La Critique contemporaine et les causes de son affaiblissement

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La Critique contemporaine et les causes de son affaiblissement
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 547-566).
LA CRITIQUE CONTEMPORAINE
ET LES
CAUSES DE SON AFFAIBLISSEMENT


I.

C’est un fait notoire, pour tous ceux qui observent les révolutions du goût et qui étudient les mœurs littéraires, que la critique de notre temps est réduite à un état de médiocrité et d’impuissance où on ne l’avait jamais vue. Je ne veux parler ici ni de la critique érudite, celle qui s’applique à l’histoire de la langue et au commentaire des textes, ni de la critique d’art et de théâtre, qui doivent se multiplier pour répondre à la production toujours croissante des œuvres de ce genre et à l’importance qu’elles ont prise dans les habitudes de la société contemporaine. Encore moins parlerai-je de la critique religieuse, si active et si passionnée dans la lutte suprême engagée de nos jours. Toutes ces formes de l’esprit humain appliqué au choix et au discernement du bien ou du vrai mériteraient assurément d’être étudiées dans leur état présent et leurs transformations; mais je veux limiter la question que j’étudie à la critique des livres, des œuvres littéraires, historiques ou philosophiques, celle qu’ont honorée en d’autres temps, pour ne parler que des morts, les Villemain, les Saint-Marc Girardin, les Gustave Planche, les Sainte-Beuve, et qui avait dans son vaste domaine soit la littérature comparée des diverses nations et des différens siècles, soit la littérature indigène, dont on analysait curieusement les manifestations les plus hautes et les plus variées, les mouvemens de recul ou de progrès, les évolutions, en un mot, avec les types les plus expressifs dans chaque genre.

Dans un temps qui n’est guère éloigné de nous, il y a vingt ans encore, l’apparition de chaque ouvrage important était une sorte d’événement littéraire; aussitôt né, il était l’objet d’une curiosité attentive et méditée; il était étudié à fond, jugé avec réflexion, discuté ou loué selon son mérite, ce qui n’excluait pas, bien entendu, l’action des idées personnelles et les préférences du juge. Dans chaque journal d’une certaine importance, la critique littéraire était organisée comme l’est aujourd’hui la critique de théâtre. Au-dessous des noms de premier ordre, comme celui de Sainte-Beuve, témoin si attentif de tous les événemens d’idée et comme aux aguets des talens naissans, il y en avait un grand nombre de distingués, qui maintenaient avec honneur le niveau de cette magistrature intellectuelle. C’était pour chaque auteur et pour chaque œuvre une épreuve redoutable à traverser que celle de ces divers jugemens qui les attendaient au seuil de la publicité. Le public lui-même était heureux de trouver, pour toute lecture qui en valait la peine, des guides qui le dirigeaient dans les choix à faire, qui lui donnaient la note juste des mérites et des talens. Les critiques de ce temps-là étaient comme des oracles écoutés du bon sens, de la raison et de la science ; c’étaient eux, en définitive, qui déterminaient les courans d’opinion autour des œuvres nouvelles, qui en expliquaient le succès ou la chute, qui démasquaient le charlatanisme de certains auteurs et empêchaient les mystifications grossières. Je ne prétends pas qu’ils fussent infaillibles eux-mêmes, ni toujours désintéressés ni étrangers à la passion; mais enfin ils se trompaient moins souvent et moins lourdement que la masse des lecteurs, aujourd’hui toute désorientée et flottante à tous les vents.

Aujourd’hui, le succès d’un livre, roman, poème, œuvre littéraire ou philosophique, se fait sinon au hasard, du moins sans cause sérieuse et sans raison suffisante. Je ne parle pas, bien entendu, de la fortune définitive des livres, qui ne s’établit et ne dure que par le mérite éprouvé, par la science et le talent reconnus; à la longue et par un effet à peu près certain de justice distributive, les rangs se rétablissent, les suprématies usurpées se perdent, l’ombre et la lumière se répartissent avec une sorte d’équité finale entre les auteurs ; le temps, aidé de la raison qui n’abdique jamais complètement, remet chaque chose et chacun à sa place. Mais ce dernier résultat se fait quelquefois longtemps attendre. Et, en attendant, on assiste à des succès improvisés qui ne sont que l’effet d’une violente surprise, le produit de la camaraderie, le signe d’une franc-maçonnerie provisoirement toute-puissante ou bien encore le triomphe de l’effronterie combinée avec une publicité sans scrupule. On voit arriver du premier coup à des fortunes scandaleuses des œuvres essoufflées et médiocres, tandis que des œuvres du plus grand mérite ne parviennent que tardivement à sortir de l’ombre. En même temps et par des raisons semblables se produit l’anarchie absolue des opinions. L’esprit public, ne se sentant plus guidé, se disperse en mille voies contraires. Chacun lit au hasard et juge d’après des impressions hâtives qui sont la plupart du temps incapables de se raisonner elles-mêmes. Il n’y a plus ni proportion ni nuance dans l’appréciation des œuvres. De là l’inévitable décadence du goût public, qui, pour se maintenir à un certain niveau, a besoin d’initiateurs et de maîtres, et dont l’éducation ne se fait jamais toute seule. Ce qu’il y a de plus rare à rencontrer aujourd’hui, c’est quelqu’un qui juge bien, qui juge nettement, qui sait et dit pourquoi il juge ainsi. Ce qu’il y a de plus agréable à entendre dans cette confusion d’impressions discordantes et de notes fausses, c’est un bon jugement qui donne ses raisons. Le public ne réfléchit plus parce qu’on ne lui apprend plus à réfléchir. Chacun suit aveuglément la vogue, ne s’apercevant pas que c’est lui-même qui la fait, sous l’impulsion de quelques meneurs subalternes.

