La Croix rouge de France/02

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LA
CROIX ROUGE DE FRANCE

II.[1]
LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE. — LES TOMBES DE LA CAPTIVITE. — LE PERSONNEL ET LE MATÉRIEL.


IV. — LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE.

L’insouciance est un des caractères distinctifs de l’esprit français; elle constitue une partie de sa vitalité, mais elle a été cause de plus d’un malheur. La France ne sait point prévoir ; de là naît une sécurité trompeuse qui, trop souvent, l’a mise en état d’infériorité vis-à-vis de ses adversaires. Elle ne reconnaît le danger que lorsqu’elle en est assaillie :


C’est en éclatant sur nos têtes
Que la foudre nous éclaira.


On le vit bien lorsqu’en 1867 on discuta, au corps législatif, la loi que présentait le maréchal Niel, et qui devait assurer à notre armée le nombre et l’instruction indispensables. La loi fut modifiée dans des proportions telles que l’on peut dire, sans exagération, qu’elle n’existait plus quand elle fut adoptée ; toute l’économie en avait été bouleversée par les amendemens qui neutralisèrent le projet primitif. Au cours de la discussion, deux paroles furent prononcées qu’il est bon de retenir ; elles dévoilent l’incomparable légèreté qui nous guide jusque dans les questions où il s’agit de vie et de mort pour le pays ; car je me refuse à croire que, — comme on l’a prétendu, — la crainte de fortifier le pouvoir impérial ait été le mobile d’un vote à jamais regrettable. Un orateur a dit : « En admettant que nous éprouvions un échec lors de nos premières rencontres, nous aurons toujours deux ou trois mois devant nous pour former les cohortes. » Un député alla plus loin et ne craignit pas de dire : « Deux mois avant la guerre, prévenez-nous, et nous vous donnerons 2 millions d’hommes, s’il le faut ! » O sancta sîmplicitas ! disait Jean Hus du haut de son bûcher.

Le même Corps législatif, qui avait refusé à la France les moyens de faire face à un péril prévu, repoussa tout conseil de sagesse lorsque se produisit l’incident Hohenzollern: on se précipita vers la guerre avec une superbe que l’événement ne justifia pas. Si l’armée, d’où allait dépendre le salut de la patrie, était condamnée à se présenter devant l’ennemi dans des conditions numériques qui rendaient la victoire plus qu’incertaine, on peut juger que la Société de secours aux blessés n’était point prête à fonctionner. Quoique existant de fait et sur le papier, comme l’on dit, elle n’avait, au mois de juillet 1870, ni organisation régulière, ni personnel, ni matériel. Ses ressources pécuniaires ne s’élevaient qu’à la somme dérisoire de 5,325 fr. 50. Croyait-on alors qu’elle pût sérieusement venir en aide aux services sanitaires des troupes en campagne? C’est douteux. L’intendance et le corps médical militaire en parlaient avec dédain, et se réservaient de la tenir à telle distance qu’elle ne pût jamais apparaître autour des champs de bataille. Non-seulement on semblait résolu à écarter l’ingérence de l’élément civil, mais on se gaussait volontiers de la convention de Genève, que l’on considérait comme une billevesée humanitaire bonne à servir de thème à quelques bavards. Le signe de sauvegarde, — la croix rouge, — paraissait un emblème sans valeur : « Est-ce que nous avons eu besoin de cela en Crimée et en Italie? » Les fourgons d’ambulance n’arborèrent point l’étendard, les officiers du service sanitaire n’adoptèrent point le brassard : à quoi bon ces enfantillages? Mal leur en advint. Au soir de la bataille de Woerth, les aides-majors et les infirmiers faits prisonniers par l’ennemi comprirent que les signes extérieurs ne sont point toujours inutiles. On les relâcha, mais après quelques bourrades qui leur firent apprécier les mérites de la croix rouge.

