La Crise de la beauté à Florence au XVe siècle

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La Crise de la beauté à Florence au XVe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 528-565).
LA CRISE DE LA BEAUTÉ
Á FLORENCE AU XVe SIÈCLE

Dès le milieu du XVe siècle, quelle que fût leur propre valeur, on voit, dans les ateliers du Nord, presque tous les artistes aspirer vers l’Italie et s’y précipiter, seuls ou par groupes, dès qu’ils en trouvent l’occasion. Le mouvement s’accélère après l’expédition de Charles VIII ; au siècle suivant, il devient irrésistible, en Allemagne et dans les Pays-Bas germaniques, autant, pour le moins, que dans la France latine. Pourquoi donc cet exode fatal et continu des professionnels de l’art par-delà les Alpes ? Est-ce seulement par la douceur du climat, l’attrait des sites pittoresques, les souvenirs et les ruines des grandeurs passées, les séductions d’une race choisie et d’une civilisation brillante que l’Italie les attirait, comme tant d’autres voyageurs ? Tout cela, sans doute, contribuait à l’entraînement, mais ne suffirait pas à l’expliquer. Dès lors, on voulait connaître, en ses foyers, l’art contemporain dont la renommée, depuis longtemps, se répandait partout. Dès lors, en quoi donc consistait, vraie ou fausse, la supériorité attribuée aux sculpteurs et peintres de l’Italie, surtout de Toscane ? La sculpture française de Bourgogne et de Touraine, si sincère et si vivante, ne restait-elle pas encore, par sa force ou son élégance, ses traditions monumentales et décoratives, l’héritière légitime et active des grands imagiers du moyen âge, ces premiers inspirateurs de l’Europe dans la matière plastique, comme l’avaient été nos trouvères dans la matière épique ? Pour la peinture, ne semblait-il pas qu’avec les frères Van Eyck et leur école, l’art de fixer par des formes exactes, dans leur juste milieu de lumières et de couleurs, les divers aspects du monde visible, eût atteint le degré de perfection qu’il n’était point possible de dépasser ?

Les événemens, là comme toujours, prouvèrent que rien ne peut être fixé dans les incessantes aspirations de l’homme vers l’idéal. À cause même de ses fortes et longues traditions, l’Italie, fatalement, n’avait point été la première à retrouver, par le ciseau du tailleur d’images, la plume et le pinceau de l’enlumineur, le sentiment naïf de la vérité et de la vie. Moins hantés par les souvenirs antiques, les simples ouvriers de France et d’Allemagne avaient plus spontanément, aux XIIe et XIIIe siècles, jalonné d’œuvres nouvelles la route à suivre. Mais, vers 1250, l’Italie s’est mise en marche à son tour, et, bientôt, l’éclairé d’une lumière plus vive, sinon plus puissante et plus haute, grâce à la renaissance rapide, chez ses prédicateurs et chez ses écrivains, de l’amour de la vie et du sentiment de l’art. Les extases poétiques de saint François sur les douces collines de l’Umbria Verde appelant les âmes attendries à toutes les joies pures de la vie terrestre, comme à celles de la vie céleste, ont enfin délivré la nature extérieure, végétale et animale, des malédictions ou mépris séculaires, et l’ont dévoilée, de nouveau, vierge et charmante, aux yeux des peuples. Au même moment, l’incrédule empereur, Frédéric II, s’est associé, par d’autres voies, à l’œuvre du saint, rappelant aux Italiens que cette admirable nature a déjà été adorée et comprise par l’antiquité gréco-romaine. Voilà donc le mysticisme et le rationalisme, la foi et la politique, la naïveté populaire et la tradition aristocratique collaborant, dès lors, avec une ardeur inouïe, pour ressusciter, dans les esprits, la douceur de vivre, le désir de savoir, la hardiesse de penser. Les poètes, humanistes, érudits, savans, avec et autour de Dante, Pétrarque, Boccace, Alborti, Toscanelli, Lorenzo de Medici, etc., vont, par centaines, durant près de trois siècles, accélérer le mouvement.

Comment les sculpteurs et les peintres auraient-ils échappé à la contagion féconde d’un travail d’intelligences si extraordinaire ? Quoi d’étonnant à ce que, éveillés, fortifiés, éclairés, par ces éclatans appels de la foi et de la science, noblement entraînés dans ce grand mouvement d’imagination et de raison, ils aient développé aussitôt des qualités particulières ? C’est, d’abord, dans les recherches techniques sur les formes et les mouvemens, dans l’anatomie, la perspective, l’optique, plus de méthode et de suite, sinon plus de sensibilité. Ce sera, aussi, par une sympathie atavique pour les ouvrages gréco-romains et byzantins répandus autour d’eux, un besoin impérieux de clarté dans la mise en scène plastique ou pittoresque, d’équilibre harmonieux dans le rythme linéaire ou coloré, d’expression forte ou aimable dans le mouvement des figures. Ce sera, enfin, sous l’action croissante de la culture humaniste, une liberté et une richesse d’invention sans cesse alimentées par les apports variés de l’histoire et de la littérature. Quelle que fût l’excellence des œuvres laissées derrière eux, dans leurs pays, comment nos Français et nos Flamands n’auraient-ils donc pas été surpris et ravis en rencontrant les fresques de Giotto et de ses élèves, de Fra Angelico, des deux Lippi, Mantegna, Botticelli, Ghirlandajo, Signorelli, les marbres et bronzes des grands Pisans, de Jacopo della Quercia, Ghiberti, Donatello, della Robbia, et de tant d’autres artistes incomparables ? Comment ne se seraient-ils pas sentis exaltés et transformés par le contact de ces œuvres supérieures, par leur multiplicité, leur éclat, leur fraîcheur, alors que nous nous trouvons encore si émus devant les débris incomplets, altérés et fanés, de cette merveilleuse floraison ? Quelle diversité de spectacles, quelle richesse dans les conceptions, quelle liberté et quelle science dans la composition, quelle force ou quelle grâce dans l’exécution, quelle sûreté dans le maniement de la matière employée !

Dans cet immense effort vers la perfection technique et la réalisation d’un idéal encyclopédique, ce qui attirait, séduisait, instruisait, exaltait, surtout, nos bons ancêtres, c’était, sous l’action combinée d’un amour passionné pour la nature vivante et d’une reprise non moins ardente de la pensée antique, la réapparition, cette fois décisive et définitive, dans le monde moderne, de l’idée de la Beauté. Idée mystérieuse, indéfinissable, dont le monde gréco-romain avait vécu, dont il était mort, idée tenace et indestructible, que le Christianisme et l’Eglise avaient, en vain, par instans, maudite et cru proscrire, mais qui était redevenue, malgré elle ou par elle, son agent de propagande et d’édification populaires le plus actif et le plus durable. Beauté du rythme linéaire, beauté des harmonies colorées, beauté corporelle des êtres représentés, beauté morale et intellectuelle des sentimens et des passions exprimés, tout cela, déjà, ne faisait plus qu’un pour les sculpteurs et les peintres d’Italie, tout cela s’affirmait, avec une maîtrise grandissante, dans la multitude, innombrable déjà, de leurs ouvrages prodigalement répandus au dehors et au dedans de leurs églises et palais. C’était, principalement, dans l’étude et l’emploi de la forme humaine que cette affirmation se montrait, chaque jour, plus convaincue, sûre et audacieuse, séduisante ou imposante. Le foyer où montait le plus vivement cette grande flamme était encore le foyer où elle s’était d’abord rallumée, la Toscane, le pays des républiques turbulentes et querelleuses, et, dans la Toscane, cette étrange ville de Florence, où s’agitaient, depuis deux siècles, toutes les passions les plus contradictoires, en politique, en religion, en littérature, et qui avait fini par s’élever, implacablement triomphante, au-dessus de ses deux rivales, Pise et Sienne.


I

L’idée de beauté, infiniment variable, suivant la diversité des climats, des races, des religions, des états sociaux et politiques, et autres circonstances, est toujours conçue par l’imagination libre des poètes avant d’être réalisée, dans la matière rebelle, par la main des artistes. Que ces poètes, exprimant la pensée populaire par les paroles ou par l’écriture, soient, tour à tour, les prêtres d’Egypte et des Indes, les prophètes de la Judée, les aèdes de l’Hellade, les visionnaires, théologiens, trouvères, troubadours, conteurs du moyen âge, ou les humanistes, archéologues et philosophes de la Renaissance, c’est, d’abord, dans leurs hymnes, légendes, récits, romans, que se forment les images dont les peintres et sculpteurs reproduiront et développeront les types, par leurs visions personnelles, en des réalisations palpables. Or, nulle part autant qu’à Florence ne s’exerça cette action de la littérature. De même que, durant les XIIe, XIIIe, XIVe siècles, dans le Nord, les Evangiles authentiques ou apocryphes, l’Apocalypse, les Légendaires, les Bestiaires, les traités ecclésiastiques, les chansons épiques et les fabliaux avaient été les sources fécondes de l’inspiration plastique et pittoresque ; de même, au XVe siècle, à Florence, les poètes, les archéologues, les conteurs, furent, pour les artistes, des conseillers et des collaborateurs, excitant et alimentant, chez eux, cet enthousiasme pour la nature et pour la vie, cette ardeur dans la recherche de la vérité, cette aspiration vers un idéal de beauté toujours plus vivant, plus varié, plus expressif, qui caractérisent, dans son ensemble, l’œuvre ascendante de la Renaissance au XVe siècle.

L’idée de la Beauté, à vrai dire, n’avait jamais complètement disparu en Italie. Nous en pouvons suivre les affaissemens momentanés et les efforts intermittens de résurrection, dans une série de mosaïques et de peintures, presque ininterrompue, depuis le IVe jusqu’au XIIe siècle. Les premiers grands artistes du XIIIe siècle, Niccolo Pisano, Cimabue, Duccio, Giotto, ne sont pas, comme on l’a cru longtemps, des génies inattendus, miraculeux, éclos à l’improviste. Leur œuvre admirable est un aboutissement d’efforts antérieurs, soit indigènes, soit extérieurs, en même temps qu’un point de départ pour une évolution nouvelle.

L’action des peintres, en particulier, se trouvait bien préparée par celle de leurs précurseurs en littérature et en sculpture. Aux XIe et XIIe siècles, par ses troubadours provençaux, par ses trouvères de langue d’oïl, par ses imagiers et ses enlumineurs, autant que par ses architectes, la France des croisades, débordant sur le monde, avait pris, dans les lettres et les arts, comme dans la politique, la direction générale de l’esprit européen qu’elle devait garder jusqu’à la mort de saint Louis. Les républiques italiennes, Venise, Gènes, Pise, Florence, plus précoces au point de vue pratique, s’étaient, surtout, alors enrichies par le commerce et l’industrie. Toutefois, déjà avides de culture intellectuelle, Pise et Florence, les premières, n’avaient pas tardé à se mettre au courant du mouvement français, comme elles l’avaient toujours été des mouvemens orientaux. Les débuts de la poésie et ceux de la sculpture toscanes témoignent d’une parenté étroite avec la littérature provençale et l’art répandu par l’Ile-de-France en Languedoc et en Bourgogne, soit par contacts et importations directs, soit par transmission siculo-normande.