Voilà le mal ; les causes en sont complexes, je tâcherai de les démêler. La plus apparente et qui ressemble à une naïveté, c’est qu’il n’y a plus de critiques. On dirait, en effet, que cette race des juges littéraires s’est tout d’un coup épuisée et ne se renouvelle pas. Où sont-ils, à l’heure qu’il est, ces critiques si attentivement écoutés jadis et qui étaient investis d’une sorte de juridiction sur toutes les œuvres nouvelles? Mais c’est cette disparition même d’une race littéraire qui est le fait à expliquer; c’est surtout la moindre action de ceux qui restent, la médiocrité de leur influence qui est un phénomène singulier. On a tort de croire qu’il n’y a plus de critiques; il y en a encore et d’excellens. Seulement ils ne peuvent plus contre-balancer les mouvemens contraires de l’engoûment public; ils se sentent de plus en plus isolés et plusieurs se découragent. Leur autorité solitaire ne s’étend pas au-delà d’une certaine sphère de l’opinion où habitent les esprits d’élite et qui reste complètement en dehors des grands courans de la popularité. Ils ont de la considération plutôt que de l’influence. Certes, j’en pourrais citer plusieurs qui font encore aujourd’hui de la haute critique pour le plaisir des lettrés, avides de tout ce qu’ils écrivent. Mais les uns, avec leur vaste lecture, leur savoir très étendu, leur infatigable curiosité, n’apparaissent plus que rarement pour donner satisfaction à leurs vives sympathies pour quelque œuvre qui en est vraiment digne ou à leurs généreuses colères contre certaines aberrations du goût public; d’autres, qui semblaient spécialement désignés par la pénétration de leur esprit et même par une hautaine impartialité de conscience littéraire pour porter une partie de l’héritage de Sainte-Beuve, désertent de plus en plus la littérature et absorbent stérilement un esprit plein de ressources dans les luttes abaissées de la politique contemporaine. Un autre accomplit sa tâche avec la même verve qu’autrefois, nous donnant l’exemple d’une jeunesse de talent inépuisable; mais les nécessités de la cause à laquelle il s’est voué, certaines exigences d’autant plus impérieuses qu’elles sont celles d’un parti vaincu font de lui moins un juge qu’un soldat qui ne pose jamais les armes. A côté de ces survivans de la grande critique, il faut marquer la place de talens admirablement doués pour cette fonction de juges et qui se seraient imposés à l’opinion, si leur humeur errante ne les avait attirés ailleurs, s’ils n’avaient subi des tentations multiples sans méconnaître cependant leur instinct qui les ramène de temps en temps pour la joie des délicats dans les régions littéraires; d’autres encore qui, en quelques pages fines et rapides, tantôt nous montrent la justesse la plus acérée d’esprit, tantôt se répandent en fantaisies charmantes. Enfin, comme consolation du présent et réserve de l’avenir, nous ne serions pas embarrassés pour citer de jeunes et vifs esprits, mûris avant l’âge par l’étude et la réflexion, d’une science déliée et d’une dialectique bien savante et bien juste dans son apparente âpreté. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que toutes ces manifestations de la critique contemporaine, ces apparitions plus ou moins intermittentes, dispersées, individuelles, ne forment pas un corps, une magistrature. Je vois encore des juges, si l’on veut, mais je ne vois plus de tribunal. Leurs arrêts sont sans force; en dehors de quelques lecteurs de choix, la sanction manque, celle que seul donne le grand public. Leur autorité appartient à la personne, non à la fonction; elle ne dure que par eux; ils ne la partagent pas et ne la délèguent pas; ils l’emportent avec eux; elle est un accident heureux, elle n’est plus cette institution acceptée par l’opinion d’autrefois comme une discipline, comme une force collective, comme une lumière. A cet égard, tout est changé.


II.

Pourquoi cela? pourquoi ces dernières voix de la critique restent-elles ainsi isolées et sans écho? pourquoi n’ont-elles pas un retentissement plus profond dans la conscience publique? pourquoi n’ont-elles point d’action réformatrice sur l’opinion qui s’égare, ni d’initiative pour prévenir ces pitoyables égaremens? Il y a là un concours de causes dont quelques-unes dépassent la littérature proprement dite et qui tiennent à un certain état social intéressant à définir.

Un des traits les plus frappans de cet état social est la division que la politique crée entre les esprits. Jamais cette division n’a été plus radicale et plus profonde qu’aujourd’hui. C’est une sorte de guerre civile qui règne entre les intelligences ; il n’en est pas de plus implacable. On n’a plus les générosités et les courtoisies d’autrefois, de ce temps si éloigné de nous moins par le nombre des années que par les événemens, où un Armand Carrel conquérait l’estime et la sympathie de ses adversaires les monarchistes, où un Berryer était applaudi par les républicains de l’avenir, où M. Guizot et M. Thiers, sortis du ministère, obtenaient pour leurs livres une justice qu’ils n’avaient pas toujours obtenue pour leurs idées au pouvoir. Il semble aujourd’hui qu’il n’y a ni ajournement, ni trêve pour les colères politiques, les mépris réciproques et les dénigremens furieux. Par cela seul que l’on diffère d’opinion sur les bienfaits de l’opportunisme, sur son avenir et sa portée, ou sur les chances de retour de la légitimité exilée, ou sur les avantages théoriques d’une monarchie constitutionnelle pour un grand pays, il semble nécessaire et convenu d’avance, selon les groupes et les journaux, ou bien qu’on réunisse tous les dons et toutes les beautés de l’intelligence, toutes les activités bienfaisantes et les énergies du caractère, ou bien qu’on soit un esprit inférieur, une âme élémentaire, un ilote de la science, un paria des lettres, un être voué à l’oubli, c’est-à-dire à la mort intellectuelle, par cette loi de sélection qui frappe les incapables et les condamne à disparaître. C’est absolument insensé, mais cela est ainsi.

La politique est transportée tout entière, avec ses injustices et ses préjugés, dans la littérature, dont elle altère profondément le caractère hospitalier et bienfaisant. Telle œuvre charmante et forte, un roman même, fût-il sincère et passionné, ne rencontrera d’un certain côté de l’opinion que le silence et le plus froid dédain. Imaginez un livre de bonne foi, mûrement étudié, sur une question importante, comme il en paraît encore de temps en temps ; imaginez ce livre tombant à l’improviste dans un milieu ainsi préparé. Ce qui dénonce le parti-pris et l’absence complète de sincérité dans la critique, c’est qu’on peut marquer d’avance les coups ; on peut deviner quelle fortune ce livre rencontrera suivant la couleur des journaux, qui sont restés, quoi qu’on fasse, les dispensateurs du succès immédiat. Ce serait le cas d’établir ici, selon la méthode de Bacon pour l’observation des phénomènes, des tables de présence, d’absence et de comparaison, en d’autres termes, de dresser la liste des journaux, en les distribuant en trois séries : ceux où le livre sera acclamé ou injurié de confiance sur le titre seul et avant toute lecture ; ceux où la mention même de ce livre sera systématiquement omise, comme s’il était dangereux de faire connaître le nom d’un auteur qui représente un certain capital d’idées contraires à celles du parti ou du groupe ; enfin ceux où l’accueil sera plus ou moins froid, la faveur ou le dédain plus ou moins mitigés. Mais ce système mixte est rare, et le cas le plus ordinaire est celui du parti-pris inflexible de l’excommunication réciproque, ce qui dispense de lire, allège la besogne et simplifie la critique. Ainsi se fondent, sur toute l’étendue de la France intellectuelle, des sectes fermées, même en littérature, des coteries livrées à toute la violence des partis et à l’inintelligence des passions politiques.

À cette fureur d’excommunication littéraire correspond la manie presque plus ridicule des apothéoses. Chacune de ces petites sectes politiques où fleurit l’anathème contre les talens qui ne sont pas enregistrés s’organise en une société d’admiration mutuelle qui ne chôme guère, tout le long de l’année, d’œuvres nouvelles et de génies improvisés. Il faut le dire, du mal même sort le remède. Ni ces enthousiasmes de commande, ni ces mépris ou ces silences imposés n’ont plus grande signification. Ils sont inoffensifs à force d’exagération, et la sottise poussée à ce point devient une sorte d’innocence. Par suite de l’injustice générale qui est une habitude, une loi de notre époque, il se produit un effet compensateur qui la corrige : c’est l’avilissement de la louange et de l’injure. Rien ne compte plus et ne porte plus.

