La Croix de Berny/29
XXIX
Il est bien heureux aujourd’hui pour moi, chère Valentine, que j’aie été toute ma vie une personne véridique, professant la haine du mensonge ; sans cela, vous ne voudriez jamais croire les choses étranges que je vais vous dire. Je recueille en ce moment les fruits de mes courageux efforts de sincérité ; j’ai tant respecté le vrai que j’ai acquis le droit de certifier l’impossible. Que d’événements en quelques heures ! Je vous les raconterai tels qu’ils se sont passés, sans un mot de réflexion ; je ne veux pas que vous m’accusiez de les faire valoir et de les colorer. Ils sont déjà bien assez brillants par eux-mêmes ; loin de leur prêter un nouvel éclat, je ne chercherai qu’à les éteindre pour leur donner un peu de probabilité. Nous avons quitté Pont-de-l’Arche, l’autre jour, le cœur rempli de tristesse et d’inquiétude. Pendant la route, madame de Meilhan, comme si elle eût douté de l’énergie de ma résolution et de l’ardeur de mon dévoûment, me parlait de son fils avec enthousiasme. Elle me vantait la générosité de son caractère, son désintéressement, sa bonne foi ; elle me citait les noms des jeunes filles très-riches qu’il avait refusé d’épouser depuis deux ou trois ans. Elle me parlait de ses travaux, des grands succès obtenus par lui dans le monde, comme poète et comme homme séduisant ; elle me faisait comprendre quelle heureuse influence un noble amour pourrait exercer sur son génie, et elle me révélait cet amour en termes si touchants que je me sentais émue et pénétrée, sinon d’amour, du moins d’une tendre reconnaissance.
Jamais Edgard n’avait aimé personne autant que moi, disait-elle ; cette passion avait changé toutes ses idées ; il ne vivait plus que par moi ; pour se faire écouter de lui, il fallait, d’une manière ou d’une autre, mêler mon nom aux paroles qu’on voulait lui faire entendre ; il passait ses jours et ses nuits à composer des poèmes en mon honneur, dans lesquels j’étais dépeinte en vers sublimes et d’une manière admirable et charmante. Il aurait dû retourner à Paris, où l’appelait en gémissant la belle marquise de R…, mais il n’avait jamais eu le courage de me quitter pour elle ; il m’avait sacrifié sans pitié cette femme si belle, si entourée, et d’un esprit si remarquable. Elle me racontait, en pleurant, les folies qu’il faisait à Richeport les jours où il revenait furieux, après avoir tenté inutilement de me voir à Pont-de-l’Arche, ses rages cruelles contre son cheval qu’il aime tant, ses violences contre les fleurs du chemin qui tombaient de tous côtés sous ses coups, ses désespoirs, sombres et muets, suivis de longs discours extravagants, ses inquiétudes, à elle, ses prières inutiles, et, enfin, ce fatal départ qu’elle pressentait vaguement, mais qu’elle n’avait pas eu le pouvoir d’empêcher. Voyant que j’étais attendrie en l’écoutant, elle me prenait les mains, elle se confondait en bénédictions, elle me remerciait mille fois, passionnément et comme impérieusement, afin de mieux m’engager. Moi, je pensais avec douleur à ces troubles dont j’étais cause, et j’étais épouvantée d’avoir, avec quelques sourires gracieux, quelques vaines coquetteries, inspiré une passion si violente. Dans tout cela, j’étais juste ; je donnais loyalement raison à Edgard. Il avait dû prendre pour lui ces sourires menteurs ; dans les premiers temps de mon séjour à Pont-de-l’Arche, je ne me faisais aucun scrupule d’être aimable ; je devais repartir au bout de quelques jours, et je pensais ne revenir jamais. Depuis, j’avais impitoyablement refusé son amour, c’est vrai ; mais pouvait-il croire à ces dédains superbes, en me trouvant, après cette explication décisive, établie tranquillement chez lui, chez sa mère ? Et là, pouvait-il suivre les divers caprices de mes rêves, deviner ces tentations de générosité qui d’abord m’ont émue en sa faveur, et deviner ensuite cet amour insensé et profond né tout à coup dans mon âme pour un fantôme, entrevu seulement quelques heures !