La Croix de Berny/14

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XIV


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Pont-de-l’Arche, 8 juin 18…

J’écris à la hâte ce petit mot que je ferai mettre dans le carton à rubans. La caisse partira demain par la diligence. Je vous l’aurais envoyée plus tôt ; mais les brodequins des enfants n’étaient pas faits. Il est impossible d’obtenir nulle part ce qu’on demande ; les marchands vous disent qu’ils n’ont pas d’ouvriers, les ouvriers vous disent qu’ils n’ont pas d’ouvrage ; on n’y comprend rien. Enfin la caisse est terminée ; la fidèle Blanchard, que j’envoie à Paris, surveillera elle-même l’emballage. Si vous n’êtes pas contente de vos robes, de votre robe bleue, du bonnet à petites fleurs lilas, je désespère de vous satisfaire jamais. Je n’ai pas pris vos ceintures chez mademoiselle Vatelin. C’est la faute du prince de Monbert ; en passant sur les boulevards, nous l’avons vu, il causait avec quelqu’un. Je suis entrée dans le passage des Panoramas, il m’a suivie ; alors, pour échapper à ses poursuites, au lieu d’aller chez mademoiselle Vatelin, je suis entrée chez Marquis, M. de Monbert est resté à la porte. J’ai demandé une provision de thé, j’ai dit que j’allais envoyer la chercher, et je suis sortie par l’autre porte du magasin qui donne sur la rue Vivienne. Le prince, qui n’est pas venu à Paris depuis dix ans, ne sait pas ou ne sait plus que cette boutique a deux entrées. Et voilà comme je me suis débarrassée de lui. C’est encore cet affreux prince qui est cause que je suis revenue ici. Le lendemain de la triste soirée de l’Odéon, je suis allée à l’hôtel de Langeac pour savoir des nouvelles de ma cousine. Là, j’apprends d’abord ceci : madame de Langeac a quitté Fontainebleau ; elle est à D… chez madame de H***, où l’on joue la comédie ; dans dix jours, elle viendra à Paris où elle me prie de l’attendre. C’est bien, je l’attendrai chez elle. Mais j’apprends aussi que le matin même M. de Monbert est venu faire une scène chez le portier, disant qu’il m’avait vue, qu’on le trompait, disant des choses si étranges, que tous les gens de la maison étaient scandalisés. La perspective d’une visite de lui, d’une entrevue explicative, me remplit d’épouvante. — Je retourne dans ma mansarde. Madame Taverneau, inquiète, guettait mon retour ; elle ne me donne pas le temps de réfléchir : elle m’emmène, et je reviens ici. Vous croyez peut-être que dans ce séjour champêtre, à l’ombre des saules argentés, au bord des ondes limpides, je vais trouver un peu de tranquillité ? Pas du tout ; un nouveau danger me menace. J’échappe à un prince en fureur pour tomber dans les piéges d’un poète en délire. À mon départ, j’avais laissé M. de Meilhan gracieux, galant, mais raisonnable ; je reviens, et je le retrouve enflammé, passionné, fou. Il faut croire que je suis bien aimable dans l’absence : l’éloignement m’est favorable.

Cette passion, que je suis très-décidée à ne pas mériter, m’ennuie beaucoup ; elle me fait une peur horrible, qui ne ressemble en rien à ce charmant effroi que j’ai rêvé. Le jeune poète a pris au sérieux les coquetteries que je lui ai faites pour savoir ce que lui disait de moi son ami ; il s’est persuadé à lui-même que je l’adore, et je ne peux pas lui ôter cette sotte idée. J’ai beau prendre avec lui des airs farouches de Minerve en courroux, des airs majestueux de reine d’Angleterre ouvrant le parlement, des airs sévères, prudes, pincés, de maîtresse de pension en promenade, je ne parviens qu’à l’enivrer d’espérances. Si tout cela était de l’amour, cela pourrait être séduisant et dangereux, mais c’est du magnétisme ; vous riez, cela n’est pas autre chose ; il procède par fascination ; il me jette des regards mal intentionnés, auxquels il commande d’être brûlants… et qui ne sont qu’insupportables. Je finirai par lui dire très-sincèrement qu’en fait de magnétisme, je ne suis plus libre… j’en aime un autre, comme on dit dans les vaudevilles ; et s’il demande quel est cet autre, je lui répondrai en riant : C’est le fameux disciple de Mesmer, M. le docteur Dupotet.

Avec ce jeu-là, j’ai failli me tuer hier. Alarmée d’un tête-à-tête assez embarrassant au milieu des ruines d’un vieux château que nous étions allés visiter tous ensemble, je suis montée sur la fenêtre basse d’une des tours pour appeler madame Taverneau que j’apercevais au pied de la colline. La pierre sur laquelle j’étais s’est détachée… Sans M. de Meilhan, qui m’a retenue, je dois le dire, avec beaucoup d’adresse, j’étais morte… Je tombais dans un précipice de quatre-vingts pieds. Ah ! quelle peur j’ai eue ! J’en tremble encore ; je n’ai jamais éprouvé une frayeur pareille ; je crois que je me serais évanouie si j’avais eu plus de confiance ; mais une autre peur m’a réveillée de celle-là. Heureusement je vais partir, et cette plaisanterie finira.

Oui, certainement, je veux aller à Genève avec vous. Pourquoi n’irions-nous pas un peu jusqu’au lac de Côme ? Quelle belle course à faire, et nous serions si bien dans ma bonne voiture ! Vous saurez que j’ai une voiture de voyage qui est une merveille ; on la remet tout à neuf dans ce moment, et dès qu’elle sera prête, nous monterons dedans pour aller vous embrasser. Mais, me direz-vous, comment avez-vous une voiture de voyage, vous qui n’avez fait qu’un voyage en votre vie, du Marais au faubourg Saint-Honoré ? Je vous répondrai : J’ai acheté cette voiture par occasion ; c’est un chef-d’œuvre ; on n’a jamais rien fait de mieux à Londres. Elle a été inventée, — vous verrez quelle invention, — pour une Anglaise très-riche qui voyage toujours, et qui est désolée de la vendre ; mais elle se croit poursuivie par un jeune audacieux, et, pour lui faire perdre sa trace, elle veut vendre la voiture dans laquelle il l’a vue passer tant de fois. C’est une vieille folle qu’on appelle lady Penock ; elle ressemble à Levassor dans ses rôles d’Anglaises, mais en caricature : Levassor n’oserait pas être si ridicule.

À bientôt. Quand je pense que dans un mois nous serons ensemble, j’oublie tous mes chagrins.

Irène de Châteaudun.