En 1870, la Société française de secours aux blessés n’était guère représentée que par un comité de bon vouloir, mais dont l’action ne dépassait pas les limites du salon où il se réunissait. Il avait cependant provoqué une première réunion internationale dès 1867 et fait acte de présence dans les villes où l’on avait discuté les moyens pratiques de subvenir aux besoins sanitaires des armées en campagne. En 1869, ses délégués avaient assisté au congrès de Berlin et s’étaient engagés à paraître à celui que Vienne préparait pour l’année 1872. Sans s’émouvoir ni se presser, on était résolu à profiter des loisirs de la paix pour étudier théoriquement les divers élémens dont se compose l’assistance militaire. On s’imaginait avoir bien des jours devant soi, et l’on remettait à d’autres temps l’éducation qui déjà aurait dû être faite. La destinée ne se soucie des projets humains ; on dirait qu’elle emploie sa perversité à les bouleverser et à changer les rêves en cauchemars, au moment où l’on y pense le moins. On se rappelle ce coup de foudre et ce soubresaut dont la France fut secouée jusque dans ses profondeurs. Le 30 juin 1870, M. Émile Ollivier, président du conseil des ministres, avait dit au corps législatif : « À aucune époque le maintien de la paix n’a été plus assuré qu’aujourd’hui. De quelque côté que l’on tourne les yeux, on ne découvre aucune question qui recèle un danger ; partout les cabinets « nt compris que le respect des traités s’impose à chacun, mais surtout des deux traités sur lesquels repose la paix de l’Europe : le traité de Paris, de 1856, qui assure la paix à l’Orient, et celui de Prague, de 1866, qui assure la paix à l’Allemagne. »

Trois jours après, la candidature d’un prince de la maison de Hohenzollern au trône d’Espagne mettait l’opinion publique en désarroi : tout le monde perdait la tête ; on n’entendait plus que des appels aux armes ; le conflit, qu’il eût été facile d’éviter, devenait inévitable ; le 16 juillet, le pont de bateaux qui relie Kehl à Strasbourg était replié ; et le 19, la déclaration de guerre était officiellement transmise à la cour de Prusse. La Société de secours aux blessés n’était en état de parer à aucune des difficultés qui subitement fondaient sur elle. La plupart des membres du comité étaient hors de Paris ; ils y accoururent. Le 17 juillet, ils étaient réunis ; ils se rendirent au château de Saint-Cloud, où ils furent reçus par l’impératrice ; ils se déclarèrent en permanence et décidèrent de siéger deux fois par jour au Palais de l’Industrie, que le gouvernement avait mis à leur disposition. Les magasins, comme la caisse, étaient vides ; il fallut tout improviser, car, en réalité, rien n’existait. Depuis six ans qu’elle avait été créée pour venir en aide aux victimes de la guerre, la Société était prise au dépourvu à l’heure où les hostilités commençaient. Elle n’avait même pas un caisson d’ambulance à faire marcher derrière les caissons d’artillerie. La guerre, — Et l’assistance sanitaire n’en est pas la partie la moins importante, — ne peut se faire avec quelque chance de succès qu’à la condition d’avoir été préparée de longue main.

Le danger était pressant ; l’énergie du comité de secours, présidé par le comte de Flavigny, fut irréprochable, et l’on fit des prodiges pour regagner le temps perdu. Hélas ! la violence avait trop d’avance sur la charité : celle-ci arriva en retard. Le 2 août, un combat sans importance et surtout sans résultat fut livré à Sarrebruck ; c’était moins une affaire d’avant-garde qu’une sorte de fantasia destinée à amuser l’esprit public. Le jeudi 4 août, les armées se rencontrèrent sérieusement à Wissembourg : nous y fûmes battus, et le rapport de M. de Moltke spécifie les motifs de notre défaite : « Le 4 août, dit-il, à cinq heures et demie du matin, un détachement français avait été envoyé en reconnaissance ; il rentrait sans avoir aperçu aucun indice de la marche de l’ennemi ; les troupes étaient donc occupées, soit à prendre leur repas, soit à pourvoir à leurs divers besoins, lorsque tout à coup, vers huit heures et demie du matin, une batterie bavaroise gravit la hauteur au sud de Schweigen et ouvre son feu sur Wissembourg. Vers onze heures du matin, des forces allemandes bien supérieures se trouvaient formées en face de la division française disséminée, pendant que d’autres masses s’acheminaient encore vers le champ de bataille. » Surprise des troupes françaises, mal éclairées, luttant contre un nombre triple de troupes allemandes, toujours bien renseignées : ce fut le début de la campagne, et c’est l’histoire de toute la guerre de 1870. Le combat fut meurtrier; en tués, blessés et disparus, les Français perdirent 2,092 hommes et les Allemands 1,528.