Pour la louange, cela va de soi; elle se discrédite par sa vanité. Quel homme de mérite ayant mis la main à une œuvre difficile, consciencieuse, n’échangerait pas volontiers des éloges sans portée, dont on sent l’inanité sous l’enflure des mots, contre un article de discussion sérieusement motivé, fùt-il même sévère? Mais on ne choisit pas ses juges. L’injure n’est pas moins discréditée que la louange. Dans une discussion, n’avez-vous pas remarqué qu’une voix qui force le diapason, après avoir imposé d’abord aux auditeurs une attention douloureuse, les fatigue et n’est bientôt plus perçue par eux que comme un cri désagréable qui les empêche de penser et de causer? Il en est de même de ces invectives de parti-pris, qui n’ont même pas pour elles l’excuse de la sincérité. C’est le sort et le châtiment des hyperboles qui durent trop ou se renouvellent trop souvent; elles détruisent leur effet. On n’a jamais, autant que de nos jours, abusé des notes criardes et fausses. En ce temps de dictionnaires de tout genre, il en est un que l’on a oublié de faire et qui aurait un assez beau débit : c’est le vocabulaire des injures; ce serait le véritable instrument des discussions actuelles et comme un auxiliaire providentiel de la polémique. — Mais qui donc serait assez ingénu pour se sentir atteint par des armes de ce genre? Ah! qu’il fait bon quand on a respiré quelque temps l’air de ces polémiques, d’en secouer l’odeur malsaine en ouvrant l’une de ces œuvres où règnent la mesure, l’harmonie, où brille la juste proportion des choses, où chaque mot a sa valeur, chaque jugement sa nuance, chaque opinion sa raison! Là encore, comme chez Pascal ou chez Voltaire, il arrive que l’on rencontre la passion vive, ardente, habile à colorer l’expression qu’elle emploie. Mais dans les meilleures pages de Voltaire, et en dehors de ces polémiques désavouées où la fureur l’emporte aux excès, et que son goût l’empêche alors de signer, quel maître d’ironie! Et comme cette arme meurtrière, fine et pénétrante, fait plus de mal que ces coups de massue tapageurs, qui semblent toujours frapper sur quelque matière insensible, qui assourdissent les oreilles et font le fracas d’un grand effort, mais dont les prétendues victimes se portent à merveille, souriant tranquillement de ces violences inutiles et sonores !

Une autre raison à laquelle je crois devoir imputer une part dans cette stérilité de la critique contemporaine, c’est l’organisation actuelle du journalisme et le régime d’improvisation à outrance qui en est le résultat. Si l’on excepte de ces réflexions assez chagrines et trop justifiées quelques journaux dont la clientèle sérieuse est faite depuis longtemps et qui tiennent à honneur de maintenir leur réputation et de justifier leur autorité, l’état de la presse et son mode de recrutement sont absolument incompatibles avec une discussion sérieuse des hommes et des livres. Il n’y a plus ni stabilité dans les fonctions de journaliste, ni spécialité marquée d’aptitudes et d’emplois, ni noviciat d’aucune sorte. Ces fonctions se prennent, se quittent, s’échangent du jour au lendemain avec une insouciance et une légèreté qui excluent toute étude préalable et toute préparation sérieuse. Trois faits s’imposent ici avec une évidence et une simultanéité significatives : la multiplication prodigieuse des journaux, l’extrême facilité d’y entrer, enfin les habitudes nouvelles qui tendent à y dominer, l’irréflexion, la hâte excessive, une sorte de facilité paresseuse qui accomplit sa besogne avec des idées toutes faites, des formules qui suffisent à tout et une plume rapide qui ne connaît ni l’obstacle ni la fatigue.

C’est une révolution qui s’est accomplie dans la presse. Tout récemment, un des rares journalistes qui savent leur métier et qui apportent à leur œuvre quotidienne de la conscience et une science véritable, caractérisait en traits précis cette situation nouvelle. Je résume l’opinion qu’il exprimait sur cette question. «Autrefois, disait-il, il y avait un petit nombre de feuilles correspondantes à des situations politiques bien définies, toutes rédigées ou par des hommes de talent ou, ce qui n’est pas à dédaigner, par des hommes de mérite et dont les programmes étaient connus. La presse n’était pas alors une carrière ouverte. Il fallait avoir fait ses preuves pour y entrer et les renouveler pour s’y maintenir. Aujourd’hui tout est changé. La fréquence croissante des relations, les moyens de communication s’augmentant et s’étendant sans cesse, les développemens de l’industrie, les progrès de l’instruction élémentaire, les libertés publiques multipliées, tout cela a décuplé le nombre des journaux. Et comme conséquence, la légion des journalistes s’est centuplée pour suffire à cette consommation prodigieuse des feuilles publiques ; du même coup, la presse est devenue une carrière ouverte à tout venant. »

