouvemens d’une armée : l’art de la guerre est, à Berlin, l’art de réunir le premier sur un point donné le plus grand nombre possible de soldats. Tout est utilisé dans ce dessein au grand état-major général : la mécanique, l’électricité, la vapeur. L’armée est elle-même une vaste machine dont le général en chef a seul la clé.

Le général Von Falkenstein avait levé, pour assurer la promptitude de ses informations, des compagnies de gardes-côtes qui allaient d’un point à un autre entre les stations télégraphiques, et celles-ci étaient établies là où la vue pouvait s’étendre le plus loin. Il avait fait enlever les bouées et les balises à l’entrée des fleuves ; il avait mis l’embargo sur toutes les embarcations de pilotes, et ceux-ci étaient consignés à terre. Des câbles de fer, des torpilles étaient tendus aux embouchures. Le général s’appuyait enfin, comme dernière ligne de défense, sur les canaux, les étangs et les marécages qui bordent les rivages, y forment une chaîne de lagunes impraticables où les troupes en marche sont exposées à rester embourbées. Malgré l’efficacité de ces précautions, M. de Bismarck ne se sentait pas encore « remis d’une alarme si chaude » et complètement rassuré. Il demandait au Reichstag, épouvanté du péril qu’on lui faisait entrevoir et que la Prusse était censée courir, de l’argent, encore de l’argent. Une ligne de forteresses couvre tout le littoral, y forme une ceinture de pierres et de canons ; mais le granit ne rassurait pas le chancelier : il fallait y substituer le fer. De nouveaux forts étaient à construire, et ceux-ci revêtus de cuirasses. Un chapelet de gros canons devait en outre être égrené le long de la côte. C’était un nouveau genre de folie : la folie de l’armement.

Nous avons dit que l’assemblée avait tout accordé, vaisseaux et équipages, artillerie et forteresses blindées. Était-elle réellement effrayée, et l’apparition de notre flotte sur les côtes prussiennes avait-elle laissé dans les esprits une épouvante survivant si longtemps à son impuissance ? C’est au moins douteux, et la comédie de terreur improvisée à propos cachait plutôt le désir de profiter de toutes les circonstances favorables pour augmenter les ressources de la marine. Il serait puéril de se dissimuler que nos armemens maritimes n’ont pas été de nature à tant émouvoir la nation qui se dit « notre ennemie héréditaire. » Notre flotte, partie de Cherbourg sans préparation suffisante, dépourvue des batteries nécessaires pour l’attaque des défenses à terre, privée de troupes de débarquement, n’a pu réaliser aucune de nos espérances. Après une croisière de quelques mois maintenue sans coup férir, elle a été chassée par la mer et les vents violens du nord. Obligée de rentrer dans nos ports, elle a eu la mortification de voir une corvette prussienne, l’Augusta, passer audacieusement devant ses canons au repos et s’établir à l’entrée de la Gironde, où elle captura des navires de commerce français, en riant de nos vains efforts pour la prendre. Il n’y avait rien là qui fût de nature à motiver les inquiétudes coûteuses du Reichstag. L’inaction forcée de nos escadres avait au contraire dû lui inspirer une prétention, celle d’égaler notre flotte, de la surpasser peut-être. L’argent voté était donné à l’espérance plutôt qu’à la crainte.


II

Ce que la Prusse a fait lorsque sa marine était encore dans les langes montre ce qu’elle pourra faire lorsque sa flotte sera complète, c’est-à-dire dans six années. Cette flotte réalise tous les perfectionnemens imaginables en l’état actuel de la science navale. La Prusse a évité tous les tâtonnemens imposés aux anciennes marines, qui se sont transformées progressivement et qui sont encombrées d’un matériel devenu inutile. La flotte prussienne sort toute armée du cerveau de M. de Bismarck ; mais ce qu’on peut lui reprocher, c’est la précipitation de sa naissance. Jeune, elle est déjà frappée de caducité parce qu’elle est venue en un moment de transition, où l’excès de certains principes d’attaque et de défense, ceux notamment qui président aux transformations successives et toujours renouvelées de la cuirasse et de l’artillerie, en sont arrivés au point où il n’y a plus qu’à reculer. Ce moment est encore marqué par une innovation capitale, l’invention des torpilles, qui va probablement révolutionner l’art de la guerre maritime.

Les torpilles ont été employées pour la première fois en Amérique pendant la guerre de la sécession. Longtemps auparavant, Robert Fulton avait conçu l’idée d’une caisse de poudre qui, plongée dans l’eau, éclaterait sous les vaisseaux et les coulerait. Il imagina un appareil qui devait s’attacher aux flancs des bâtimens après y avoir été porté par un bateau sous-marin. En 1801, il offrit au gouvernement français l’application de son projet ; mais c’est précisément par l’application que ses expériences manquèrent. Cependant l’idée était bonne, et les bonnes idées ne se perdent guère. Avec le temps, elles font toujours leur chemin. L’invention de Fulton, écartée par le gouvernement français, fut portée par son auteur en Angleterre. Accueillie par Pitt, elle fut repoussée par l’amirauté à cause de son efficacité présumée. « Nous avons la suprématie sur mer, dit le comte de Saint-Vincent, nous appartient-il d’encourager l’adoption d’un instrument de guerre qui peut nous l’enlever ? » La commission française confirmait au même moment cette opinion en disant, dans son rapport sur les essais de Fulton : « Qu’adviendra-t-il des marines futures quand à tout moment un vaisseau pourra être lancé en l’air par un bateau plongeur dont aucune prévision humaine ne peut vous sauvegarder ? » Pitt enfin, d’accord avec l’amirauté britannique, au moins à cet égard, ajoutait : « Un tel système, s’il réussit dans la pratique, ne peut manquer d’annihiler toutes les marines militaires. »

