La Crise religieuse au dix-neuvième siècle

La bibliothèque libre.
La Crise religieuse au dix-neuvième siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 814-845).
LA
CRISE RELIGIEUSE
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

Si l’on étend la vue sur l’immense empire géographique des religions en plein XIXe siècle, on comprend que ce spectacle soit aussi propre à décourager les libres penseurs, qui voudraient espérer le règne prochain de la raison pure sur la planète, qu’à rassurer les croyans, que les progrès de l’incrédulité pendant ces trois derniers siècles ont pu effrayer. Qu’on ouvre les livres de géographie et de statistique religieuse, on y verra quel chemin reste à faire à l’humanité après celui qu’elle a mis tant de siècles à parcourir[1]. Assurément de pareilles statistiques ne peuvent avoir qu’une valeur approximative ; les erreurs y sont inévitables, vu l’insuffisance des documens, et se comptent par des millions. Cela suffit néanmoins pour fixer la pensée sur l’état religieux du monde. On voit que, loin de se rapprocher du terme marqué par la philosophie, la très grande majorité du genre humain n’est pas même entrée dans le système des sociétés chrétiennes. Le catholicisme compte moins de fidèles que le bouddhisme, et le nombre de ses sectateurs, comparé au nombre total des sectateurs des autres religions, le laisse en faible minorité. Aucun des anciens cultes n’a disparu de la scène historique, ni le magisme des Chaldéens et des Perses, ni le brahmanisme des Hindous, ni le chamanisme des peuples du nord de l’Asie, ni le pur fétichisme des peuplades de l’Afrique primitive. Aujourd’hui encore les plus vieilles superstitions résistent presque sur toute la surface du globe aux lumières de la civilisation moderne. Les peuplades isolées du centre de l’Afrique, certaines tribus de l’Arabie, nombre de tribus encore sauvages des deux Amériques et de l’Océanie, adorent toujours leurs grisgris, leurs burkhaus, leurs manitous, leurs ockis, idoles puériles, grotesques ou horribles, auxquelles leurs prêtres, sous les noms de griots, de jongleurs, de chamanes, continuent à immoler des victimes humaines. Le brahmanisme n’a perdu aucune de ses incarnations étranges, aucune de ses pratiques bizarres, aucune de ses institutions cruelles ou dégradantes chez les races indiennes, sur lesquelles il règne encore. Supérieur au brahmanisme en ce qu’il affranchit l’homme et le délivre de ses interminables métamorphoses, le bouddhisme n’en maintient pas moins le principe de ces innombrables incarnations de la Divinité qui ne permettent pas de distinguer de la nature l’homme et Dieu. Les religions plus sévères sur ce point, plus simples surtout, sinon tout à fait rationnelles, comme le judaïsme et le mahométisme, qui rejettent toute espèce d’incarnation, n’en reconnaissent pas moins le surnaturel, le miracle à tout propos, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus contraire à la science moderne. Le christianisme, malgré l’ardeur de ses missionnaires et l’activité de sa propagande, ne fait pas sur ce monde religieux de ces conquêtes qui puissent laisser espérer que son empire sera universel dans un temps plus ou moins éloigné. Il n’a sérieusement entamé aucun de ces grands cultes de l’Orient qui comptent leurs adhérens par centaines de millions. Et ce ne sont pas seulement les races nègre, jaune, mongole ou sémitique qui résistent à l’action d’une religion fille de la plus grande race de l’humanité, c’est une branche considérable de cette même famille aryenne, la race hindoue, qui reste obstinément attachée à la tradition brahmanique. Si donc c’était une loi nécessaire du développement de l’humanité que le christianisme absorbât toutes les religions inférieures qui ont paru avant lui ou à côté de lui pour conduire au règne de la raison pure tout le genre humain réuni sous son autorité, ainsi que le pensait Jouffroy, il faudrait que la philosophie et la science se résignassent indéfiniment à attendre leur tour, car ce mouvement d’absorption, loin d’être avancé, est à peine sensible.

I.

Au sein du christianisme lui-même, la religion par excellence, quelle part à faire à l’imagination pure, à la superstition, sinon dans le dogme lui-même, du moins dans l’idée que s’en font les multititudes ignorantes et inintelligentes! Dans le monde chrétien, ce sont les sociétés les moins éclairées qui font la grande majorité. Le catholicisme, en Espagne, en Italie, dans l’Amérique du Sud, chez tous les peuples méridionaux, ne laisse voir que son côté extérieur, matériel, celui-là même qui s’adresse à la sensation et à l’imagination. Il y a bien longtemps que Luther, qui n’était pourtant pas un chrétien idéaliste et platonisant, a dit n’avoir trouvé en Italie et à Rome même que l’idolâtrie païenne. La France est le pays où la religion catholique est le mieux comprise dans sa haute portée morale et métaphysique, et encore ne faut-il pas descendre bien bas dans les couches populaires de la nation pour perdre la trace du catholicisme vraiment chrétien. Le protestantisme a pour foyers principaux l’Allemagne du nord, l’Angleterre et les États-Unis; mais ce serait une grave erreur de croire que toutes les sectes religieuses qu’il comprend sont en progrès philosophique sur le catholicisme. La société anglaise est inférieure sous ce rapport à la société française, profondément modifiée par la grande révolution intellectuelle et sociale qui a clos le XVIIIe siècle. La société américaine, beaucoup moins libérale en religion qu’en politique, n’admet dans son sein que les étrangers qui déclarent appartenir à un culte chrétien quelconque. Le peuple allemand lui-même est encore bien loin de la liberté philosophique et de l’exégèse hardie de ses universités.

En face de cette immense armée de croyans de toute sorte et de toute religion, en quel nombre sont les sincères adeptes de la philosophie? C’est à peine si on les trouve dans les écoles auxquelles ils se font honneur d’appartenir. On voit, en ce temps surtout de compromis et de défaillances, des philosophes de profession qui se confondent en protestations de christianisme et même de catholicisme. On en voit d’autres qui gardent leur indépendance philosophique, mais sans s’expliquer sur les questions religieuses et théologiques. A vrai dire, si l’on comptait, dans les pays où souffle le plus fort le vent du doute, le nombre des libres penseurs qui vivent et meurent en vrais philosophes, on serait tente de se demander si la philosophie est prise au sérieux dans les choses de la vie pratique. A voir le monde à sa surface, qu’est-ce que l’agitation de cette imperceptible société philosophique dans l’immensité du monde religieux ? N’est-ce pas le murmure d’un ruisseau qui se perd dans le bruit des vagues de l’océan ? Comment donc le moraliste et l’historien de notre temps n’éprouveraient-ils pas un sentiment d’ironique dédain pour l’utopie philosophique des libres penseurs qui croiraient, avec Voltaire et les encyclopédistes, en avoir fini avec ce qu’il plaisait à ceux-ci d’appeler la superstition ? Comment ne prendraient-ils pas en pitié la sollicitude des philosophes pour l’avenir religieux de l’humanité, comme si la philosophie et la révolution du dernier siècle avaient tari pour tout le genre humain la source de la foi religieuse ? Comment surtout le monde des libres penseurs ne sentirait-il pas un profond découragement au spectacle d’une telle puissance de la religion et d’une telle faiblesse sociale de la philosophie en plein XIXe siècle ? Voilà bien les choses à la surface. Un examen plus attentif nous conduira-t-il à une autre conclusion ? Sans croire avec ses pères du dernier siècle que l’héritage des religions soit aussi facile et aussi prochain, le philosophe de notre temps, en y regardant de près, ne pourrait-il pas avoir lieu d’espérer pour un avenir plus ou moins éloigné le règne populaire de la raison et de la science ?

D’abord, dans ce prodigieux démembrement des forces religieuses du monde moderne, il faut faire une distinction. Toutes les sociétés à demi barbares, comme les pays slaves, ou immobiles depuis des milliers d’années, comme les peuples de l’Orient, comptent à peine dans les destinées de l’humanité malgré le chiffre écrasant de leurs populations. L’historien philosophe a toujours eu raison de voir surtout l’humanité dans ses véritables foyers de civilisation, et de se concentrer dans la contemplation de ces peuples si petits par le nombre, si grands par le cœur et l’esprit, qu’on nomme les Grecs et les Romains, en abandonnant à peu près tout le reste, c’est-à-dire la barbarie du nord et la décrépitude de l’Orient, à la curiosité de l’historien géographe. La même méthode est applicable à la question religieuse. Quand il s’agit de savoir où en est la foi religieuse du monde, ce qu’il y a de mieux à faire est de laisser là l’Orient barbare ou l’Orient pétrifié pour ne s’occuper que des peuples civilisés de l’Europe occidentale et de l’Amérique septentrionale ; c’est la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et les États-Unis qu’il faut surtout regarder, car le reste du monde gravite autour de ces grands astres de la civilisation universelle. Et soit que les autres peuples suivent leur direction, soit qu’ils s’ensevelissent dans l’immobilité de leur vie traditionnelle, ce n’est point chez eux que l’historien peut chercher le secret des destinées futures de l’humanité.

Même dans les sociétés les plus civilisées, tous les élémens qui les composent n’ont point une égale valeur pour la solution du problème qui nous occupe. Ces sociétés ont aussi leur partie civilisée et leur partie barbare : la première, en très petite minorité, forme, par une culture intellectuelle supérieure, une sorte d’aristocratie qui, bien que ne correspondant plus à une classe, encore moins à une caste distincte, n’en est pas moins réelle; la seconde, en immense majorité, est celle à qui le défaut d’éducation première et la nécessité d’un labeur matériel incessant ferment toutes les issues de la science et de la philosophie. La vraie vie religieuse et philosophique se trouve concentrée dans une élite au sein de laquelle se préparent et commencent tous les mouvemens de la pensée qui peuvent décider des destinées religieuses ou philosophiques du monde moderne. C’est donc là qu’il faut surtout regarder. Or il est un signe infaillible auquel on reconnaît qu’une religion est en décadence ou en progrès : ce n’est pas précisément le nombre plus ou moins grand d’adeptes qu’elle gagne ou qu’elle perd, c’est la qualité intellectuelle ou sociale de ceux qui s’y rallient ou s’en détachent. Quand elle cesse d’être la croyance du monde où règnent la pensée et la science, elle entre dans sa période de décadence, fût-elle toujours en possession de la multitude.