Dès que l’idée de Beauté reparaît chez les lettrés, elle s’affine, s’épure, s’élève, se complique sous l’action des tempéra mens et traditions indigènes, avec rapidité. Pas besoin d’attendre l’apparition de Dante pour saluer, dans les Canzoni, Ballate, Sonetti de ses prédécesseurs, cet enthousiasme, successivement ou simultanément sensuel et mystique, pour les séductions féminines, éclatant avec des recherches d’analyse plastique et pittoresque. Avec Dante, ce prodigieux artiste, aussi magistral évocateur de plasticités pittoresques que manieur savant de sonorités verbales, les imagos poétiques, fermement dessinées, franchement colorées, prennent enfin un relief et un éclat supérieurs. Qu’on s’aventure dans l’un des cercles de la Divine Comédie, qu’on parcoure la Vita Nuova ou les Poésies lyriques, on y apercevra, à chaque pas, en relief sous une lumière terrestre ou céleste, toujours nettes et actives, des figures d’hommes, de femmes, d’animaux, en des paysages clairement définis, toutes si vraies, d’une allure si juste, d’une expression si vivante qu’elles semblent prêtes à se fixer, sur un mur ou dans le marbre, par le pinceau ou le ciseau. Dessinateur lui-même, Alighieri n’attendait pas toujours Giotto pour en faire l’épreuve. Qui n’a relu, à la fin de la Vita Nuova, dans cette suite délicieuse de visions juvéniles, enchanteresses ou douloureuses, le passage où il raconte qu’un jour anniversaire de la mort de Béatrix, assis dans un lieu solitaire, se souvenant d’elle, il dessinait un ange sur ses tablettes ? Quelques personnes s’arrêtent pour le regarder faire, personnes de haut rang « qu’il convient d’honorer. » Il s’interrompt, se lève, les salue : « Je leur dis : Il y avait tout à l’heure une autre avec moi et j’y pensais. Puis eux partis, je retournai à mon ouvrage, à dessiner des figures d’anges, et, ce faisant, il me vint en l’idée de parler aussi en rimes… et je fis alors ce sonnet. »

Ce travail simultané d’art et de poésie n’était pas particulier à Dante. La plupart des artistes florentins aux XIVe et XVe siècles, ont été, en même temps, des penseurs ; ils ont éprouvé, comme Dante, le besoin de parler en vers après avoir parlé en lignes et couleurs, ou vice versa. N’avons-nous pas des vers de Giotto, d’Orcagna, de Brunellesco, de Ghiberti, d’Alberti, de Léonard, de Michel-Ange, etc. ? De là, chez tous, littérateurs et artistes, le même effort pour exprimer toujours la beauté, à la fois par ses qualités extérieures et ses qualités intérieures, pour réaliser, à nouveau, mais avec toute la complication et toute la grandeur des sentimens délicats et profonds développés par le christianisme, l’idéal complet de l’homme aussi beau, mais meilleur encore, que l’idéal réalisé par les poètes-artistes de l’Hellade.

L’individualité de la beauté humaine semble d’abord moins marquée dans les fresques de Giotto que dans les vers de son ami Dante Alighieri. Le génie du peintre est-il donc inférieur au génie du poète ? Non, mais la matière qu’il manie a été moins travaillée par ses prédécesseurs immédiats que ne l’a été la matière poétique par les Français de langue d’oïl et de langue d’oc, les Siciliens, les Bolonais et les Toscans. Tout son effort porte sur la mise en scène de ses narrations épiques, sur les attitudes et gesticulations significatives de ses acteurs. La beauté de leurs attitudes et de leurs gestes varie merveilleusement suivant les sujets, comme elle varie dans la nature. Pour la beauté des visages, moins importante à distance en des peintures monumentales et dans des spectacles si émouvans, il se contente, en général, d’une correction plus sévère et d’une régularité plus noble. Quoiqu’il y ait de notables différences entre ses vierges et saintes d’Assise, de Florence, de Padoue, son type féminin, de tradition classique, reste un peu monotone. Chez quelques-uns de ses successeurs, il tournerait vite à la banalité disgracieuse, si Giottino, Giovanni da Milano, Puccio Capanna, Antonio Veneziano ne s’efforçaient, mais assez timidement, d’introduire dans le visage de leurs acteurs une beauté plus saisissante et pénétrante, par une plus grande vérité d’observation.

Les sculpteurs, cette fois encore, avaient marché plus vite que les peintres, et d’abord, en tête, Giovanni, puis Andréa de Pise. Tous deux sont visiblement apparentés à leurs confrères de France. Giovanni, plus inégal, plus incertain, mais aussi plus hardi, recherche l’effet dramatique jusqu’en ses plus âpres violences ; Andréa, lui, préfère, dans la souplesse et l’élégance des formes, dans la clarté et la simplicité des actions, l’harmonie expressive des ensembles. Tous deux simultanément préparaient d’ailleurs et hâtaient l’évolution naturaliste et imaginative. Giovanni même, dans sa figurine de la Tempérance, donne, en Italie, à Pise, le premier exemple de la beauté sans voiles, étudiée sur le vif, sous le coup d’une émotion esthétique en face de quelque fragment gréco-romain. Cette réapparition hardie de la nudité d’Aphrodite, sous prétexte de symbolisme chrétien, ne tarde pas à susciter des imitateurs. La grâce et la force du corps humain n’ont-elles pas toujours été, ne seront-elles pas toujours une tentation irrésistible pour les sculpteurs amoureux des formes ? N’est-ce pas à cette opiniâtre séduction qu’il faut attribuer, durant les plus sombres périodes du moyen âge, la persistance prépondérante, souvent fort inattendue, dans les bas-reliefs funéraires ou décoratifs, de quelques motifs bibliques ou évangéliques justifiant la présence de figures nues et l’usage des réminiscences antiques : Adam et Eve, Daniel, Jonas, Isaac, etc. ? Le Jugement Dernier, surtout, avec sa Résurrection des morts, est un sujet favori d’études plastiques, en Italie comme en France. Avec quelle joie, vers 1320, des élèves, florentins ou siennois, de Giovanni et d’Andréa, mêlés à des collaborateurs ultramontains, le développent, en tableaux de marbre, sur la façade polychrome de l’éblouissante cathédrale d’Orvieto ! Avec quelle variété, quelle délicatesse, ils affirment l’amour esthétique de la beauté dans la multitude des figurines, nues ou drapées, qui s’agitent, gesticulent, prient et pleurent, chantent ou blasphèment entre les cadres formés par les entrelacs des branches grimpantes ! L’esprit grec des terres cuites de Tanagra et des lécythes attiques, par une mystérieuse transmission à travers des siècles d’oubli, semble animer de nouveau ces évocations toscanes. L’âme antique, l’âme impérissable, opère ici, comme elle avait déjà opéré, sur les bas-reliefs familiers de nos portails et piliers, à Chartres, Paris, Amiens, Reims. Voici partout renouvelé l’accord charmant de la grâce païenne et de la sensibilité chrétienne, accord si bien préparé, aux IVe et Ve siècles, dans l’Église primitive, mais depuis si tristement oublié dans le chaos des invasions et des installations barbares.

Les peintres, çà et là, à Sienne les Lorenzetti, à Florence le puissant Orcagna, rivalisent avec les sculpteurs. Les poétiques compositions de la chapelle des Espagnols et de la chapelle Strozzi à Florence, du palais Public à Sienne, du Campo Santo à Pise, offrent nombre de figures, viriles ou féminines, historiques ou allégoriques, d’une beauté vraie et nouvelle. Néanmoins, en général, les Giottesques tâtonnent encore, gênés par leurs insuffisances techniques ; ils s’en tiennent, le plus souvent, à des traditions de style synthétique et sommaire, ils ne pensent que par hasard à faire de la beauté l’objet principal de leurs recherches et l’attrait supérieur de leurs ouvrages. Tout allait changer bientôt sous la nouvelle poussée, plus générale et plus ardente, donnée, dans la seconde moitié du siècle, par Pétrarque et Boccace.

Dans Pétrarque, la beauté de Laure s’analyse avec une richesse d’émotions sensuelles et sentimentales que le monde moderne n’oubliera plus. Quant à Boccace, ce prodigieux polyphile et polygraphe, son rôle dans cette évolution est plus décisif et plus considérable encore. Déjà, dans ce scandaleux et admirable Décaméron, que de tableaux vivans, d’un relief net et vif, d’une couleur brillante et chaude ! Mais combien plus d’étonnantes descriptions, de claires visions, d’intelligence de la nature, d’analyses émues des êtres et des choses dans ses œuvres d’imagination, poésies et romans, la Théséide, le Nimfale Fiesolano, la Fiammetta, l’Ameto surtout ! Dans ce dernier livre apparaissent, déjà délicieusement parés ou savamment déshabillés, les héros et les héroïnes paganisés dont s’engouera bientôt l’imagination italienne. Un siècle avant Botticelli, Ameto, dans la campagne toscane, avait déjà rencontré les Nymphes de la Primavera : « La plus belle avait les cheveux enroulés autour de la tête d’une façon étrange, et retenus, contre les souffles de l’air pur, par un nœud élégant d’or léger, de même couleur qu’eux. Elle portait une couronne de lierre très vert, arraché à son ormeau favori, sous laquelle s’étendait un large front (le front florentin, celui des femmes de Verrocchio et Ghirlandajo, celui de Béatrix et de la Joconde), lisse et blanc, sans un pli, avec, au-dessous, des sourcils très minces, en forme d’arcs, couleur du Styx, qu’accompagnent, ni trop cachés, ni trop saillans, deux yeux, deux lumières divines, vifs, aux aguets, d’une fierté décente. » Suivent les descriptions du nez, de la bouche, du menton, du cou blanc et délicat, les épaules droites et égales, « le tout si beau, correspondant si bien au reste, qu’on est attiré par force de ceci à cela… » Même admiration pour « les parties couvertes du corps, ses légers reliefs, au-dessus de la ceinture, sous une robe très mince, couleur de flamme, ne cachant rien de la forme des seins, qui résistent à la draperie souple, affirmant franchement leur solidité. Les bras ouverts, de la grosseur voulue, serrés dans le beau vêtement, montrant les mains plus pleines, mais délicates, aux doigts très longs, ornées d’anneaux précieux, qu’Ameto voudrait voir tendre par elle vers lui plutôt que vers tout autre. » La voilà donc aussi, cette belle main florentine, longue, blanche, souple, expressive, célébrée par tous les poètes de l’Italie, depuis Giusto de Conti, Laurent de Médicis, Politien, jusqu’à M. d’Annunzio, par tous ses peintres depuis Botticelli et Léonard.

En même temps que les poètes et les conteurs surexcitaient ainsi l’imagination de leurs compatriotes, déjà si portés, par tempérament, aux exultations de l’amour sensuel ou rêveur, tous les autres lettrés et humanistes, érudits, professeurs, hommes d’Etat, riches bourgeois, concouraient à l’étendre et l’enrichir par leur passion croissante pour les œuvres de l’Antiquité païenne. La recherche, à grands frais, jusqu’en Grèce et en Orient, des manuscrits grecs et latins, et des ouvrages de l’art antique, est une passion générale et si ardente qu’on s’endette, qu’on se ruine, qu’on expose sa vie sans plainte, ni remords, pour la satisfaire. Les artistes, naturellement, ne sont pas moins avides de retrouver l’extase esthétique dans les débris exhumés de toutes parts. On sait l’enthousiasme de Brunellesco et de Donatello, à Rome, s’attardant, le compas et le crayon à la main, parmi les amoncellemens inexplorés des ruines, celui de Ghiberti pour une statue de Vénus, autrefois déterrée à Florence, qu’il retrouvait à Ferrare chez le marquis d’Esté : « Elle a d’infinies douceurs que les yeux mêmes ne peuvent saisir, ni sous la forte lumière, ni sous la tempérée ; la main seule peut les trouver par le toucher. » Même admiration pour l’Hermaphrodite conservée à Rome, dans l’église Santa Cecilia. C’est par la sculpture que le culte de la beauté, dans la décomposition du monde gréco-romain, avait longtemps résisté aux malédictions chrétiennes, c’est de nouveau par la sculpture qu’il s’impose au monde de la Renaissance


