La Croix de Berny/17

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XVII


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Richeport, 29 juin 18…

Je suis à Richeport, chez madame de Meilhan !… Cela vous étonne… et moi aussi ; vous n’y comprenez rien… ni moi non plus. La vérité est que, lorsqu’on ne sait pas conduire soi-même les événements, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de se laisser conduire par eux.

J’étais dimanche à la messe, dans la charmante église de Pont-de-l’Arche, une ruine admirable, tout en dentelle de pierre, une belle guipure déchirée ; comme j’étais là, une femme entra dans l’église, et vint se placer près de moi : c’était madame de Meilhan ; je la reconnus ; je la vois tous les dimanches à la messe. Il était tard, l’office touchait à sa fin, je trouvai tout simple qu’elle ne voulût pas traverser la foule pour aller jusqu’à son banc, et je continuai à lire mes prières sans faire attention à elle ; mais elle me regardait, me regardait d’une manière si étrange que je me mis à la regarder à mon tour. Je fus frappée de l’altération de ses traits. Tout à coup je la vois chanceler et tomber sans connaissance sur l’épaule de madame Taverneau. On s’empresse autour d’elle, on l’emporte hors de l’église, et nous voilà tous occupés à la secourir. Le grand air la ranime ; elle revient à elle. En me voyant à ses côtés, elle se trouble encore. Cependant, ce que je lui dis, l’intérêt que je lui témoigne semblent la rassurer ; elle me remercie gracieusement, et puis elle recommence à me regarder de la manière la plus embarrassante ; je lui offre de venir se reposer chez madame Taverneau ; elle accepte cette offre, et madame Taverneau la conduit chez elle avec pompe. Là, madame de Meilhan explique comment elle est venue de Richeport, seule, à pied, malgré la chaleur excessive, au risque de se rendre malade, parce que son fils est parti le matin même brusquement, sans la prévenir, emmenant avec lui son cocher et ses chevaux. En racontant cela, elle me regardait encore, elle me regardait toujours ; et moi, je supportais ces regards interrogateurs avec un calme superbe. Il faut vous dire que la veille M. de Meilhan était venu me voir ; madame Taverneau et son mari étaient absents. Le danger de la situation m’avait inspirée ; j’avais su trouver ce jour-là des accents d’une froideur si cruellement glaciale ; j’étais parvenue à une hauteur de dignité si désespérément escarpée, que le grand poète avait enfin compris qu’il y a des glaciers inaccessibles. Il m’avait quittée furieux et désolé ; mais, je lui rends justice, plus désolé que furieux. Ce chagrin réel me donna à penser : Si, par hasard, il m’aimait sérieusement, me disais-je, ma conduite envers lui serait coupable ; j’ai été très-coquette pour lui ; il ne peut pas deviner que cette coquetterie n’était qu’une ruse, et qu’en ayant l’air de m’occuper de lui si gracieusement, je m’occupais uniquement d’un autre. Tout amour sincère est respectable ; on n’est pas forcé de le partager, mais on se doit de le ménager.

L’inquiétude de madame de Meilhan, la démarche qu’elle faisait auprès de moi, — car il m’était prouvé qu’elle était venue à la messe trop tard exprès, qu’elle s’était placée à côté de moi avec intention, bien décidée à trouver un moyen de me parler et d’arriver à me connaître ; — l’inquiétude de cette mère passionnée était pour moi un langage qui m’en apprenait plus sur la sincérité des sentiments de son fils que toutes les phrases d’amour qu’il aurait pu me débiter pendant des années. C’est un symptôme irrévocable que celui-là : l’inquiétude d’une mère ; il est plus significatif que tous les autres ; la jalousie d’une rivale est un indice moins certain ; l’amour ombrageux peut se tromper ; l’instinct maternel ne se trompe point. Or, pour qu’une femme de l’esprit et du caractère de madame de Meilhan fût venue à moi, tremblante, agitée, comme je la voyais en ce moment, il fallait… je vous le dis sans vanité, il fallait que son fils eût la tête perdue, et qu’elle voulût à tout prix guérir ou éteindre le fatal amour qui le rendait si malheureux.