Le polythéisme en est un exemple décisif. Il était encore la religion de l’immense majorité, lorsqu’il avait déjà perdu tout son prestige sur les esprits d’élite. Les savans et les philosophes de profession étaient les seuls qui, sans rêver une nouvelle doctrine religieuse, vissent clair dans les fables de la mythologie. Et combien alors le monde savant et philosophique était restreint! Les prêtres étaient croyans par état; les magistrats de la cité pratiquaient par convenance politique; le peuple croyait de toute la force de son imagination, qui ne résiste jamais à l’éclat des symboles. Les historiens, les poètes, les moralistes, les hommes d’état du temps, comme Aristophane, comme Cicéron, comme Tacite, comme Pline, n’élevaient aucun doute sur la perpétuité des vieilles institutions religieuses malgré les progrès de la philosophie dans tous les esprits d’élite, au nombre desquels ils ne manquaient pas de se compter. Au moment donc où la petite société religieuse créée par la légende du Christ se répandit dans le monde des gentils, et forma le noyau de la grande église chrétienne, elle trouva un monde encore universellement et profondément païen malgré l’incrédulité de ses écoles philosophiques et l’exaltation de ses sectes mythiques. C’est une grande erreur de croire que les masses se précipitèrent tout d’abord dans la nouvelle religion. Sans doute ce ne fut ni dans le sacerdoce ancien, ni dans le monde officiel et politique, ni dans l’aristocratie savante et philosophique qu’elle fit surtout ses premières conquêtes, ce fut dans le peuple des grandes villes d’Orient, monde ouvert au grand courant des doctrines nouvelles plus ou moins étranges, où les voies lui étaient préparées par les Juifs et autres Orientaux initiés à la civilisation hellénique; mais le grand peuple des campagnes et des petites localités n’y entra point, et persista dans ses superstitions païennes encore longtemps après le triomphe officiel du christianisme. Ce qui décida le succès de la religion nouvelle, ce fut une certaine élite nombreuse et ardente d’esprits trop cultivés pour se contenter du polythéisme vulgaire, trop mystiques pour s’en tenir à la philosophie pure. C’est de cette élite que sortirent à la fois les docteurs de la nouvelle religion et les restaurateurs de l’ancienne. Là, en dehors du monde officiel et par-dessus la tête des masses populaires, se firent en sens divers les efforts de prédication et de propagande qui préparèrent l’avenir religieux du monde. La société officielle n’intervint qu’après pour proscrire d’abord la religion nouvelle, puis pour l’installer dans le palais et les conseils de ses empereurs. L’Orient des bords de la Méditerranée fut le théâtre de cette lutte, obscure d’abord et comme souterraine, ensuite publique, éclatante, qui commence par une mêlée confuse des doctrines chrétiennes, gnostiques, néoplatoniciennes, puis se dégage et se concentre dans une dernière grande bataille entre le christianisme et l’hellénisme alexandrin après la révolution officielle un peu brusque dont Constantin donna le signal. Néanmoins, après sa défaite définitive, le polythéisme reste encore en majorité dans toute l’étendue de l’empire. Pour l’en extirper, il faut que la nouvelle religion fasse appel à la puissance impériale ou aux violences populaires. La scène de la destruction du temple de Sérapis se répète dans toutes les localités, grandes ou petites, où la superstition s’obstine à conserver les monumens de l’ancien culte. Si l’habile politique de Constantin se décida pour la nouvelle religion, c’est qu’elle avait déjà la puissance avant d’avoir le nombre. Phénomène social qui semble étrange, et qui pourtant s’est renouvelé bien des fois dans l’histoire des révolutions de l’humanité, ce n’est pas le nombre qui fait la force, c’est la vie. La société chrétienne était seule vivante et active, avec la nouvelle école platonicienne, au milieu de cette société inerte et découragée de philosophes enfoncés dans leurs controverses scolastiques, de prêtres ensevelis dans leurs sanctuaires, de politiques indifférens à toute foi religieuse, et qui ne soutenaient plus dans le polythéisme qu’une institution de l’état. Lorsque le christianisme eut vaincu son seul rival en doctrine, le néoplatonisme restaurateur de l’ancien culte, tout fut dit; le monde était conquis, le monde vivant où s’étaient agitées les destinées de l’humanité. Qu’importe après cela que le polythéisme ait encore vécu ou plutôt végété plusieurs siècles sous le nom de paganisme au fond de populations immobiles, loin des centres connus de tout mouvement intellectuel? Quand l’idée nouvelle tient l’esprit et le cœur de l’humanité, le reste de la conquête est l’œuvre sûre et fatale du temps.

Quel tableau que l’histoire de l’avènement du christianisme pour les rêveurs de religions futures! C’est là qu’on voit ce que peut l’ardente initiative d’un petit nombre d’inspirés pour renouveler en moins de deux siècles la face du monde. Cette métamorphose fut l’œuvre non pas d’une évolution lente et progressive, mais d’une révolution qui brisa tout à coup la chaîne de la tradition, et fit entrer brusquement l’humanité dans des voies nouvelles. Une simple légende éclose dans le plus petit et le plus pauvre pays de la terre engendre la plus grande religion qui ait présidé aux destinées de la civilisation, et ce miracle se fait par la foi, par le désir, par l’amour, par les seules puissances de l’âme, malgré toutes les résistances de la tradition, de la loi, de la science elle-même. Quel exemple! quel encouragement aux ambitions religieuses !

Si de ce spectacle merveilleux on détourne les regards pour les reporter sur l’état religieux des sociétés modernes, que d’analogies propres à tenter les nouveaux apôtres? N’est-ce pas le même discrédit des dogmes religieux dans le monde savant, autrement étendu et autrement riche en vérités naturelles? N’est-ce pas la même indifférence du monde officiel, mal déguisée sous la protection qu’il croit devoir à une religion qui, sans être une institution de l’état, y tient étroitement par le lien des concordats? N’est-ce pas la même inquiétude, le même vide, le même désir, le même essor des esprits ardens, des âmes mystiques vers un nouvel objet auquel puisse s’attacher le sentiment religieux? Ce temps n’est-il pas, comme l’autre, une époque de transition, une sorte de pont jeté entre deux mondes, dont l’un montre déjà ses ruines lugubres, tandis que l’autre semble offrir aux imaginations exaltées ses grandes et riantes perspectives?

Alors faut-il s’étonner que dans cette société moderne si profondément différente de l’antiquité, en plein XIXe siècle, des tentatives de restauration chrétienne et même de religion nouvelle aient été faites par des esprits jeunes, ardens, enthousiastes, mais tout pénétrés des sentimens, des idées, des sciences, des arts, de notre temps? Le saint-simonisme n’est pas né en Orient, la terre classique des légendes et des religions; il a paru un beau matin à Paris, au plus ardent foyer de la civilisation européenne, ayant pour berceau la grande école des sciences exactes et de l’industrie. Les sages ont souri de cette aventure si nouvelle au milieu des ambitions et des aspirations de nos sociétés si positives; ils ne l’ont vue et jugée que parle titre et le dénoûment, sans s’intéresser à ce qu’il y eut de sincère, de généreux, d’héroïque, dans la manière dont l’entreprise fut conçue et conduite. Pour une société comme la nôtre, la retraite de Ménilmontant ne sera jamais qu’une parodie de la retraite des apôtres après la mort de Jésus, et pourtant, dans cette petite société d’hommes qui se croyaient la mission de renouveler, eux aussi, la face du monde, il y eut beaucoup des sentimens, des affections, des espérances naïves qui agitèrent la première église chrétienne. Là aussi le cœur battit fortement pour le salut du genre humain; là aussi on s’aima, on se donna tout à tous, on se sentit en famille, on se prodigua les noms de frère, de père, de fils, avec le sérieux accent d’une tendresse véritable. Tous ceux qui ont vu les saint-simoniens à l’œuvre et dans leur vie commune en ont remporté une impression d’estime et de sympathie pour toutes ces bonnes et généreuses natures qui se sont oubliées un moment dans le sentiment d’une immense tâche au point d’abdiquer à la fois la personnalité, dont le sacrifice est toujours beau, et la liberté, dont l’abandon n’est jamais permis.

Pourquoi le saint-simonisme a-t-il fini comme on sait? Il faudrait n’être pas de ce temps pour s’en étonner. Aujourd’hui que l’ivresse de l’initiation est passée, et que les membres de cette société n’ont plus qu’à faire un mélancolique retour sur les espérances déçues d’une jeunesse enthousiaste, il n’en est guère qui ne reconnaissent et n’avouent leur méprise. Le saint-simonisme a eu le sort de toutes les utopies qui sont des anachronismes. Ce n’est point la faiblesse, pour ne pas dire la nullité de sa métaphysique, qui a fait obstacle à son succès, ce n’est même pas, chose plus grave, l’équivoque pureté de sa morale, c’est encore moins sa discipline théocratique, si contraire à l’esprit libéral, qui est l’esprit des sociétés modernes. Toute religion prend à l’homme plus ou moins de sa liberté, et ce n’est jamais ce qui l’empêche de conquérir les masses. Les fâcheuses réserves touchant les relations de sexes qui, avant même d’avoir abouti à une formule dangereuse, indignaient l’opinion publique et inquiétaient les plus ardens disciples, ont pu exercer une certaine influence sur l’issue du procès de la société; mais, avant ce procès, le mouvement saint-simonien avait déjà avorté. Enfin un mouvement religieux, l’histoire le prouve, n’a pas besoin, du moins au début, d’un grand déploiement de spéculation métaphysique pour s’étendre et gagner le cœur de l’humanité. Une église n’est pas une école de philosophie. Le christianisme n’a guère commencé que par un sentiment, c’est ce sentiment qui, grâce à une sublime légende, a conquis tant d’âmes et créé tant d’églises. La savante théologie des pères et des conciles n’est venue qu’après, pour compléter la doctrine, et en faire la religion des sages aussi bien que des simples.

Le saint-simonisme a fini par comprendre l’impuissance radicale de toute entreprise de ce genre en Occident, au foyer même de la civilisation moderne; il est mort en jetant sur l’Orient un regard de regret et d’espérance. C’est là en effet qu’est la véritable patrie des religions. Là le surnaturel, source de toute foi religieuse, est ce que l’esprit tout imaginatif des peuples comprend et accepte le plus aisément. Là naît, grandit et se propage la légende qui porte les religions dans son sein. Là les actes les plus simples de la conscience humaine, les phénomènes les plus réguliers de la nature, se transforment et se transfigurent sous l’action d’une rêverie mystique. Là toute intuition psychologique devient une inspiration, une révélation théologique. Transportez en Orient ces scènes dont les Mémoires du père Enfantin nous ont laissé une analyse détaillée: tout change par la disposition des acteurs et des témoins, tout prend un intérêt, un charme, un prestige, une autorité, qui commandent le respect et la foi. A part l’idéale figure de Jésus, dont la personnalité n’est pas assez connue pour pouvoir être mesurée, il est probable (et l’histoire nous en dit quelque chose) que, vus de près, les ouvriers de cette grande œuvre qui s’appelle la fondation du christianisme avaient leurs faiblesses et leurs passions, leurs côtés mesquins ou ridicules. Qui le sait, qui peut s’en douter à une telle distance, et dans l’auréole de gloire et de sainteté qui les enveloppe? Un étrange et puissant génie, qui fut lui-même à beaucoup d’égards un anachronisme vivant après la révolution française, Napoléon, comprenait à merveille la différence des lieux et des sociétés lorsqu’il enviait devant l’un de ses ministres la fortune d’Alexandre, dont la légende avait pu faire un dieu.

