La Crise de l’Etat moderne - La corporation de l’ancien régime - Formation de la classe ouvrière

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La Crise de l’Etat moderne - La corporation de l’ancien régime - Formation de la classe ouvrière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 75-108).
LA
CRISE DE L’ÈTAT MODERNE

LA CORPORATION DE L’ANCIEN RÉGIME – FORMATION DE LA CLASSE OUVRIÈRE

Dans l’essai d’analyse, où je vais me risquer, de ce qui constitue les circonstances du travail, en procédant selon les méthodes consacrées, j’aurais d’abord à décrire « l’espèce. » Si je me sers ici de ce mot, ce n’est point du tout que je prétende avoir découvert une nouvelle ou particulière espèce d’hommes qu’à l’imitation de l’école de Turin, j’appellerais, — après l’uomo delinquente de Cesare Lombroso et l’uomo parlamentare de Provido Siliprandi, — « l’homme travaillant, » l’uomo lavorante. Non, je ne soutiens pas du tout, — et je proclame même qu’il serait absurde de le soutenir, — que « l’ouvrier » (puisque c’est le terme passé en usage, et aussi bien le plus simple, quoique exagérément grandi par une sorte de légende démocratique) forme une espèce d’hommes distincte des autres, différente des autres, caractérisée par certains traits physiologiques ou psychologiques généraux et permanens, portant fatalement tel ou tel stigmate, reconnaissable à tel ou tel signe, comme l’homme criminel de Lombroso le serait au prognathisme ou à l’asymétrie de la face. « L’homme travaillant, » pur pléonasme ; par cela même qu’il travaille, l’ouvrier, c’est l’homme, l’homme éternel et universel, qui, un peu plus durement, un peu moins durement, depuis la première heure du premier âge, avant qu’il ait su compter par mois et par années, remplit sa destinée, subit la loi commune. Pourtant, si cette loi est constante, les modalités en varient selon le milieu et le moment ; non pas sans doute jusqu’à créer dans l’humanité, par sélection, une nouvelle espèce d’histoire naturelle, mais assurément jusqu’à former dans la société, par adaptation, une classe d’histoire sociale, la classe ouvrière. J’ai donc écrit : « l’espèce » par une habituelle association d’idées et d’expressions, pour l’équilibre de mon plan et comme on écrit : « la race, » pour avoir écrit ou pour être près d’écrire : « le milieu et le moment. » Mais on dirait assez, et on ne dirait pas trop, en écrivant : la classe, le milieu, le moment.

La formation de « la classe ouvrière » est, à y bien regarder, un fait relativement récent. Le mot lui-même de « classe, » avec ce sens-là, qui est le premier, semble être, assurent les dictionnaires, entré dans la langue au XIVe siècle. Encore l’exemple qu’ils en donnent correspond-il mieux à ce que la science politique moderne appelle des ordres qu’à ce qu’elle appelle proprement des classes. Ce sont, à l’origine, des « catégories de citoyens : les trois classes des patriciens, des chevaliers et des plébéiens dans l’ancienne Rome ; des nobles, des vilains, des serfs au moyen âge. » Puis, « de nos jours, par une analogie tirée de l’inégalité des conditions, les hautes classes, les basses classes. » Enfin, par extension, « l’ensemble des personnes qui ont entre elles une certaine conformité d’intérêts, de mœurs et d’habitudes : classes gouvernantes ou dirigeantes, classes industrielles, agricoles, ouvrières ; les classes laborieuses, celles qui travaillent spécialement. »

D’ailleurs, toute cette terminologie est assez confuse et s’obscurcit en outre, quand on veut pousser plus avant, du fait que les théoriciens qui s’y sont le plus appliqués, et qui sont surtout des Allemands, intervertissent les choses, disant souvent « l’ordre » où nous dirions « la classe » et « la classe » où nous dirions « l’ordre. » Il ne serait pas sans péril, et au surplus il serait sans profit, de s’attarder à la démêler. Ne suffit-il pas de bien noter ce que nous entendrons, nous, par « la classe ouvrière ? » Nous y arriverons en refaisant le chemin à l’envers, en remontant la pente des trois sens ou des trois temps d’un sens demeuré, au fond, presque le même, en rechargeant le mot de tout ce qu’il contient, pour le contenir toujours ou l’avoir une fois contenu : de telle sorte que la classe ouvrière, ce sera sans doute un « ensemble de personnes qui ont entre elles une certaine conformité d’intérêts, de mœurs et d’habitudes, » mais on ne laissera pas d’y voir aussi la trace d’une « inégalité des conditions, » et l’on y découvrira même le souvenir, — heureux si ce n’était qu’un souvenir et si le progrès avait consisté en autre chose qu’à retourner l’abus au bénéfice du plus grand nombre, — des « catégories de citoyens. »

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la « classe » ne cessa pas de se prendre littérairement au premier sens, celui du XIVe siècle et de Servius Tullius, « catégorie de citoyens, » ordre politique et civil. Bien qu’il y eût assurément « inégalité de conditions, » et que les ouvriers, de quelque nom qu’on les nommât, formassent dès lors « un ensemble de personnes ayant entre elles une certaine conformité d’intérêts, de mœurs et d’habitudes, » cependant il serait prématuré, avant le milieu du XVIIIe siècle au plus tôt, de parler d’une « classe ouvrière » au deuxième et au troisième temps de la vie du mot classe. Auparavant, il n’y avait pas de « classes ; » il y avait eu des castes, il y avait des ordres, il y avait des états. Tant que l’ouvrier, — sergent, valet, compagnon ou apprenti, — a vécu chez le maître, « l’inégalité des conditions » a été moins sensible, moins choquante : ni philosophes, ni publicistes ne la dénonçaient, ou leurs phrases tombaient dans le vide et se perdaient sans écho. Sous l’ancien régime du travail, quand on ne connaissait guère, sauf de rares exceptions qui, selon l’usage, confirmaient la règle, que des industries dispersées, lorsque le type général était l’atelier de famille, « la conformité d’intérêts, de mœurs et d’habitudes » entre les ouvriers n’apparaissait pas très clairement. Il a fallu l’avènement du nouveau régime, de la grande industrie concentrée, l’usine à eau, la machine à vapeur, pour que les ouvriers pussent se séparer des patrons dans le travail et après le travail, se replier, sinon se refermer, sur eux-mêmes, et composer ainsi à eux seuls et deux seuls une classe, la classe ouvrière, qui se posât comme une classe en s’opposant à une autre classe, la classe patronale.

Classe ouvrière et classe patronale ne sont pas, — on est trop porté à le croire, — des survivances d’un très vieux passé. Leur formation est, je le répète, un phénomène social relativement récent, qui n’eût pas pu se produire si, de certaines inventions mécaniques, il ne se fût pas ensuivi tout un ensemble de conditions hautement favorables à sa naissance, ou à sa croissance et à sa puissance. Il vaut d’étudier celle formation d’un peu près, de bien établir ces conditions, afin de serrer autant que possible une réalité si complexe, en tâchant de n’oublier jamais ni l’aspect politique ni l’aspect économique de la question, de n’omettre jamais aucun des trois facteurs que l’on a reconnus et désignés, pour plus de brièveté, par ces abstractions : le Travail, le Nombre et l’État.


I

Une condition nécessaire, — et peut-être la plus efficiente de toutes, — à la formation et au développement d’une classe, c’est la concentration, le rassemblement en un lieu. Cette condition s’est affirmée, elle a été constatée de très bonne heure. Après la famille, avec l’église ou la paroisse, le quartier. Non seulement les membres et les branches d’une même famille se pressent les uns contre les autres ; non seulement tous les rejetons d’une même souche ont une justice familiale ; non seulement ils nouent entre eux des « voisinages, » des confréries ou fraternités ; mais, entre ces fraternités, la famille même en son acception la plus large, la familia, serfs et cliens compris, n’est pas l’unique lien. Déjà, tout de suite, la profession, le métier, joue un grand rôle : « De même que les membres naturels ou fictifs d’une même famille, les artisans d’un même métier, les marchands d’une même profession se massent, se fixent côte à côte. Ils forment ainsi des quartiers ou des rues homogènes, où ils se sentent chez eux et maîtres, et qu’ils mettent, au besoin, en état de défense[1]. » Ainsi en forment-ils avant même, probablement, de former des corporations, avant que le métier soit régulièrement organisé[2] ; et, à mesure que le métier s’organise, ce trait s’accuse de plus en plus dans la physionomie des villes. C’est le cas à Saint-Riquier, où, dès le milieu du IXe siècle, on relève une rue des Marchands en gros, une rue des Forgerons, une rue des Armuriers, une rue des Selliers, une rue des Boulangers, une rue des Cordonniers, une rue des Boucliers, une rue des Foulons ; et à Sithieu, où Foulques, abbé de Saint-Bertin, en 881, distribue la population ouvrière par métiers[3]. C’est le cas à Verdun, où le quartier des marchands, muré comme une forteresse, est séparé par la Meuse de la cité, à laquelle le relient deux ponts[4]. C’est le cas également à Paris, dans ce Paris du XIIIe ou du XIVe siècle, dont il n’est pas impossible et dont il serait amusant de reconstituer le tableau. « L’activité industrielle et commerciale se déployait surtout sur la rive droite de la Seine qu’on appelait le quartier d’Outre Grand Pont. Les artisans de même profession étaient fréquemment groupés dans le même quartier. Le nom seul de certaines rues prouverait qu’elles étaient, à l’origine du moins, le siège d’une industrie spéciale[5]. « En la rue de la Mortèlerie, devers Saine, » on fait les mortiers. La population de la Tannerie se composait en majorité de tanneurs. Les selliers, les lormiers et les peintres étaient domiciliés en grand nombre dans la partie de la Grant Rue ou rue Saint-Denis qui s’étendait depuis l’hôpital Sainte-Catherine jusqu’à la Porte de Paris et qui était appelée la Sellerie. La rue Erembourg de Brie portait aussi le nom de rue des Enlumineurs, qu’elle devait à la profession de ses habitans, composés presque exclusivement d’enlumineurs, de parcheminiers et de libraires. C’était dans les rues Trousse-Vache et Quincampoix que les marchands de tous les pays venaient s’approvisionner de mercerie. Les tisserands étaient établis dans le quartier du Temple, rue des Rosiers, des Ecouffes, des Blancs-Manteaux, du Bourg-Thibout, des Singes ou Perriau d’Etampes, de la Courtille-Barbette et Vieille-du-Temple. Jean de Garlande nous apprend que les archers, c’est-à-dire les fabricans d’arcs, d’arbalètes, de traits et de flèches, avaient élu domicile à la Porte Saint-Ladre. On comptait un grand nombre de fripiers dans la paroisse des Saints-Innocens. Les attachiers demeuraient sur la paroisse Saint-Merry, car, durant le carême, ils cessaient de travailler quand complies sonnaient à cette église[6]. »