Quand elle se leva pour partir, je lui demandai de vouloir bien me permettre de l’accompagner jusqu’à Richeport elle était encore trop souffrante pour aller seule si loin ; elle saisit cette occasion de m’emmener avec un empressement remarquable. Le long du chemin, nous causions de choses indifférentes, mais peu à peu ses inquiétudes se dissipaient, cette conversation semblait avoir ôté de dessus son cœur un poids énorme. Il arrivait que, malgré elle, la vérité lui parlait, et elle parle toujours, la vérité, malheureusement on ne l’écoute pas toujours ; à mes manières, au son de ma voix, à ma politesse respectueuse, mais digne, qui ne ressemblait en rien à l’empressement servile et obséquieux de madame Taverneau : car sa déférence très-humble était celle d’une inférieure pour sa supérieure, tandis que la mienne était celle d’une jeune femme pour une mère de famille et rien de plus ; à ces nuances insignifiantes pour tout le monde, mais révélatrices pour un coup d’œil exercé, madame de Meilhan d’abord devina tout, c’est-à-dire que j’étais son égale par le rang, par l’éducation et par la noblesse de l’âme. Elle ne le savait pas, elle le sentait. Cela admis, une seule chose restait vague ; pourquoi étais-je déchue de mon rang ? par un malheur ou par une faute ? C’est ce qu’elle se demandait.

