La Crise des campagnes et des villes

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La Crise des campagnes et des villes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 859-889).
LA CRISE DES CAMPAGNES
ET
DES VILLES

Nous traversons une crise, et cette crise est double. Un mal en a engendré un autre. Les campagnes se vident. Certes, ce n’est pas d’aujourd’hui que les habitans des districts ruraux quittent leur canton ou leur village pour aller loin de leur milieu tenter fortune dans quelque direction nouvelle. Depuis que le monde est monde, ou peu s’en faut, les cultivateurs, en proportions variables selon les temps et les contrées, n’ont jamais cessé de se faire citadins. On peut même soutenir que, dans les premiers âges, les villes ne comprenaient que des laboureurs, comme on disait jadis, dont les occupations agricoles peu à peu cédèrent le pas à d’autres genres d’activité, car il est à présumer qu’il a fallu attendre des siècles pour voir surgir des villes du type moderne. Toutefois cette émigration des travailleurs des champs vers d’autres carrières, a pris à notre époque une ampleur si extraordinaire et semble si loin de s’arrêter, qu’elle constituerait déjà, à elle seule, un fait nouveau et presque tragique.

Mais les campagnes ne se dépeuplent que pour aller grossir les agglomérations urbaines ou industrielles, également révolutionnées. Partout ce sont des localités qui s’emplissent et débordent, comme elles n’auraient jamais pu le faire par leur seule croissance interne, qui déchirent leur ancienne ceinture et changent d’aspect à vue d’œil, au point que ceux qui y ont toujours vécu, ont peine parfois à s’y retrouver. Ici, c’est le fourmillement d’êtres humains entassés les uns sur les autres. Ailleurs, ce sont des quartiers neufs qui s’élèvent, mais pour rester à moitié vides, parce que l’on a trop poussé la construction. Partout, c’est, du plus au moins, un mouvement d’expansion saccadé, aveugle, le désarroi résultant du caractère impétueux et soudain de cette invasion d’un nouveau genre, que ni les pouvoirs publics, ni les particuliers n’avaient vue venir à temps, et pour laquelle ils n’étaient pas préparés.

Des doléances amères retentissent dans les campagnes. La gaîté et l’entrain s’y font plus rares, les capitaux dont elles auraient besoin suivent le flot migrateur ; mais cette perturbation n’affecte pas moins gravement les villes, où se multiplient les sans-travail, dont la plupart ont en perspective des destinées plus tristes que celles des plus mal partagés d’entre les agriculteurs.

Cette rupture de l’ancien équilibre démographique entre les campagnes et les villes, avec ses profondes et multiples répercussions sur le bien-être général, constitue, à n’en pas douter, un des événemens les plus caractéristiques de ce siècle finissant, qui ne nous a pourtant pas épargné ses surprises. On peut même se demander si jamais il s’est produit, dans la structure intérieure des nations, des changemens aussi considérables.

Un tel spectacle provoque la réflexion. À cette heure où des romanciers s’en inspirent et en émeuvent leurs lecteurs, à force d’en avoir été saisis eux-mêmes, il serait étrange que le côté sociologique de ce grave problème ne sollicitât pas particulièrement l’intérêt. C’est ce côté-là du sujet que nous voudrions considérer aujourd’hui, mais on voudra bien nous permettre encore une remarque avant d’entrer dans le vif du sujet.

Il est très ordinaire d’entendre opposer les termes de « campagnes » et de « villes », comme s’ils représentaient une alternative absolue, deux pôles entre lesquels l’option fût forcée. Il n’en est pourtant pas ainsi et les choses ne se présentent point avec ce degré d’opposition tranchée. En réalité, bien des gens cessent d’appartenir à la classe agricole sans aller se fixer dans des centres, sans devenir des citadins. Ils s’embauchent dans des usines rurales, ils entrent dans les mines, les entreprises de transport, les services de l’État, tels que police, postes, douanes, enseignement public, ou encore ils restent au village, mais en changeant d’outils, en remplaçant l’agriculture par d’autres occupations, devenant, par exemple, petits industriels, artisans ou boutiquiers, gérans de domaines ou domestiques d’intérieur dans les familles de la région. Et, à l’inverse, combien ne se trouve-t-il pas, sinon dans les capitales, du moins dans les villes de province, de véritables paysans, vivant du travail du sol ? Or, que penser, au point de vue de notre classement, de ces anomalies si fréquentes ?

Pour nous, nous croyons qu’elles se résoudront d’elles-mêmes si, dans la détermination qui nous occupe, on part, non pas de la notion du domicile, mais de celle de la profession. Il est évident, en effet, que l’on est campagnard ou citadin à raison surtout du genre de travail auquel on s’adonne et non de la localité que l’on habite. À ce compte, au lieu de mettre en opposition, d’une manière générale, la campagne et la ville, il sera plus juste de distinguer, d’un côté, l’exploitation du sol, et, de l’autre, les occupations d’un autre ordre.


I

La perturbation démographique que nous traversons provient de ce que, de plus en plus, les populations rurales délaissent leur état et affluent vers les centres ; voilà le fait, mais comment l’expliquer ? « Heureux, s’écriait Virgile, dans le passage fameux où déjà il prenait la défense des campagnes menacées de la défaveur publique, heureux qui peut connaître les causes des choses ! » Ici les causes sont manifestes. Il n’est personne à qui il ne soit arrivé, par son expérience personnelle, d’en saisir au moins quelques-unes. Cependant elles sont multiples, elles s’enchevêtrent de mille manières, et il faut un certain effort d’analyse pour les démêler.

A la réflexion, il apparaît tout de suite qu’il en est de deux sortes : les unes qui sont de tous les temps, qui tiennent à la nature même des champs et de la ville ; les autres qui se rattachent aux circonstances particulières de notre époque. Les villes exercent sur l’esprit du campagnard une sorte de fascination d’une nature spéciale. C’est le séjour de l’élégance. Les gens y sont bien mis, toujours en toilette. Ils savent sans doute marcher, mais ils préfèrent souvent se faire transporter à leur aise. Depuis peu, le tramway a réalisé l’idée de la voiture du peuple, pour toutes les bourses ; mais voici venir encore la bicyclette et l’automobile. Et quelles splendeurs que celles des cités modernes ! Des maisons élégantes, à grandes fenêtres, entourées de balcons et de terrasses ; des édifices publics de toute sorte, églises, théâtres, bâtimens administratifs ; des boutiques aux luxueuses devantures ; la féerie des lumières s’allumant le soir, le long des grandes artères dessinées au cordeau ; hors ville, de coquettes résidences, dans leur cadre de verdure et de fleurs ; de tels tableaux séduisent les imaginations, et ceux qui ne les ont pas contemplés en rêvent autant que ceux qui en ont été hypnotisés.


On dit qu’on y voit tous les jours,
Ni plus ni moins que les dimanches,
Des gens s’en aller sur le cours,
En habits neufs, en robes blanches.


Après ces visions enchanteresses, que l’imagination, incessamment, va encore colorer et parer de toute sa fantasmagorie, faut-il s’étonner si l’habitant des campagnes éprouve quelque dépit à reprendre sa place dans la modeste maison de ferme noircie par l’âge, réclamant au moins quelques soins de propreté que la crainte de la dépense a déjà fait ajourner bien souvent ? Le voit-on se remettant à circuler dans les ruelles tortueuses et étroites du village, avec les fumiers et les creux à purin en bordure ? Pour certains esprits, c’en est trop ; et de fort braves gens ont comme le sentiment de se débattre sous une malédiction du ciel.

Les villes sont, en outre, aux yeux de la masse paysanne, le lieu où l’on s’amuse. Veut-on des fêtes et des divertissemens, c’est là qu’il faut aller. Que le villageois, une fois ou l’autre, assiste même de loin à l’une de ces joyeuses occasions, il en gardera un souvenir ineffaçable. D’ordinaire, il est vrai, il ne connaît ces choses que par le bruit public, par les récits des journaux ou l’écho des conversations, mais cela même est assez pour lui faire venir l’eau à la bouche. Sont-ils heureux, fortunatos nimium, ces citadins ! Leur vie n’est pas monotone et nue. Ils n’ont que l’embarras du choix entre les plaisirs, et encore beaucoup de ces divertissemens ne leur coûtent-ils rien, étant offerts au public par les autorités ou par des sociétés particulières, en sorte que les pauvres y ont part comme les riches.

Les travaux de ville, se dit-on encore, sont autrement moins rudes que ceux des champs. Ils n’exigent pas cet énorme effort musculaire qui fait de celui qui s’y livre une sorte de bête de somme. Et de plus, ils sont de courte durée. L’atelier ou le bureau ferme à heure fixe, et de plus en plus, en tout pays, il reste fermé le dimanche. Le citadin peut ainsi disposer d’une partie de son temps : précieux privilège, que le cultivateur est loin de goûter au même degré ! Sans doute, il a bien, pour sa part, la longue saison morte et certaines périodes de détente et de loisir relatif ; mais, pendant les beaux mois, levé dès l’aube, il ne s’arrêtera qu’à la nuit, accablé par la fatigue et la chaleur. Le dimanche, le bétail réclame les mêmes soins que les autres jours, et puis ce sont les semailles qui pressent, ou les récoltes qu’il faut serrer sous la menace de la pluie. Le cultivateur est, de la sorte, l’esclave de la glèbe. Ses récréations sont rares ; et l’on ne saurait d’ailleurs souhaiter qu’il en fût autrement, car, à se faire coureur de fêtes ou pilier de cabaret, il aurait vite consommé sa ruine.