Représentons-nous le Paris marchand de ce temps-là, XIIIe ou XIVe siècle, et particulièrement le centre, — on devait dire plus tard le ventre, — le cœur de ce vieux Paris, les Halles. Au siècle suivant, Guillebert de Metz notera, sans faire crier à l’hyperbole, qu’elles sont, à elles seules, « aussi vastes qu’une ville. » Mais déjà, en 1323, Jean de Jandun célèbre leurs immenses galeries, « les provisions considérables de draps, les fourrures, les soieries, les fines étoffes étrangères exposées au rez-de-chaussée, et, dans la partie supérieure, les objets de toilette, couronnes, tresses, bonnets, épingles à cheveux en ivoire, besicles, ceintures, aumônières, gants, colliers. » C’est tout à fait le souk tunisien, le bazar oriental, ancêtre de nos bazars à nous, de nos grands magasins. Les Halles d’alors ressemblent à notre Louvre ou notre Bon-Marché, avec cette différence que toutes les marchandises offertes en ces « immenses galeries » appartiennent maintenant au même propriétaire : leur concentration en un lieu a amené, elle suppose la concentration des commerces et des capitaux. Dans les Halles, au contraire, les commerces étaient rigoureusement spécialisés ; chacun faisait le sien avec ses ressources ; chaque producteur vendait son produit et ne vendait que lui ou chaque marchand ne vendait qu’un produit ; ils s’alignaient et ne s’accumulaient pas, se juxtaposaient et ne se superposaient pas. Plutôt encore qu’à nos grands magasins, elles ressemblaient à certains coins de nos marchés, où, à la suite les uns des autres, chacun sur une façade de quelques mètres, et parmi les amas de comestibles, de modestes trafiquans étalent casquettes, vêtemens, chaussures, vaisselle et même couronnes funéraires. Ainsi le Temple ou le marché Saint-Germain, par exemple, sont ou étaient, il y a peu d’années encore, comme un type intermédiaire entre les Halles d’autrefois et le Louvre, ou le Bon-Marché d’aujourd’hui.

Dans le voisinage, rue au Feurre, rue Saint-Denis, pour la facilité des transactions, se trouvent quelques billonneurs ; mais la plupart ont été, par le prévôt de Paris, cantonnés sur une place nouvelle, vis-à-vis de l’Ecorcherie, au bout de la Grande-Boucherie, comme les changeurs l’ont été sur le Grand-Pont, par Philippe le Bel, depuis 1305. La Grande-Boucherie elle-même, ou Boucherie Saint-Jacques, du Grand-Châtelet et de la porte de Paris, est située au Nord du Châtelet, vers l’endroit où s’élève maintenant la Tour Saint-Jacques (précisément Saint-Jacques-la-Boucherie). Elle se compose de trente et un étaux et d’une maison commune, que l’on nomme le « four » (forum ? ) du métier, parce que le maître et les jurés y tiennent leurs audiences. Les autres boucheries sont hors la ville : les bouchers de Sainte-Geneviève, rue Sainte-Geneviève ; ceux du bourg Saint-Germain-des-Prés dans la rue conduisant à la poterne des Frères mineurs, appelée depuis, à cause d’eux, rue de la Boucherie ; ceux du Temple, ceux de la porte Baudoyer ou de la porte Saint-Antoine, ceux de l’Hôtel-Dieu ou de la rue Notre-Dame, ceux du bourg-Saint-Marcel et du Petit-Pont. Nulle part le caractère local du métier ne se marque mieux que chez les bouchers de Saint-Germain-des-Prés ; nulle part il ne se défend avec plus de vigueur et ne se garde avec plus de fidélité. Il y a seize étaux, nombre fixe. Celui qui devient vacant ne peut être loué qu’à un homme « connaissant bien le métier, » originaire du bourg, « né à Saint-Germain, » ou, s’il est étranger, marié à une femme native de Saint-Germain, et seulement pendant la durée du mariage. L’exclusivisme est là porté à son plus haut point, mais il se fait jour à peu près partout. À quoi se joignent les exigences naturelles et les précautions sociales. Certaines industries, telles que la teinturerie et la tannerie, ne pouvaient s’exercer qu’aux environs d’un cours d’eau. Certaines sont attirées dans certains quartiers par des avantages divers, certaines ne peuvent s’en écarter pour des raisons d’hygiène et de police. Il en est qui choisissent une place et qui s’en emparent ; il en est à qui l’on en assigne une et qu’on y relègue. Avant 1395, les mégissiers corroyaient leur cuir depuis le Grand-Pont jusqu’à l’hôtel du duc de Bourbon ; le procureur du Roi au Châtelet veut les obliger à transporter plus en aval leurs ateliers, parce qu’ils corrompent l’eau nécessaire aux riverains[7]. Pardessus tout une force agit, que les hommes connaissent mal et mesurent mal, mais qui, instinctivement, inconsciemment, sans qu’ils se rendent un compte exact de la cause et de l’objet, tend à les rapprocher, à les associer par affinités de rang, d’état, d’occupation.

Le premier groupement était donc local, et c’est donc la première condition de la formation d’une classe : du moins, ç’a été, historiquement, la première circonstance de la formation de la classe marchande ou bourgeoise. Un second groupement se fit ensuite par profession, d’abord de quartier à quartier, et puis de métier à métier, la confrérie de métier et la confrérie de quartier étant organisées l’une comme l’autre, l’une et l’autre ayant son fonds commun et ses représentans, la confrérie de métier poursuivant seulement « un but plus immédiat de richesse et de bien-être, s’efforçant surtout de s’assurer un monopole au regard des tiers, » et, par-là même, devenant rapidement très forte. « Au début, les artisans d’une même familia s’étaient groupés, quel que fût leur métier. Puis les artisans d’un même métier s’étaient groupés, quelle que fût leur famille. Plus tard, quand une branche de commerce se développa, elle irradia autour d’elle et finit par absorber les marchands et les artisans qui s’y rattachaient, quel que fût le quartier de la ville qu’ils habitassent, ou même par englober d’autres genres de négoce ou d’industrie. » De familia à familia, de métier à métier, pour former le quartier ; de quartier à quartier, pour former la ville, et de ville à ville, pour former la profession ; tantôt le quartier, et tantôt le métier, « la corporation la plus vivace d’une ville » fut comme la cellule organique autour de laquelle les groupes secondaires se sont agglutinés ; » tantôt le lien corporatif s’élargit, et tantôt il se resserre ; mais toujours l’élément prépondérant, quartier ou métier, « fait l’office d’un ferment ; tout autour de lui et sous son impulsion, la masse s’agite et se lève[8]. » En somme, deux élémens : l’un local, l’autre professionnel ; du rapprochement naît la conscience des intérêts communs : ce n’est pas encore la conscience de classe, mais c’en est le germe ou l’amorce.

Ces deux élémens, nous les retrouverons jusque dans les phénomènes les plus récens, jusque dans la formation de la classe ouvrière moderne, jusque dans la composition de la Confédération générale du Travail, où se rejoignent sans se confondre le groupement local, les Bourses du travail, et le groupement professionnel, les Unions ou Fédérations de syndicats. Mais, pour ce qui est du passé, la concentration du métier en un lieu semble avoir eu, sur la formation et le premier développement de la classe bourgeoise, la même influence, toutes proportions gardées et, en tout cas, une influence dans le même sens que la concentration de la grande industrie mécanique dans l’usine et des ouvriers autour de l’usine. Au demeurant, quelles que soient les différences dans l’organisation intérieure du métier comme dans les relations privées qui en résultaient entre maître et valet, l’ancien régime du travail et son nouveau régime présentent, quant aux manifestations de leur vie extérieure et en quelque sorte publique, beaucoup plus de traits de ressemblance ou beaucoup moins de traits de dissemblance qu’on ne le penserait tout d’abord. Bien des choses, bonnes ou mauvaises, que nous croyons toutes nouvelles, réservées à nos jours et impossibles en d’autres, n’ont pas été ignorées de nos pères, ni même de nos grands-pères et arrière-grands-pères. L’ancien régime du travail a connu ces secousses, ces troubles qui paraissent à certains (et quoiqu’ils en souffrent, cependant ils s’en vanteraient presque) être le fâcheux privilège du nôtre : coalitions, violences, grèves, parfois essais ou menaces de grèves que nous qualifierions aujourd’hui de « générales. » Non pas, sans doute, au même degré que nous, mais il n’y a point échappé. Il a connu quelques-uns de nos « derniers cris : » la réglementation de la veillée, la « semaine anglaise, » avant la lettre, la mobilité, le déracinement de la population ouvrière, les longs chômages[9], la fixation d’une espèce de salaire minimum par corporation, la responsabilité du patron pour les contraventions professionnelles de l’ouvrier. C’est une question de mesure, et une question de date. Il est en vérité trop simple de faire un « bloc » de l’ancien régime du travail et de l’opposer an nouveau, comme un âge d’or à un âge de fer. Le caractère principal ou fondamental, la « caractéristique » universellement admise de ce régime ancien, c’est la corporation, mais là non plus il n’y a pas de bloc, là encore il faut distinguer. Car, 1° la corporation n’a jamais couvert tout le territoire ni embrassé tous les métiers ; il est toujours resté, en dehors d’elle, des villes libres et des métiers libres ; dans les villes à jurandes elles-mêmes, des métiers qui n’étaient pas jurés ; 2° la corporation ne s’est pas conservée la même d’âge en âge, à travers les siècles ; elle n’a pas toujours couvert tout le métier organisé, ni protégé également le maître, le valet, l’apprenti[10]. Il est venu un temps où l’ouvrier s’est senti ou s’est cru si peu défendu, et, au contraire, si certainement opprimé par elle, qu’à côté d’elle et contre elle il s’est réfugié et comme caché dans le compagnonnage. À partir de ce moment même, quand l’ouvrier, sorti de la corporation, entre dans le compagnonnage, quand, séparé du maître, il se pose en face de lui et bientôt s’oppose à lui, quand le groupement se fait non plus un et deux, maître et valet comme jadis, mais un et un, maître et maître, ou deux et deux, compagnon et compagnon, l’embryon de la classe ouvrière existe, il est à point, il n’attend que le foyer concentré de la grande industrie pour évoluer pleinement et mûrir. Et, à partir de ce moment, un changement profond, un changement de fond, se fait ou se prépare dans l’État ; en cette évolution gît le secret de plusieurs révolutions.