Repoussé en France et en Angleterre, l’inventeur fort éclectique qui, après avoir offert à la France de détruire la flotte anglaise, avait essayé pour le compte de l’Angleterre de détruire la flottille française réunie à Boulogne, retourna en Amérique, où son projet fut également proposé au gouvernement des États-Unis. L’insuccès fut le même. Les expériences tentées en présence d’une commission ne donnèrent aucun résultat praticable. Fulton était évidemment en avance sur son temps. Il ne profita pas de son invention, mais plus tard à New-York on dut se repentir de l’avoir dédaignée. Lors de la guerre avec les états du sud, ceux-ci n’avaient pas de flotte à opposer à la marine de leurs adversaires. Ils cherchèrent le moyen de compenser leur infériorité à la mer. Vers la fin de 1862, ils formèrent un corps de torpilles, et presque aussitôt ils recueillirent les fruits de cette organisation. Un officier de la marine des États-Unis, M. Barnes, a décrit, dans un livre intitulé Submarine warfare, les principaux incidens de ce nouveau genre de guerre. Des torpilles à poste fixe avaient été posées par les confédérés dans les principales rivières. Au mois de décembre 1862, le Cairo, un des plus puissans cuirassés de la marine des états du nord, fut entièrement détruit par l’explosion d’un de ces engins. « Douze minutes après, il coulait par 6 brasses d’eau. » Trois mois plus tard, le Montauk, un monitor, ayant heurté une torpille, fut obligé de s’échouer. On consacra plus d’un mois à le réparer. Cinq mois ensuite, la canonnière Baron de Kalb toucha une de ces caisses venimeuses et coula en moins d’un quart d’heure. Le mois suivant, une torpille éclata sous une autre canonnière, Commodore Barney. Le navire fut presque chaviré et subit des avaries considérables. S’il évita une ruine complète, c’est que la torpille avait mal fonctionné. Le 1er avril 1864, le transport Maple Leaf fut complètement détruit dans une rivière de la Floride. À la même époque, un bâtiment cuirassé, Eastport, fut totalement brisé et coula immédiatement.

La liste est longue des bâtimens qui furent coulés par les torpilles. La nomenclature se termine par la perte de deux monitors dont l’un, appelé Milwaukie, sombra par l’arrière en trois minutes. Un cuirassé, l’Osage, fut également coulé. Dans l’intervalle de deux ans et quelques mois, sept monitors et onze navires de guerre en bois avaient été anéantis par les torpilles dites défensives, c’est-à-dire immergées et placées sur le passage de ces bâtimens. D’autres navires, au nombre desquels plusieurs cuirassés, avaient subi des avaries très graves.

Les confédérés ne s’étaient pas bornés à la guerre défensive, au moyen de torpilles dormantes dont le choc était dû au hasard. Ils avaient en outre employé contre les escadres du nord des torpilles offensives, c’est-à-dire celles qu’on lance contre un bâtiment ennemi ou que l’on va placer, en plongeant, sous sa quille. Les navires du sud étaient munis d’une espèce de bélier qui portait une torpille. De petites embarcations, construites spécialement pour porter des torpilles, avaient en tête un espars, forte perche longue de 20 à 30 pieds, qu’on manœuvrait au moyen de palans et qui, munie d’une torpille, était lancée contre les flancs d’un navire. Enfin des bateaux plongeurs étaient également envoyés contre les bâtimens mouillés en rade ou à l’entrée des fleuves. Ils pouvaient accomplir leur mission soit en attaquant un navire à la surface de l’eau, soit en passant sous la quille où devait éclater une torpille flottante, traînée à l’arrière du bateau. L’œuvre de destruction continua donc jusqu’à la fin de la guerre ; mais elle se retourna contre les confédérés. Le gouvernement des états du nord finit par employer contre eux la machine de guerre dont ils s’étaient servis les premiers. L’un des derniers incidens de cette guerre fut l’attaque du cuirassé Albemarle, appartenant aux états du sud. L’Albemarle, vainqueur dans plusieurs rencontres avec la flotte du nord, était devenu la terreur de la marine fédérale. À Washington, on avait résolu de s’en défaire et dans ce dessein une chaloupe à vapeur portant une torpille fut lancée contre le bâtiment condamné. Le commandement de cette machine infernale avait été donné au lieutenant Cushing, de la marine fédérale. L’Albemarle était ancré dans la rivière Roanoke, entouré de défenses flottantes qui n’arrêtèrent pas la course rapide de son dangereux ennemi. À la faveur de l’obscurité, celui-ci avait évité l’attention des grand’gardes ; mais il fut aperçu par les vigies de l’Albemarle, qui ouvrit sur lui un feu violent. Le courageux équipage du bateau-torpille ne se laissa pas déconcerter par la mort qui le décimait. Il lança, malgré les balles, la torpille contre la muraille du bâtiment. L’engin mortel s’y logea. C’en était fait. Le puissant navire était frappé au cœur. Il périt ; mais les assaillans ne furent pas témoins de leur victoire. Une énorme masse d’eau remplit la chaloupe et la désempara. Les hommes de l’équipage furent tués. Le lieutenant Cushing échappa pourtant à la mort. Caché dans les roseaux, à l’embouchure de la rivière, il entendit la conversation de passans qui racontaient la perte de l’Albemarle.

Le caractère le plus remarquable de cette guerre sous-marine fut la terreur inspirée par d’infimes embarcations à des navires très redoutables, montés par plusieurs centaines d’hommes et pourvus d’une écrasante artillerie. On en vit fuir à toute vitesse devant ces pygmées et faire rage contre eux de toute leur artillerie, la plupart du temps sans les atteindre. Les bateaux porte-torpilles périssaient souvent dans l’exécution de leur audacieuse entreprise ; rarement ils échappaient sains et saufs aux suites des désastres dont ils étaient cause. Véritables scorpions, ils s’inoculaient leur propre venin. Les uns disparaissaient dans le gouffre qu’ouvraient en s’abîmant les grands navires ; les autres étaient renversés, écrasés par les montagnes d’eau que soulevait la dilatation de la poudre. Les hommes étaient sacrifiés ; mais qu’importait ! a dit plus tard le général de Stosch, en proposant au Reichstag le budget de la marine dont les bases venaient d’être posées par M. de Bismarck, « qu’importait ! c’était un petit enjeu pour obtenir un grand résultat. »

Malgré la résignation cavalière du ministre, la diminution de ces sacrifices est devenue un objet d’études pour les divers états où l’on s’applique à perfectionner les torpilles. C’est un devoir d’humanité. — Est-il convenable de parler d’humanité quand il s’agit d’un engin préparé pour faire sauter des centaines d’hommes ? — C’est aussi une nécessité, car les gouvernemens comprennent qu’il faut ménager les grands dévoûmens et que le nombre des désespérés qui veulent bien affronter une mort presque certaine ne peut pas être inépuisable. Les recherches des ingénieurs en l’art de détruire la vie des hommes ne se bornent pas à cette question. Des expériences faites en Amérique, il résulte un certain nombre de propositions que les gens de guerre examinent.

