La Crise havaïenne

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La Crise havaïenne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 678-691).
LA CRISE HAVAÏENNE

En faisant ici, il y a près d’un an[1], le récit du coup d’État qui, renversant la monarchie havaïenne, lui substituait un gouvernement provisoire chargé de négocier l’annexion de l’archipel aux États-Unis, — demande favorablement accueillie par le président Harrison — nous exprimions l’espoir que, mieux inspiré que son prédécesseur, M. Cleveland, récemment élu, refuserait de s’engager dans la voie que M. Harrison lui traçait. Nos prévisions n’ont pas été déçues.

Certes, à première vue, les embarras que créait l’incident havaïen, même aggravé par l’initiative imprudente et impatiente de M. Harrison, semblaient peu de chose comparés aux questions dont la solution s’imposait au nouveau président. Les agissemens, dans un petit royaume polynésien, de quelques milliers d’Américains enrichis et désireux de s’enrichir encore davantage, préoccupaient moins l’opinion publique que les gigantesques fraudes du Bureau des pensions, que les onéreuses obligations de la loi Sherman. et que le malaise général causé par le bill Mac Kinley et le régime protectionniste. A tout prendre, de quoi s’agissait-il ? D’une reine kanaque détrônée, d’un archipel florissant sur lequel des colons américains avaient fait main basse et qu’ils venaient offrir à la grande république, lui apportant du même coup les clefs de l’océan Pacifique du Nord, l’unique escale entre l’Amérique et l’Asie, et cela, sans bourse délier. L’offre était séduisante ; on s’expliquait le désir de M. Harrison d’attacher son nom et celui de son parti à une pareille extension territoriale et d’apposer à un traité aussi avantageux sa dernière signature présidentielle. Tout l’y incitait : les encouragemens de ses conseillers, les sollicitations du parti républicain, l’opinion publique dévoyée, et aussi, peut-être, la tentation de faire pièce à son successeur en le mettant dans l’alternative de marcher à sa remorque ou de débuter par un acte de désintéressement que l’on se réservait de représenter comme un acte de pusillanimité, comme une concession à l’Europe, comme une occasion perdue et qui ne reviendrait pas.

Il fallait en effet plus de courage moral à M. Cleveland pour répudier la prise de possession du royaume havaïen par ses compatriotes que pour réformer les abus de l’administration précédente et pour inaugurer un nouveau système économique et financier. En repoussant l’annexion des îles Havaï, il risquait de froisser l’orgueil national ; il semblait, tout en obéissant à un sentiment d’équité, céder aux injonctions de l’Angleterre ; il donnait à ses adversaires des armes contre lui. En inaugurant l’ère des réformes, il marchait d’accord avec son parti, il s’acquittait des engagemens pris au cours de sa campagne présidentielle. A les tenir, il ne faisait pas seulement preuve de loyauté, mais aussi d’abnégation. Qu’était-ce en effet que ce Bureau des pensions, qui en arrivait à absorber par année 800 millions des deniers publics et à rémunérer 676 000 soi-disant victimes de la guerre de Sécession vingt-cinq ans après que la guerre avait pris fin ? La plus colossale machine électorale qu’eut encore inventée le génie des politiciens, un bureau d’achat de votes, un nid de sinécures grassement payées, un foyer de corruption, de concussions et de fraudes cyniquement étalées. Mais aussi quelle arme redoutable entre les mains de qui la savait manier ! Et, parmi les démocrates victorieux, bon nombre estimaient qu’il y avait avantage à maintenir l’institution et à s’en servir, à l’épurer en apparence, à en chasser les républicains vaincus, à s’y installer pour en user comme leurs adversaires l’avaient fait contre eux. Il est tant de façons diverses pour un parti politique arrivé au pouvoir d’esquiver les engagemens pris dans l’opposition, surtout lorsqu’il s’agit de mesures d’une réalisation difficile, telle que cette réforme du Bureau des pensions, et aussi que le rappel de la loi Sherman, que le parti démocrate avait inscrit dans son programme. On le vit bien, pour ce dernier surtout, lors de l’homérique bataille dont le Sénat fut le théâtre et dont l’issue eut été tout autre sans l’énergie de Cleveland. Ni les démocrates découragés par la résistance de leurs adversaires, ni l’Europe attentive à un conflit où ses propres intérêts étaient en cause, ne croyaient au succès. Les plus convaincus de la nécessité du rappel de la loi, des dangers de ces achats mensuels d’un métal déprécié qui s’entassait inutilement dans les caves de la Trésorerie, inclinaient à une transaction que l’obstruction des silveristes et la crainte d’aliéner au parti démocrate le vote des États miniers semblaient rendre inévitable. Seul, le Président ne céda pas, et sa persévérance eut raison des manœuvres parlementaires et des coalitions d’intérêts. C’est avec la même résolution qu’il aborda la redoutable question du protectionnisme ; ce fut avec la même droiture qu’il aborda celle de l’annexion des îles Havaï.