L’Orient est encore aujourd’hui ce qu’il a été de tout temps, le pays de l’imagination et de la légende, le pays où le cours ordinaire des choses est ce que l’on comprend le moins, où la science des lois de la nature est le plus profondément ignorée, où enfin l’extraordinaire, le merveilleux, le surnaturel, est l’objet préféré de la croyance générale et le principe constant de ses explications. Il a été le berceau de toutes les religions de l’humanité, il le serait encore, si l’histoire religieuse ne devait être close par le christianisme; mais l’Orient peut-il reprendre maintenant le rôle religieux qu’il a joué dans ses beaux jours? Il faudrait bien peu connaître le monde moderne pour se faire la moindre illusion à cet égard. Si l’Orient n’a guère changé ses habitudes de vivre et de penser, il est tombé dans un tel état de civilisation inférieure, par suite de la conquête musulmane, qu’il a perdu toute espèce d’initiative. C’est toujours le pays de l’imagination et de la rêverie; mais cette imagination n’a plus aucune des hautes et profondes sources auxquelles elle pouvait puiser autrefois, cette rêverie n’a plus que des alimens vulgaires qui ne lui permettent pas les proportions de la légende religieuse. En un mot, l’Orient contient toujours la même race d’esprits; mais il est mort, tandis qu’il était vivant dans ses grands jours d’enfantement religieux.

Que sur cette terre classique des religions il se forme encore aujourd’hui ou demain de nouvelles sectes, même de nouvelles sociétés religieuses, comme il s’en est formé depuis l’avènement du christianisme, il n’y aurait à cela rien d’impossible, ni même d’étonnant, puisque les conditions psychologiques et sociales de l’Orient n’ont pas sensiblement changé; mais de pareils mouvemens religieux, se produisant au milieu de peuples restés si bas dans l’échelle des peuples civilisés, n’auraient rien de ce qui est nécessaire pour gagner les grands foyers de la civilisation occidentale. Et qu’on ne vienne pas ici nous opposer l’exemple du christianisme, parti de la Judée pour conquérir l’Orient hellénisé, la Grèce, l’Italie, et tout le monde civilisé. Entre la civilisation gréco-latine et le monde purement barbare, l’Orient à moitié civilisé de la Méditerranée, l’Orient juif, syrien, alexandrin, fut un merveilleux médiateur; son mysticisme naturel, fécondé, éclairé par la science grecque, était devenu tout particulièrement propre à faire éclore une véritable religion d’une légende. Ce qui le montre bien, c’est que toute science, toute théorie, aussi bien que toute légende, tourne à la religion dans cette fermentation universelle des esprits. Qu’il y a-t-il d’analogue dans l’Orient actuel qui puisse permettre la moindre espérance aux rêveurs de religions futures?

Toute religion qui serait de nature à renouveler la face du monde civilisé devrait naître au centre même de la civilisation occidentale, et rayonner d’abord dans ses principaux, foyers pour se répandre de là sur tous les points de la civilisation universelle. Or là est précisément l’écueil. Ce centre et ces grands foyers ne semblent guère faits pour servir de berceau aux religions nouvelles, tant y règne l’esprit scientifique et critique, c’est-à-dire l’esprit le plus contraire à l’éclosion des légendes et des symboles. Là on analyse trop la conscience humaine pour que ses intuitions puissent être prises pour des inspirations ou des révélations; les lois de la nature sont, trop connues pour que le miracle s’introduise dans la description des phénomènes physiques. S’il parvient à se glisser dans le récit légendaire des masses, il en est bien vite chassé par la science, qui rectifie les écarts de l’imagination populaire. Dans cette société de savans, de penseurs, de critiques, d’érudits, la science est une œuvre d’observation, d’expérience, de méthode, de labeur, dont on sait parfaitement que l’esprit humain a fait tous les frais; l’enseignement qu’on reçoit des maîtres de la science n’est point considéré comme une révélation d’en haut, parce qu’on sait qu’il ne tombe point d’une bouche inspirée. Lorsque, dans une sorte d’ivresse mystique que des adversaires peu bienveillans ont prise pour un calcul de charlatans, le saint-simonisme a parlé des révélations de Saint-Simon et des inspirations du père Enfantin, il n’a pu triompher du ridicule qui s’attache à ces mots d’une langue morte pour nous, du moment qu’on veut s’en servir autrement que par métaphore. Croyans et incrédules s’accordent pour ne pas prendre au sérieux l’application de pareils termes aux hommes et aux idées de ce temps-ci.

Le saint-simonisme est peut-être l’unique tentative de religion nouvelle faite jusqu’ici en plein XIXe siècle. Il serait bien possible qu’il fût la dernière, tant il faut de courage et de naïf enthousiasme pour braver à ce point le tempérament tout scientifique et positif de nos sociétés modernes. On a pu baptiser de ce nom solennel tel ou tel système de pratiques et de formules, comme par exemple le prétendu culte organisé dans ses plus minces détails par le fondateur du positivisme, Auguste Comte; mais une doctrine qui n’a ni légende, ni révélation, ni dogmes, ni symboles, ni Dieu même, ni aucun des caractères historiques qui font une véritable religion, ne peut recevoir ce titre que par un insigne abus de mots. La religion de l’humanité ! n’est-ce pas là deux mots qui ne doivent pas plus se confondre que le divin et l’humain? Une morale indépendante de la théologie, rien de mieux; mais un culte sans Dieu est un non-sens. La secte des mormons se fonde sur une doctrine trop grossière et trop peu originale pour mériter ce nom. S’il est curieux de l’étudier au point de vue de son organisation sociale et de son développement économique, elle n’offre aucun intérêt comme société religieuse, car les superstitions dont elle nourrit l’esprit de ses adeptes, les servilités et les sensualités immorales dans lesquelles elle plonge leur âme, si l’on en croit des rapports sérieux, n’ont pas même le charme de la nouveauté. Tout cela paraît n’être qu’une édition posthume et fort triste de l’un de ces romans de la vie sensuelle qu’au moyen âge on enveloppait, comme toute chose, de mysticisme. Quant aux nombreux projets de religion qui ont pu fermenter dans certains cerveaux exaltés du XIXe siècle, il n’y a point à s’en occuper, soit qu’ils n’aient pas reçu même un commencement d’exécution, soit que les auteurs n’aient réussi qu’à former un cercle intime de rares initiés qui n’a jamais atteint les proportions d’une véritable société religieuse. On peut les retrouver dans une galerie des curiosités plus ou moins mystiques du temps.

II.

Si notre siècle est stérile en véritables créations religieuses, il est très fécond en restaurations, en réformes, en transformations de ce genre. Le christianisme est une doctrine très arrêtée et très large tout à la fois. Tandis que l’autorité qui veille à sa conservation ne permet pas de rien changer à tout ce qui est article de foi, le champ reste ouvert sous son sévère regard à une certaine initiative en tout ce qui concerne la spéculation philosophique proprement dite. Sans cesser d’être chrétien ni même catholique, on peut comprendre et interpréter diversement la pensée chrétienne. Tout en respectant la lettre, on s’attache plus particulièrement à l’esprit de la doctrine. Le christianisme se prête d’autant mieux à cette méthode que sa synthèse, riche et variée, offre des aspects plus divers aux inclinations et aux aptitudes des races, des époques, des sociétés, des partis, des différentes familles d’esprits. Chez certaines races, c’est le côté Imaginatif et symbolique qui prédomine; tel est le cas des races méridionales. Chez d’autres, c’est le côté sentimental et psychologique; tel est le cas des races du nord. En ce sens, il est juste de distinguer un christianisme grec, un christianisme latin, un christianisme allemand, un christianisme italien ou espagnol, un christianisme anglo-américain. Cette influence des races, des temps ou des lieux sur les doctrines ne va pas jusqu’à transformer le christianisme en autant de religions nouvelles, puisque le credo est toujours là pour maintenir l’unité religieuse; mais elle engendre des différences sensibles, de véritables variétés dans la grande famille chrétienne. Si le dogme est resté le même par décret de l’autorité, l’esprit a varié selon les temps, les lieux et les hommes, et, à vrai dire, le dogme lui-même, malgré les décrets de l’autorité officielle, n’a pas toujours résisté aux nécessités géographiques ou historiques. Le schisme grec et la réforme en sont de mémorables exemples.

Les libres penseurs ne peuvent jamais se sentir la mission de créer, de restaurer, de réformer ou de transformer une religion, puisqu’une pareille œuvre serait en contradiction manifeste avec leur principe de la souveraineté de la raison. C’est donc toujours de chrétiens, de catholiques sincères, que vient l’initiative de telles entreprises. De tout temps, il s’est rencontré dans les grandes sociétés chrétiennes des individus ou des sectes qui ont essayé d’accommoder la pensée religieuse soit aux propres instincts de leur intelligence personnelle, soit aux instincts et aux besoins généraux de la société où ils vivaient. Au moyen âge, l’Évangile éternel et le Règne du Saint-Esprit étaient, sauf les superstitions du temps, l’inspiration d’un spiritualisme exalté en face des réalités matérialistes de l’église officielle. La doctrine des nouveaux disciples de saint Jean a été conçue dans le même esprit et sous l’influence des mêmes circonstances. C’est le mysticisme chrétien dans ce qu’il a de plus élevé comme spéculation de l’esprit, et de plus pur comme règle des consciences. Le siècle actuel nous offre des exemples de ces entreprises d’autant plus nombreux et intéressans qu’elles ont pour but de répondre aux exigences toujours croissantes de l’esprit moderne. Dans une époque où la philosophie et la science, la poésie et l’art, la révolution et la démocratie, la raison et la conscience pure se font une si large part, il est bien naturel de chercher à concilier la doctrine traditionnelle soit avec les idées scientifiques, soit avec les sentimens esthétiques, soit avec les théories et les institutions politiques ou sociales qui font le caractère propre des temps nouveaux. Tantôt c’est avec la philosophie qu’on propose une alliance au nom du spiritualisme, tantôt c’est avec l’art au nom du romantisme, tantôt c’est avec la démocratie et la révolution au nom des principes d’égalité et de fraternité, tantôt c’est avec la morale éternelle et universelle au nom de la conscience. Aussi ne faut-il pas s’étonner de rencontrer autant de variétés de christianisme qu’il y a de besoins et de points de vue généraux dans la pensée moderne, — un christianisme esthétique pour les chrétiens qui ont encore plus d’imagination poétique que de foi religieuse, un christianisme philosophique pour les chrétiens à l’esprit métaphysique, chez lesquels, comme dit Malebranche, le besoin de comprendre prévaut sur le besoin de croire, un christianisme libéral pour les chrétiens qui aiment à conserver une certaine liberté d’esprit sous l’autorité des textes sacrés ou des décrets de l’église, un christianisme social pour les chrétiens dont l’esprit plus pratique que mystique incline vers les doctrines connues sous le nom équivoque de socialisme, un christianisme démocratique, même révolutionnaire, pour les chrétiens qui ont pris pour devise de leur foi politique les mots sacramentels de notre révolution, enfin un christianisme éternel et universel pour les chrétiens qui voient surtout dans le Christ l’idéal incarné de la conscience humaine.