Les torpilles défensives, celles dont on se sert à l’entrée d’un port ou d’un fleuve pour empêcher l’ennemi d’y pénétrer, continueront-elles à être immergées à peu près au hasard, de telle sorte qu’elles éclatent seulement parle choc, s’il arrive qu’un navire les heurte au passage ? Ce système a pour inconvénient d’obliger la défense à multiplier des engins dispendieux, qui d’ailleurs peuvent tromper son attente. L’assaillant ne peut-il pas y échapper soit que le hasard le favorise, soit qu’il réussisse à les écarter de sa route en les draguant ? Puis les torpilles, fixées au fond de l’eau, dévient sous l’influence de la marée et des courants. On est exposé à les rencontrer aux endroits où elles ne sont pas attendues ; elles deviennent alors aussi dangereuses pour la défense que pour l’attaque. Amis ou ennemis courent le risque de les heurter et d’en subir l’explosion. Impossible de sortir du port, impossible d’y entrer ; c’est une porte fermée en dedans. Les Prussiens, pendant la guerre de 1870, ont été souvent victimes des torpilles. M. de Stosch l’a dit au Parlement de Berlin. « Les torpilles présentent un grand danger pour ceux qui les emploient, nos bâtimens et nos marins en ont le plus souffert. »

Cette première difficulté paraît devoir être résolue par l’emploi de l’électricité. Produite à terre et reliée à la torpille par un fil conducteur, l’étincelle enflammera la charge à la seule volonté de l’assiégé. L’agent destructeur pourra recevoir le choc des navires sans faire explosion, tant que l’assiégé n’y dirigera pas le feu électrique. Le même agent servirait pour l’attaque des bâtimens en mer. L’expérience américaine a démontré que les bateaux porte-torpilles devaient être très bas sur l’eau pour échapper aux regards, très rapides pour courir sur le bâtiment attaqué aussitôt qu’ils sont signalés, très silencieux pour ne pas éveiller l’attention de l’ennemi, et à peu près invulnérables. Les modèles qui paraissent réunir le plus grand nombre de suffrages offrent donc le moins de surface possible et sont profondément immergés afin de ne pas donner prise à la mousqueterie et d’échapper à l’artillerie ; le système mécanique qui donne à l’embarcation le mouvement et la rapidité a été combiné de manière à ne produire aucun bruit. Ils sont revêtus d’une carapace de fer sous laquelle les hommes sont à couvert. La torpille même est mise à bord, où elle reste inoffensive et à l’abri jusqu’à l’heure du lancement. C’est une caisse qui porte sa charge, son propulseur et son gouvernail. La charge est en fulmi-coton parce que cette poudre possède une plus grande force d’explosion sous un moindre volume. Le propulseur est l’air comprimé. Le gouvernail, en forme d’hélice, conduit la torpille avec une grande vitesse dans la direction donnée. Enfin l’explosion est déterminée à bord du bateau, par l’envoi de l’étincelle électrique. On croit que ces précautions, tout en perfectionnant les moyens d’attaque, diminueront les chances, disons mieux, les probabilités de destruction auxquelles étaient exposés les bateaux porte-torpilles et leurs équipages.

Le budget extraordinaire de la Prusse prouve toute l’importance que le gouvernement accorde à cette nouvelle arme. En 1867, le ministre avait prévu seulement la dépense de six bateaux-torpilleurs. En 1873, le cadre de la flotte élargi par le chancelier de l’empire porte ce nombre à 28, savoir : 10 chaloupes de petite dimension et 18 de proportions plus grandes. Trois ont été commandées immédiatement à Dantzig et sont probablement achevées. D’après un journal allemand, ces chaloupes sont destinées à poursuivre les navires ennemis : aussi seront-elles douées d’une vitesse plus grande que celle des navires les plus rapides ; elles pourront rester, quatre jours en mer. Le type qui vient d’être décrit est-il exactement celui des bateaux prussiens à torpilles ? Il n’importe ; ce qui intéresse, c’est l’introduction de ce terrible engin dans le cadre des flottes et la profonde révolution qu’il crée. Comment s’en défendre ? Est-il un moyen de le tenir à l’écart ? La surveillance la plus active est insuffisante. La nuit est toujours le moment de l’attaque. Celle-ci est foudroyante et ne laisse pas le temps de se reconnaître. Comment atteindre et arrêter dans l’obscurité un si petit objet, une espèce de planche qui monte et descend sur les flots, paraît et disparaît avec une rapidité de 18 nœuds à l’heure ? Le New-Ironside était au large de Charleston dans la nuit du 5 octobre 1863. « Les sentinelles signalèrent un petit objet qui s’approchait rapidement du navire. Il fut hélé. La seule réponse fut une balle de carabine qui tua l’officier de quart. Au même instant, une épouvantable explosion ébranlait la coque du New-Ironside. Une immense colonne d’eau inondait les ponts, produisant à bord une confusion indescriptible pendant laquelle le bateau-torpille était hors de vue. » Comme nous l’avons déjà dit, le trouble était si grand dans la flotte fédérale que l’amirauté n’avait pu imaginer d’autre ressource que la fuite pour échapper au danger. Elle avait prescrit de doubler les sentinelles, de tenir les chaînes prêtes à filer et d’être préparé à appareiller à toute vapeur au premier signal. Malgré tout, la corvette Housatonic près de Charleston fut encore détruite par une torpille le 17 février 1864. « L’officier de quart aperçut un objet qui avait l’apparence d’une planche flottante. Il fit machine en arrière, appela tout le monde sur le pont ; mais, prompte comme la foudre, la torpille meurtrière vint frapper le navire à la hauteur des soutes à poudre. Aussitôt la corvette s’enfonça, creusant dans la mer un abîme où l’agresseur fut englouti. »