C’est par conséquent une importante et instructive histoire que celle de la corporation et du compagnonnage dans leurs relations avec l’État ; c’est celle qu’on a sinon négligée, du moins insuffisamment dégagée, et c’est celle dont je voudrais, à l’aide des matériaux amoncelés par l’érudition des autres, tracer un sommaire, sachant tout ce que la position du problème des rapports de l’État avec le Travail et le Nombre y gagnera en précision et en netteté.


II

Pour commencer, essayons de définir la corporation par comparaison avec les institutions et les idées qui nous sont familières. Sous le très ancien régime du travail, dès qu’on l’aperçoit (XIIIe, XVe, XVe siècles), c’est une sorte de syndicat mixte, commun au maître et au valet, corps complet et corps parfait dans le milieu politique morcelé, fragmentaire, d’alors ; je veux dire ayant son pouvoir propre, sa législation en forme de réglementation statutaire, qui oblige les uns et les autres, sa juridiction particulière à qui les uns et les autres ressortissent. Puis cela tend à être, et ce sera dans la suite, au lieu de ce syndicat mixte, où le maître et le valet étaient tous les deux chez soi, comme un syndicat patronal, tourné à l’avantage du maître, et visant beaucoup moins à la protection du travail qu’au monopole du métier, si bien qu’à la longue l’ouvrier sera tenté, presque forcé d’aller ailleurs, et, sacrifié dans l’association officielle qu’est la corporation, ira se réfugier dans l’association secrète que sera le compagnonnage.

Telle fut, si l’on pouvait en ramener le tout aux intentions qu’elle poursuivit et aux directions qu’elle suivit, la vie intérieure de la corporation. Quant à sa vie extérieure, — à sa vie de droit public et dans l’Etat, — en voici l’essentiel. Si obscures que restent leurs origines, les corporations de métiers semblent être issues du travail servile ou domestique de la Gaule franque beaucoup plus (sauf peut-être une ou deux exceptions comme les marchands de l’eau de Paris et les bouchers de la Grande Boucherie) que de collegia opificum d’importation ou d’imitation romaine. De l’un à l’autre, du serf travaillant chez le seigneur au valet travaillant chez le maître, on trouve facilement le passage, il est aisé de saisir et de tenir l’anneau. L’artisan, attaché au service et logé dans l’enclos, dans la « cour » du seigneur (il faut se faire une idée de ce qu’était un de ces domaines, une villa, avec la demeure du maître, le mansus dominicus, l’indo-minicatum, et les cases des ouvriers, ruraux ou de métier, — forgerons, charrons, orfèvres, meuniers, boulangers, tailleurs, cordonniers, — groupées autour, au pied de l’habitation seigneuriale), cet artisan donc travaillait à la fois pour le dedans et pour le dehors. « Le maître tirait un profit pécuniaire des talens de ses esclaves en vendant les produits de leur industrie ou en louant leurs bras à prix d’argent… C’est à ces ouvriers travaillant à la fois au profit de leur maître et à leur profit personnel que s’adressaient les hommes libres qui n’étaient pas assez riches pour entretenir des esclaves aussi nombreux, aussi experts que l’exigeaient leurs besoins. » Comme organisation matérielle du travail ils étaient distribués, selon leurs métiers, dans des ateliers dont chacun était dirigé par une sorte de contremaître (ministerialis). On voit que nous ne cessons pas d’écrire : « une sorte ; » une sorte de syndicat mixte, une sorte de syndicat patronal, une sorte de contremaître, car, dans la différence des temps, les choses se ressemblent, mais ne s’identifient pas, et se rappellent, mais ne se reproduisent pas. De ces groupes d’artisans établis sur les domaines des grands propriétaires sortirent les corps de métiers du moyen âge. « Une organisation, imaginée dans l’intérêt du maître pour discipliner et rendre plus productif le travail servile, devint la garantie des privilèges de la classe industrielle, la source de sa prospérité. Cette transformation s’accomplit par degrés ; l’artisan réussit d’abord à s’assurer une partie des bénéfices du travail, » et, quand il eut, de bonne heure, franchi ce premier pas, « le maître les lui abandonna entièrement, en stipulant seulement des droits pécuniaires ; enfin les associations ouvrières s’attribuèrent des privilèges exclusifs qui firent disparaître les travailleurs isolés[11]. » Tout cela du moins est probable. Au second stade, l’artisan se détache du domaine, s’installe chez lui, offre au public son industrie, et se fait payer, quitte à payer à son tour une redevance au seigneur. Et c’est la période féodale du métier, transition vers la période royale. Eux-mêmes, les droits royaux, en matière de travail, sont et resteront des droits féodaux. Il n’y a pas là de droit spécifiquement régalien, de droit qui tienne nécessairement à la souveraineté, qui en soit une fonction ou un attribut, qui soit de son essence et de sa substance. C’est une simple marque de suzeraineté ; c’est une trace de propriété primitive, affirmée et tant bien que mal conservée par une taxe. Autrefois la terre et l’homme, le domaine et le travail, étaient liés ensemble et ne faisaient qu’une valeur aux mains d’un même propriétaire. Puis l’homme s’est arraché ou a été détaché de la terre, le travail est parti du domaine ; il n’a subsisté, de l’artisan, jadis serf, maintenant affranchi, au seigneur que quelques liens, plus ou moins suivant les cas, entre autres cette redevance. Les relations de la corporation avec l’Etat seront en conséquence non de droit royal, mais de droit féodal, qui, comme toujours et partout, — ou le plus souvent, si l’on le veut, — aura ses racines dans la terre : le Roi possédera éminemment le métier, parce qu’il possède non la royauté, mais le royaume, le domaine, la terre, et que le seigneur qui possède la terre possède éminemment les hommes. Ce qui le prouve, c’est que le droit du Roi sur les métiers s’arrête, dans Paris même, à la limite des autres seigneuries (Saint-Germain-des-Prés, Saint-Martin-des-Champs, le Temple, l’Evêque, etc.). Aussi est-ce comme seigneur, plutôt que comme roi, que nous voyons, dans une charte de 1160, Louis VII concéder, — on pourrait dire donner en fief, — à Thèce Lacohe les métiers de tanneurs, baudroyeurs, sueurs, mégissiers et boursiers[12] ; exemple célèbre et tant de fois cité qu’il en est devenu comme classique.


