La Crise de la Métaphysique en Allemagne
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE
EN ALLEMAGNE
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L’Allemagne est par excellence le pays des métaphysiciens. Nulle part ailleurs la réflexion philosophique ne s’est attaquée aux questions suprêmes avec autant d’audace, de persévérance, et de profondeur. Toutes les interprétations de l’univers, toutes les conceptions de l’être compatibles avec les conditions de la pensée moderne, elle les a tentées, donnant ainsi naissance à une extraordinaire variété de systèmes. Ce fut là, semble-t-il, plus particulièrement, l’apport de l’Allemagne dans le patrimoine intellectuel de l’Europe. Telle autre nation a dû surtout son influence à ses artistes ou à ses poètes : l’Allemagne agissait plutôt par ses penseurs. Tôt ou tard la doctrine d’un Leibniz, d’un Kant ou d’un Hegel passait les frontières, et, partout où elle pénétrait, elle laissait une trace durable. Longtemps les Allemands se sont fait une gloire de leur incontestable supériorité dans la spéculation métaphysique. Plus d’un même ne disait-il pas, à la fin du siècle dernier, que la mission des Allemands en ce monde était d’en approfondir l’essence invisible, pendant que d’autres en posséderaient les réalités tangibles ? Mme de Staël, qui parcourait l’Allemagne à ce même moment, avait bien discerné ce trait. « La république littéraire d’Allemagne, écrivait-elle en 1804, est vraiment chose étonnante ; il y a des penseurs sous terre, et des grenadiers dessus. » Elle avait su comprendre, ou plutôt deviner, le génie spéculatif et la silencieuse grandeur de ces penseurs « souterrains » . Leur subtile influence allait gagner de proche en proche et s’insinuer partout. Tour à tour elle se fera sentir dans l’art, dans la littérature, dans la science, dans l’histoire. Avec Hegel, elle devient, pour quelque temps, toute-puissante et irrésistible. On peut dire qu’une génération entière se mit à l’école de Hegel, et coula docilement sa pensée dans les formes qu’il imposait. Ce fut une domination presque comparable à celle de la scolastique. Même les esprits originaux se plièrent à la discipline commune. Il est vrai, d’ailleurs, qu’elle ne paralysait point la réflexion indépendante, et que tôt ou tard celle-ci s’affranchissait : Feuerbach, Strauss, Karl Marx, avaient porté, comme tout le monde, l’uniforme hégélien.
Or aujourd’hui, après un demi-siècle écoulé, rien ne rappelle plus cette domination universelle exercée par une doctrine métaphysique. Bien mieux, la métaphysique elle-même est tombée en défaveur. Le goût passionné que l’Allemagne avait pour elle s’est affaibli peu à peu. L’indifférence est devenue générale. Les hégéliens survivans disparaissent un à un, comme les médaillés de Sainte-Hélène. Le vieux Michelet, mort l’an passé, était l’un des derniers. Schopenhauer a encore, — et c’est justice, — nombre d’admirateurs ; mais le pessimisme, en tant que système philosophique, ne compte plus guère de fidèles en Allemagne. Plus passager encore a été le succès de M. de Hartmann, le célèbre auteur de la Philosophie de l’Inconscient. Il continue à publier, mais le public a cessé de le lire. Aucune doctrine métaphysique, en ce moment, ne s’impose : à peine en est-il qui se proposent. Nietzsche a été récemment l’objet d’un engouement très vif : mais la mode qui l’a porté aux nues commence déjà à l’abandonner. C’est d’ailleurs un brillant moraliste, non un métaphysicien ; et les paradoxes violens et exaspérés où il se complaît ne fournissent pas les élémens d’un système qui se tienne. Reste M. Wundt, esprit ferme et lucide, logicien de valeur, savant universel, qui, parti de la physiologie, a fini par se risquer à une métaphysique. Il est aujourd’hui, sans conteste, le plus écouté des philosophes de l’Allemagne. Mais, novateur hardi en psychologie et en morale, M. Wundt devient presque timide dès qu’il touche aux questions dernières de la métaphysique. Aussi bien est-ce, de toute son œuvre, la partie qui exerce le moins d’action. Les travaux de son laboratoire de psychologie physiologique éveillent plus d’intérêt, et retiennent mieux l’attention que sa théorie de la connaissance ou sa conception de l’univers.
En un mot, s’il est vrai que l’indifférence du public décourage la spéculation métaphysique, aucune nouveauté éclatante, d’autre part, ne vient secouer cette indifférence. Celle-ci ne s’étend pas à toute recherche philosophique, quelle qu’elle soit : le succès même de la plupart des œuvres de M. Wundt en est une preuve suffisante. Et, à côté des siens, il paraît en Allemagne d’autres travaux considérables, touchant la logique, la morale, la sociologie. C’est la métaphysique qui se trouve particulièrement négligée. Il y a peu d’ouvrages nouveaux qui en traitent : le retentissement de ces ouvrages est faible, et l’influence en est pratiquement nulle. On demandait, il n’y a pas longtemps, à un jeune Privat-Docent de l’université de Berlin : « À quelle doctrine philosophique vous rattachez-vous ? — À la mienne » répliqua-t-il en souriant. Devrai, il eût été embarrassé de répondre autrement que par cette boutade, à moins de se retrancher derrière un grand nom de l’histoire.
Au reste, si quelque doctrine métaphysique exerçait aujourd’hui une influence notable sur les esprits, n’en trouverions-nous pas l’écho dans les Universités ? Consultons les programmes de quelques-unes d’entre elles, et nous verrons quelle petite place y tient aujourd’hui la métaphysique. À l’Université de Kœnigsberg, 45 professeurs ont annoncé des cours dans la Faculté de philosophie. Cette Faculté, comme on sait, comprend ce qui est enseigné en France dans les Facultés des lettres et des sciences. Sur ces 45 professeurs, 3 seulement traiteront de matières qui touchent à la philosophie, et pas un seul de la métaphysique proprement dite. À l’Université de Munich, la Faculté de philosophie se subdivise en deux sections : la section des sciences mathématiques, physiques et naturelles, et la section des sciences morales et sociales. Celle-ci compte 36 professeurs, sur lesquels 5 ont dû traiter, dans le semestre d’hiver 1894-1895, de sujets d’ordre proprement philosophique, et surtout de logique et de psychologie ; deux d’entre eux parleront aussi de métaphysique. Enfin à Berlin, la Faculté de philosophie ne compte pas moins de 160 professeurs. 16 d’entre eux annoncent des cours qui touchent aux différentes parties de la philosophie, mais surtout à la psychologie, à la logique, à la science sociale et à l’histoire des doctrines : un seul s’occupera d’un sujet de métaphysique proprement dite (les preuves de l’existence de Dieu) ; un autre examinera le positivisme moderne. Et c’est tout. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes, et la conclusion s’en tire toute seule. Point de spéculation métaphysique originale : l’intérêt des élèves comme celui des maîtres va tout entier à d’autres objets.
Ainsi l’Allemagne se passe aujourd’hui de métaphysique. Et
non seulement elle s’en passe, mais elle n’en sent pas le manque.
Elle ne le remarque même pas. Si elle le remarquait, en serait-elle touchée ? Cela est au moins douteux. Son indifférence paraît
complète. Comment la patrie de Leibniz et de Hegel en est-elle
venue là ?
Pour rendre compte de ce fait, on aperçoit d’abord des causes générales, inhérentes à la métaphysique elle-même, et dont l’effet est également sensible dans le reste de l’Europe. Car la spéculation métaphysique, de notre temps, n’est guère plus active ni plus originale dans un pays que dans un autre. Nulle part elle n’occupe l’attention, nulle part elle ne passionne les esprits. Ne serait-ce pas l’effet d’une loi qui, au cours de l’histoire de la philosophie, s’est souvent vérifiée ? Il semble qu’à une période d’acti- vité et d’invention métaphysiques, succède régulièrement une période de dépression et de stérilité. Les problèmes naguère étudiés avec zèle perdent peu à peu de leur attrait. Les penseurs s’en détournent. Le public se désintéresse des doctrines qui naguère provoquaient son enthousiasme. Le fait s’est produit dans l’antiquité, après Platon et Aristote, puis au moyen âge, après les grands systèmes du xm e siècle : il s’est reproduit encore dans les temps modernes, après l’effort métaphysique des Spinoza et des Leibniz. Aussi bien la métaphysique ne saurait-elle être assimilée aux sciences exactes, dont les progrès sont continus, et les acquisitions définitives. Chaque doctrine métaphysique reprend, pour ainsi dire, l’édifice à pied d’œuvre, et un système ne compte que s’il est l’effort d’une pensée originale pour expliquer la totalité du réel.
