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La Crise des partis et le nouveau Ministère en Espagne

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La Crise des partis et le nouveau Ministère en Espagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 511-516).


la crise des partis et le nouveau ministère en espagne.

L’Espagne est aujourd’hui en travail d’une idée qui la dirige, d’un parti qui se recompose sous un drapeau de libéralisme sensé, d’un pourvoir qui, par son action, par ses exemples, par son impulsion, remette un peu d’ordre dans une vie publique passablement incohérente depuis quelque temps. Le ministère du général Narvaez sera-t-il décidément ce pouvoir s’appuyant sur un parti éclairé par l’expérience, et marchant résolument à la réalisation d’un vrai régime de liberté constitutionnelle ? Il se évidemment d’hommes distingués et capables, qui ont l’intelligence d’un rôle réparateur dans une situation nouvelle. Le président du conseil, et avec lui le ministre des finances, M. Barzanallana, aussi bien que M. Llorente et M. Gonzalez Bravo, sentent manifestement que leur vie ministérielle est à ce prix, qu’ils ont besoin de faire quelque chose de nouveau et de sérieux, qu’ils ont surtout à éviter d’aller s’embourber une fois de plus dans la réaction, et c’est sous cette inspiration qu’ils ont mis dans leurs premiers actes un libéralisme qui est une promesse, qui a quelque peu déconcerté leurs adversaires ; mais le ministère réussira-t-il définitivement à se dégager avec une force suffisante de cette énervante confusion où sont tombés les partis, et à s’élever au-dessus de ce tourbillon de prétentions et d’intérêts personnels qui embarrassent toujours la politique de l’Espagne, qui en font trop souvent un frivole et désastreux imbroglio ? C’est là le problème qui a encore son inconnue, et qui, avant de se débattre dans les chambres, va se poser dans les élections d’ici à peu de jours. En attendant, tout se remue et s’agite à Madrid en vue de ces élections prochaines, dont le résultat, assez facile à prévoir dès ce moment, peut offrir un point d’appui au gouvernement, sans être par lui-même une solution. Le ministère triomphera donc certainement, et son succès sera même d’autant plus significatif qu’il y a réellement dans toute cette agitation électorale d’aujourd’hui un degré de liberté qu’on n’avait pas vu depuis longtemps au-delà des Pyrénées. Ce n’est là pourtant encore qu’un élément du problème. La vraie question est dans la politique à suivre, dans la manière de liquider en quelque sorte la situation épineuse et surchargée que les combinaisons décousues de ces dernières années ont léguée au pouvoir actuel.

La difficulté, le danger pour le ministère du général Narvaez n’est point dans l’hostilité d’un parti constitué, d’une force d’opinion organisée. Il y a longtemps que cette force compacte d’opinion n’existe plus en Espagne, que les partis sont en pleine décomposition, et les progressistes tout les premiers en sont à se débattre dans une incohérence dont ils viennent de donner une représentation nouvelle. Le parti progressiste espagnol, à vrai dire, joue un singulier rôle. Il a formé récemment à Madrid un comité central chargé de délibérer sur le système de conduite qu’il avait à suivre dans les circonstances actuelles, en présence du nouveau ministère. Il y avait dans ce conseil suprême des hommes comme M. Olozaga, le général Prim, M. Madoz, sans compter une multitude de délégués des provinces. Et à quoi est arrivé le comité central ? Il a fini par enfanter un manifeste solennel où il déclare que les progressistes n’ont qu’à s’abstenir dans les élections. Le parti progressiste a depuis quelque temps la passion dangereuse de l’abstention. S’abstenir l’an dernier dans les élections précédentes, cela pouvait ressembler à une protestation à demi justifiée contre un acte de politique méticuleuse qui avait à peu près supprimé le droit de réunion ; mais aujourd’hui, lorsque la presse vient de retrouver la parole, lorsque le droit de réunion vient d’être reconnu, lorsque les instructions ministérielles laissent le champ libre aux opinions, cela ne ressemble-t-il pas à une abdication ? Et ne voilà-t-il pas une étrange politique qui consiste à attendre en se croisant les bras, selon le langage du manifeste ? La vérité est que cette abstention, votée à l’unanimité, cache des dissensions profondes, et que le parti progressiste est plus que jamais divisé en deux fractions, dont l’une continue à se ranger ostensiblement sous la bannière du duc de la Victoire, tandis que l’autre, ayant pour chef M. Olozaga ou le général Prim, — c’est une question de préséance à vider, — va se perdre dans le jeune parti démocratique qui tend à se former au-delà des Pyrénées. On pourrait dire que ces divisions se compliquent d’une antipathie personnelle des plus vives entre le duc de la Victoire et M. Olozaga. Des médiateurs de bonne volonté ont essayé plus d’une fois de réconcilier les deux ennemis, et même récemment M. Olozaga en personne a fait tout exprès le voyage de Logrono, où le vieux duc est retiré. M. Olozaga en a été pour ses avances et pour son voyage ; le duc de la Victoire n’a voulu rien entendre, il a fermé sa maison à l’ennemi intime, il a décliné la présidence du comité de Madrid, et s’il s’est rallié en définitive à l’abstention, ce n’est pas sans faire des réserves pour le trône constitutionnel, dont les jeunes démocrates auxquels s’unit M. Olozaga paraissent faire bon marché, sans compter que le vieux duc n’avait pas beaucoup de peine à se rallier à un rôle qui est si bien dans ses habitudes, qu’il reprend invariablement toutes les fois qu’il n’est pas au pouvoir. Voilà où en est le parti progressiste au moment où se rouvre devant lui une carrière élargie par une politique plus libérale. Il attend les bras croisés, la conscience tranquille, et surtout fort homogène, comme on voit !