Voilà l’exacte vérité. Dans l’ancienne constitution de la presse, un journal était l’état-major d’une opinion, dont les chefs étaient à la tribune ou au pouvoir. N’entrait pas qui voulait dans cet état-major de politiques ou de lettrés. Le recrutement ne s’y faisait pas au hasard; il n’était ni aussi irrégulier ni aussi aventureux qu’aujourd’hui. Il fallait, pour y être accepté, des qualités spéciales d’esprit et un certain fonds d’instruction qui marquaient la place d’un homme, la convenance ou l’utilité d’un écrivain. Les articles se faisaient presque en commun ou, du moins, ils s’élaboraient sous la même inspiration, et la fantaisie individuelle, l’humour de chacun subissaient un contrôle, une discipline. Chacun des rédacteurs participait dans sa mesure à l’autorité collective du journal; il fallait, pour le représenter, remplir certaines conditions de tenue et de mérite. Une double responsabilité pesait sur les écrivains, celle de leur talent personnel et celle du journal. Ils avaient leur emploi marqué, leur spécialité définie; ils s’y mouvaient avec aisance, comme cela doit être pour un galant homme qui écrit, mais ils avaient toujours à compter avec l’esprit du journal, à ménager son autorité acquise, et leur liberté était solidaire. Aujourd’hui aucune de ces conditions n’est requise, aucun de ces ménagemens n’est nécessaire, aucune de ces formes de la discipline ancienne n’existe plus que dans quelques journaux privilégiés qui ont conservé le respect d’eux-mêmes. Partout ailleurs, sous la condition unique du parti politique ou de la nuance à laquelle le journal appartient, il n’y a plus de spécialité d’études ou d’aptitudes à montrer, pas d’autre preuve à faire que le succès du premier article ou la protection d’un capitaliste influent. On fait de tout un peu et au hasard, de la littérature, de la science, de la finance, de la politique ou de la stratégie en chambre, du reportage toujours selon l’offre et la demande du journal et du public. Dans ce singulier métier, la main-d’œuvre s’apprend tout de suite. Rien n’égale la facilité du procédé si ce n’est la légèreté de ceux qui l’emploient. Un de mes amis me racontait l’autre jour qu’à l’occasion d’un de ces événemens académiques qui ont encore le don d’exciter la curiosité du public, il avait, reçu la visite d’un journaliste qui venait prendre quelques renseignemens auprès de lui. Je reproduis cette conversation exactement telle qu’elle m’a été racontée le jour même. « Votre portrait doit paraître dans notre journal. Pourriez-vous m’aider à l’achever? dit le journaliste. — Comment! mon portrait? — Sans doute; il faut que nous le donnions demain à nos lecteurs sous peine d’être distancés par les autres journaux. D’ailleurs il est déjà fait; il n’y manque que le mot de la fin. — Mais vous ne me connaissez pas? — Non. — Vous ne m’avez jamais vu? — Cela ne fait rien. — Vous n’avez rien lu de moi? — Est-ce que j’ai le temps? D’ailleurs cela n’est pas nécessaire. — Eh bien! comment avez-vous pu faire le portrait d’un homme que vous n’avez jamais vu et d’un écrivain que vous n’avez pas lu? — Mais n’avons-nous pas les dictionnaires biographiques, auxquels s’ajoute, dans nos bureaux, une tradition orale sur chacun des personnages que les circonstances mettent en vue. Tout mon article est écrit d’avance; donnez-moi une anecdote inédite pour la fin. — Une anecdote? Mais je n’en ai pas à vous fournir. — Qu’à cela ne tienne! J’en trouverai une parmi celles qui circulent et qui pourra bien servir cette fois encore. — Mais elles sont presque toutes fausses, je vous en préviens. — qu’importe, si la mienne est piquante? » Et comme mon ami demandait à son La Bruyère quel âge il pouvait bien avoir : « Dix-huit ans, » lui fut-il répondu fièrement.

Que peut-on attendre pour la critique sérieuse d’un régime pareil où manquent si évidemment la réflexion et l’étude? Au fond, la plupart de ces écrivains n’obéissent pas à une vocation spéciale. Ils entrent dans le journalisme séduits par la liberté même de cette carrière où ils voient un sport d’un genre nouveau, où le noviciat est si facile, la discipline si douce, les perspectives si variées et parfois brillantes, entraînés moins par le goût littéraire que par une facilité irrémédiable à écrire. Irrémédiable, c’est le seul mot qui puisse caractériser cette absence de culture et d’attention, cette incapacité d’effort, volontaire d’abord et qui devient chronique, avec cette aisance à parler de tout superficiellement, de confiance et par à-peu-près, qu’il s’agisse de théâtre ou de peinture, d’un sermon ou d’un opéra, d’un discours ou d’un tableau. De cette indifférence absolue sur la matière dont on traite, et en même temps de cette absence de scrupule qui permet d’écrire sans avoir eu le temps ni la volonté de rien apprendre, résultent des conséquences qui éclatent aux yeux : la première, c’est que la critique tend de plus en plus à se transformer en un simple récit d’anecdotes sur chaque auteur. Étudier un livre, cela est long, parfois difficile ; le juger, cela est délicat et compliqué. Un livre soulève un monde d’idées; tout est lié, dans cet univers des intelligences, par des analogies ou par des contrastes. Rien que pour la lecture matérielle d’un in-octavo de quatre cents pages, un esprit attentif ne peut pas en venir à bout à moins de trois ou quatre journées. Et quels font les privilégiés qui peuvent s’offrir à eux-mêmes un pareil luxe de temps? Ils sont rares parmi les gens de loisir ; il n’y en a pas parmi les improvisateurs de la presse. Mais lire un ouvrage de cette taille et de ce poids n’est qu’une partie, la plus facile, de la tâche du critique. Il faut le juger, et pour cela, il faut le comparer. Il faut en connaître les sources, les antécédens ; il faut en démêler les points de vue nouveaux, l’inspiration, l’esprit, en discerner les conclusions avouées et les conséquences possibles. Pour juger un livre, il faut en connaître vingt autres avec lesquels celui-ci a des points de contact. Quel est l’écrivain de ces feuilles légères qui consentirait à s’imposer une telle fatigue, tant de temps et de soins perdus pour lui-même et au profit de qui? Au profit d’un journal? Mais le journal supportera impatiemment une élucubration sérieuse. Au profit du public distrait et frivole qui probablement ne le lira pas? Qu’on nous ramène donc à l’anecdote, et tout le monde sera content. Le critique devenu reporter racontera, par le menu, comment est meublé le cabinet de travail de l’écrivain, à quelle heure il se lève, à quelle heure il sort, quelles personnes il voit, dans quelles intimités il vit. S’il ne sait rien, il invente. Il lui reste toujours la ressource d’étudier la physionomie de l’écrivain, ne fut-ce que sur une photographie, d’en induire son caractère, son esprit, les particularités de son talent, et voilà comment, à propos d’un livre qu’on ne lit pas et d’une œuvre qui n’est même pas discutée, se débitent de prétendus portraits littéraires qui ne sont, selon le talent du critique, que de brillantes ou puériles fantaisies d’esprit.

Cette ignorance volontaire et cette indifférence universelle ont produit une des maladies de ce temps, le fétichisme. On adopte un auteur favori ; on ne connaît, on n’admire que lui ; cela dispense d’étudier les autres. On croit faire preuve de connaisseur en exaltant à tout propos les mérites du grand écrivain. On croit participer à l’auréole dont on l’entoure ; on se meut avec orgueil dans la sphère de ses rayons. On cite ses mots, on les vante, on les impose à la circulation comme la menue monnaie du génie. Dès qu’il daigne écrire, on ne le critique pas, on l’encense. Il est au-dessus de l’éloge. Il n’est plus homme, il est dieu, on le traite par la méthode facile et paresseuse de l’extase. Il se laisse faire ; il devient, comme il convient à un dieu, insensible à toute louange qui n’est pas une pure adoration; toute critique ne rencontre que son dédain. Des habitudes littéraires, la plus funeste et la plus facile à prendre est celle de l’idolâtrie. Ce sublime continu confine au ridicule pour tous ceux qui ne sont pas engagés dans la confrérie de l’adoration perpétuelle. Mais il paraît que la jouissance en est si forte qu’on ne peut plus y renoncer, même par un viril effort de bon sens, quand une fois on y a goûté. On ne s’aperçoit pas que tout cela se résout simplement en réclames insensées et que ces habitudes olympiennes ne sont que le dernier degré du puffisme littéraire. Il s’introduit ainsi des mœurs étranges, à peine dignes d’artistes du dernier ordre. Quand l’œuvre d’un de ces privilégiés doit paraître, on veut qu’elle soit célèbre même avant de naître. Toutes les trompettes de la réclame jettent à l’envi la renommée de l’œuvre aux quatre coins de l’horizon. Les murs se couvrent d’affiches, les quatrièmes pages des journaux se couvrent d’annonces. Le livre est lancé, avant d’avoir paru, vers une immortalité qui parfois ne durera qu’un jour. C’est l’escompte d’une gloire ridicule qui tourne souvent en un fiasco gigantesque. D’autres fois la conspiration du bruit réussit et l’œuvre tapageuse s’installe pour quelque temps dans l’admiration béate de lecteurs étrangers ou même indigènes, faciles à mystifier.