Que le christianisme, par la riche variété de ses élémens, soit la religion des forts et des faibles, des intelligences et des âmes, qu’il s’adresse à tous les besoins, à toutes les facultés de la nature humaine, parlant à ceux-ci le langage des idées, à ceux-là le langage des images, à d’autres le langage du sentiment, c’est ce que montre clairement la diversité des esprits qu’il compte dans son vaste empire; mais, chose curieuse, il est un côté du christianisme qui semble avoir échappé à l’imagination des poètes et des artistes chrétiens dans les époques de plus grande foi : c’est le côté esthétique de cette grande religion. L’art classique, resté païen et plongé dans la mythologie grecque, avait toujours ignoré ou dédaigné les vertus poétiques du christianisme que l’imagination romantique de Chateaubriand et d’autres écrivains de la même école est venue révéler à notre littérature. Il a fallu le Génie du christianisme et les Martyrs pour apprendre aux croyans comme aux sceptiques qu’il y a là tout un monde de légendes, de symboles, d’idées et de sentimens où l’art moderne n’avait qu’à puiser pour se renouveler et se rajeunir. Il a fallu la critique des Schlegel et de leur école pour faire voir combien le fond de la littérature moderne était chrétien, même en France, quelle qu’ait été la passion de la renaissance pour l’antique. Ce n’est là, dira-t-on, qu’une révolution esthétique avec laquelle la véritable foi religieuse n’a rien à faire. Ceci n’est vrai que dans une certaine mesure. Le fait est que cette révolution a été l’une des causes les plus actives de la renaissance catholique qui a suivi la révolution et l’empire. L’admiration des cathédrales, la « religion du gothique, » comme on a dit plaisamment, n’était qu’un détail dans l’universelle rénovation de l’art, dont les anciennes croyances se sont si bien trouvées. Ce n’est pas seulement à l’imagination, c’est surtout à la sensibilité, au cœur, que l’art nouveau a parlé. Son génie n’a pas moins marqué de sa forte empreinte les œuvres intimes de la poésie et du roman que les œuvres plastiques de l’architecture, de la sculpture et de la peinture. C’est l’âme humaine tout entière qu’il a saisie dans ses plus profondes entrailles. Grâce à cette inspiration tout esthétique, il se forma tout à coup un christianisme de sentiment plutôt que de dogme et de pratique, qui aida la véritable religion à ressaisir son empire sur les âmes et les intelligences. Combien d’esprits d’élite en ce temps-là, suivant l’exemple de Chateaubriand, sont revenus au catholicisme par cette voie, sauf ensuite à en reprendre les graves enseignemens et la sévère discipline! Ce n’est donc point abuser des mots que de parler d’un christianisme esthétique quand on a vu de près la foi religieuse de tant de catholiques de cette époque. Aujourd’hui cette foi est un peu passée de mode avec le romantisme, qui l’avait suscitée. Il s’en fait une autre qui, pour être moins poétique, n’en est pas plus solide : c’est la foi des sages de notre temps, où la politique n’a guère laissé de place à l’imagination et au sentiment.

Il suffit d’ouvrir les annales de la théologie chrétienne pour y reconnaître une grande tradition métaphysique qui remonte à l’école de Platon, et dont le double caractère est d’être essentiellementidéaliste et spiritualiste. En s’inoculant cette tradition par le travail des pères et des docteurs des premiers siècles de l’église, le christianisme l’a couverte de son autorité surnaturelle et enveloppée dans les mystères de son symbole, de façon pourtant à lui laisser ses hautes et profondes clartés. Aussi toute la grande famille des esprits métaphysiques qui se sont rencontrés parmi les théologiens, les écrivains, les croyans de la religion chrétienne, s’est-elle éprise de ce côté de la doctrine au point d’y voir le fond et l’essence même du christianisme. C’est ainsi qu’à la suite des docteurs platoniciens ou néoplatoniciens, tels que saint Clément, Origène, Grégoire de Nysse, saint Augustin, de grands théologiens du moyen âge, comme saint Anselme et Abélard, ou des temps modernes, comme Malebranche, le père André, Fénelon, Bossuet lui-même, ont fait prédominer, sans oublier le reste, la pensée idéaliste et spiritualiste qui a son principe dans la doctrine de Platon. C’est encore ainsi qu’une école de théologiens protestans comme Schleiermacher, qui se disent et qui sont réellement chrétiens, et qu’une autre école de docteurs catholiques disciples de Schelling font surtout de cette pensée le texte de leurs commentaires et de leurs interprétations de la doctrine orthodoxe. C’est ainsi également que des écrivains français, chrétiens et même catholiques à l’origine, comme Bordas-Dumoulin, Huet et l’illustre auteur de l’Essai sur l’indifférence, ont compris, médité, défendu le christianisme en se plaçant au foyer des idées platoniciennes[2]. Si tout ce travail métaphysique n’a point abouti à fonder une véritable secte dans le sein des églises chrétiennes ou catholiques, il y a créé une grande école dont le caractère propre est de résumer le christianisme dans un idéalisme et un spiritualisme qui remontent à Platon. Et en ce moment même, où le salut des croyances spiritualistes réunit certains philosophes et certains théologiens dans une alliance plus ou moins intime, le trait d’union est visiblement le platonisme commun aux deux doctrines. C’est par là que le théologien se sent attiré vers la philosophie et que le philosophe devient sympathique à la théologie en dépit de tant d’incompatibilités radicales. En réalité, théologiens et philosophes forment une même famille d’esprits qui se retrouvent dans l’unité de la tradition platonicienne après une séparation dont l’histoire est l’origine. Tel est ce christianisme philosophique que l’église catholique n’a jamais vu de très bon œil, à Rome surtout, où l’on se défie singulièrement de tout ce qui a un air de philosophie. La lecture des Évangiles et l’histoire de l’église primitive nous montrent un autre aspect du christianisme non moins réel et plus propre à captiver l’attention des esprits pratiques : c’est le principe ou plutôt le sentiment d’égalité et de fraternité qui remplit la morale évangélique et inspire les premières communions chrétiennes. A entendre le langage, à voir l’exemple du Christ, de ses apôtres, de son église, non-seulement dans les premiers temps, mais au moyen âge, qui fut l’âge triomphant des ordres mendians, on ne peut s’empêcher de reconnaître la profonde affinité des doctrines chrétiennes avec certaines théories modernes. Il devait donc se rencontrer des esprits et des écoles qui, particulièrement frappés de cette analogie, fussent conduits à faire de la tradition religieuse le point de départ et même la base de leur philosophie politique et sociale, et à conclure que le christianisme est la religion de la démocratie, du socialisme et même de la révolution, qui l’a proscrit sans le connaître, et avec laquelle il s’agit de le réconcilier. Des esprits spéculatifs comme Lamennais, Bordas-Dumoulin, François Huet, des esprits pratiques comme Buchez et la plupart de ses disciples ont soutenu cette alliance avec une grande éloquence et un admirable dévoûment.

Ce que demandaient Lamennais et ses jeunes amis, Lacordaire et Montalembert à la cour de Rome, c’était non point un changement radical de doctrine, un christianisme vraiment nouveau, mais un retour à la doctrine primitive du Christ, des apôtres et des pères, avec l’indépendance entière de l’église et de la papauté. Rome trouva la chose grave et se fâcha contre les novateurs. C’était en effet une véritable révolution religieuse dont Rome pouvait s’effrayer à bon droit, et dont les novateurs eux-mêmes ne se dissimulaient point la portée. Le christianisme de Lamennais tendait surtout à réconcilier l’église avec la liberté et avec la démocratie. Celui de MM. Huet et Buchez, avec des nuances théologiques et métaphysiques distinctes, prétend à l’alliance intime de l’église avec le socialisme et la révolution, a Deux grandes opinions, dit le premier, deux puissances, aujourd’hui divisées et qu’on juge irréconciliables, ébranlent le monde de leurs combats, et menacent, dans une lutte suprême, de tout abîmer sous des ruines. L’une de ces puissances s’appelle l’église, et sa doctrine le christianisme, l’autre s’appelle la révolution, et sa doctrine le socialisme. A entendre ce qui se répète partout, entre le christianisme et le socialisme, entre l’église et la révolution, il n’y aurait aucun pacte possible. Les peuples ne pourraient conquérir le repos et la félicité qu’en arrachant de leur sein l’un des deux principes, pour livrer au principe rival une domination exclusive. De part et d’autre, la hâte est la même; il y a tout d’abord un monstre à exterminer. Une conviction bien différente s’est depuis longtemps affermie dans mon âme... Ces idées d’affranchissement, qu’on prêche comme une révélation nouvelle, ou reproduisent fidèlement l’Evangile, ou sont les conséquences nécessaires de ses dogmes[3]. » Tel est le début d’un livre consacré tout entier à la démonstration de cette affinité des sentimens évangéliques et des théories sociales.