Mais un tel effort exige, pour se produire, la réunion d’un grand nombre de circonstances favorables. Tous les siècles ne sont pas également propices à l’apparition de métaphysiques originales. Il en est d’elles comme de tel genre littéraire, de la poésie lyrique, par exemple, qui peut rester muette pendant de longues suites d’années. Quand enfin une doctrine originale et féconde est née, une période d’activité métaphysique commence. Le système obéit à une force intime de développement ; il évolue en vertu d’une logique interne. Peu à peu les interprétations diverses qu’on en peut donner se séparent et s’opposent. C’est l’œuvre de la génération contemporaine de l’auteur du système, ou, plus souvent, de la génération qui le suit. Cette « élaboration divergente » demande un temps plus ou moins long, mais elle ne manque guère de s’accomplir. Il suffit, pour la rendre inévitable, de la diversité naturelle des esprits qui repensent les principes de la doctrine. Moins compréhensifs que son auteur, le plus souvent, et moins profonds, formés par une éducation différente, dominés par d’autres préoccupations, ils ne prennent jamais le système exactement comme il leur a été présenté. Ils s’attachent de préférence à certaines idées, et laissent plutôt dans l’ombre les autres, qui les touchent moins. De la sorte la doctrine se trouve, non pas enrichie, — je croirais volontiers qu’elle n’est jamais plus riche que chez son premier auteur, — mais développée, systématisée dans le détail, et conciliée autant qu’il est possible avec les doctrines antérieures. Elle devient ainsi, sous diverses formes, accessible, et assimilable pour l’élite intellectuelle de la nation. Puis elle descend insensiblement vers la foule, par la littérature courante, par l’enseignement, par la presse, par mille canaux insaisissables et rapides. Elle fait sentir son influence dans la manière d’écrire l’histoire, dans les théories politiques, dans tout cet ensemble flottant qu’on appelle les sciences morales. Mais, en même temps, à mesure qu’elles passent par plus d’esprits, les idées fondamentales du système perdent de leur précision et de leur rigueur. C’est comme un rayon lumineux qui, après avoir traversé des milieux de densité différente et de plus en plus opaques, expire enfin, en arrivant à un dernier plus obscur que les autres. La doctrine finit alors par se concentrer en quelques formules qui, pour avoir trop servi, n’ont presque plus de sens ou qui ressemblent fort à des « truismes ». Qu’il y a loin, par exemple, de Kant chez Kant lui-même, aux surprenans vestiges de sa pensée que l’on rencontre çà et là dans tel moraliste d’aujourd’hui ! Quand on en est là, la période d’activité métaphysique est close depuis longtemps.
Ainsi s’expliquerait peut-être, par une loi de décadence et de renaissance alternantes, l’indifférence présente de l’Allemagne pour la spéculation métaphysique. Elle serait la suite, et comme la rançon, de l’activité métaphysique déployée au commencement de ce siècle. Et plus cette activité a été intense, plus il semble naturel que la dépression qui y succède soit profonde. Or il serait difficile d’exagérer la force de l’impulsion que Kant avait donné alors à la pensée philosophique. Je ne parle pas seulement de l’enthousiasme que sa propre doctrine a soulevé, et des systèmes que Fichte, Schelling, Hegel, en firent sortir presque aussitôt, en la combinant avec les doctrines des anciens, des mystiques, et de Spinoza. L’action de Kant s’est étendue plus loin, et, pour ainsi dire, à perte de vue : sur les sciences biologiques avec Jean Müller et Helmholtz, sur les sciences naturelles avec Schelling et Steffens, sur les sciences politiques, et jusque sur la théologie par l’intermédiaire de Hegel. Tel était le prestige de son nom que plus tard, lorsqu’il fallut, en Allemagne, débarrasser la science du fatras métaphysique qui l’encombrait, c’est encore au cri de « Revenons à Kant ! » que la réaction s’est faite.
On y est revenu, en effet, mais comme à un objet d’étude historique. On s’est attaché à dégager cette doctrine des élémens d’origine diverse qui s’y étaient mêlés. On a montré que le kantisme, loin d’être un obstacle aux progrès de la science positive, était au contraire une sauvegarde de son indépendance. Mais l’intérêt qu’on y a pris s’est borné là. Pas plus que les doctrines de Hegel ou de Schopenhauer, celle de Kant n’est aujourd’hui vivante en Allemagne. En Suisse et en France, la morale kantienne est demeurée , pour nombre d’âmes généreuses , l’expression la plus précisément sublime de la vérité. Encore n’est-ce pas la morale de Kant : c’est plutôt la morale du devoir en général, fondée sur le témoignage irréfragable de la conscience. On s’injuiète peu du lien que Kant établissait entre sa morale et le reste de sa doctrine : on se contente de lui emprunter « l’impératif catégorique ». Mais en Allemagne, l’habitude ne s’est pas établie de séparer ainsi une morale du système qui la soutient et qui l’explique ; et c’est tout entière que la doctrine de Kant est atteinte, elle aussi, par la défaveur où la métaphysique est tombée.
Une autre cause n’a pas peu contribué à amener ce discrédit, je veux dire le merveilleux développement qu’ont reçu, dans notre siècle, d’un côté les sciences biologiques, de l’autre les sciences historiques. Certes ce siècle, en ce qui concerne les sciences physiques et mathématiques, peut soutenir la comparaison avec ses devanciers. Mais, s’il a continué glorieusement leur œuvre, il trouvait du moins la voie ouverte par eux, et le chemin tracé. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir installé, si l’on peut dire, l’histoire dans sa méthode définitive, avec son cortège de sciences accessoires, épigraphie, archéologie, numismatique, paléographie, etc. C’est aussi d’avoir entamé, sur plusieurs points nouveaux, l’immense domaine de la vie, encore presque vierge : c’est d’avoir créé la tératologie, l’embryologie, et toutes les jeunes sciences qui, comme la microbiologie, ont tant donné déjà et promettent plus encore. D’éclatantes découvertes et d’heureuses applications leur ont valu une popularité et un prestige extraordinaires. L’idée devait naître de généraliser la méthode de ces sciences pour y trouver les principes d’une philosophie naturelle. De là la théorie de Darwin sur l’origine des espèces. De là surtout la philosophie de l’évolution de M. Spencer, qui va de la genèse du système solaire à celle des mœurs, des institutions et des croyances. Philosophie dont les siècles précédens ne se seraient sans doute pas contentés ! Ils n’auraient pas pris un tableau historique de l’évolution des êtres pour une explication de ces êtres. Ils cherchaient une déduction rationnelle : une généalogie ne leur aurait pas suffi. Notre temps, au contraire, se complaît aux explications historiques. A-t-il raison, ou est-il dupe d’une illusion ? Ne fait-il peut-être qu’étaler, pour ainsi dire, les problèmes dans le temps, sans les résoudre ? Nous n’avons pas ici à le rechercher : toujours est-il qu’une telle disposition des esprits est ce qu’on peut imaginer de moins favorable à la spéculation métaphysique.
Comment en effet les grands métaphysiciens, presque tous, se sont-ils formés ? Par la pratique des mathématiques et des sciences exactes. Il y a, entre cet ordre de sciences et la métaphysique, sinon une parenté, du moins une affinité évidente et de tout temps reconnue. Les philosophes ont toujours insisté sur le caractère éternel, intemporel, pour mieux dire, des vérités mathématiques. Le fait, le « phénomène » qui apparaît et disparaît, qui n’était pas tout à l’heure, et qui bientôt ne sera plus, qui se produit en un point déterminé de l’espace, qui a besoin, pour être perçu, des sens d’un observateur, ce fait, les mathématiques ne s’en occupent pas. Leur domaine est ailleurs : elles régissent le possible et le nécessaire, non le réel et le contingent. Si le fait prend quelque réalité pour elles, ce sera à titre de figure, comme expression sensible d’une vérité rationnelle, ou, selon le mot de Platon, comme symbole imparfait et tangible de l’idée pure et invisible.