Ce même jour, la Société de secours aux blessés mit en mouvement sa première ambulance, qui allait se diriger sur Nancy et sur Metz. J’étais au nombre des curieux qui, pour la voir partir, s’étaient groupés aux Champs-Elysées, devant le Palais de l’industrie. On ne savait rien encore de la rencontre qui, le matin, nous avait repoussés de la frontière, mais cependant l’on était triste, et je ne sais quel douloureux pressentiment oppressait les cœurs; on était ému, et bien des yeux furent humides en voyant le docteur Lefort, les jeunes chirurgiens, le pasteur, l’aumônier, les infirmiers qui l’accompagnaient, défiler en tête d’un cortège composé de 97 personnes, de 27 chevaux et de 7 voitures. On quêtait en marchant au milieu des passans arrêtés sur les trottoirs. Tout le monde donnait, et j’ai vu plus d’une pauvre femme faire le signe de la croix avec le son qu’elle laissait tomber dans l’aumônière. Cette ambulance, qu’encourageaient des vœux qui devaient rester stériles, était trop lourde, trop encombrée de matériel et de personnel. A force de vouloir bien faire, on avait trop fait. Le développement exagéré nuisait à la rapidité des mouvemens, et l’on comprit qu’il valait mieux multiplier les ambulances que de les surcharger. On les dédoubla et l’on adopta une sorte de règle uniforme qui assurait à chacun de ces petits hôpitaux mobiles 15 chirurgiens, 1 aumônier, 1 pasteur, 20 ou 30 infirmiers, 2 voitures qui contenaient de 60 à 100 brancards, de 4 à 6 tentes pouvant recevoir 20 lits chacune, des vivres et des fourrages pour la consommation d’une semaine, et enfin un fourgon contenant les boîtes d’instrumens de chirurgie, les linges de pansement, et une pharmacie de campagne. Dans l’espace d’un seul mois, la Société de secours fit partir 17 ambulances, qui rejoignirent les corps d’armée et se mirent aux ordres des commandans en chef. Si l’on songe qu’au début de la guerre rien n’était prêt, que rien n’avait même été prévu, on reconnaîtra que ce résultat démontre une vigueur d’initiative que rien n’a pu ralentir.

Ceux qui, à cette époque, ont visité le Palais de l’Industrie, ne l’ont pas oublié. C’était le quartier-général de la commisération et du dévoûment. On eût dit que chacun s’empressait de participer à cette guerre qui menaçait nos destinées. Pendant que nos soldats luttaient contre des masses ennemies au milieu desquelles ils tourbillonnaient sans parvenir à se faire jour, on accourait à leur aide, et la bonne France ne se réservait pas. Comme dans la chanson chère aux enfans, « l’un apportait du linge, l’autre de la charpie; » c’était par ballots, par charretées qu’arrivaient les objets de pansement, sans compter les vivres transportables, les flanelles contre la rigueur des nuits à la laide étoile, les vins réconfortans, les cigares pour les soirs de bivouac et l’argent qui est le nerf de la guerre, mais qui, entre des mains intelligentes, est bien souvent aussi l’instrument du salut. Après la bataille de Woerth (6 août), qui tue, blesse, fait disparaître dans les deux armées 27,527 hommes, on comprend que Paris sera attaqué et l’on se prépare à le défendre. On en presse l’armement, on y entasse les canons et les projectiles. Le hall du Palais de l’Industrie devient le magasin où, sans relâche, les camions versent les obus ; on accumule les engins de destruction à côté des vastes salles où la pitié recueille les objets de secours qui doivent atténuer les maux de la guerre et porter préjudice à la mort. L’activité était extrême ; des deux parts nul repos ; la barbarie et l’humanité rivalisaient de zèle pour ne point faillir à leur tâche.

Le labeur était excessif, et il fallut à la Société plus que de l’énergie soutenue par le sentiment du devoir pour n’y pas succomber. Jour et nuit l’on était sur pied ; les femmes étaient admirables : rien ne lassait leur courage et leur patriotisme. La maternité, qui est en elles le plus profond des sentimens, s’affirmait par leur propre sacrifice en faveur des blessés. L’une d’elles, dont les mains charmantes trouaient lestement les compresses fenêtrées, me disait, les yeux pleins de larmes : « Quelle triste layette ! » Le mot lui échappa, mais je l’ai retenu, car il dévoilait ce qui se passait dans son cœur. « Une infirmière vaut plus que vingt infirmiers, » disent les Anglais, et les Anglais ont raison ; les blessés le savent bien. Dans les hôpitaux, sur la couchette provisoire des ambulances, c’est vers la sœur, vers la dame de charité, que le blessé tourne les regards, c’est à elle qu’il demande assistance, c’est par elle qu’il espère être pansé; il subit l’infirmier, il invoque l’infirmière; l’un est secourable par métier, l’autre est charitable par instinct; le pauvre homme, encore ému de la bataille, sanglant et fracassé, ne s’y trompe pas, et naturellement il s’adresse à celle dont la main est légère, le cœur compatissant et la parole attendrie. Il ne suffit pas de rouler une bande autour d’un bras brisé, d’enlever une esquille apparue aux bords de la plaie, de donner l’injection sous-cutanée de morphine qui apaise la souffrance exaspérée ; il faut parler au patient, relever son âme défaillante, l’endormir dans ses illusions, comme l’on fait pour un enfant malade, rappeler l’espérance qui s’envole, affirmer la guérison et laisser entrevoir les récompenses dues à l’héroïsme ; en un mot, il faut remonter le moral : à cela les femmes excellent; elles y mettent leur grâce, leur finesse ; elles n’ignorent pas que le mensonge, ou tout au moins l’interprétation complaisante de la vérité, est souvent le meilleur auxiliaire de la thérapeutique, et jamais elles n’hésitent à y recourir. Lorsque l’infirmier dit : « Qu’est-ce que tu veux, mon garçon, c’est la chance; tu auras beau te désoler, ça ne te raccommodera pas; » la femme se penche vers le malheureux, elle essuie son front trempé des sueurs de l’angoisse, elle lui parle si doucement, si harmonieusement, que l’on dirait qu’elle le berce; elle promet d’écrire à la mère qui est au village ; elle le plaint, elle suscite l’effort de vivre, même chez le plus découragé. Le pauvre homme ne la quitte point des yeux, et en la voyant sourire, il se ressaisit, se calme, et ne retient plus le flot des larmes qui gonflaient son cœur. Celui qui s’irrite contre l’infirmier, se révolte et l’injurie, obéit avec soumission au plus léger bruissement des lèvres de l’infirmière. Chrysi écrivait à son mari, Marco Botzaris, cette phrase emphatique, mais vraie : « Les femmes sont des génies mystérieux qui versent un baume salutaire sur le cœur ulcéré des guerriers. »