II

Le sentiment de beauté, plus personnelle et plus délicate, qu’Orcagna, sculpteur et peintre, avait, sinon introduit, du moins plus clairement affirmé que ses prédécesseurs, dans son Tabernacle d’Or San Michèle et son Paradis de Santa Maria Novella, était, d’ailleurs, au milieu du XIVe siècle, déjà fort répandu. Nino Pisano et Balduccio inclinaient même déjà vers un certain sentimentalisme. La mode et le progrès de l’orfèvrerie contribuaient, d’autre part, à la fois aux progrès de la technique et à l’affaiblissement du style. Les derniers fresquistes giottesques, Giovanni da Milano, Antonio Vite, Starnina, Spinello Spinelli, ne sont pas, tant s’en faut, indifférens au mouvement général. Mais la rapidité qu’ils doivent apporter à l’exécution de leurs vastes épopées murales ne leur laisse guère le temps de traiter le morceau avec le même soin. C’est alors que la grande émulation d’un naturalisme plus viril et plus hardi, déjà florissant dans l’Ile-de-France, dans les Flandres, et surtout en Bourgogne, vint donner au génie italien une nouvelle secousse. Les Florentins, les mieux préparés par leur culture littéraire et leur esprit pratique, en profitèrent, les premiers. Grâce à leur esprit méthodique, ils reprirent la direction européenne des arts que la France, en proie aux calamités de l’invasion étrangère et des discordes civiles, allait perdre pour un temps. Dans ce retour ardent et rapide vers la nature et les grandes traditions, les fidèles servans de l’art ecclésiastique apportent autant de foi que les libres novateurs de l’art mondain. Masolino da Panicale, Fra Giovanni da Fiesole, A. del Castagno, Paolo Uccello, Masaccio, s’unissent, dans un commun effort, plus scientifique et réaliste chez les uns, plus spontané et idéaliste chez les autres, pour compléter et parer la figure humaine, drapée, costumée ou nue, de toutes les beautés que leur offrait la vie agissante et pensante. Dans cette glorieuse rivalité, ce sera Fra Giovanni, l’Angelico, un moine, le plus pieux des chrétiens, qui alliera le plus naïvement, le plus heureusement, la sensibilité de l’âme à la justesse de l’œil. C’est lui qui transmettra même aux plus fervens successeurs de l’exact Masaccio, aux naturalistes les plus résolus, à Filippo Lippi, à Benozzo Gozzoli, à Andréa Verrocchio, et, par eux, à Botticelli, Pérugin, Ghirlandajo, Signorelli, Filippo Lippi, une sincérité d’amour, si grave et simple, si pure et noble, pour toutes les créatures, qu’elle purifiera, illuminera, poétisera encore même leurs œuvres les moins religieuses.

Et d’ailleurs, et toujours, sur le terrain technique, les pétrisseurs d’argile, tailleurs de marbre, fondeurs de métaux, marchent en tête. On le vit bien, dès 1405, dans le concours ouvert par la République, pour les secondes portes du Baptistère. Les deux bas-reliefs primés, ceux de Ghiberti et Brunellesco, conservés au Bargello, parlent haut, avec même franchise. Ce sont deux déclarations de principes décisifs et féconds. Dans l’idée et dans la forme s’y affirment les deux qualités foncières et simultanées du génie local : l’intelligence et le besoin de la vérité, le sentiment et le désir de la beauté.

Le sujet donné était le Sacrifice d’Abraham avec cinq figures : Abraham et son fils, deux serviteurs, un Ange ; en outre, un âne et un bouc ; le tout à grouper, en bas-relief, dans un cadre quadrilobé. Chez les deux concurrens, même effort heureux de mise en scène, de justesse expressive dans l’attitude et le geste des acteurs, même désir de prouver sa science dans la facture des nus, des raccourcis, des étoffes, des pelages. Chez tous deux, même réapparition de l’Antiquité dans le piédestal sculpté, la pose d’Isaac agenouillé, souvenir des sarcophages romains. Chez les deux, même survivance du moyen âge, des Français et des Pisans, dans la sincérité dramatique d’une émotion fortifiée, enhardie, par une expérience plus attentive.

Brunellesco et Ghiberti sont de même âge, à quelques mois près, vingt-cinq ans. Tous deux sont apprentis orfèvres. Mais Brunellesco, d’intelligence plus étendue et ambitieuse, pressent déjà son génie architectural. Ghiberti, plus délicat et patient, amateur d’élégances harmonieuses, associe déjà la recherche pittoresque à la recherche plastique. Chez l’un, c’est l’atavisme étrusque et latin qui va bientôt passionnément se réveiller dans les ruines des temples, chez l’autre une mystérieuse affinité avec la Grèce qui va lui faire, avant tout autre, distinguer la grâce attique de la pesanteur romaine. Chez Brunellesco, plus réaliste et plus pathétique, la composition, fortement équilibrée, a pris pour base le grand âne, devenu personnage important, et lui superpose, dans une intention pyramidale, en plein centre, l’adolescent sur l’autel : conception de constructeur. Chez Ghiberti, plus sensible et plus spontané, l’âne, le bélier, les serviteurs, s’éparpillent et s’effacent pour laisser leur rôle saillant au sacrificateur et à sa victime. Chez Brunellesco, l’Isaac, vigoureux et nerveux, redressant le genou, se débat, résiste, semble crier au secours, tandis que son implacable père, d’un élan brusque, d’un geste fanatique, lui serrant d’une main la gorge, lui plonge, de l’autre, comme un bouclier, le couteau si avant que l’Ange, descendu en hâte du ciel, a peine à lui retenir le bras. Chez Ghiberti, au contraire, l’adolescent, résigné, avec toute la douceur fière d’un néophyte martyr ou d’un jeune Apollon, posé tranquillement sur les deux genoux, les mains derrière le dos, les yeux au ciel, s’offre résolument, presque joyeusement, au sacrifice. Ici, c’est Abraham, plus humain, qui hésite, le fer suspendu au-dessus de son fils, comme s’il attendait, en effet, sa grâce ; l’Ange, de très loin, n’a qu’à faire un signe pour que le meurtre ne soit pas accompli. La beauté de l’adolescent reste chez le premier musculeuse et mouvementée, souple et calme chez le second. Les deux Isaac sont ainsi deux points de départ, deux types d’où sortiront ces innombrables représentations d’adolescens héroïques, les saint Jean-Baptiste, les David, les saint Georges, les saint Sébastien dans lesquels les Quattrecentisti, sculpteurs et peintres, s’efforceront d’associer la noblesse morale et l’ardeur passionnée, dans la vigueur élégante des formes juvéniles.

En présence de ces deux œuvres, si méritantes et si diverses, on comprend la longue hésitation des jurés. Ce fut, on le sait, Brunellesco lui-même qui les tira d’embarras, en proclamant la supériorité de son rival. Son génie plastique, qu’il sacrifiait ainsi à son génie scientifique, allait, d’ailleurs, revivre en Donatello. Celui-ci pousse la passion du naturalisme dramatique jusqu’à ses conséquences extrêmes, avec une ardeur infatigable et une supériorité écrasante. Entre ses mains, la beauté de l’homme et de la femme, de l’enfant et du vieillard, drapée ou nue, chrétienne ou païenne, réelle ou poétique, ne cesse de prendre, durant un demi-siècle, des aspects extraordinairement variés et inattendus. Les dons d’émotion et d’observation, de naturel et de fantaisie s’associent chez lui avec une aisance miraculeuse. Nul ne réalise, avec plus de vigueur ou de charme, toutes les formes changeantes de l’idéal complexe de la société florentine. De son côté, Ghiberti, continuant à suivre en paix sa route harmonieuse, réconciliait, dans ses élégances discrètes, avec un charme attendri, comme des sœurs trop longtemps séparées, les innocentes vierges des Catacombes et les souriantes déesses de l’Attique. Ghiberti et Donatello deviennent, désormais, pour tous les sculpteurs, des guides indiscutés. Suivant les tempéramens, tous se rapprocheront plus ou moins, soit de l’un ou de l’autre, soit des deux à la fois. C’est la simplicité pure de Ghiberti qui se développera, plus familière et plus populaire, chez Luca della Robbia et ses parens, qui s’amollira, plus incertaine et plus maniérée, chez Mme da Fiesole, les Rossellini, Matteo Civitati, etc. C’est l’énergie des attitudes, la vivacité et la fierté des expressions, la franchise puissante de l’exécution, caractères typiques de Donatello, qui se transmettront par les Pollajuoli, et surtout par Verrocchio, à Léonard et Michel-Ange.

Tous ces artistes ; d’ailleurs, soit bronziers scrupuleux aiguisant, avec amour, les accens du métal, soit marbriers délicats, caressant voluptueusement les douceurs lumineuses du Carrare, tous sont admirables, tous se valent dès qu’ils analysent directement l’individualité humaine. Dans toutes leurs effigies, statues funéraires ou bustes, la vie physique et morale s’exprime, même dans les gisans ou dormans, avec une telle intensité, qu’elle fait jaillir, même des têtes les plus ingrates, déformées, vieillies, affreuses, une inexprimable joie de beauté (bustes de Brunellesco, Niccolo da Uzzano, Matteo Palmieri, Filippo Strozzi, etc.). A plus forte raison, quelle saveur et quel charme dans ces affirmations de vérité, lorsqu’elles nous apparaissent sous des formes aussi gracieuses et attirantes, par exemple, que celles de la Marietta Strozzi (Berlin) ou de la Dame aux Fleurs (Florence), et qu’elles se manifestent encore, plus ou moins exaltées ou épurées, dans les délicieuses Madones, dont les célestes beautés se renouvellent et se modifient à l’infini, grâce à cette insatiable admiration des artistes pour la beauté terrestre.

Chez les peintres, dans le premier quart du siècle, la nudité n’avait osé encore apparaître que justifiée par un sujet biblique ou évangélique, très timidement, incertaine et vague. Masolino da Panicale, puis Masaccio, entre 1420 et 1428, dans les fresques du Carminé, rompent les premiers avec les formules usées, en étudiant leurs figures d’après des modèles vivans dans leurs Paradis terrestres. A la même heure, en Flandre, à Saint-Bavon de Gand, les frères van Eyck, posaient, comme eux, un Adam et une Eve, en même état de nature, sur les volets du Triomphe de l’Agneau terminé en 1432. Preuve nouvelle, entre mille, de cet internationalisme actif et constant d’où sont sorties toutes les évolutions régionales des arts en Europe pendant et depuis le moyen âge ! Constatation non moins frappante des différences foncières et persistantes qui, durant ces évolutions communes, distinguent le génie méridional du génie septentrional !

Que l’on compare (en tenant compte de leur état actuel) les fresques à la détrempe de Florence, toujours en place, si délabrées, avec les panneaux peints à l’huile, de Gand (Musée de Bruxelles) disjoints de l’œuvre principale, si bien conservés ! Pour la vigueur du rendu matériel, la sûreté de l’armature osseuse, l’exactitude de l’enveloppe charnue, le praticien flamand triomphe, haut la main. L’Homme et la Femme, séparés, de loin, se regardant à peine, sont posés comme des modèles dont l’œil aigu et le ferme pinceau de l’artiste ont reproduit, avec un scrupule impitoyable, les formes et la couleur dans toute leur réalité. Comme rendu des reliefs, des chairs tendres ou dures, pâles ou brunes, fraîches ou fauves, suivant les membres, c’est extraordinaire ; on n’a jamais fait mieux. L’Adam et l’Eve de Masolino, côte à côte, vus de face, s’entretiennent tendrement dans le Paradis. Minces et longs, encore vacillans sur des pieds incertains, ils sont bien mous à côté des plébéiens flamands. Mais quel instinct heureux de l’harmonie plastique et d’une vie parlante dans les gestes et les visages où la beauté avenante de la race indigène se précise déjà et s’exalte avec un attrait grave et pur, dans cette scène de séduction conjugale ! Quant à Masaccio, ses deux coupables, chassés de l’Eden par l’Archange, solides et charnus, marchant d’un pas ferme en pleine lumière, ils attestent, par leur allure active, le génie franc et complet du jeune maître. Les désespoirs de ces deux beaux êtres s’expriment par des gestes si expressifs, des physionomies si tragiques, dans leur fuite épeurée, qu’aucun artiste, depuis, n’a pu en trouver de plus justes. Raphaël et Michel-Ange se sont contentés de transposer cette épopée douloureuse, l’un avec plus de tendresse, l’autre avec plus de violence pathétique. On cherche donc aussi nettement à Florence la beauté et l’expression dans la vérité choisie qu’à Bruges dans la réalité crue.