Cependant bien d’autres réflexions se pressent encore dans l’esprit du campagnard.

A la ville, les richesses abondent, et, avec elles, les occasions de gains. Un homme intelligent, ayant l’œil ouvert, trouve facilement, dans un centre où se traitent chaque jour tant d’affaires, le moyen d’améliorer sa position. Il y a pour lui des imprévus. Il n’est pas condamné à rester, du berceau à la tombe, dans la même ligne professionnelle, rivé à la même besogne, tournant dans le même cercle. Il peut, sans passer pour un rêveur ou un visionnaire, escompter un peu la chance. Arrive-t-il que ses occupations cessent de lui apporter les encouragemens légitimes, il aura cette ressource d’en chercher d’autres, ou tout au moins d’ajouter quelque corde à son arc.

Mais ce qu’envie le colon des champs dans la situation de l’habitant des villes, c’est moins peut-être le bénéfice d’heureuses aubaines, de petits coups de fortune, dont on n’est d’ailleurs jamais sûr, que l’avantage de recevoir un salaire régulier, d’obtenir la récompense certaine de ses efforts. Que de fois n’est-il pas frustré, lui, habitué pourtant à se contenter de bien peu de chose, dans sa légitime attente ! Il travaille, il fait sa tâche, mais les saisons se suivent sans se ressembler. S’il en est de passables, il en est de désastreuses. Il y a des récoltes qui manquent. Les intempéries, les pluies, la sécheresse, la grêle, la gelée, les para- sites, les maladies du bétail l’attendent. Bien des fois le vers de Saint-Lambert s’est vérifié pour lui :


L’ouvrage de l’année est détruit dans un jour.


Le citadin, dans la majorité des cas, n’est pas exposé à des accidens aussi nombreux ; son bonheur ne dépend pas du temps qu’il fait ; il a moins à débattre avec son baromètre et la météorologie ; il vit mieux.

Faut-il poursuivre le parallèle ? Les gens de la ville se sentent l’objet de certains égards, de certaines attentions, ce qui n’est guère le cas pour ceux de la campagne. C’est qu’une fois débarrassés du vêtement de travail, on les prendrait aisément pour des « messieurs » et des « dames. » Ils ont de quoi causer, car ils voient du monde et savent beaucoup de choses. On ne les tourne pas en ridicule, tandis que les quolibets de plus ou moins bon goût pleuvent sur le rustaud, que désigne souvent sa blouse d’ouvrier, sur ce personnage mal dégrossi, gauche, emprunté, toujours embarrassé de sa personne. Il n’est pas de pays qui n’ait ici son petit vocabulaire plaisant ou grotesque ; les Allemands se délectent du Land Pomeranze, et les Anglais du country cousin. Or, rien ne pèse sur un homme comme le sentiment de son infériorité sociale, comme cette impression qu’il fait partie d’une caste inférieure ou subordonnée.

Un autre point qui entre également en compte, ce sont les facilités que présentent les villes au point de vue de l’éducation de la jeunesse. Les écoles y abondent, de bonnes écoles, bien outillées de maîtres, de livres et de moyens de démonstration, et préparant aux carrières les plus diverses. A la campagne, il faut se contenter de l’école primaire, tout au plus de l’école secondaire ou de quelque chose d’approchant. Que d’enfans, point mal doués, qui eussent voulu s’instruire et embrasser une profession à leur choix, mais à qui cela n’a pas été possible, uniquement parce qu’ils ont eu la malchance de naître dans un district rural.

Tels sont les avantages que les habitans des campagnes discernent dans le séjour des villes. Sans doute, la séduction n’est pas la même pour tous, et il en est qui échappent au vertige. Ils ont aperçu des taches sombres et inquiétantes dans le tableau que nous venons d’esquisser, et quelquefois même ils ont reculé d’épouvante. Le bruit des cités les assourdit et les fait soupirer après la solitude tranquille de la maison de ferme. D’ailleurs, ils aiment le terroir, et les mécomptes qu’ils y trouvent ne les empêchent pas d’en apprécier les avantages à leur juste valeur. Ces natures-là, pourtant, sont l’exception. Ce sont les sages, les esprits mûrs et réfléchis, et les jeunes générations éprouvent, en thèse générale, une certaine peine à les comprendre.

La conclusion de tout ce que nous venons de dire, est-il nécessaire de la tirer en due forme ? C’est que le campagnard, qui par ses sueurs fait pousser le blé dont se nourrissent les hommes, n’est pas traité selon ses mérites. Lorsque le langage courant a voulu opposer aux princes et aux rois, en tant que symbolisant la puissance et la joie de vivre, des êtres infimes, obscurs, qui ne comptent pas et ignorent ce qui fait le charme de l’existence, à qui s’est-il arrêté ? Aux laboureurs et aux bergers, c’est-à-dire aux travailleurs des champs. Il faut en prendre son parti. C’est comme cela.

Eh bien ! non, l’habitant des campagnes n’aura pas toujours la résignation aussi facile. Il y a dans l’humanité une force cachée à laquelle on ne résiste pas aisément. Chacun cherche à s’élever dans l’échelle de l’activité économique et des avantages sociaux. Il règne au fond des âmes, irrépressible, vivace même après les insuccès répétés, ce qu’on pourrait appeler l’instinct de l’ascension professionnelle. Celui qui voit à ses côtés un bonheur qu’il n’a pas connu est porté à se demander comment il y pourrait atteindre, et si les circonstances lui défendent de pareilles ambitions, et qu’il doive se résigner au statu quo, on le verra espérer pour ses enfans ce qui lui a été refusé à lui-même.

Ce besoin, qui pousse l’individu à tenter du nouveau, si quelque occasion se présente pour lui d’améliorer son sort, a paru parfois condamnable. Il est intéressant de rappeler ce qu’écrivait sur ce sujet, en 1698, le chancelier d’Aguesseau : « Tel est, disait-il, le caractère dominant des mœurs de notre siècle : une inquiétude généralement répandue sur toutes les professions, une agitation que rien ne peut fixer, ennemie du repos, incapable de travail, portant partout le poids d’une inquiète et ambitieuse oisiveté, un soulèvement universel de tous les hommes contre leur condition ; une espèce de conspiration générale dans laquelle ils semblent être tous convenus de sortir de leur caractère ; toutes les professions confondues, les dignités avilies ; les bienséances voilées ; la plupart des hommes hors de leur place, méprisant leur état et le rendant méprisable. Toujours occupés de ce qu’ils veulent être et jamais de ce qu’ils sont ; pleins de vastes projets ; le seul qui leur échappe est de vivre contens de leur état. »

Il est manifeste que d’Aguesseau n’avait pas dû saisir, dans le malaise qu’il décrit, les causes profondes qui l’expliquent et l’excuseraient, s’il en était besoin. Il appartenait à une époque où l’on tenait partout pour un axiome que l’homme a sa place fixée d’avance dans la société, que les uns sont nés pour commander, les autres pour obéir, et que c’est une révolte coupable de regarder plus haut que soi. Nous n’en sommes plus là ; nous avons fait aussi quelques progrès dans la connaissance du cœur humain, et nous reléguerions volontiers la théorie de l’illustre chancelier à côté de celle du non moins illustre philosophe Descartes sur l’animal-machine ou sur les tourbillons.

L’immigration urbaine s’est effectuée le plus ordinairement par le bas, dans les couches inférieures de la population citadine. En vertu de la loi de l’ascension professionnelle, il s’y creusait des vides, et c’étaient les campagnards qui venaient le plus souvent les combler. Certains emplois, tels que ceux de gens de maison, leur étaient en quelque sorte dévolus. Ils fournissaient en outre des artisans, des employés des deux sexes, les catégories de fonctionnaires les plus humbles. Exceptionnellement, des fils et des filles d’agriculteurs aisés, ou des sujets favorisés par leurs capacités ou par les circonstances, parvenaient à des positions plus relevées dans le commerce, l’industrie, l’enseignement, ou même les carrières libérales. C’était ainsi une continuelle infiltration des campagnes dans les villes. Et, comme les petits ruisseaux, on s’ajoutant, forment les rivières, ce déplacement de population ne pouvait manquer, à la longue, de produire son effet.