Elles furent à l’œuvre dans toutes les ambulances que créa la Société de secours ; leur zèle ne se ralentit pas, il fut tenace, et les tint debout pendant ces longs mois de guerre que le froid et la famine rendirent implacables à Paris. Que devenait la province? On ne le savait plus ; dès le 17 septembre, la ville était entourée d’une muraille de fer qui ne s’ouvrit qu’aux premiers jours du mois de février, après la conclusion de l’armistice. Heureusement les ambulances de campagne expédiées par la Société avaient pu prendre route avant l’investissement et arriver à proximité des champs de bataille. Elles étaient à Sedan, elles étaient sous Metz, et le service sanitaire de nos armées, qui, au début de la campagne, les avait accueillies avec un air protecteur, fut trop heureux de recevoir leur aide et de se décharger sur elles d’une partie des travaux qui l’accablaient. La convention de Genève est internationale ; on ne l’oublia pas hors de France, et parmi les ambulances, rapidement formées, qui vinrent nous apporter leur concours dès la fin du mois d’août, il convient de citer celles qui furent organisées par les sociétés de Belgique, de Suisse, d’Amérique, d’Angleterre, de Turin, de Néerlande. Cela fut d’un exemple excellent, et il est à désirer que partout où les peuples entreront en lutte, on voie apparaître les délégués des nations qui ont adhéré à la Croix rouge.

Il est également nécessaire que toute initiative individuelle se rattache par un lien hiérarchique à la Société de secours, afin d’éviter les inconvéniens qui peuvent la menacer et qui ont atteint l’ambulance dont la presse avait payé les frais. Celle-ci fît une expérience qui doit servir de leçon. Partie après nos premières défaites, elle tomba au milieu d’un corps prussien qui, lisant sur l’étendard : « Ambulance de la presse, » crut qu’elle était en dehors de la convention de Genève, feignit d’en prendre le personnel pour un groupe de journalistes en tournée de propagande démocratique, et la retint prisonnière. On se débattit, et je ne sais quel eût été le résultat de la discussion, si le roi de Prusse n’était venu à passer. Il ne permit pas à l’ambulance de se rendre à Metz, qui était son point de destination, mais il l’autorisa à rentrer en France par l’Allemagne et la Belgique. L’ambulance suivit l’itinéraire indiqué et put arriver à Sedan la veille même du désastre. Ces désagrémens, pour ne pas dire plus, auraient été épargnés à cette ambulance, si, se résignant à ne pas faire montre de sa personnalité, elle s’était simplement rangée sous la bannière uniforme et respectée de la Société de secours aux blessés.