Rappelons succinctement les faits. Enrichis par la culture de la canne à sucre, les planteurs américains constituaient dans l’archipel Havaïen un groupe compact d’environ 2 000 colons que la communauté d’origine et d’intérêts, de capitaux accumulés et de possession territoriale, reliait fortement les uns aux autres. Ils formaient une aristocratie locale ; ils personnifiaient la richesse, l’intelligence, le travail, le progrès. Le pays leur était redevable de sa prospérité : ils l’avaient fait ce qu’il était. Bon nombre de ces colons, fils et petit-fils des missionnaires protestans des États de l’Est qui, les premiers, avaient évangélisé ces îles, portaient des noms connus, respectés. Nés dans le pays, ils s’y étaient fixés ; naturalisés Havaïens, ils joignaient au prestige de la fortune le souvenir des services rendus par leurs ancêtres. Leur industrie enrichissait l’archipel ; ils employaient de nombreux coolies importés du Japon et de la Chine, les Kanaques étant trop indépendans et trop fiers pour le travail servile des plantations, mais ne jalousant pas ces nouveaux venus, consommateurs des produits de leurs rizières et de leurs champs. Autour des planteurs se groupaient les « petits blancs, » artisans spéciaux, menuisiers et forgerons, surveillans, mécaniciens, maçons, bien rétribués, Américains eux aussi, puis des Portugais, cultivateurs, fermiers, éleveurs de bétail. Autour d’eux, enfin, gravitaient les maisons de banque et de commerce, les importateurs et les détaillans, puis le trafic maritime et local avec tous les intérêts qui s’y rattachent et en dépendent.

À ces titres divers, ils exerçaient une influence politique considérable. C’était parmi eux que le souverain recrutait d’ordinaire ses conseillers et ses ministres, que le suffrage universel choisissait ses représentans. S’ils n’étaient pas le nombre, ils étaient l’élite ; et la confiance du roi, des chefs et des indigènes leur remettait en mains la gestion des affaires. Ils eussent été plus et mieux que des hommes s’ils n’en avaient usé en vue de leurs intérêts, qui, à leurs yeux, faisaient corps avec ceux du pays.

Mais tout Havaïens qu’ils fussent, ils étaient surtout et avant tout Américains, imbus des idées et des traditions américaines constamment avivées par le voisinage. Le temps n’était plus où il fallait de vingt à trente jours de navigation pour gagner San Francisco, autant, si ce n’était plus, pour se rendre de là à New-York. Huit jours de mer et sept en chemin de fer séparaient Honolulu de la métropole de l’Est. Par la force des choses, les États-Unis étaient devenus le débouché naturel des produits havaïens, et San Francisco leur marché principal, pour ne pas dire unique. Les lois économiques attiraient de ce côté le mouvement maritime et le trafic commercial ; un traité de réciprocité avait consacré cet état de choses et fait virtuellement de l’archipel une dépendance de la grande république. Il y avait là un danger : ce traité enrichissait les planteurs, mais sa dénonciation pouvait les ruiner, et une annexion qui eût converti les îles en un État de l’Union américaine apparaissait comme l’unique moyen de conjurer ce danger.

L’idée n’était pas nouvelle. Bien avant l’orientation des îles dans le sens agricole, elle avait eu des partisans. Les premiers missionnaires avaient caressé le rêve d’une annexion qui consacrerait leur conquête religieuse. Pour les marins, ces îles étaient le seul point de relâche entre les États-Unis et l’Asie ; pour les habitans de San-Francisco, Honolulu était une Nice tropicale, un sanatorium unissant aux charmes d’un climat tropical les sites les plus rians et les plus grandioses. Mais ces rêves étaient venus se heurter contre les résistances du roi, des chefs et des indigènes, qui n’entendaient à aucun prix abdiquer leur autonomie. Ils s’irritaient de ces convoitises et, consciens de leurs droits, accusaient les Américains d’en vouloir faire litière.

Ils voyaient bien ce que les étrangers gagneraient à une annexion, mais aussi ce qu’il en résulterait pour eux. Au contact des blancs leur race décroissait : que serait-ce donc quand elle serait noyée dans un afflux d’immigration ? S’ils reconnaissaient les services rendus, ils les estimaient largement payés, car enfin ces Américains, aujourd’hui riches et puissans, avaient débarqué sur leurs plages pauvres et en quête de fortune. Cette fortune, ils la possédaient ; ils la devaient à leur travail, mais aussi et surtout à la libéralité des chefs qui leur avaient concédé des terres, reconnu le droit de posséder et d’exploiter, qui les avaient admis aux bénéfices de leur nationalité et appelés même aux plus hauts emplois. Et maintenant les fils de ces mêmes hommes prétendaient disposer de leur territoire, aliéner leur indépendance, et payer par l’ingratitude la généreuse hospitalité qu’ils avaient reçue en les annexant à une république où subsistait l’ostracisme mal déguisé des races de couleur.