III

Je sais que cette explication est contestée et que l’origine des corporations de métiers demeure incertaine. L’hypothèse ne vaut que pour une hypothèse ; mais c’est pourtant la seule qui, dans le fait, puisse concilier ensemble les prétentions du droit régalien et celles du droit féodal, qu’il faut bien concilier, puisque le droit du seigneur, en matière de travail, très avant dans l’histoire de la monarchie décidément victorieuse, jusqu’au XVIe siècle, jusqu’au XVIIIe siècle, presque jusqu’à la fin, fait et continuera de faire limite au droit du Roi ; que ce droit du seigneur soit d’ailleurs exercé par des personnes ou par des collectivités, comme les villes[13]. Au surplus, de droit royal plein ou de droit mixte, à demi féodal, à demi royal, et royal ensuite parce que d’abord féodal, le point qui nous intéresse dans les relations de la corporation avec l’Etat, n’est-ce pas de connaître ces relations elles-mêmes, leur nature, leur allure, leur tournure, et si elles furent bonnes ou mauvaises, faciles ou tendues ? Disons tout de suite que, là aussi, c’est une question de mesure et une question de date ; qu’elles furent tantôt bonnes, et tantôt mauvaises, tantôt faciles et tantôt tendues ; bonnes dans leur ensemble, ou plutôt bonnes en général, mais avec des momens critiques, de vraies crises ; et qu’en tout cas il n’apparaît point qu’il y ait entre le régime corporatif et le régime monarchique une affinité si intime que celui-ci serait comme le lieu ou le milieu nécessaire de celui-là. Une certaine école professe que le problème social serait résolu si le régime corporatif était rétabli, mais que cette restitution ne se peut faire que si l’on rétablit au préalable le régime monarchique, qui en serait la condition, et comme le support ou l’armature. Cette double restauration opérée, on aurait reconstitué l’ordre intégral. C’est aller plus loin que n’autorisent à aller les faits interprétés sans parti pris, non sollicités vers une conclusion à l’avance préférée. Rien d’essentiel dans le régime corporatif ne dépend du régime monarchique, ni rien d’essentiel dans le régime monarchique, du régime corporatif. Ils se développent sur deux plans qui peuvent être voisins et même contigus par endroits, mais qui demeurent différens. La corporation a vécu avec l’Etat monarchique et l’Etat monarchique avec la corporation ainsi que la corporation eût vécu avec tout autre régime et tout autre régime avec elle, comme ils ont pu. Ils ont fait à eux deux un ménage ordinaire, un ménage médiocre, qui n’ignore ni les brouilles, ni les raccommodemens. Durant les six siècles de leur vie commune, du XIIe siècle au XVIIIe, on peut distinguer trois périodes : 1° du XIIIe siècle à la fin du XVe ; 2° de la fin du XVe siècle (du règne de Louis XI) à l’ordonnance de 1581 ; 3° de l’ordonnance de 1581 à l’édit de Turgot et à l’abolition des corporations. La belle époque, l’âge d’or, et, pour suivre la comparaison, la « lune de miel » de l’union entre la corporation et le régime monarchique, — encore y est-elle parfois voilée de quelques nuages, — c’est le XIIIe siècle, c’est le commencement de la première période, c’est le temps où Etienne Boileau codifie, sur l’ordre ou l’invitation du Roi, les statuts des métiers parisiens (1261-1271). Dès les toutes premières années du XIVe siècle, les choses se gâtent. Voici, en 1306, un conflit envenimé. « L’émeute qui éclata cette année-là fut l’œuvre de la population ouvrière et marchande. Les propriétaires voulurent être payés de leurs loyers en bonne monnaie ; cette prétention légitime n’en irrita pas moins les petits locataires qui voyaient tripler brusquement les loyers qu’ils payaient depuis onze ans. Des gens du peuple, foulons, tisserands, taverniers et autres, envahirent la maison de campagne d’Etienne Barbète, voyer de Paris et maître de la Monnaie, la brûlèrent, saccagèrent le jardin, enfoncèrent les portes de son hôtel de la rue Saint-Martin, mirent le mobilier en pièces, enfin poussèrent l’audace jusqu’à bloquer le Roi dans le Temple[14]. » Il est vrai que Philippe le Bel eut le courage de recourir et la constance de s’en tenir à « la manière forte. » Il fit pendre vingt-huit des meneurs, disent les uns ; quatre-vingts, disent les autres ; et il en est même qui disent : un maître de chaque métier. Mais il fit plus ; je veux dire quelque chose de plus grande conséquence pour les déductions que nous en pourrons tirer. Soit à la suite de cette sédition de 1306, soit peut-être un peu avant, Philippe le Bel abolit les confréries religieuses, prolongement des corporations de métiers. Par mandement royal du mercredi après Quasimodo 1305, il avait interdit, dans Paris, « aux personnes de toute classe et de toute profession, les réunions de plus de cinq personnes, publiques ou clandestines, pendant le jour ou la nuit, sous n’importe quelle forme ou quel prétexte[15]. » Sans doute la mesure paraît n’avoir été qu’occasionnelle, puisque, dès le 13 octobre 1307, le même prince autorise à nouveau les marchands de l’eau à célébrer la fête annuelle de leur confrérie et que, le 21 avril 1309, après enquête, û rétablit celle des drapiers. Toute méfiance ne fut pourtant pas dissipée : les successeurs de Philippe le Bel recoururent aussi quelquefois à cette précaution de l’enquête et mirent généralement pour condition au rétablissement d’une confrérie que les réunions auraient lieu en présence d’un délégué du prévôt de Paris[16]. Mais non point seulement à Paris. Des exemples de Brive (1257), de Figeac, de Louvres-en-Parisis (1270), de Saint-Martin-de-Tours (1305), montrent qu’au XIVe siècle, et même déjà au XIIIe, les confréries furent suspectes au pouvoir royal. Elles ne l’étaient guère moins à l’Eglise (conciles de Toulouse, 1229, de Montpellier et d’Arles, 1234, de Valence, 1248, d’Avignon, 1281 et 1326). Quoiqu’il ne faille rien exagérer, on voit donc bien que, même aux plus beaux jours, ce n’est pas la pure idylle, la paix parfaite, l’ordre français imperturbé. Et cela se gâte, à mesure qu’on avance dans ce XIVe siècle si profondément déchiré, en de certains momens si révolutionnaire ou si anarchique. « Cinquante ans après l’émeute de 1306, on voit, en effet, les corps de métiers engagés dans le parti d’Etienne Marcel et formant une véritable armée à ses ordres. Le 22 février 1358, il réunit 3 000 de leurs membres, en armes, à l’abbaye de Saint-Eloi. C’est cette foule qui massacra Regnaut d’Acy et d’où sortirent les meurtriers des maréchaux de Champagne et de Normandie. » Un des historiens que nous suivons remarque à ce sujet : « La population laborieuse, qui obéit, en 1306, à un mouvement tout spontané, agit ici, au contraire, avec une discipline et un ensemble qui s’expliquent certainement par le système d’associations où elle était comme enrégimentée. » Voilà qui nous intéresse grandement, et voici qui va nous intéresser encore davantage. « Le 10 août 1358, le dauphin-régent (qui est le futur roi Charles V) accorde une amnistie presque générale aux Parisiens compromis dans l’insurrection. Au nombre des délits et des crimes énumérés par les lettres d’abolition figure le fait de s’être affilié par serment et sans la permission du dauphin à une association illicite qui n’est autre que la confrérie de Notre-Dame[17]. » Comme on serait tenté de songer aux incidens récens de Fresseneville et de Méru, à propos du pillage de la maison d’Etienne Barbète, de même, à propos de « la Grant Confrérie Notre-Dame, » on pourrait être tenté d’évoquer notre Confédération générale du travail. La C. G. T. au XIVe siècle : il y aurait de quoi piquer la curiosité ! Mais justement, c’est le péril de ces sortes de rapprochemens, qu’ils la piquent trop : c’est à la fois le charme et le danger du procédé qui consiste à projeter bon gré mal gré le présent dans le passé, à vouloir toujours et quand même, dans les choses d’autrefois, retrouver les choses d’aujourd’hui. Excès et abus : il y a des ressemblances, il y a des différences : et souvent les différences l’emportent sur les ressemblances. Entre la Grant Confrérie Notre-Dame et la Confédération générale du travail, les différences sont telles que ce serait vraiment une moquerie de comparer ces associations l’une à l’autre. Par leur recrutement, par leur objet, par leur esprit, elles sont en opposition manifeste. « La grande confrérie aux prêtres et aux bourgeois de Notre-Dame n’avait d’autre but avoué que la pratique de la dévotion et de la charité, » — ce dont la C. G. T. ne se préoccupe évidemment pas. Rien que pour parler de l’une à propos de l’autre, on ne saurait donc oublier les « comme » et les « presque ; » et peut-être est-ce déjà forcer et fausser l’image que de parler de l’une à propos de l’autre. Néanmoins, du point de vue légal et par rapport au pouvoir central, la position de la première était sensiblement ce qu’est la position de la seconde. Les termes de l’ordonnance de dissolution sont formels, — de l’ordonnance de 1358. Le régent reproche aux confrères « de faire, par manière de monopole, une grant compaignie appellée la confrérie Notre-Dame, à laquelle ils avoient fait plusieurs sermens, convenances et alliance sans l’autorité et licence de nous. » Pesons les termes de l’incrimination. Ce qui choque, ce qui inquiète, et ce que l’on poursuit, c’est le « monopole, » ce sont les « sermens, convenances et alliances, » et c’est enfin le mépris ou la violation de l’autorité royale. Peu importe, au bout du compte, le but avoué de l’association. Fût-il plus innocent, plus méritoire encore, il y a monopole, il y a serment, il y a alliance, lâchons le gros mot, il y a confédération, par conséquent atteinte au pouvoir monarchique… et le pouvoir monarchique n’hésite pas à briser la confédération.

Respecte-t-il au moins, ou tolère-t-il toujours, les corporations de métiers en tant que telles, chacune pour son compte et prise à part ? Il ne faut pas qu’elles lui portent ombrage, et, vis-à-vis d’elles, il est aisément « sur l’œil. » La sédition des Maillotins (1er mars 1382), une année entière de troubles jusqu’à la rentrée de Charles VI dans Paris (11 janvier 1383), le souvenir de ce qui s’était passé sous le règne précédent : « et en oultre aient par plusieurs fois mesprins dès le temps de nostre-dit seigneur et père[18], » déterminèrent le Roi, entre autres mesures de rigueur, à dissoudre les corporations. La Chronique de Saint-Denis en donne ce motif : « comme prêtant occasion à des assemblées illicites. » Charles VI remplaça les maîtres électifs des métiers par des visiteurs à la nomination du prévôt, supprima la juridiction professionnelle exercée par plusieurs de ces corporations, et défendit d’une façon générale, et notamment aux confréries, de se réunir ailleurs qu’à l’église sans son autorisation ou celle du prévôt, et en l’absence de cet officier ou de son délégué. Cette défense était sanctionnée par la confiscation et la peine capitale. — C’était ne pas y aller de main morte ! — Les biens des corporations passèrent entre les mains du Roi ; telle dut être pour toutes la conséquence de leur dissolution, et nous avons la preuve qu’en exécution de son ordonnance, Charles VI confisqua la Grande-Boucherie. Mauvaise affaire ; à cause des charges, il se vit obligé de la rendre aux bouchers, au bout de cinq ans, en 1388. Les autres communautés, elles aussi, ne tardèrent pas à se reformer[19].