Or la métaphysique ne demande-t-elle pas, elle aussi, un effort analogue à celui des mathématiques ? Ne cherche-t-elle pas par delà le phénomène, la substance, par delà le sensible, l’intelligible, par delà le relatif, l’absolu ? Si les métaphysiciens, depuis Platon jusqu’à Descartes, ont été d’accord pour voir dans les ma- thématiques une excellente préparation à leur science, c’était sans doute à cause de la rigueur de leur méthode, et pour accoutumer l’esprit à « ne point se repaître de fausses raisons. » Mais ils en avaient aussi un autre motif, que Platon a admirablement mis en lumière. Les mathématiques affranchissent l’esprit du préjugé qu’il a naturellement en faveur des sens. Elles transforment peu à peu l’idée qu’il se fait de la vérité. Est vrai non pas ce qui s’impose à nos yeux ou à nos oreilles, mais ce qui est évident pour la raison ; est vrai non pas ce qui est « perçu » , mais ce qui est « prouvé ». Tel est aussi le point de vue du métaphysicien. On sait que Spinoza, pour prendre l'exemple le plus célèbre, a conçu la forme de sa science sur le type de la mathématique. Il a voulu procéder par axiomes, définitions et théorèmes. La vérité d'observation n'a pas de valeur pour lui, du moins tant qu'elle n'entre pas dans l'enchaînement de ses déductions. La psychologie empirique des Anglais n'est à ses yeux qu'une collection d'anecdotes ; il la traite dédaigneusement d' « historiole » de l'âme. Et quand lui-même étudiera les sentimens et les passions des hommes, il le fera « comme s'il s'agissait de lignes, de plans et de solides. » La grande différence entre les mathématiques et la métaphysique consiste en ceci, que les mathématiques, se donnant leur objet, en sont en quelque façon maîtresses, au lieu que la métaphysique se trouve en présence du réel, mystérieux, décevant, et peut-être incompréhensible. De là la fortune si diverse de ces deux sciences, qui ne doit pas nous dissimuler l'analogie foncière de leurs méthodes. Et si quelque renaissance métaphysique se produisait bientôt, je ne serais pas surpris que les premiers symptômes se fissent sentir d'abord sous la forme de spéculations suggérées par les mathématiques. L'antique lien de parenté s'est relâché, mais il n'est pas rompu.
Tout autres sont l'esprit et la méthode des sciences biologiques et historiques. Ici le fait est souverain : il ne s'agit plus de déduire a priori, mais d'observer et d'expérimenter. Sans doute la spontanéité propre de l'esprit y a encore un rôle, et un rôle capital. Dans ces sciences comme dans les autres, point'de découverte sans une part de divination. Ce n'est pas le moindre titre de gloire de Claude Bernard que d'avoir montré, dans son Introduction à l'Étude de la Médecine expérimentale, qu'avant de constater une vérité nouvelle, l'esprit l'a toujours pressentie. Toute expérience n'est, au fond, qu'une vérification. C'est le contrôle d'une réponse que l'esprit s'était faite à lui-même par avance. Pareillement, la connaissance des documens n'est pas le tout de l'histoire. Un historien d'imagination plate et sans vigueur logique ne tirera des documens les mieux établis et des sources les plus riches qu'une œuvre médiocre comme lui-même, et d'une exactitude littérale presque fausse par manque de pénétration. Mais enfin, ces réserves faites, ni l'histoire ne s'invente, ni la biologie ne se construit a priori. En ces ordres de sciences, le fait décide en dernier ressort. Seul il a qualité pour décider entre les hypothèses : pour les exclure, fausses, et vraies, les confirmer.
Mais que de fois, dans ces sciences, le « fait » lui-même est difficile à interpréter ! Difficulté d'autant plus vivement sentie que le savant y apporte une sagacité plus expérimentée, et une méthode plus circonspecte! Voyez comme, à ce point de vue, la physiologie de Descartes diffère de la nôtre ! Descartes croyait le mécanisme de la vie relativement simple. Il abordait, sans hésiter, l'explication de faits que nos physiologistes, plus instruits et par suite plus prudens, s'estimeraient heureux de déterminer avec précision. Ils savent que la complexité des phénomènes vitaux est presque infinie, et que, de beaucoup de ces phénomènes, même des plus généraux, ils ne peuvent donner qu'une description sommaire et grossière. Il ne suffit donc pas de dire avec Bacon que le savant doit suivre docilement la nature et s'attacher à ses pas pour lui dérober ses secrets : il faut avouer qu'ici cela même est singulièrement malaisé. Trop souvent les faits biologiques présentent au chercheur un véritable labyrinthe, et plus d'une fois, pour choisir entre les routes qui se présentent, un fil conducteur lui fait défaut.
Dans la physique et dans la chimie, la difficulté, toujours considérable, est sensiblement moindre. L'expérimentateur y a affaire à la matière brute, inorganique, qui s'offre, toujours identique, aux prises de ses instrumens. Au moyen d'artifices souvent assez simples, il arrive à mesurer les faits : le mathématicien s'en empare, et la détermination de la loi peut devenir complète. Mais dès que l'on opère sur des êtres vivans, comment être sûr que deux expériences soient faites dans des conditions rigoureusement identiques ? La vie, comme un ennemi rusé, semble se plaire à déjouer les combinaisons et à tromper les précautions de l'expérimentateur. Les lois échappent, les faits mêmes parfois se dérobent. La science alors, à cause de l'extrême complexité de son objet, relâche quelque chose de sa rigueur idéale. Ne pouvant démontrer le « nécessaire », elle se borne provisoirement à établir, selon le mot d'Aristote, « ce qui arrive le plus souvent. » Elle se trouve en présence d'une matière si variée, si riche, si mouvante qu'elle ne peut espérer, je ne dis pas de s'en rendre maîtresse, mais de s'attaquer aujourd'hui aux problèmes fondamentaux. Longtemps encore, malgré les efforts d'expérimentateurs ingénieux, malgré les révélations, souvent énigmatiques, il est vrai, de la pathologie, elle devra se contenter de patiens travaux d'approche, et d'avancer pas à pas dans la détermination exacte des faits.
On voit dès lors pourquoi une génération passionnément appliquée à des recherches de ce genre sera, par cela même, très peu portée vers la métaphysique. Les esprits sont orientés dans une direction qui les en éloigne. Le moindre brin d’herbe, la moindre cellule vivante pose au savant une infinité de questions, et il n’aperçoit même pas la possibilité de les résoudre avec les moyens dont il dispose aujourd’hui. Que pourra-t-il penser alors d’une prétendue « science », qui procède par la méthode déductive a priori, et qui se flatte d’embrasser la totalité du réel ? Quelle dérision, ne pouvant expliquer la moindre partie de ce qui vit, que d’imaginer en rendre le tout intelligible ! C’est comme si un enfant, incapable de soulever, avec ses petits bras, un galet sur la plage, prétendait ébranler la falaise d’où ce galet est tombé. Aux yeux du biologiste, qui lutte à si grand’peine contre la nature, et qui sent si vivement les difficultés de ce combat, le métaphysicien qui propose une explication totale de la nature semble le plus souvent un rêveur à qui le sens de la réalité fait défaut. Il lui jette un regard de surprise mêlé d’ironie, et il retourne à son microscope ou à son laboratoire. Il sait trop ce que coûte de patience attentive je ne dis pas l’explication, mais la description exacte du plus petit fait, pour s’arrêter à des spéculations générales qui prouvent surtout la souplesse dialectique de leur auteur. En comparaison de sa science, cela lui paraît un jeu, ou, si l’on aime mieux, une sorte d’art et de poésie. Que la jeunesse de l’humanité s’y soit complue, rien n’est plus naturel, et le génie d’un Platon y a trouvé la matière de chefs-d’œuvre dont l’esprit s’enchante encore aujourd’hui ! Mais l’âge viril veut des occupations plus sérieuses. Pour que le biologiste pensât autrement de la métaphysique, il faudrait qu’il ne prît pas pour la vraie réalité cette matière vivante qui s’offre et se refuse à la fois à ses recherches, et qui fait l’objet constant de ses préoccupations. Il faudrait qu’il fût à la fois au point de vue de sa science, et très au-dessus de ce point de vue. Cela ne se rencontre guère. Un œil accoutumé à regarder les objets de tout près, s’accommode peu à peu à cette habitude visuelle : à la longue, il ne peut plus rien distinguer de loin. Pour la métaphysique, presque toujours le savant sera myope.
Il est toutefois un système de philosophie auquel ira de préférence la sympathie des biologistes ; et nous voyons qu’en effet ce système a trouvé en Allemagne d’aussi nombreux partisans que dans le reste de l’Europe. Je veux parler de la philosophie de l’évolution. En quoi consiste en effet cette philosophie, sinon à transporter à l’univers entier, par un emploi audacieux de l’analogie, la loi de développement observée chez les êtres vivans ? M. Spencer, qui l’a formulée le premier et qui l’a rendue populaire, a-t-il fait autre chose que de généraliser l’idée scientifique d’évolution organique, et de l’appliquer à tout le contenu de l’expérience, depuis la formation du système solaire jusqu’à la genèse des lois de l’esprit ? Mais une telle doctrine, comme on l’a souvent objecté à M. Spencer, en dit trop ou trop peu. Trop, si elle doit se fonder sur la science, car elle fait une part démesurée à l’hypothèse. Trop peu, si elle doit tenir la place des anciennes métaphysiques : car M. Spencer passe sous silence ou résout par prétérition des problèmes tels que ceux de l’apparition de la vie et de la pensée dans l’univers ; bien mieux, celui de l’origine de la matière même. Sur ce point, sa doctrine de l’inconnaissable est un aveu. Ou bien cet inconnaissable qu’il appelle aussi la force, ne serait-il, sous un autre nom, que « l’infini » des premiers philosophes grecs, la « volonté » de Schopenhauer, l’« idée » de Hegel, le support enfin des phénomènes que les anciens métaphysiciens appelaient la substance ?