Maintes fois, dans les réunions publiques comme dans les Chambres, dans les conversations particulières comme dans la presse, nous avons vu ces récriminations se faire jour. Elles s’accentuaient à mesure que grandissaient l’impatience des planteurs et les méfiances des indigènes. Ce conflit latent aboutit à un coup de force, le 14 février 1893, jour où les Américains, assurés de la connivence du ministre des États-Unis, du concours du navire de guerre le Boston, mouillé dans le port de Honolulu, décrétèrent la déchéance de la reine, son l’emplacement par un gouvernement provisoire et l’annexion des îles aux États-Unis. À la même heure les compagnies de débarquement du Boston occupaient la ville, paralysant la résistance des défenseurs de Liliuokalani, laquelle, reculant devant l’effusion du sang, déclarait céder à la force et en appeler au président et au Congrès des actes de leurs propres a gens.

Il était difficile en effet de pousser plus loin que ne le faisaient les résidens américains, le ministre plénipotentiaire G.-L. Stevens et le commandant du Boston, le mépris du droit des gens et l’abus de la force. Ni les griefs articulés contre la reine, ni les actes de son gouvernement ne justifiaient de pareilles mesures. On accu sait Liliuokalani de désirer le retour à la Constitution de 1866 et sa substitution à celle de 1887, imposée par les planteurs à Kalakaua, son prédécesseur. Elle n’était en cela que l’interprète des vœux des indigènes. Cette Constitution de 1866, en partie mon œuvre et celle de Kaméhaméha V, longuement discutée en Convention nationale, avait, aux yeux des Américains, le tort impardonnable de déclarer inconstitutionnelle toute tentative d’aliénation du royaume. Celle de 1887, par laquelle on l’avait remplacée, prévoyait l’annexion, la légitimait d’avance en la faisant dépendre du vote de la majorité dans les Chambres. Elle autorisait donc les complots et les intrigues et portait en elle-même des germes de sédition. Quant à l’allégation des annexionnistes, que la reine n’était pas de descendance royale, qu’elle tenait ses droits de l’élection et non du sang, elle était au moins singulière dans la bouche d’hommes qui, répudiant tous droits héréditaires, ne tenaient pour valides que ceux que conférait le libre choix des électeurs.

Liliuokalani ne descendait pas en effet de la race des Kaméhaméha : cette race était éteinte depuis la mort de Kaméhaméha, cinquième du nom, mais elle était de la race des Aliis ou grands-chefs, parmi lesquels la constitution prescrivait, en cas de vacance du trône sans héritier direct, de choisir le nouveau souverain. Elle était, en outre, sœur du roi Kalakaua, auquel elle avait succédé suivant l’ordre établi lors de l’avènement de la nouvelle dynastie. Je l’avais comme jeune fille, avant son mariage avec J.-O. Dominis, qui était, lui, de descendance américaine, né aux îles, et qui fut, pendant mon ministère, gouverneur de Honolulu. Lydia Liliuokalani, élevée à l’école spéciale des jeunes nobles, dirigée par les missionnaires américains, y avait reçu une excellente éducation. Elle parlait également bien le kanaque et l’anglais ; elle était bonne musicienne et composait à ses heures ; sans être jolie, elle avait du charme et de la grâce, l’usage du monde, beaucoup de gaîté et un excellent caractère. Rien alors ne faisait prévoir qu’elle pût être appelée un jour à régner : l’ambition du frère n’allait pas au-delà d’un rôle politique, non plus que celle de la sœur au-delà d’un rôle secondaire à la Cour.