… N’avait-il pas au contraire le droit de croire que je l’aimais, et de crier à l’infamie, à la cruauté, à la perfidie, quand j’ai refusé de le voir, quand j’ai eu l’air de vouloir lui prouver que rien ne m’engageait à lui ! Il a eu raison de m’accuser, me disais-je, toutes les apparences me condamnent ; il faut donc que je me reconnaisse coupable, et que je subisse la sentence qui a été prononcée contre moi. Et je me résignais tristement à réparer le mal que j’avais fait. Une espérance me restait encore : Edgard, ramené par moi, serait rendu à sa mère ; mais, en apprenant mon nom, Edgard cesserait de m’aimer. C’est tout autre chose que d’aimer une aventurière avec qui l’on peut agir légèrement, ou d’aimer une fille de bonne maison qu’il faut épouser solennellement. Edgard a contre le mariage une répugnance invincible ; il considère cette auguste institution comme une inconvenance monstrueuse, d’une haute immoralité, une révélation profane des secrets de la vie, qui doivent être toujours sacrés ; il appelle cela des amours publics ; il prétend qu’il ne pourrait jamais afficher si grossièrement une préférence. Dire à une femme : ma femme ! quelle révoltante indiscrétion ! dire à des enfants : mes enfants ! quelle dégoûtante fatuité ! À ses yeux rien n’est plus horrible, par exemple, qu’un mari se promenant aux Champs-Élysées en calèche avec toute sa famille, et qui semble dire aux passants : Cette femme, assise à mes côtés, c’est celle que j’ai choisie entre toutes les femmes et à qui je dois les douces émotions, les mystérieuses joies de l’amour ; et la preuve, c’est cette charmante petite fille qui lui ressemble tant, c’est ce gros garçon si gentil qui est tout mon portrait. Les Orientaux, ajoute-t-il, que nous appelons barbares, ont plus de pudeur que nous ; ils enferment leurs femmes ; ils ne les promènent jamais, ils ne montrent à personne les objets de leurs mystérieuses tendresses ; et quand ils vous présentent leurs fils, à vingt ans, ce n’est pas comme les fruits de leurs amours, mais comme les héritiers de leur fortune et de leur puissance. À la bonne heure ! voilà du respect humain ! Je me rappelais ces plaisants propos qui avaient dû me frapper, vous en conviendrez. Et je me disais : Edgard ne voudra jamais se marier ; mais madame de Meilhan, qui connaissait les étranges idées de son fils, assurait qu’elles s’étaient bien modifiées, et que, me nommant un jour, il s’était écrié avec colère : Oh ! que je voudrais être son mari, pour l’enfermer chez moi, pour empêcher que personne ne la voie ! À présent, disait-il, je comprends bien qu’on se marie… Ceci n’était pas très-rassurant, mais je me dévoue comme une victime, et pour une victime sincère il n’y a pas de degrés dans le sacrifice. La générosité est absolue comme la cruauté.
Après une nuit de fatigues et d’angoisses, nous arrivons au Havre, à peu près vers dix heures du matin. Vite, nous nous faisons conduire au bureau des départs. Madame de Meilhan va, vient, interroge tout le monde, et finit par savoir d’un employé encore tout endormi que M. Edgard de Meilhan a pris passage à bord de l’Ontario. — Et quand doit-il partir ce bâtiment ?… — Je ne vous dirai pas, répond l’employé en bâillant. — Nous courons sur la jetée, demandant d’une voix tremblante : — Savez-vous si c’est aujourd’hui que doit partir le bâtiment américain l’Ontario ? — Nous nous adressons d’abord, croyant bien faire, à un vieil officier blanchi dans les tempêtes ; mais il nous répond par de beaux termes de marine, auxquels nous ne comprenons rien du tout. Un autre matelot nous répond : — L’Ontario ? il est déjà bien loin !… — Mais celui-là, nous ne voulons pas le comprendre. Arrivées au bout de la jetée, nous voyons un grand rassemblement de gens occupés à regarder attentivement un nuage qui fuyait à l’horizon lointain. — Je ne vois plus rien, disait l’un. — Moi, j’aperçois encore une petite… petite fumée. — Moi, avec ma longue-vue, je vois encore très-bien le pavillon blanc et le grand U de l’Union… Madame de Meilhan, pâle, haletante, ne trouvait plus de voix pour demander le nom de ce bâtiment fatal, qui disparaissait déjà à nos regards… J’essayai de prononcer ce mot : Ontario… — Justement ! c’est lui, madame. Ah ! n’ayez pas d’inquiétude ; il n’est pas paresseux, celui-là ; vos amis seront en Amérique avant quinze jours d’ici. Ça vous étonne ; c’est comme ça… — Madame de Meilhan tomba dans mes bras sans mouvement. On la porta dans sa voiture ; elle reprit connaissance ; mais elle était si accablée qu’elle ne pouvait comprendre encore tout son malheur. On nous conduisit à l’hôtel le plus voisin ; on la transporta dans une des meilleures chambres, et je restai là près d’elle, pleurant silencieusement à ses côtés, et me reprochant avec douleur, avec remords, d’avoir jeté le désespoir dans cette malheureuse famille.