Sans entrer ici dans cette discussion, il parait certain que l’évolutionnisme de M. Spencer, trop aventureux, n’est pas encore la philosophie fondée sur l’expérience que notre siècle réclame. La part de l’hypothèse y est si considérable, que les savans n’ont pas de raison pour regarder ce système comme plus vraisemblable qu’un autre. Une fois dissipé le mirage que ce mot d’« évolution » peut produire à leurs yeux, ils aperçoivent sans peine à quelle distance M. Spencer se tient du point de vue de la science. Son système n’en a pas moins joui d’une faveur marquée, et ce succès même est un signe des temps. Car l’idée d’une évolution de la série des êtres vivans, et même de la nature tout entière, cette idée n’est pas nouvelle. Elle se trouve déjà, admirablement exposée, chez Aristote, chez Leibniz, chez Hegel. Mais le plan de l’univers restait pour eux quelque chose de logique et d’idéal. Ils n’imaginaient pas de le dérouler, pour ainsi dire, dans le temps, parce que cela, selon eux, n’en eût aucunement avancé l’explication. C’est pourtant tout ce qu’a fait la philosophie évolutionniste, et cela a suffi pour lui attirer beaucoup d’admirateurs et d’adeptes. Rien ne montre mieux combien la prédominance de la science biologique éloigne l’esprit du point de vue de la métaphysique. Elle lui ôte le désir et même la pensée de dépasser la « nature ». Elle lui fait trouver des solutions là où la métaphysique ne voyait encore que des problèmes.
L’influence de l’histoire s’exerce dans le même sens. Comme le biologiste, l’historien vit dans un commerce constant et dans une lutte perpétuelle avec les « faits ». Il en sort peut-être plus facilement vainqueur : mais il sait aussi, s’il est modeste, que sa victoire reste imparfaite, et que ses successeurs auront peut-être à renouveler le combat. Comme il ne voit le passé qu'en perspective, et à travers les périodes qui le séparent du présent, il n'en a jamais qu'une image réfractée et probablement déformée. La complexité des faits historiques est aussi une cause de difficultés presque insolubles. S'il est malaisé aux contemporains de comprendre ce qui se passe sous leurs yeux, faute de recul pour apercevoir l'ensemble, il manque à l'historien qui vient plus tard d'avoir vu les événemens qu'il raconte. Chez lui, comme chez le biologiste, l'extraordinaire richesse de la réalité qu'il étudie, et dont il poursuit le détail à la loupe, confond et souvent écrase l'imagination. À plus forte raison se défiera-t-il des audaces de la pensée spéculative, et les régions sublimes où s'aventure le métaphysicien lui paraîtront le vide absolu.
De même, rien ne détourne mieux de la méthode déductive a priori que la pratique de l'histoire. En effet, comme Littré s'est amusé à le faire voir, ce qui arrive, en l'ait, dans l'histoire, est presque toujours le contraire, de ce qui, a priori, aurait dû arriver. Que de surprises pour l'homme d'État le plus clairvoyant, s'il revenait au monde cinquante ans seulement après sa mort ! Sans doute l'historien, qui dispose à loisir de ce qu'il appelle les causes et les effets, n'est pas embarrassé de rattacher les unes aux autres. Il démontre, à grand renfort de textes, que l'empire romain a dû succomber aux invasions barbares ; que Luther a dû tenir tête victorieusement à la cour de Rome ; que l’Angleterre a dû acquérir un immense empire colonial, et qu'il ne pouvait en être autrement. Mais comment établit-il sa démonstration ? Toujours par des argumens de l'ait : par l'interprétation psychologique des besoins, des sentimens, des passions d'un peuple à un moment donné, par l'étude des conditions économiques, politiques, religieuses où ce peuple se trouvait : en un mot, par la recherche des causes secondes. C'est là qu'il déploie ses qualités de finesse et de pénétration, sa vigueur logique, sa connaissance de l'âme humaine. Si, au lieu de se borner à la connexion des faits historiques, il cherchait à les interpréter dans leur ensemble, à l'aide d'une idée supérieure, il entrerait dans ce qu'on appelait autrefois la philosophie de l'histoire, c'est-à-dire, il cesserait d'être historien pour faire œuvre de philosophe. Autrefois, disons-nous : car la philosophie de l'histoire , fort en honneur au commencement du siècle, est aujourd'hui tout à fait négligée. Elle a cédé la place à la sociologie, qui en diffère complètement, sinon par son objet, du moins par sa méthode, et qui prétend au titre de science positive. La philosophie de l'histoire a partagé le sort de la métaphysique : le public leur témoigne à toutes deux une égale indifférence.
Quant aux systèmes métaphysiques proprement dits, l’esprit historique conduit à les considérer comme des faits d’une nature spéciale, comme d’utiles documens sur l’état des esprits et sur la nature des croyances dans une certaine civilisation, à un certain moment. Mais l’historien ne s’arrête pas à examiner s’ils approchent plus ou moins de la vérité absolue, pas plus qu’il n’a égard au caractère sacré de la Bible, quand il y cherche des renseignemens sur les mœurs des anciens Sémites. La méditation métaphysique suppose une certaine attitude mentale : l’usage de la méthode historique en donne une autre, toute différente. N’est-il pas inévitable qu’une génération éprise de l’histoire, vivant en elle, adaptée pour ainsi dire à elle, soit indifférente à un ordre de recherches dont la méthode lui est étrangère et suspecte, et qui ne peuvent donc que lui paraître creuses et chimériques ?
Là serait une des causes principales qui ont amené peu à peu l’état d’abandon où se trouve la métaphysique en Allemagne. Dans les Universités, dans la faveur du public qui lit, la place qu’elle occupait jadis a été prise par des travaux d’ordre scientifique, les uns biologiques, les autres historiques. Cette substitution a été d’autant plus aisée que justement une période d’activité métaphysique venait de se clore. Toutes les issues sortant de la doctrine de Kant avaient été tentées, une période de repos commençait. Au contraire les études biologiques et historiques, nouvelles ou renouvelées, attiraient la plupart des jeunes savans. Le succès y était presque certain, à condition de procéder avec méthode. De plus, l’extrême complexité de l’objet de ces sciences permettait, imposait même la division du travail : circonstance favorable au caractère allemand, qui aime à la fois l’indépendance et la discipline. Un sujet de travail très limité, exigeant l’emploi d’une méthode très minutieuse, n’est pas pour le rebuter : il exerce sa patience sans paralyser son imagination. De la sorte, tandis que les séminaires historiques et philologiques se multipliaient, tandis que se fondaient à l’envi, dans les Universités, grandes et petites, laboratoires, cliniques et instituts, la métaphysique, naguère si florissante, voyait sa part se restreindre de plus en plus. Elle finissait par n être presque plus, elle aussi, qu’un objet de curiosité historique.
Aussitôt que la pensée de l’homme se possède, elle fait effort pour s’expliquer l’origine et l’essence des choses ; inquiète de sa destinée, elle se porte d’abord aux questions dernières. Sans doute, ces questions trouvent une réponse dans les croyances religieuses. Mais cette réponse, la religion en général l’impose plutôt qu’elle ne la propose ; et la raison prétend ne rien admettre qu’elle ne puisse légitimer à ses propres yeux. C’est ainsi que dès son apparition en Grèce, la métaphysique rationnelle a eu un caractère laïque très nettement marqué. Et s’il en a été autrement pendant la plus grande partie du moyen âge, depuis la Renaissance, la tradition antique s’est renouée. Toutefois les rapports de la religion et de la philosophie ne pouvaient plus redevenir ce qu’ils avaient été avant le christianisme. La religion antique n’avait pas de dogmes. Elle n’enseignait pas de vérités qu’il fallût admettre, sous peine de devenir hérétique ou infidèle. Au moyen de quelques précautions très simples, extérieures, et qui ne diminuaient en rien sa liberté, le philosophe évitait tout conflit avec la religion. Le christianisme, au contraire, contient une métaphysique explicite et développée : de là, pour les penseurs modernes, une situation extrêmement délicate, et un ordre de problèmes que les anciens n’avaient pas connu. Tant que l’on ne douta point de la conformité de la raison et de la foi, la théologie révélée et la théologie naturelle s’accordèrent à merveille ; parties de prémisses différentes, elles se rejoignaient en des conclusions identiques. Pourtant, que cet accord fût précaire, le moyen âge même ne l’avait pas ignoré. Plus tard, Descartes, pour s’assurer le libre emploi de sa méthode, « mettait à part », avec de grandes démonstrations de respect, les vérités de la foi. Leibniz même était suspect aux pasteurs de Hanovre ; je ne dis rien de Spinoza, qualifié couramment d’athée. Depuis lors les conflits entre théologiens et métaphysiciens ne se comptent plus. L’Allemagne en a vu, comme on sait, de célèbres. La réaction cléricale qui suivit la mort de Frédéric II prétendit imposer silence à Kant, alors en pleine possession de sa gloire : et c’est une accusation d’athéisme qui fit perdre à Fichte, en 1799, sa chaire d’Iéna.