Cependant il est permis d’affirmer que, jusqu’à une époque peu éloignée de nous, puisqu’elle ne remonte guère qu’à trente ou quarante ans, les villes ne drainaient pas les campagnes d’une manière menaçante. Bien qu’ils en subissent en général l’attraction, les agriculteurs, pris en leur ensemble, restaient au village. Les temps étaient, en somme, bons pour eux ; ils gagnaient largement leur vie, et les carrières urbaines qui auraient été propres à les tenter n’abondaient pas. Ils continuaient donc la tradition représentée derrière eux par une longue chaîne d’ancêtres[1]. D’une manière générale, jusque vers le milieu de ce siècle, dans la plupart des pays de l’Europe, les campagnes apportèrent aux villes leur tribut, mais sans se sacrifier elles-mêmes. Or, voici qu’à ce moment tout change. On peut, sans forcer les termes, parler aujourd’hui de la désertion et du dépeuplement des campagnes. La masse de la population tend à s’agglomérer. Les villes reculent leurs anciennes limites, et partout, à côté de la vieille cité, apparaît la cité nouvelle. Quelques centres importans éclosent même sans avoir derrière eux de passé, à l’américaine. C’est une gigantesque révolution qui secoue le monde jusque dans ses fondemens et dont, selon toute probabilité, nous n’avons vu encore se dérouler que la première phase.

Donnons quelques chiffres à ce sujet :

En France, en 1886, la population agricole montait à 17 700 000 âmes ; en 1891, elle tombait à 17 400 000 contre 20 900 000 dans les autres professions.

En Belgique, la profession agricole occupe en 1846, 1 083 601 personnes, soit 24, 98 pour 100 de la population totale, et en 1880 1 199 319 personnes, soit 21,77 pour 100 de l’ensemble. Jusqu’en 1880, la baisse de la population agricole n’a été que relative ; depuis 1880, le chiffre même de la population agricole est en diminution ; il ne monte plus, dans un recensement subséquent, qu’à 1 000 000, soit 16,52 pour 100.

En Suisse, en 1888, la population agricole est de 419 pour 1 000. Les différences entre cantons sont énormes : Valais, 793 pour 1 000 ; Vaud, 491 ; Berne, 448 ; Zurich, 300 ; Neuchâtel, 207 ; Genève, 165.

En Angleterre, en 1851, on comptait 49 pour 100 de population agricole ; en 1880, 40 pour 100 seulement.

En Allemagne, les habitans des campagnes sont moins nombreux en 1885 qu’en 1800 ; en 1872, ils formaient 63,9 pour 100 de la population totale ; en 1885, 56,3 ; en 1890, 52, 96 pour 100 ; à cette heure, ils sont descendus au-dessous de 50 p. 100.

Aux États-Unis, tandis que la population ouvrière des villes montait de 11 216 000 pour la période de 1850-1861 à 23 905 000 pour la période de 1881-1890, celle des campagnes passait de 3 280 000 à 8 215 000, chiffre qu’on eût pu s’attendre à trouver plus fort, étant donnée l’importance des nouveaux territoires colonisés et celle de l’immigration étrangère.

Parallèlement à la diminution des habitans des campagnes, nous avons l’agrandissement énorme des villes anciennes et l’apparition d’un grand nombre de centres nouveaux. Le phénomène le plus frappant ici est la croissance prodigieuse des cités de premier rang, historique ou industriel, mais il est difficile d’en donner une idée précise par les statistiques. Ce qui complique, en effet, ces relevés, c’est le fréquent déplacement des frontières urbaines, qui fait que, lorsque nous parlons d’une ville à différentes époques, en réalité ce n’est pas du même objet qu’il s’agit. Les lignes suivantes de M. D. Pasquet sur Londres[2] nous offrent un exemple typique : c’est celui de la vaste métropole des bords de la Tamise élargissant progressivement son territoire en absorbant chaque fois de nouvelles localités du voisinage : « Ouvrons…, à l’article Londres, le compte rendu d’un recensement de la population anglaise. Nous voyons d’abord que le greffier général distingue deux Londres : 1° Londres intérieur (Registration London, Inner London, London proper), qui a une superficie d’environ 302 kilomètres carrés et une population de 4 411 710 habitans au recensement de 1896 ; 2° le plus grand Londres (Greater London, outer London), qui forme autour de Charing Cross un cercle de 25 kilomètres de rayon. Avec une superficie totale de 1 794 kilomètres carrés, il renferme une population de plus de 6 millions d’âmes.

« Les paroisses de Londres ne sont pas de simples divisions administratives comme les arrondissemens de Paris ; Paris est divisé en arrondissemens, Londres est une association de paroisses. De là vient que le Londonien n’a que rarement pour sa ville un attachement profond ; Londres n’est pas, comme Paris, une personne vivante que l’on puisse aimer. Il n’y a pas d’esprit londonien, pas de patriotisme londonien… On a pu, sans soulever de bien vives protestations, proposer de diviser Londres en dix villes, de la taille de Manchester, chacune avec son Lord Maire et sa corporation municipale. »

Quelque difficulté que présente l’étude du développement des centres populaires, voici pourtant encore quelques chiffres extraits de documens officiels :


1871 1888 1896
Londres 3 317 180 4 282 921 4 433 018
Glasgow 477 156 526 088 63 8198


1866 1876 1896
Paris 1 825 274 1 988 806 2 536 34
Lyon 324 936 342 815 466 028
Lille 154 749 162 775 216 276


1880 1890
Vienne 726 105 1 364 548
Pest 360 531 617 856
Trieste 74 544 154 466


1804 1875 1885 1895
Berlin 175 440 966 838 1 313 287 1 677 304


1875 1895
Hambourg 264 675 625 552


1815 1850 1870 1895 1899
Genève (agglomération) 23 289 37 704 63 519 81 407 99 000

Aux États-Unis, nous trouvons :


Années. Formant ensemble. P. 100 de la population totale.
1790 6 villes de plus de 8 000 habitans 131 472 âmes 3,35
1820 13 — — 475 135 — 4,93
1850 85 — — 2 897 586 — 12,49
1870 226 — —- 8 071 873 — 20,93
1890 448 — — 18 284 385 — 29,20

L’agglomération dénommée aujourd’hui Greater New York (enveloppant entre autres localités la ville de Brooklyn) a passé par les étapes suivantes : 1790, 34 734 ; 1810, 100 775 ; 1850, 660 805 ; 1870, 1 546 293 ; 1890, 2 710 125.

Des chiffres qui précèdent immédiatement ressortent plusieurs faits dignes de remarque :

1° A mesure que nous nous rapprochons de notre époque, et en particulier depuis 1870, le mouvement d’extension des villes américaines s’accroît dans des proportions énormes ;

2° Les petites villes présentent une progressivité souvent plus forte encore, toutes proportions gardées, que les grandes agglomérations ;

3° Dans ce double essor, les Etats-Unis, ainsi que nous le remarquions plus haut, ont précédé l’Europe d’un petit nombre d’années.

Mais quelle est donc cette force mystérieuse qui nous a valu, au cours de ce dernier demi-siècle, la révolution sans précédent dont nous sommes témoins ?


II

Nous avons indiqué des causes générales, qui sont de tous les temps, qui étaient vraies déjà pour nos pères comme elles le sont pour nous, et qui expliquent en partie l’éloignement des occupations agricoles et l’affluence vers les centres. Mais, pour déchaîner la crise où nous sommes, et dont nous ne voyons pas encore la fin, il a fallu d’autres facteurs. Certains faits de date récente ont aussi agi avec force, et précipité l’évolution. Ces facteurs se ramènent à six principaux.

Signalons d’abord l’avènement même de la démocratie. La démocratie, une fois assise, devait produire à son tour des changemens nombreux dans la vie des sociétés, mais pour le moment nous ne voulons considérer qu’un seul aspect de la question : l’apparition dans le monde du gouvernement du peuple par le peuple, et de l’esprit nouveau qui correspond à ce régime. Qui dit démocratie dit égalité, fin des privilèges, revanche souvent brutale des humbles sur les puissans et les favorisés de jadis, et par suite, possibilité pour tous de rechercher les avantages d’une position meilleure. Il a suffi que le vent de la démocratie se mît à souffler pour que, bien vite, un besoin de changement, sans égal dans le passé, se manifestât parmi les hommes. La carrière était grande ouverte à toutes les ambitions, raisonnables ou démesurées ; les entraves qui, dans les lois ou les mœurs, avaient longtemps arrêté la marche en avant, cessaient d’exister ; les couches inférieures de la population relevaient la tête et se sentaient appelées à un avenir à peine entrevu. La démocratie a, en un mot, développé une mentalité particulière ; elle a stimulé chez tous les aspirations au bien-être, l’esprit d’entreprise, l’effort individuel, et, c’est seulement depuis qu’elle s’est établie que ce que nous avons appelé « l’instinct d’ascension professionnelle » a donné toute sa mesure.

Nous citerons en second lieu les progrès de l’instruction populaire.