Dès ce moment, à Florence, le goût du plaisir et des fêtes, publiques ou privées, dans lesquelles la force et la grâce, l’élégance et le luxe des jeunes gens et des jeunes femmes affinaient ce sens de la beauté, si aigu déjà par tempérament et par tradition, se développait en même temps que la prospérité commerciale et financière. Toutes les réglementations somptuaires, accumulées par le puritanisme religieux ou la jalousie démocratique, tombaient en désuétude. Les irrésistibles séductions de la littérature et des arts antiques chaque jour offertes par les humanistes aux imaginations avides y jetaient une fermentation sensuelle et passionnée qui s’ajoutait à l’habituelle exaltation religieuse et mystique, pour les agiter d’aspirations nouvelles et multiples. Le régime oligarchique et éclairé des Albizzi avait encore défendu les fortes et morales traditions du siècle précédent. Ses grands encouragemens étaient restés aux œuvres de beauté publique, portes du Baptistère, Coupole de Santa Maria del Fiore, etc. Fêtes, vêtemens et jeux, gardaient encore un caractère de gravité décente. « En 1428, » nous dit le bon libraire, Vespasiano de’ Bisticci, « au passage des ambassadeurs impériaux, la ville était en tout florissante. Au grand bal donné sur la place de la Seigneurie, on vit toutes les femmes de Florence si belles de corps, mais encore plus d’esprit, et si bien parées, avec tant de perles et de joyaux, que c’était merveille à voir. Leurs robes n’étaient pas décolletées, comme elles sont aujourd’hui… La ville parut aux ambassadeurs un autre monde. » Beauté du corps, et beauté de l’esprit, depuis longtemps, cela ne se sépare plus dans l’idéal toscan et ne s’en séparera jamais. Seules, les beautés de l’âme, sa pureté, sa noblesse, y devront subir, par instans, quelques éclipses.

Avec la rentrée triomphale, en 1434, de Cosme de Médicis, le chef exilé de la faction démocratique, les choses changent tout à coup. Sous ce protecteur déclaré de l’humanisme, s’affirme, avec une réaction passionnée vers les traditions antiques, une évolution décisive de libre pensée, de libres mœurs, d’un art profane naturaliste et mondain. Durant les trente années de cette domination savante, les Florentins, heureux de l’accalmie après tant de convulsions, se croyant toujours ou feignant de se croire en république, connurent la plus belle floraison intellectuelle et imaginative, qu’on eût vue en Europe, depuis celle d’Athènes au temps de Périclès. Entre 1434 et 1464, ce ne sont que fondations pieuses ou savantes, constructions publiques ou privées, encouragemens, subsides, commandes, à tous ceux qui étudient, écrivent, parlent, à tous ceux qui savent bâtir, peindre, sculpter. Les fêtes de la beauté, aristocratiques ou plébéiennes, se succèdent et se prolongent en toute occasion, sous tous les prétextes. Il en faut voir la suite et les descriptions dans les chroniqueurs, depuis la réception, en 1436, du grand condottiere Sforza, jusqu’à celle de la reine de Chypre en 1463.

En toutes ces occasions, architectes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, orateurs, lettrés, rivalisent d’activité dans l’invention et l’exécution des décorations de rues et palais, costumes, représentations dramatiques, cortèges allégoriques, divertissemens qui peuvent surexciter, sous un ciel chaud, dans une population ardente et libre, tous les enivremens de l’imagination. Officiellement le centre des réjouissances est toujours le Palazzo Vecchio, où le Médicis, absent ou présent, règne, d’ailleurs, par les conseils et commissions, tous composés de ses associés, obligés, débiteurs. En réalité, le chaud foyer des inspirations et des exemples est le palais de la Via Larga, où Cosme habite avec sa famille. L’édifice, construit par Michelozzo (1440-1443), devient un type d’art national pour la jeune Renaissance en Italie, en même, temps qu’à Bourges, l’hôtel élevé par Jacques Cœur l’argentier, correspondant et émule du banquier florentin, devient un modèle pour la jeune Renaissance française : Là se réunit, là discute et travaille, sous la protection indulgente et familière de patrons éclairés, toute la nouvelle génération, érudits, lettrés, artistes qui, par l’amour et l’étude simultanée de la Nature et de l’Histoire, l’amour du présent et l’admiration du passé, vont émanciper la pensée moderne et renouveler l’âme du monde.

Dès l’entrée, dans la cour, sous les galeries, des sarcophages et d’autres débris gréco-romains, recueillis par les ancêtres, accueillent les cliens et les hôtes, par ce sourire vénéré de grâce ou de grandeur auquel nul ne résiste. Sur les murailles mêmes, au-dessus, Donatello, le favori de la maison, revenant de Rome, en huit bas-reliefs, a sculpté des scènes mythologiques d’après les médailles de Cosme pour que ces libres traductions préparent les yeux à l’intelligence des originaux conservés dans le cabinet du patron. Dans la même cour vont se dresser, par les mains du même Donatello, vers 1435, le svelte et vif David, le jeune pâtre héroïque, souriant, doux vainqueur, sous son chapeau fleuri ; et, plus tard, la Judith tragique, égorgeant sans pitié Holopherne, sur ce piédestal ironique où se bousculent, en une folle sarabande, des Amours avinés. L’infatigable sculpteur, en pleine effervescence d’enthousiasme pour la vie et la beauté, peuplait alors, en même temps, de chefs-d’œuvre bien différens, la cathédrale républicaine (Danse des Anges sur les parapets de l’orgue) et l’église paroissiale des Médicis (Discussions des Docteurs sur les portes de la Sacristie, Tombeau de Jean de Médicis, etc.). L’intérieur du palais était plus riche encore que l’extérieur. Sur les murailles, les dossiers des stalles, sur les lits et coffres, Dello et d’autres avaient peint des fantaisies mythologiques, d’après les métamorphoses d’Ovide, Antonio Pollajuolo des luttes d’animaux et des combats d’hommes nus, etc., etc.

Tandis que les coryphées de l’école scientifique, anatomique, archéologique, faisaient du logis un panthéon éclectique, les servans fidèles de l’idéal mystique et de la poésie pure n’y étaient pas moins employés. Fra Angelico y précède Benozzo Gozzoli. Toutefois, l’enfant gâté de la maison, le bohême insouciant et prodigue qu’on y aime le mieux, pour lequel on a les plus grandes indulgences, c’est le moine émancipé, parfois défroqué, Fra Filippo Lippi. Celui-là mêle le profane et le sacré, transforme en vierges les amoureuses, fait bouleverser, les traditions par la nature, avec une inconscience féconde de sensibilité et une chaleur généreuse de talent qui font de lui le révolutionnaire le plus efficace dans cette insurrection des joies de vivre contre les mélancolies du moyen Age. Ses œuvres exécutées au palais de Cosme ont disparu, mais c’est pour les Médicis qu’il [joignit dans la cathédrale de Prato les grandes fresques qu’on y voit encore, Légendes de saint Jean-Baptiste et de saint Etienne. Dans ces admirables compositions, si bien présentées, si vivantes et expressives, tous les personnages, même les plus saints, sont des personnages contemporains. Lors même qu’ils s’ennoblissent, et manifestent, par des gravités d’attitudes ou des tendresses de gestes rarement égalées, le sentiment profond qui les anime, ils restent des Florentins et des Florentines. Leur beauté élégante et attrayante, comme celle des femmes, Salomé, Hérodiade et de leurs invitées mondaines dans le Festin d’Hérode, sérieuse et digne comme celle des hommes, prêtres, dignitaires, assistans dans les Funérailles de saint Etienne, est la beauté vivante et moderne. Jamais on ne lui avait donné avec plus de hardiesse et de franchise ses grandes entrées dans la peinture d’histoire : Gozzoli, Botticelli, Ghirlandajo sortiront de là.

Sans doute, en quelques-uns de ses célèbres Tondi, la Vierge de Filippo oublie parfois sa divinité pour sourire au passant, sous les traits chiffonnés de Lucrezia Buti, la novice enlevée à son pensionnat. Cette petite mère un peu poupine, si tendre avec son joli marmot, introduit, assurément, la coquetterie mondaine dans l’image de piété. Mais cette inconvenance est si passagère ! Par quelle affabilité familière et naturelle, par quelle douce candeur et ferveur souriante, presque comparables à celles de Fra Angelico, elle se fait, le plus souvent, excuser ! Y a-t-il rien de plus charmant et pur que ses Nativités et ses Annonciations ? C’est la jeunesse même, dans toutes ses fraîcheurs, c’est la vie avec toutes ses tendresses. Aussi l’Antiquité et la Science, qui allaient troubler et dessécher, autour de lui, quelques imaginations, ne touchèrent-elles ses yeux et son cœur, d’artiste que pour donner à son intelligence de la beauté une noblesse plus consente et une grâce plus délicate. A la fin de sa vie, tout son génie éclate dans cette immense vision, vraiment paradisiaque, du Couronnement de la Vierge, à Spoleto. Jamais Vierge plus pure et plus affable ne fut adorée par un cortège d’anges plus franchement aimables. Laurent, le petit-fils de Cosme, en élevant au peintre un monument funéraire sous cette voûte triomphale, n’a fait que payer, avec une dette de famille, une dette de la société humaniste envers l’artiste si simplement et chaleureusement humain.

Durant les années mêmes (1456-1464) où F. Lippi, élève du grand naturaliste Masaccio, tirait si magistralement, à Prato, les conclusions de son enseignement, Benozzo Gozzoli, élève du mystique Fra Angelico, dans le Palais Médicis, donnait à celui de son maître des développemens inattendus, et dans le même sens de modernité et d’humanité. Pierre le Goutteux, avant de mourir, aura la joie de voir achevée cette chapelle dont il avait toujours suivi de près le travail, et d’assister à cette Procession des Rois Mages qui se déroule, sur trois parois, dans un paysage accidenté. Dans ce long cortège, où chevauche, en son costume somptueux, l’empereur d’Orient, qu’il avait connu, lors du Concile, en sa jeunesse, Pierre reconnaissait aussi, vivans d’une vie intense avec leurs physionomies, familièrement, mais résolument et franchement analysées, d’une allure si naturelle qu’on les croyait toucher, tous ses parens, ses amis, ses courtisans, ses protégés. Quelle gravité simple, sans affectation, sans morgue, dans les hommes mûrs et les vieillards, quelle vivacité, quelle pétulance, quelle aménité dans ces jeunes gens élégans, alertes et intelligens ! Toute cette foule se dirigeait alors, se pressait vers une Nativité de F. Lippi placée sur l’autel. Ce tableau a disparu. Nous n’avons plus la Vierge et l’Enfant, mais les Anges adorateurs nous restent, groupés dans l’embrasure de la fenêtre ! Et quels Anges ! Debout ou agenouillés, silencieux ou chantans, c’est en tous ferveur profonde et grâce affable ! Avec la naïve sensibilité de Fra Angelico, le bon Gozzoli a pris à Masaccio et à Lippi ce qu’il lui fallait de muscles et de chairs pour donner à ses figures poétiques les plus fermes apparences, sans leur rien ôter de leur candeur extatique et avenante ! La réalité, certainement, nous enveloppe de tous côtés, une réalité tangible et parlante, mais idéale aussi et surhumaine, réalité céleste autant que terrestre. La beauté, ici, ne fait qu’un, avec la foi pour les chrétiens, avec la vérité pour les humanistes.