Elle avait tous droits d’y prétendre, de par sa naissance et sa fortune et, subséquemment, de par la position officielle de son mari. Beaucoup de gens se font encore, en Europe, une idée très fausse de cet archipel océanien. Les souvenirs que son nom réveille, et qui, pour bon nombre, remontent encore à la mort du capitaine Cook, les noms, singuliers à nos oreilles, des localités et des personnages, évoquent un monde grotesque de sauvages à demi nus gouvernés par un Soulouque polynésien avec ses princes, ducs, comtes et barons pieds-nus et culottes rapiécées, ou par un Dessalines haïtien armé d’une trique et escorté par son maître à danser. Il n’en est rien ; et, sans vouloir forcer la note, on peut dire que le palais du roi à Honolulu vaut ceux de nombre de petits princes allemands, que l’étiquette y est la même, que les réceptions y sont luxueuses, et que la société de Honolulu ressemble à s’y méprendre à celle d’Europe. Si elle en diffère quelque peu, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, par le laisser aller des manières non plus que par la simplicité de la vie, et cela se comprendra si l’on tient compte de ce fait que l’aisance est générale, que nombre du fortunes se chiffrent par 200 000 et 300 000 francs de revenus ; qu’il en est qui dépassent de beaucoup ce chiffre ; que la vie matérielle est bon marché ; que, pour la même somme, on vit mieux à Honolulu qu’en France ; que les femmes sont aussi élégantes, les hommes aussi corrects ; enfin que le cadre seul est autre, et que ce cadre tropical se prête mieux aux manifestations extérieures de la vie sociale.

Elles y sont nombreuses et variées, et si des nuances, imperceptibles pour l’étranger, assignent ici, comme en tout milieu, à chacun sa place et son rang, ces nuances n’ont pas pour origine, ainsi que dans les pays autrefois à esclaves, la différence de couleur, ou, comme ailleurs, la fortune. L’un des traits caractéristiques de cet archipel, où l’influence américaine semble prédominer, est précisément l’absence de ces préjugés que l’on retrouve partout aux États-Unis et qui, aujourd’hui encore, frappent les noirs d’ostracisme et font de la richesse le critérium de l’honorabilité. Ici la race indigène n’a jamais été conquise ni soumise ; elle ne rappelle en rien la race nègre. Belle de formes et fière d’allures, cette race cuivrée, sans obséquiosité comme sans dédain vis-à-vis du blanc, est par lui traitée en égale, avec lui courtoise et polie. Les femmes kanaques de haut rang ont leur place réservée dans le milieu social, et celles qui à l’honorabilité personnelle joignent l’éducation et l’usage du monde n’ont rien à envier aux femmes des plus riches planteurs.

Lydia Liliuokalani était de celles-là. Estimée des blancs, aimée des indigènes, sa popularité ne contribua pas peu, en 1874, à désigner son frère aux suffrages des deux Chambres appelées, après la mort de Lunalilo, à nommer le nouveau souverain. Il lui en témoigna sa gratitude en la faisant reconnaître pour son héritière présomptive au cas où il viendrait à décéder sans enfans. Rapprochée du trône, visiblement destinée à l’occuper, elle resta la confidente et l’amie du roi, plus âgé qu’elle de deux ans seulement et sur qui elle avait exercé une heureuse influence. C’était à cette influence discrète, aux sages conseils de sa sœur, que Kalakaua devait d’avoir évité l’écueil sur lequel Lunalilo, avant lui, et nombre d’autres jeunes nobles havaïens étaient venus échouer : les plaisirs faciles, la vie large et indolente entre les flatteurs et les favorites. Du passé et des traditions de sa famille, elle avait, ainsi que son frère, gardé la fierté de sa race, et, bien que mariée à un fils d’Américain, un sentiment instinctif de défiance contre les tendances annexionnistes. Ce fut elle qui, lorsque j’arrivai au ministère, décida son frère, alors membre de la Chambre des nobles, à se ranger de mon côté dans la lutte que je soutenais alors contre le parti américain et à me rallier les voix de ses amis.

Si cette attitude intransigeante vis-à-vis de l’annexion était pour aliéner les Américains, elle était aussi pour concilier au frère et à la sœur les sympathies des indigènes. Ils furent fidèles à Kalakaua et le firent roi ; ils sont restés fidèles à Liliuokalani, qui lui succéda, et dont l’influence personnelle, lors du coup d’État qui l’a dépossédée, avait seule conjuré un conflit sanglant.

Au lendemain de ce coup d’État qui faisait passer le pouvoir aux mains du parti américain et qui substituait un gouvernement provisoire au gouvernement légal, et une Constitution républicaine à une Constitution monarchique, le gouvernement provisoire, conscient de sa faiblesse et incertain de sa durée, n’avait qu’un objectif, de même qu’il n’avait qu’une raison d’être : l’annexion de l’archipel aux États-Unis. Son premier acte fut de nommer une délégation chargée d’aller la solliciter à Washington, et le même navire qui apportait en Amérique la nouvelle de la déchéance de la reine y débarquait les négociateurs accrédités auprès de M. Harrison.