Pendant ce premier moment de stupeur, madame de Meilhan me toléra près d’elle sans indignation ; mais à peine eut-elle repris ses sens, qu’elle éclata en fureur ; elle m’accabla des plus cruelles injures : j’étais une détestable intrigante, une aventurière sans nom, qui, par ses manéges de comédienne, avait tourné la tête de son généreux enfant ; je serais cause de sa mort ; ce pays fatal ne lui rendrait jamais son fils ; quel dommage de voir un homme si supérieur, une des gloires du siècle, périr, succomber dans les piéges d’une obscure minaudière qui n’a pas même su être sa maîtresse, qui n’a pas su l’aimer un seul jour ; une ambitieuse qui ne voulait que se faire épouser, et qui l’a bien vite immolé à M. de Villiers dès qu’elle a appris que M. de Villiers était le plus riche… et vingt autres gracieusetés, toutes méritées comme celles-là. J’écoutais ces injures fort tranquillement, en préparant de mes mains innocentes un verre d’eau sucrée et de fleurs d’oranger pour cette pauvre furie larmoyante, dont la fureur et la justice même m’inspiraient une affectueuse pitié. Quand elle eut tout dit, je m’approchai d’elle bravement ; je lui présentai ce verre d’eau que j’avais préparé pour calmer sa colère, et je la regardai… et mon regard trahissait un orgueil si ferme et si doux, une indulgence si généreuse, une dignité si complètement invulnérable, qu’elle se sentit désarmée tout à coup. Elle me prit la main et me dit, en essuyant ses larmes : — Il faut bien me pardonner, je suis si malheureuse ! Alors, je cherchai à la consoler ; je lui dis que si l’on allait à New-York en quinze jours, on pouvait bien en revenir de même, que j’écrirais à son fils et qu’elle le reverrait bientôt. Cette promesse la calma. Je l’engageai à se mettre au lit : elle avait passé toute la nuit en voiture, elle était très-fatiguée ; et quand je vis que ses pauvres yeux brûlés par les larmes commençaient à se fermer, je la laissai s’endormir, et je me retirai dans ma chambre. Après m’être habillée et reposée, j’appelai un des gens de l’hôtel pour lui donner des ordres relatifs à notre départ ; mais, au lieu de la personne qui m’avait d’abord servie, je vois une jolie petite fille de huit à dix ans entrer timidement chez moi.
En m’apercevant, elle recule effrayée. — Que voulez-vous, mon enfant ? lui dis-je en l’attirant à moi. — Rien, madame, répond-elle. — Mais si, vous êtes venue pour chercher quelque chose ? Je ne savais pas que madame était ici. — Que veniez-vous faire dans cette chambre ? — Je venais comme hier pour voir… — Quoi donc ? — Là… les Turcs. — Les Turcs ? Comment ! je suis entourée de Turcs ! — Oh ! ils ne sont pas dans le petit salon à côté de cette chambre ; mais par la porte de ce petit salon on peut les voir dans la grande salle où ils sont rassemblés et où ils font leur musique… Si madame voulait seulement me laisser passer. — Par où ? — Par ici ; il y a une porte derrière cette toilette, on l’ouvre, on va là-dedans, on monte sur une table, et on voit les Turcs. La petite dérangea la toilette, entra dans le salon, et bientôt après elle revint me dire — Comme ils sont beaux ! Madame ne veut donc pas les voir ? — Non.
