La Croix de Berny/25

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XXV


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Richeport, 12 juillet 18…


Madame,

S’il se glisse dans ces lignes que je vous écris à la hâte quelque expression un peu sévère et qui vous blesse dans une de vos affections les plus tendres, je vous prie de ne vous en prendre qu’au sérieux intérêt que vous avez su m’inspirer pour une personne que je ne connais pas. Madame, le cas est grave, et pour peu qu’elle se prolonge, la comédie qui se joue au bénéfice de je ne sais quelle vanité pourrait bien avoir le dénoûment d’un drame ou d’une tragédie. Que mademoiselle de Châteaudun sache vite qu’il y va de son repos et de sa destinée tout entière. Pour user de votre influence, vous n’avez pas un jour, pas une heure, pas un instant à perdre. Je ne réponds de rien ; hâtez-vous. Votre position, votre esprit avancé, votre haute raison vous donnent nécessairement sur mademoiselle de Châteaudun l’autorité d’une sœur aimée ou d’une mère ; servez-vous-en pour sauver cette jeune imprudente. Si c’est un caprice, rien ne le justifie ; si c’est un jeu, il est cruel, et la ruine est au bout ; si c’est une épreuve, elle a trop duré. J’ai suivi M. de Monbert à Rouen ; je vis avec lui, je l’observe : c’est un lion blessé. N’ayant jamais eu l’honneur de me rencontrer avec mademoiselle de Châteaudun, je ne puis décider si le prince est le cœur qu’il lui faut. Mademoiselle de Châteaudun seule peut être juge dans une question si délicate. Mais ce que j’affirme, c’est que M. de Monbert n’est point un homme de qui l’on puisse se jouer impunément, et que, quel que soit l’arrêt qu’ait à prononcer mademoiselle de Châteaudun, il est de son devoir et de sa dignité de ne pas le faire plus longtemps attendre. Si elle doit frapper, qu’elle frappe, et ne se montre pas plus impitoyable que le bourreau, qui, lui du moins, ne laisse pas languir sa victime. M. de Monbert ne serait pas ce qu’il est, un gentilhomme dans la plus belle acception du mot, qu’il aurait droit encore à toutes sortes de ménagements, s’il est vrai que toute douleur sincère soit digne de pitié, et tout amour vrai respectable. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas là un de ces faciles amours nés dans l’atmosphère du monde parisien, et qui meurent comme ils ont vécu, sans luttes ni déchirements ; c’est une passion énergique et profonde, qui sera funeste au besoin. Qu’un prince, à la veille d’épouser une jeune et belle héritière, voie sa fiancée s’envoler avec ses millions, il semble d’abord qu’il y ait lieu de sourire ; mais quand on a vu de près le comique héros de cette plaisante aventure, le rôle change d’aspect : le sourire pâlit et s’efface, le trait railleur tombe et s’émousse, le plaisant fait place au terrible, et la folle équipée de la belle fugitive prend les proportions formidables d’un drame rempli d’épouvante. M. de Monbert n’est pas ce que l’on pense communément, ce que moi-même je pensais avant de l’avoir retrouvé après dix ans de séparation. Son sang s’est embrasé au soleil des zones torrides ; il a gardé quelque chose des mœurs et des passions violentes des peuplades lointaines qu’il a visitées ; il cache tout cela sous un vernis de grâce et d’élégance ; affable et prêt à tout, on ne soupçonnerait guère, à le voir, ce qui bouillonne et s’agite en son sein ; il est pareil à ces puits de l’Inde dont il me parlait ce matin : ce n’est à l’entour que fleurs et feuillage ; descendez au fond, vous en sortez pâle et glacé d’effroi. Madame, je vous le dis, cet homme souffre tout ce qu’il est possible de souffrir ici-bas. Je vis avec son désespoir, j’en puis parler : il me fait peur. Ce ne sont pas seulement l’amour et l’orgueil qui saignent en lui. Il se reconnaît des torts apparents vis-à-vis de mademoiselle de Châteaudun ; il demande à se justifier ; il est exaspéré par le sentiment de son innocence méconnue. Qu’on le condamne, mais du moins qu’on le juge. Je l’ai vu se tordre les bras ; je l’ai entendu s’exhaler en rugissements de douleur et de rage. Calme, il est plus effrayant encore ; ses silences sont pleins de tempêtes. Hier, en rentrant, découragé, après tout un jour de vaines recherches, il m’a pris une main qu’il a portée brusquement à ses yeux. — « Tenez, m’a-t-il dit, je n’ai jamais pleuré… » Et j’ai senti ma main humide. Si vous aimez mademoiselle de Châteaudun, si le bonheur de sa vie vous est cher, si son cœur ne peut être atteint sans que le votre soit percé du même coup, madame, avertissez-la promptement ; faites-le sans détour ; allez droit au but : le temps presse. Il ne s’agit ici de rien moins que de prévenir quelque irréparable malheur. De l’amour à la haine il n’y a qu’un pas ; la haine qui se venge est encore de l’amour. Dites à cette enfant qu’elle plaisante avec la foudre ; dites-lui que la foudre gronde, et qu’à la fin elle éclatera sur sa tête. Si, par exemple, mademoiselle de Châteaudun n’a qu’un nouvel amour pour excuse, si elle n’a dégagé sa foi que pour la donner à un autre, malheur ! trois fois malheur à elle ! M. de Monbert a le coup d’œil sûr et la main exercée : le deuil suivra de près la fête des fiançailles, et mademoiselle de Châteaudun peut commander en même temps ses vêtements de veuve et sa robe de mariée.