Il était encore président en exercice, mais pour quelques semaines seulement : le 4 mars 1893, ses pouvoirs prenaient fin. Grover Cleveland son compétiteur et son successeur, avait été élu par une majorité considérable ; les démocrates l’emportaient et les républicains allaient leur céder la place. Il n’y avait donc pas un jour à perdre, car, s’il était douteux que le nouveau président se montrât sympathique au mouvement insurrectionnel et que le nouveau Congrès ratifiât l’annexion, il n’était pas douteux que M. Harrison n’en fût partisan et que le Congres d’alors n’y fût favorable. Le mouvement insurrectionnel était l’œuvre de G.-L. Stevens, son ministre résident à Honolulu ; c’était lui qui, en donnant l’ordre au capitaine du Boston de mettre à la disposition du gouvernement provisoire ses compagnies de débarquement, avait décidé de l’abdication de la reine ; c’était lui qui, le premier, avait, au nom des États-Unis, ratifié les faits accomplis en reconnaissant le nouvel ordre de choses et insisté sur l’envoi immédiat d’une délégation à Washington. Ses dépêches d’ailleurs ne laissaient aucun doute sur la part active qu’il avait prise à ce qui s’était passé ; elles n’étaient qu’un plaidoyer pressant en faveur d’une annexion précipitée, un résumé des argumens que les négociateurs avaient mission de faire prévaloir.

Tout paraissait louche dans cette affaire, et l’empressement que l’on mettait à la terminer n’était pas pour désarmer les soupçons. À l’improviste, sans discussion préalable, on venait demander au Sénat de ratifier un traité qui n’était rien moins que le désaveu implicite de la politique extérieure des États-Unis, de la doctrine Monroë, qui, limitant au continent toute extension territoriale, déclarait que l’Amérique du Nord devait, un jour ou l’autre, appartenir à l’Union et répudiait toute tentative d’annexion en dehors de ces limites. Sourds à toutes les propositions, inaccessibles à toutes les tentations, les partis et les présidens qui s’étaient jusqu’ici succédé au pouvoir avaient, sur ce point tout au moins, invariablement suivi la même ligne de conduite, refusant Cuba, qui s’offrait, le Nicaragua, que Walker les pressait d’accepter, Saint-Domingue, prêt à se vendre. L’expérience avait justifié les sages préceptes des fondateurs de la république, dont les frontières s’étendaient déjà d’un océan à l’autre et dont la superficie comme la population avaient plus que décuplé eu un siècle.

Y renoncer ? Et pourquoi ? Pour s’annexer un groupe d’îles que sept cents lieues de mer séparaient de la côte américaine la plus proche, dont la population n’était ni de même race ni de même couleur, dont les traditions étaient monarchiques et qui répugnait à cette annexion. Et cela, pour enrichir plus encore deux mille Américains, alors que, par la force des choses, par l’immigration, par les capitaux et le commerce, ce groupe d’îles gravitait dans l’orbite des États-Unis, dont l’influence y était prépondérante, librement acceptée et reconnue. On avait les profils de l’annexion sans en avoir les charges, les avantages sans les responsabilités ; et l’on proposait de modifier un tel état de choses pour substituer une occupation coûteuse, une prise de possession inique, une politique d’aventures à celle que l’expérience consacrait et que le succès justifiait.

Puis, à l’examen, les difficultés surgissaient à chaque pas : difficultés pratiques, complications de politique intérieure et de politique extérieure. Comment justifier cette annexion ? Par le vote de la population ? Il n’y fallait pas songer : on aurait trente non pour un oui. Ecarterait-on le vote des indigènes et n’admettrait-on que celui des blancs ? Que vaudrait ce scrutin ? qui y présiderait et en accepterait la responsabilité ? Puis, l’annexion faite, quelle organisation intérieure prévaudrait ? On suggérait de faire de l’archipel une annexe territoriale de la Californie ; mais l’application des lois de la Californie, aussi bien d’ailleurs que des lois fédérales, y était impossible sous peine de ruiner ces mêmes planteurs qui demandaient l’admission dans l’Union. La prospérité des îles était due aux plantations et celle des plantations a la main-d’œuvre asiatique. Sans les 30 000 coolies chinois et japonais importés en vertu des labor contracts, des contrats de louage, qui les liaient pour trois ans au prix de 65 et 70 francs par mois, les champs de canne à sucre et de riz resteraient en friche : or les lois fondamentales de l’Union non seulement ne reconnaissent pas, mais interdisent les labor contracts, qu’elles tiennent pour une forme déguisée du servage, et ce n’était pas avec des ouvriers blancs payés de 15 à 25 francs par jour que l’on pourrait conduire une plantation.