Séparée de son chef-lieu, qui était Paris, sans communication possible avec le conseil central, la Société fit de son mieux en province ; elle installa des ambulances dans les gares, des hôpitaux dans des collèges, dans des couvens, dans des fabriques, et malgré une organisation que les tâtonnemens inséparables d’un début, les nécessités foudroyantes, la persistance de la mauvaise fortune, rendaient défectueuse, elle rendit bien des services à une prodigieuse quantité de soldats, de mobiles désorientés, d’officiers blessés qui lui doivent la vie. Des abus se produisirent que l’on ne put éviter. Si l’on se rappelle cette époque lamentable où régnait l’anarchie, on conviendra qu’il n’en pouvait être autrement : gouvernement à Paris, gouvernement à Tours, puis à Bordeaux; proconsulat dans chaque département, sinon dans chaque arrondissement; incohérence partout, sous prétexte d’énergie révolutionnaire ; auquel entendre, à qui obéir? on ne savait; nul ordre qui ne fût annulé ou modifié par un contre-ordre ; lutte permanente entre l’élément civil et l’élément militaire, calomnies contre les vaincus, défiance envers les adversaires politiques ; de tous côtés on croyait apercevoir des espions, et l’on se figurait que les proclamations valent des armées, que la rhétorique remplace la stratégie. Au milieu de ce désarroi où les autorités détruisaient l’autorité, la Croix rouge, l’emblème sacré de la commisération et de l’humanité, fut prodiguée à tort et à travers et devint la sauvegarde, moins de ceux qui voulaient secourir les blessés que de ceux qui cherchaient à se soustraire au combat.

Le signe protecteur qui aurait dû n’être donné, à bon escient, que par les directeurs de comité, fut distribué selon la fantaisie des préfets, des sous-préfets et des maires; pour beaucoup d’hommes jeunes et vigoureux, le brassard de l’infirmier tint lieu de l’arme du soldat. Dès que les approches de l’ennemi étaient redoutées, l’étendard de la convention de Genève était hissé sur les châteaux, sur les maisons de campagne. On l’arborait sans autorisation, et l’on s’attribuait des immunités qui eussent pu devenir un péril pour la défense. De tels abus sont inhérens aux choses humaines; l’unité et la fermeté de la direction peuvent seules y mettre un terme; or, cette direction, le conseil central était dans l’impossibilité matérielle de l’exercer; aussi nulle responsabilité ne peut lui incomber. Le personnel ne fut pas irréprochable ; mais on avait été saisi et emporté par les événemens avec une telle rapidité, que l’on avait dû se recruter à la hâte, presque au hasard, pour faire face à des obligations que l’urgence rendait implacables. Si des infirmiers, accueillis sans discernement, parce que l’on n’avait pas eu le loisir de soumettre leur passé à une enquête, ont apporté dans les ambulances des habitudes d’ivrognerie, d’indiscipline et de paresse, combien, en revanche, imitant les frères de la doctrine chrétienne, ont fait acte de présence sur les champs de bataille et ont payé leur dévoûment de leur existence! Les défauts que l’on peut, si l’on est sévère, reprocher au personnel inférieur de la Société de secours, ne sont que le résultat de la précipitation avec laquelle on fut condamné à agir. Dans ces circonstances détestables, on a fait ce que l’on a pu et plus même que l’on n’aurait cru pouvoir faire.

Parmi les nations qui nous vinrent en aide, il en est deux qui se distinguèrent entre toutes : l’Angleterre, qui se souvint de la confraternité d’armes de Sébastopol et qui fut partout où l’on eut besoin d’elle ; à la porte des villes que la famine réduisait à capituler, elle accumula des vivres, des vêtemens, et poussa le souci de la bienfaisance jusqu’à envoyer des semences à nos cultivateurs dont la guerre avait ravagé les champs, épuisé les réserves et vidé les greniers. La Suisse nous fut hospitalière sans mesure ; on peut dire que les cantons de Genève, de Vaud et de Neuchâtel y devinrent des ambulances où furent accueillis, soignés, choyés les débris de l’armée de l’Est qu’une négligence ou une préoccupation coupable avait laissés en dehors de l’armistice. Ce fut une invasion : 90,000 hommes presque sans souliers, vêtus de toile par 18 degrés de froid, épuisés, affamés, 14,000 chevaux qui, pour nourriture, n’avaient plus que l’écorce des arbres, descendirent pêle-mêle vers cette bonne terre de refuge par les routes des Verrières, des Fourgs et des Rousses. Le marquis de Villeneuve-Bargemon, chef d’une de nos ambulances improvisées, pourrait raconter les misères de cette campagne désespérée et dire les secours de toute sorte que nul en Suisse ne ménagea à nos soldats, qui, trop jeunes pour la plupart, levés en hâte, sans instruction militaire, sans force de résistance contre les rigueurs de l’hiver, contre les marches forcées, contre la faim, tombaient au long des routes, parce qu’ils n’avaient plus la force-de vivre. La confédération helvétique a été admirable ; elle fut en quelque sorte une sœur de charité qui prodigua à nos compatriotes des soins dont la France doit garder une inaltérable gratitude.