On a vu que l’Albemarle avait fait feu de toutes pièces contre l’assaillant sans pouvoir échapper à son sort. Ce cuirassé était, dit le rapport, entouré de ses défenses. Quelle en était la nature ? On a imaginé d’entourer les bâtimens d’un grillage en fer qu’on suspendrait à l’extrémité d’un certain nombre d’espars pour tenir les torpilles à distance. En route et en temps ordinaire, on replierait ces grilles contre les murailles du vaisseau. Les « défenses » de l’Albemarle étaient-elles ainsi organisées ? Dans tous les cas, elles n’ont pas empêché l’effet de la torpille fédérale. Un jet de lumière électrique éclairant l’horizon serait encore un moyen de défense. Il a été proposé. Cette sauvegarde est comprise dans les études auxquelles se livrent en ce moment les états maritimes. Quel usage pourra-t-on faire de ce procédé ? Sera-t-il praticable d’entretenir, sur chaque navire un phare électrique pendant toute la durée d’un blocus ? En attendant la solution de ces questions, on se demande s’il n’est pas imprudent et peut-être inutile de créer toute une flotte au moment même ou de tels problèmes sont posés, où la transformation radicale des marines est menaçante, où l’on ne sait si les expériences et les découvertes de demain ne vont pas détruire tout ce qui existait hier, et réduire les plus récentes machines de guerre maritime à l’état de matériel de rebut ? Ces problèmes sont nombreux et complexes. Les questions s’enchaînent et naissent les unes des autres ; les torpilles n’en sont qu’un des anneaux, l’artillerie et le blindage en forment d’autres.

Le duel de la cuirasse et de l’artillerie, qui dure depuis des années, continue avec un acharnement qui tourne à l’absurde. M. Armstrong s’engage à faire des canons qui perceront toutes les plaques. D’autres promettent de faire des plaques qui résisteront à tous les canons. À mesure que les canons deviennent plus puissans, les plaques deviennent plus épaisses ; mais, comme il arrive toujours, l’antagoniste passif ne pourra probablement pas résister à l’assaillant. L’épaisseur qu’on peut donner à une plaque de fer est en quelque sorte sans limites, mais à bord d’un navire elle est bornée par le poids. Un blindage trop lourd rendrait un bâtiment inerte et paralyserait ses mouvemens, si même il ne l’exposait à sombrer. Les cuirasses ont été portées au maximum de leur puissance possible et proportionnelle aux bâtimens qu’elles couvrent. Comme ce maximum est insuffisant contre l’artillerie actuelle, on a cherché, dans l’allongement des navires, un moyen d’augmenter sans danger le poids de l’armement ; mais cet allongement ne pouvait être indéfini et avait d’ailleurs pour effet de ralentir les mouvemens. Cet expédient n’a donc pas suffi ; on y a renoncé. Les nouveaux modèles ont été raccourcis. Maintenant on recherche les moyens de diminuer le poids de la carapace tout en continuant à protéger les parties vitales du navire, particulièrement la machine et le gouvernail. La solution de cette difficulté n’est pas encore trouvée. En attendant, des esprits hardis affirment que le blindage des navires a fait son temps. Mieux que cela, ils ajoutent que le rôle du cuirassé d’escadre est terminé. La guerre d’escadre en ligne de combat compte des adversaires parmi les marins, surtout s’ils croient que le nombre trop supérieur des vaisseaux d’une autre marine, surtout ceux de la Grande-Bretagne, avec qui, Dieu merci, nous n’avons pas maille à partir, ne permet pas d’espérer la victoire définitive dans une longue lutte. Cette idée n’est pas née d’hier et n’a pas attendu la question embarrassante des vaisseaux cuirassés pour se produire. Un marin, jeune alors, ardent et amoureux de sa noble profession, en publia l’exposé plein d’éloquence à une époque où il s’agissait d’augmenter notre flotte en construisant des vaisseaux de ligne à vapeur. Il soutint que la marine française serait plus forte avec des frégates rapides, très mobiles, bien armées, mais bonnes marcheuses et montées par des équipages aussi lestes que valeureux. Cette idée semble rajeunir aujourd’hui. Les gros bâtimens sont considérés par des hommes de mer comme un encombrement plus encore qu’une force. Ce qui se rapportait aux vaisseaux à vapeur, ils l’appliquent aux vaisseaux blindés. Ceux-ci, disent-ils, ont renouvelé l’époque des armures et des chevaliers cuirassés qui un jour, alourdis par leur ferraille, ont été démontés sans pouvoir se relever à Azincourt, par les habiles archers du roi d’Angleterre. À partir de cette journée, les armures sont tombées pièce à pièce, tantôt les gantelets, tantôt les brassards, puis la selle écaillée de fer, pour alléger l’homme et le cheval ; jusqu’au moment où la cavalerie légère a été plus d’une fois lancée contre les canons mêmes, à Somo-Sierra par exemple, ou à Balaclava, sans protection aucune, formidable cependant par son élan et par la rapidité de ses évolutions.