A défaut des ouvriers asiatiques, disait-on, on transporterait aux îles des noirs du Sud. Mais ils sont libres et citoyens, et on ne les déciderait à émigrer que par l’appât du gain ; puis, pour qui connaît l’antipathie des Kanaques pour les nègres, une pareille mesure n’aurait d’autre résultat que de provoquer à bref délai une guerre de race. Modifierait-on, pour ces îles, les lois fondamentales de l’Union ? Mais qui ne voyait où pouvait conduire un pareil régime d’exception et à quelles inconséquences il entraînait ? Pourrait-on refuser aux planteurs des États du Sud ce que l’on accorderait à ceux de Havaï, et les contraindrait-on à lutter contre les nouveaux venus qui, dans des conditions plus favorables de climat et de sol, produiraient les mêmes articles de première nécessité, déliant toute concurrence grâce à l’importation des Chinois interdite sur le continent ?

Quant à constituer l’archipel en État fédéral faisant partie de l’Union et, à ce titre, ayant les mêmes droits et les mêmes privilèges que l’Illinois, la Californie ou l’Ohio, on n’y pouvait songer : ni le chiffre des électeurs ne justifiait cette admission, ni le Sénat ne l’eût recommandée. Les débats récens au sujet de l’admission de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et de l’Utah constataient la répugnance du Congrès à élargir le cadre des États nouveaux, à conférer à des territoires encore peu peuplés, bien que peuplés exclusivement de citoyens américains, le droit de représentation au Congrès, de suffrage pour l’élection présidentielle, et la part du droit de veto à l’adoption d’un amendement constitutionnel qui appartient à chacun des États de l’Union. De pareils privilèges, susceptibles, à un moment donné, de déplacer l’équilibre des partis, ne pouvaient être concédés à un archipel où les Américains n’étaient encore qu’une minorité. Les mêmes objections militaient contre son admission à titre de territoire, que repoussait d’ailleurs le gouvernement provisoire, et qui n’eût fait, en tout cas, qu’ajourner la solution.

Devant ces difficultés, le Sénat hésitait à ratifier le traité que lui soumettait M. Harrison. A Washington, les délégués du gouvernement provisoire multipliaient leurs démarches, mais les partisans de la reine ne restaient pas inactifs.

A leur instigation, la presse américaine cuirait en ligne. Si le New-York Sun, le Philadelphia Ledger, le San-Francisco Bulletin, le Boston Journal se déclaraient partisans de l’annexion, le New-York Herald et le Chicago Herald, pour ne citer que les plus importans organes de l’opinion publique, combattaient la mesure proposée. « Jamais, disait le New-York Herald, acte aussi inique n’a été commis au nom des États-Unis. On n’avait pas encore vu nos forces navales débarquer en armes sur le sol d’un pays ami et, sur l’ordre de notre représentant officiel, renverser le gouvernement national et lui substituer un gouvernement provisoire de son choix. » Faisant allusion à l’article paru ici-même, le Herald ajoutait : « L’article que publie la Revue des Deux Mondes, sous le titre de « la Crise havaïenne » dans son numéro du 1er mars 1893, confirme pleinement ce que nous disions nous-mêmes le 21 février et soumet de nouveaux argumens à l’appui de la thèse que nous soutenons. Nous y trouvons en effet le texte authentique de la convention conclue le 28 novembre 1843 entre la France et l’Angleterre, relatant l’engagement pris par ces deux puissances de « ne jamais s’emparer, directement ou indirectement, à titre de « protectorat ou autre, de tout ou partie du royaume havaïen ». Il importe d’appeler sur cette convention, à dessein tenue dans l’ombre afin de laisser planer des doutes sur les intentions des deux grandes puissances maritimes européennes, la sérieuse attention du Sénat. Nous ne pouvons d’ailleurs que nous rallier aux conclusions de la Revue des Deux Mondes, et nous espérons avec elle que M. Cleveland se refusera à s’engager dans la voie que lui trace M. Harrison et détournera le Congrès d’un acte de spoliation que rien n’excuse dans le passé, que rien ne justifie dans le présent. »

Ces protestations ne restaient pas sans écho. Plus hésitant à mesure qu’il était mieux renseigné, le Sénat retardait le vote du traité d’annexion. Inauguré le 4 mars 1893, M. Grover Cleveland, usant de ses prérogatives, retirait le projet, ordonnait une enquête, en confiait la direction à l’Hon. James H. Blount, représentant de la Géorgie, et, le 4 décembre dernier, en communiquait le résultat au Congrès.