Il fut un temps où les mots de paysan et d’ignorant étaient synonymes. Or, le progrès de la démocratie a poussé à l’amélioration des moyens d’instruction, et, bien que les campagnes ne marchent jamais de pair avec les villes, elles n’ont pas laissé néanmoins de participer au mouvement. Leurs écoles ont gagné en quantité et en qualité. Par suite de la création des chemins de fer et des tramways, les enfans des campagnards ont pu, dans bien des cas, aller demander à la ville voisine une culture plus avancée. Il n’est pas rare non plus, en certaines provinces, qu’on les fasse bénéficier d’un séjour à l’étranger, soit par voie d’échange entre familles habitant des pays de langue différente, soit autrement. Plus instruits et, par là même, plus portés à faire des comparaisons entre leur état et celui des autres, à éprouver des besoins nouveaux et à souffrir de ce qui leur manque, les hommes oseront aussi davantage. Tel enfant formera des projets auxquels n’eût jamais osé s’arrêter son père et qui, pour son grand-père, eussent semblé pure folie. Le sort en est jeté, il ne restera pas au village. Il avise nombre de carrières auxquelles il estime pouvoir aspirer. Le difficile sera peut-être de faire les premiers pas, de traverser la période d’apprentissage ou de volontariat. Mais la ville n’est plus aussi éloignée qu’autrefois, car les moyens de transport se sont perfectionnés, la vapeur et l’électricité ont singulièrement réduit les distances, et il y a souvent moyen de continuer à vivre à la campagne, tout en travaillant à la ville. Et puis, le désir est ingénieux à se procurer des appuis matériels.

Les familles s’imposent assez volontiers des sacrifices quand il s’agit pour elles d’assurer l’avenir de leurs jeunes membres, d’autant plus qu’en allant gagner leur vie au dehors, ceux-ci feront la place plus large à ceux qui resteront au pays, qu’ils pourront leur faire honneur et leur devenir un appui. Bref, l’école moderne donne des ailes, elle encourage les initiatives et les élans juvéniles.

Un troisième facteur à signaler, c’est le perfectionnement des moyens de transport que nous venons déjà de toucher en passant.

Autrefois, le village était séparé de la ville par un espace qui opérait comme une barrière. Mais il n’en a plus été de même, du jour où les chemins de fer et les tramways se substituèrent à la diligence et à l’omnibus, qui déjà constituaient eux-mêmes un progrès marqué dans les moyens de circulation. Et ne mentionnerons-nous pas aussi ces derniers progrès : la bicyclette, que M. Balfour, l’homme d’Etat anglais, appelait l’autre jour la plus grande invention du siècle, et l’automobile, qui vont précipiter encore la révolution ? Il n’y a eu pendant longtemps que les fleuves que l’on pût comparer à des routes qui marchent ; aujourd’hui, les routes qui marchent sont une réalité, et de moins en moins le piéton résistera à la tentation de se servir des facilités nouvelles mises à sa portée. Aussi assistons-nous à un perpétuel échange de rapports entre les localités de quelque importance et les districts ruraux. Tel village éloigné ressemble même, à certains jours, le dimanche par exemple, à un coin de banlieue. Le campagnard ne se sent plus enfermé dans un monde à part. Il coudoie les citadins, et, pour peu qu’il le désire, les occasions de devenir lui-même un citadin ne lui manqueront pas.

Une quatrième cause de la perturbation actuelle, c’est l’avènement du machinisme moderne ou de la science appliquée. Les hommes de génie qui surent faire de la vapeur une force mise au service de l’homme, ne se doutaient certainement pas de tout ce qui devait en sortir un jour. Ce qui en est sorti, c’est l’industrialisme et ses merveilles. Grâce à la machine à vapeur, les arts utiles ont centuplé leurs forces, produit à des prix réduits et, par là, mis à la portée des couches sociales les plus déshéritées les richesses qu’ils jettent sur le marché. A la fabrique d’autrefois, à l’atelier de dimensions restreintes, a succédé l’immense caravansérail industriel. On a vu se former ces armées d’ouvriers des deux sexes travaillant sous une discipline quasi militaire, et parfois ces autres armées composées d’enfans encore dans l’âge de croissance et qui apportent aussi leur tribut d’efforts, car, dans la production moderne, l’être humain lui-même ressemble à une machine vivante, nécessaire au fonctionnement de la machine de fer, et peut être utilisé de très bonne heure. Et voici que, depuis quelques années, l’électricité, un autre agent moteur, qui est aussi un pouvoir éclairant et calorifique, est apparue, opérant des choses extraordinaires. Déjà de nombreuses industries ne marchent que par elle. Elle actionne les tramways, en attendant de faire mouvoir les trains ordinaires des chemins de fer ; elle illumine nos places publiques et nos demeures ; et demain elle viendra en aide à la houille et au gaz industriel, pour le chauffage et pour la cuisine.

Mais quel est le résultat de cet énorme essor industriel, qui fait couler des Pactoles d’or et peut procurer l’abondance aux territoires les plus dépouillés d’avantages naturels, si ce n’est aussi d’ouvrir des carrières par milliers et centaines de milliers, et des carrières accessibles, non seulement aux ouvriers qualifiés, mais encore à quiconque, à défaut de savoir technique, est doté d’un corps valide ? Il est vrai que les entreprises nouvelles en tuent d’anciennes, que le tramway, par exemple, achève de détrôner le fiacre déjà refoulé par la création des chemins de fer ; mais une innovation heureuse finit toujours par amener une plus forte demande de bras, et le progrès se diversifie à l’infini. Il advient de la sorte que, si les agriculteurs sont mécontens de leur sort, ils n’ont guère que l’embarras du choix pour essayer d’un autre gagne-pain.

Toutefois le machinisme moderne devait en outre les affecter, de leur côté, dans les travaux qui les occupent. Bien que la vapeur et l’électricité tiennent moins de place dans l’économie rurale que dans les autres branches de la production, l’agriculture n’est pas restée absolument en dehors des progrès mécaniques. Elle a aussi ses procédés rapides, qui permettent une économie de bras d’autant plus avidement acceptée que la main-d’œuvre rurale est aujourd’hui fort coûteuse, ruineuse même. Le développement de l’outillage agricole a donc eu, de son côté, cet effet, de relâcher les liens qui unissent le travailleur à la terre, et de le porter à divorcer avec elle.

Une cinquième circonstance propre à expliquer la rupture d’équilibre entre les champs et la ville, c’est ce renchérissement des salaires agricoles auquel nous venons de faire allusion.

En soi, ce phénomène de hausse des salaires agricoles n’a rien que de fort normal et on peut même s’en féliciter. Il fait partie d’un mouvement plus ample qui tend à l’amélioration de la condition des travailleurs dans leur ensemble. La monnaie a perdu de sa puissance d’achat depuis que l’or et l’argent, extraits par des procédés perfectionnés et dans des mines de plus en plus nombreuses, ont afflué sur le marché des valeurs. Les syndicats ouvriers, en joignant leur action à l’essor qui résultait déjà naturellement de ce que l’on pourrait appeler la force des choses, ont contribué aussi, de leur côté, d’une manière sensible, à introduire des tarifs plus rémunérateurs. Une statistique comparée du mouvement des salaires agricoles et non agricoles dans les différens pays présenterait un véritable intérêt, mais il faudrait en soumettre les données à différentes opérations pour faire tenir aux chiffres le même langage. En effet, d’une région à l’autre, le pouvoir d’achat de l’argent et le coût de la vie, sans parier des autres contingences accessoires, diffèrent plus ou moins fortement, et il faut tenir compte de ces écarts, si l’on veut ramener le taux apparent de la main-d’œuvre à sa valeur réelle. Dans ces conditions, un fort salaire ne sera pas nécessairement un salaire supérieur à un salaire plus faible payé autre part ou à une époque antérieure.

Les difficultés que nous signalons se font moins vivement sentir lorsque l’on étudie les fluctuations des salaires dans un seul pays, placé sous un unique régime économique. Sous ce rapport, le tableau que l’on va lire et qui émane d’un Américain bien connu, présente une netteté d’information particulière. Mr Carroll D. Wright établit comme suit le mouvement des salaires aux Etats-Unis, en prenant pour base les prix payés en 1860.


Salaires payés dans quelques professions.


Agriculture, pour 100, en 1860, — en 1890 : 139
Gaz d’éclairage — — — 167
Construction — — — 172,7
Épicerie. — — — 194,7
Nouveautés.— — — 224

Les salaires agricoles ont subi, on le voit, une hausse sensible, mais c’est pourtant la plus faible de la série.

En ce qui regarde l’Europe, où se présentent, dans les conditions d’existence les plus variées, les tarifs de salaires les plus disparates, on est arrivé pourtant à cette détermination globale que le prix de la main-d’œuvre s’est élevé de 66 p. 100 environ au cours de ce dernier demi-siècle. Il est permis d’affirmer que dans cet ensemble l’industrie agricole a subi le mouvement général, tout en se laissant sensiblement distancer, car il est certaines régions, en Allemagne et en Italie, par exemple, où le personnel des champs est encore très mal payé.