La marine cuirassée n’a pas eu de journée d’Azincourt. Elle n’a d’ailleurs été mise à l’épreuve dans aucune bataille rangée ; mais l’étude a conduit la majorité des marins à penser qu’il fallait au moins l’alléger, si l’on ne se décide pas à la supprimer. On renonce déjà à une partie du blindage, celle qui n’est pas nécessaire pour la protection des œuvres vives : ce sont les pièces superflues de l’armure, les brassards, les cuissards et les gantelets, si l’on veut, en attendant l’heure où les cuirasses tomberont à leur tour. La partie du blindage qui tend à disparaître la première est celle qui a pour objet de protéger l’artillerie et les artilleurs derrière les embrasures. On n’a jamais réussi, sur les vaisseaux, à concilier les conditions d’une protection efficace des pièces et des servans. Il y fallait combiner les qualités nautiques essentielles, la facilité du tir dans toutes les directions, l’épaisseur des plaques et la légèreté relative du bâtiment. Il fallait encore que le navire, malgré le poids de son armement et de sa cuirasse, conservât la stabilité sur son élément. Pour avoir méconnu ce principe ou l’avoir traité avec une hardiesse excessive et mal calculée, un superbe échantillon de la flotte anglaise, construit et cuirassé d’après les plans d’un officier de cette marine, a sombré dernièrement et s’est perdu corps et biens. Aussi les nouveaux types adoptés en Angleterre sont-ils beaucoup moins protégés, mais beaucoup mieux assis sur l’eau. « A quoi bon tant de protection pour qui possède un cœur ferme ? disent les bons esprits que nous citons ; nos pères, ajoutent-ils, allaient au combat sans autre rempart que leurs murailles de bois. » Ce n’est pas une raison d’exposer le bois contre le fer, et il y aura certainement des navires cuirassés dans une flotte tant qu’on en trouvera dans une autre. Toute la question est de savoir s’il ne serait pas préférable de s’en passer et si l’on ne découvrira pas quelque moyen moins coûteux de faire la guerre sur mer. Tout le mérite des inventions en matière militaire consiste à s’assurer la priorité. Quand on l’a perdue, l’invention ne vaut plus rien, puisqu’elle tombe dans le domaine commun. La priorité sera maintenant au gouvernement qui saura utiliser les torpilles agressives avant tout autre et qui s’empressera de s’en servir. Le lendemain, les cuirassés n’auront plus de valeur en mer, et les énormes canons n’auront plus de raison d’être. Les états de service des navires blindés ne sont pas si brillans qu’on ait à les regretter. Sans compter qu’ils coûtent de 10 à 11 millions, qu’ont-ils fait jusqu’à ce jour ? En Russie, les bâtimens anglais et français se sont avancés devant Cronstadt et n’ont pas pu l’attaquer. En Crimée, ils ont envoyé contre les forts de Sébastopol des volées de boulets qui leur ont été rendues avec usure, mais qui n’ont causé à l’ennemi aucun dommage appréciable. Notre escadre cuirassée vient d’échouer il y a quatre ans devant les ports de Kiel et de Wilhelmshafen. Elle n’a pas pu même bombarder le littoral, et cela malgré l’ardeur d’excellens équipages, officiers et soldats, qui plus tard ont donné à terre les preuves de la plus grande intrépidité. Que reste-t-il ? Un médiocre bilan, qui ne balance pas l’argent dépensé. Des marins d’une parfaite compétence et d’un grand mérite ont pris récemment la défense des cuirassés. Le rôle qu’ils leur assignent est à peu près le suivant : « arrêter au passage une escadre ennemie ; lui disputer l’empire de la mer, disperser cette escadre, empêcher les débarquemens de troupes et le bombardement des villes. » Supposons que la fortune lui soit contraire. Voilà les gros cuirassés désemparés, impuissans, chassés de la haute mer, relégués dans les ports pour s’y réparer, y renouveler les équipages et former une nouvelle escadre. Qui s’opposera aux débarquemens, qui protégera les côtes ? Les batteries de terre, les forts, blindés ou non, les monitors, et spécialement en France les bâtimens gardes-côtes, qui, n’étant pas destinés à naviguer en haute mer, peuvent être et sont en effet solidement blindés. À ces moyens de défense si l’on ajoute les torpilles, les bateaux-torpilleurs, les chaloupes canonnières, quel emploi reste-t-il aux vaisseaux cuirassés ?

Toutes ces questions se discutent en ce moment entre les défenseurs des faits accomplis et les partisans d’une marine nouvelle. Ces opinions, qui se croisent, indiquent une époque de transition pendant laquelle il faut montrer beaucoup de prudence. La discussion qui porte sur les cuirassés et sur les vaisseaux d’escadre se complique de considérations sur l’état actuel de l’artillerie de terre et de mer.

En mer, le principe qui consiste à placer à bord des canons d’un calibre et d’un poids énormes, est évidemment subordonné à la puissance de résistance des navires cuirassés. Le jour où les plaques de fer ne résisteraient pas à la critique, où les cuirassés céderaient peu à peu la place à des navires plus maniables, plus agiles, et moins gros consommateurs de charbon, les lourds canons de la marine actuelle seraient probablement remplacés par des batteries plus nombreuses, plus légères, insuffisantes pour percer des plaques de fer, suffisantes pour combattre des bâtimens ordinaires. Ceci n’est point une hypothèse, car déjà l’artillerie britannique marche vers une transformation radicale.