Malheureusement le parti conservateur, que représente en somme le nouveau ministère, n’est pas beaucoup moins divisé. La décomposition de l’ancien parti modéré a donné naissance à une multitude de fractions diverses dont l’une, la plus intelligente, sinon la plus nombreuse, a pour porte-drapeau dans la presse le journal le Contemporaneo, et a ses représentans dans le ministère. C’est la fraction qui s’efforce depuis quelques années de rajeunir le parti conservateur par un sentiment plus large des nécessités contemporaines, qui a plaidé plus d’une fois pour que l’Espagne reconnût l’Italie, qui voudrait éviter les diversions extérieures et lointaines devenues la plaie des finances, et tourner toutes les forces, toutes les préoccupations du pays vers le développement des institutions et des ressources intérieures. Le libéralisme est son mot d’ordre, et son moyen pratique est la franche et large application du régime constitutionnel, qui en réalité n’a guère été qu’une fiction jusqu’ici. À l’extrémité opposée s’est formée une autre fraction bien différente, celle des néo-catholiques, dont M. Nocedal s’est improvisé le chef, et qui a pour organe dans la presse le Pensamiento español. La politique des néo-catholiques est tout simplement une réaction déclarée, la réaction dans les relations extérieures aussi bien que dans le système de gouvernement intérieur. Cette fraction a fort peu d’action sur la masse du pays, mais elle a des ramifications dans le haut et le bas clergé qui lui prête sa force. D’autres, et en assez grand nombre peut-être, modérés de traditions, de goûts et d’habitudes, ne veulent pas de cette réaction outrée des néo-catholiques ; mais ils craignent fort aussi ceux qui ont l’air de prendre des allures de libéralisme ; ils ont peur des nouveautés, de la reconnaissance de l’Italie, de l’extension des libertés intérieures, ils sont un peu en froideur vis-à-vis du ministère, qu’ils accusent tout bas de compromettre l’intégrité des opinions conservatrices. Leur idéal, ce serait de s’asseoir tranquillement dans la victoire que vient de remporter leur parti, de recommencer le passé autant que possible, de gouverner, comme ont gouverné autrefois les modérés. Nous ne parlons pas de l’union libérale, qui a été un peu désarçonnée dans ces derniers temps, et qui, après avoir paru un moment vouloir s’abstenir, reste dans la lutte pour se défendre, pour conquérir quelques places au congrès.

C’est dans ces conditions où tout se mêle, où les questions personnelles jouent assurément un grand rôle, où toutes les influences se livrent des combats invisibles, c’est dans ces conditions que le ministère se trouve placé, poussé en avant par les uns, retenu par les autres, soupçonné de témérité s’il veut marcher dans le seul sens où il puisse trouver la force et la vie, accusé d’inertie s’il ne fait rien, et ayant en définitive à régler tout un héritage confus de difficultés politiques et financières, à redresser toute une situation. Les embarras du premier moment, on les conçoit ; il faut pourtant que le ministère se décide, s’il veut échapper à cette atmosphère d’intrigue où périssent si souvent les administrations espagnoles. Rallier les esprits à une direction intelligente et nette, raffermir l’autorité.de la loi, rassurer les instincts progressifs, donner l’exemple d’un gouvernement conservateur sachant être libéral et en imposer au besoin à tous les retardataires que traînent après eux les partis modérés, c’est là l’œuvre du nouveau cabinet, et les premières, les plus graves difficultés qu’il a rencontrées ne sont peut-être pas encore dans les hommes, elles sont surtout dans les choses elles-mêmes, notamment dans les finances. Ce n’est pas tout d’être au pouvoir, il faut vivre matériellement, il faut suffire d’abord aux besoins de tous les jours, et le ministre le moins embarrassé n’est point à coup sûr le ministre des finances. Le fait est que le prédécesseur de M. Barzanallana, M. Salaverria, qui a conduit les finances espagnoles pendant cinq ans, sous la présidence du général O’Donnell, et pendant la dernière année sous la présidence de M. Mon, a si bien manœuvré qu’il a laissé à ceux qui lui succèdent des charges immenses et des ressources problématiques ou compromises pour y faire face. C’est toute une situation à revoir, à liquider et à replacer dans des conditions normales. Si M. Barzanallana se tourne vers l’extérieur, il trouve les principales bourses de l’Europe fermées aux valeurs espagnoles par suite des procédés de M. Salaverria à l’égard des détenteurs de la dette passive et des coupons anglais ; s’il se tourne vers l’intérieur, il trouve un budget affligé d’un déficit de cinq cents millions de réaux, et de plus quelque chose comme une somme de dix-neuf cents millions de réaux due par le trésor à la caisse des dépôts et consignations. Il y a peu de jours, M. Barzanallana rassemblait les principaux capitalistes de Madrid porteurs de ces créances, et il s’est efforcé de leur persuader dans une pensée patriotique, pour soulager le trésor, d’échanger leurs titres contre des obligations hypothécaires des biens nationaux ; mais comme ces obligations étaient à longue échéance, qu’elles ne rapportaient d’ailleurs qu’un médiocre intérêt en comparaison de ce que rapporte l’argent à Madrid et même partout, le ministre des finances ne pouvait compter sur un grand succès. Il a donc été obligé de s’assurer les ressources premières du moment par d’autres opérations, par des emprunts. Seulement ce n’est là qu’un préliminaire. M. Barzanallana est un esprit habile et intelligent qui a pris son rôle au sérieux. Sa pensée paraît être de procéder à une liquidation véritable, d’attendre les chambres, d’exposer nettement, courageusement devant elles la situation financière réelle de l’Espagne, et, cette situation une fois constatée, de procéder, avec le concours du parlement, à une série de mesures destinées à élever le crédit de l’Espagne en lui rouvrant les bourses européennes, à créer au trésor des ressources permanentes par la réforme des impôts. En un mot, c’est toute une réorganisation financière et économique qui est projetée.