III

Cosme, le « Père de la Patrie, » mourut le 1er août 1464. « Il voulut être enseveli sans pompe et sans honneur aucun, et ce fut ainsi. » Son fils, Pierre (il Gottoso, le Goutteux), appliqua fidèlement la maxime de la famille, être sans paraître. Malade, ne quittant presque jamais son fauteuil ou son lit, il gouverna pourtant, de loin, en silence, la démocratie florentine, jusqu’à sa mort, en 1469. Ses deux fils, Laurent et Julien, se chargeaient, malgré leur jeunesse (seize et vingt-deux ans), de le représenter, avec aisance, lorsqu’il fallait. Tous deux, mûris avant l’âge, dans ce milieu fervent de culture, non moins ardens à tous les exercices du corps qu’à ceux de l’esprit, s’attachaient déjà, par leurs séductions, toute la jeunesse dorée. La précocité de tous ces éphèbes florentins est extraordinaire. Plusieurs, à dix ou douze ans, parlent les langues anciennes, font d’excellens vers, en grec, latin ou toscan, sont en même temps des cavaliers accomplis et de robustes gymnastes, d’ailleurs, satiriques et farceurs, et, dans leurs heures de repos, entre leurs discussions savantes et subtiles, d’une gaieté vivace et intarissable Laurent, qui sera bientôt le Magnifique, entraîne, avec tous ses camarades, toute la ville dans sa joie. Bals et banquets, tournois, représentations, mascarades se multiplient encore. L’étalage de la beauté juvénile en est le plus vif attrait. La poésie et les arts, encouragés et libérés par le dilettantisme érudit, la curiosité philosophique, l’opulence bourgeoise, la sensualité populaire, prennent, dans la vie, un rôle prépondérant.

En 1465, quand le fils du roi de Naples, Frédéric d’Aragon, débarque à Pise, Laurent court au-devant de lui. Il lui offre son recueil d’anciennes poésies toscanes, afin de l’engager dans sa lutte entreprise en faveur de la littérature populaire, dite vulgaire, trop sacrifiée par les humanistes au néo-latin et au néo-grec. Lui-même, poète exquis, prêche d’exemple, de si bon exemple que, depuis Pétrarque, on n’avait pas entendu chanter l’amour et la beauté en des rythmes si harmonieux, dans une langue si pure et vive. Dans quelques-uns de ses sonnets et canzoni remontant peut-être à cette date, la précision de l’analyse plastique et pittoresque s’enveloppe d’une telle grâce de mélancolie, avec un sentiment si vrai du paysage, que nous y trouvons déjà nos pensées modernes. Les fêtes pour Frédéric furent splendides. L’année suivante, il y en eut d’autres pour le mariage de Nannina, sœur de Laurent et Julien, avec Bernardo Ruccellaï. Celles de 1468 ont laissé le plus brillant souvenir. Au grand tournoi donné sur la place Santa-Croce Laurent porta les couleurs de sa dame, Lucrezia Donati. Vainqueur, il y reçut « un casque tout garni d’argent avec Mars en cimier, » par A. Pollajuolo.

Dans le portrait que Laurent a fait de Lucrezia, se définit l’idéal contemporain : « Sa beauté était admirable : de grandeur noble et décente, une teinte de chair blanche, non blafarde, vive, sans trop de feux ; l’aspect grave, sans morgue, doux et plaisant ; rien de léger ni de commun ; les yeux vifs sans trop de mobilité ; rien d’altier ou de vil ; et tout le corps si bien proportionné qu’elle se distinguait de toute autre par une dignité sans lourdeur ni froideur. Et, néanmoins, dans la marche, dans la danse, en tous les exercices où il est permis aux femmes de faire agir le corps, dans tous ses mouvemens elle était élégante et avenante. Ses mains, plus que toutes les autres, belles et fines. Ses manières, dignes et gracieuses, celles qui conviennent à une dame noble et de race. Sa parole, vraiment très douce, pleine de pensées ingénieuses et justes. Elle parlait à propos, bref et net ; l’on ne pouvait, à ses paroles, rien enlever, rien ajouter ; ses saillies et ses gaietés étaient fines et piquantes, doucement mordantes sans offenser personne. Un esprit de beaucoup plus merveilleux qu’il n’est besoin aux femmes. Tout cela, pourtant, sans arrogance ni présomption, et bien loin d’un certain défaut si commun à celles qui se croient très intelligentes et deviennent insupportables en voulant juger de tout, celles qu’on appelle vulgairement des précieuses faccenti. » Voilà bien le signalement de ces délicieuses créatures qui, bientôt, sous les pinceaux de Botticelli, Ghirlandajo, Filippino Lippi, vont s’avancer, d’un pas grave ou alerte, en leurs toilettes luxueusement modestes, sur les murailles ou les panneaux ! la Simonetta Vespucci, la Ginevra de Benci, la Marietta Strozzi, la Giovanna degli Albizzi, etc., etc. ! Quel plaisir de savoir qu’en toutes ces jolies têtes s’agitaient encore de fortes et délicates pensées, des sentimens élevés et sérieux, des gaîtés exquises et de tendres mélancolies, combien aussi de séductions le rythme de leur voix musicale ajoutait au rythme de leurs gestes élégans, de leur teint frais et pur, de leurs chevelures, si savamment tressées, de leurs brocarts et de leurs bijoux !

Quelques mois après le tournoi et le mariage de Laurent avec la Romaine Clarice Orsini, Pierre le Goutteux mourait en 1469. On sait comme, aussitôt, des délégués populaires vinrent offrir à Laurent la direction des affaires. On sait aussi comment le jouvenceau accepta résolument, comment, en quelques années, surprenant amis et ennemis, il devint, non seulement le maître absolu de la ville, mais l’organisateur et le mainteneur respecté d’une paix générale, depuis longtemps inconnue à l’Italie et à l’Europe. Les neuf années qui s’écoulent entre cet avènement et la conspiration des Pazzi, furent encore, pour Florence, ses lettrés et ses artistes, une période d’enivrement sans nuages. Laurent mène tout de front, avec même ardeur et même intelligence, dans cette fête de pensée et de beauté. Comme son peuple intelligent, sensible et mobile, dont il porte l’âme, c’est avec une incroyable aisance, une sincérité d’éclectisme particulier à la race, qu’il associe et pratique l’action et la réflexion, la volupté et la piété, le christianisme et le paganisme.

La première génération des créateurs de beauté, d’une beauté encore simple et pure, énergique et fière, franche et saine, était, sans doute, bien éclaircie. Brunellesco, Ghiberti, Fra Angelico, Michelozzo avaient précédé dans la tombe Donatello et Fra Filippo Lippi. L’encyclopédique Alberti, Paolo Uccello, Luca della Robbia les allaient suivre. Dans la seconde génération, restaient debout, en pleine maturité, Benozzo Gozzoli, Baldovinetti, A. Rossellino, Pollajuolo, Mino da Fiesole, Giuliano da Majano, Andréa del Verrocchio, Matteo Civitali, un peu plus âgés que les frères Medicis. Laurent et Julien ne les oublièrent pas. Néanmoins, comme il est naturel, leurs sympathies et leurs faveurs s’adressèrent, de préférence, aux artistes de leur âge.

Botticelli avait vingt-deux ans. Déjà passé maître, il conquit vite au Palais Médicis, par l’originalité de son talent et de son caractère, ses entrées familières. Il trouva chez Laurent même estime confiante qu’autrefois, chez Cosme et Pierre, ses aînés Donatello et Lippi. C’était, de fait, un tempérament de même trempe, essentiellement artiste, tout à son art, rien qu’à son art, d’une sensibilité vive et variée, comme eux insouciant et imprévoyant, désintéressé et sincère, mais plus qu’eux inquiet et mobile dans ses incessantes curiosités, ses enthousiasmes et ses dégoûts, ses accès de joie et ses crises de mélancolie. Nul n’a suivi plus naturellement les évolutions de l’imagination florentine, durant la fin du siècle, nul n’a exprimé avec plus de sympathie les émotions religieuses, esthétiques, littéraires, morales, qui agitèrent ses contemporains. Cette aptitude à rendre, avec un charme aigu, par des images vives et suggestives, leurs impressions changeantes fut à la fois la cause de ses succès rapides, dans son milieu, et celle de sa longue déchéance après sa mort. Cet art, inquiet et subtil, était trop personnel, il datait de trop près pour ne pas se démoder promptement. Ce malheur lui arriva, de son vivant même, à l’avènement d’un style plus virilement soutenu. L’oubli de son génie rare, durant le triomphe de l’art classique et de l’art académique, fut la cruelle et injuste expiation de sa gloire contemporaine.

Landini nous a conservé le souvenir d’une excursion que Laurent et Julien firent dans le Casentino, à l’ermitage des Camaldules. On s’y rencontra avec Marsile Ficin et Alberti, et, durant quatre jours, assis sur l’herbe, près d’une source, à l’ombre d’un platane, on traita des questions philosophiques, de la Vie active et la Vie contemplative. Vers le même temps, c’étaient aussi sur les collines de Fiesole, avec leurs artistes et poètes, de fréquentes promenades. Les conversations y étaient moins graves. Ange Politien, l’adolescent prodige, y chantait le beau paysage et les belles paysannes. Laurent lui donnait la réplique et, passant avec désinvolture du précieux au burlesque, du lyrique au descriptif, du pastoral au lyrique, il les déconcertait tous par la versatilité charmante de son talent. En vrais Florentins, on riait, contait, se gaussait. L’un de ceux qui prêtaient bien le flanc aux moqueries, c’était ce bon Sandro, ce Botticelli rêveur, bayant aux corneilles, aussi naïf et distrait qu’autrefois le gros Masaccio, fantasque, capricieux, ami des franches lippées. Le surnom de Botticello (le Tonnelet), hérité d’un frère aîné, n’indique peut-être qu’un atavisme de bel appétit’, et de corpulence :

« Voici Botticel, dont la gloire est éclatante, Botticel, le goulu, plus tourmentant, plus gourmand qu’une mouche. De combien de ses farces je me souviens ! Qu’on l’invite à déjeuner, on ne parle pas à un sourd… Et il ne rêve pas en lapant. S’il est arrivé Tonnelet, il s’en retourne Tonneau plein


Va Botticello e torna Botte piena.


Il se plaint d’avoir le cou trop court, il voudrait celui d’une cigogne. Voyez, voyez, ce corps omnipotent, comme il dévore ! Une galère chargée en Orient n’en saurait porter plus. »

A ces plaisanteries de Laurent on peut juger de la familiarité établie entre eux Si grosse que puisse être la caricature, elle contient, assurément, des traits justes. Comment donc ne pas sourire des languissans et maigres esthètes qui s’évertuent à trouver un patron neurasthénique dans ce bon vivant ? Botticelli s’est peint, alors, dans un coin de l’Adoration des Mages, parmi ces mêmes fils de famille, pétulans et exubérans. Et son visage plein, sa physionomie ouverte, ses lèvres charnues et entre-bâillés, ses gros yeux ronds, francs, un peu vagues, répondent bien au signalement comique donné dans les Beoni (Biberons).

L’Adoration des Mages, pièce capitale commandée, vers 1475 ou 1476, pour les Médicis, par quelqu’un de leurs partisans, marque une nouvelle étape dans l’invasion des sujets religieux par l’iconographie contemporaine. Les Médicis, Cosme et Pierre, avec leur cortège de conseillers et d’amis, s’y agenouillent, dans une masure, devant la Vierge qui leur présente son nourrisson. Jusqu’alors les hommes du jour n’avaient osé figurer dans les scènes évangéliques, qu’à l’état de donateurs et supplians, en bas, très humbles et petits, ou, tout au plus, modestement à l’écart, assistans recueillis. Botticelli, en suivant l’exemple de son maître Lippi à Prato, va plus loin que lui. Ses spectateurs sont les gens qu’on vient de coudoyer. Rien de changé dans leurs habits, dans leurs traits, dans leurs gestes. Les voilà campés des deux côtés de la scène, tournant la tête pour se montrer de face, ou se haussant par-dessus les voisins pour voir ce qui se passe. Ainsi, au XVIIe siècle, sur nos théâtres, au Palais-Royal, ou à l’Hôtel de Bourgogne, autour de la Béjart ou de la Champmeslé, donnant la réplique à Molière ou Baron, se presseront nos marquis et chevaliers. Avec tact et convenance, Botticelli, en superposant le groupe de la Vierge et de saint Joseph, sur un piédestal de ruines, les a, d’ailleurs, isolés de cette assemblée mondaine, fort peu attentive. Lui-même ne renouvellera qu’à Rome et par obligation officielle ou par émulation avec ses rivaux portraitistes, cette adjonction de comparses. Il restera, en général, dans ses compositions, observateur attentif de l’unité d’action. Toutefois, cette hardiesse occasionnelle allait encourager nombre d’artistes moins scrupuleux. L’épopée, la légende, l’histoire vont être envahis par une foule de parasites encombrans. Les vanités contemporaines y trouvaient leur profit. Nos curiosités rétrospectives ne peuvent que s’en réjouir. Mais en est-il moins vrai que ces hors-d’œuvre compromettaient toujours, lorsqu’ils ne le détruisaient pas absolument, l’effet expressif, que peut et doit produire l’œuvre d’art par l’accord harmonieux de la pensée et de la facture dans la présentation vraisemblable et logique du sujet ?