Ces canons Krupp, dont on a tant parlé et dont on a essayé vainement d’effrayer Paris, n’ont pas rempli l’attente de ceux qui trouvaient qu’on tardait trop à réduire notre ville en cendres. Un très grand nombre de ces pièces a éclaté, notamment sur le front sud-ouest de Paris, où, sur 70 pièces placées en batterie, 36 ont été mises hors de service par leur propre feu pendant les quinze jours du bombardement. Aussi depuis la guerre les Prussiens ont-ils entrepris la modification de toute leur artillerie de campagne ; mais, s’ils ont admis la nécessité de certains changemens, ils n’ont pas renoncé au système de chargement par la culasse, et c’est précisément l’objet de la réforme à opérer dans le matériel de l’artillerie anglaise. Dans les usines de la Grande-Bretagne, on travaille le fer avec une grande supériorité. On y est parvenu à forger des canons dont la résistance est en quelque sorte invincible : premier avantage des pièces anglaises en fer forgé sur les canons prussiens en acier. L’usine Krupp, qui jouit de la faveur impériale à Berlin et qui tient à honneur de s’en montrer digne, a essayé de nier cet avantage. On a écrit à Londres qu’aucun canon de cette usine n’avait éclaté pendant la guerre de 1870-1871 ; mais, dans la chambre des lords, le duc de Cambridge a fait connaître qu’à cette époque 210 canons de cette provenance avaient été mis hors de combat. Quelques-uns à peine ont été démontés par notre feu ; le reste n’a pu résister à un service actif. Profitant de cette expérience, confians dans l’excellence de leur fabrication, nos voisins d’outre-Manche ont écarté l’emploi de l’acier pour s’en tenir au fer forgé, et voici que dans les rangs de l’armée, du génie et de la marine surgissent des partisans du chargement de la grosse artillerie, et particulièrement de l’artillerie navale, par la bouche au lieu de la culasse. Le chargement par la culasse a l’avantage d’une justesse plus grande et d’une meilleure protection des servans par le fait de leur position en arrière du canon ; il a l’inconvénient d’augmenter le poids et la longueur de la pièce, deux défauts qui sont particulièrement sensibles à la mer, où la manœuvre des canons se fait dans un espace restreint, où toute économie sur le poids de l’armement profite à la cuirasse. En fait, une partie de l’artillerie anglaise est déjà construite pour se charger par la bouche, et par là nos voisins protestent sans crainte contre l’usage adopté dans la plupart des armées. Il s’agit de voir s’ils étendront ce système à la grosse artillerie navale. La perfection de leur fabrication ne peut être égalée en ce moment par aucune autre puissance, et le prix de leurs canons est généralement trop élevé pour des nations moins riches. Ces considérations ne peuvent être indifférentes. Néanmoins, si le système du chargement par la bouche était définitivement reconnu le meilleur, si le fer forgé donnait une supériorité évidente, on ne manquerait pas de l’adopter partout. Dans ce cas, l’artillerie de la marine prussienne serait à refaire.

Donc les Prussiens ont eu le tort de trop se presser. La marine est une œuvre de temps et de patience. Pour avoir voulu jouir trop vite de celle qu’elle vient de créer, la Prusse ne s’est peut-être donné qu’une arme de luxe très coûteuse, mais très inutile au cas où les idées qui président aujourd’hui à la construction et à l’armement des bâtimens de mer viendraient à être répudiées. Dans ce cas, elle aurait à recommencer sur de nouveaux frais son entreprise. Ce serait la peine d’une précipitation qui n’est pourtant pas dans son caractère lorsqu’elle n’est pas surexcitée par des arrière-pensées d’agrandissement et de conquête. S’il s’agissait d’engager la nouvelle marine dans une lutte immédiate, ce serait tout différent ; heureusement il n’y a pas sans doute apparence de conflit à l’horizon.


III

En admettant que le blindage et l’artillerie pesante à culasse soient le dernier mot de la science, que le matériel de la flotte improvisée ait toutes les conditions possibles de vitalité et de durée, il y aurait encore entre la Prusse et la puissance maritime qui fait l’objet de son ambition un obstacle, c’est l’insuffisance du nombre de ses marins. Ici la volonté, même de fer, d’un gouvernement quel qu’il soit, reste impuissante. Il peut décréter des institutions maritimes, le temps seul peut les ratifier. Colbert a posé les bases de notre inscription maritime. Une longue pratique a seule pu la faire passer dans les mœurs. Un oiseau pris en liberté dépérit en captivité, mais sa couvée prospère dans la prison où elle est née. Tel est le sort des institutions qui restreignent la liberté individuelle au profit de la liberté de tous. Elles disparaissent bien rapidement quand elles n’ont pas vaincu les premières résistances et que le temps ne les a pas cimentées. L’inscription maritime est acceptée en France, et la sollicitude de l’état compense les devoirs qu’elle impose. Nos marins ont appris à remplir ces devoirs avec une résignation patriotique. Ceux de la Prusse sont soumis à des institutions analogues ; mais ce n’est pas en un jour que des obligations si gênantes se font accepter sans résistance et passent en habitude. L’enfant qui grandit avec la pensée d’être appelé un jour à servir l’état dans la marine, et qui sait que son père et son grand-père ont subi la même loi, est fait d’avance à l’idée d’aliéner ainsi pendant un certain temps sa liberté. Quand vient l’heure de payer sa dette, il n’est pas étonné d’en voir arriver l’échéance, et il s’exécute parce qu’il en a prévu presqu’en naissant la nécessité. Quant à la population maritime de l’Allemagne, elle était, il y a quelques années, à peu près exonérée du service de l’état. Depuis qu’elle est prussifiée, on l’appelle toute entière, sans exception, à bord des bâtimens de guerre. Elle se trouve prise dans un filet dont les mailles ne laissent échapper personne, si ce n’est ceux qui s’y soustraient d’avance par l’expatriation. Qu’arrive-t-il ? C’est que la désertion est en ce moment la plaie de la marine prussienne. Elle aurait grand’peine, après la perte de quelques milliers de marins, au début d’une guerre, à reformer ses équipages. Peut-être, dans un avenir plus ou moins prochain, la Prusse obtiendra-t-elle, par les armes ou autrement, l’annexion de nouvelles populations maritimes : c’est le secret des dieux et du chancelier de l’empire ; peut-être parviendra-t-elle un jour à réhabiliter le service militaire parmi les matelots déjà annexés, — ceux par exemple du Hanovre et d’Oldenbourg, qui émigrent en masse ; — peut-être la haine de la France, qui devrait pourtant être assouvie, réconciliera-t-elle les marins de l’empire avec le service de guerre. Mais, si peu de temps qu’il faille consacrer à cette métamorphose, il en faut cependant, et la marine de Prusse n’a pas encore subi cette épreuve. L’activité extrême qu’on imprime aux travaux d’achèvement de la flotte prouve d’ailleurs que le gouvernement ne veut pas se donner le temps d’attendre. Avant d’avoir fini son œuvre, on annonce qu’il veut déjà prendre part, avec la marine britannique, à une croisière dans les mers de Chine pour y donner la chasse aux pirates. L’émigration a créé de grands intérêts d’origine allemande au-delà de l’Atlantique, aux États-Unis et au Brésil surtout, mais il n’appartient pas à la Prusse de les prendre sous sa tutelle. La plupart des émigrés ont adopté la nationalité de leur nouvelle patrie et renoncé à l’ancienne. Ils n’ont pas de protection à demander en Europe ; ils sont d’ailleurs assez nombreux pour se protéger eux-mêmes. L’émigration allemande compte aux États-Unis plus de 3 millions d’individus qui se sont massés et qui gagnent chaque jour du terrain, principalement dans les états de l’ouest. Les journaux allemands voient déjà l’Ohio, le Wisconsin, le Michigan, le Missouri, l’Illinois, l’Indiana et quelques autres, érigés en états confédérés indépendans, sous l’influence et le gouvernement de la race allemande ; mais nous ne sommes pas encore à la veille de voir une pareille « sécession, » et la Prusse n’a pas encore des « devoirs » à exercer de ce côté. Au Brésil, l’émigration des Allemands est également considérable, et le gouvernement de Rio-Janeiro, en vue de peupler le pays, fait tous ses efforts pour les attirer. Là encore il n’y a pas matière à une intervention prussienne ; toutefois, avant d’admettre « dans sa maison, sa chambre et son lit » la lice embarrassée de ses petits, le Brésil fera bien de prendre des précautions pour le jour où elle voudrait montrer Les dents. Là encore il peut y avoir prétexte à une intervention ; mais en Chine, où l’Allemagne n’est guère représentée que par des courtiers en montres de Genève, quelle sera la raison d’une croisière ?