Il n’y avait pas de raison pour que, dans le mouvement ascensionnel des salaires, le travail agricole demeurât sans changement. Il est aussi pénible que tout autre travail. A la masse des ouvriers d’occasion qu’il emploie, il ne peut offrir d’activité régulière s’étendant au delà de quelques mois. A part, en effet, les grands coups de feu qui se produisent dans nos pays du centre de l’Europe, au moment de la culture de la vigne, au printemps, puis de l’enlèvement des récoltes principales, fenaison, moisson et vendange, les journaliers des champs sont peu demandés. L’introduction de la machine dans les campagnes a créé une concurrence sérieuse à la main-d’œuvre rurale de jadis ; M. Levasseur a calculé qu’en France, dans les vingt années de 1862 à 1882, le chiffre des ouvriers et domestiques de ferme est tombé de 13 pour 100.

Cependant, pour légitime qu’elle soit, cette hausse des salaires agricoles ne pouvait manquer d’aggraver la crise des campagnes. Tout se tient dans les questions économiques. Des frais généraux un peu lourds peuvent se supporter si le rendement de l’industrie est en proportion, ou s’ils présentent un caractère passager. Or, il s’est trouvé qu’au moment même où les salaires ruraux montaient, le prix des denrées fléchissait sur presque toute la ligne, autre phénomène qui devra nous arrêter. Et quant à la durée de ce renchérissement de la main-d’œuvre dont nous sommes témoins, tout fait supposer que nous ne sommes pas en présence d’une de ces fluctuations comme celles dont parle M. le vicomte d’Avenel dans Paysans et Ouvriers, mais d’une ascension lente, graduelle et sans retour.

Sixième et dernier facteur : la mévente des denrées.

Le temps n’est plus où chaque province nourrissait ses habitans et, réglant plus ou moins la production sur les besoins locaux, pouvait être assurée d’écouler sans peine ses produits à un prix convenable. C’en est fait des barrières légales enfermant chaque région chez elle, et de l’isolement économique, qui résultait de la rareté des moyens de transport. Le marché local, distinct des autres marchés, a presque disparu : nous nous rapprochons d’un marché unique sur lequel la concurrence provenant de tous les points de l’horizon provoque une forte tendance à la baisse. Le fait saillant et singulièrement grave aussi à noter sous ce rapport, c’est l’avilissement du prix des céréales. Bien des gens parmi nous, sans être parvenus encore à un âge avancé, se souviennent du temps où le blé se traitait à des cours deux fois plus élevés qu’aujourd’hui. C’est une véritable révolution qui s’est accomplie. Elle est en partie le fait, dans les pays anciens, d’une culture plus intensive, témoin la France, qui, de 1852 à 1862, avec l’Alsace-Lorraine, produisait 88 millions d’hectolitres et qui, dans la décade de 1882 à 1892, diminuée de territoire, a réussi à en livrer 107 millions. Cependant la cause principale de la mévente des céréales, c’est le perfectionnement des moyens de transport, dont nous nous sommes déjà occupé. La navigation à vapeur et les chemins de fer ont provoqué la colonisation de parties très lointaines de la planète. Des producteurs jadis inconnus ont surgi, et des concurrens, dont on se fût considéré comme étant à jamais défendu par la distance, sont entrés en lice. Les tarifs de transport des marchandises par terre ou par mer ont subi de telles réductions que, souvent, les milliers de kilomètres ne comptent presque plus.

En cette conjoncture, l’avantage devait appartenir aux contrées qui sont en possession de grands et fertiles territoires et qui bénéficient, en outre, soit du bon marché de la main-d’œuvre, soit du développement des procédés mécaniques réagissant jusqu’à un certain point contre la cherté des salaires. Les États-Unis, l’Argentine, la Russie, les Balkans, l’Egypte, l’Inde, en se livrant à la culture du blé l’ont rendue à peu près inabordable aux vieux pays d’Europe à production onéreuse. Plusieurs nations ont alors relevé les droits de douane pour s’en faire une digue protectrice ; la crise agricole ne les a point laissées indemnes ; et, comme leurs dispositions législatives ne sauraient modifier la situation générale, elles n’ont pas entièrement repris confiance.

Mais nous ne sommes pas encore au bout. Le fléchissement des cours du blé a entraîné, pour les terres à céréales, sur lesquelles les autres cultures ne réussissent que médiocrement, une dépréciation correspondante. Ce qui valait 100 ne vaut plus guère que 50 à 60. Le fait a un caractère alarmant, car c’est un capital qui s’est fondu sans qu’il y ait eu de la faute de son possesseur, c’est un appauvrissement qui frappe les grands et les petits, et fait déchoir des provinces entières. Voici, à ce sujet, quelques statistiques.

V renons les années 1S79-1882, et 1895 en Allemagne ; les prix moyens du blé ont été 26 fr. 25 et 18 francs les 100 kilos.

A Paris, le mouvement a été en 1892, 23 fr. 20 et en 1895, 19 fr. 37, baisse très accentuée en dépit du tampon des droits protecteurs.

Une étude comparative pour les grands marchés du monde mène à la conclusion que la baisse du blé a été d’environ 40 p. 100 dans ces derniers vingt-cinq ans. Mévente du blé et, comme conséquence, dépréciation très sensiblement égale du prix du sol, attestée par les chiffres des ventes de terrain et par les nouveaux contrats de fermage.

M. Georges Blondel, dans son importante enquête sur les Populations rurales de l’Allemagne, parue en 1897, fournit les détails suivans concernant la Saxe :

« D’après le dernier compte rendu, le prix du sol a baissé de 10 à 25 pour 100 dans la régence de Magdebourg, de 15 à 40 pour 100 dans celle de Mersebourg et d’Erfurt, de 10 à 33 pour 100 dans les principautés d’Anhalt. Le prix des fermages a diminué de plus de moitié sur quelques points (dans les environs d’Erfurt notamment), au moins en ce qui concerne les domaines d’une certaine importance. La diminution ne paraît être que de 15 à 20 pour 100 pour les petits domaines. »

Si l’on excepte certaines contrées ou absolument privilégiées, ou absolument disgraciées sous le rapport agricole (à citer parmi ces dernières l’Est des Etats-Unis, avec ses « fermes abandonnées »), la situation de la Saxe exprime assez bien, nous semble-t-il, celle de la plupart des pays civilisés à l’heure où nous sommes. Il est vrai que l’agriculteur ne fait pas seulement du blé et que, celui-ci manquant, il lui reste d’autres emplois de sa terre et de son travail. Nous en convenons volontiers, mais comment n’être pas frappé du changement qui s’est accompli dans l’espace d’une génération et qui a eu pour conséquence : 1° de classer parmi les cultures non rémunératrices, dans les conditions d’exploitation jusqu’ici usitées, le blé, le produit qui, pendant de longs siècles, a constitué le premier rendement de la ferme : 2° de causer une baisse sans précédent dans la valeur du prix du sol. Voilà une crise économique, s’il en est une, et il faut bien reconnaître que c’est le campagnard qui en fait les frais.

On s’est donc demandé par quoi remplacer les céréales disqualifiées, mais tout aussitôt de grandes difficultés sont apparues. On se heurte surtout à celle-ci : la même concurrence formidable qui fait qu’en nombre de régions de l’ancien monde il a fallu renoncer à semer du blé au delà de limites très restreintes, se rencontre lorsqu’on se porte vers d’autres productions. Il eût été fort commode, par exemple, de pouvoir se rabattre sur la culture de la pomme de terre, mais la mévente du précieux tubercule dont l’emploi, pour des populations nombreuses, présente presque l’importance du pain, a tout gâté. En donner un plein sac pour 3 ou 4 francs, ce n’est plus la peine. Voici encore le verger qui autrefois était d’un bon rapport. L’année avait-elle bien tourné pour le fruit, la quantité faisait de l’argent. Était-elle au contraire médiocre, il suffisait d’un lot restreint de beaux pommiers ou poiriers pour sauver la situation, parce que les prix étaient alors plus élevés. Il n’en va plus de même aujourd’hui. Par suite de l’importation étrangère, la pauvreté de la récolte n’entraîne plus une amélioration des cours de nature à compenser la petite quantité, et si la récolte est forte, comme c’est là en général une circonstance qui s’étend sur un rayon assez considérable, les prix tombent alors si bas que l’on aimera mieux souvent convertir son fruit en cidre que de le vendre en nature. La betterave sucrière a causé aussi des déboires. La demande a généralement provoqué une offre énorme qui a déprimé les cours, en sorte que la culture de ce produit, fort épuisante du reste, n’est plus demeurée rémunératrice que dans les terres spécialement appropriées, et encore a-t-il fallu parfois les primes officielles pour la soutenir.

Il faut signaler enfin la déchéance de la plupart des industries associées au travail des champs. A l’heure actuelle, pour n’en citer qu’une, l’élevage du ver à soie, entravé par d’exotiques concurrences, ne donne plus que des profits dérisoires, après avoir constitué, en nombre de provinces, une importante ressource secondaire. Bref, beaucoup de choses qui faisaient de l’argent dans les milieux campagnards ne se vendent plus, et cela à un moment où la main-d’œuvre rurale est hors de prix.