Buchez est avant tout un esprit pratique, l’apôtre dévoué et le courageux soldat de la démocratie, le promoteur et l’organisateur des premières associations ouvrières, dont quelques-unes subsistent encore. Philosophe, historien, politique, savant, il a fait de la tradition religieuse la lumière de sa science philosophique, historique, politique, physiologique. Dans la théologie chrétienne, il a cru retrouver les principes, les idées-mères de toutes les grandes doctrines de la philosophie moderne. Cette théologie elle-même, il la fait remonter par une chaîne de traditions à une révélation primitive unique, laquelle est l’origine du langage, des idées, de la conscience et de la raison, c’est-à-dire de toute pensée, de toute doctrine, de toute science, de tout progrès, de toute civilisation humaine. Buchez sur ce point ne parle pas autrement que Bonald et toute l’école théologique. Toute l’originalité de sa philosophie consiste dans le caractère plus neuf et plus scientifique de ses démonstrations. Tandis que l’école théologique fait appel à l’ancienne science en essayant de la rajeunir par l’éloquence et le talent d’écrire, Buchez, qui n’est ni un orateur, ni un écrivain, cherche surtout ses raisons et ses argumens dans la science nouvelle; il arrive à donner à l’idée traditionnelle la rigueur au moins apparente d’une théorie. Ainsi, à propos des différences qui distinguent l’enseignement humain et l’enseigneinent divin, et après avoir énuméré les signes qui font reconnaître le premier, il ajoute : « C’est aux signes contraires que l’on reconnaît l’enseignement divin. Il est absolument a priori ou tel que manifestement nul homme n’eût pu l’imaginer. Il est applicable à tous les temps comme à tous les lieux; il est intégralement innovateur, et cependant il comprend le passé qu’il accomplit et explique comme il contient tout l’avenir. Il donne simultanément la loi des rapports moraux entre les êtres, et comme conséquence le dogme des existences. Il est d’une fécondité sans limites et telle que l’on n’en aperçoit point la fin, quelque nombreux que soient les fruits que l’on en a déjà tirés. Il peut engendrer simultanément plusieurs buts sociaux; il est riche de mille secrets scientifiques et pratiques. Enfin il est propre à conduire sûrement la société, et seul il peut la conserver et la rendre indéfiniment progressive[4]. » Assurément tous ces caractères pourraient être contestés au nom d’une philosophie plus profonde et d’une science historique plus rigoureuse, mais on ne peut nier que ce langage et cette méthode ne soient d’un savant. Quand on applique ainsi aux questions religieuses et théologiques les procédés de la science moderne, il est bien difficile qu’on ne soit pas conduit souvent à des conclusions qui dépassent ou corrigent la doctrine orthodoxe. C’est ce qui est arrivé à Buchez, dont la théologie serait sujette en plusieurs points aux rigueurs de l’Index.

Au fond, ce qui attirait cet esprit essentiellement pratique vers les doctrines du christianisme, c’est l’affinité de quelques-unes de ces doctrines avec les idées et les tendances de la démocratie moderne. Buchez l’exagère visiblement, lorsqu’il voit dans le sacrement du baptême la négation du droit ancien du père sur les enfans, ainsi que l’affirmation de l’égalité entre tous les membres de la famille humaine, quand il voit dans la communion eucharistique la confirmation de cette égalité, quand il voit enfin dans le sacrement du mariage l’institution des droits égaux entre l’homme et la femme. Ces vues manquent d’exactitude, sinon de vérité. Le christianisme est une doctrine morale qui a surtout en vue la vie spirituelle, et le mot du Christ : mon royaume n’est pas de ce monde, demeure encore, quoi qu’on ait dit, l’expression de son intime pensée, en sorte qu’une âme vraiment chrétienne peut rester étrangère aux sentimens et aux intérêts de la vie politique. D’autre part, l’égalité chrétienne, c’est l’égalité des âmes dans la cité de Dieu, ce qui explique comment l’église et la théologie ont, sinon sanctionné, du moins toléré l’esclavage comme une institution humaine avec laquelle la loi de Dieu n’avait rien à voir; mais, comme tout se tient dans la nature humaine par les liens les plus étroits, morale et politique, justice et charité, égalité des chrétiens et égalité des citoyens, il s’ensuit que les sentimens de la cité de Dieu devaient tôt ou tard passer dans les institutions qui régissent la cité des hommes, et qu’une école de démocrates catholiques telle que celle de Buchez pouvait retrouver dans la tradition religieuse les principes de ses théories démocratiques et sociales.

L’église et la théologie orthodoxe pouvaient suivre jusque-là l’école néo-catholique. Ce n’est pas dans le dogme que Buchez et ses disciples ont montré une véritable hardiesse de novateurs, c’est dans l’histoire. Faire accepter au nom d’un principe commun l’alliance du catholicisme et de la révolution, c’était une idée à laquelle devaient répugner invinciblement les vrais croyans aussi bien que les vrais révolutionnaires, et la méthode historique de Buchez, il faut bien le dire, était encore moins faite que sa méthode philosophique pour opérer un pareil rapprochement. On peut à la rigueur réconcilier, dans une haute pensée philosophique et morale, le christianisme et la révolution. Dans le sein même de notre société et de nos assemblées révolutionnaires, on a vu se produire des esprits élevés, des âmes généreuses, comme Fauchet et Grégoire, qui ont confondu dans une même foi le Sermon sur la montagne et la Déclaration des droits de l’homme; mais allier la ligue avec la révolution au nom du principe de la souveraineté populaire, voir dans la faction des seize et le comité du salut public cette même cause de l’unité nationale si chère à juste titre à l’auteur, c’était un paradoxe que ne pouvaient accepter ni les amis de l’église ni les amis de la révolution. Pour comprendre la puissance d’une idée fixe sur un esprit de cette trempe, il faut le suivre dans cette laborieuse démonstration historique où le catholicisme est d’abord le créateur de la nationalité française au temps de Clovis et de saint Rémi, — puis l’instituteur de la démocratie naissante aux temps d’Etienne Marcel et de la ligue, puis enfin, malgré toutes les apparences contraires, le véritable inspirateur d’une révolution dont la devise se résume dans la grande devise liberté, égalité, fraternité. La réforme n’est pas ménagée dans cette manière de comprendre l’histoire de France. Si l’âme excellente de notre philosophe ne peut se défendre d’un sentiment de profonde sympathie pour les victimes, quelles qu’elles soient, des guerres religieuses, sa pensée repousse énergiquement le protestantisme, dont la défaite lui apparaît comme le salut de la nationalité et de la démocratie française tout à la fois.

Pourquoi? C’est ce qu’explique philosophiquement le plus savant de ses disciples, M. A. Ott, dans l’avant-propos de son livre sur la philosophie allemande. « La France, dit-il, est une nation catholique : chez elle prédominent les sentimens d’unité, les idées sociales; dans les croyances françaises, l’individu est subordonné à la société, le moi n’est qu’un point de la circonférence, la raison de chacun doit se soumettre à la raison de tous. L’Allemagne au contraire est la patrie du protestantisme, de l’esprit de division et de séparation; chez elle, le moi s’est fait centre, la raison individuelle ne reconnaît aucune autorité supérieure, le point de vue individuel domine le point de vue social[5]. » Ce sentiment est commun à toutes les écoles néo-catholiques; Lamennais le partage, bien que son catholicisme libéral ne conserve pour l’église de l’avenir ni le patronage de l’état ni même le pontificat. « Ce ne sera rien non plus, dit-il en parlant de cette église, qui ressemble au protestantisme, système bâtard, inconséquent, étroit, qui, sous une apparence trompeuse de liberté, se résout pour les nations dans le despotisme brutal de la force, et pour les individus dans l’égoïsme[6]. » Au fond, toutes les écoles sorties du sein du catholicisme, si libérales qu’elles soient devenues, sont restées essentiellement catholiques par leur constante fidélité au principe de la raison et de la volonté générale, représenté par la tradition et la discipline catholique. Si Rome n’a accepté ni leurs idées ni leurs réformes, c’est que toute innovation, même de forme et de détail, n’est ni dans sa nature ni dans son rôle. Lamennais, Buchez, Bordas-Dumoulin, Huet et tant d’autres en ont fait l’expérience; ils ont bien vite compris qu’il fallait porter la question devant le grand tribunal de l’église universelle; mais là encore l’esprit de discipline prévalut malgré tous les complices secrets des réformateurs. Alors, parmi les apôtres de la première heure, les uns rentrèrent prudemment dans le troupeau des fidèles, les autres allèrent se confondre dans les rangs des libres penseurs; le silence et le vide se firent autour des chefs d’école, qui eux-mêmes se rapprochèrent de plus en plus de ces derniers. On sait que Lamennais a fini par l’Esquisse d’une philosophie, c’est-à-dire par une œuvre de philosophie pure où la pensée de Spinoza se mêle parfois à la pensée de Platon. Avec bien d’autres démocrates qu’une triste et trop longue épreuve a éclairés, Buchez a perdu sa foi trop exclusive dans le principe catholique de l’autorité, malheureusement si stérile en œuvres véritables de civilisation et de démocratie, en même temps que son extrême défiance du principe libéral de l’initiative individuelle, si fécond en œuvres de ce genre, si l’on en juge par l’exemple de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Amérique protestantes. Bordas-Dumoulin et Huet ont fini également par reprendre toute leur liberté philosophique devant les violences et les iniquités de la réaction cléricale. D’autres écoles réussiront-elles dans des temps plus propices, soit à faire fléchir la tradition de l’église catholique, soit à en détacher une notable partie des sociétés qu’elle gouverne, pour l’entraîner dans les voies d’une réforme religieuse analogue à celle dont le XVIe siècle fut le témoin? On n’est guère tenté de le croire quand on veut bien réfléchir à la nature même du catholicisme, qui soumet tout l’homme à la direction et à la discipline, sans rien laisser à la liberté individuelle, pas plus dans l’organisation de l’église que dans l’explication de la doctrine. Un dogme immuable, une église inflexible, des peuples disciplinés, pour lesquels le symbole est une sorte de consigne, voilà, il semble, des obstacles insurmontables aux succès des réformes conçues et prêchées par les écoles néo-catholiques. Parce côté-donc, le christianisme paraît fermé aux entreprises de transformation religieuse.


III.