N’importe ! il s’agit d’abord de se servir du jouet meurtrier que la Prusse s’est donné et qu’elle est impatiente d’essayer. Quand viendra l’heure d’armer sérieusement la flotte complétée selon les vues de M. de Bismarck, la difficulté sera plus grande et le jeu moins facile. Cette flotte exigera 12,000 hommes d’équipage. Les populations côtières de l’empire ne comprennent pas plus de 45,000 marins, qui pour la plupart naviguent sur les bâtimens de commerce. Il y en a bien peu jusqu’à présent qui connaissent le service à bord des navires de l’état et qui soient en état de manier l’artillerie ou les autres armes. Tel courage qu’on leur suppose, des marins ramassés ainsi au hasard feraient de pauvres équipages, donc le gouvernement de Berlin ne peut raisonnablement espérer que dans l’avenir ; il ne néglige pas de préparer cet avenir.

En vertu de la loi qui règle le service obligatoire, tout Allemand qui se destine au métier de la mer, tout sujet de l’empire qui se livre à l’industrie de la pêche est assujetti à servir dans la marine militaire à partir du 1er janvier de l’année où il accomplit sa vingtième année. Il est reçu dans une des deux divisions des équipages où l’amirauté prend ses matelots. Après trois ans de service consécutif, il passe dans la réserve et y complète sept années de service, étant levé toutes les fois que l’état réclame son concours. À vingt-sept ans, il fait partie de la seewehr, qui est à la défense de la mer ce que la landwehr est à la défense de la terre. Dans un temps donné, cette organisation produira un nombre convenable de marins exercés. Il en est de même des sous-officiers. À ceux-ci on offre une meilleure solde, et, à l’époque de leur libération définitive, la perspective d’obtenir des emplois civils qui sont énumérés dans un décret. Cet appât ne relient point les sous-officiers marins dans la carrière militaire, ils se hâtent de l’abandonner. Le gouvernement n’ignore pas que les bons sous-officiers font les bons équipages ; aussi se répand-il en promesses. Il fait briller aux yeux les « récompenses honorifiques, » peine inutile ; il fait appel aux volontaires, il a institué un corps de cadets de marine ; soins à peu près perdus ! M. de Bismarck, dans son mémoire, évaluait à 2,600 hommes le nombre des sous-officiers marins dont il faudrait devoir disposer pour armer la flotte en cas de guerre, savoir : 1,800 hommes en service actif, le reste dans la réserve ; l’émigration laisse à douter qu’on obtienne cet effectif.

Quant aux officiers, M. de Bismarck, prévoyant le cas de guerre, a fixé leur nombre à 732, plus une réserve de 311 personnes. C’est un effectif de 1,000 officiers. Comment sera-t-il formé ? Lorsque le prince Adalbert, amiral de la flotte et qui la commande en chef, a présidé à la création de la marine militaire, il a recruté le corps des officiers partie à l’étranger, partie dans la marine marchande. En même temps, l’école navale a été fondée. Aujourd’hui nul n’est admis dans le cadre des officiers de vaisseau, s’il ne sort de cette école. La capacité des candidats est éprouvée par les plus sérieux examens. Pour être admis, il faut présenter d’abord un certificat d’études correspondant à notre baccalauréat ; il faut ensuite répondre à toutes les questions sur l’arithmétique, géométrie, trigonométrie, stéréométrie, physique, géographie, le français, l’anglais et le dessin. Après avoir franchi ce premier pas, le jeune élève passe un an sur le vaisseau-école, où il se prépare à l’examen d’aspirant. Cet examen très sévère a pour objet la navigation, la géographie astronomique, l’estime du point, la construction et l’usage des cartes, la connaissance approfondie des instrumens de navigation, la manœuvre dans tous ses détails. En fait d’artillerie, l’étude des poudres : composition, force explosive, rapidité de combustion, force de projection, emmagasinage à bord et transport des matières explosives, classification et nomenclature des projectiles, canons et affûts, cuirasses et pratique des exercices. À la sortie du vaisseau-école, l’élève, devenu aspirant, prend la mer et sert activement pendant deux ou trois ans. Ce temps expiré, il entre à l’école de Kiel, où il se met en mesure de subir un nouvel examen qui lui assurera la possibilité de passer lieutenant. À partir de ce moment, chaque pas qu’il fera vers un grade supérieur sera marqué par une nouvelle épreuve du même genre, graduée selon la fonction à laquelle il aspire.