De tout ce qui précède, il résulte que, dans la suite des rapports entre le régime monarchique et le régime corporatif, même en sa première période, il y eut bien des vicissitudes et, comme on dit vulgairement, des hauts et des bas. C’est, en histoire, je le crains, une imprudence, de systématiser. Ces constructions, faites après coup, à force de dégager les grandes lignes, et pour les dégager, négligent trop de détails qui ont cependant leur importance, et chancellent de quelque côté. J’ai peur que l’histoire philosophique ou la philosophie de l’histoire ne soit souvent de l’histoire un peu imaginative, ou, si l’on le préfère, ne s’édifie pas sans un peu d’imagination historique. L’histoire ne doit pas être si constamment raisonnée, parce que l’homme n’est pas si constamment raisonnable ; et elle ne peut pas être toujours « ordonnable, » parce que la vie est loin d’être toujours ordonnée. Aussi les grands classemens de faits, s’ils sont trop logiques, trop catégoriques, sont-ils par là, même exposés à être un peu artificiels ; un certain nombre de ces faits débordent des casiers où l’on voulait les enfermer ; ils dérangent tout et brouillent tout. On ne les y fait rester qu’en les comprimant, mais, à leur tour, trop comprimés, ils tendent à faire éclater la cloison. Gardons-nous d’écrire, car, tout en étant vrai, ce ne serait pas vrai : dans la première période de leurs relations, la monarchie protège les corporations, les encourage, les aide à se développer ; dans la deuxième, elle s’en sert et travaille à mettre la main sur elles ; dans la troisième, elle les exploite en vue d’un intérêt fiscal. Les choses ne se présentent pas avec cette roideur et cette rigueur. La simplicité de cette vue de l’esprit ne correspond pas, ne se conforme pas aux réalités plus complexes. Des origines on ne sait pour ainsi dire rien ; on tout cas, rien de sûr. On voit, à la fin du XIIe siècle, des métiers inféodés ; au cours du XIIIe siècle, des métiers organisés, qui fournissent le guet, qui se disputent et bataillent pour le fournir ou ne pas le fournir, qui ont leur juridiction ou veulent l’avoir, se disputent et bataillent pour l’obtenir, la garder ou l’étendre, et dont le prévôt de Paris recueille les statuts et les usages, pour les mettre en ordre et en faire en quelque sorte la loi de la profession. On voit, pendant le XIVe siècle, les corporations remuantes, agitées, mêlées aux événemens de la rue, y tenant même parfois un rôle prépondérant, et le pouvoir royal en lutte, en colère ou en méfiance contre elles ou contre les confréries, leurs filiales ou leurs voisines. C’est à peu près tout ce qui ressort assez nettement des lignes coupées et confuses du tableau. Le même spectacle continue dans la première moitié du XVe siècle. S’il ne semble pas que l’émeute des Maillotins ait eu rien de proprement corporatif, celle des Cabochiens, en revanche, fut avant tout l’œuvre d’une corporation, la plus puissante de toutes, la corporation des bouchers : ses deux chefs principaux, Simon Caboche et Denys de Chaumont, étaient deux écorcheurs (1412-1413). Et c’est pourquoi, c’est pour cette raison ou pour une raison toute pareille, qu’il fut prescrit au prévôt de faire démolir la Grande-Boucherie, le 13 mai 1416, et que, le 22 août, le Roi abolit, pour la seconde fois, la communauté qui y avait son siège. Mais il est vrai également que la Grande-Boucherie fut relevée, et, pour la seconde fois aussi, la communauté rétablie par les Bourguignons victorieux en août 1418. Un autre fait émerge encore de la masse, une autre ou plutôt deux autres séries de faits, dont l’importance ne devait se montrer tout entière que beaucoup plus tard : et ce sont des faits complémentaires, quoiqu’en apparence contradictoires. D’abord, la formation d’une espèce d’aristocratie professionnelle, phénomène analogue à celui qui, à Florence, produisit la distinction des métiers en arts majeurs et arts mineurs. À cette date, 1431, et dans une circonstance mémorable, l’entrée du roi Henri VI d’Angleterre, apparaissent publiquement pour la première fois ce qu’on appela les six corps : drapiers, épiciers, changeurs, orfèvres, merciers, pelletiers[20]. Ensuite, ou en même temps (et même dès le XIVe siècle, — exemples de 1325, de 1358), s’esquisse une ébauche du compagnonnage, se dessine, vaguement, mais non imperceptiblement, la formation d’une organisation ouvrière, extérieure à la corporation et en opposition avec cette dernière. C’est, comme diraient les sociologues, un essai de différenciation ; est-ce une première manifestation de vie de la classe ouvrière ? dans le métier, les ouvriers se séparent, ou plutôt se groupent, en face des maîtres, à l’état séparé. Et il ne manque pas de signes que, bien auparavant, ils ont déjà conscience, parfois une conscience aiguë et exaspérée, de la solidarité de leurs intérêts. A Rouen, en 1285, on refuse la concession d’une place pout « eux alouer » aux compagnons tisserands. Autrefois, on en convient, ils se réunissaient auprès d’une maison nommée Damiette. Mais, depuis plus de cinquante ans (et cela nous reporte au-delà de 1235), cet emplacement leur avait été retiré, « car ils tirent compilacions, taquehans, mauvaises montées et enchérissemens de leurs œuvres et moult d’autres vilains fais qui ne sont pas à recorder, au dommage du commun de la draperie et de la ville de Rouen. » De leur côté, les patrons paraissent ne pas s’être comportés différemment, puisque les statuts corporatifs interdisent, dès le XIIIe siècle, toute coalition entre maîtres comme entre valets, soit pour élever ou maintenir les prix, soit pour réduire la journée de travail, ou faire hausser le salaire. Néanmoins, la forme même de l’industrie dans tous ces temps-là, et l’on peut dire : antérieurement au régime de la grande industrie concentrée, la dispersion, qui, malgré les exceptions qu’on pourrait alléguer, en est le caractère fondamental, empêche que cette conscience collective, cette conscience de classe demeure toujours éveillée et comme armée, qu’elle sorte des limbes, qu’elle brille plus que par intermittence et qu’en devenant vive, active, sans cesse et partout présente, elle fasse, d’un fait particulier ou d’une série particulière de faits, un fait permanent et général : une situation, une condition, presque une loi.


IV

La deuxième période de l’histoire des relations de la corporation avec la monarchie part du règne de Louis XI (1461-1483), et va jusqu’à la fin du XVIe siècle, soit jusqu’aux ordonnances royales de 1581 et de 1597. L’esprit politique d’un prince en qui s’allient la ruse et la force, qui, s’il n’est pas authentiquement lion, est le plus avisé des renards et qui, sous cette peau médiocre, se révèle de la grande race, aperçoit très clairement ce que la monarchie pourra tirer de ressources et retirer de secours des métiers, dans les besoins auxquels il lui faudra pourvoir et dans les luîtes qu’il lui faudra soutenir. Pour être sincère, je crois que, lorsqu’il prend sur lui de rétablir plusieurs confréries dissoutes, il en use sans doute ainsi que d’un expédient fiscal, et que cela ne lui déplaît pas, parce qu’il est besogneux ou avide, mais qu’il en use aussi comme d’une sorte de mesure de police, parce qu’il est plus facile, les gens de métier étant enregistrés, j’allais dire enrégimentés dans les corporations, de savoir ce que l’on a devant soi ou derrière soi. A la même heure et sous la même main se poursuit le travail d’unification du royaume, et c’est assez indiquer le penchant qui désormais fera glisser la monarchie vers la corporation obligatoire. Évidemment, il y aura des temps d’arrêt, et comme des crans sur cette pente. Il y aura, par instans, du flottement dans la politique « professionnelle » de la monarchie. Aux premiers jours du XVIe siècle, le 28 juillet 1500, voici un arrêt du Parlement défendant au prévôt de Paris d’autoriser de nouvelles confréries, et lui proscrivant d’ouvrir une information sur les anciennes ; dans le même sens, et plus net encore, un autre arrêt, du 15 mars 1524. Mais voici mieux, et qui ménage quelque surprise à ceux qui sont flattés de penser que leur siècle, le nôtre, a le monopole des initiatives audacieuses et des nouveautés révolutionnaires, rerum novarum cupido. En 1529, éclate à Lyon une émeute, — une des plus anciennes entre les fameuses émeutes lyonnaises, si spécifiquement ouvrières, — suscitée par les confréries de compagnons qui s’étaient transformées en organisations de combat. La confrérie des imprimeurs, par exemple, élisait un capitaine, un lieutenant, des enseignes, et ses membres s’étaient affiliés à une vaste ligue qui comprenait tous les artisans lyonnais. L’affaire de 1529 ne fut d’ailleurs probablement pas sans lendemain, car une ordonnance de 1539 fait « défense à tous maîtres, compagnons ou apprentis de faire aucune congrégation ou assemblée, grandes ni petites pour quelque cause que ce soit, d’avoir aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier, à peine de confiscation de corps et de biens. » A l’idéologie près, — il est vrai que c’est tout, et que la Révolution érigea le système contre toutes les corporations, ce qui ne fut jamais pour la monarchie qu’une mesure de circonstance contre telle ou telle corporation, — n’est-ce pas, deux siècles et demi plus tôt, la loi Le Chapelier : en pleine monarchie, un texte où l’on se plaît à reconnaître l’esprit révolutionnaire, destructeur de l’association, individualiste à outrance ; et n’est-il pas, quand on y songe, permis de remarquer que peu de choses se disent ou se font en histoire qui, à quelque degré et par quelque côté, ne se répètent ; non point identiquement, parce que les circonstances varient, mais semblablement, parce que le fond de l’humanité et le fond de la réalité persistent ? — De même encore, le 28 décembre 1541, défense aux serviteurs ou compagnons imprimeurs de « suborner et mutiner la plupart des autres compagnons et de se bander ensemble. » Ajoutez, si vous le voulez, l’arrêt de 1553, l’ordonnance de 1560, l’ordonnance dite de Moulins (1566), les dispositions coercitives prises, de 1576 à 1579, contre les confréries, bien que partout, mais notamment à Lyon, elles continuent leurs menées, à la faveur, — il faut l’avouer, — du désordre que jettent dans l’Etat les guerres de religion. A la paix, avec Henri IV, les défiances royales désarment, au moins vis-à-vis de la confrérie qui, rendue à son rôle d’association pieuse et charitable, ne disparaîtra qu’avec la corporation. Cependant, note M. Etienne Martin Saint-Léon, à qui nous devons la matière des observations résumées ci-dessus, « la lutte entreprise par le pouvoir royal contre les confréries n’est pas le seul fait caractéristique de l’histoire des corporations au XVIe siècle. Il est manifeste qu’à cette époque la corporation est tenue en suspicion par la royauté[21]. » On discute déjà sur l’abolition de tous corps et collèges, comme en témoigne cette phrase de Jean Bodin, — qui n’est pas pour l’abolition : — « Ils ne regardent pas que la famille et la république même ne sont autre chose que communautés[22] ; » mais ce sont théoriciens et publicistes qui travaillent de leur métier. Quant à la monarchie elle-même, quant au pouvoir royal lui-même, plutôt que d’abolir la corporation, ils méditent de faire du régime corporatif, aux prises duquel trop de villes, à leur gré, et trop de professions se soustraient encore, le type unique de l’organisation du travail dans tout le royaume. Ils peuvent avoir, à de certaines minutes, en de certaines conjonctures, des mouvemens d’humeur contre telle ou telle corporation ; mais élever la corporation au degré de régime corporatif, lier fortement ce régime au régime monarchique, l’y soumettre, faire du travail une affaire d’Etat, un droit d’Etat, un organe d’Etat, à l’occasion un revenu d’Etat, reste, à travers tant de vicissitudes, leur grand et perpétuel dessein. C’est ce dessein qu’affirment solennellement les deux ordonnances célèbres de 1581 et de 1597. Ici commence la troisième période de l’histoire des corporations sous la monarchie, et celle-là, à l’envisager d’ensemble, ce n’est pas en médire que de la qualifier de « période de fiscalité. »

Cette fiscalité s’exerce surtout de deux manières : par la délivrance de « lettres de maîtrise » et par la création d’offices que les métiers doivent racheter[23]. Elle s’accentue de siècle en siècle, avec les nécessités du Trésor : au XVIIIe siècle, elle bat son plein, car « la science fiscale » n’a pas attendu nos jours, fortunés ou infortunés, pour nous découvrir ses merveilles. Contre les métiers, et à leurs dépens, sous mille prétextes plus ingénieux les uns que les autres, de mille sources et sous mille formes, la fiscalité jaillit, s’amasse, se déploie ; elle les fouette à jet brisé ou continu. Mais, la question de fiscalité mise à part, les relations de la monarchie et de la corporation sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Ces deux forces sont tantôt en union, tantôt en lutte. Une noble page de l’histoire des métiers serait celle où l’on raconterait la scène du 4 août 1636, lorsque Richelieu, à l’approche des Impériaux, ayant fait convoquer au Louvre toutes les corporations et leur ayant demandé de sauver Paris et le royaume, elles lui répondirent avec un élan si enthousiaste que le roi Louis XIII ne put se retenir d’embrasser le syndic des savetiers, et que maîtres, valets, apprentis, coururent en foule, au sortir de l’audience, s’enrôler dans l’armée du maréchal de la Force. La gratitude royale n’empêcha pas du reste que les Six-Corps, — cette aristocratie professionnelle que nous avons vue naître en 1431 et qui, depuis lors, avait grandi, — ne fussent frappés d’un impôt de 700 000 à 800 000 livres, à répartir entre leurs membres, outre, bien entendu, les impôts généraux dont ils avaient à supporter leur part[24]. Et le loyalisme des métiers n’empêcha pas davantage que, mécontens de l’édit sur le rachat des censives, ils n’eussent pour la Fronde, au début du moins, mieux que des sourires, ravis au surplus de 1 honneur que le Parlement leur faisait eu les y associant ; mais, obligés de payer cet honneur, ils inclinèrent vite à la conciliation. A ce moment, on comptait à Paris 120 corps de métiers ; l’édit de 1673, rappelant et renouvelant ceux de 1581 et de 1597, en énumère 73 officiellement reconnus ; et, après ledit de 1691, on en peut distinguer 127, rangés en quatre classes. Il suit de là, pour peu qu’on en rapproche la liste de la nomenclature complète des professions, — qui, dès l’an 1300, s’élevaient, à Paris, au nombre de 450 environ[25], — que les ordonnances de 1581 et de 1597 n’avaient jamais été strictement obéies, et que la monarchie n’a jamais tout à fait rempli son dessein d’étendre à tous les métiers dans tout le royaume le régime corporatif.

