La Croix de Berny/7

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VII


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Pont-de-l’Arche, 29 mai 18…

Valentine, cette fois, je me révolte, et je déclare votre science en défaut. Vous avez beau me dire : Vous ne l’aimez pas ; je vous réponds : Je l’aime, et je l’épouserai. Toutefois, je suis forcée d’admirer cette superbe sentence que vous prononcez contre moi :

« Un amour profond n’est pas si ingénieux. Quand on aime sérieusement, on respecte la personne qu’on aime, et l’on se garde bien de l’offenser en osant l’éprouver ; quand on aime sérieusement, on n’est pas non plus si brave ; on a tant besoin de croire, que l’on ménage sa foi ; on ne la risque pas ainsi dans un jeu puéril ; le véritable amour est craintif, il préfère une erreur à un soupçon ; loin de rechercher le doute, il le fuit, et il a une bonne raison pour ça, c’est qu’il ne pourrait pas le supporter. »

La phrase est magnifique, et vous devriez l’envoyer à M. de Balzac ; il aime assez à mettre dans ses romans de vraies phrases de femme. J’en conviens, cette pensée est juste, lorsqu’il s’agit d’amour seulement ; mais si l’amour doit avoir pour avenir le mariage, l’épreuve n’est plus un vain jeu, et l’on peut bien se permettre, dans une occasion si importante, d’éprouver la constance du caractère sans offenser la dignité de l’amour. C’est une chose si grave qu’un mariage, et surtout un mariage d’inclination, qu’on ne saurait trop s’y préparer avec raison et avec prudence. Vous dites : L’amour est craintif. Eh ! l’hymen aussi est craintif. On ne prononce pas avec légèreté cette irrévocable promesse : Toujours et jamais d’autre !… Ces deux mots-là font rêver… Quand on veut être honnête, et qu’on est très-décidé à tenir ses serments, on les étudie un peu avant de les prononcer. Oh ! je vous entends d’ici vous écrier : Vous n’aimez pas, vous n’aimez pas ; si vous aimiez, ces mots qui vous semblent terribles vous paraîtraient charmants ; vous seriez la première à dire : Toujours, et vous n’imagineriez pas qu’il y ait sur la terre un autre homme que vous puissiez aimer… Je reconnais encore que ceci vous donne des armes contre moi ; mais que voulez-vous ?… Je sens… c’est ma folie ?… je sens qu’il y a quelqu’un quelque part que je pourrais mieux aimer. C’est cette sotte idée qui me fait hésiter quelquefois. Cependant, je la perds tous les jours, et je suis prête à faire justice de cet enfantillage. Malgré votre opinion, je persiste à croire que j’aime Roger ; et quand vous le connaîtrez, vous comprendrez que cet amour-là est très-probable. Je l’aurais déjà revu, je serais déjà retournée à Paris depuis hier, sans vous ; oui, sans vous ! Ce sont vos conseils qui m’ont retenue. Eh ! moi qui vous demandais des secours, vous ne m’avez envoyé que des inquiétudes. J’étais partie de l’hôtel de Langeac le cœur joyeux : l’épreuve sera favorable, pensais-je ; quand j’aurai vu Roger bien triste pendant quelques jours, quand il m’aura bien cherchée, bien attendue, un peu maudite, et beaucoup regrettée, j’apparaîtrai tout à coup à ses yeux, heureuse et souriante ; je lui dirai : Vous m’aimez, je vous ai quitté pour vous voir de loin, pour m’interroger moi-même dans la solitude ; maintenant je reviens sans crainte, j’ai confiance en vous et en moi, ne nous quittons plus. Je comptais lui avouer la vérité naïvement… — Mais cet aveu me serait fatal, me dites-vous. Si vous devez épouser M. de Monbert, au nom du ciel, qu’il ignore toujours le motif de votre subit départ ; inventez une histoire… un devoir à remplir, une maladie à soigner… choisissez le mensonge qu’il vous plaira, mais cachez-lui toujours l’intention que vous avez eue de l’éprouver. — Vous ajoutez : Il vous aime, lui, et jamais il ne vous pardonnera de l’avoir fait souffrir inutilement : un amour digne et fier ne pardonne jamais la mauvaise plaisanterie d’une épreuve.