Je connaissais assez déjà ses projets d’avenir, ses ambitions de mère, pour savoir laquelle des deux suppositions devait le plus l’alarmer. Si j’étais une femme légère, comme elle l’espérait par moment, elle était hors de danger, tout cela ne serait qu’une amourette sans importance ; si, au contraire, j’étais une honnête femme, comme elle le craignait aussi par moment, l’avenir de son fils était ruiné, et elle tremblait des conséquences de cette passion sérieuse. Je lisais sur son visage le travail qui se faisait dans sa pensée, et cela m’amusait beaucoup. Le pays que nous traversions est admirable, et à chaque instants je m’extasiais sur la beauté des horizons qui s’étendaient de tous côtés sous nos yeux ; alors elle souriait. — Bon ! pensait-elle, c’est une artiste, une aventurière ; je suis sauvée. Elle sera la maîtresse d’Edgard ; il restera tout l’hiver à Richeport. Ah ! c’est un grand chagrin pour elle de n’avoir pas une fortune qui lui permette de passer l’hiver avec son fils à Paris ; elle ne peut s’accoutumer à vivre sans lui pendant des mois entiers. À quelques pas du château, je m’arrêtai pour regarder une troupe de beaux enfants blonds et roses qui tourmentaient et poursuivaient un pauvre âne, enfermé dans une île ; c’était un tableau plaisant et charmant. — Cette île faisait autrefois partie du domaine de Richeport, me dit madame de Meilhan, ainsi que ces grandes prairies que vous voyez là-bas, toute mon ambition est de les racheter ; mais il faut pour cela qu’Edgard épouse une héritière. Ce mot me troubla ; madame de Meilhan fut aussi visiblement déconcertée. Malheur à moi, pensait-elle, c’est une femme honnête, je suis perdue, elle veut se faire épouser… Elle me traita avec plus de froideur. Et moi, pendant qu’elle pensait cela, je me disais : Quelle chose séduisante de pouvoir ainsi surprendre des vœux ambitieux et d’avoir la puissance de les exaucer tous ! Je n’ai qu’un mot à dire, et cette femme aura, non-seulement cette île et ses prairies qu’elle désire, mais encore cette plaine si fertile, ces forêts et tout ce qui les environne. Oh ! que ce serait doux d’être sur la terre comme une petite Providence, et de pénétrer les désirs secrets de chacun pour les réaliser à l’instant ! Valentine, il faut que je me défie de cela ; c’est dangereux pour moi, ça me tente ; je suis très-capable de dire à cette noble dame ruinée : Voici les prés, les bois, les îles que vous regrettez si tendrement ; je suis aussi capable de dire à ce jeune poète désespéré : Voici cette femme que vous aimez si follement, vous l’épouserez et vous serez heureux… sans m’apercevoir que cette femme-là c’est moi-même, sans me demander si ce bonheur que je lui promets sera le mien. La générosité a pour moi des pentes bien dangereuses ! Cela me plairait de faire la fortune d’un noble poète ! je suis jalouse de ces étrangères qui viennent nous donner des leçons de générosité. Cela me plairait de récompenser par le plus brillant avenir celui qui m’a choisie et qui m’a aimée dans la condition la plus humble. Mais pour cela il faudrait de l’amour, et j’ai le cœur éteint, brisé ! et puis M. de Meilhan a tant d’originalité dans le caractère ; et moi je n’admets l’originalité que dans l’esprit. Il met son cheval dans sa chambre, c’est nouveau, sans doute, mais moi je trouve que les chevaux sont bien dans les écuries, ça me paraît plus commode. — Et puis, ces vilains poètes sont des êtres si positifs, les poètes ne sont pas poétiques, ma chère… Edgard s’est fait romanesque depuis qu’il m’aime, mais je crois que c’est une hypocrisie, et je me défie de son amour. Edgard est, sans contredit, un homme supérieur, d’un talent admirable, je juge qu’il est séduisant, la belle marquise de R… l’a prouvé ; mais moi je ne reconnais pas dans son amour cette idéalité que je rêve. Ce n’est pas le regard qu’il aime dans les yeux, c’est la forme pure des paupières, c’est la limpidité des prunelles ; ce n’est pas la finesse et la grâce qui lui plaisent dans un sourire, c’est la correction des contours, c’est la teinte pourpre des lèvres ; enfin, pour lui la beauté de l’âme n’ajoute rien à la beauté. Aussi, cet amour, qu’un mot de moi peut rendre légitime, m’effraie-t-il comme un amour coupable ; il me trouble et m’inquiète. Vous allez me trouver bien ridicule, mais ce poète passionné me fait l’effet de ces femmes pleines d’imagination, d’originalité et d’esprit que tous les hommes voudraient avoir pour amantes, mais que pas un ne voudrait épouser. Il n’a pas cette gravité affectueuse que l’on aime dans un mari ; sur toutes les choses du monde, ses idées étranges diffèrent des miennes ; cette différence dans notre manière de voir serait entre nous, je le sens, une cause de discussions éternelles ou de sacrifices mutuels, ce qui serait plus triste encore. Cependant, tout le monde l’adore ici, ce charmant Edgard ; je dis Edgard, c’est sous ce nom que je l’entends bénir toute la journée : je voudrais l’aimer aussi. Il a été bien étonné hier de me voir chez sa mère, car depuis ma première visite à Richeport, madame de Meilhan ne m’a pas permis de passer un seul jour sans la voir ; chaque matin elle inventait un nouveau prétexte pour m’attirer ; des dessins de tapisserie à raccorder, une vue de l’abbaye à peindre, une lecture à terminer, etc., etc. L’autre soir, il pleuvait à verse, elle a voulu me garder au château, et maintenant elle ne veut plus que je m’en aille avant sa fête, qui est le 5, et elle m’observe, elle m’espionne avec une habileté merveilleuse. Madame Taverneau a été mise à la question ; la muette Blanchard a subi la torture… Madame Taverneau répondu qu’elle me connaissait depuis trois ans, et que depuis trois ans je pleurais Albert Guérin. Dans son zèle, elle a ajouté que c’était un bien brave jeune homme. Ma bonne Blanchard, que l’on a établie ici avec moi, s’est bornée à répondre que je valais mieux à moi seule que madame de Meilhan et toute sa famille. On m’étudie, mais j’étudie aussi. Je puis rester à Richeport sans danger. Edgard respecte sa mère ; elle veille sur moi. S’il le faut, je lui dirai tout… Elle parle quelquefois de mademoiselle de Châteaudun avec bienveillance, elle me défend… Que j’ai ri ce matin, tout bas ! J’ai appris que M. de Monbert s’était adressé délicatement à la police pour savoir mon sort, et que la police l’avait envoyé me rejoindre en Bourgogne !… Qu’est-ce qui a pu lui faire croire que j’étais là ? chez qui va-t-il me chercher ? et qui va-t-il trouver à ma place ? Eh ! mais, j’y serai peut-être bientôt, si ma cousine veut prendre la route de Mâcon. Elle ne sera prête à partir que la semaine prochaine. Qu’il me tarde de vous revoir ! N’allez pas à Genève sans moi.

Irène de Châteaudun.