Si dans quelques-unes de nos provinces, malgré l’effort des habitans, malgré les secours étrangers, l’œuvre de salut ne put lutter avec avantage contre l’œuvre de destruction, c’est parce que celle-ci fut horrible. Des chiffres le démontreront : 138,871 soldats, dont 11,914 disparus considérés comme décédés, sont morts à l’ennemi, des suites de blessures ou de maladies ; le nombre des blessés, 143,066, a, comme toujours en temps de guerre, été bien moins considérable que celui des malades, qui s’est élevé à 339,421. Les causes qui ont produit tant de maladies sont sinistres et lamentables à rappeler ; les rapports officiels ne les laissent point ignorer : chaussures défectueuses, vêtemens insuffisans[2], Passons ; nous ne faisons pas le procès à ces fournisseurs, qui profitaient de l’absence forcée de contrôle pour imposer à nos soldats du drap spongieux et des souliers en papier mâché ; ils ont pu faire fortune, mais ils ne doivent pas ignorer qu’ils ont été plus meurtriers pour nos troupes que les armes de l’ennemi. Partout où nos armées ont séjourné, la mortalité fut énorme, mais elle eût été bien plus funeste encore, si les dix délégations provinciales créées par le conseil central de Paris, au moment où l’Allemagne précipitait sa marche en avant, n’avaient pu donner à la province la vigoureuse impulsion qui mit en activité toutes les forces secourables de la France. Dans plusieurs départemens, des sociétés locales ou particulières s’étaient créées, qui fonctionnaient sans esprit d’ensemble et un peu au hasard de leur inspiration. Il en résulta des désordres que Gambetta essaya de faire cesser en lançant de Bordeaux, le 31 décembre 1870, un décret qui soumettait hiérarchiquement toutes les sociétés libres à la Société mère de secours aux blessés. Cette mesure était irréprochable; elle déterminait l’unité de direction, et devra être appliquée de nouveau si la guerre mettait encore debout notre pays tout entier : Di omen avertant !

Non seulement on donna des secours matériels aux victimes de la guerre, — malades et blessés, — mais on se mit en mesure, autant que les circonstances le permettaient, de leur apporter ce secours moral qui rattache les affections les unes aux autres en calmant les inquiétudes de ceux qui s’aiment et qui sont séparés. Imitant Vienne, qui, pendant la guerre de 1866, avait institué un bureau de renseignemens, la Société de secours en organisa un dès le milieu du mois d’août 1870; on y centralisa tout document relatif aux blessés, aux malades, aux prisonniers, aux soldats tués sur les champs de bataille ou décédés dans les hôpitaux. Le fonctionnement de ce bureau, installé au Palais de l’Industrie, fut promptement limité à l’enceinte même de la ville et à la zone étroite qui s’étendait jusqu’aux armées d’investissement. Paris fut réduit à ne plus s’occuper que de Paris ; mais les délégations régionales fonctionnant à Lille, à Rennes, à Nantes, à Bordeaux, à Montpellier, à Marseille, à Lyon, à Nevers, à Bourges, à Tours, c’est-à-dire dans toute la France que l’invasion ne foulait pas aux pieds, se mirent en rapport avec les comités internationaux de Bruxelles et de Bâle, de façon à entrer en communications secourables avec nos soldats prisonniers au-delà du Rhin. On put de la sorte entretenir avec ces malheureux une correspondance sur des cartes postales que fournissait l’Allemagne et que la poste française transportait gratuitement. On ne se contenta pas d’un échange de lettres, l’on expédia de l’argent et des vêtemens. La Société de secours poussa la régularité jusqu’à restituer aux familles des captifs les diverses sommes, montant à 6,000 francs, qui, égarées au milieu de la confusion générale, n’étaient point parvenues à destination. Les notes recueillies dans les lazarets d’Allemagne, dans les hôpitaux et dans les ambulances de France, collationnées et mises en ordre, ont permis au docteur Chenu d’écrire les deux volumes que j’ai cités.