Le protestantisme ouvre une voie tout autrement large à l’esprit de réforme. Quelque étranges que puissent paraître à Rome les alliances proposées par les écoles néo-catholiques, ni Bordas-Dumoulin, ni Buchez, ni Lamennais lui-même, ne touchaient au dogme, tandis que le protestantisme le plus conservateur en était déjà lui-même une réforme considérable ; mais le christianisme ainsi réformé ne pouvait suffire aux besoins de l’esprit nouveau qui travaille la société protestante bien plus encore que la société catholique. Déjà, on a vu les écoles de théologie, en Allemagne, ramener le dogme chrétien soit à l’idéalisme de Kant, soit à celui de Schelling ou de Hegel, selon leurs affinités avec les maîtres de la philosophie allemande ; mais ces interprétations hardies, qui aboutissaient à une transformation aussi radicale, ne dépassaient pas l’étroite enceinte de l’école, elles ne faisaient guère d’adeptes que dans le monde de la science et de l’enseignement. Pour voir l’esprit de réforme descendre dans les diverses classes de la société elle-même, il faut passer de la spéculative Allemagne aux grands pays de l’action religieuse comme de l’action politique, à l’Angleterre, à la France, surtout aux États-Unis. Là, ce n’est plus une école dont les adeptes rêvent, en théorie, des transformations plus ou moins radicales de la doctrine chrétienne, sans cesser, en pratique, de rester fidèles à la communion à laquelle ils appartiennent, ce n’est même plus une secte plus ou moins étendue qui prend sa place à côté des mille sectes qui existent déjà, c’est une grande société chrétienne qui se crée en s’appuyant sur l’unique base du sentiment moral qui a sa plus haute expression dans l’Évangile. Cette société à peine née d’hier grandit rapidement et prend des proportions considérables. Bien différente de tant d’autres qui l’ont précédée et qui s’étaient formées sous l’influence et l’action de causes locales ou spéciales, telles que le lieu, la race, la constitution politique ou sociale, elle est la dernière fille du protestantisme allié à la liberté moderne, et n’usurpe point un titre faux en se nommant le christianisme libéral. En Amérique, ce protestantisme tend à réunir sous un commun symbole toutes les sociétés religieuses qui comprennent que la véritable pensée chrétienne est dans le nouveau et non dans l’Ancien-Testament. Channing en est l’apôtre, tandis que Parker en est surtout le docteur. En France, où le culte de la Bible hébraïque n’a jamais été bien fervent dans nos sociétés religieuses, le travail des adeptes du christianisme libéral consiste moins à détacher la pure doctrine du Christ des liens qui l’enchaînent à la tradition biblique qu’à la dégager des mystères théologiques dont le symbole de Nicée est la formule. Tel est le caractère du mouvement religieux dont MM. Michel Nicolas, Reuss, Colani, Athanase Coquerel, Fontanès, sont les organes les plus savans ou les plus éloquens. Il faut dire du reste que la métaphysique religieuse des pères alexandrins n’a jamais été du goût des sociétés protestantes depuis les premiers temps de la réforme jusqu’à nos jours. En Allemagne même, où le génie spéculatif lui est resté fidèle, elle commence à partager le discrédit général qui s’attache à toute spéculation de ce genre, et la théologie allemande elle-même, sur les traces de Kant et de Fichte, commence à entrer dans les voies du christianisme libéral, en laissant là le dogmatisme métaphysique, et en se fondant exclusivement sur le sentiment chrétien, dont l’Évangile est l’idéale expression.

Trois raisons décisives ont concouru à cette radicale révolution qui s’opère au sein du christianisme protestant. La première et la plus puissante est la nécessité de s’entendre et de se réunir dans cette grande société religieuse disséminée en sectes innombrables. Le protestantisme n’ayant point, comme le catholicisme, une autorité toujours présente et toujours active pour veiller à la conservation du dogme et pour maintenir par une sévère discipline l’unité du symbole, le texte sacré ne pouvait plus être un principe d’unité suffisant, vu les obscurités, les contradictions, les mystères où se perdait l’esprit des croyans, rendu par la réforme au libre exercice de sa raison. On le vit bientôt par la prompte naissance et la rapide propagation des sectes qui s’attachaient les unes à l’Ancien-Testament, les autres au nouveau, celles-ci à la théologie, celles-là à la morale chrétienne, d’autres au mysticisme de l’Évangile de saint Jean, d’autres à la grande métaphysique des pères grecs résumée dans le symbole de Nicée. Comment arrêter les progrès toujours croissans de la division qui menace de réduire le protestantisme en poussière? Comment surtout revenir à l’unité? C’est ici que les directeurs de la société protestante se sont partagés partout en deux camps, le parti conservateur et le parti libéral. Le premier, plus fidèle à la tradition qu’à l’esprit de la réforme, s’en remet à l’autorité des consistoires, qu’il érige en véritables conciles chargés de maintenir l’intégrité du dogme traditionnel. Le second au contraire, plus fidèle à l’esprit qu’à la tradition, veut qu’on livre à la raison et à la conscience individuelles l’interprétation et l’explication des textes sacrés. Alors quel moyen de rétablir l’entente parmi les membres de la grande société protestante? A défaut de l’autorité et de la discipline d’une église, il ne peut y en avoir d’autre que l’autorité de la vérité et la lumière de l’évidence. De là la nécessité de ramener la doctrine chrétienne à un principe d’une simplicité incontestable, à un sentiment d’une puissance irrésistible, en écartant tout ce qui est métaphysique et théologie proprement dite. C’est ce que font les docteurs du christianisme libéral avec plus ou moins de fermeté et de logique. Ils regardent cette œuvre de réduction et de simplification comme d’autant plus urgente que la science moderne n’a pas laissé pierre sur pierre de l’édifice théologique et historique sur lequel les églises du passé font reposer tout le christianisme. Pendant que la philosophie réfutait ou transformait la partie dogmatique, la critique réduisait à néant la partie historique, sinon tout entière, du moins en ce qui touche au surnaturel. Négation du dogme au nom de la conscience et de la raison, négation de l’histoire au nom de la critique et de la science positive : quel asile restait à la pensée et à la loi des croyans, sinon la morale évangélique, source toujours féconde du sentiment chrétien, sanctuaire inviolable de la foi religieuse ? On peut nier toute la théologie, toute la morale, toute l’histoire de l’Ancien-Testament, la vieille loi en un mot, si contraire en tant de points à la nouvelle; on peut nier la théologie moitié orientale, moitié grecque dont l’Évangile de saint Jean a produit la pensée, dont le concile de Nicée a formulé le symbole assez longtemps après l’éclosion de la doctrine évangélique; on peut nier la doctrine de saint Paul et de saint Augustin sur le péché originel et la grâce; on peut nier toute l’histoire surnaturelle et la divinité du Christ, dont Jésus lui-même ne semble pas avoir la moindre conscience, on peut aller même jusqu’à nier ou du moins à laisser aux disputes de l’école les attributs métaphysiques d’un Dieu quelconque, individuel ou universel, principe du monde physique ou du monde moral; enfin on pourrait nier jusqu’à la personne humaine de ce Christ qui a donné son nom à la doctrine évangélique; mais la doctrine elle-même, mais l’esprit qui l’inspire, mais le sentiment qui la vivifie, restent debout sur les ruines de l’échafaudage dogmatique et historique, défiant les attaques de la critique, les révélations de la science et les injures du temps, éternellement vrais et féconds comme la conscience humaine! Qui peut nier cette doctrine, cet esprit, ce sentiment, sans renier la conscience elle-même dont l’Évangile est l’éternel idéal? La critique, la philosophie, la science du XIXe siècle ont beau faire : le christianisme libéral croit avoir trouvé là le fondement inébranlable de la future église chrétienne au sein de laquelle doivent finir toutes les disputes et se réconcilier toutes les sectes. Le christianisme libéral a d’ailleurs une raison historique de procéder ainsi. La doctrine qu’il propose aux diverses sociétés religieuses comme point de ralliement n’est pas une œuvre de simplification logique ou d’épuration morale tentée par des philosophes sur la véritable et vivante pensée chrétienne, c’est la doctrine primitive elle-même, la propre et pure doctrine du Christ. Rien d’essentiel ne lui a été ajouté en ce qui concerne la vérité morale par le progrès de sa théologie. A vrai dire, si elle a singulièrement gagné en portée et en profondeur métaphysique, elle a plutôt perdu en pureté morale à partir du moment où l’inspiration de la conscience du Christ est devenue une déduction de la raison théologique. C’est donc là, et non dans le dogme ultérieurement élaboré et formulé par un effort d’abstraction métaphysique, qu’il faut chercher l’essence du christianisme. C’est par là qu’on est chrétien, qu’on reste chrétien, quand on rejetterait le dogme tout entier. Tout homme qui s’abreuve à cette source a le droit de se dire chrétien à bien meilleur titre que les croyans qui s’enferment dans les formules du dogme ou s’attachent aux récits d’une légende plus ou moins historique. Ce point de vue explique la profonde indifférence des chrétiens libéraux pour les discussions, soit théologiques, soit historiques, qui remplissent les annales de la critique moderne. Tout entière à la pensée et à la pratique du Christ, leur foi ne se croit guère plus intéressée à la critique des dogmes théologiques ou des traditions historiques du christianisme qu’à la critique des systèmes de métaphysique ou des faits d’histoire générale. Quand ils y prennent part, c’est comme philosophes ou érudits, non comme croyans; c’est pour eux affaire de science et non de foi. Aussi voit-on les organes les plus distingués du christianisme libéral donner la main à Baur, à Strauss, à Renan, comme à des savans qui travailleraient à la même œuvre qu’eux en dégageant l’idéal chrétien des légendes superstitieuses, des formules scolastiques ou mystiques dont il a été enveloppé et obscurci.

Tous les organes de cette nouvelle et radicale réforme ne vont pas aux dernières conséquences logiques du principe posé. Les uns ne suppriment que l’Ancien-Testament, les autres s’arrêtent à une simplification de la théologie, dans laquelle ils conservent le dogme de Dieu en une seule personne, abandonnant aux subtilités de la théologie alexandrine la divinité du Fils et celle du Saint-Esprit; d’autres retranchent du domaine de la foi religieuse tout dogme et toute conception théologique; d’autres enfin en viennent jusqu’à supprimer la personnalité historique du Christ et tout ce qui s’y rattache. C’est en effet à cette dernière formule que le christianisme libéral est fatalement conduit, car c’est la seule qui ne puisse être contestée ni par la philosophie ni par la critique moderne. Il faut que le christianisme en arrive là pour être une religion vraiment positive, si l’on peut associer ces deux mots. Et pourtant la propriété de l’expression ne semble pas douteuse du moment qu’on réfléchit à l’analogie des méthodes employées par les deux écoles, l’une envers la philosophie, l’autre envers la religion. Toutes deux ne procèdent-elles point par voie d’élimination, pour arriver à un résultat analogue, en se fondant sur des considérations de même nature ? Toutes deux ne veulent-elles pas sauver la philosophie et la religion en les débarrassant de leur dogmatisme hypothétique ou purement spéculatif, et en les ramenant à des principes sûrs et pratiques? En cela, toutes deux ne sont-elles pas les filles de ce XIXe siècle, dont l’esprit critique et positif inspire et domine tout, non-seulement dans le monde savant, mais même dans le monde religieux?