Le document est aussi curieux qu’instructif. Il ne laisse aucun doute sur les agissemens du ministre des États-Unis à Honolulu, sur sa participation au complot ourdi en vue de renverser la reine, de substituer au gouvernement légal celui d’une poignée de factieux et de précipiter l’annexion. Les dépositions y relatées émanent presque toutes d’adhérens au mouvement, la plupart de gens que nous avons connus et dont le témoignage est digne de foi. Nul souci d’atténuer les fautes commises et les responsabilités encourues, de donner le change sur les actes et les intentions de l’agent américain, de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes, mais un souci constant de faire la lumière, de dégager la vérité et de la dire, d’éclairer l’opinion publique et de ne rien laisser dans l’ombre, et ce n’est pas là, comme on pourrait le croire, un acte d’accusation complaisamment dressé par un parti politique contre l’un des agens du parti adverse, mais bien l’exposé fidèle et détaillé d’une intrigue menée par un représentant diplomatique impatient de notoriété et comptant, pour justifier sa conduite, sur l’éclat du résultat obtenu et l’importance des services rendus.

La publicité donnée au rapport de M. Blount indiquait la volonté bien arrêtée du président et de son cabinet de ne pas laisser l’opinion publique s’égarer, et de couper court aux allégations des délégués du gouvernement provisoire. Le coup était rude pour eux ; ils ne s’attendaient pas à un pareil réquisitoire, et si le silence prudent gardé par M. Blount pendant son séjour de six mois à Honolulu n’encourageait guère les espérances caressées par les chefs du mouvement, ils attribuaient ce silence à la réserve diplomatique du représentant de la Géorgie, qui, dans ses relations sociales, faisait montre, en toutes circonstances, d’une courtoisie parfaite. À défaut d’une annexion, que le retrait, par M. Cleveland, du traité soumis à l’approbation du Sénat rendait peu vraisemblable, le parti américain se rabattait sur l’espoir d’un protectorat, lequel ne serait lui-même qu’une étape préliminaire à la prise de possession définitive.

Le message annuel du président, communiqué au Congrès le 4 décembre 1893, dissipa cette dernière illusion. La déclaration relative aux affaires havaïennes y était, avec celle concernant les modifications du tarif, l’objet de l’attente générale : aussi fut-elle écoutée au milieu d’un silence profond. Déjà le paragraphe sur les incidens de Samoa et l’insistance du président à signaler le danger qu’il y avait pour la république à conclure des conventions avec les puissances étrangères en vue de régler, même avec les intentions les plus désintéressées, les questions d’administration des archipels océaniens, révélait sa volonté de se tenir à l’écart de toutes complications extérieures. Plus explicite encore au sujet des îles Havaï, il répudia nettement toute tentative d’immixtion dans le gouvernement de ces îles, toute velléité d’annexion ou de protectorat. « Il est, dit-il, superflu d’insister sur les sérieux embarras (embarrassments) qu’ont fait naître les troubles dont l’archipel havaïen a été le théâtre. Antérieurement à l’inauguration de l’administration actuelle, le gouvernement havaïen était brusquement renversé ; un traité d’annexion était négocié entre le gouvernement provisoire de ces îles et les États-Unis et soumis à l’approbation du Sénat. Ce traité, je le relirai, jusqu’à plus ample informé, et je déléguai l’Hon. James H. Blount, représentant de la Géorgie, à Honolulu, pour y procéder à une enquête sérieuse. Du rapport de M. Blount il résulte, sans doute possible, que le gouvernement légal du royaume havaïen a été renversé avec l’aide et la coopération actives de notre représentant diplomatique auprès de ce gouvernement ; que M. Stevens s’est autorisé de la présence d’un bâtiment de guerre américain dans les eaux de Honolulu pour paralyser toute résistance à un mouvement insurrectionnel, et qu’il a secondé ce mouvement en donnant l’ordre de faire débarquer des troupes en armes.

« En présence de pareils faits, la ligne de conduite à suivre est tout indiquée. Elle consiste à réparer le tort causé par ceux qui nous représentaient et à rétablir, autant que faire se pourra, l’état de choses antérieur à ces actes. Désireux d’atteindre ce résultat, agissant dans la limite des attributions du pouvoir exécutif, et reconnaissant pleinement les obligations et les responsabilités que fait peser sur nous notre inqualifiable intervention, j’ai donné à notre nouveau ministre résident à Honolulu des instructions sur la marche à suivre. J’attends ses dépêches, que je vous communiquerai par un message spécial relatant les mesures prises et vous donnant l’historique complet et détaillé de la question. »

Pareil langage est digue du chef d’une grande nation, et s’il suffisait de reconnaître les fautes commises, d’en désavouer les auteurs, de rappeler un ministre compromettant, de remplacer M. Stevens par M. Willis et l’amiral Skerrett par l’amiral Irwin, d’amener le pavillon américain indûment hissé à Honolulu et de saluer le pavillon national, la question havaïenne serait résolue ; mais il n’en va pas ainsi. On se trouve en présence d’un gouvernement de fait, provisoire il est vrai, mais en possession du pouvoir, et qui n’y renoncera que contraint et forcé, appuyé qu’il est sur un parti riche et influent. On se trouve en présence d’une reine illégalement dépossédée, mais à qui l’on ne peut rendre son trône et sur lequel on ne peut la maintenir que par la force. Cette force, les États-Unis la possèdent et au-delà, mais il leur faut en user contre leurs propres concitoyens, en faveur d’une étrangère et d’un principe antagoniste au leur. D’où : intervention dans les affaires intérieures d’un pays neutre ; d’où : intervention prolongée peut-être, car que servirait de restaurer la monarchie et de rétablir la reine si, le fait accompli, on laissait la monarchie et son représentant aux prises avec les mêmes difficultés, en butte aux mêmes complots ?