A Paris, pendant la période d’investissement, la Société de secours fut sans trêve à la peine. En dehors des baraquemens qu’elle avait fait construire au Gours-la-Reine, de ses ambulances fixes du Palais de l’Industrie, du Grand-Hôtel, du Corps législatif, du Palais des Tuileries, des ambulances de passage de la gare de l’Est, de la gare du Nord, elle s’affilia 350 ambulances privées qu’elle soutint de ses subventions et que visitaient ses médecins. Son devoir était non pas seulement d’accueillir les blessés et de leur prodiguer des soins, mais d’aller les chercher sur le champ de bataille, de les découvrir dans les replis de terrain où ils se sont traînés, et de les rapporter en lieu sûr. Dans l’accomplissement de ce devoir, qui n’était point sans péril, elle fut impassible. Elle avait organisé 12 ambulances volantes composées de 150 voitures et desservies par un personnel sanitaire auquel les aumôniers ne manquaient pas. Le père Allard, que la commune fusilla dans le chemin de ronde de la Grande-Roquette, en compagnie de Mgr Darboy et du président Bonjean, fut un des prêtres dévoués qui allaient, à travers les paquets de mitraille, ramasser les blessés ou leur donner les consolations suprêmes. Ces ambulances mobiles, accompagnées d’un corps de brancardiers, ont arraché bien des malheureux à la mort. Au jour du combat, les voitures se rapprochaient le plus possible du lieu de la lutte; l’une d’elles restait stationnaire, et son étendard blanc, portant la croix de gueules en abîme, servait de signe de ralliement aux autres, qui se dirigeaient sur les points où la violence du feu entassait les blessés. Le triste cortège rentrait dans Paris, certain qu’il n’avait oublié personne et que nul de nos soldats ne serait obligé d’attendre quatre jours, comme à Solferino, pour être relevé. En outre de ce service exceptionnel, réservé pour les jours de bataille, deux voitures partaient chaque matin, visitaient les forts et y recueillaient les blessés de la veille. On peut affirmer qu’à Paris la Société de secours fut l’âme même de la défense contre la mort qu’apportaient les combats et que prodiguaient la variole, la fièvre, la température, la misère, la faim, qui furent plus inclémentes que l’ennemi.


V. — LES TOMBES DE LA CAPTIVITÉ.

Le dernier coup de canon échangé à minuit, le 26 janvier 1871, entre nos remparts et les batteries allemandes, ne mit pas fin au rôle de la Société de secours; mais son œuvre immédiate, pour la campagne de 1870-1871, était terminée; l’effort avait répondu aux nécessités, et l’improvisation avait été presque aussi rapide que les événemens ; à force d’énergie et de dévoûment, l’on avait réparé les fautes de notre insouciance, et l’on s’était montré à la hauteur de l’infortune qui nous étreignait. On pouvait croire qu’à la fin de la guerre, les grands périls étaient conjurés, et qu’après une continuité d’action si pénible, on allait entrer dans une période de calme relatif; on avait compté sans l’envie, l’alcoolisme, la haine, le crime et le dédain de la patrie. La France agonisait, écrasée pour avoir poussé le sentiment du devoir aux limites extrêmes ; il se rencontra des scélérats qui trouvèrent l’occasion propice pour la mettre à mort. On sait ce que fut la commune, qui débuta sur les buttes Montmartre par l’assassinat de deux généraux, et se termina par l’incendie de Paris éclairant regorgement des prêtres, des magistrats et des gendarmes. Pendant cette orgie de bêtise, de meurtre et de pétrole, la Société de secours n’abandonna point son poste d’élection. Dans ses ambulances, restées fidèles aux principes de la Croix rouge, elle reçut, elle soigna les soldats de la barbarie et ceux de la civilisation, semblable à une créature d’élite dont l’intelligence compatissante plane au-dessus des misères humaines. Mal lui en advint, elle y faillit périr.

Tout alla sans trop de difficultés pendant les premières semaines qui suivirent la journée du 18 mars; mais, dès le commencement d’avril, la Société sentit qu’elle n’était plus en sécurité; on dénonçait son attitude, on lui reprochait d’avoir des sœurs de charité pour infirmières, et on l’accusait d’être « versaillaise, » ce qui était la grosse injure du moment. La Société feignit de ne s’en point préoccuper, et le conseil continuait à siéger, sous la présidence du comte de Flavigny, qui, depuis la déclaration de guerre à l’Allemagne, était resté en permanence à son poste, et que nulle fatigue n’avait lassé. Les rumeurs de mauvais augure dont la presse communarde se faisait l’écho n’avaient découragé personne, et les ambulances fonctionnaient comme par le passé, lorsque, le 14 avril, le délégué à la guerre civile lâcha un décret qui prononçait la dissolution de la Société et mettait le séquestre sur ses magasins. Le coup était rude, mais il ne fut point mortel. Le conseil se sépara; le comte de Flavigny, président, le comte Serurier, vice-président, se retirèrent et transmirent toute autorité au secrétaire-général, qui était et qui est encore le comte de Beaufort.