III

Voilà bien des faits, on en conviendra, de nature à expliquer la recrudescence de l’exode des campagnes. Et pourtant, à côté des causes directes qui nous ont retenu, il en est d’autres encore, plus lointaines, qui ne sauraient être passées sous silence.

Il y a d’abord ce fait qu’à mesure que les campagnes perdaient leur prestige, celui des villes grandissait. Et, en effet, le début de la crise agricole a coïncidé avec une période de prospérité inouïe dans les annales urbaines. C’est alors que l’on vit, plus que jamais, le commerce et l’industrie, les initiatives financières de toute sorte enfler leurs voiles. La révolution économique déterminée par l’introduction de la machine à vapeur battait son plein. Ce qu’il se faisait de fortunes, dans les milieux citadins, ce qu’il y circulait d’argent, ce que l’on y demandait de bras, était prodigieux. La puissance d’attrait des centres urbains devenait par là même de plus en plus irrésistible.

Mais ce n’est pas tout. En parlant de la mévente du blé, nous n’avons considéré dans cette baisse que le préjudice porté aux intérêts agricoles. La question cependant n’est pas toute là. Le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres, et c’est ce qui arriva dans ce cas. Du prix du blé dépend celui du pain et la baisse énorme du premier devait amener celle du second. Nous convenons bien que le prix du pain n’a pas toujours correspondu au cours des céréales et de la farine, attendu qu’il s’est formé des syndicats de boulangers pour obtenir la farine à bon marché et vendre le pain cher, et que les consommateurs ne possédaient pas toujours, de leur côté, des sociétés coopératives propres à maintenir sa force à la loi de l’offre et de la demande. Il n’empêche qu’en dépit de la dépréciation de l’argent, qui, toutes choses égales d’ailleurs, aurait suffi pour provoquer une hausse du pain, celui-ci s’est payé moins cher à notre époque que dans les périodes qui nous ont précédés.

Or, le pain, qu’est-ce, sinon la base de l’alimentation, surtout dans les classes populaires, et le facteur principal du prix de la vie aux différentes époques ? Aussi pouvons-nous affirmer que, si les villes ont poussé avec la rapidité extraordinaire que nous savons, elles le doivent en partie aux énormes approvisionnemens de blé qui ont, non seulement écarté toute possibilité de famine, mais encore facilité parmi les citadins l’existence de ceux qui ont de la peine à joindre les deux bouts.

Tout donc conspirait à provoquer l’énorme émigration des champs vers les centres populeux. Mais il est certaines régions que les causes perturbatrices de l’agriculture affectent moins que d’autres, et qui semblent échapper dans une certaine mesure à la crise actuelle.

Ce sont d’abord, d’une manière générale, les territoires qui présentent soit une fertilité exceptionnelle, soit la main-d’œuvre en abondance et à des prix relativement modérés. Nous distinguerons dans cette catégorie très spécialement les pays de vignobles, les terres à pâturages ou à culture maraîchère, et il convient d’y ajouter les forêts. Ces diverses exploitations se présentent dans des conditions sui generis, et, si l’on ne peut prétendre que le marasme qui pèse sur les autres ne les touche point, encore en souffrent-elles autrement et d’une manière moins dure. Elles restent donc presque entièrement en dehors du cercle de nos études.

Il serait intéressant de traduire dans le langage des yeux, au moyen de ces cartes à teintes graduées si fort en usage aujourd’hui, les destinées des campagnes sur les divers points de la planète. Forcément, les régions maigres, qui récompensent avec trop de parcimonie les peines du cultivateur, retiennent mal leurs habitans. Toutefois, pour que ceux-ci émigrent beaucoup, il faut, en plus, ces deux circonstances réunies : une population intelligente, instruite, possédant par cela même une certaine initiative ; et la proximité, soit de centres importans, soit de terres meilleures encore vacantes. La Russie peut fournir ici une intéressante illustration.

Les mirs sont des terres concédées par la commune en vertu d’une sorte de bail emphytéotique pour 33 ou 99 ans, moyennant une redevance annuelle modérée. Dans le Nord de l’immense empire et vers l’Oural, où le sol est maigre, les paysans s’en vont en grand nombre prendre en Sibérie, parmi les terres disponibles, des mirs meilleurs. Dans les autres régions, les populations agricoles sont plus satisfaites, grâce en particulier aux superbes rendemens du blé, qui a bénéficié des débouchés créés par les chemins de fer ; aussi émigrent-elles fort peu. Cependant, lorsque dans leur voisinage se trouvent des attractions particulières, disons par exemple la grande cité de Moscou qui a pris un remarquable essor industriel, fatalement, irrésistiblement, l’exode recommence.


IV

Nous assistons ainsi à de gigantesques transformations qui renouvellent à bien des égards l’aspect du monde.

Le mouvement qui nous occupe a ceci de particulier et qui frappera tout esprit attentif, qu’il est essentiellement la résultante, l’aboutissement du progrès moderne. Cette circonstance le distingue des phénomènes analogues auxquels on pourrait le comparer, et lui assure un caractère de durée.

Ce n’est pas que déjà, dans les siècles passés, il ne se soit parfois produit, sur une échelle restreinte, quelques-uns des faits qui, à cette heure, rompent l’équilibre démographique du monde civilisé. C’est ainsi que la Rome de la république et de l’empire vit affluer dans son enceinte un grand nombre de cultivateurs chassés de chez eux par l’importation des blés de Sicile et d’Egypte, dont le port de Pouzzoles, en particulier, recevait d’énormes quantités. Toutefois l’envahissement de la cité des Césars, — envahissement qui faisait dire : Rome n’est plus dans Rome, — avait aussi d’autres causes absolument étrangères aux circonstances de notre temps, telles que : les latifundia, les conquêtes violentes, l’occupation du sol par la classe militaire, les nombreux esclaves exerçant le travail des champs, les rivalités électorales qui poussaient certains meneurs à appeler leurs partisans dans la capitale, les distributions de vivres, et les divertissemens offerts aux citadins. En réalité, dans ses traits essentiels, la crise actuelle des campagnes et des villes ne ressemble pas davantage aux crises analogues de jadis que le socialisme de Karl Marx à celui de Platon. C’est bien et sans contestation possible une page inédite de l’histoire du monde qui s’écrit sous nos yeux, une étape non encore atteinte par l’humanité dans sa marche, à laquelle nous arrivons.

Mais que penser de tout cela ?

Si les sociétés n’étaient régies que par des lois naturelles, nous serions vite tranquillisés. Nous prendrions notre parti de tout, car il serait aisé alors de se faire une raison. Nous nous dirions : C’est comme cela, il n’y a rien à faire, ce qui est devait être. Mais comme les lois qualifiées de naturelles n’opèrent qu’avec notre participation ou notre connivence, que nous sommes à la fois cause et effet dans la chaîne de nos destinées, ce fatalisme placide n’est pas de mise. Ce qui arrive étant plus ou moins notre œuvre, nous nous demandons si nous avons bien ou mal travaillé, si nous sommes sur le bon chemin, si nous devons céder à l’impulsion reçue ou chercher à y résister.

Eh bien, en présence de la situation actuelle, de la crise qui dépeuple les campagnes pour enrichir les villes et dont les conséquences sont si énormes, nous éprouvons, pourquoi ne pas en convenir ? certaines inquiétudes assez vives.

Si nous étions à cent ans en arrière, nos alarmes se teinteraient sans doute de certaines théories alors en vogue et qui obsédaient les esprits. Malthus avait élaboré sa célèbre équation des subsistances, et croyait avoir démontré que les fruits de la terre n’augmentent pas assez vite pour la population grandissante du globe. Il y avait trop de monde dans le monde ! Le voyageur Arthur Young, qui parcourait la France de 1787 à 1790, écrivait ces lignes : « Le mal dominant du royaume, c’est de posséder un si grand nombre d’habitans qu’il ne peut les employer ni les nourrir : pourquoi donc encourager le mariage ? » Il est évident, toujours dans les idées du temps, que la désertion des campagnes eût précipité le moment fatal où, comme les passagers de certain petit navire d’un de nos chants populaires, l’humanité allait se trouver face à face avec le manque de vivres. Butini, auteur d’un traité sur le Luxe paru en 1774, s’indigne de voir certains riches s’entourer de valets qu’ils enlèvent à l’agriculture sans souci des conséquences : « Il serait essentiel, écrit-il, de limiter le nombre des domestiques et de renvoyer à la charrue tant de valets aussi oisifs que leurs maîtres, puisque les campagnes voisines se dépeuplent tous les jours et que les grains et les denrées nécessaires montent à un prix auquel les ouvriers ne peuvent que difficilement atteindre. » Nous n’en sommes plus à ces cauchemars.