Ce n’est là qu’une hypothèse, mais une hypothèse admissible. Il se peut que la décision du président se heurte aux résistances du gouvernement provisoire. Le contraindre à céder, c’est user de force ; l’abandonner à ses seules ressources, c’est courir les risques d’une guerre civile. Du jour où les Kanaques verraient que le gouvernement provisoire et ses adhérens sont l’unique obstacle au rétablissement de la monarchie, que le cabinet de Washington se refuse à reconnaître ce gouvernement, le désavoue et les laisse libres d’agir, ce ne sera plus qu’une question de nombre. Ils sont trente contre un, et, cette fois, le gouvernement américain se trouverait mis en demeure d’intervenir pour protéger la vie et les biens de ses nationaux. Les déclarations si nettes, si loyales, du président sont bien de nature à satisfaire les indigènes, mais à la condition que leur indépendance reconnue soit désormais à l’abri de toute atteinte. En l’état actuel des esprits, cette certitude fait défaut, et une intervention permanente des États-Unis en vue de la leur donner équivaudrait à un protectorat déguisé.

C’est qu’entre les méfiances justifiées de Liliuokalani et les rancunes du parti qui, l’ayant renversée, se la voit imposer, un rapprochement est difficile et un accord précaire. Ils le sont d’autant plus que le président Cleveland et le parti démocrate ne détiennent le pouvoir que pour un temps limité ; que l’avènement des républicains en 1890 donnerait le signal d’un nouveau soulèvement, et que les espérances des annexionnistes ne sont, en fait, qu’ajournées. Le rétablissement de Liliuokalani s’impose en tant qu’acte de justice ; maison ne saurait se dissimuler qu’en tant que solution définitive et pratique, il laisse la porte ouverte à bien des éventualités. Les probabilités nous paraissent être que Liliuokalani, rétablie sur son trône, aura peine à désarmer l’hostilité des colons américains, peine aussi à se maintenir en dépit de leurs intrigues, et que, sous des formes diverses, des conflits se produiront, lesquels amèneront tôt ou tard son abdication forcée.

En dehors donc de cette solution que nous envisageons comme un expédient temporaire, il importe de rechercher s’il n’existerait pas une autre combinaison à laquelle on pourrait recourir, l’heure venue, et qui, donnant au parti américain et aux indigènes une suffisante satisfaction, permettrait de ramener le calme dans les esprits et la bonne entente entre les colons et les Kanaques. Cette combinaison consisterait dans l’abdication volontaire de la reine, sagement conseillée, et dans son remplacement par l’héritière présomptive, nièce de la souveraine, la princesse Kaiulani.

Agée de 18 ans, élevée avec soin en Angleterre, demi-blanche, jolie femme, élégante et imbue des idées européennes, la jeune princesse, noble par sa mère, la princesse Likclike, cheffesse de haut rang, Anglaise par son père, l’Hon. Archibald Cleghorn, membre du Conseil privé et de la Chambre des nobles, est aimée des Kanaques et estimée des blancs. Tenue par son absence et les soins de son éducation en dehors des conflits actuels, elle semble appelée, par sa double origine, à devenir le trait d’union entre le passé qui s’efface et l’avenir qui s’annonce, entre la race des Alii qui s’éteint et celle des demi-blancs qui la remplace. Son âge, son sexe et sa grâce désarmeraient vraisemblablement les animosités et permettraient d’espérer que, pour elle, les leçons de l’expérience ne seraient pas perdues et qu’avec elle le royaume havaïen recouvrerait la paix intérieure, à laquelle il est redevable de sa prospérité et de son indépendance, qui importe à toutes les grandes puissances maritimes. Car, nous ne saurions trop le répéter, par sa situation géographique, cet archipel est et restera la clef de l’océan Pacifique septentrional, le point de croisement des grandes voies commerciales et des grandes lignes télégraphiques, l’escale obligée entre l’Amérique du Nord et l’Asie. À ce titre, la France ne saurait se désintéresser de la question ni voir avec indifférence un pavillon autre que le pavillon havaïen flotter sur les batteries de Honolulu.


C. DE VARIGNY

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1893.