S’il existe ainsi un antagonisme, ou du moins une lutte d’influence entre le dogme religieux et la spéculation rationnelle, il semble bien que, lorsque l’une perd du terrain, l’autre devrait en gagner. Or depuis cinquante ans la théologie en Allemagne, — du moins dans l’Allemagne protestante, — voit peu à peu son autorité sur les esprits se restreindre. Non que les Facultés de théologie, dans les Universités, se dépeuplent. Les fonctions ecclésiastiques ont toujours leur recrutement assuré. Mais, sans chercher si les théologiens d’aujourd’hui sont inférieurs ou supérieurs à leurs devanciers, on remarque qu’ils obéissent à la tendance du siècle : à côté de la dogmatique même, ils font une part de plus en plus grande à l’histoire des dogmes. Puis, symptôme plus grave, la théologie tend à s’isoler. Elle semble devenir peu à peu en Allemagne ce qu’elle est en France depuis longtemps : une branche d’études spéciales, cultivées presque uniquement par une certaine catégorie de personnes, et à peu près fermées aux profanes. Le génie de Pascal parviendrait-il aujourd’hui à intéresser le public français à la question soulevée par les premières Provinciales, de savoir si la grâce suffisante est efficace ? De même, en Allemagne,- la pensée laïque et la théologie n’entretiennent plus le commerce intime et constant qui subsistait encore à la fin du siècle dernier. La pensée laïque suit tranquillement sa voie propre, et la théologie demeure de plus en plus à l’écart.
Contre toute apparence, la métaphysique rationnelle n’a pas profité de l’affaiblissement de sa vieille adversaire. Elle en pâtit plutôt. Comme la théologie, plus qu’elle encore, elle voit diminuer son prestige et décroître son empire sur les esprits. Ne serait-ce pas qu’au fond leur objet à toutes deux est le même, et que l’indifférence pour cet objet les atteint toutes deux ? Peu importe que leurs méthodes soient différentes et même opposées. Bien qu’ennemies souvent, elles sont toujours solidaires. Elles se soutiennent l’une l’autre en se combattant ; et si l’une s’affaiblit gravement, l’autre ne tarde pas à languir.
Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un regard sur l’histoire des rapports de la métaphysique et de la théologie en Allemagne. Tous, ou presque tous, les grands métaphysiciens y ont été nourris de théologie. On sait la place que celle-ci tient dans l’œuvre de Leibniz. La Théodicée est l’ouvrage auquel il renvoie le plus volontiers ses correspondans. Encore n’insisterais-je pas sur ce philosophe. Esprit souple autant que profond, extraordinairement curieux de toutes choses, très politique, il s’était sans doute affranchi du côté de la théologie plus qu’il ne lui a convenu de le dire. Mais, sans parler ici de la nombreuse lignée des mystiques et des théosophes allemands, Wolff et Kant appartenaient à des familles extrêmement pieuses, et tous deux furent élevés dans la lecture quotidienne des livres saints. Schelling et Hegel, avant de se donner à la métaphysique, avaient tous les deux étudié en théologie, avec l’intention d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Schopenhauer était très versé dans la double science de la théologie chrétienne et bouddhique. Même Feuerbach, l’auteur de l’Essence du christianisme, avait commencé par des études de théologie. Il ne put qu’à grand’peine obtenir de son père la permission de quitter cette Faculté pour celle de philosophie, qui l’attirait davantage. L’ensemble de ces faits est significatif. On ne peut y voir une série de coïncidences fortuites. Il est clair que quelques-unes des plus brillantes recrues de la métaphysique ont été des transfuges de la théologie.
Il ne faudrait pas exagérer, toutefois, cette solidarité historique de la théologie et de la métaphysique en Allemagne ; il ne faudrait pas surtout y voir un rapport de dépendance. En fait, plus d’une doctrine métaphysique s’y est constituée par l’effort d’une raison qui se gardait jalousement de toute influence théologique ou religieuse. Mais alors elle a, le plus souvent, son origine dans la psychologie. D’où peut naître, en effet, l’idée maîtresse d’un système métaphysique ? Ou elle procède du besoin de relier le visible à l’invisible, l’essence finie de l’homme à une cause première, le réel qui nous est donné à l’absolu qui nous surpasse : sans se confondre avec le sentiment religieux, ce besoin n’en est pas très éloigné, et les métaphysiques qui le satisfont contiennent toujours un élément mystique plus ou moins apparent. Ou bien, comme chez Socrate, comme chez Descartes, le point de départ est dans la réflexion de l’esprit sur lui-même, et c’est alors d’un effort psychologique approfondi que sort la métaphysique. Or autant le premier cas a été fréquent en Allemagne, autant le second s’y rencontre peu. Il ne semble pas que les Allemands (sauf exception) soient spontanément psychologues. Ils vont d’instinct à la spéculation sur l’absolu. Tout les y porte : leur imagination audacieuse et enthousiaste, leur sentiment religieux, leur prédisposition au mysticisme. Mais nous ne voyons pas que parmi leurs grands philosophes aucun ait pris le point de départ, de sa doctrine dans la psychologie. Et si, entre tant de pédagogues distingués que l’Allemagne a produits, il s’en trouve peu qui soient tout à fait de premier ordre, cela ne tiendrait-il pas à un défaut d’originalité psychologique ?
La psychologie, dans les trois derniers siècles, a été surtout anglaise et française : je parle de la psychologie classique et « introspective », non de la psychologie expérimentale ou physiologique. Celle-ci, de date récente, a trouvé aussitôt faveur chez les Allemands. Mais ils n’ont jamais beaucoup pratiqué la méthode proprement psychologique, par laquelle le moi se réfléchit, s’observe et s’analyse. Leur pensée ne s’arrête pas longtemps à cette station intermédiaire. Elle passe vite du point de vue de l’être individuel et particulier au point de vue supérieur de l’être nécessaire et absolu. En un mot, elle a été naturellement métaphysicienne.
Cela est vrai de presque tous les penseurs allemands, et surtout des plus grands. Aussi voit-on que fort souvent dans leur doctrine l’élément psychologique est venu de l’étranger. C’est ainsi que Leibniz doit beaucoup, en ce sens, à Descartes et à Locke, Kant à Hume, Sûhopenhauer aux psychologues et aux moralistes français du xviiie siècle. Ceci soit dit sans diminuer en rien l’originalité des philosophes allemands, puisque l’important n’est pas d’où viennent les idées, mais où elles aboutissent. Il n’en reste pas moins que cette sollicitation du dehors leur a été précieuse et peut-être indispensable. Plus d’une fois ce fut. la secousse initiale qui mit en branle leur pensée, et qui donna l’impulsion à leur faculté métaphysique.
Or, depuis le commencement de ce siècle, la psychologie « introspective » n’a rien donné, ni en France ni en Angleterre, qui pût produire une profonde impression en Allemagne. L’école éclectique française a peu ajouté à ce qu’elle recevait des Écossais et de Maine de Biran ; elle n’en avait d’ailleurs pas l’ambition, et ne prétendait pas ouvrir une voie nouvelle. En Angleterre, ni Stuart Mill, ni l’école associationiste de Lewes et de Bain, n’ont été en grand progrès sur Hume et sur Hamilton. L’Allemagne n’a donc pas eu à féconder des germes qui ne lui ont pas été transmis. Et comme d’autre part, elle prenait de moins en moins d’intérêt aux spéculations d’ordre transcendant, qui s’attaquent d’emblée à l’absolu, il était inévitable que la métaphysique, atteinte ainsi dans ses deux sources essentielles, parût presque complètement tarie.
Pour résumer d’un mot les réflexions qui précèdent, l’esprit positiviste gagne en Allemagne. Je ne veux pas dire que jamais le système proprement dit d’Auguste Comte y fasse beaucoup de prosélytes. Outre que cette doctrine, sous sa forme primitive, appartient désormais à l’histoire, elle a quelque chose d’hermétiquement clos, où l’imagination allemande étouffe. Le système positiviste répugne au besoin qu’elle a d’expansion et de liberté. Il lui paraît insupportable de penser qu’une fois entrée dans la période positive (où nous sommes), l’humanité n’ait rien à attendre de vraiment nouveau, et que son but soit sinon prochain, du moins déjà visible. Elle préfère infiniment l’idée qui est au fond des doctrines de Leibniz et de Hegel, l’idée du progrès indéfini et de la marche éternelle vers un idéal toujours plus lointain. De même, elle n’aimera pas à subordonner les unes aux autres, comme fait Auguste Comte, les périodes théologique, métaphysique et positive. Elle y discernera plutôt, sous des symboles difïerens, le même effort de l’humanité vers la vérité et le bonheur, et elle reconnaîtra à chacun de ces symboles sa valeur et sa dignité propres. Enfin, elle ne consentira pas non plus à ce que la pensée humaine s’interdise désormais toute recherche sur ce qui n’est pas phénomène ou loi des phénomènes. Son instinct métaphysique l’avertit que l’idée de l’inconnaissable, qui subsiste dans le positivisme, est une ouverture par où reparaîtra la spéculation sur l’absolu.