Que dois-je faire alors ? Trouver un mensonge, mais tous les mensonges sont stupides, et, d’ailleurs, il faudra le lui écrire ; moi, je ne m’engage pas à mentir en face… Avec des indifférents et des inconnus, on peut encore s’en tirer ; mais avec un jeune homme qui vous aime, qui contemple vos traits tout le temps que vous lui parlez, qui cherche vos regards et qui les comprend, qui observe votre rougeur et qui l’admire, qui connaît toutes les inflexions de votre voix comme un pianiste connaît toutes les notes de son clavier, mentez donc un peu ; c’est commode ; un regard embarrassé… un sourire contraint… un son faux… et le voilà sur ses gardes ; il devine tout, et, vous-même, vous l’aidez à tout deviner. À la première question qu’il vous adresse, le bel édifice de vos mensonges s’écroule, et vous retombez en pleine vérité. Valentine, je mentirai pour vous obéir, mais je mentirai à distance ; je sens le besoin de mettre plusieurs stations et plusieurs départements entre ma brutale franchise et les gens qu’il me faut tromper.

Pourquoi me grondez-vous si fort ? Vous devez bien penser que je n’ai pas agi légèrement ; ma conduite n’est étrange, fantasque et mystérieuse que pour Roger ; pour tout le monde elle est très-convenable. On croit que je suis aux environs de Fontainebleau, avec la duchesse de Langeac, chez sa fille, et comme la pauvre jeune femme, qui est très-souffrante, ne voit personne, ne reçoit personne, je peux disparaître un moment de chez elle sans qu’on le remarque, sans que cela soit un événement dans le pays. J’ai dit à ma cousine une partie de la vérité. Elle comprend mes hésitations, mes scrupules ; elle trouve assez naturel que je veuille réfléchir quelque temps avant de m’engager à jamais ; elle sait que je suis chez une de mes anciennes amies ; je lui ai promis d’aller la chercher dans quinze jours, elle n’a pas la moindre inquiétude. « Ma chère enfant, si vous vous décidez à vous marier, je reviendrai avec vous à Paris, sinon je vous emmène avec ma fille aux eaux d’Aix. » Voilà ce qu’elle m’a dit quand nous nous sommes quittées. J’ajoute, moi, que lorsqu’on va aux eaux d’Aix, on est très-capable d’aller savoir des nouvelles des amies que l’on a dans le département de l’Isère.

Vous me reprochez aussi de n’avoir pas raconté à Roger tous mes chagrins, de lui avoir dérobé ce que vous appelez flatteusement les plus belles pages de ma vie… Ô Valentine ! comme en cela je suis plus savante que vous, malgré votre expérience de mère de famille, malgré votre haute sagesse. Sans doute vous connaissez mieux que moi la vie sérieuse, mais moi, je connais mieux que vous le monde des frivolités ; et je vous le dis : aux yeux des élégants de ce monde-là, le courage n’est pas une séduction chez les femmes. Ces esprits, faussement délicats, préféreront cent fois une petite maîtresse gémissante et suppliante, racontant à tous ses malheurs, parée de jolis chiffons bien coquets qui survivent à sa fortune, entourée obstinément d’un luxe coupable qu’elle ne peut maintenir qu’au prix de sa dignité, à une noble créature qui affronte bravement la misère et se fait humble par fierté ; qui refuse les dons de ceux qu’elle méprise, et calme, forte, indépendante, arrose silencieusement de ses larmes un pain laborieux. Croyez-moi, les hommes de ce monde-là aiment mieux les femmes qu’il faut plaindre que celles qu’il faut admirer. Un grand courage dans une grande adversité, cela n’est pour eux qu’une image désagréable dans un vilain cadre, c’est-à-dire une femme mal mise dans une chambre mal meublée. Vous comprenez alors pourquoi, voulant plaire à mon futur époux, je me suis bien gardée de lui offrir cette image. Ah ! vous me parlez de mon cher idéal, et vous dites que vous l’aimez ? Hélas ! à lui seul j’aurais pu lire sans danger ces belles pages de ma vie… Mais ne pensons plus à lui, je veux l’oublier.