Il ne serait pas juste d’accuser seulement le journalisme, son régime, ses habitudes, ses excès, et de n’imputer qu’à lui cette prodigieuse décadence du goût. Il faut faire la part du public, l’amener à se reconnaître coupable, dans une large mesure, de ce changement des mœurs littéraires. En définitive, une société a toujours la presse qu’elle mérite, adaptée à ses qualités, accommodée à ses défauts, reproduisant, comme sur une plaque photographique d’une sensibilité et d’une fidélité extrêmes, tous les accidens d’ombre et de lumière, tous les nuages et toutes les clartés qui passent sur la face mobile d’une génération. Or, quoi qu’il nous en coûte de l’avouer, jamais, à aucune époque, le grand public n’a été plus froid et plus indifférent pour les productions élevées de l’esprit. Nous assistons à la formation d’un état intellectuel qui ressemble beaucoup à celui qui a été observé aux États-Unis. M. de Tocqueville, dont il est de mode, je ne sais pourquoi, de se moquer aujourd’hui, traçait, il y a quarante ans, une esquisse remarquable et à certains égards prophétique, des sociétés démocratiques en peignant celle qu’il avait sous les yeux à New-York et à Washington. Les affaires, d’un côté, exigeant par leur développement une activité prodigieuse et de plus en plus absorbante ; d’autre part, la politique, concentrée et ramassée dans une classe d’hommes spécialement voués à cette tâche, voilà une division du travail national qui s’opère de plus en plus chez nous. Quant au souci littéraire, entre ces deux courans qui emportent les activités haletantes, où trouverait-il sa place? Nous voyons croître et naître un matérialisme pratique qui est combattu avec succès aux États-Unis par l’esprit religieux vivace et persistant, très affaibli et presque éteint en France dans certaines classes. L’américanisme nous envahit, moins les qualités indigènes qu’il conserve au-delà de l’Atlantique et qui jusqu’à présent ne semblent pas destinées à l’exportation.

Dans l’existence de ce public pressé de vivre et de jouir, emporté au-delà des limites d’une activité raisonnable par cette fureur du combat pour la vie qui est la loi des affaires et la condition du succès, où y a-t-il un intervalle de calme, de loisir intellectuel, une trêve de l’idéal au milieu des nécessités positives et de la lutte ardente de chaque jour? Il ne faut pas trop s’étonner si, dans un pareil milieu surexcité et fiévreux, se produit une sorte de lassitude d’esprit, un dégoût croissant pour les idées et les œuvres sérieuses, pour tout ce qui exige une peine, une application d’esprit. La critique et les productions de l’ordre le plus élevé demandent trop d’effort à ce public fatigué et blasé qui veut faire de son repos une paresse agréable et non pas une occupation nouvelle. On a peur de tout ce qui réclame une certaine vigueur, une certaine étendue de pensée, une culture intellectuelle quelconque et cette discipline qui suppose l’attention au vrai, le souci des idées. Ce public, de création nouvelle, veut être amusé à tout prix dans l’intervalle de ses affaires. Il ne lit plus pour s’instruire ; il n’en a ni le loisir, ni le désir. Il va au succès du jour, là où le bruit et la réclame invitent, au roman vanté le matin, à la pièce applaudie le soir. Quant au journal, il n’en lit guère que deux articles : le cours de la bourse et la chronique mondaine. Pour défrayer cette curiosité, quels efforts la chronique ne doit-elle pas faire, et quelle peine n’a-t-elle pas à rester dans la mesure du goût et de la vérité ! L’imagination des écrivains s’épuise à commenter des scandales, et s’ils manquent, à en inventer. De là ce flot toujours croissant d’anecdotes ridicules, difficiles à croire même pour le public le plus grossier et le plus léger, et qui divertissent pendant quelques heures la conversation des oisifs. C’est un symptôme de décadence sociale que cette multiplication sans mesure de la nouvelle à la main, remplaçant tout le reste, et du commérage devenu une institution littéraire. Le public qui favorise ce genre abaissé de littérature n’est pas moins coupable que ceux qui la lui fournissent. Elle est la condamnation d’une société qui la provoque ou la subit, autant qu’elle est la flétrissure d’une presse qui en vit, en attendant qu’elle en meure, comme on meurt d’un poison infaillible et lent.


III.

Il est assez clair qu’il n’y a pas de place pour la critique sérieuse entre un journalisme mis au régime de l’improvisation forcenée et un public qui, en dehors de ses affaires, ne demande qu’à s’amuser. D’autres causes, d’un ordre tout différent, se joignent à celles-là pour expliquer comment se produit cette désertion d’un genre littéraire, si utile et si justement populaire dans notre pays, il y a quelques années. Même dans le monde intellectuel le plus élevé, d’où procèdent les grands mouvemens de l’esprit, la critique littéraire n’est plus que bien rarement pratiquée ou défendue comme elle devrait l’être. Je veux parler spécialement de l’université, qui a sa part de responsabilité dans le mal que je signale. A quoi cela tient-il? Je reprendrai un jour ce sujet d’une manière plus explicite; je ne puis cependant l’omettre complètement dans l’énumération des causes qui expliquent l’affaiblissement de la critique contemporaine.