Au bout d’un moment elle revint encore :
— Les musiciens sont tous endormis, dit-elle… mais, madame, ils sont fous ces Turcs, ils ne dorment pas… ils ne parlent pas… et ils font des grimaces horribles, ils ont les yeux qui tournent ; quelle drôle de mine ils font, il y en a un qui ressemble à mon oncle quand il a la fièvre. Ah ! celui-là, madame, il est fou… Regardez donc, on dirait qu’il va danser !… et puis qu’il va… mourir !…
Cette petite disait des choses si absurdes, qu’enfin elle éveilla ma curiosité. J’entrai dans le petit salon, et je montai sur la table où elle était ; de là, par une assez large ouverture de la boiserie qui est à coulisses, et dont les panneaux étaient mal rejoints, on voyait très-bien ce qui se passait dans le grand salon. Il était richement tendu, jusqu’à une certaine hauteur, d’étoffes turques très-belles ; un superbe tapis de Smyrne était par terre. Dans un angle du salon, des musiciens dormaient en berçant tendrement dans leurs bras et sur leur cœur leurs instruments de musique de formes bizarres. Une douzaine de Turcs, magnifiquement vêtus, étaient assis sur le tapis moelleux, à la mode des Orientaux, c’est-à-dire à la manière des tailleurs ; ils s’appuyaient de chaque côté sur des piles de coussins de toutes couleurs et de toutes dimensions, et semblaient plongés dans les ravissements de l’extase. Un de ces rêveurs enfants de l’aurore attira d’abord mon attention par son brillant costume et par l’éclat de ses armes.
Aux pâles clartés des bougies expirantes, aux blafardes lueurs d’un jour naissant, obscurcies encore par les lourdes tentures des fenêtres, j’avais peine à distinguer les traits de ce superbe musulman. Toutefois je croyais le reconnaître ; j’ai rencontré bien peu de pachas dans ma vie, eh bien ! il me semblait que j’avais déjà vu celui-là quelque part. Je le regardais et je trouvais ses mains plus blanches que les mains de ses compatriotes, et cela me paraissait suspect. À force d’observer ce douteux mécréant, ce barbare amateur, je commençais à le soupçonner de civilisation et d’européisme. Un des musiciens endormis près de la fenêtre ayant fait un mouvement, la longue guitare qu’il tenait embrassée, et qu’on appelle, je crois, une guzla, s’embarrassa dans les plis du rideau qui s’entrouvrit ; le jour pénétra plus vivement dans la salle, et un rayon dénonciateur tomba d’aplomb sur le visage du jeune Turc de contrebande. C’était Edgard de Meilhan ! Une petite tasse remplie d’une sorte de confiture verdâtre était posée sur un coussin auprès de lui. Je me souvins qu’il m’avait parlé cent fois des effets merveilleux du hatchich, et du désir violent qu’il éprouvait de connaître cette ravissante ivresse ; il m’avait parlé aussi d’un de ses anciens camarades de collége, établi à Smyrne depuis des années ; un original qui s’était donné pour mission de rebarbariser l’Orient. Cet ami lui avait déjà envoyé force poignards indiens et pipes turques, et il devait encore lui envoyer une provision de tabac et de hatchich. Ce Turc, récent et volontaire, se nommait Arthur Granson… Je demandai à la petite fille de l’aubergiste : Savez-vous à qui est loué cet appartement ? — Oui, madame ; c’est à monsieur Granson… Ce nom et cette rencontre expliquèrent tout.