Quant à la législation contre les « assemblées illicites, » si elle est, au XVIIIe siècle, plus abondante que jamais, loin d’être nouvelle pourtant, elle est, — on l’a vu, — traditionnelle depuis Philippe le Bel interdisant les réunions de plus de cinq personnes. Mais tandis qu’autrefois elle visait indifféremment les patrons et les ouvriers, peu à peu, et sans doute à mesure que les ouvriers se constituaient en embryon de classe à l’état séparé, elle en venait à être dirigée plutôt, et de plus en plus, contre les ouvriers seuls. L’ordonnance de 1539 disait encore : « tous maîtres, compagnons ou apprentis ; » l’ordonnance de 1541 dit uniquement : « serviteurs et compagnons. » Ainsi, de la longue suite d’actes qui va jusqu’à la veille de la Révolution. D’abord, la prohibition tombe, impartiale et égale, sur les employeurs et les employés, comme nous disons en notre jargon[26] ; puis, les « associations ouvrières » sont expressément et presque exclusivement menacées ou touchées. Je sais bien que l’article 13 de l’édit de Turgot, de l’édit final et, c’est le cas de le dire, capital, de février 1776, porte lui-même : « à tous maîtres, compagnons, ouvriers des dits corps et communautés ; » mais on lit, dans les lettres patentes du 2 janvier 1749 (art. 3) : « Faisons pareillement défense à tous compagnons et ouvriers de s’assembler en corps, sous prétexte de confrérie ou autrement, de cabaler entre eux, etc. » Après ces lettres, et même avant elles, les interdictions s’accumulent : ordonnances royales et lettres royaux ; déclarations ; arrêts du Conseil, arrêts des cours de parlement ; ordonnances de police ; l’autorité cherche à atteindre les coalitions ouvrières par tous les canaux où elle peut s’épandre[27]. Là sont les sources nombreuses et confluentes de la disposition contenue dans la loi Le Chapelier, qui n’est pas en cela contraire, mais concordante à la législation de l’ancien régime.

La mort de la corporation est connue ; elle se remit mal, elle ne se remit point du coup que lui avait asséné Turgot. Sur le papier, les communautés de Paris furent rétablies en août 1776 ; celles de Lyon, en avril 1777 ; d’autres, ailleurs, en 1778, 1779, 1780 ; mais ce ne fut que pour quelques années, pleines d’incertitude et de débilité. Minées du dedans, attaquées du dehors, étouffant de leurs propres abus, à la fois atrophiées et hypertrophiées, c’étaient de ces institutions vidées de leur vertu qui tiennent encore debout on ne sait comment, attendant qu’on les renverse et qu’on les enterre. Ce qu’on allait enterrer, c’était donc, non pas le groupement, qui est nécessaire, mais ce genre de groupement ; non pas la corporation, qui est pour ainsi dire d’ordre naturel, mais ce type de corporation. Lorsque l’ancien régime faisait défense « aux compagnons ou apprentis de tenir aucune congrégation ou assemblée pour quelque cause que ce soit, d’avoir aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier ; » lorsque la Révolution, à la voix de Mirabeau[28], par l’organe d’Allarde[29], sous la dictée de Le Chapelier[30], reprenait ces prohibitions pour les pousser jusqu’au bout, non contente « de punir les délits que peuvent commettre les associations ouvrières, mais regardant le fait même de s’associer comme un délit, » la Révolution ne faisait que maintenir, on l’a remarqué, « les mesures prises contre les associations depuis des siècles, » avec d’autant plus de rigueur, sans doute, que « les faits engagent le législateur à ne pas secouer le joug d’une longue tradition[31]. » Mais, en décrétant cela, la mort de la corporation, la proscription de toute association, la Révolution, comme l’ancien régime, décrétait l’impossible, parce que l’un et l’autre légiféraient contre la nature des choses. D’autre part, il fallait, pour que l’association survécût ou revécût, que la corporation se modifiât, s’accommodât au monde nouveau, s’ouvrît et s’assouplit en des formes nouvelles. De grosses difficultés, jusqu’alors inconnues, ou très rarement éprouvées, avaient accompagné la naissance et l’enfance de la grande industrie concentrée ; et, sans entrer dans le détail, on peut observer que c’est depuis ces momens-là, après que Colbert eut suscité les manufactures, en donnant aux privilégiées le titre de manufactures royales, après que la Régence leur eut préparé un aliment, en commençant à exploiter un peu en grand les mines de houille, après que se furent créées ou multipliées les usines le long des cours d’eau, c’est à partir de là que la législation contre les assemblées illicites de compagnons ou d’ouvriers devient plus abondante et plus sévère, probablement parce que ces assemblées deviennent plus fréquentes et plus gênantes, du fait même que les ouvriers se réunissent plus aisément, qu’ils se trouvent tout réunis dans le travail, et que, par un contact de plus en plus intime, ils prennent de leurs besoins, de leurs intérêts, de leurs droits, et enfin de leur classe même, une conscience de plus en plus vive. Quand ils en seront à ce point, quand ils seront une classe, et ils seront une classe quand ils croiront en être une, ce sera une autre société.


V

Mais considérons celle société-là, la société de l’ancien régime, en pleine vie el en pleine force. Je veux dire : considérons surtout le régime corporatif durant la belle époque du régime monarchique. Nous avons, pour nous y introduire et nous y conduire, un guide excellent, le jurisconsulte Charles Loyseau, mort en 1627, et qui, par conséquent, peut nous être, pour la fin du XVIe et le commencement du XVIIe siècle, un témoin très autorisé. C’était un savant homme, qui, comme tous ceux de son temps, abuse un peu des citations, mais un homme de jugement droit et de sens pratique, qui observe bien et raisonne bien. Il n’y aura donc qu’à négliger chez lui les Grecs et les Romains, pour retenir seulement l’excellente peinture qu’il a faite de la société française telle qu’il l’a connue. Le titre de ses livres est déjà instructif : Traités des seigneuries, des ordres et simples dignités, des offices, et leur composition, leur arrangement, leur plan ne l’est pas moins : ils annoncent à eux seuls une société étroitement, puissamment hiérarchisée. Aux plus hauts degrés de l’échelle, immédiatement au-dessous du Roi, les seigneuries, qui ne nous arrêteront pas ici ; puis les ordres, et en premier lieu « les simples gentilshommes, » dont la condition nous intéresse dans les rapports qu’elle peut avoir avec les métiers. Qu’advient-il du noble que la nécessité condamne ou que l’adversité réduit à gagner son pain ? Le bon jurisconsulte relève, comme entrée de jeu, un contraste qui nous étonne, et dont il s’étonne grandement lui-même : « Puisque la noblesse de race, dit-il, n’est point éteinte tout à fait par le crime, il s’ensuit, à plus forte raison, qu’elle ne le doit estre par l’exercice des arts mécaniques. Et toutefois (ce qui semble étrange d’abord), encore que le crime ne prive le Gentilhomme de l’exemption des tailles, néanmoins, il est notoire que les exercices vils et mécaniques l’en privent. » Cette privation, — qui semble d’abord étrange, — Loyseau veut en rechercher le motif, et il ajoute : « dont la raison est qu’es commissions des tailles il est porté que les exempts et non exempts y seront cotisés, fors, entr’autres, les Nobles, vivans noblement, de sorte que ce n’est pas assez d’estre noble, si on ne vit noblement. » Heureusement qu’il n’est ni faute sans rémission, ni déchéance sans rédemption : « Mais il faut toujours revenir à ce point que la noblesse n’est pas éteinte absolument par tels actes dérogeans, mais est seulement tenue en suspens, de sorte que le Gentilhomme est toujours sur ses pieds pour rentrer à sa noblesse, quand il voudra s’abstenir d’y déroger. » Notez l’énergie de la phrase : « Le gentilhomme est toujours sur ses pieds pour rentrer à sa noblesse ; » et Loyseau disserte doctement sur les plus sûres manières qu’il y ait d’y rentrer. Ce qui se rattache davantage à notre sujet, c’est la manière d’en sortir. Un mot vient d’apparaître joint au nom d’arts mécaniques, la brève et dure épithète de vil ; et aussi cette expression, qui en dit long en sa sobriété : vivre noblement. Qu’est-ce qui est vil, en fait d’arts mécaniques, et quand ne vit-on plus noblement ?