Une seule fois pourtant j’ai manqué me trahir : nous étions allées, ma cousine et moi, chez une comtesse russe qui demeurait dans un hôtel garni, rue de Rivoli. M. de Monbert y était. Il faisait froid, j’allai m’asseoir près de la cheminée. La comtesse R… m’offrit un écran. Je jette les yeux sur les peintures de cet écran, et je reconnais une de mes œuvres. Cela représentait Paul et Virginie jardinant avec Domingue. Qu’ils étaient affreux tous les trois ! Le temps et la poussière avaient singulièrement modifié les physionomies de mes personnages. Par un phénomène assez explicable, Virginie et Domingue avaient fait un échange, l’un avait donné sa couleur à l’autre : Virginie était une belle négresse, Domingue était affranchi, il avait déteint, il avait quitté la couleur de l’esclavage ; c’était un blanc pur sang. En le regardant, je me mis à rire, et M. de Monbert me demanda pourquoi je riais de si bon cœur ; je lui montrai ce dessin : Il est horrible, dit-il. J’allais répondre : C’est mon ouvrage ; on vint nous interrompre. Je n’ai rien dit, et c’est fort heureux.

Vous ne me gronderez plus ; je vais suivre vos conseils. Je quitterai Pont-de-l’Arche dans quelques heures. Oh ! que je voudrais donc être à Paris ! je me déplais ici maintenant, c’est très-ennuyeux de jouer à la pauvreté. Quand j’étais réellement misérable, cette vie modeste qu’il me fallait mener, ces cruelles privations que je subissais me paraissaient nobles et dignes, la misère a sa grandeur et toutes les souffrances ont leur poésie ; mais quand l’humilité de l’existence est volontaire, quand les privations sont des caprices, la misère perd tout son prestige, et ces souffrances de fantaisie que l’on s’impose inutilement deviennent intolérables, parce qu’il n’y a plus ni courage, ni mérite à les endurer. Ce sentiment que j’éprouve doit être bien naturel, car ma vieille compagne d’infortune, ma bonne et fidèle Blanchard, l’éprouve comme moi. Vous savez quel dévouement a été le sien pendant mes longs jours de douleur ! Elle m’a servie pendant trois ans pour l’honneur et pour la gloire. Elle qui était si fière chez ma mère, qui menait toute la maison comme une classique femme de charge des temps passés… elle s’était faite femme de ménage pour l’amour de moi ! Et elle supportait les rigueurs et les ennuis de cet état mélancolique avec une patience admirable. Pas une plainte, pas un reproche. À la voir si simplement résignée, on aurait dit que c’était là son métier ; vraiment on aurait juré qu’elle n’avait jamais fait autre chose que la cuisine toute sa vie… si on n’avait pas goûté de ses plats. Je me souviendrai toujours de son premier dîner. Quel brouet spartiate ! Elle avait sans doute cherché ses recettes dans le Bon Cuisinier lacédémonien. J’ai mangé de confiance ce qu’elle me servait. Ragoût étrange et indescriptible ; je n’ai pas osé lui demander ce que c’était, et il m’a été impossible de reconnaître aucun animal : qu’est-ce que ça pouvait être ?… c’est son secret… Je mourrai sans le savoir… Eh bien ! cette femme si dévouée, si résignée dans l’adversité véritable, ce Caleb féminin, dont les soins généreux allégeaient ma lourde misère ; qui, me voyant souffrir, se faisait un devoir de souffrir ; qui, me voyant travailler nuit et jour… se faisait un honneur de travailler avec moi nuit et jour… maintenant qu’elle sait que nous sommes redevenues riches, ne peut plus supporter la moindre privation. Toute la journée elle gémit ; à chaque ordre que je lui donne, je l’entends marmotter tout bas de sournoises imprécations contre moi : « Quelle idée !… quelle folie !… avoir de l’argent comme un Crésus, et s’amuser à manquer de tout !… Venir habiter une bicoque chez des gens de rien, et refuser d’aller voir des duchesses dans leurs châteaux !… Si je ne fais pas ce qu’on me commande, ce n’est pas étonnant, je ne comprends point. » Et elle me taquine, et elle est méchante ; elle me fera perdre la tête. Il semble qu’elle se soit engagée à faire manquer tous mes plans. Je lui dis de m’appeler madame, elle m’appelle toujours mademoiselle. Je lui avais dit de n’apporter ici que des robes toutes simples, des chaussures de campagne ; elle m’a apporté des robes de mousseline brodée, des mouchoirs en toile d’araignée et des brodequins de taffetas gris ! Je l’avais priée, pour voyager avec moi, de s’habiller elle-même très-simplement. Ceci la mettait au désespoir ; et par vengeance, dans son zèle malicieusement exagéré, elle s’est fagottée comme une sorcière. J’ai essayé de lui faire comprendre qu’elle était laide au delà de mes désirs. Alors elle m’a fait cette réponse sublime qui m’a désarmée : « Je n’avais que des châles et des chapeaux neufs ; j’ai été obligée d’emprunter ceux-ci pour obéir à mademoiselle. » Voyez-vous cette orgueilleuse qui avait déjà supprimé toutes les vieilleries, tous les témoins de ses misères passées. Je suis plus humble, moi, j’ai tout gardé. Quand je suis retournée dans ma pauvre mansarde, j’ai retrouvé avec bonheur mon modeste mobilier des jours d’épreuve, mes légers rideaux en perse rose, mes clairs tapis, ma petite bibliothèque d’ébène ; et puis d’autres objets précieux pour moi, que j’avais sauvés du naufrage : le vieux fauteuil de mon père, la table à ouvrage de ma mère, et tous nos portraits de famille, cachés au fond de ma chambre comme des orgueilleux indiscrets ; fiers maréchaux, dignes prélats, coquettes marquises ; vénérable abbesse, page espiègle et sombres chevaliers, pressés les uns contre les autres et fort étonnés de se trouver ensemble dans un si triste réduit, et de se voir tout à coup honteusement reniés par leur indigne représentante. Cette mansarde me plaît ; j’y suis restée trois jours avant de venir ici ; c’est là que j’ai laissé mes beaux habits de future princesse pour prendre mon costume modeste de voyageuse ; c’est là que la superbe Irène est redevenue l’intéressante veuve du fantastique Albert Guérin. Nous sommes parties à neuf heures du matin ; j’ai eu toutes les peines du monde à être prête pour arriver à temps au chemin de fer. Je ne sais déjà plus me lever de bonne heure. Comme je suis redevenue promptement paresseuse ! Quand je me rappelle que, pendant trois années de ma vie, je me suis levée tous les matins avec l’aurore, cela me paraît fabuleux. Il y a six mois tout au plus que je suis sortie de la misère, et me voilà déjà corrompue par la fortune : c’est désolant ; le malheur est un grand maître, sans doute, mais, comme tous les maîtres, il n’a d’influence que par sa présence ; on ne travaille bien qu’avec lui ; sitôt qu’il vous a quitté, on oublie ses conseils et ses leçons.