Ô Valentine ! je veux être sincère jusqu’à la fin… Edgard était admirablement beau dans ce costume !… ces magnifiques étoffes orientales, cette veste turque toute brodée d’or et d’argent, ces yatagans, ces pistolets, ces poignards constellés de pierreries, ce turban orgueilleux, drapé avec un art inimitable, lui donnaient un aspect majestueux, imposant et superbe ! qui vous saisissait tout d’abord d’étonnement… Mais, — car il y a toujours des défauts aux plus belles choses, mais… mais il avait l’air bête !… Non, jamais sultan d’opéra jetant le mouchoir à sa bayadère… prince allemand du Gymnase complimenté par sa cour… Bajazet de province écoutant les menaçantes déclarations de Roxane… sous-préfet de banlieue couronnant une rosière… n’ont su trouver dans la gaucherie de leurs rôles, dans la naïveté de leurs fonctions, une attitude plus puissamment ridicule, une expression de figure plus royalement, plus idéalement bête ! On a peine à comprendre qu’une intelligence aussi grande ait pu s’absenter si complétement de sa demeure habituelle, sans laisser, sur le visage qu’elle a coutume d’animer, la moindre trace, le plus vague souvenir ! Edgard avait les yeux levés au plafond… un moment j’ai cru rencontrer son regard, mais quel regard ! Je n’ajouterai plus à mon récit qu’un détail important, mais sur lequel je dois passer avec légèreté. Edgard était accoudé sur deux piles de coussins ; il paraissait absorbé dans la contemplation d’astres invisibles ; il ne dormait pas, mais une fort belle négresse, vêtue comme une esclave indienne, était endormie à ses pieds.
Ce spectacle étrange remplit mon cœur d’une folle joie. Loin de m’indigner, ce jour-là, je découvrais avec bonheur cette infidélité libératrice. Edgard m’oubliait, et vraiment il lui était bien permis de m’oublier ; nul lien ne l’attachait à moi comme Roger. Un jeune poète a le droit de s’habiller en Turc avec ses amis ; mais un noble prince n’a pas le droit de paraître en public d’une manière scandaleuse, quand la dignité de son rang est à reconquérir, quand la gloire de son nom est à recommencer. Oh ! ce jour-là, je n’eus pas même une heure de colère ; je compris tout de suite l’avantage de la situation : plus de sacrifices, plus de remords, plus d’hypocrisie ; j’étais libre, on me rendait mon avenir. Ô ce bon Edgard ! ô ce cher poète !… comme je l’aimais… de ne pas m’aimer !…
Je dis à la petite fille : Allez vite chercher un des gens de l’hôtel. Un domestique vient, je lui donne cinq ou six louis pour frapper son imagination, et je lui adresse cette recommandation solennelle : Quand on vous sonnera dans ce salon, vous direz à ce jeune Turc qui a une veste rouge… Vous le reconnaîtrez ?… — Oui, madame. — Vous lui direz que la comtesse, sa mère, l’attend ici, au numéro 7, au fond du corridor. — Ah ! cette dame de ce matin qui pleurait tant ? — Elle-même. — Madame peut compter sur moi.
Là dessus, je paie ma dépense, je m’informe des moyens de quitter vite le Havre, et je m’enfuis de l’hôtel.
En marchant dans la Grand’-Rue de Paris, je vois avec plaisir beaucoup de monde allant et venant, des curieux attirés au Havre par les fêtes. Dans cette foule je serais moins remarquée, et puis on devait pouvoir partir facilement de cette ville où tant de gens arrivaient ; je hâtai ma course, encore inquiète et agitée ; tout à coup, comme je passais devant le théâtre, je m’entends appeler par mon nom. Vous jugez de ma frayeur j’entends crier très-distinctement : Mademoiselle Irène ! mademoiselle Irène ! Je crus que j’allais tomber foudroyée… Je double le pas ; on m’appelle encore ; mais la voix devient tellement suppliante que je la reconnais… Je m’arrête, c’est ma pauvre Blanchard qui s’élance vers moi, éperdue, essoufflée, baignée de larmes. Elle s’écrie : Je sais tout, mademoiselle, vous allez en Amérique ! Emmenez-moi. Depuis votre naissance, voilà le premier jour que j’ai passé sans vous ! — La pauvre femme, je l’avais laissée à Pont-de-l’Arche, et elle venait me rejoindre, croyant que j’allais m’embarquer. — Tais-toi, et viens vite. Je l’emmène avec moi ; j’oublie seulement de lui dire que je ne vais pas en Amérique ; J’arrive au bord de la mer ; je me jette dans une barque ; l’infortunée Blanchard, qui est hydrophobe, me suit. — Tu as peur ? lui dis-je. — Non, mademoiselle ; j’ai peur sur la Seine, mais sur la mer, c’est tout autre chose. — Cette subtilité, dont je comprends la touchante délicatesse, m’émeut jusqu’aux larmes. Je veux abréger le supplice de cette amie dévouée ; je me fais conduire dans le port le plus voisin, au lieu d’aller très-loin, ce que je comptais faire, pour éviter la route de Rouen et le prince, le bateau à vapeur et M. de Meilhan. Débarquée sur la plage, j’envoie vite ma fidèle compagne dans le plus proche village demander une voiture et des chevaux. — Il faut que je sois demain à Paris, lui dis-je. Mais nous n’allons donc pas en Amérique ? — Non. — Tant mieux !