Si l’on cherche l’origine première du christianisme libéral, il faut remonter jusqu’à la réforme elle-même, laquelle contient tous les germes de cette radicale révolution, liberté d’examen, subordination de la théologie à la morale, tendance pratique et sociale du christianisme; mais le principe immédiat du christianisme libéral, c’est l’unitarisme, c’est-à-dire cette doctrine qui, fidèle en cela à la grande pensée de la réforme, rejette le dogme de la trinité comme contraire à l’unité de Dieu. Le Fénelon américain, Channing, que l’on peut considérer comme le premier et le plus noble apôtre du christianisme libéral, est unitaire. Partant de cette thèse constamment soutenue par lui, que le christianisme est la religion de la raison, il repousse comme inintelligible le dogme des trois personnes en Dieu, tout en laissant percer un doute sur la difficulté de concilier la perfection du Christ avec son humanité. « Plus j’avance en âge, écrit-il à Mme Joanna Baillie, moins je m’inquiète d’assigner un rang précis à Jésus-Christ, La puissance du Christ est pour moi dans sa pureté sans tache, dans sa perfection morale. J’attache moins d’importance à ce rang, parce que j’ai appris que toutes les âmes sont de la même famille, et que la nature angélique et la nature humaine sont essentiellement une. Cette conviction fait que je ne suis point choqué par le système humanitaire. Il me semble cependant que ce système prête à de sérieuses objections. La perfection morale me paraît la grande distinction du Christ, et le sépare de tous les hommes. Cette distinction reste la même dans tous les systèmes, et elle est plus inexplicable dans le système humanitaire que dans tous les autres. » Si Channing n’avait pas été plutôt un moraliste qu’un théologien, il aurait vu que par cette concession il infirmait l’unitarisme ; mais la grande sagesse de Channing n’est pas la théologie, c’est la conscience, le sentiment moral qui en a fait un réformateur du dogme chrétien. Si Channing était plus théologien, on pourrait voir la négation de la vie future dans certaines phrases où il dit avoir appris que le ciel et l’enfer sont dans l’âme; mais il n’y a pas de bonne raison de croire qu’il ait poussé jusque-là son interprétation toute morale de la doctrine chrétienne. Il a voulu dire simplement que, dans ce monde comme dans l’autre, c’est l’âme seule qui est punie ou récompensée par la paix ou le remords, ne voyant ainsi qu’une pure métaphore dans les flammes de l’enfer. De même la divinité du Christ est comprise par Channing plutôt en philosophe qu’en croyant. « Entre ses diverses perfections, Jésus se distingua par une bienveillance si profonde, si invincible, que l’injure et l’outrage n’eurent aucune prise sur lui. Sa bonté pour les hommes ne fut point diminuée par le mal qu’ils lui faisaient. La seule prière qu’il fit entendre au milieu de ses souffrances fut pour ceux qui dans ce moment même assouvissaient sur lui leur vengeance, et, ce qu’il y a de plus remarquable, il ne pria pas seulement pour eux, mais avec une générosité et une candeur sans exemple il fit valoir en leur faveur la seule atténuation que leur conduite pût admettre. Or connaître Jésus-Christ, c’est comprendre cet attribut de son âme, c’est comprendre l’énergie avec laquelle il demeura fidèle à la vertu qu’il avait ordonnée, c’est voir dans l’âme de Jésus à ce moment-là une grandeur morale qui l’élevait au-dessus de tous ceux qui l’entouraient. Voilà ce qui s’appelle connaître le Christ! » Ici le théologien ne s’efface-t-il pas devant le moraliste au point que Channing puisse être considéré comme le père de la réforme qui réduit le christianisme à la morale évangélique ?

Parker est un esprit plus dogmatique et plus logique que Channing; c’est encore un théologien américain, c’est-à-dire essentiellement pratique, pour qui toute la doctrine se résume dans la pensée et l’action morales. Parker n’a conservé nulle foi au surnaturel, et l’affirmation d’un miracle lui semble aussi impossible que celle d’un triangle rond. Plein d’enthousiasme pour l’incomparable beauté morale du Christ, il trouve que c’est lui ôter toute valeur que d’assigner pour cause à une telle vertu une nature extra-humaine. Le principe qui sert de critérium à Parker pour apprécier toutes les doctrines religieuses, c’est la perfection absolue de Dieu. Pour lui, le fond résistant, permanent, sur lequel il faut jeter l’ancre sur cette mer tumultueuse d’opinions et de dogmes qui se heurtent, c’est qu’il n’est rien de meilleur pour un être quelconque que d’obéir à la loi de son être. Or être bon et faire le bien dans la foi au Père céleste, c’est le sentiment chrétien proprement dit, il n’est rien de supérieur à cela au ciel ni sur la terre, et c’est le fondement sur lequel il faut toujours édifier. Jésus-Christ est le plus parfait des hommes; on peut même dire qu’il est, par rapport à tous ceux qui sont connus, d’une perfection incomparable. Il ne possède point la perfection absolue, attribut propre de la Divinité. Il n’est même pas sûr qu’il ait été l’idéal de la perfection humaine. « On regrette de devoir constater à côté d’un incomparable sentiment de la perfection divine des assertions qui stipulent un enfer éternel, l’existence personnelle du diable, la fin prochaine du monde jointe au retour du messie triomphant sur les nuées du ciel. Peut-être aussi serait-on en droit de lui reprocher certaines fautes fort excusables; mais il n’en est pas moins réel que le principe de la religion éternelle a été proclamé par lui et magnifiquement réalisé dans sa vie. La religion de l’esprit, supérieure aux rites, aux prêtres et aux dogmes, a donc fait son apparition avec lui, pour lui et en lui. L’excellence de la doctrine de Jésus ressort en particulier de ce qu’elle autorise pleinement l’homme à s’avancer indéfiniment au-delà du point où Jésus est resté lui-même. Tout ce qui s’accorde avec la raison, la conscience et le sentiment religieux est essentiellement chrétien. La religion du Christ est donc une religion de liberté, celle du développement continu, de la poursuite incessante du meilleur et du plus parfait. Une autre de ses supériorités, c’est qu’elle nous propose non pas un système, mais une méthode de religion et de vie, savoir l’obéissance à la loi intérieure écrite par Dieu sur les tables de nos cœurs. De plus elle est éminemment pratique, et compte pour rien la confession du dogme, l’accomplissement du rite, en comparaison d’une vie sainte et aimante. C’est une religion de la vie quotidienne, du foyer domestique et de la place publique, de la solitude en pleine campagne et aussi de la participation à la marche simultanée du genre humain[7]. »

On reconnaît bien dans ces derniers traits le génie anglo-américain. Son christianisme essentiellement pratique et social est encore plus l’expression de sa nature propre que de la vérité historique. La doctrine de Parker peut se résumer dans un mot emprunté à l’un des plus fermes organes du christianisme libéral en France, M. Pécaut[8] : c’est le théisme chrétien, c’est-à-dire un Dieu en une seule personne, dont n’approche nulle personnalité humaine, pas même celle du Christ, qui en est pourtant la plus pure image ici-bas, et qui a laissé une méthode de religion supérieure à tous les systèmes passés, présens et futurs, en ce qu’elle les engendre tous sans jamais s’épuiser.

Dans notre Europe, la réforme du protestantisme s’est développée sous la direction savante ou énergique d’hommes éminens par leur science ou leur éloquence. Nul n’a expliqué avec plus de netteté et de force que M. E. Fontanès comment il est possible de rester chrétien sans faire de tel dogme ou de tel fait historique l’objet d’un article de foi pour le croyant. Il prend successivement pour texte de discussion les dogmes du surnaturel, du péché originel, de l’expiation, la divinité de Jésus-Christ, et s’efforce de montrer que le dogme et l’histoire, quel qu’en soit l’objet, ne sont que des moyens plus ou moins propres à convaincre de la grande vérité métaphysique, morale et pratique qui est le but du christianisme[9]. Ainsi pourquoi le surnaturel? — « Le miracle n’a d’autre intérêt, d’autre utilité, que de maintenir la réalité du Dieu vivant, personnel; il n’est pas la chose essentielle, le but suprême de la foi; il n’est qu’un moyen pour conserver un bien plus précieux. On ne veut pas le sacrifier parce qu’on le regarde comme un boulevard nécessaire contre les envahissemens du panthéisme. Vous pouvez accuser les adversaires du surnaturel d’imprudence, mais vous n’êtes pas admis à leur contester leur titre d’hommes religieux, de chrétiens, car ils sont comme vous, ils restent unis au même Dieu, au père de Jésus-Christ[10]. »

Pourquoi le dogme du péché originel? — « Ce dogme prétend exprimer ce fait d’expérience intime, toujours plus confirmé par l’observation de la nature humaine, que nous sommes enclins au mal... Si donc nous nous accordons à maintenir ce fait, est-on autorisé de s’écrier qu’il ne peut y avoir de communion spirituelle entre ceux qui nient et ceux qui affirment la chute et le péché originel[11]? » Enfin pourquoi le dogme de la divinité de Jésus-Christ? « — L’intérêt qui se rattache à ce dogme, c’est la foi à la vérité, à l’excellence du lien religieux, des relations filiales que Jésus a établies entre l’homme et Dieu. Voilà l’intérêt, le but du dogme... La question suprême est non pas le dilemme Dieu ou homme, non, mais celle-ci : Jésus est-il un rêveur, un utopiste qui égare l’humanité, dont il faut effacer le nom et bannir la mémoire? ou bien est-il le chef, le maître, l’initiateur de l’humanité, celui qui la précède sur la voie royale du sacrifice et lui ouvre les immortelles destinées? Ah ! ne tentons point de séparer ceux qui aiment Jésus! Quelle que soit l’église qui les a vus naître, ils sont frères; ils sont unis par le lien le plus doux et le plus fort, et quand l’épais brouillard qui pèse sur la chrétienté de ce temps sera dissipé, tous seront étonnés d’avoir pu méconnaître dans leur prochain le disciple de Jésus. »

Et l’éloquent ministre termine sa discussion par cette conclusion si libérale : « La science, comme la marée montante, contraint l’église à prendre pied sur un terrain plus solide et qui soit moins à la discrétion des études critiques et historiques, si envahissantes de nos jours. Plus haut, au-dessus des formules brisées et des faits rejetés dans la légende, dans le monde idéal de la conscience et de la vie intime, plus près de Dieu, l’union se reforme et s’affermit entre tous les disciples de Jésus. C’est un ministère de réconciliation, de pacification qu’elle accomplit, cette science critique, poursuivie de tant d’injures ! Sans se laisser désarmer par les anathèmes, sans se laisser ébranler par l’accusation d’impiété, toujours si fâcheuse à supporter, elle a su montrer à notre génération surprise, sous toutes ces différences de dogmes qui ont déchiré l’église, ce même cœur chrétien dont les battemens ont entretenu dans l’humanité une nouvelle vie. Elle nous rend ainsi, à travers les siècles et au-dessus des diversités de races, cette unité spirituelle de la chrétienté qu’un point de vue étroit et superficiel nous avait habitués à méconnaître en nous retenant sur des querelles scolastiques. C’est à elle que nous devons de pouvoir unir dans l’indépendance de notre caractère le respect du passé et l’amour du progrès... C’est elle qui nous permet, sans nous avilir par des sous-entendus et des compromis, de resserrer la chaîne de nos traditions chrétienne et protestante, et de revendiquer comme notre patrimoine l’héritage des martyrs de l’âge apostolique et des héros de la réforme[12]. » Il n’était pas possible d’inaugurer par de plus belles paroles la véritable alliance évangélique à laquelle le protestantisme libéral de France vient d’élever le temple de Neuilly.