Mais si le positivisme, comme système, a peu de chances de conquérir l’Allemagne, l’esprit général de cette doctrine, en revanche, s’y est répandu partout, et son influence s’y manifeste sous mille formes, dans la littérature, dans l’art et dans les mœurs. Pour ne parler ici que de la science, quoi de plus significatif que la modification, — c’est trop peu dire, — la transformation subie par les sciences morales ? La psychologie, en Allemagne, a rompu résolument tout lien avec la métaphysique, et s’efforce de se constituer comme science indépendante. Elle a sa méthode propre, ses laboratoires, ses instrumens. La morale s’essaie à la méthode objective, et elle étudie l’évolution des coutumes et du droit. La sociologie enfin, bien qu’elle hésite encore sur ses limites et sur ses rapports avec les sciences voisines, travaille avec ardeur, avec confiance, et il n’y a plus guère d’Universités qui ne lui fassent une place dans leur enseignement. Or tout ce mouvement procède d’Auguste Comte. MM. Wundt, Simmel, Barth et leurs émules, s’ils ne suivent pas, il est vrai, la direction que Comte a indiquée, marchent dumoins dans la voie qu’il a ouverte. Ils lui doivent l’idée même de leur science. Mesurez par là le terrain que la métaphysique a perdu en Allemagne. Au commencement du siècle, au temps de Schelling et de Hegel, elle étendait son empire, par delà les sciences de l’esprit, jusque sur les sciences de la nature. Aujourd’hui cet empire n’existe plus, et non seulement les sciences de la nature jouissent d’une entière indépendance, mais les sciences morales elles-mêmes, pour être vraiment des sciences, ne veulent plus rien avoir de commun avec la métaphysique.
La philosophie d’un peuple, surtout d’un peuple tel que l’Allemagne, est étroitement liée au développement de la vie nationale. Elle en est une expression aussi fidèle que l’art ou la littérature le peuvent être. Il est donc artificiel de prétendre expliquer les formes successives de cette philosophie par des raisons purement logiques, ou tirées de la seule considération des systèmes. Sans doute les idées ont leur vie propre, et l’évolution des doctrines obéit à une loi interne. Mais les œuvres où elles s’expriment sont néanmoins pénétrées de l’esprit de leur temps, même quand elles le combattent, même quand elles doivent le transformer. Pas plus que le poète, le métaphysicien n’est isolé dans sa « tour d’ivoire » . Cela n’était pas vrai du temps de Platon ; cela le serait encore moins du nôtre. Par suite, si l’on veut comprendre le développement de la spéculation métaphysique en Allemagne, si l’on veut surtout s’expliquer les fortunes diverses qu’elle a eues, il faut jeter un regard sur l’histoire générale de la nation.
Or le fait capital de cette histoire est un changement complet et brusque dans l’orientation de la vie nationale. L’Allemagne poursuit aujourd’hui des fins dont, il y a cinquante ans, elle avait à peine l’obscur pressentiment. Le progrès scientifique et économique, il est vrai, a amené dans l’Europe entière de profondes transformations. Mais, de toutes les nations, l’Allemagne est certainement celle qui a dû faire l’effort d’adaptation le plus énergique : nulle part le changement n’a été si rapide ni si radical. Sans doute la Révolution française et Napoléon avaient donné à l’Allemagne une première et décisive secousse, et l’on ne saurait nier que les mouvemens ultérieurs ne soient sortis de celui-là. Avec la chute du Saint-Empire, c’est l’ancienne Allemagne qui s’écroule ; avec le grand effort militaire de la Prusse en 1814 et 1815, c’est l’Allemagne nouvelle qui apparaît. Mais aussitôt la réaction triomphante l’empêche de se dégager, et une restauration, au moins partielle, de l’ancien régime s’établit. L’Allemagne redevient un État fédératif. Ce morcellement politique, s’il lésait de grands intérêts nationaux, en entretenait beaucoup de petits, très vivaces. Le particularisme, maudit par une minorité de patriotes, était considéré, dans la plupart des petits États, comme une sauvegarde de leur indépendance. Alors il semble que, découragée, la nation allemande renonce aux grands objets que son ambition avait caressés quelque temps : à l’unité politique, à une marine, à des colonies, à un rôle prépondérant en Europe. La Diète était rétablie, et opposait sa force d’inertie à toute tentative de réforme ou de progrès. La Prusse et l’Autriche se jalousaient, et les petits États les craignaient toutes deux, mais avec un sentiment de haine marqué envers la première : car si l’Autriche est gênante, — elle protège, — la Prusse est pire, — elle annexe. Peu ou point de grande industrie. À un cruel malaise économique on ne sait guère d’autre remède que l’émigration. La classe qui ne possède que ses bras n’essaie pas encore de s’organiser pour la revendication de ses droits : ici ou là quelques poignées de radicaux et de révolutionnaires, sans contact avec la masse profonde du peuple, rêvent d'une république impossible. Les universités sont florissantes, et l'Allemagne, iière de leur éclat scientifique et philosophique, semble trouver dans cette suprématie intellectuelle une compensation de sa faiblesse politique.
À l'Allemagne de 1848 comparez l'Allemagne de 1880. Quelle métamorphose en l'espace d'une génération ! À la place de cette confédération boiteuse où tout semblait calculé pour entretenir la faiblesse et paralyser l'action, voici qu'un puissant empire s'est élevé, glorieux de ses triomphes militaires et plein du sentiment de sa force. Les ambitions les plus chères de l'Allemagne sont satisfaites. L'unité nationale, si longtemps désirée en vain, s'est accomplie en face de l'ennemi ; le particularisme, frappé à mort, achève lentement de disparaître. Dans l'Allemagne du Nord, en Silésie, en Saxe, en Westphalie, l'industrie, en pleine croissance, fait une rude concurrence à celle de l'Angleterre et de la France. La pavillon allemand se montre sur toutes les mers. Une flotte de guerre est créée : les rudimens d'un empire colonial apparaissent. En un mot, c'est une autre Allemagne qui est née. Sans doute des signes précurseurs l'annonçaient depuis longtemps. Plus d'un avertissement prophétique avait donné à penser que l'unité de l'Allemagne était près de s'accomplir, et que cette crise, décisive pour elle, serait redoutable à ses voisins. Mais qui aurait prévu la transformation à la fois si rapide et si profonde? Et comme les sentimens et les mœurs d'un peuple ne peuvent évoluer aussi vite que les événemens, une période de transition devait s'établir, durant laquelle l'Allemagne se hâterait de s'accommoder à une situation si glorieuse, mais si nouvelle.
De fait, l'adaptation se fît très vite. L'Allemagne mit une sorte de point d'honneur à se montrer aussi « positive, » aussi « pratique » qu'elle semblait naguère être rêveuse et contemplative. Il s'agissait pour elle avant tout de conserver et de développer sa puissance militaire, d'assurer la prospérité de ses industries et en général la protection de ses intérêts matériels. L'Allemand se donna tout entier à cette tâche nouvelle, jaloux de s'y montrer, comme partout ailleurs, au moins égal à ses rivaux; et ces « idéalistes » de race firent voir qu'ils pouvaient aussi justement être nommés « réalistes ». À dire vrai, l'un et l'autre trait appartiennent au caractère allemand. Seules les circonstances ont fait que tantôt celui-ci, tantôt celui-là parut prédominer. Ce peuple de métaphysiciens n'a-t-il pas toujours été aussi un peuple de soldats ? Au xvie siècle il a fourni l'Europe entière de reîtres et de lansquenets. Amoureux de l'idée, il n'est pas moins respectueux de la force. N’a-t-il pas admiré et chéri Frédéric II « l’unique », ce prince que Carlyle appelait une « réalité couronnée », l’homme du monde le plus éloigné de la chimère et du rêve ? Et le prince de Bismarck, cette autre idole de l’Allemagne, n’est-il pas de la même famille d’esprits que le grand roi de Prusse, audacieux à froid, positif et méphistophélique comme lui ?