C’est là certes une pensée hardie, prévoyante et digne de réussir, mais dont la réalisation n’est possible, on le comprend, que si la politique lui vient en aide, si le nouveau gouvernement, par un large système de libéralisme, rallie toutes les forces vitales du pays, s’il fonde l’ordre sur la satisfaction de tous les instincts légitimes et de tous les intérêts. C’est toujours l’histoire de la bonne politique aidant à faire de bonnes finances. Comment M. Salaverria a-t-il conduit les finances espagnoles à l’état d’embarras où elles sont aujourd’hui ? C’est qu’à côté de lui il n’y avait point une bonne politique, c’est qu’on s’engageait étourdiment dans toute sorte d’aventures, comme celle de Saint-Domingue, auxquelles il a fallu suffire, et quand les ressources régulières ont manqué, on a dû recourir aux expédiens. Le terrain a manqué réellement sous les pieds du ministère O’Donnell, dont M, Salaverria était le grand financier ; ses successeurs ont été impuissans à relever cette situation, et ce sont toutes ces impuissances, toutes ces déperditions des ressources du pays, qui ont conduit au cabinet nouveau, auquel vient s’imposer naturellement une œuvre tout à la fois politique et financière. Comment le ministère Narvaez arriverait-il à réaliser cette œuvre, sur laquelle il paraît fonder son avenir, s’il se laissait atteindre par les antagonismes vulgaires, s’il reculait devant les nécessités les plus évidentes du temps, s’il hésitait encore à reconnaître l’Italie ou s’il allait surtout s’engager dans de nouvelles aventures, au Pérou ou ailleurs ? La première question pour lui et pour le pays est à l’intérieur. Avant de songer à se répandre au dehors, il faut que l’Espagne s’établisse solidement au dedans, et elle ne peut le faire qu’en complétant ses institutions, en acclimatant la liberté dans ses mœurs comme dans ses lois, en réformant son système d’impôts, en réglant sa situation financière, en affermissant son crédit par le respect de ses engagemens, en achevant ses travaux publics, en ouvrant des voies nouvelles à son industrie et à son commerce. Certes l’Espagne a le droit d’aspirer à reprendre en Europe la place qu’elle y a occupée dans d’autres temps ; cette place lui reviendra tout naturellement quand elle aura repris en quelque sorte la possession d’elle-même, et de nos jours une nation ne peut arriver à cet heureux équilibre que quand elle est sagement et libéralement gouvernée avec le concours et l’appui de l’opinion. Ainsi gouvernée, l’Espagne peut assurément aspirer à une grandeur nouvelle qu’elle n’a point connue depuis longtemps. Une occasion singulièrement favorable s’offre aujourd’hui au général Narvaez, secondé par des hommes comme M. Barzanallana, M. Llorente, M. Gonzalez Bravo, d’arborer cette politique. Rien ne lui fait obstacle, s’il sait être hardi, et c’est même son intérêt d’entrer résolument dans cette voie, car c’est par là seulement qu’il a la chance de durer et de vivre. C’est ainsi qu’il peut changer l’abstention actuelle des progressistes en une véritable déroute, donner au parti qui le secondera une cohésion et un ascendant nouveaux et mettre la monarchie constitutionnelle hors de tout péril.

CH. DE MAZADE.