Nous sommes arrivées à l’embarcadère au moment où le convoi allait partir ; nous nous sommes établies dans une diligence, et là… comme le monde est petit… on n’oserait pas mettre ça dans un roman… là j’ai fait une rencontre des plus intéressantes pour moi ; j’ai voyagé avec un ancien ami de Roger, qui, par bonheur, ne me connaît pas, M. Edgard de Meilhan, le poète, dont j’ai tant de fois entendu parler, et dont j’aime beaucoup le talent. C’est un esprit très-original ; j’aurais deviné qui il était à sa conversation. Mais il avait pour compagnon de voyage un de ces bavards explicateurs qui semblent nés pour servir de cicérone à l’humanité tout entière, et rendent inutile toute perspicacité devinatrice. Ces ennuyeux sont assez amusants en voyage ; ils sont bien informés, et ils citent leurs auteurs à tous propos, pour prouver l’excellence de leurs renseignements ; c’est aussi un moyen d’éblouir les bourgeois obscurs, les étrangers ébahis qui vous écoutent, par les noms brillants des gens célèbres que l’on prétend voir familièrement tous les jours ; en un mot, c’est une manière de faire valoir ses relations, comme disait votre spirituel ami M. L… Or, ce monsieur… il faut que je vous fasse son portrait ; ce n’est pas difficile, et ce ne sera pas long : c’est un monsieur carré, qui a un front carré, un nez carré, une bouche carrée, un menton carré, un sourire carré, une main carrée, des épaules carrées, une gaieté carrée, des plaisanteries carrées, c’est-à-dire un esprit à la fois grossier, lourd et anguleux ; un gros esprit tout rond peut souvent paraître léger, et rouler avec facilité dans la conversation ; mais un esprit carré est toujours massif et menaçant. Eh bien ce monsieur carré a fait valoir ses relations pour me séduire, moi, humble violette de rencontre. Il a parlé de M. Guizot, qui lui avait dit ceci ; de M. Thiers, chez qui il dînait l’autre jour, et qui lui avait dit cela ; du prince Max de Beauvau, contre qui il avait parié aux dernières courses de Versailles ; de la belle madame de Magnoncourt, avec qui il avait dansé au bal de l’ambassade d’Angleterre ; de vingt autres personnes encore, et enfin du prince Roger de Monbert, l’homme excentrique, le chasseur de tigres, qui est depuis deux mois le lion parisien. Au nom de Roger, je suis devenue attentive ; l’homme carré a continué : « Eh ! mais, mon cher Edgard, n’as-tu pas été élevé avec lui ? — Oui, a répondu le poète. — L’as-tu vu depuis son retour ? — Pas encore ; mais j’ai de ses nouvelles. J’ai reçu hier une lettre de lui. — On disait qu’il allait se marier, qu’il devait épouser la belle héritière, Irène de Châteaudun. — C’est un bruit qu’on a fait courir… » M. de Meilhan répondit cela d’un ton sec qui força son affreux ami à choisir un autre sujet de conversation. Mais combien j’étais curieuse de savoir ce que Roger avait écrit à M. de Meilhan ! Roger avait un confident ! Il lui parlait de moi ; comment en parlait-il ? Oh ! cette lettre, cette maudite lettre ! À dater de ce moment, je n’ai plus agi que pour elle ; malgré moi, je regardais M. de Meilhan avec un trouble qui devait l’étonner ; il a dû penser de moi des choses bien étranges. Je n’ai pu cacher ma joie quand il a dit qu’il descendait à Pont-de-l’Arche, quand j’ai compris qu’il demeurait tout près d’ici, à Richeport. Cette joie a dû lui paraître aussi bien suspecte. Un orage épouvantable nous a retenus deux heures aux environs du débarcadère. Nous sommes restés ensemble sous un hangar à voir tomber la pluie. Ma situation était fort embarrassante. Je voulais être aimable et gracieuse pour M. de Meilhan, afin de lui donner l’idée de venir me voir chez madame Taverneau, à Pont-de-l’Arche. Mais, d’un autre côté, je ne voulais pas, par cette bonne grâce et par cette amabilité, lui inspirer trop de confiance. Le problème était difficile à résoudre. Il fallait hardiment risquer de lui donner une très-mauvaise opinion de moi, et cependant le maintenir toujours dans le plus religieux respect. Eh bien j’ai résolu ce problème. Je n’ai fait d’autre sacrifice à ma légitime curiosité que celui d’un sac de bonbons que je portais à madame Taverneau, et que j’ai partagé avec mon compagnon d’infortune. Mais par combien de soins il avait su mériter ce grand sacrifice ! que d’ingénieux parapluies improvisés pour moi sous ce hangar inhospitalier qui ne nous prêtait qu’un abri perfide et capricieux ! quels charmants tabourets composés soudain avec des éléments ingrats, de simples morceaux de bois vert, de naïves bûches adroitement assujetties dans le sol humide ! L’orage passé, M. de Meilhan nous a offert de nous servir de guide jusqu’à Pont-de-l’Arche ; j’ai accepté cette offre, au grand étonnement de la sévère Blanchard, qui ne comprend plus rien à nos mœurs nouvelles, et qui commence à me soupçonner de courir les aventures. Enfin, nous sommes arrivés chez madame Taverneau. Quand elle a su que M. de Meilhan avait été mon compagnon de voyage, madame Taverneau a paru très-agitée ; elle ne m’a plus parlé que de lui. M. de Meilhan est un grand personnage dans ce pays, que sa famille habite depuis longtemps ; sa mère est très-considérée ici, et lui très-aimé ; avec une médiocre fortune, il fait beaucoup de bien, mais au jour le jour, et sans se poser en bienfaiteur du canton. Il m’a paru très-aimable et très-spirituel ; il n’y a au monde que M. de Monbert qui ait autant d’esprit. Ce sera bien charmant de les entendre causer ensemble.