En 1476 fut donné ce tournoi célèbre, la Giostra. Le beau Julien, amoureux déclaré de la belle Simonetta Vespucci, fut vainqueur à son tour. Les admirables Stanze que cette fête inspira à Politien marquent une date inoubliable dans la rénovation de la poésie italienne. Elles n’ont pas moins d’importance pour l’histoire de la peinture. Dans une langue vraiment nouvelle, moderne et d’artiste, à la fois musicale, plastique, pittoresque, Politien ressuscitait les plus attrayantes visions de beauté dont s’étaient enivrés les poètes antiques. Ses évocations, nettes et lumineuses, vont servir de thèmes aux artistes. Botticelli, Signorelli, Titien, Michel-Ange, Raphaël, etc., y puiseront à pleines mains. L’Antiquité polythéiste et sensuelle poursuit, à visage découvert, la lutte engagée contre le moyen âge, chrétien et mystique, déjà bien démodé. Laurent bat des mains, Botticelli éclate de joie. Avant que l’un commande, l’autre est prêt à exécuter. Ses fantaisies néo-païennes les plus délicieuses, le Mars et Vénus, le Printemps, la Naissance de Vénus, sous lesquels on pourrait inscrire des vers de Politien, Marulle, Horace, Ovide, qui rayonnent, pêle-mêle, dans son imagination, furent, probablement, sinon toutes exécutées, au moins toutes rêvées à cette époque. Si pour quelques-unes, la conception définitive ou l’achèvement sont postérieurs, la faute en fut, sans doute, aux événemens tragiques dont la succession rapide troubla les Florentins dans leur quiétude enchantée.

Le premier fut la mort subite de l’héroïne de la Giostra et des Stanze, Simonetta. Il semble que pour toutes ces professional Beauties de Florence, l’Amour et la Mort conspirent fatalement, afin de les transfigurer plus vite en Saintes ou Déesses. C’est une tradition locale, depuis Béatrix Portinari. Les plus beaux éveils de poésie, chez Politien et Laurent de Médicis comme chez Dante et Pétrarque, sont dus au froid toucher de l’aveugle camarde. Trois ans auparavant, en juillet 1475, Albiera degli Albizzi, la reine des fêtes données à Eleonora d’Aragon, au sortir d’un bal triomphal, avait été emportée par la fièvre. Politien l’avait pleurée en beaux vers. Il pleura naturellement Simonetta qu’il avait chantée. Avec lui pleurèrent Laurent et Botticelli. Le sourire divinisé et l’immortelle élégance de l’héroïne des Stanze et des Sonetti allégèrent et illuminèrent les sveltes et gracieuses figures du Printemps, des Vénus, des Filles de Jéthro.

A l’heure même où l’image tendrement funèbre de la belle disparue hantait et inspirait l’homme d’Etat, l’humaniste et le peintre, un événement public, bien plus grave, changeait brutalement le cours de leurs pensées. Le 26 avril 1478, jour de Pâques, éclatait, dans la cathédrale, le complot des Pazzi. Julien tombait sous le poignard des assassins. Laurent ne leur échappait qu’à grand’peine. Sa popularité, naturellement, s’accrut de toute l’horreur de l’attentat. Le jour même, on vit l’archevêque de Pise et ses complices pendus aux murs du Bargello. Botticelli fut chargé d’y fixer, ad exemplum, suivant l’usage, leurs effigies. Son jeune camarade, Léonard de Vinci, fit le croquis d’un des suppliciés. Sous l’effroi de cette catastrophe. Politien laissa tomber sa plume, et Botticelli retourna, contre le mur, ses idylles amoureuses et printanières. Laurent, menacé par ses ennemis, à l’intérieur et à l’extérieur, n’eut pas trop de toutes ses ressources politiques, d’activité et de diplomatie, pour leur faire face. On sait par quel coup de tête et d’audace généreuse il alla, seul, à Naples, se mettre entre les mains du roi, son pire adversaire, et, par son éloquence, s’en fit un allié, suspendant ainsi, pour un temps, les calamités qui menaçaient l’Italie.

A travers toutes ces crises, Botticelli reste son peintre favori. C’est là qu’il faut vraiment admirer l’extraordinaire sensibilité et la constante sincérité du grand artiste. Son idéal de beauté, son idéal féminin, surtout, varie, se complète, s’affine, s’élève, s’anime, se réjouit, s’endolorit, sous le coup de ses émotions personnelles et des émotions publiques avec une vivacité croissante. Nous ignorons, par malheur, les détails de sa vie privée, sentimentale et passionnelle. Les documens nous disent seulement que cette existence, en apparence, resta toujours très simple, dans la maison paternelle, en un milieu bourgeois. Son père est tanneur, son frère aîné courtier, un autre orfèvre. Célibataire obstiné, il vit avec eux, entouré d’une ribambelle de neveux et de nièces, qui lui fournissent des modèles de tout âge pour les bambins potelés, les ragazzi joyeux, les giovinotti éveillés, les Anges, attendris ou pensifs, dont il peuple ses tableaux. A mesure que son esprit s’aiguise et s’enrichit, dans le milieu mêlé et suggestif des Médicis, où le scepticisme le plus hardi s’allie au mysticisme ; le plus subtil, où les dieux de l’Olympe ont des adorateurs aussi fervens que le Dieu de l’Evangile, sa conception de la beauté devient plus étendue, plus délicate et plus haute. Un contemporain le signale à ce moment comme l’artiste le plus viril de Florence. Personne, en effet, n’y créa rien alors d’aussi puissamment calme et noble, rien d’une aussi mâle et enchanteresse sérénité que Pallas et le Centaure, la Sagesse domptant la force. Cet étonnant morceau peint pour Laurent, à son retour de Naples, symbolisait sa victoire diplomatique. Par la force et la grandeur de la pensée, par la franchise libre de l’exécution, c’est un chef-d’œuvre. La rayonnante beauté de la Déesse, à la fois si robuste et si délicate, si imposante et si affable, réalise l’union de la grâce florentine et de la noblesse antique, avec une aisance et un charme qu’on n’a point dépassés.

Son séjour à Rome (1481-1483) où il prit part, comme directeur, semble-t-il, avec Cosimo Rosselli, Perugin, D. Ghirlandajo, Signorelli, Pinturicchio, à la décoration de la Sixtine, en le confirmant dans ses tendances, détermina chez lui une évolution plus originale encore. La majesté des ruines antiques, le contact des lettrés romains, le spectacle des magnificences et des corruptions pontificales exaltèrent jusqu’à la souffrance ses insatiables curiosités et multiplièrent en lui les inquiétudes du rêve et de la pensée. Il devient plus studieux, plus grave, préoccupé de morale et de religion. Aucun de ses rivaux, plus paisibles et plus pondérés, n’apporta, dans ses narrations tranquilles, la grâce idyllique, la variété d’expressions et de types, la grandeur tragique, l’émotion et le mouvement dramatiques qu’il mêla, d’une verve puissante et libre, dans les tumultueuses épopées de la Jeunesse de Moïse, du Châtiment des Révoltés, de la Purification des Lépreux. Signorelli, Michel-Ange, bien d’autres s’en souviendront. Vasari, au siècle suivant, peintre officiel et courtisan, ne comprendra rien aux anxiétés et aux sincérités de ce bonhomme naïf, qui mourra, infirme et misérable, après avoir été si célèbre et gagné tant d’argent. A travers ses dédains, on devine la vérité, sous les traditions qu’il recueille sans contrôle. « A Rome, dit-il, ayant acquis, parmi tant de concurrens, la plus grande renommée, il reçut du Pape une grosse somme d’argent. Mais il la mangea et dépensa tout entière, à la fois, dans cette ville, vivant au hasard, suivant sa coutume, et dès que son travail fut achevé et découvert, il s’en revint de suite à Florence ; et là, en persona sofestica qu’il était, se mit à commenter une partie de Dante, et représenta l’Enfer, travail auquel il consacra tant de temps qu’il ne travailla plus, ce qui fut pour lui cause de désordres infinis dans sa vie. » Il ne travailla plus ! L’erreur est un peu forte, car c’est précisément de 1483 à 1500, que, s’échelonnent ses œuvres les plus caractéristiques.


V

A Florence, en 1182, los artistes retrouvèrent Laurent et ses, amis en plein amour pour la beauté plastique, la nudité, fière ou élégante, telle que les fragmens de marbre et de bronze recueillis par les archéologues, commentés par les humanistes, la leur représentaient, dans sa grâce ou son élégance, sa souplesse, ou sa majesté. Le Médicis remplissait son jardin de sculptures anciennes et nouvelles et dirigeait l’activité de ses protégés, artistes et lettrés, dans un esprit croissant de dilettantisme païen et aristocratique. Toutefois, cette petite cour raffinée et surexcitée, incrédule et railleuse, qui s’agitait autour de lui, restait un monde exceptionnel. Dans la bourgeoisie et le peuple, malgré l’indifférence générale, on trouvait encore nombre d’esprits, naturellement libres ou noblement réfléchis, qui gardaient, avec les regrets de la liberté perdue, un fonds résistant de convictions morales, prêtes à renaître, et d’inquiétude intime, en face d’un amollissement et d’une décomposition des mœurs, qui menaçaient les traditions de dignité personnelle et familiale, de patriotisme énergique et lier, auxquelles l’ancienne république, malgré toutes ses agitations, avait dû sa force et sa prospérité.

Or, en cette même année 1482, arrivait à Florence, pour y prêcher, un moine de Ferrure, Jérôme Savonarole. Sa parole, rude et franche, son langage simple et imagé n’eurent d’abord aucun succès auprès de ce public railleur et sceptique. Tous les applaudissemens allaient au Frère Mariano, protégé des Médicis, avec lequel Laurent discutait théologie, à ses heures, comme il discutait philosophie avec Ficin ou Pic de la Mirandolo, philologie, archéologie, poésie avec Politien et les frères Pulci. Nous savons par Politien quelles étaient les qualités édifiantes de cet apôtre humaniste : « Je suis tout oreilles à sa voix sonore, à ses paroles choisies. Je distingue l’habileté des incises, je saisis la construction des périodes, je suis ravi par les cadences harmonieuses ; etc. » Fra Mariano avait toutes les qualités d’un excellent rhétoricien, bel acteur, beau diseur. Il déclamait à merveille les vers latins et grecs, les citations d’auteurs païens, dont il émaillait ses sermons. On se croyait encore ; dans un banquet philosophique et littéraire, sous les ombrages de Careggi. L’église était une succursale de la chapelle où les néo-grecs rallumaient des lampes devant le buste de Platon.