C’est là, madame, tout ce que j’avais à vous dire. Quant aux folles joies dont ma lettre était pleine, ce n’est même plus la peine d’en parler. Espoir brisé, rompu, éteint, bonheur aussitôt évanoui qu’entrevu ! À Richeport depuis quatre jours seulement, je commençais déjà de remarquer entre M. de Meilhan et moi une irritation sourde, secrète, inavouée, mais réelle, quand une lettre de M. de Monbert est venue me donner le mot de cette énigme, en me faisant comprendre que j’étais de trop sous ce toit. Insensé, comment ne l’avais-je pas compris de moi-même et plus tôt ? Comment, aveugle que j’étais, n’ai-je pas vu, dès la première heure, que ce jeune homme aimait cette femme ? Comment ne me suis-je pas dit tout d’abord que ce jeune poète n’avait pu vivre impunément auprès de tant de grâce, de charme et de beauté ? Avais-je donc pensé, malheureux, qu’elle n’était belle que pour moi, et que seul j’avais des yeux pour l’admirer, un cœur pour l’adorer et la comprendre ? Eh bien ! oui, je l’avais pensé ; j’avais cru, sans m’en rendre compte, qu’elle s’était épanouie, pour moi seul, qu’elle n’existait pas avant notre rencontre, que nul regard, avant le mien, ne s’était reposé sur elle, qu’elle était ma création enfin, que je l’avais pétrie de mon sang et animée du feu de mes rêves. Encore à présent que nous sommes à jamais séparés, je crois que, s’il est deux êtres que Dieu ait créés l’un pour l’autre, nous sommes, elle et moi, ces deux êtres, et que, si toute âme a sa sœur, son âme est la sœur de la mienne. M. de Meilhan l’aime : qui ne l’aimerait pas ? Mais ce qu’il aime en elle, c’est la beauté visible. Ce sont les attaches du col et des épaules, c’est la perfection des contours. Son amour ne tiendrait pas contre un coup de pinceau qui dérangerait un pli de cet ensemble. Telle qu’elle est, il la trahira pour la première toile ou pour le premier marbre qu’il rencontrera sur son chemin. Il a déjà peuplé de ses rivales les galeries du Louvre ; il en encombrera tous les musées du monde. Edgard n’a qu’un amour profond et vrai ; c’est l’amour de l’art, si profond qu’il exclut ou absorbe en lui tous les autres. Un beau site ne le ravit qu’à la condition de lui rappeler un paysage de Ruysdaël ou de Paul Huet, et je ne sais pas de si charmant modèle dont il ne préfère le portrait, s’il est signé Ingres ou Scheffer. Il aime cette femme en artiste ; il n’a fait d’elle que la joie de ses yeux ; elle eût été la joie de toute mon existence. Et puis Edgard n’a rien de ce qui constitue les éléments de la vie sociale. C’est une nature fantasque, hostile à toutes convenances, ennemie de tout sentier frayé. Chez lui, l’esprit est toujours armé et toujours prêt à tirer sur le cœur ; au milieu de ses