Je restai seule au bord de l’Océan. Oh ! que j’étais bien là ! que j’aimerais habiter ce beau désert d’azur si charmant et si terrible ! Comme en l’admirant j’oubliais vite mes ennuis mondains et les vaines tribulations de ma vie bourgeoise ! Comme je m’enivrais de ses parfums sauvages, de son air libre et puissant ! je croyais respirer pour la première fois ! Avec quelle volupté je livrais au souffle de la mer mon front brûlant et mes cheveux épars ! Comme mes regards aimaient à se perdre dans ces horizons infinis ! Combien — moquez-vous de mon orgueil — combien je me sentais à l’aise et à ma place dans l’immensité ! Je ne suis pas de ces cœurs modestes que les grandeurs de la nature oppriment et humilient ; moi, au contraire, je ne me sens en harmonie qu’avec les sublimités, non par moi-même, mais par les aspirations de ma pensée… Je ne trouve jamais qu’il y ait autour de moi, sur ma tête, devant moi, trop d’air, trop de hauteur, trop de clarté, trop d’espace ; j’aime que les horizons lumineux et sans bornes rendent pour ainsi dire visibles à mes yeux la solitude et la liberté.
Je ne sais pas si tout le monde éprouve, en voyant l’Océan pour la première fois, l’impression que j’ai éprouvée ; mais je me sentais dégagée de tous les liens, purifiée de toute haine et même de tout amour ; j’étais affranchie, calme, forte, insensible, armée, prête à braver tous les maux de la vie, comme quelqu’un qui vient de consulter Dieu et qui a acquis le droit de dédaigner le monde. Ainsi que le ciel, la mer inspire le mépris de la terre, et c’est toujours un bon effet.
Arrivée à Paris, je suis allée chez votre père ; là, j’ai eu de vos nouvelles, et j’ai été rassurée, enfin ! Vous devez avoir quitté Genève ; j’aurai bientôt une lettre de vous. Je ne suis pas chez ma cousine ; j’habite ma chère mansarde. Je n’ai pas envie de redevenir mademoiselle de Châteaudun d’ici à longtemps, je veux me reposer de mes tristes épreuves. Que dites-vous de cette nouvelle expérience ? Qu’elle est belle ma théorie du découragement ! trop belle ! Première épreuve : désespoir occidental au vin de Champagne ; deuxième épreuve : désespoir oriental au hatchich ; sans parler des accessoires consolateurs, des belles aux bras d’ivoire, des esclaves aux bras d’ébène. Je serais bien naïve si je ne me regardais pas comme suffisamment éclairée. Je vous en prie, ne me parlez pas de votre héros avec qui vous voulez me marier ; je suis très-décidée à ne me marier jamais. J’aimerai une image, je chérirai une étoile. Elle est revenue, la petite lumière, je la vois briller tout en vous écrivant, et ces poétiques amours suffisent à mon âme blessée. Une chose m’inquiète : on a abattu les grands arbres du jardin ; demain peut-être je verrai celui ou celle qui habite cette mansarde fraternelle. Je frémis ! Peut-être un troisième désenchantement m’attend-il à mon réveil. Bonsoir, chère Valentine ; je vous embrasse tous. Je suis bien fatiguée, mais je suis contente : c’est doux de n’être plus inquiète et de n’avoir personne à consoler.