Tant d’études sérieuses assurent à la marine impériale un corps d’officiers réellement distingués ; mais que d’années à passer pour arriver à cette époque désirée ! Entré au vaisseau-école à dix-sept ans, l’élève y passe une année, trois ans en mer comme aspirant, dix-huit mois à l’école de Kiel, d’où il sort sous-lieutenant. Cinq ans après, il peut être nommé lieutenant, s’il y a des vacances, lieutenant-commandant à l’expiration de six années passées dans le grade inférieur. Un service de six années dans la situation de lieutenant-commandant est encore nécessaire pour obtenir le grade de capitaine de frégate. En tout vingt-trois années à passer au service de l’état dans la marine avant d’arriver à cette position d’officier supérieur. Encore est-il rare que les grades précédens puissent être conférés aux officiers immédiatement après le temps de service exigé par la loi pour l’avancement, car les promotions dépendent des vacances. D’ailleurs point de passe-droits, puisque cet avancement n’est donné qu’à l’ancienneté. Il n’en résulte pas moins qu’un officier sorti de l’école navale ne peut s’élever à la position d’officier supérieur avant l’accomplissement de son neuvième lustre. Combien sont dans ce cas depuis la formation de la marine prussienne ?

Ceci revient à répéter que cette marine nouvelle-venue dans le monde a besoin de la consécration du temps. Avec le temps, bien qu’élevée en serre, elle aura peut-être un grand développement et une grande force ; mais il faut que Dieu lui prête vie. Cela dépendra beaucoup de la conduite des gouvernemens qui pourront se succéder à Berlin. En attendant, le corps actuel des officiers de vaisseau n’est ni assez nombreux ni assez familiarisé avec les devoirs d’un commandement à la mer pour seconder dès ce moment l’impatience qui préside à sa croissance.

Les examens dont nous venons de résumer le programme, et qui promettent de bons officiers, sont pourtant envisagés comme une cause d’infériorité. On les regarde généralement comme excluant de la carrière tous les marins pauvres. Le temps qu’il y faut consacrer décourage, dit-on, la population maritime. Les « distinctions honorifiques » et « les emplois civils » ne valent pas à ses yeux la perspective de remplir un jour les conditions nécessaires pour devenir officiers. Les marins du commerce étant tenus de présenter certaines garanties d’études académiques pour être admis à exercer un commandement dans la marine marchande, cette carrière est aujourd’hui moins recherchée, même par les populations de la Baltique. Dans la flotte du nord, Brème se distingue entre les autres ports, les désertions y sont très nombreuses. L’émigration subreptice des matelots y atteint des proportions très considérables. On l’attribue généralement au voisinage de la flotte militaire de Wilhelmshafen. Les jeunes gens s’expatrient avant l’âge de servir. Les matelots se laissent embaucher en Amérique et contractent des engagemens à bord de navires étrangers frétés pour l’Angleterre. Ils reviennent aux États-Unis par des navires anglais ou américains ; puis ils cinglent de nouveau vers les ports de la Grande-Bretagne, et ils continuent ainsi la navette jusqu’au jour ou l’âge, les infirmités, la fatigue, les fixent définitivement à terre. À ce métier, les matelots n’amassent pas de pécule. Ils sont exploités par les embaucheurs et par les aubergistes, et lors même qu’ils pourraient revenir dans leur pays sans s’exposer aux recherches des autorités maritimes, ils n’y apporteraient probablement pas de grosses épargnes. Fussent-ils même plus favorisés par le sort, le retour au pays ne leur offrirait aucun attrait. La politique attribue à la fondation de l’empire et à l’unification de l’Allemagne sous la loi prussienne le développement qu’a pris l’émigration depuis quelques années. D’autres causes président à ce mouvement de la population. On s’accorde généralement à regarder les lois qui favorisent la constitution de la grande propriété territoriale comme contribuant à diminuer la population. La loi tend à restreindre le plus possible le morcellement de la terre, et il est souvent très difficile d’acquérir des parcelles de terrain. La Prusse, pays d’aristocratie, combat la subdivision de la propriété ; c’est son rôle. L’Amérique, au contraire, où dominent les idées démocratiques, encourage les petits propriétaires, et elle a de la terre pour tout le monde ; c’est pourquoi les Allemands fournissent à l’émigration un contingent si considérable, et pourquoi cette émigration se dirige spécialement vers l’Amérique. Les marins y prennent part.

Certains duchés de l’ancienne Allemagne dont le territoire borde la mer sont particulièrement atteints. La diète provinciale d’Oldenbourg a, l’an dernier, proposé un projet de loi contre l’indivision des biens territoriaux, et le gouvernement impérial, dans l’intérêt de sa marine, paraissait disposé à se départir de son principe et à laisser aux possesseurs d’un domaine de noblesse le droit de disposer d’une partie de leurs terres. Tout cela n’indique pas que le moment de la réhabilitation du service de guerre à la mer soit venu pour les populations côtières. La marine est à la mode dans la noblesse, et il est de bon goût que les jeunes gentilshommes passent de brillans examens. Aussi le corps des officiers ne se recrute-t-il plus que dans des familles nobles. Le but du gouvernement impérial n’en est pas plus rapproché, au contraire. Il faut attendre que la population prenne goût au service. Le déficit des équipages est pourtant si inquiétant que le gouvernement a pensé à prendre des mesures pour forcer les parens à consacrer comme mousses leurs enfans à la marine. Cette violation de la liberté individuelle a paru cependant trop criante, et l’on y a renoncé.

Si la Prusse veut parvenir à posséder une marine, qu’elle ait de la patience, et qu’elle attende tout d’une organisation évidemment excellente ; mais la marine est une chose qu’on n’improvise pas. Du reste, si, comme il faut le désirer, la Prusse n’a pas des projets de nouvelles et prochaines conquêtes, elle n’a que faire de montrer tant de hâte. La paix est ce qu’elle doit souhaiter le plus pour atteindre son but.


PAUL MERRUAU.