« Les exercices dérogeans à la noblesse sont ceux de procureur postulant, notaire, clerc, marchand et artisan de tous métiers, fors de la verrerie, qui toutefois n’attribue pas la noblesse, et n’est pas affectée aux nobles, comme aucuns pensent. Ce qui s’entend quand on fait tous ces exercices pour le gain : car c’est le gain vil et sordide qui déroge à la noblesse, de laquelle le propre est de vivre de ses rentes, ou du moins de ne point vendre sa peine et son labeur. » Certes, le cœur saigne à cet homme de loi de comprendre dans cette triste énumération des gens de loi, procureurs, notaires et clercs. Aussi se reprend-il, explique-t-il, distingue-t-il. « Et toutefois les juges, avocats, médecins, et professeurs de sciences libérales ne dérogent point à la noblesse qu’ils ont d’ailleurs, encore qu’ils gagnent leur vie par le moyen de leur estât : pour ce que (outre qu’il procède du travail de l’esprit, et non de l’ouvrage des mains) est plutôt honoraire que mercenaire. » Peu à peu se précise ce qui fait déroger : c’est le métier manuel, et plus encore, le gain, le salaire, surtout en ce qu’il marque une dépendance : « Le labourage ne déroge point à la noblesse, non pas, comme on estime communément, à cause de l’utilité d’iceluy ; mais d’autant que nul exercice que fait le gentilhomme pour soy et sans tirer d’argent d’autruy, n’est- dérogeant. »

A la suite de la noblesse, seigneurs et simples gentilshommes, marche le Tiers-Etat, qui, selon Loyscau, « n’est pas vray ordre, n’estoit mis en compte en l’ancienne Gaule, ni en ce royaume anciennement ; » la bourgeoisie, qui « ne comprend pas tous les habitans des villes ; bourgeoisie ne signifie que les habitans des villes privilégiées. » Quelle peine se donne notre auteur pour mettre, dans le Tiers-Etat ou la bourgeoisie, chacun à son rang et assigner à chacun sa place dans la procession ! En tête viennent les « quatre facilitez de gens de lettres, » — et l’on peut en être surpris ! — puis les avocats, plaidans et jurisconsultes, consultans ou conseillers, puis les financiers, les « praticiens de longue et courte robe, » les procureurs ; et puis, — voici notre affaire, — les marchands, les laboureurs, les artisans ou gens de métier ; et, pour finir, les gens de bras, au-dessous desquels il n’y a plus que les mendians.

Les marchands ont une situation à part, intermédiaire, au centre du Tiers-Etat, au cœur de la bourgeoisie, entre ce qui est vil et ce qui ne l’est pas, moins loin, paraît-il, de ce qui ne l’est pas que de ce qui l’est : « Après les principaux praticiens suivent les marchands, tant pour l’utilité, même nécessité publique du commerce… que pour l’opulence ordinaire des marchands, qui leur apporte du crédit et du respect, joint que le moyen qu’ils ont d’employer les artisans et gens de bras leur attribue beaucoup de pouvoir dans les villes : aussi les marchands sont les derniers du peuple qui portent qualité d’honneur, étant qualifiez d’honorables hommes, ou honnestes personnes, et bourgeois des villes : qualitez qui ne sont attribuées ny aux laboureurs, ny aux sergens, ny aux artisans, et moins encore aux gens de bras, qui sont tous réputés viles personnes. » Quant aux marchands, « Aristote, bien que d’ordinaire il les méprise, néanmoins au 4 l. des Pol., ch. 3, il les met au rang des personnes honorables. » Mais ne nous occupons par d’Aristote, ni de Cicéron, ni de Callistrate, dont le témoignage, invoqué ici, au XVIIe siècle, serait plutôt pour nous inquiéter, si Charles Loyseau ne le corrigeait ou ne le corroborait par l’observation directe de la société contemporaine. Pour lui aussi, sous Henri IV et sous Louis XIII, il faut donc mettre les bourgeois « au rang des personnes honorables. » — « C’est pourquoy j’ay dit qu’ils se qualifient bourgeois, parce qu’ils ont part aux privilèges, et sont capables des offices des villes, qui ne doivent estre communiquez aux artisans et gens mécaniques : même par les anciennes ordonnances, les marchands semblent estre seuls capables [des offices] des villes, pour ce que les officiers du Roy, et les avocats, et encore les praticiens en sont exclus : c’est possible pourquoy le premier officier de la ville de Paris est appelle prévost des marchands. »

Passons rapidement encore sur ce qui regarde les laboureurs, dont Loyseau dit qu’à son avis ils doivent « suivre les marchands et précéder les praticiens de courte robe ; » que même l’antiquité en a parfois jugé mieux ; « comme aussi on voit en France que la vie rustique est la vacation ordinaire de la noblesse, à laquelle la marchandise déroge. » Il nous en a prévenus : le labourage en lui-même ne déroge pas ; mais il y a labourage et labourage. Le seul, justement, qui ne déroge pas est celui « que le gentilhomme fait pour soi et sans tirer d’argent d’autruy. » Ce n’est point le cas de « ceux qui ont pour vocation ordinaire de labourer pour autruy comme fermiers : exercice qui est aussi bien défendu à la noblesse comme la marchandise. » Assurément, « il n’y a point de vie plus innocente, ny de gain plus raisonnable que celuy du labourage, que les philosophes ont préféré à toute autre vacation. » Le pouvoir n’est du reste pas sans tort et sans reproche envers eux : « Et au contraire, en la police de France, nous les avons tant rabaissez, mesme opprimez, et par les tailles, et par la tyrannie des gentilshommes, qu’il y a sujet de s’étonner comment ils peuvent subsister, et comment il se trouve des laboureurs pour nous nourrir. Aussi voit-on que la plupart d’entr’eux ayment mieux estre valets et chartiers des autres, que maistres et fermiers. Quoy qu’il en soit, nous réputons aujourd’huy les laboureurs et tous autres gens de village, que nous appelons paysans, personnes viles. »

Personnes viles également, les artisans et gens de métier. Ce sont « ceux qui exercent les arts mécaniques, ainsi appelez à la distinction des arts libéraux : parce que les mécaniques estoient autrefois exercez par les serfs et esclaves. » Ici, une définition en quelque sorte retournée. « Et de fait, nous appelions communément mécanique ce qui est vil et abject. » Mais ces arts inférieurs, des maîtrises les relèvent : « Néanmoins, parco qu’à ces arts mécaniques il gist beaucoup d’industrie, on y a fait des maîtrises, ainsi qu’aux arts libéraux. » Loyseau résume ensuite les conditions requises pour être reçu maître, telles qu’elles sont fixées par l’ordonnance (de 1581 ou de 1597), telles d’ailleurs qu’on les connaît ; et il approuve notamment l’obligation du chef-d’œuvre. « Chose très bien instituée, dit-il, tant afin qu’aucun ne soit receu maistre, qui ne sçache fort bien son métier, qu’afin aussi que les maistres ne manquent ny d’apprentifs, ny de compaignons, pour les ayder à leurs ouvrages. » Le malheur est que les meilleures institutions se corrompent : « Toutefois ce bel ordre se perd, du moins aux petites villes, par le moyen des maistrises de lettres, qui sont dispenses tant d’apprentissage, bachelerie[32], que du chef-d’œuvre, lesquelles le Roy baille à son avènement à la Couronne, la Reyne après son mariage, M. le Dauphin et encore maintenant les autres enfans du Roy masles ou femelles, après leur naissance ou la Reyne, pour eux, et finalement le premier Prince du sang après sa déclaration. Ce qui est provenu de ce que, comme les officiers domestiques de ces princes sont privilégiez, aussi les artisans qu’ils choisissoient autrefois de chacun métier pour les servir estoient présumez dignes d’estre maistres. » Petite cause, mais qui ne sera pas de petite conséquence : « Et cela s’est augmenté de telle façon, qu’enfin on a toléré que ces Princes donnent une lettre de retenue de chacun métier en chacune ville jurée, mais à présent le Roy leur donne pouvoir d’en bailler deux, et quelquefois trois : et encore on fait naître tant de nouveaux sujets pour donner ces lettres, qu’il n’y a pas assez d’artisans pour les lever dans les petites villes, en la plupart des métiers. De sorte qu’à la fin tous les artisans deviendront comme officiers du Roy et des Princes, par le moyen de ces lettres, si le désordre continue. »

Au demeurant, la lettre de maîtrise n’est point une lettre de noblesse, et qu’ils soient maîtres de lettres ainsi créés ou maîtres régulièrement reçus après chef-d’œuvre, les artisans, en général, n’en sont pas moins « proprement mécaniques et réputez viles personnes. » Mais, comme les marchands sont, eux, qualifiés « honorables hommes, » le fait de marchandise en sauve quelques-uns. « Il y a toutefois certains métiers qui sont métier et marchandise tout ensemble esquels, en tant qu’ils sont métier ? , on est receu par les mêmes façons des simples métiers ; mais en tant qu’ils participent de la marchandise, ils sont honorables, et ceux qui les exercent ne sont point mis au nombre des viles personnes, mais a digniori parte ils se peuvent qualifier honorables hommes et bourgeois, ainsi que les autres marchands : comme les Apotiquaires, Orfèvres, Jouailliers, Merciers, Grossiers, Drappiers, Bonnetiers, et autres semblables, comme il se voit dans les ordonnances. » Seulement, si tous les artisans, qui ne sont qu’artisans, sont également vils, tous les marchands sont-ils également honorables ? Ils sont les premiers à ne pas le penser, et chacun, comme dit le poète,


Chacun en son degré se complaît et s’admire,
Voit l’autre par dessous et se retient d’en rire.


De quel ton, par exemple, et avec quel mépris, les Six-Corps ne repoussent-ils pas la prétention des marchands de vin à leur être adjoints comme septième corps privilégié ! Tant d’audace les scandalise, les jette en une fureur comique : on dirait qu’il y va de la ruine de l’Etat. C’est une faute, suivant eux, « de vouloir toucher à la distinction que l’autorité souveraine a jugé à propos de faire parmi les membres qui composent le commerce… Les marchands de vin sont tombés dans cet écart. Ils se sont oubliés eux-mêmes. Ils ont cédé à la démangeaison qu’ils ont depuis longtemps de satisfaire leur ambition démesurée… et, sortant du fond de leurs antres avec les marques et parures qui composent un corps, ils ont voulu augmenter le nombre des Six-Corps en voulant se faire admettre au nombre de 7e corps des marchands. Toutes ces idées ont dégénéré en chimères… Lorqu’exhaussés sur une futaille, qui leur sert de piédestal, on les entend publier qu’ils ont conservé une égalité entre les membres de leur communauté et les maîtres des Six-Corps, c’est une erreur dont il est nécessaire de les guérir. » Pour défondre leur dignité, les Six-Corps forment une sorte de confédération du commerce, réduite à eux seuls, agissant en justice conjointement et solidairement.