En attendant que Savonarole eût pris conscience de sa force et de sa mission dans ses rapports avec la population plus naïve de la banlieue toscane et de la Lombardie, la grande fête put continuer, publique ou privée, sans interruption. Le journal du bon épicier Luca Landucci, nous en dit long sur ce sujet. Nul événement intérieur ou extérieur, nul passage d’étranger notable, qui ne soit prétexte à de fastueuses réjouissances. Souvent aussi des événemens intéressans pour les arts : « Le 21 juin 1483, on plaça, dans un tabernacle d’Orto San Michèle, ce saint Thomas devant Jésus, en bronze. C’est la plus belle chose qu’on y trouve, et la plus belle tête du Sauveur qu’on ait encore faite, de la main d’Andréa del Verrocchio. » Le brave boutiquier a bon goût. En effet, tandis que ses élèves, à Rome, montraient les résultats de son enseignement, l’illustre sculpteur et peintre, dans son atelier, le plus fréquenté de Florence, avait achevé un ouvrage magistral. Déjà, en 1476, dans son David, si nerveux et alerte, il avait montré la beauté de l’adolescent, fière et gracieuse, mais un peu grêle dans son élégance, telle que la comprenait la société mondaine, telle qu’elle s’affirmait dans les bustes et portraits des jeunes Médicis et de leurs compagnons. Dans sa Décollation de saint Jean-Baptiste, au Baptistère, d’une mise en scène si pathétiquement réelle, d’une exécution à la fois vivace et précise, il avait, à côté de cette beauté juvénile dans les trois écuyers, montré la beauté virile, plus ferme et plus mûre, la beauté en action, brutale dans le bourreau nu, passionnée dans les deux chevaliers, noble et calme dans le Saint agenouillé. En même temps, dans son buste pensif de la Femme aux fleurs, et dans ses Madones de Santa Maria Nuova et d’ailleurs, il avait fixé le type de la Florentine intelligente, cultivée, dignement affable. Et sur tous ces visages de femmes et d’adolescens, comme sur ceux des Anges dans la peinture du Baptême du Christ, flottait déjà cet attirant, ce mystérieux sourire qui immortalisera les œuvres de son illustre disciple, Léonard de Vinci. La vérité est que le sourire léonardesque vient de Verrocchio. Le groupe de Jésus et de Saint Thomas réalisait un idéal plus complet encore. La beauté virile s’y présente, avec une noblesse, une aisance, une intensité d’expression qu’on ne dépassera guère. Ce chef-d’œuvre fut l’adieu du grand maître à sa patrie. Verrocchio partit, quelques jours après ; pour Venise. La République l’y appelait pour exécuter l’autre grand chef-d’œuvre de la Renaissance, la statue équestre de Colleone dont il avait achevé le modèle deux ans auparavant ; il n’en devait pas revenir. En même temps, son élève favori, Léonard de Vinci, sans emploi dans son pays, s’expatriait à Milan. Le champ restait libre à ces jeunes maîtres, Botticelli, Pérugin, L. Signorelli, D. Ghirlandajo.

De ces quatre grands artistes, c’est toujours Botticelli, plus mêlé à la société littéraire et mondaine, d’une imagination plus vive qui apportera dans l’expression de la forme et de la physionomie humaines, le plus de sensibilité, toujours sincère et grave, avec un fond grandissant de mélancolie, tantôt demi-souriante, tantôt abattue, parfois un peu morbide, et qui finit par s’exaspérer jusqu’à la douleur poignante et criante. La suite des chefs-d’œuvre religieux et profanes qu’il exécute durant dix années, porte partout cette marque d’inquiétude subtile et hautaine, et les nobles créations qu’il évoque, s’y offrent avec l’irrésistible attrait d’êtres supérieurs et rares, et qui vont bientôt mourir. Pour Laurent, ou pour l’un de ses cousins, s’achèvent l’incomparable, le mystérieux Printemps et la Naissance de Vénus, pour Fabio Segni, la Calomnie, pour les Tornabuoni, Giovanna et les Vertus ; dans les églises, à S. Spirito, à S. Barnabé, la Vierge entre les Saints, au couvent de Castello, l’Annonciation, etc. Dans les scènes païennes, comme dans les scènes chrétiennes, la figure féminine, habillée ou nue, transposition évidente de figures réelles et proches, distinguées et pensives, prend un caractère de plus en plus délicat et soucieux qui va tourner à la souffrance et au désespoir. La Vénus elle-même, et les Trois Grâces, dans leurs élégances sveltes et sous leur lent sourire, sont des déesses désillusionnées, l’Annonciation, la dernière en date (1490) des scènes évangéliques, marque déjà, par l’accentuation passionnée, l’ampleur agitée, la solennité anxieuse des gestes et expressions dans le duo silencieux des deux interlocuteurs, la Vierge et l’Ange, un pas de plus vers la violence dramatique. Nous touchons, en effet, aux catastrophes. Savonarole est rentré à Florence, la foule tremble et pleure aux imprécations de ses lèvres brûlantes contre le paganisme ressuscité, à ses objurgations prophétiques de se repentir et de s’humilier avant l’arrivée du messager de Dieu, du Vengeur étranger. Laurent de Médicis va mourir, Charles de France s’apprête, avec son torrent de gens d’armes, à descendre des Alpes.

Durant cette période, les confrères de Botticelli, praticiens plus paisibles, esprits moins agités, ne semblent point, avoir recherché les faveurs de Laurent. Luca Signorelli, par exception, reçoit la commande d’un Triomphe de Pan et, dans cette composition superbe, à l’inverse de Botticelli, il accentue, en vigueur et santé, le caractère calme de ses nudités puissantes. Sa virilité majestueuse s’exerce plus volontiers en de nobles figures de saints et de saintes, en attendant qu’elle éclate dans les épopées d’Orvieto avec une maîtrise victorieuse et sereine que les formidables visions plastiques de Michel-Ange, son admirateur, malgré leur sublimité savante, ne pourront faire oublier. Pérugin, merveilleux ouvrier, mais âme froide, satisfait d’avoir donné, dans sa Remise des clefs à saint Pierre, son chef-d’œuvre exemplaire d’une composition harmonique et expressive et d’une exécution impeccable, incline déjà à faire commerce lucratif et monotone de ses vierges candides et de ses saints extatiques. Ghirlandajo, en revanche, simplement fidèle à la grande tradition, naturaliste et morale, de Fra Angelico, Masaccio, Lippi, à celle qu’à la même heure, l’honnête et beau poète, le vieux Gozzoli, continue de représenter à Pise, sur les murs du Campo Santo, s’enhardit dans son amour simple et sain de la beauté pleine et heureuse. Il accumule, avec une fécondité joyeuse, des séries d’œuvres où l’impression reçue de l’Antiquité n’apparaît que pour donner à ses figures, hardiment vivantes, plus de franche aisance dans les attitudes et les gestes, plus d’humanité durable et communicative dans les expressions. C’est de 1482 à 1484, dans la Collégiale à San Gimignano, l’exquise légende de la petite servante, Santa Fina, en même temps qu’à Florence les décors historiques du Palazzo Vecchio. C’est en 1485, à Santa Trinita, dans la chapelle Sassetti, les épisodes grandioses de la Vie de saint François. C’est, de 1485 à 1490, à Santa Maria Novella, les légendes de la Vie de la Vierge et de la Vie de saint Jean-Baptiste superposées sur les hautes parois du chœur, aux frais des Tornabuoni. Ces dernières et magnifiques scènes sont, assurément, le spectacle le plus complet d’une société active, intelligente, luxueuse, que jamais peintre d’histoire, sous prétexte de pieuses légendes, ait fixé pour le plaisir et la curiosité de la postérité. Néanmoins, il faut bien reconnaître que cette cohue de personnages réels, reléguant au second plan les acteurs du drame idéal, ne s’y trouvait point en sa vraie place, et qu’une telle promiscuité d’édification et de mondanité n’était faite, ni pour jeter dans l’âme une émotion de piété sincère, ni pour donner aux yeux une impression d’art harmonique.

Comment donc s’étonner que Savonarole, rappelé en 1489 à Florence par Laurent lui-même, déjà souffrant et blasé, ait voulu mettre fin à ces profanations ? Le moine en souffrait d’autant plus cruellement qu’il aimait et comprenait supérieurement les arts, qu’il en connaissait et appréciait toute la valeur, éducatrice ou corruptrice. Dans ses sermons en chaire, de 1489 à 1492, avant la mort de Laurent, le passage de Charles VIII, l’expulsion des Médicis, il n’aborda, semble-t-il, cette question vitale pour les Florentins qu’à la dérobée, en passant. Mais, dès lors, c’était certainement un sujet fréquent dans ses entretiens familiers au cloître de Saint-Marc, sous le rosier embaumé de Damas. Lorsque la République du Christ fut proclamée, lorsque le Frère prêcheur, dont les prophéties s’étaient accomplies, s’en dut sentir le fondateur responsable, et qu’il réclamait, comme principe de sa politique idéale, une réforme générale des mœurs, il lui fallut bien, sur ce sujet brûlant, exposer en public toute sa pensée. Il le fit avec sa franchise accoutumée, autant de modération que d’adresse, une intelligence élevée et compétente. Dans le carême de 1496, c’est à Jésus-Christ lui-même qu’il donne la parole pour parler aux artistes : « Vous sacrifiez encore à Moloch, c’est-à-dire au diable !… Quelles sont les images qui règnent à Florence ? Dès que les femmes ont marié leurs filles, elles s’empressent de les exhiber avec ostentation, après les avoir arrangées comme des nymphes… Voilà les idoles que vous mettez dans mon temple. Ces images que vous faites peindre dans les églises sont les images de vos dieux, et les jeunes gens disent ensuite en voyant telle ou telle femme : « Voici Madeleine, voici saint Jean… » Si vous saviez ce qui s’ensuit, ce que je sais, moi, vous ne peindriez plus de la sorte… » Bientôt, il revient, il insiste sur le même sujet, en termes moins généraux, comme un homme qui s’est occupé pratiquement de la matière : « Les figures représentées dans les églises sont le livre des enfans et des femmes. Il faudrait donc avoir plus de scrupule que les païens. Les Egyptiens ne laissaient peindre rien d’inconvenant. On devrait, d’abord, enlever les figures déshonnêtes, et, ensuite, ne pas admettre des compositions qui provoquent le rire par leur médiocrité. Il faudrait que, dans les églises, les maîtres distingués peignissent seuls et qu’ils représentassent uniquement des choses honnêtes. »

L’année suivante, il arrive à la discussion de principes, et développe sa pensée sur la beauté, pensée de source platonicienne et chrétienne, éclairée par l’expérience, dans un milieu d’artistes pratiquans : « La beauté ne consiste pas seulement dans les couleurs. C’est une qualité qui résulte de la proportion et de la correspondance des membres et des autres parties du corps. Vous ne trouverez pas qu’une femme est belle parce qu’elle a un beau nez et de belles mains, mais parce que tout chez elle est bien proportionné. D’où vient donc cette beauté ? Si vous regardez bien, vous verrez qu’elle vient de l’âme. En effet, dès que l’âme a disparu, le corps devient pâle et méconnaissable ; il a perdu sa beauté. De même, quand un artiste peint une figure d’après nature, son ouvrage est toujours moins beau que son modèle. Malgré tout son mérite, il ne peut donner à sa peinture la vie que contient la nature, car l’art ne saurait révéler complètement la nature. » On voit de reste que le prêcheur généreux partage l’enthousiasme de ses contemporains pour les représentations plastiques et pittoresques de la beauté. S’il veut les ramener vers l’idéal sain et moral qui avait été celui de Giotto, c’est toujours par le naturalisme dont les excès seuls alarmaient sa piété. Il ne cesse d’y revenir, il retrouve, dans son admiration pour la nature, les élans poétiques de saint François d’Assise : « Dans les choses essentiellement harmonieuses, la beauté, c’est la lumière… » Tous les conseils qu’il donne aux artistes sont ceux qu’ils recevaient dans leurs ateliers. Dans le couvent modèle qu’il voulait fonder devaient être établis, comme dans ceux du moyen âge, des ateliers et des écoles pour les peintres et sculpteurs.