Mais cette lettre, que je voudrais donc avoir cette lettre ! Si je pouvais seulement lire les quatre dernières lignes !… je saurais tout ce que je veux savoir ; ces quelques lignes me diraient si Roger est réellement triste, s’il faut le plaindre, s’il faut le consoler… Je compte un peu sur l’indiscrétion de M. de Meilhan pour m’éclairer : les poètes sont comme les médecins ; tous les artistes se ressemblent ; ils ne peuvent s’empêcher de raconter une histoire de cœur très-romanesque, comme les médecins ne peuvent s’empêcher de citer un cas de maladie très-extraordinaire ; ceux-ci ne nomment pas leur ami, ceux-là ne trahissent pas leurs clients ; mais lorsqu’on sait d’avance comme moi le nom du héros ou du malade, on a bientôt complété cette demi-indiscrétion. Aussi je médis amèrement des héritières, des femmes du monde capricieuses et fantasques, pour entraîner le confident de Roger à me raconter mon histoire. J’ai oublié de vous dire que depuis mon arrivée ici M. de Meilhan vient voir madame Taverneau tous les jours. Elle croit que c’est pour elle qu’il vient ; je ne suis pas de son avis. J’ai peur d’avoir fait la conquête de ce jeune poète au regard profond, ce qui n’a rien de flatteur. Il pense de moi beaucoup trop de mal pour ne pas m’adorer très-vite. Comme il rira quand il reconnaîtra dans cette aventureuse veuve l’orgueilleuse femme de son ami !