L’Allemagne se flatte pourtant de n’avoir rien perdu de son activité et de sa supériorité intellectuelles, et son « réalisme », pense-t-elle, n’a rien de commun avec un grossier matérialisme pratique. Elle a entendu le prince de Bismarck lui-même parler des « forces impondérables » que l’homme d’Etat doit se garder de mettre contre lui, et qui sont les idées. Elle a applaudi à ce langage ; elle n’a pas oublié de quel secours lui furent ces « forces impondérables », lors de son humiliation profonde, au commencement de ce siècle. Elle s’estimerait inoins, elle s’inquiéterait même, si elle s’apercevait que son respect pour elles est devenu moins vif ou moins sincère. Mais elle apprécie aussi les avantages que procure la force. Et comme, après les avoir désirés longtemps, de loin, et pour ainsi dire platoniquement, elle en a aujourd’hui la jouissance actuelle, elle entend bien ne plus les perdre, et faire ce qu’il faut pour les conserver. Pourquoi ses tendances idéalistes et réalistes ne recevraient-elles pas une égale satisfaction ? Bien résolue à ne plus dire, comme au temps de Herder, que son royaume n’est pas de ce monde, et que sa destinée est de vivre non pour soi, mais pour le reste de l’univers, elle pense garder de son enthousiasme juvénile ce qui convient à l’âge mûr. Parmi les occupations viriles où elle est engagée, elle ne désavoue pas les rêves de sa jeunesse. Elle sait que, si ce sont des rêves, elle y a puisé cependant une partie de sa force.
Mais la balance reste-t-elle égale, et, en ce moment, la tendance réaliste ne l’emporte-t-elle pas décidément sur l’autre ? Une telle réaction n’était-elle pas vraisemblable, ou, pour mieux dire, inévitable ? Voyez, par exemple, ce qui se passe au sujet du cosmopolitisme et du patriotisme, ces deux sentimcns, qui, pour emprunter la fameuse expression du cardinal de Betz, ne se concilient jamais si bien que dans le silence. L’Allemagne a été cosmopolite, au siècle dernier, de toute son âme. Elle ne voyait plus dans le patriotisme qu’un préjugé, destiné à disparaître avec le progrès de la civilisation et des lumières. Indispensable aux sociétés barbares et à la cité antique, ce sentiment n’a plus de raison d’être dans le monde moderne et chrétien. Dès que l’homme est parvenu à la pleine possession de sa raison, n’aperçoit-il pas que sa vraie patrie est l’humanité ? Brutalement tirée de ce rêve généreux par l’invasion et par l’occupation étrangères, l’Allemagne dut revenir à cette forme du sentiment national qu’elle s’enorgueillissait d’avoir dépassée. Un patriotisme allemand a reparu et a repris racine. Le cosmopolitisme, naguère accepté sans discussion, est aujourd’hui condamné sans réserve. Les historiens dévoués à la Prusse, dont M. de Treitschke est le plus remarquable, le tournent en dérision ou le flétrissent comme un crime. Le sentiment national, réveillé par les défaites du commencement du siècle, a été surexcité par les victoires de 1866 et de 1870, et depuis lors l’orgueil patriotique est méthodiquement entretenu : Deutschland, Deutschland über Alles : L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout !
Cela va si loin, que les chefs du parti socialiste ont dû composer avec le sentiment qui domine dans la nation. En bonne logique, le parti de la démocratie sociale est indifférent aux questions purement politiques, et surtout aux questions de politique extérieure. Les guerres de peuple contre peuple lui paraissent d’horribles stupidités. Il ne s’intéresse qu’à la lutte des prolétaires contre les classes possédantes, lutte qui est la même d’un côté ou de l’autre des Vosges. Par essence donc, il est international : il l’a été, en fait, dans la pensée de ses fondateurs. Pourtant les chefs actuels du socialisme allemand ont senti qu’il ne fallait pas heurter de front le sentiment national. Tout en protestant avec énergie contre le militarisme, si lourd aux pauvres gens, tout en condamnant la politique de guerre et d’annexion, ils n’oublient pas de dire, de temps en temps, que le jour où l’Allemagne serait menacée, pas un socialiste ne faillirait à son devoir, et que tous marcheraient comme un seul homme. Tant l’épithète de « sans-patrie, » que les plus hauts esprits n’auraieni pas repoussée, en Allemagne, il y a cent ans, y est aujourd’hui injurieuse et infamante !
L’histoire nous olfre ailleurs de semblables exemples. Mais ce qui est particulier au cas de l’Allemagne, c’est comme l’évolution y a été rapide, tant dans les sentimens que dans les faits, alors qu’a priori le caractère de la nation semblerait la prédisposer plutôt à des changeinens progressifs et lents. Longtemps l’Allemagne s’était vu dépasser, et de loin, en matière politique et économique, par les nations occidentales. Voici que tout à coup, sur bien des points, elle les rejoint, et parfois même les dépasse. Ses industries minières, métallurgiques, chimiques, mènent, dit-on, le progrès. Son réseau de voies ferrées est le plus développé de l’Europe continentale. Le fait même que l’accroissement de son industrie est tout récent lui donne un avantage sur les pays qui se sont enrichis avant elle. Qu’ils s’attardent à des méthodes routinières, qu’ils hésitent à se défaire d’outillages surannés, l’Allemagne aura vite pris l’avance sur eux.
L’Allemagne actuelle présente ainsi un spectacle bien digne d’arrêter l’attention du sociologue. Il n’y verra pas seulement une nation très semblable à l’Angleterre et à la France, réserve faite des différences inévitables que le sol, que l’histoire, que le génie de la race devaient produire. Il la verra aussi, par d’autres aspects, se rapprocher des deux nations les plus différentes — on pourrait dire les plus opposées — que contienne aujourd’hui le monde civilisé. Quand on remarque en Allemagne, et surtout en Prusse, l’extrême importance sociale qu’a conservée la double hiérarchie civile et militaire, le respect de l’autorité et le sentiment de la subordination, encore si forts dans toutes les classes de la société, et la « militarisation » permanente des grands services publics, on se sent tout près de la Russie. Mais, d’autre part, l’esprit d’entreprise, l’audace commerciale, la prompte application des découvertes scientifiques à l’industrie et la rapide croissance des villes rappellent, toute proportion gardée, ce qui se passe aux États-Unis. Les Allemands eux-mêmes l’ont constaté, non sans orgueil : Berlin, depuis ses prodigieux progrès, ressemble plus, par certains points, à une grande ville américaine qu’à Paris ou à Vienne.
Tous ces contrastes se résument en un dernier, où s’exprime nettement « l’accélération historique » qui, selon nous, en est la raison principale : l’Allemagne est le pays où se manifeste aujourd’hui la disparate la plus tranchée entre des institutions anciennes et des besoins nouveaux. Considérez cette organisation militaire à laquelle tous les autres intérêts du pays sont subordonnés par principe, ces officiers nobles qui forment un corps fermé, presque une caste, et cet empereur qui, de droit divin, est le chef de l’armée, tout cela n’est-il pas beaucoup plus qu’un souvenir de « l’ancien régime ? » Mais, en même temps, c’est en Allemagne aussi que le prolétariat ouvrier est le plus fortement organisé et le plus redoutable : c’est là que la démocratie sociale, assez forte pour contraindre le gouvernement à solliciter parfois son appui, annonce son prochain triomphe, et prédit pour ce jour-là une transformation au prix de laquelle la Révolution française n’aura été qu’un simple déplacement de la propriété. En face d’une noblesse qui est restée privilégiée, en face de la bourgeoisie qui amasse le capital, se dresse, non pas le tiers-État, comme il arriva en France en 1789, mais un quatrième État, sûr de son droit et conscient de sa force. Antagonisme inévitable, puisque l’unification politique de l’Allemagne par les armes de la Prusse, et l’hégémonie de cette puissance, militaire par excellence, coïncidaient avec l’expansion industrielle et économique du pays.
Dans cette Allemagne toute nouvelle, qui s’est couverte de casernes et d’usines, la défaveur où est tombé le cosmopolitisme devait s’étendre aux idées libérales du xviiie siècle en général. De là, pour une part, la violence et la durée du mouvement antisémitique ; de là encore l’impuissance politique actuelle de la bourgeoisie. Sans elle, cependant, l’unité de l’Allemagne aurait été beaucoup plus difficile à accomplir. Elle a désiré passionnément cette unité ; elle y a travaillé de toutes ses forces. En réveillant, en excitant le sentiment national, elle a préparé les voies à la Prusse. Elle a tant fait enfin que les constitutions de 1867 et de 1871 ont été acceptées presque sans protestation. Mais après la victoire, elle put bientôt se dire : Sic vos non vobis. Prise entre les forces conservatrices d’un côté et la démocratie sociale de l’autre, elle a vu ses rangs s’éclaircir au Reichstag et son influence diminuer, sans que l’avenir lui offre beaucoup de chances de reconquérir sa prépondérance perdue.