Sous des influences diverses, trop longues à analyser ici, les idées générales sont tombées en défaveur dans l’enseignement public. Cette défaveur me paraît injuste et en tout cas fort exagérée. Il n’y a pas de critique possible en dehors des idées générales, que l’on a grand tort de combattre sous le nom dédaigneux de généralités oratoires, c’est-à-dire, si ce mot a un sens, de lieux-communs destinés à soutenir l’invention épuisée ou défaillante de l’orateur. Les idées générales, les vraies, ne dispensent pas de l’invention ceux qui les emploient, bien au contraire. Elles sont une partie de l’invention, la plus haute et la plus féconde; elles expriment et résument les traits d’une littérature ou la physionomie d’un écrivain et permettent de comparer, soit une époque littéraire à celle d’autres pays et d’autres temps, soit tel auteur à ceux qui l’ont précédé ou suivi; ce qui n’exclut en rien, bien entendu, la connaissance spéciale et approfondie de la langue, les détails particuliers et intimes de chaque forme sociale, les circonstances de la vie de chaque écrivain, l’étude du milieu dans lequel il s’est produit et des influences dont il a reçu l’empreinte. Et je ne parle pas seulement des critiques comme Villemain, qui se servait des idées générales pour ramener à de grandes lignes les innombrables aspects de la littérature du XVIIIe siècle, ou comme M. Nisard, poursuivant à travers ses métamorphoses l’idéal de l’esprit français, ou comme Saint-Marc Girardin, s’efforçant de ramener à quelques types éternels de la passion le théâtre de tous les temps. C’est aussi Sainte-Beuve, dont chaque étude a pour cadre la société, le temps, la forme d’esprit, dont l’auteur qu’il étudie est le produit; c’est M. Taine, qui, dans une histoire comme celle de la Littérature anglaise, recherche dans tous les écrivains qui la représentent le milieu, la race, le moment historique que chacun exprime à sa manière. Si ce ne sont pas là des idées générales, qu’est-ce donc? Et n’est-il pas évident qu’ainsi comprises dans leur signification la plus élevée, elles sont les plus puissans instrumens de la critique? Il est clair, d’ailleurs, que chacune de ces idées générales est formée d’une multitude d’idées particulières bien étudiées, classées et définies.

D’où vient donc cet injuste dédain pour les idées générales et pourquoi veut-on en inspirer la défiance aux jeunes générations? J’estime, pour ma part, qu’il n’y avait lieu de rien proscrire dans notre éducation nationale, de rien mépriser. Il était bon de renouveler sur plusieurs points les sources de l’enseignement, et j’aurais applaudi bien volontiers aux réformes qui installaient l’étude approfondie des textes, la science des antiquités historiques, la connaissance des origines, l’interprétation des documens, si tout cela s’était fait sans qu’on sacrifiât la littérature proprement dite, si l’on avait su maintenir les deux termes du problème sans en supprimer un, si l’on s’était donné la tâche de vivifier l’érudition par le goût et le goût par l’érudition. Tout cela s’est-il fait dans une proportion exacte et sage ? N’y a-t-il pas eu rupture d’équilibre ? S’est-on toujours occupé avec autant de soin de garder dans toute sa pureté et sa délicatesse le sens littéraire, de cultiver le talent d’écrire, qui n’est pas, comme le croient certaines gens trop désintéressés dans la question, un art de rhéteur, mais bien l’art de choisir pour chaque pensée l’expression la plus juste et d’en discerner les plus fines nuances ? S’est-on donné autant de peine pour cela que pour développer les connaissances philologiques, épigraphiques, archéologiques, qui elles-mêmes ne seraient rien si elles n’étaient des auxiliaires pour la pensée ? Certes j’estime ce que valent ces connaissances. Elles sont un moyen, mais elles ne sont pas leur but à elles-mêmes ; elles sont un moyen précieux pour mieux connaître l’antiquité dans ses origines et dans ses vraies formes, et pour en extraire les matériaux d’une science authentique de l’humanité, ce qui revient à dire qu’elles sont au nombre des élémens avec lesquels se construisent les idées générales. Mais la contemplation du moyen ne doit pas faire oublier le but, et j’ai peur que plusieurs de nos jeunes gens ne s’y complaisent uniquement. Des chefs distingués de la nouvelle université résumaient un jour ce mouvement qui l’emporte vers des études exclusives et spéciales, dans ces deux mots qui me sont restés dans l’esprit. L’un me disait avec une sorte de regret : « Que voulez-vous ? la littérature est en pénitence. » L’autre prononçait une parole plus grave encore : « Nous ne voulons plus de critiques dans l’ancien sens du mot ; il nous faut des chercheurs d’inédits. » Ces aveux portent loin. Ils sont la preuve que la littérature didactique a triomphé depuis un assez grand nombre d’années, dans les régions universitaires, de la littérature proprement dite. Ils expliquent pourquoi une des sources principales de la critique s’est soudainement tarie. Un cours nouveau a été imprimé aux études, aux aptitudes, aux vocations des élèves de notre École normale. Libres en apparence, la plupart ont obéi à la persuasion qui émanait de la personne et des leçons de maîtres habiles en même temps qu’aux suggestions qui leur venaient des dispensateurs de leur avenir. En sortant de l’école, l’élite de cette belle jeunesse part invariablement pour les écoles savantes d’Athènes ou de Rome, d’où elle revient pour occuper les chaires de philologie et d’archéologie multipliées à souhait et au-delà dans tous les centres d’enseignement supérieur. La plupart, avec toutes leurs ressources d’esprit, de science et de talent, sont perdus à tout jamais pour les lettres pures; les sciences spéciales ont pour ces jeunes gens le double attrait des petites découvertes à Taire et des domaines incontestés. Cet attrait les attire, les fixe, les absorbe tout entiers et sans retour. Il n’est pas probable qu’il sorte beaucoup de critiques de ces nouvelles générations de l’école, entraînées par un mouvement qui n’a aucune chance de s’arrêter, et que des influences de tout genre accélèrent.

Il faut aussi attribuer une part de la stérilité de la critique à l’impulsion nouvelle que l’on s’efforce de donner depuis plusieurs années, même en dehors de l’Ecole normale, à l’enseignement supérieur. Là encore il y avait quelque chose à faire; il fallait assurément pourvoir de la manière la plus large à des exigences nouvelles, créer des enseignemens, les mettre en rapport avec les programmes des universités allemandes et anglaises, développer la critique des textes et la science comparée des langues. Il y avait lieu de créer, il n’y avait lieu de rien détruire.