Quoi d’étonnant que, parmi la foule qui, durant huit années, s’écrasa, tremblante et pleurante, autour de sa chaire, les artistes fussent toujours au premier rang ? La liste de ces convertis est aussi longue que glorieuse. L’accomplissement de ses premières menaces avait allumé, au front du moine, une auréole de prophète éblouissante et irrésistible. Dans ces sermons de 1496 l’accent vainqueur retentit avec des éclats de trompette, et l’enthousiasme éclate en allégories terribles ou charmantes, en images formidables ou consolantes, d’une vivacité et d’une couleur propres à exalter des artistes. Ces ardentes visions, en effet, vont les inspirer, elles les inspirent déjà. L’un des artistes les plus mondains de Florence, l’un de ceux qui vivaient dans ce monde « où l’on ne croyait quasi à rien au-dessus de son toit… où l’on portait tant de musc, tant de parfums, avec tant de magnificences, élégances et galanteries, qu’on s’envolait par l’imagination sans avoir d’ailes, » nous a raconté lui-même sa conversion. Bettuccio, miniaturiste et musicien, était un des plus enragés parmi les enragés, gli Arrabiati, amis des Médicis, dévots du paganisme, hostiles au moine. Un jour, une grande et belle dame, admiratrice de Savonarole, le décide à l’accompagner à Santa Maria del Fiore. Il s’y sent mal à l’aise, entouré d’œillades défiantes, au milieu d’une multitude fanatique. Inquiet, sceptique, ironique, il veut s’évader ; on le retient. Mais voici le moine en chaire : il parle, il crie, il tonne, et c’est un tel défilé de visions sublimes évoquées devant les yeux par la musique retentissante de son verbe sonore, ce sont de tels coups frappés à plein dans l’âme par des échos douloureux et inattendus des grandes voix oubliées, celles des Prophètes et du Christ, que Bettuccio « se sent plus mort que vif, » court s’enfermer chez lui, laisse là son luth et ses pinceaux, et, quelques jours après, s’agenouille devant Savonarole on le suppliant de lui passer la robe de moine. Pour l’obtenir, il accepte un dur noviciat comme infirmier et fossoyeur dans un hôpital.

L’histoire de Fra Benedetto est celle de deux fils d’Andréa della Robbia, de Baccio della Porta (Fra Bartolommeo) qui, lui aussi, pour un temps, abandonne la peinture. Les autres, Botticelli en tête, le plus passionné de tous, Pérugin, Lorenzo di Credi, Andréa della Robbia, Ferrucci, Baccio di Montelupo, A. Sansovino, Giovanni della Carniole, le graveur Baccio Baldini, humiliés aussi devant le réformateur, continuèrent, néanmoins, à travailler, mais dans d’autres sentimens.

L’entraînement et la séduction étaient si grands que les artistes, dépouillant tout amour-propre et souci de gloire, furent les premiers à sacrifier leurs propres œuvres, lors des deux autodafés du carnaval, en 1497 et 1498. Le bûcher monumental sur lequel s’opéra le Bruciamento delle Vanità se dressa, chaque fois, sur la place de la Seigneurie. Le matin, une procession d’enfans passait, dans les palais et maisons, faire la quête de ces vanités. Il y en avait sept catégories : 1° vêtemens impudiques ; 2° statues et tableaux indécens ; 3° cartes, dés et autres jeux de hasard ; 4° instrumens de musique lascive ; 5° objets de toilette ; 6° livres obscènes et galans ; 7° masques, déguisemens et autres accessoires de bals et de fêtes. Les objets maudits étaient ensuite rangés sur les sept estrades du bûcher. Un grand nombre d’ouvrages plus précieux que scandaleux, d’un caractère simplement profane, furent sacrifiés, pêle-mêle, avec les impuretés notoires, dans cet élan tumultueux de réaction irréfléchie. Les arts, néanmoins, par une heureuse et naturelle contradiction, jouaient toujours le rôle principal dans ces fêtes iconoclastes. Jamais on n’avait déployé plus d’imagination et de pompe dans l’organisation des processions costumées, des représentations de mystères, des tableaux vivans d’allégories, des orchestres et chants religieux. Chaque compagnie de quartier exhibe ses patrons, « les douze apôtres, en relief, travail admirable, portés par quatre adolescens en costumes d’anges » ou bien « une Assomption sculptée, très belle. » Le plus grand succès fut pour une statuette de Donatello, « un très dévotieux Bambino, droit sur un piédestal d’or, d’une beauté stupéfiante. » Au même instant, des artistes en renom, Baccio della Porta et Lorenzo di Credi, apportent eux-mêmes au bûcher leurs études de nu et leurs compositions profanes.

Chez tous leurs confrères l’influence de Savonarole se manifeste vite et dans le choix des sujets et dans la façon de les présenter. Les épisodes de l’Evangile les plus tristes et dramatiques redeviennent à la mode. On ne vit jamais tant de Descentes de Croix, Mises au tombeau, Lamentations autour du cadavre, Vierges de piété, représentées par des personnages si émus, si pieux et si tendres. C’était pour ces scènes funèbres, dans la Florence meurtrie et repentante, la même passion que, naguère, dans la France ensanglantée par ses discordes civiles et piétinée par les envahisseurs étrangers, où devait subsister longtemps encore, durant sa rapide régénération, l’amer souvenir de ces douleurs. Depuis cette pathétique Mise au tombeau, si mouvementée et si poignante, de Botticelli (musée de Munich) et la Pietà si noblement résignée de Pérugin (musée de Florence) jusqu’au groupe célèbre de Michel-Ange à Saint-Pierre de Rome, quelle série exemplaire de variations sur le même motif exécutées en Toscane ! De même aussi qu’en France, durant nos grandes calamités, sous Charles VI et Charles VII, les populations, affolées et désespérées, se plaisaient aux spectacles ironiques et vengeurs de la Danse des morts, les Italiens, désillusionnés et exaspérés, en présence de tant de corruptions et de hontes, réclamaient, à leur tour, la Justice divine, la Justice infaillible et implacable, et les Jugemens derniers, cette obsession constante, du moyen âge, reparaissent, avec leur mise en scène terrifiante, dans les imaginations et sur les murs des églises.

L’exaltation fanatique qui bouleversait la vie florentine était trop violente et trop absolue pour durer longtemps. Comme tous les apôtres d’un idéal moral et social trop pur et trop parfait pour s’adapter aux exigences fatales de la nature humaine Savonarole tomba vite du piédestal où l’idolâtrie populaire l’avait élevé. L’épopée triomphale s’acheva en lamentable tragédie. Le Prophète, assiégé dans son couvent, emprisonné et torturé, fut enfin brûlé vif devant le Palais-Vieux, le 23 mai. 1498. Comme d’habitude, la foule fut aussi ignoble dans sa vengeance qu’elle avait été imprudente dans son adoration. « Le bourreau, dit un témoin, se livra à des bouffonneries sur le cadavre qui se débattait encore. » L’horreur de ce supplice abject hanta longtemps les imaginations florentines. Longtemps aussi les querelles des Piagnoni (Pleureurs) et des Arrabiati (Enragés), ensanglantèrent les rues et troublèrent les familles. Les artistes, restèrent les plus fidèles au souvenir du réformateur immolé.

Botticelli, surtout, s’enfonça de plus en plus dans ses visions mélancoliques ou tragiques. Mais, s’il est vrai que, durant ses dernières années, pauvre et infirme, survivant démodé et raillé de deux générations diversement passionnées, il cessa tout travail, ce ne fut pas sans avoir fait à l’art un adieu glorieux et touchant. Rien de plus poétique, rien de plus émouvant, que cette admirable composition historique et symbolique de la Nativité, peinte en 1500 (signée et datée en grec), deux ans après la mort de Savonarole. Jamais il n’avait agenouillé, devant une Vierge si émue, des rois plus humiliés et des pasteurs plus naïfs ; jamais il n’avait fait, au-dessus de la masure illuminée par l’Enfant Dieu, danser et se dérouler, d’une allure si allègre et si sereine, la ronde juvénile des anges sourians. Quelle derrière étreinte dans une résignation extatique, de cette Beauté intelligente et sensible, qu’il avait toujours poursuivie ! Et comment ne serait-on pas ému de sa gratitude opiniâtre, rebelle à tous les oublis, résistante à toutes les insultes, lorsqu’on reconnaît dans les Élus rassurés qu’accueillent les anges sous des embrassemens énergiques, les deux patrons successifs qu’il avait tant aimés, Laurent de Médicis et Savonarole, les deux inspirateurs de son œuvre, le païen et le chrétien, réconciliés dans le pardon divin ?

A l’heure où Botticelli peignait ce testament, deux de ses amis, loin de Florence, Luca Signorelli, à Orvieto, Léonard de Vinci à Milan, tous deux grands esprits et grandes âmes, tous deux fortement pénétrés par les graves idées de Savonarole sur la dignité de l’Art, proclamaient aussi, définitivement, par la Cène et le Jugement dernier, l’union désormais indissoluble de la Beauté antique et de la Beauté moderne, de la Beauté physique et de la Beauté morale, dans l’expression harmonique des caractères généraux et des sentimens permanens de l’humanité. Tous les principes d’observation exacte, d’étude attentive, de vision sincère, qui avaient fait la force des naturalistes, étaient condensés dans ces mâles compositions qui résument tout l’effort du XVe siècle. Le ton était donné, désormais, à tous les peintres d’histoire et de figuration monumentale. Toute la grande génération qui va illustrer à Rome, à Venise, à Parme, dans un triomphe incomparable, la première moitié du XVIe siècle, Raphaël, Titien, Corrège, comme à Florence, Fra Bartolomeo et Andréa del Sarto, sortira de cette rénovation décisive, de cette forte réaction intellectuelle et imaginative. La Renaissance de l’art, compromise un instant par les entraînemens de la pratique scientifique et du dilettantisme mondain, le pédantisme et le maniérisme, a repris, décidément, sa marche régulière sur une route plus large et plus libre.

Celui de tous, pourtant, qui devait conserver et développer jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, l’esprit de Savonarole, fut Michel-Ange. Il avait quatorze ans, lors des premières prédications, vingt-trois lors du supplice, l’âge où l’on est fortement, et pour la vie, pénétré par de telles émotions. Dès lors, la Bible et l’Évangile, la Bible surtout avec Dante, furent ses conseillers fidèles. Les inquiétudes sublimes, qui ne cesseront d’agiter, jusqu’à la mort, dans une aspiration anxieuse et héroïque pour la Vérité et la Beauté, son génie insatiable de souffrir et de créer, s’éveillèrent le même jour dans le jardin des Médicis chez l’étudiant des sculptures antiques et dans le couvent de Saint-Marc, chez l’auditeur des citations prophétiques. Absorbant en lui la science souveraine de Léonard, la sensibilité fière et douloureuse de della Quercia, Donatello, Botticelli, l’imagination visionnaire et mâle de Signorelli, il s’assimila toutes leurs qualités et les développa avec une telle fougue de transformation personnelle que son œuvre formidable et stupéfiante semble, au premier abord, une éclosion spontanée, due à quelque unique et gigantesque miracle.

Néanmoins, de même qu’on peut démêler, dans son exécution, l’influence d’artistes précédens, on doit retrouver, dans sa conception, celle de Savonarole. Les majestueux prophètes, méditant, écrivant, menaçant, aux voûtes de la Sixtine en 1509, ne sont-ils pas ces Jérémie, ces Ezéchiel, ces Isaïe, dont l’éloquence évocatrice du Dominicain faisait revivre les figures grandioses en même temps que retentir les lamentations et les malédictions aux yeux et aux oreilles des Florentins ? Savonarole eût reconnu sans doute en eux, dans leurs attitudes énergiques, dans leurs gestes violens, ses propres attitudes et ses propres gestes, toutes ses concentrations et ses explosions de colère contre le vice et le mal. Peut-être aussi, dans les beaux enfans qui entourent, parfois presque gaîment, tous ces penseurs consternés ou révoltés, eût-il retrouvé la jeune troupe d’innocens dont il aimait à se faire suivre. Aurait-il, de même, trente ans plus tard, en 1541, pardonné aux Élus du Jugement dernier l’agitation et l’étalage de leurs nudités athlétiques, en faveur du Christ justicier, du vengeur implacable qu’il n’avait cessé d’annoncer ? En tous cas, même alors, dans la forte unité de la mise en scène, dans la simplification virile des formes, dans l’absence d’accessoires distrayans, dans l’harmonie austère d’une couleur atténuée, il eût constaté la persistance des modifications profondes apportées dans la conception de la Beauté, par le réveil général des simples et fortes traditions du moyen âge, dont il avait été l’initiateur le plus hardi. Sur ce terrain, du moins, le sang du martyr n’avait pas inutilement coulé.


GEORGES LAFENESTRE.