inspirations les plus sincères, on entend toujours un peu l’accompagnement railleur de la romance de don Juan. Non, là n’est point le bonheur de cette Louise si longtemps cherchée, si longtemps attendue, trouvée, hélas ! et perdue sans retour. Louise s’abuse, si elle croit le contraire. Mais elle ne le croit pas. Ce qu’il y a d’affreux dans la nécessité qui nous sépare, c’est qu’elle brise en même temps deux destinées qui s’étaient unies en silence. Ce n’est pas seulement mon bonheur que je pleure, c’est aussi, c’est surtout celui de cette noble créature qui l’aura rencontré, comme moi, sans pouvoir y porter la main. En nous voyant, j’en ai la conviction, nous nous étions reconnus l’un l’autre. Elle s’est écriée : C’est lui ! quand je me suis écrié : C’est elle ! Quand je suis allé lui dire adieu, un adieu éternel, un adieu pour toujours, je l’ai vue triste, pâle et frappée de stupeur ; j’ai vu des larmes couler sur sa joue. Elle m’aime, je le sais, je le sens ; et cependant j’ai dû partir ! elle a pleuré, et j’ai dû me taire ! Un mot, un seul, et le ciel aussitôt s’entr’ouvrait pour nous recevoir ; ce mot, je n’ai pu le dire ! Adieu donc, doux songe envolé ! Et toi, farouche et stupide honneur, je te maudis en te servant, et je t’exècre en faisant tout pour toi. Ah ! ne me croyez pas résigné ; ne pensez pas que l’orgueil puisse jamais combler l’abîme où je me suis jeté volontairement, n’espérez pas que je trouve un jour, dans la satisfaction de moi-même, la récompense de mon abnégation. Il y a des instants où je m’indigne et me révolte contre mon imbécilité. Pourquoi partir ? Que m’importait Edgard ? que me font à moi ses amours ? J’aimais, je me sentais aimé ; qu’avais-je à m’occuper du reste ?

Ainsi, pour prix de mon sacrifice, je n’ai retiré que le mépris de ma lâche vertu, et je me soufflète moi même avec cette pensée de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Allons ! tais-toi, mon cœur ! Du moins il ne sera pas dit que l’héritier d’une race de preux n’est entré sous le toit d’un hôte et d’un ami que pour lui voler son bonheur.

Je suis triste, madame. Le gai rayon un instant entrevu n’a fait que rendre plus morne et plus sombre la nuit où je suis retombé. Je suis triste jusqu’à la mort. Que vais-je devenir ? où vont aller mes jours ? Je ne sais. Tout me pèse et m’ennuie, ou plutôt tout m’est indifférent. Je pense à voyager. Où que j’aille, votre image me suivra partout, consolante, si je pouvais être consolé. J’ai voulu d’abord vous porter mon âme à soigner ; mais ma douleur m’est chère et je ne veux pas en guérir.

Je presse la main de M. de Braimes, et je rassemble dans une seule et même étreinte vos aimables enfants sur mon cœur.

Raymond de Villiers.