Vous me reprochez amèrement de vous avoir sacrifiée à madame Taverneau. Cruelle préfète ! n’accusez que le gouvernement, les chambres et votre conseil général de cette injuste préférence. Puis-je aller à Grenoble en trois heures comme je vais à Rouen ? puis-je revenir de Grenoble à Paris en trois heures, fuir quand je le veux, reparaître quand il faut ; en un mot, avez-vous un chemin de fer ? Non. Eh bien ! donc, attendez-vous à mes rigueurs, et dites-vous que lorsqu’il s’agit de locomotion, il n’y a plus ni amitié, ni sympathie, ni reconnaissance, ni dévouement, il n’y a plus que des rails-ways et des grandes routes, des wagons qui sautent, mais qui arrivent, et des chaises de poste qui versent et qui n’arrivent pas ; on ne va pas voir les amis qu’on aime le plus, mais ceux qu’on peut quitter le plus facilement. D’ailleurs, pour une héroïne qui veut se cacher, l’asile que vous m’offrez n’a rien de mystérieux : ce n’est pas une Thébaïde qu’une préfecture ; et puis, j’ai peur de vous nuire… En province, une Parisienne est toujours sur un volcan ; il ne faut qu’une parole maladroite pour la perdre. Que c’est difficile d’être préfète ! Vous avez pris la meilleure manière : quatre enfants !… il n’y a que ça !… Pour être une bonne préfète, il faut avoir quatre enfants ; c’est une contenance toujours digne ; c’est une provision de prétextes inépuisables. On ne veut pas répondre à une invitation compromettante… la petite fille a la coqueluche ; on n’ose donner à dîner à un ami suspect qui traverse la ville… le fils aîné a la fièvre ; on ne veut pas risquer une grande fête, une fête intempestive… les gros bonnets de l’endroit n’y viendraient pas… Bon ! toute la petite famille a la rougeole !… Allez vous faites bien d’avoir ces quatre beaux enfants ! Sans eux, malgré toute votre sagesse, vous seriez vaincue ; il faut tant d’habileté à une Parisienne pour vivre officiellement en province ! Là, toutes les femmes ont de l’esprit ; la moindre bourgeoise de petite ville en remontrerait à un vieux diplomate ! Quelle science du cœur humain de la localité ! quelle profonde combinaison dans les plans de vengeance ! quelle pruderie dans la malice ! quelle patience dans la cruauté ! C’est effrayant ! J’irai vous voir quand vous serez établie à la campagne ; mais tant que vous trônerez dans votre préfecture, j’aurai pour vous cette respectueuse horreur qu’un esprit indépendant doit avoir pour toutes les autorités.

Qu’est-ce que c’est qu’un pauvre convalescent, dont la blessure vous a donné de graves inquiétudes. Vous ne me dites pas son nom ; je vous reconnais bien là, madame ! Même avec une ancienne amie, faire de la discrétion administrative ! Ô petitesse ! Est-il jeune, ce blessé ? — Oui, sans doute, vous ne me dites pas qu’il est vieux. Il va vous quitter pour retourner chez lui. — Chez lui est vague, puisque vous ne me dites pas qui il est, lui ! Moi, dans mes récits, je nomme tout le monde, je fais des portraits frappants de ressemblance de tous les gens que je rencontre, et vous ne me répondez que par des énigmes. Je sais bien que votre destinée est accomplie, et que la mienne a encore tout l’attrait d’un roman nouveau ; mais c’est égal, il faut au moins que vous me disiez quelque chose, si vous voulez que je continue à vous dire tout.

J’embrasse vos chers petits enfants que je m’obstine à regarder comme vos meilleurs conseillers de préfecture, et je recommande à ma filleule Irène de vous embrasser en pensant à moi.

Irène de Châteaudun.