De Channing à Parker, de celui-ci à M. Athanase Coquerel et à M. Fontanès, il y a un progrès constant vers les hautes et pures régions de l’idéal évangélique, La doctrine qui vient d’être signalée n’est pas encore le dernier terme de cette grande réforme qui s’est appelée le christianisme libéral. En abandonnant à la science et à la critique le dogme et l’histoire, les docteurs de cette réforme conservent le principe de l’une ou de l’autre, le Dieu réel et personnel de la théologie et le Christ réel de la tradition. Si réduite que soit la doctrine chrétienne ainsi simplifiée, il semble qu’elle contient encore un élément de trop pour pouvoir être un christianisme éternel et universel : cet élément, c’est la réalité objective soit de l’idéal dogmatique, soit de l’idéal historique de cette grande religion. Croire à la réalité de l’être métaphysique qu’elle appelle Dieu, croire à la réalité de l’être historique qu’elle nomme le Christ, c’est toujours croire à un dogme, que ce dogme ait pour objet l’Être théologique ramené à sa plus simple expression ou le fait historique réduit à son minimum de réalité. Or nos nouveaux adeptes du christianisme libéral n’en veulent d’aucune espèce, ni à aucun prix. Écoutez l’un d’eux, bien jeune encore, M. Ferdinand Buisson, mais dont la maturité philosophique égale déjà l’ardeur évangélique. « Tandis que les orthodoxes et les hétérodoxes ne donnent le titre de chrétien et de réformé qu’à ceux qui croient certains faits sur Jésus-Christ ou certains dogmes d’après Jésus-Christ, le libéralisme le donne à quiconque croit en Jésus-Christ. » Tandis que les deux autres demandent : « Croyez-vous ce livre ? » (un catéchisme de cent articles ou de deux, peu importe), — celui-ci demande : « Croyez-vous cette personne, Jésus-Christ ? » Une personne vivante, un livre qui en est comme l’image, voilà toute sa base doctrinale et historique. La seule confession de foi qu’il exige en laissant chacun libre d’y ajouter pour son compte des opinions orthodoxes ou hétérodoxes, c’est celle des premiers chrétiens : « crois à notre maître, Jésus. » Tel est le dernier mot du christianisme libéral. On peut rester chrétien sans croire ni au dogme, ni même à l’histoire évangélique. La parole et la vie du Christ suffisent par leur vérité et leur vertu propre, qu’elle qu’en soit l’authenticité. C’est là que la logique devait conduire le principe du protestantisme poussé à ses dernières conséquences. Mais le christianisme ainsi transformé est-il bien encore une religion ? et ses apôtres ne seraient-ils pas fort embarrassés d’y retrouver les caractères qui distinguent une religion d’une simple doctrine morale ? Quand on a retranché du christianisme toute sa théologie pour le réduire à la tradition évangélique, et que de cette tradition on a supprimé l’histoire elle-même de la vie et de la personne de Jésus, que reste-t-il, sinon une pure doctrine morale, ou plutôt un esprit, un sentiment moral ? car le titre de doctrine peut à peine convenir à un petit nombre de sentences, de paraboles et d’exemples qui n’ont de lien que l’esprit admirable qui les inspire. L’enseignement évangélique des synoptiques n’est plus alors qu’un beau chapitre de psychologie ; c’est une des plus belles pages, la plus belle, si l’on veut, de cette grande bible de l’humanité qui a pour source d’inspiration la conscience humaine et pour organes tous les saints des religions et tous les sages de la philosophie.

La religion ramenée à l’idéal moral de la conscience par une série de formules dont la dernière aura, été le christianisme, n’est-ce point la conclusion du grand mouvement religieux qui commence au fétichisme et finit à l’Évangile ? Les missionnaires du christianisme libéral n’en paraissent pas douter. Ils annoncent avec confiance l’ère chrétienne nouvelle où la religion sera en parfaite harmonie avec la morale, avec la science, avec la philosophie, où elle s’identifiera tellement avec l’esprit moderne qu’il sera impossible de distinguer les inspirations de l’un des enseignemens de l’autre, où, en un mot, la conscience religieuse, n’étant plus enchaînée par aucun dogme, s’ouvrira, aussi bien que la conscience philosophique, à toutes les vérités du présent et de l’avenir. Alors on pourra être chrétien et philosophe sans compromis, sans concession réciproque, et le nom que l’histoire a consacré et légué aux âges futurs continuera de couvrir de son incomparable prestige l’enseignement populaire de la justice, de l’égalité, de la charité fraternelle, pur désormais de toutes les choses qui blessaient la raison et la conscience moderne. L’homme nouveau sera doux et simple, libre et chaste, juste et dévoué au nom d’un Christ idéal ou réel, peu importe, qui a mis toutes ces vertus en pratique. La conscience humaine conservera ainsi sa plus haute, sa plus touchante personnification sans perdre aucun de ses principes essentiels, et en s’enrichissant toujours des vérités ou du moins des applications nouvelles que le progrès des temps et des esprits fera entrer dans ce livre toujours ouvert de l’Évangile.

Noble espérance des meilleurs et des plus libres esprits du christianisme! Nul plus que le philosophe ne regretterait qu’elle ne fût autre chose qu’une généreuse utopie! Et pourtant il est difficile de se faire illusion au point de croire que le christianisme puisse conserver la foi des sociétés modernes dans des conditions aussi équivoques. Assurément la logique n’est pas, du moins jusqu’ici, la reine du monde : il est d’autres puissances et d’autres forces qui agissent d’une manière plus énergique et plus décisive sur les institutions religieuses, sociales ou politiques; mais ici il devient trop clair que, si le christianisme ainsi entendu peut convenir à une élite d’esprits élevés et d’âmes généreuses qui ne consentent point à séparer le progrès de la tradition, il ne pourra satisfaire ni le monde philosophique, qui ne connaît que les lois de la logique, ni le monde populaire, qui reste soumis aux lois de l’imagination. Pour le premier, le christianisme libéral ne sera qu’une des meilleures pages de la bible de l’humanité; il n’en sera jamais le livre tout entier, il ne sera jamais la source unique, éternellement jaillissante des idées, des sentimens qui viennent successivement éclairer et inspirer la civilisation progressive des sociétés humaines. Non, l’Evangile a beau être grand et profond, lu dans cet esprit qui vivifie la lettre, il ne peut comprendre la conscience humaine tout entière, et alors même que la raison du philosophe pourrait accepter toute la morale du Christ dégagée de la légende, elle ne pourrait y voir qu’une inspiration historique et locale de cette conscience éternelle et universelle qui avait déjà dicté ses oracles avant l’Évangile et qui les dictera encore après. Pour le peuple, le christianisme libéral n’est plus une religion, car il n’en conserve aucun des signes qui puissent la faire reconnaître : ni l’autorité du dogme, qui maintient la discipline dans ses rangs, ni le prestige du surnaturel, qui fait taire sa raison sous le coup des miracles, ni même l’intérêt de l’histoire, si chère à son imagination par tant de détails émouvans. Ce n’est plus que l’enseignement d’une sagesse abstraite, bien que tout humaine, qu’on ne peut même pas lui donner pour la parole authentique d’un homme vivant, souffrant, mourant en tel lieu, à tel jour. Dans de telles conditions, le christianisme libéral pourra faire de nombreuses conquêtes dans le monde protestant ; grâce à l’éloquence, à la science et au dévoûment de ses apôtres et de ses docteurs, grâce aussi à la faveur des temps, il pourra se propager et s’étendre de manière à former une église considérable, peut-être la plus grande de toutes les sectes protestantes par la valeur intellectuelle et morale de ses membres ; il est fort douteux qu’il parvienne à rallier à son symbole les classes populaires elles-mêmes. Quant aux sociétés catholiques, elles y répugnent invinciblement. L’évolution religieuse, qui va si naturellement au tempérament des sociétés protestantes, ne convient point au leur. En France particulièrement, où la logique règne même sur les intelligences vulgaires, il serait peut-être plus facile de passer brusquement de la religion à la philosophie que de s’arrêter à un christianisme réduit de la sorte.

Ainsi, ni dans le monde catholique, ni dans le monde protestant, à part l’agitation qui se produit dans l’élite des croyans, le mouvement de réforme ne semble point sensible au sein des masses. Le monde religieux, par son apparente immobilité, offre un contraste frappant avec le monde savant, philosophique, politique, où s’agitent dans toutes les grandes sociétés modernes tant de problèmes, où se préparent et se produisent tant de découvertes, de systèmes, de réformes et de révolutions. Cette apparence ne cache-t-elle pas un travail latent, profond, incessant, qui doive aboutir à une grande transformation religieuse du monde moderne ? C’est ce qu’il serait curieux de rechercher.


ETIENNE VACHEROT.

  1. Fétichisme, sabéisme, chamanisme et autres cultes primitifs. 107,000,000
    Religions de Zoroastre, de Confucius, du Sainto 40,000,000
    Brahmanisme 60,000,000
    Bouddhisme 170,000,000
    Islamisme avec toutes ses branches 96,000,000
    Judaïsme 4,000,000
    Église grecque avec toutes ses branches 62,000,000
    Église catholique 139,000,000
    Protestantisme avec toutes ses sectes 59,000,000
  2. L’Esquisse d’une philosophie, le dernier livre publié par M. de Lamennais, a été l’œuvre de toute sa vie de penseur; c’est au fond un mélange de christianisme et de platonisme avec certaines idées de la science moderne.
  3. Le Règne social du christianisme, par F. Huet, p, 3 et 4.
  4. Traité de philosophie, t. III, p. 488.
  5. Hegel et la Philosophie allemande.
  6. Les Affaires de Rome, p. 128.
  7. Théodore Parker, sa vie et ses œuvres, par M. Albert Réville, p. 61 et suivantes.
  8. L’Avenir du théisme chrétien, 1864.
  9. Alliance évangélique de Neuilly. Discours d’inauguration de M. E. Fontanès sur L’unité de l’esprit parmi les chrétiens.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Alliance évangélique de Neuilly. Discours d’inauguration de M. E. Fontanès sur l’unité de l’esprit parmi les chrétiens.