La Croix de Berny/33

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XXXIII


À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
POSTE RESTANTE, À ROUEN.


Paris, 11 août 18…

Me voilà à Paris, sombre, inoccupé, ne sachant que jeter dans le vide de mon âme, mécontent de m’être manqué de parole, ridicule à mes yeux dans mon amour et dans mon désespoir. Je n’ai jamais été si triste, si mal heureux, si abattu. Mes journées et mes nuits se passent dans d’éternelles récriminations contre moi-même ; je revise une par une toutes mes actions, toutes mes paroles ; je fais le procès à ma conduite vis-à-vis de Louise Guérin. Je compose des phrases superbes que j’ai oublié de prononcer, et dont l’effet eût été irrésistible. Je me dis : « Tel jour, tu as été d’une timidité stupide à te faire railler par un collégien. Il fallait oser ; c’était le moment. Louise t’avait jeté, à la dérobée, un regard que tu n’as pas su traduire. Le soir où madame Taverneau était à Rouen, tu t’es laissé effrayer comme un sot par quelques airs superbes, par quelques vaines simagrées de vertu, dont la moindre insistance eût triomphé. Tu as pris pour de la pudeur une certaine sauvagerie d’épiderme. Ta délicatesse t’a perdu. Un peu de brutalité ne nuit pas, surtout auprès des prudes. Tu n’as profité d’aucun de tes avantages ; tu as laissé fuir toutes les occasions. » — Enfin, je suis comme un général qui a perdu une bataille, et qui, retiré sous sa tente, au milieu de la plaine jonchée des débris de sa troupe, dessine après coup un plan stratégique qui lui eût infailliblement assuré la victoire !

Quelle chose affreuse, quel monstre impitoyable qu’un désir inassouvi qui vous rentre dans le cœur, la griffe acérée, le bec émoulu, et vous ronge à défaut d’autre proie ! Le supplice de Prométhée n’est rien à côté de cela ; car les flèches d’Hercule n’atteignent pas ce vautour invisible ! — C’est mon premier amour malheureux, le premier gerfaut qui me revienne sans tenir la colombe dans ses serres ; j’en éprouve une inexprimable rage ; je tourne dans ma chambre comme une bête fauve, et je pousse des cris inarticulés ; je ne sais plus si ce que je sens pour Louise est de l’amour ou de la haine, mais il me semble que j’aurais une volupté infinie à l’étrangler avec ses cheveux, à frapper du poing sa nuque orgueilleuse et à la tenir sous mes pieds effarée et suppliante.

Mon bon Roger, je vous ennuie de mes lamentations ; mais qui ennuiera-t-on, si ce n’est ses amis ? Quand donc reviendrez-vous à Paris ? Bientôt, je l’espère, puisque vous ne m’écrivez plus.

Je suis retourné chez la dame aux turbans ; je passe presque toutes mes soirées dans le catafalque qu’elle appelle son salon. Ce lieu lugubre convient à ma mélancolie. — Elle me trouve l’air encore plus fatal, plus giaour et plus Lara que de coutume ; je suis son uscoque, son dieu ! ou plutôt son démon, car elle en est encore aux diableries de l’école satanique ! Vous l’avouerai-je, elle me déplaît horriblement, et pourtant j’éprouve une certaine douceur à être admiré par elle. — Cela console ma vanité du dédain de Louise, mais non mon cœur, hélas ! mon pauvre cœur, qui souffre et saigne. J’ai vu le paradis par une porte entr’ouverte. La porte s’est fermée : je pleure sur le seuil !

Si Louise était morte, il me semble que cela me calmerait, mais elle existe, et elle n’est pas à moi ; cette idée me dévore et me rend la vie impossible. — Je ne puis penser à autre chose, et je sais à peine si les mots que je vous écris forment un sens… Je laisse ma lettre inachevée, je la finirai ce soir si je parviens à me distraire un instant de cette obsession…

… Roger, il se passe une chose incroyable, à renverser tous les calculs et toutes les prévisions. — Je suis stupéfié, abruti. J’étais chez la marquise, il y faisait encore moins clair que de coutume. Une seule lampe tremblotait dans un coin, assoupie sous un large abat-jour. Un gros monsieur, enseveli dans un fauteuil, débitait d’un ton somnolent les nouvelles du jour.

Je ne l’écoutais pas. Je pensais au petit lit blanc de Louise, dont j’avais soulevé le chaste rideau, avec cette intensité douloureuse et ces regrets poignants qui torturent les amants rebutés… Tout à coup un nom frappe mon oreille, le nom d’Irène de Châteaudun. — Je deviens attentif. — Elle se marie demain, continue le monsieur bien informé, avec… attendez donc, je m’embrouille dans les noms et les dates ; à cela près, j’ai une mémoire excellente… un jeune homme, Gaston, Raymond, de je ne sais trop quoi, mais le prénom finit en on pour sûr.

Je questionnai avidement ce gros homme, il ne savait rien de plus. Je sortis et je rentrai chez moi pour envoyer Joseph aux informations.

Ce garçon, qui est vif, plein d’intelligence et méritait un maître plus adonné aux intrigues et aux galanteries, a été aux douze mairies. Il m’a rapporté le relevé de toutes les publications de bans.

La nouvelle était vraie : Irène de Châteaudun se marie avec Raymond. — Que signifie cela ? Irène votre fiancée, Raymond notre ami ! Quelle comédie à imbroglio se joue-t-il ici ? C’était donc là le motif de ces fuites, de ces disparitions. — On se moquait de vous. — Cela me paraît un peu bien audacieux. Comment se fait-il que Raymond, qui savait vos projets de mariage avec mademoiselle de Châteaudun, ait osé aller ainsi sur vos brisées ? — Cela sort des prouesses à la don Quichotte et du sauvetage des vieilles Anglaises.

Accourez vite, par le chemin de fer, par la poste, à franc étrier, à vol d’hippogriffe ; que dis-je ? à peine aurez-vous reçu ma lettre au moment où le mariage se célébrera. — Mais je veillerai pour vous, je m’acquitterai de votre vengeance, et mademoiselle Irène de Châteaudun ne deviendra pas madame Raymond de Villiers sans que je lui souffle à l’oreille une phrase qui la remplira d’épouvante et la rendra plus blanche que son voile nuptial. — Quant à Raymond, ce qu’il a fait ne m’étonne pas ; j’avais senti contre lui, à Richeport, de ces mouvements haineux qui ne me trompent jamais et qui me viennent toujours en face des caractères lâches et hypocrites ; il parlait trop de vertu pour n’être pas un misérable. — Je voudrais pouvoir rayer de ma vie le temps où je l’ai aimé. — Il n’est plus possible de s’opposer à ce mariage, dont l’idée me révolte. Comment donc Irène de Châteaudun, qui devait avoir l’honneur d’être votre femme, que vous m’avez dépeinte comme une personne pleine d’esprit et d’élévation, a-t-elle pu se laisser prendre, après vous avoir connu, aux jérémiades de ce pleurnicheur sentimental ? Depuis Ève, tout ce qui est noble, loyal et franc, répugne donc aux femmes ; déchoir est donc un besoin invincible pour elles ; et elles préféreront donc toujours, à la voix de l’homme d’honneur, le susurrement perfide de l’esprit du mal, qui avance son visage fardé entre les feuillages, et se roule en orbes squammeux autour de l’arbre fatal ?

Edgard de Meilhan.