Un premier fait dont nous avons été témoins, ç’a été la colonisation de territoires immenses que jamais encore n’avait déchirés le soc de la charrue, et qui sont venus élargir considérablement le domaine préparé par la nature pour l’alimentation des hommes ; mais ceci est peu encore à côté des progrès réalisés dans la manière de cultiver le sol. Le machinisme agricole a permis d’opérer, à peu de frais, certains travaux qui ne s’exécutaient autrefois qu’avec un grand renfort d’ouvriers. Divers agens chimiques doués d’une puissance extraordinaire ont communiqué la fertilité à des terrains qui ne donnaient qu’une faible récolte. Les denrées ont afflué comme par enchantement sur tous les marchés, au point que leur abondance même est devenue l’une des causes de la crise agricole que nous traversons. Les terreurs de Malthus et de ses disciples sur l’imminence d’une disette chronique, sont donc dissipées. On nous dirait que le rendement du sol devrait être doublé, triplé, décuplé même, pour faire face aux exigences actuelles, que le problème ne serait pas pour nous arrêter absolument. Pourquoi, dès lors, nous alarmer si les villes grandissent partout, au détriment des campagnes ? L’humanité future n’est pas menacée de manquer de pain.

Mais ce n’est pas sous les seules doctrines de Malthus que les esprits se débattaient il y a un siècle ; celles des physiocrates avaient encore quelque vogue. On se soutiendra qu’ils plaçaient l’unique source des richesses dans l’agriculture, ou, comme disait Quesnay, dans ces travaux où la nature unit ses efforts à ceux de l’homme, et concevaient mal le rôle parallèle de l’industrie et du commerce. Un des précurseurs de cette école, Sully, avait écrit que « le labourage et le pâturage sont les mamelles de l’Etat. » À ce compte, l’exode des champs eût été considéré comme le prélude d’un appauvrissement général, d’une catastrophe, car la terre ne pouvait donner le maximum de son fruit que travaillée par un maximum d’ouvriers.

Nous rappellerons sans commentaire ces conceptions si étranges, que les faits ont si complètement démenties et éliminées, et dont nous nous expliquons mal aujourd’hui la faveur.

Cependant nous n’échappons aux inquiétudes de jadis que pour tomber dans d’autres craintes, fort sérieuses aussi. Nous nous demandons si à cette heure, dans le bouleversement en voie de s’accomplir, il n’y a pas des avantages précieux échangés d’un cœur trop vite résigné, contre d’autres douteux et précaires. Nous nous surprenons à regretter, à la façon des vieillards, les tempi passait, l’heureuse époque, peu éloignée d’ailleurs, où les campagnes nourrissaient une population satisfaite, encouragée, et où les villes ne montraient encore aucune velléité d’absorber les campagnes. Nous craignons que plus d’un des déserteurs des champs n’aille chercher au loin des biens qui étaient peut-être à portée, et ne lâche la proie pour l’ombre.

Bref, la crise agraire dont nous voyons se dérouler les phases si rapides et si dramatiques, nous laisse perplexes. Nous sommes comme assiégés par des craintes qu’il n’est pas en notre pouvoir de dissiper, et que nous allons résumer aussi brièvement que possible.


On a bientôt fait de décrier l’état de cultivateur, de s’en séparer en le maudissant, de se joindre au concert de reproches et de récriminations dont il est l’objet, mais il faut être juste dans ce procès où il entre parfois plus de mauvaise humeur que d’équité et de véritable sens pratique.

La campagne si vilipendée a une belle page dans l’histoire de l’humanité. Elle a été une grande école de travail et de civilisation. A côté d’êtres incultes, mal dégrossis, sans besoins intellectuels, sortes de survivans des primitifs des anciens âges, et dont la race n’est pas absolument éteinte, elle a nourri des sobres et des vaillans qui, par leur esprit d’ordre, de travail, et d’économie, ont fait la force des sociétés. Elle a fait fleurir à travers les siècles des vertus simples mais robustes, et formé des individualités de premier ordre, auxquelles il n’a manqué, pour être plus admirées, que d’être mieux connues, bien que quelques-unes, les Lincoln, les Garfield, par exemple, ces fils de colons américains, aient fait pourtant quelque bruit. Que de vieilles et vénérables demeures qui auraient une longue histoire de sacrifice et d’héroïsme domestiques à raconter, et dont on ne peut franchir le seuil sans entendre, comme montant des profondeurs des siècles, une voix qui parle d’endurance, de devoir et d’honnêteté ! Le temps les a usées, il a déposé sa sombre patine sur leurs murailles ; mais elles restent debout, au milieu de l’instabilité des choses, comme un îlot au milieu des eaux coulantes et fuyantes. C’est là qu’à certaines heures se reconstitue le quartier général des bienfaisantes relations de famille et des amitiés de jeunesse restées entières. A peu d’exceptions près, la campagne a toujours donné à manger, et souvent un peu plus que cela, à ses habitans, en échange, il est vrai, de beaucoup de peine ; mais le labeur qu’elle plaçait devant eux était certes le plus noble sous lequel puisse se courber une créature libre et morale. Au grand air, sous la voûte transparente du ciel, dans le tête-à-tête avec la nature, au milieu de tout un ensemble de conditions éminemment favorables à la santé du corps et à celle de l’esprit, le laboureur venait demander à la terre ce qu’il lui fallait pour vivre tout en nourrissant les autres hommes.

Si l’existence humaine n’est exempte de difficultés pour personne, il semble néanmoins que quelques-unes des plus dures aient été épargnées aux habitans des champs. Ils ne connaissent pas, comme les citadins, la torture du travail qui manque. Et ne semble-t-il pas qu’ils aient gardé, plus que les citadins, le caractère d’une grande famille ? Assurément, nous n’ignorons pas, en parlant ainsi, à quel point les inimitiés et les haines, les oppositions d’intérêt et les mesquines jalousies peuvent désunir les habitans du village, des voisins vivant porte à porte. Il faut définitivement renoncer à l’idylle qui faisait de la campagne le refuge des vertus primitives auxquelles la civilisation aurait servi de repoussoir. Mais c’est pourtant une circonstance heureuse que le fait de n’être pas seul, de faire partie d’une petite communauté dont tous les membres se connaissent et dans laquelle, en dépit de toutes les causes de désagrégation, règne un certain esprit de solidarité et d’appui mutuel. Il y a là de quoi soulager bien des maux, adoucir bien des peines, et fortifier bien des courages.

Nous venons de dire ce que laissent derrière eux les déserteurs des campagnes, mais que trouvent-ils dans les villes ? Pourquoi ne pas en convenir franchement ? Beaucoup s’y tirent fort bien d’affaire et se créent une situation enviable. Est-ce que le sang des citadins se serait un peu anémié, tandis que celui des campagnards, plus oxygéné, aurait conservé une vigueur particulière ? Ce qui semble, en tout cas, indiscutable, c’est que la majorité de la jeunesse rurale a été élevée dans des habitudes de simplicité, de frugalité et de travail, grâce auxquelles ceux de ses membres qui vont se fixer dans les centres urbains ou industriels y surmontent mieux que d’autres les obstacles et y fournissent une activité considérable. On voudra bien remarquer aussi ce fait qu’au départ des campagnes a toujours présidé plus ou moins une certaine sélection. Autrefois, pour aller tenter la fortune dans les villes, il fallait une certaine dose de caractère et de résolution. Il n’en va plus tout à fait ainsi aujourd’hui, et pourtant il est notoire que, même à l’heure où nous sommes, ce sont surtout les natures ardentes, ambitieuses, capables de quelque effort pour la lutte, qui quittent les champs.

Quoi qu’il en soit de toutes ces questions, il est acquis que depuis des siècles on a pu compter de fort belles carrières fournies par les nouveaux arrivés de la campagne et belles, non seulement par le succès, bien-être ou richesse, gloire, influence, mais encore par les capacités déployées et les services rendus à la communauté. Cependant il n’est pas donné à tous de réussir, et bien des gens qui ont changé de théâtre d’activité auraient fait un meilleur calcul en restant au village, car les agglomérations urbaines ont aussi leurs périls, quand ce n’est pas leurs horreurs.

C’est d’abord l’existence si précaire de teint de salariés. On peut dire que toutes les professions modernes sont plus ou moins encombrées. On le voit bien lorsque, à la plus modeste annonce de poste vacant, il accourt un nombre invraisemblable de postulans. On le voit encore aux longues colonnes de gens proposés par les bureaux de placement ou par les journaux pour toute espèce de travail, et qui ne trouvent rien ou presque rien, car de quel nom appeler ces emplois misérables, comme il en est tant, absolument insuffisans pour nourrir un homme, encore moins une famille ? On fait honneur au prince Bismarck d’avoir, le premier, parlé du prolétariat des bacheliers. Il ne manque pas, en effet, de gens instruits, auxquels l’avenir semblait assuré, et qui, avec tout leur savoir, ne font que végéter, moins heureux que le simple artisan qui peut au moins compter sur sa subsistance. Que plusieurs, par des prétentions folles ou de regrettables erreurs de conduite, aient compromis leur avenir, c’est possible, mais il est pourtant de ces prolétaires d’un nouveau genre qui eussent mieux mérité. Et si ces hommes en sont là, qu’espérer des sujets très inférieurs en instruction, générale et technique, de ces foules de gens, en quête d’un gagne-pain et sans métier ?