Peut-être cet effacement politique de la classe moyenne n’est-il pas sans rapport avec l’indifférence que l’Allemagne témoigne aujourd’hui à la spéculation métaphysique. Cette classe lui avait toujours fourni le plus grand nombre et les meilleurs de ses adeptes. Au contraire, pour des raisons diverses, conservateurs et socialistes n’éprouvent à l’égard de la métaphysique qu’indifférence ou méfiance. Instruits par l’expérience du passé, les premiers sont très attentifs aux dangers de la libre spéculation métaphysique. Ils savent qu’elle envient toujours à éprouver les bases mêmes de la société et à mettre en question les croyances les plus indispensables ; car les conséquences d’une théorie se développent indépendamment des intentions de son auteur, et elles peuvent ébranler cela même qu’il se proposait de raffermir. Quant à la démocratie socialiste, ses affinités naturelles l’attirent plutôt vers le positivisme que vers la spéculation métaphysique. S’il lui fallait choisir entre les systèmes, ses préférences iraient à celui dont les représentans, en fait, ont le plus souvent sympathisé avee l’esprit révolutionnaire, ou ont paru le plus suspects aux défenseurs de l’ordre établi. Ce sont ainsi des motifs pratiques plutôt que théoriques, je pense, qui ont déterminé la sympathie réciproque des socialistes et des matérialistes contemporains en Allemagne ; sympathie modérée d’ailleurs, qui n’empêche pas les chefs du parti d’éviter toute spéculation proprement métaphysique. Ils ont grand soin de se tenir toujours sur le terrain des faits. Bien qu’anticléricaux au point de vue politique, ils affectent de dire que la religion est affaire de conscience. Ils n’ont pas de temps à perdre à des questions d’école. Il leur suffit d’une doctrine générale, aux traits bien définis, qui leur permet de prendre nettement position toutes les fois que les circonstances le demandent, et de préconiser pour les problèmes urgens une solution socialiste. Même un exposé approfondi de leurs principes, avec toutes les conséquences qui en découleraient logiquement, ne leur paraît pas indispensable. L’évolution naturelle de la société, et le temps, qui, disent-ils, travaillent pour eux, feront apparaître peu à peu ces conséquences. À mesure qu’elles s’approcheront et qu’elles deviendront imminentes, l’opinion qui s’en effraye aujourd’hui en reconnaîtra à la fois l’évidence et la nécessité.
Quand les socialistes s’élèvent à des vues générales sur la philosophie de leur doctrine, ils font plutôt appel à l’histoire qu’à la spéculation métaphysique, obéissant en cela, eux aussi, à une tendance générale du siècle. D’après eux, la loi la plus générale de l’histoire est la « lutte des classes », de celles qui n’ont rien contre celles qui possèdent. Tous les grands conflits politiques ont leur raison dernière, qui est d’ordre économique, dans la production et la répartition des moyens de subsistance et de la richesse. Ainsi la lutte de la plèbe romaine contre les patriciens, la lutte des communes contre le régime féodal, la lutte du tiers contre les ordres privilégiés, et aujourd’hui enfin, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie capitaliste : autant d’épisodes semblables d’un même drame qui se poursuit toujours. Cette philosophie de l’histoire, que Marx et Engels aiment à développer, porte parfois, en Allemagne, le nom de matérialisme historique. Et en effet, subordonner tous les phénomènes sociaux et politiques aux phénomènes économiques, seuls considérés comme essentiels, et trouver là l’explication de toute la vie morale, artistique, littéraire des nations, n’est-ce pas imiter les matérialistes, qui font dépendre la conscience et la pensée des fonctions organiques, non seulement comme de leurs conditions, mais comme de leurs causes ? Mais l’analogie ne va pas plus loin. Car tandis que le philosophe matérialiste prétend répondre au problème essentiel de la métaphysique, le socialiste, homme d’action avant tout, se propose un autre but, et ne cherche dans la philosophie de l’histoire qu’une raison de plus de croire au prochain triomphe de sa cause. C’est un argument autant qu’une théorie.
On voit combien les circonstances présentes sont peu favorables à la spéculation métaphysique en Allemagne. Il n’est donc pas nécessaire, pour expliquer l’indifférence quelle rencontre, d’invoquer une modification profonde de l’unie ou du génie national. Ce serait dépasser, et de beaucoup, ce que les faits permettent d’affirmer. De plus, qui donnera une définition de l’âme et du génie d’un peuple vivant ? Schopenhauer pensait que le caractère d’un homme est fixe et immuable dans son essence. Mais il soutenait aussi que ce caractère ne peut être connu, même de cet homme, qu’au fur et à mesure que sa vie se déroule. Chaque personne se révélerait pour ainsi dire à elle-même par ses propres actions, et, jusqu’au jour de sa mort, des surprises resteraient possibles. J’appliquerais volontiers cette théorie à ces personnes morales qui sont les grandes nations. Chacune a son génie propre, qui persiste et qui reparaît toujours à travers les désastres, les victoires et les révolutions. Mais chacune aussi, tant qu’elle vit, reste capable de déconcerter la prévision la plus sagace par les énergies latentes qu’elle tient en réserve et que des conjonctures imprévues feront jaillir.
C’est là précisément ce qui est arrivé en Allemagne. Ce peuple qui pendant des siècles avait rêvé sa vie, a été appelé tout à coup à vivre son rêve. Faut-il s’étonner si toutes ses forces vives ont été réclamées par les exigences impérieuses de l’action, et si ses facultés spéculatives et métaphysiques, qui jusque-là avaient pu s’exercer à loisir, sont entrées alors dans une période de repos ? Le développement harmonieux et simultané de toutes les puissances d’un peuple est une exception dans l’histoire, exception très rare qui fait les grands siècles. C’est le contraire qui est la règle. En général, la maturité politique et l’expansion militaire ne coïncident pas avec la période la plus brillante pour la science, l’art ou la littérature. L’Allemagne même était politiquement bien faible quand elle produisait les Schiller et les Goethe, les Kant et les Fichte, les Mozart et les Beethoven. Dans l’épanouissement de sa puissance militaire et de son unité politique, l’artiste de génie seul s’est retrouvé : point de poète ni de philosophe qui égalât les grands morts. Beaucoup d’Allemands croyaient que la fondation du nouvel empire allait être le signal d’une brillante floraison artistique et littéraire. Ils ont espéré longtemps, et maintenant ils désespèrent. Mais, à vrai dire, leur attente ne se fondait sur aucune présomption solide. Si la période de vingt-quatre ans écoulée depuis 1870 est encore glorieuse pour la science et pour l’art. de l’Allemagne, elle comptera parmi les plus plates pour sa littérature, comme parmi les plus stériles pour sa métaphysique.
Nous ne dirons pas, néanmoins, que la métaphysique soit morte en Allemagne, et qu’on ne verra plus toute une génération,
comme au temps de Hegel, s’abandonner à la séduction d’une
pensée ambitieuse et victorieuse. Qui sait ? Peut-être est-il né
déjà, dans quelque petite ville de Saxe ou de Prusse, un second
Leibniz ou un second Kant. Peut-être avant vingt ans réveillera-t-il le sens métaphysique de l’Allemagne, assoupi, mais non
aboli ? Il est difficile d’exagérer la misère intellectuelle où croupissait l’Allemagne, à la fin du xviie siècle, et la brutalité bestiale
et insolente des rares étudians qui fréquentaient alors les universités. Cela a-t-il empêché que Leibniz ne parût, et ne se fît comprendre, presque, de Wolff et de ses successeurs ? Kant dit lui-même que la métaphysique était tombée, de son temps, dans un
discrédit mérité. En a-t-il moins exercé une action durable et
profonde, si profonde que, pour en trouver une qui lui soit comparable, on devrait peut-être remonter jusqu’à Aristote ? À de certains momens un homme de génie apparaît, et il imprime une
direction nouvelle à la pensée de son siècle : si l’Allemagne n’avait
pas eu Kant, elle n’aurait sans doute pas eu non plus Fichte, ni
Schelling, ni Hegel, ni Schopenhauer. Au lieu d’être attirés par
la métaphysique, ils seraient peut-être allés l’un au roman, les
autres à l’histoire ou à la science. Tout dépend donc de l’apparition d’un génie original. À quoi tient-il qu’il apparaisse ? Nous
l’ignorons, et la méthode nous manque pour le déterminer. Mais
notre besoin de comprendre nous fait projeter sur l’histoire la
lumière que nous voulons y trouver. Nous nous dupons nous-mêmes avec la théorie des « milieux », et nous démontrons
qu’à tel moment donné un Socrate,un Descartes ou un Kant devait nécessairement paraître. Cependant, si cette théorie peut
faire illusion quelque temps quand il s’agit du passé, elle n’a ni
le pouvoir ni, je pense, la prétention de prédire ce qui va naître,
tout à l’heure, d’un « milieu » actuellement vivant, comme celui
où s’agitent et se mêlent les énergies d’une grande nation. Le
mieux est donc de s’abstenir de toute prophétie. L’Allemagne
montre aujourd’hui pour la spéculation métaphysique autant
d’indifférence qu’elle a témoigné de goût autrefois. Ce changement a des causes qui sont assez évidentes, et qui ne semblent
pas près de disparaître. L’avenir dira s’il est définitif.