En même temps que l’on ouvrait abondamment les sources nouvelles, il fallait maintenir intactes ces traditions fécondes de l’enseignement supérieur, chargé de distribuer sous une forme accessible les connaissances qui constituent la haute culture, les résultats définitifs de la science et d’initier le grand public aux mouvemens de l’esprit dans sa sphère la plus élevée. Il y avait à cela deux avantages: on éveillait ainsi des vocations vers la haute critique, on préparait d’innombrables auditeurs à la comprendre et à s’y intéresser. Mais nous avons en France un tempérament immodéré, qui se porte toujours à l’absolu. On ne peut rien modifier chez nous sans essayer de tout renverser. La réforme indiquée, urgente, était de développer parallèlement ces deux espèces d’enseignement, l’enseignement philologique et tout ce qui s’y rapporte, étude des antiquités et des origines, et l’enseignement des idées générales, qui n’excluent nullement la précision, puisqu’elles la supposent dans le mode de leur formation, et qui, comme nous l’avons montré, n’ont rien de commun avec ce qu’on appelle sottement les généralités oratoires. Il fallait ouvrir des cadres assez libres et assez larges pour satisfaire à la fois à cette double exigence, celle des futurs professeurs, qui ont besoin de l’enseignement didactique le plus serré, mais qui ne composent, en définitive, qu’un public spécial et restreint, et celle du grand public capable de s’intéresser aux idées. On n’a pas su faire cela; on s’est jeté dans un sens exclusif, on risque par là de compromettre de sérieux intérêts, un surtout, celui de la haute culture qu’un état intelligent doit soutenir et répandre à tout prix s’il veut maintenir à un certain niveau cette portion de la civilisation qui dépend de lui. Mais nous sommes ainsi, toujours empressés à sacrifier des parties entières de nos habitudes, de notre patrimoine intellectuel et moral, dès qu’il est prouvé qu’il y a quelque part un abus à réformer ou une innovation à introduire. Nous ne savons jamais faire, par une sage et simple réforme, l’économie si désirable et si salutaire d’une révolution, et cela est vrai dans nos méthodes pédagogiques aussi bien que dans nos mœurs politiques. Nous sommes les mêmes en tout, tour à tour infatués et découragés. Avec cet esprit facile à s’emporter dans les deux sens contraires, nous passons d’un excès à l’autre, persuadés un jour que l’Europe, le monde, ont les yeux fixés sur nous comme sur un modèle et nous envient tout, notre enseignement, notre armée, notre administration, nos institutions, nos lois. Puis les revers arrivent, en partie par suite de cette infatuation qui nous aveugle; un vent de découragement passe sur nous. Tout change d’aspect, tout devient à nos yeux mauvais ou pire ; nous voulons tout changer, nos défauts, ce qui serait assez naturel, nos méthodes où il y a des réformes à faire, mais aussi nos qualités nationales auxquelles tout d’un coup nous cessons d’attacher du prix et dont nous étalons avec une sorte de naïve fureur la médiocrité et la platitude aux yeux de nos compatriotes étonnés de valoir si peu, aux yeux des étrangers qui ne demandent pas mieux que de nous croire sur parole.

Elles valent bien la peine, cependant, d’être défendues, ces qualités françaises que nous sacrifions si aisément à des imitations étrangères. Pour nous restreindre à la question qui nous occupe, n’est-ce donc rien que cet art de la composition, de la juste proportion des matières qui entrent dans un livre, ce talent de mettre en lumière le point essentiel d’une théorie et de ne pas la laisser se perdre dans les digressions el les épisodes, ce besoin de clarté qui est une qualité morale autant qu’une qualité intellectuelle, et qui est à la fois une exigence de l’esprit et une forme de la bonne foi de l’écrivain envers lui-même comme envers les autres, le style enfin, le signe authentique d’une pensée maîtresse d’elle-même, la marque d’un esprit qui ne s’embrouille pas dans la masse obscure des embryons d’idées, et qui ne laisse arriver à la lumière, dans cette lutte des idées pour l’existence, que celles qui méritent de vivre par une organisation achevée. — Craignons avant tout de perdre nos qualités sans prendre celles des autres : on veut faire de nous des Allemands ; on ne réussira, je le crois, qu’à faire de médiocres Français. A force d’interpréter les textes, prenons garde de compromettre en nous la faculté d’en produire de nouveaux. Qu’on sache bien ce qu’on veut. Veut-on faire de l’enseignement supérieur une simple école de commentateurs?

On appelle cela le progrès; il faut s’entendre. Le progrès, il était dans l’extension et la variété des programmes d’enseignement; il n’était pas dans la domination d’une méthode exclusive. Ici comme ailleurs, la vraie solution de cette question si controversée, c’est la liberté des méthodes appropriée à la nature de chacun et garantie par le talent des maîtres. Cela vaut mieux que tous les ukases ministériels. Ce qui est à redouter, c’est la mortelle rigidité des règlemens absolus et l’uniformité funeste des procédés substitués à la libre initiative et à l’autorité vivante d’un maître intelligent et consciencieux. Toutes les méthodes sont bonnes, dès qu’elles sont fécondes; elles sont fécondes dans la mesure des facultés de celui qui les emploie. Ici encore se révèle la valeur de l’homme. Je ne connais, quant à moi, après une longue pratique de l’enseignement, qu’une seule méthode qui soit excellente, c’est un maître bien choisi pour son emploi. Tant vaut l’homme, tant vaut la méthode. Le reste ne signifie pas grand’chose. On nous parle des préjugés de la routine ; c’est bien ; mais qu’on n’oppose pas à la prétendue routine d’autres préjugés, d’autres lieux-communs, d’autres exagérations qui ne sont que le progrès à rebours et la même routine renversée.

Que de fois il m’est arrivé de traiter cette question en causant avec un maître éminent, un pédagogue, — et ce qui ne gâte rien, — un psychologue très fin, M. Bersot, qui quelque temps avant sa mort, commençait avoir clairement le péril que je signale et s’efforçait un peu tardivement de le combattre! Dès qu’il eut vu où l’on nous menait, la verve de son bon sens, l’éclat de sa colère contre des sottises (splendida bilis) ne tarirent pas sur ce sujet. Que l’on me permette de rappeler quelques traits de ces entretiens où se marquait une expérience délicate et consommée. Et certes celui qui parlait ainsi n’était pas de ceux que l’on se plaît à désigner comme rétrogrades[1] : « Il n’y a pas à le nier ; il s’accomplit dans l’enseignement supérieur un mouvement d’opinion qui mérite d’être pris en sérieuse considération, par la nature des raisons qui sont produites à l’appui et des personnes qui les présentent. Il faut accepter nettement ce qu’il y a de légitime dans les réformes que l’on propose. Mais il faut aussi bien faire des réserves. Une préoccupation utilitaire semble dominer tous ces réformateurs qui dénoncent les abus des anciens cours de faculté et qui les traitent comme un genre condamné. On prétend faire profiter chaque jour l’élève, dans le nouvel enseignement, d’une quantité calculable de connaissances. Aussi choisit-on uniquement les connaissances qui se prêtent à ce compte. Il y a là, en effet, quelque chose de rigoureux qui exclut l’arbitraire dans les estimations ; mais c’est justement cette grande rigueur dont il faut se défier. La doctrine du produit net n’est pas de mise dans ces affaires : l’esprit n’est pas un moyen, c’est un instrument. C’est à d’autres conditions que se conserve dans l’art d’écrire, comme dans les autres arts et dans l’industrie, ce qui est ici et ce qui n’est pas partout, la façon, le style, la main, le génie léger de l’ouvrier français… Il est bon de former des professeurs, parce qu’il est bon qu’il y en ait ; mais sans leur faire tort, il est bon qu’il y ait aussi autre chose que des professeurs, ne fût-ce que pour varier… Où commence l’injustice, c’est quand on prétend mettre toute une nation à ce régime, surtout quand cette nation est la nation française. Elle a toujours compté et, malgré la fortune elle compte toujours dans le monde par des aptitudes d’esprit que rien ne pourra lui enlever, excepté nous, si nous sommes assez imprudens pour les dénaturer. Elle est le pays des esprits lumineux qui se reconnaissent au milieu des idées, les discutent, les jugent, élèvent les idées vraies à une clarté supérieure qui les rend visibles à tous. Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Voltaire, sont tous des Français. Il y en a d’autres, d’abord ce grand public, qui mérite qu’on lui rende plus de justice. Il y a la foule sans cesse renouvelée qui avec un nom moindre ou sans nom, écrit et cause, et alimente l’éternelle querelle du vrai et du faux en philosophie, en religion, en morale, en politique, en art, avide de s’entendre et de se faire entendre, décidée à n’être dupe de rien, et qui constamment en exercice, arrive à distinguer la vérité par une espèce de tact infaillible… C’est un des plus sensibles plaisirs qu’on puisse éprouver que d’être au milieu de ce public si fin connaisseur. On reconnaît avec joie que la culture ne fait pas tout ici, qu’il y a le sol. » — Mais ce sol, il ne faut pas le laisser en friche ; il faut le remuer sans cesse, jeter dans le sillon entr’ouvert les idées à pleines mains. Malgré tout, malgré tant de fautes, ce pays, grâce à Dieu, est vivant. «N’allons pas le refroidir et l’éteindre, ajoutait ce maître excellent. Tout professeur n’est pas Villemain, Cousin, Guizot, Saint-Marc Girardin ; mais si un de ces hommes se rencontre, ne le condamnez pas à l’épigraphie ou à la philologie ; il importe qu’il y ait place pour lui ; que des auditeurs venus de partout emportent partout ses idées, transmettent l’impression reçue, étendent le mouvement ; à côté du livre, il importe de garder l’enseignement autrement vivant de la parole, la communication rapide des esprits, l’émotion contagieuse, l’électricité des foules. — Il y a une popularité misérable, celle d’un homme qui flatte les passions du public et descend par lui à toutes les complaisances. Mais il y en a une autre bien acquise et vraiment bonne, parce qu’elle sert à faire du bien, parce qu’elle donne accès dans l’âme de la jeunesse, pour y faire pénétrer des idées justes, des connaissances vraies et de bons sentimens. »