La question est surtout une question de protocole, puisque, des Six-Corps ou non, capables ou non des offices des villes, marchands et artisans forment « ordinairement d’autres communautez, qui ont corps et collège licite, par concession du Prince, sans laquelle toute assemblée est illicite, et ces collèges licites ont par conséquent bourse commune, sans laquelle nulle communauté ne se peut longuement entretenir, et laquelle pourtant est la marque de communauté licite… Plus, elles ont communément pouvoir de faire statuts et règlemens concernant leur communauté, pourveu qu’ils ne contreviennent en rien au droit public… Et pour ce que ces statuts seroient inutiles, s’il n’y avoit des officiers pour les maintenir, c’est pourquoy les communautés licites ont volontiers quelques officiers, qu’elles élisent elles-mêmes ; pour ce aussi que ce seroit chose monstrueuse, qu’un corps fût sans chef. » La chose, à l’origine, n’alla pas toute seule : « On faisoit grande difficulté d’ériger des corps et confrairies de métier… En France, il n’y avoit anciennement que certaines bonnes villes, où il y eust certains métiers jurez, c’est-à-dire ayant droit de corps et communauté, en laquelle on entrât par serment : lesquelles villes, à cette occasion, étoient appellées villes jurées. Mais, par édit du Roy l’an 1581, confirmé et renouvelle par autre du roy Henri IV de l’an 1597, toutes les villes de France sont à présent jurées : mesme il est porté par ces Edits que les maistres de métier, non seulement des villes, mais aussi du plat païs, doivent estre jurez et receus en justice, et aussi ont droit de corps et communauté. En conséquence de quoy, ces corps et métiers ont leurs offices particuliers, qui sont particulièrement appeliez jurez, visiteurs, et gardes des métiers. » Ce sont « les premiers de la profession, » car la profession « signifie particulièrement la maîtrise des métiers[33]. »

Pour tout le reste, pour tout ce qui n’est pas marchandise ou métier mêlé de marchandise, condamnation brutale : « Au contraire, il y a des métiers qui gisent plus en la peine du corps qu’au trafic de la marchandise, ny en la subtilité de l’esprit, et ceux-là sont les plus vils. » A plus forte raison, pour cette masse confuse de muscles, pour cette vague humanité, qui, elle, ne se qualifie absolument que par la peine, « pour ceux qui ne font ny métier ni marchandise, et qui gaignent leur vie avec le travail de leurs bras, que nous appelions partout gens de bras, ou mercenaires, comme les crocheteurs, aydes à masson, chartiers et autres gens de journée, sont tous les plus vils du menu peuple, car il n’y a point de plus mauvaise vacation, que de n’avoir point de vacation. » — Voilà, en opposition à la profession organisée, ce que nous, aujourd’hui, nous appelons « le travail inorganisé. » Et de même que l’on ne peut pas dire qu’entre l’un et l’autre il n’y ait pas de heurt, on ne peut pas dire non plus que, pour la société, il n’y ait pas de crise ; la conclusion de Loyseau nous la dénonce : « Encore ceux qui s’occupent à gagner leur vie à la sueur de leur corps, selon le commandement de Dieu, concède-t-il, sont-ils grandement à maintenir, au prix de tant de mendians valides, dont notre France est à présent toute remplie, à cause de l’excès des tailles, qui contraint les gens de besogne d’aimer mieux tout quitter et se rendre vagabonds et gueux, pour vivre en oisiveté et sans soucy aux dépens d’autruy, que de travailler continuellement sans rien profiter et amasser, que pour payer leur taille. A quoy si on ne donne ordre en bref, il arrivera deux inconvéniens, par la multiplication énorme qui se fait journellement de cette racaille : à sçavoir que les besognes des champs demeureront, faute d’hommes qui s’y veuillent employer : l’autre, que les voyageurs ne seront plus en asseurance par les chemins, ny les gens des champs en leurs maisons. » C’est donc, par quelques-unes de ses faiblesses et de ses plaies, une société semblable à la nôtre beaucoup plus qu’on ne le croirait ; mais c’est, en même temps, une société très différente de la nôtre, par sa structure interne, par les cloisons multiples qui la partagent. Le Tiers-Etat n’y est pas tout, il n’y est pas rien, une partie au moins du Tiers-Etat y est ou peut y être quelque chose. « Mais au Tiers-Etat, il y a tant de diverses sortes d’ordres particuliers, et aussi tant de menus offices, qu’il est bien malaisé de particulariser le rang de chacun d’eux, si encore le rang des ordres parmy les offices, tant ils sont embarrassés les uns dans les autres. Et bien que le président Chassanée, l’un des grands personnages de son temps, en ait fait un gros volume : Catalogus gloriæ mundi, si est-ce qu’il en a encore plus laissé qu’il n’en a dit[34]. » Tout le travail n’est pas du Tiers-Etat : il n’est pas tout entier dans le Catalogue de la gloire de ce monde. En marge du Tiers-Etat se tiennent les artisans qui ne sont qu’artisans, qu’ils soient d’ailleurs maîtres ou compagnons, patrons ou ouvriers. Le procès n’est pas clos encore sur ce point de fait : la distance entre le patron et l’ouvrier était-elle, autrefois, plus ou moins grande qu’aujourd’hui ? Un ouvrier pouvait-il plus ou moins facilement s’élever au patronat ? Les uns disent : oui ; les autres : non ; et il ne manque d’argumens ni pour ni contre. Mais peu nous importe. Car, non plus en marge, mais en dehors et au-dessous du Tiers-Etat, non organisés, presque non comptés, personnes viles, — à peine des personnes, — il y a un quatrième Etat, les gens de bras ou mercenaires. Et ce n’est pas une « classe, » puisque, précisément, ils ne sont pas « classés. » Mais de la conscience qui va se dégager en eux d’exister socialement, des moyens qu’ils vont acquérir d’exister politiquement, de l’idée qu’ils vont se faire de former une classe, el par-là même de leur tendance à en former une, de la conscience et de l’idée aussi que les autres classes vont avoir de la formation de celle-ci, de là va naître l’État moderne.


CHARLES BENOIST.

  1. Jacques Flach, les Origines de l’ancienne France, livre III, ch. XI : « La formation du lien corporatif » (Xe, XIe et XIIe siècles), t. II, p. 375 et 378.
  2. C’est ce qu’on peut induire d’un texte du IXe siècle, l’exposé des revenus de l’abbaye de Saint-Riquier (Bolland., Acta sanct., février, t. III, p. 105), que vise Achille Luchaire, Manuel des Institutions françaises, Période des Capétiens directs, p. 361. Le métier organisé apparaît authentiquement au commencement du XIIe siècle (Louis VI, 1112), mais dans un acte qui ne fait que confirmer un acte antérieur de Philippe 1er concernant les crieurs de vin, magistenum præconum vini. La corporation des bouchers apparaît en 1146, les tanneurs, etc., en 1160, mais dans des textes du reste douteux.
  3. G. Fagniez, Corporations et syndicats, p. 10.
  4. Texte de Richer, cité par Flach, t. II, p. 378.
  5. La rue des Bouchers, à Limoges, en offre, aujourd’hui encore, un très curieux exemple.
  6. Gustave Fagniez, Études sur l’industrie et la classe industrielle à Paris aux XIIIe et XIVe siècles, p. 21.
  7. Gustave Fagniez, ouvr. cité.
  8. Jacques Flach, ouvr. cité, p. 378-380, 387.
  9. G. Fagniez, ouvr, cité, p. 82-83, 85, 86.
  10. G. Fagniez, ibid., p. 88, 89.
  11. G. Fagniez, ouvr. cité, p. 2 et 3.
  12. G. Fagniez, ouvr. cité, p. 4.
  13. Cf. Levasseur, Luchaire, Hauser, Et. Martin Saint-Léon, Germain Martin.
  14. Fagniez, ouvr. cité, p. 51.
  15. Fagniez, ouvr. cité, p. 52.
  16. Entre autres, Philippe le Long. Voyez Luchaire, Manuel, p. 369.
  17. Voyez Ordonnances des rois de France, IV, 346.
  18. Ordonnances des rois de France, VI, 686.
  19. G. Fagniez, ouvr. cité, 54.
  20. Les changeurs furent, dans la suite, remplacés par les bouchers. Voyez l’ordonnance de 1625. — D’après Et. Martin Saint-Léon.
  21. Histoire des corporations, 2e édition, p. 287 et passim.
  22. Les six livres de la République, livre III, ch. VIII.
  23. Édits et ordonnances de 1581, 1597, 1673, 1691, 1694, 1696, 1702, 1704, 1706, 1708, 1709, 1711, 1723, 1735, 1743, 1745, 1767.
  24. 1646. Taxe remplacée en août 1647 par un octroi sur les marchandises entrant dans Paris.
  25. Exactement 447, d’après le rôle de la taille de l’an 1300, publié par M. G. Fagniez, ouvrage cité.
  26. Arrêt du Parlement du 28 juillet 1500 ; ordonnances de Villers-Cotterets (art. 191) ; de Moulins (1566) et de Blois, art. 37 (579) ; Code Michaud (1629), art. 175 et 177 ; règlemens généraux de Colbert.
  27. Ordonnance de 1541 ; lettres de 1542 ; ordonnances de 1544, de 1571 ; lettres royaux de 1579. — Déclarations de 1529, 1567, 1651. Ordonnance de 1670. Arrêts du Conseil du 7 juin 1702, 30 janvier 1717, 7 juillet 1720, 23 février et 2 juillet 1723, il mai 1725, du 5 août 1745 ; lettres patentes du 2 janvier 1749 ; arrêts du 18 avril 1760 ; avril 1777 ; 7 septembre et 11 novembre 1778 ; 22 mai 1779 ; arrêt de la Cour de Toulouse du 3 novembre de la même année ; 4 mai et 20 décembre 1781 ; septembre 1783 ; 21 février 1785 ; 19 mars 1786, etc., etc.
    Ordonnances de police, Paris, 1720, 1764 ; la Rochelle, 1718, 1721 ; Chartres, 1761 ; Nîmes, 1770 ; Bourges, Orléans, Amiens, Languedoc, etc. — Cf. Etienne Martin Saint-Léon, ouvr. cité ; Germain Martin, les Associations ouvrières au XVIIIe siècle.
  28. 14 octobre 1789.
  29. 17 mars 1791.
  30. 17 juin 1791.
  31. Germain Martin, ouvrage cité.
  32. On appelait anciennement bachelier le prétendant et aspirant à la maîtrise Loyseau, ouvr. et passage cités.
  33. Suivent des détails sur l’élection des jurés, leurs fonctions et leurs prérogatives. Voyez Charles Loyseau, Traité des Offices. Des offices des seigneurs, livre V, Des offices des villes, ch. VII, p. 73, 75 et 77.
  34. Ch. Loyseau, Des Ordres, ch. I, Ordres du Tiers Estat.