A côté des infortunés qui semblent de trop au monde et ne savent comment tirer parti de leurs aptitudes, il en est d’autres qui seraient assez bien partagés, n’était que, sur leur tête, est pour ainsi dire toujours suspendue l’épée de Damoclès du chômage. La campagne a bien aussi sa saison morte ; mais cette période est prévue, on l’attend, elle correspond à l’hiver, qui d’ailleurs oublie parfois de se faire sentir. Mais à mettre même les choses au pis, le chômage agricole est supportable à tous, aux propriétaires ou fermiers qui se contentent d’attendre tranquillement le retour de la belle saison, et aux journaliers des deux sexes qui, à côté des occupations de plein air, ont encore la ressource de certaines tâches sédentaires pouvant aider à leur entretien. Le chômage industriel est autre chose. Lorsque tout à coup la machine s’arrête, que la porte de l’atelier reste fermée ou que la grève éclate, peut-être pour des semaines ou des mois, de quels mots se servir pour rendre la tristesse et l’effroi de cette heure sombre ? Des familles jetées, du jour au lendemain, sur leurs insignifiantes économies, peut-être déjà empêtrées dans les dettes, cherchant en vain, les grands comme les petits, quelque occupation provisoire qui les aide au moins à végéter, et auxquelles on annonce, un matin, que le boulanger, l’épicier, le marchand de combustibles ont coupé le crédit, et qui luttent, et qui souffrent, et qui, après d’horribles combats, aussi cruels que le besoin lui-même, se verront obligées parfois, en désespoir de cause, de changer de carrière parce que le travail ne reviendra plus ; tout un peuple famélique à la merci de tous les risques, sans sécurité pour le lendemain, privé souvent du nécessaire le plus indispensable, quelle situation qu’une pareille agonie !

Que dire aussi de l’insalubrité de certains travaux et de celle du domicile ? Qui n’a vu de ces travailleurs de l’usine ou de l’atelier, épuisés par les longues heures passées dans leur étuve ou dans leur prison, et qui portent, gravés sur leurs membres, les signes peu équivoques d’une sénilité anticipée ? Qui n’a présentes à l’esprit ces filles de boutique qu’un usage barbare obligeait naguère, ou oblige encore plus ou moins aujourd’hui, là où le législateur n’est pas intervenu, à rester debout toute la journée, même sans nécessité aucune, ou ces ouvrières de l’aiguille astreintes, pendant certaines périodes, à des séances de nuit si prolongées que c’est miracle si leur système nerveux ne finit pas par s’y détraquer ? Comment parler de ces ménages installés dans des impasses étroites ou sur des arrière-cours, qui jamais ne voient le soleil chez eux et respirent un air empesté, dans lequel les adultes périclitent, tandis que les enfans y contractent les germes de maux qu’ils auront peut-être à traîner après eux toute la vie ?

Et nous n’en avons pas fini encore avec les maux inhérens aux agglomérations de quelque importance. L’alcoolisme sera là, comme il était déjà au village, mais à différens égards plus redoutable, car un homme pour qui l’apéritif, les consommations du café ou de la brasserie reviennent régulièrement, est plus dévoyé qu’un ivrogne qui rachète ses folies par des intervalles de sobriété. Voici, en outre, les spectacles de tout genre et de plus ou moins bon goût, la dissipation des fêtes et la vie des cercles, les mille pièges tendus à la vanité et à la sensualité, les mauvaises relations d’affaires ou de plaisirs qui font leur œuvre sourde jusqu’au moment où la victime tombe dans le gouffre. Voici les vagabonds et les criminels constituant une sorte d’association occulte pour tenir en échec le pouvoir de la loi. De même que l’on ne retrouve plus dans les centres populeux l’air salubre des champs, l’atmosphère morale y est aussi plus viciée.

Cependant, le désir d’enrayer l’exode des campagnes ne s’inspire pas seulement de raisons économiques ou morales. Au point de vue général, c’est une chose heureuse que la conservation de la classe importante des agriculteurs, attachés au sol dont ils vivent, ayant des intérêts positifs à sauvegarder et, par instinct, absolument hostiles aux entreprises subversives, aux casse-cou politiques ou sociaux. L’existence des centres industriels est fiévreuse ; la zizanie y est fréquente entre employeurs et employés ; et certaines grèves ressemblent, à s’y méprendre, à un commencement de guerre civile. Mais même en dehors de cela, le séjour des villes a quelque chose qui énerve, qui porte à l’agitation, aux soubresauts. Les foules, on l’a remarqué, ont leur psychologie particulière, qui n’obéit pas toujours au sens commun.

Le campagnard ne laisse pas d’être un peu routinier. Il lui en coûte de changer ses habitudes ; mais en présence des masses urbaines qui souvent vont trop vite, c’est un bienfait de posséder le contrepoids d’un groupe considérable de citoyens qui ne feront qu’à bon escient un pas dans les voies nouvelles. Pareille au sabot qui presse sur la roue de la voiture aux fortes pentes, la classe agricole retient le « char de l’Etat » dans les momens où il menace de prendre une allure désordonnée. Elle ménage la transition d’un état de choses à un autre. Elle prépare ainsi les conditions les meilleures pour le progrès continu, le seul sérieux parce qu’il est le seul durable. Le beau profit, en effet, pour un peuple, de brûler les étapes, de proclamer des principes aussi sublimes que l’on voudra, mais qui le dépassent, dont il ne vivra pas et sur lesquels il reviendra sans cesse, de se donner des lois et des institutions fort sagement conçues, nous le voulons bien, mais avec lesquelles il sera constamment en désaccord et qu’il s’habituera peut-être à fouler aux pieds de propos délibéré ! Ainsi donc, à quelque point de vue que l’on se place, la question de la dépopulation des campagnes est une grosse question.

Si grave qu’il soit, ce problème serait pourtant susceptible d’une solution immédiate et directe. Supposons que l’on nous apportât cette bonne nouvelle :

« Beaucoup de campagnards jettent le manche après la cognée et vont grossir le flot des centres industriels et commerciaux. » Le fait est indéniable, il ne se discute pas, mais voici, en opposition à cet exode qui tend à drainer les districts ruraux, « nous commençons à discerner un mouvement contraire, une réaction contre cette tendance, une vague de retour, comme dirait Herbert Spencer. Nous voyons des jeunes gens des deux sexes, des riches, des pauvres, des personnes appartenant aux diverses classes de la population revenir par goût, par une sorte d’atavisme inconscient, à la carrière agricole. Les villes rejettent une portion de leurs habitans vers les campagnes : ceux qui sont nés agriculteurs, en dépit de leur éloignement ou de leur ignorance de la vie des champs, ceux qui fuient le bruit, le train et les exigences du monde, la fièvre et les fumées de la spéculation, et préfèrent à toute autre chose le calme, le repos, les garanties d’un bien-être, modeste peut-être, mais assuré, le plein air et une certaine indépendance. L’équilibre est rompu sans doute, entre les centres urbains et les centres ruraux, mais il pourra se rétablir. Un fait nouveau se dessine : attendons, et évertuons-nous, par tous les moyens, à lui donner l’ampleur qu’il pourra prendre un jour. »

Ce sont là, on en conviendra, des paroles qui dissiperaient bien des inquiétudes, qui rasséréneraient bien des esprits.

Mais, pour nous en tenir à ce qui est, si pénible que cela soit, reconnaissons tout ce que le désarroi actuel a d’intense, de violent et presque d’irrémédiable. N’oublions pas cependant que le caractère du progrès est de déterminer des crises qui, à leur tour, cèdent à une nouvelle poussée de ce même progrès, une fois que la transformation opérée a porté toutes ses conséquences. Les spécialistes nous diront, ils nous disent déjà d’où viendra le salut pour les campagnes ; et, comme la crise est double, qu’elle congestionne les villes dans la proportion où elle dépeuple les champs, ils nous indiqueront aussi les mesures à prendre en vue de préparer, pour l’avenir, des cités répondant mieux aux besoins des fourmilières humaines qui y vivent. Les pages que nous venons de tracer, et que nous arrêterons là, pourront être considérées comme une introduction au vaste sujet qui se dresse devant nous, et dont nul ne saurait s’exagérer les difficultés, la complexité surtout, non plus que le caractère si actuel et si pressant.


LOUIS WUARIN.

  1. Pour prévenir tout malentendu, nous ferons remarquer que noud n’embrassons dans cette généralisation que les rentrées de l’ancien monde. Dans les pays nouveaux tels que les États-Unis et l’Australie, on avait vu déjà, alors que rien d’exceptionnel ne se passait encore chez nous, surgir des cités géantes en plein désert, semblables à ces champignons qui sortent du sol en une nuit : Chicago, Sidney, Melbourne, etc. Mais ce phénomène tenait à des causes particulières. En Europe, il était demeuré presque inconnu. Il ne s’y était manifesté que dans des cas fort rares, et encore sans présenter jamais une pareille allure de prodige.
  2. Voyez Annales de Géographie, 1898.