Là, dans le mouvement qu’un pareil enseignement suscitait dans les esprits, dans la masse des idées qu’il répandait, dans les aptitudes secrètes qu’il faisait éclore, là était une des sources les plus hautes de la critique que les méthodes nouvelles sont en train de tarir. On empêchera les talens littéraires de se révéler, s’il y en avait dans cette foule d’élite, et l’on déshabituera cette foule elle-même de ce noble plaisir des idées qu’elle ne pourra pas aller chercher dans les programmes trop arides et trop spéciaux de la nouvelle école.


III.

Et cependant ne calomnions pas notre nation et ne décourageons pas les travailleurs qui seraient tentés de briser leur plume dans ce grand silence de la critique contemporaine. Malgré toutes les apparences contraires, ils ne doivent pas désespérer qu’on les écoute, qu’on les lise, qu’on les juge et, quand ils le méritent, qu’on les admire. Dans le tableau que nous venons de tracer des mœurs littéraires, nous avons dû mettre en lumière certains traits qui nous ont frappé et qui frapperont tout observateur sans parti-pris. Nous croyons que la peinture que nous avons faite n’a rien d’exagéré. Et dès lors, on pourrait nous demander : «Pour qui est-ce la peine de travailler dans un temps pareil? La presse, emportée par les passions politiques ou entraînée par la camaraderie, manque d’impartialité, de justice, de liberté dans ses appréciations; elle manque surtout d’étude et de temps pour juger les œuvres les plus considérables, qu’elle exécute, comme les plus légères, en quelques traits de plume. Le public, affairé et frivole, tout entier à ses intérêts ou à ses plaisirs, ne cherche plus dans la lecture qu’une distraction, un amusement, la manière de tuer le temps, comme il le dit lui-même. Mauvaise disposition pour goûter les ouvrages sérieux. Pour qui donc travailler? » — Je répondrai : « Pour le vrai public et pour les vrais juges. »

Car il existe encore de vrais juges, intègres, incorruptibles et clairvoyans. Ils existent même eu plus grand nombre qu’on ne le croit, répartis dans les divers groupes de la société où leur autorité est reconnue, comme l’est toujours celle des hommes qui savent bien et qui ne parlent que de ce qu’ils savent. Ils n’écrivent pas, mais on les consulte, on les interroge, on les écoute; ils ont leur action discrète et la font sentir en chaque circonstance littéraire, à l’occasion du livre nouveau ou de la pièce à succès. Ils gardent intacte leur indépendance, qu’ils ne livrent à aucune des coteries régnantes ; ils ont toutes les qualités du juge et les exercent avec une rigueur qui fait compensation pour les mollesses, les transactions, les défaillances de la critique apparente. En bien des cas, ils réforment les jugemens de leurs confrères de la presse ; ils ne se laissent intimider ni corrompre par les applaudissemens factices et bruyans de la première heure, par les louanges ou les injures banales et sans portée. À petit bruit et par l’action continue du bon sens, ils arrivent à remettre chaque chose en son lieu, les vrais talens à leur place et à détruire les réputations surfaites qui veulent triompher par la ruse ou par la force ; ils rétablissent l’équilibre des idées, des œuvres et des noms ; ils soutiennent la raison publique contre les scandales qui s’imposent, contre les intrigues et les mystifications ; presque toujours ils finissent par avoir raison de ces victoires passagères qui feraient douter du bon sens d’une nation.

C’est qu’à côté de ces vrais juges, et avec eux, il y a aussi un vrai public, tout à fait distinct de celui qui s’étale à la surface de la vie parisienne et dont on dirait, à l’entendre, qu’il est tout dans une population, tandis qu’il n’en est qu’une portion agitée et tapageuse. Il faut compter beaucoup pour la fortune des ouvrages de l’esprit, sur ce public qui ne fait pas de bruit, mais qui lit, travaille, réfléchit, compare et qui, avant tout, ne veut pas être dupe. On ne le connaît pas par des noms aussi sonores que l’autre ; mais il se révèle par le choix définitif des œuvres qu’il adopte et la durée des succès qu’il consacre. Il est profondément honnête ; il va là seulement où l’attirent la conscience, le soin, les conclusions nettes, les résultats utiles, toutes choses qui excluent les parodies du talent. Il se défie des fanfares et des réclames ; il veut y regarder de près avant de donner son cœur. Mais quand il l’a donné, il ne le retire pas. Il ne quitte plus dans leurs voies diverses les écrivains qu’il a une fois désignés ; il les soutient contre les cabales, il les console dans leurs, épreuves. Les écrivains sérieux ne s’y trompent pas : c’est un des charmes les plus vifs de la vie littéraire de sentir près de soi, loin de soi, autour de soi, cette foule invisible d’amis inconnus, fidèles à votre fortune, dévoués à votre œuvre, dont les sympathies sont d’autant plus sûres qu’elles ont été lentement conquises et que pas une d’elles n’a été obtenue sans avoir été méritée.


E. Caro.
  1. On trouvera la plupart de ces utiles considérations développées dans l’Introduction de M. Bersot au livre posthume de M. Saint-Marc Girardin sur J.-J. Rousseau.