Nul choix meilleur ne pouvait être fait, car il tombait sur un homme de bien, sur l’homme de bien par excellence, que nulle responsabilité n’effrayait, et dont l’esprit est toujours en alerte pour le soulagement des malheureux. On le sait chez les aveugles, qu’il a dotés d’une nouvelle méthode d’écriture nocturne lisible pour les voyans; on le sait chez les ouvriers estropiés, auxquels il distribue des membres artificiels ingénieusement inventés par lui. En l’absence du président du conseil, c’est lui qui restait le dictateur de la Société de secours aux blessés ; il fut habile, il fut énergique, et si l’étendard de la Croix rouge ne fut point abattu pendant ces heures exécrables, c’est à lui, c’est à sa fermeté qu’on le doit. Il eut pour collaborateur et pour allié vigoureux, en cette œuvre de salut, — on peut même dire : de sauvetage, — le directeur-général des ambulances, le docteur Chenu, vieux praticien du service sanitaire des armées, bourru, autoritaire, très bonhomme au demeurant, et, comme l’on dit, n’ayant pas froid aux yeux. Il le prouva. Le jour même où la commune mit sa patte sur la Société, le docteur Chenu reçut ordre d’avoir à livrer 240 soldats malades ou blessés qui occupaient les baraquemens de la grande ambulance du Cours-la-Reine. Il refusa, fut arrêté et incarcéré. On fut obligé de le relâcher immédiatement, afin d’éviter l’insurrection des malades, qui ne parlaient de rien de moins que d’aller « chambarder l’Hôtel de Ville. » Or, la commune se sentait si peu sûre d’elle-même, elle comprenait si bien qu’elle n’était et ne pouvait être qu’une mésaventure de notre histoire, qu’elle recula et rendit le docteur Chenu à ses blessés.

Le comte de Beaufort fut très net avec le délégué que la commune lui imposa et qui, si je ne me trompe, prenait le titre de chirurgien de la république universelle. Il signifia que, s’il consentait à subir un contrôle, il se refusait absolument à abandonner une part quelconque de son autorité, c’est-à-dire de la direction dont le conseil lui avait légué la charge. Il déclara en outre que, si ces conditions n’étaient point respectées, il fermerait immédiatement ses ambulances. Le délégué se le tint pour dit, se contenta d’être le directeur des ambulances volantes et ne fit que quelques réquisitions de vivres; mais, ayant mis en arrestation un employé qui avait refusé de lui délivrer quatre bouteilles de vin, il fut révoqué et s’en vengea en publiant un pamphlet contre « la bande Flavigny, Beaufort et Chenu. » Il n’en fut que cela ; à cette époque, l’insulte était le pain quotidien offert aux honnêtes gens. Celui qui le remplaça, comprenant que le comte de Beaufort était sur le point de licencier la Société dont les services étaient fort appréciés par les fédérés blessés, accepta de n’exercer qu’un contrôle purement nominal : c’est ce qu’il avait de mieux à faire.

Le 25 avril, pendant une suspension d’armes accordée par les chefs de l’armée française, les voitures de la Société allèrent à Neuilly chercher les malades, les vieillards, qui, depuis quinze jours réfugiés dans les caves, mouraient sans secours et sans pain. J’ai assisté à cette évacuation, et ce n’est pas sans émotion que j’ai vu quatre-vingts fillettes incurables, impotentes, se traînant à l’aide de leurs béquilles, portées par les sœurs de charité appartenant à la Maison des jeunes infirmes, se rendre au Palais de l’Industrie, où elles purent apaiser leur faim avant d’être dirigées sur un couvent de la rue de Reuilly qui leur avait offert asile.

Non-seulement la Société sauvait tous ceux qu’elle parvenait à recueillir, mais elle vint en aide à la caisse vide des hôpitaux militaires, lui prêta 40,000 francs, et lui démontra de la sorte que parfois les associations particulières peuvent être utiles aux administrations de l’état. Il n’est pas jusqu’à la commune qui ne sentît le bienfait de la convention de Genève, car elle y adhéra officiellement le 13 mai. C’était une bonne fortune pour le comte de Beaufort qui tout de suite en profita pour réclamer le droit d’envoyer du linge, des vêtemens, du matériel aux ambulances de Saint-Denis. Un événement terrible, dû à l’imprudence, et que la commune attribua naturellement aux menées versaillaises, épouvanta Paris. La cartoucherie Rapp sauta le 17 mai, au lendemain du jour où la colonne de la Grande Armée, renversée par la révolte, semblait offerte en hommage aux Allemands campés sous nos murs. Là encore ce furent les voitures de la Société qui arrivèrent les premières pour ramasser et transporter à la grande ambulance du Cours-la-Reine deux cents personnes blessées par l’explosion.

Le dénoûment approchait, si ardemment attendu, si lent à se produire. Le dimanche 21 mai, pendant que sir Richard Wallace rendait visite au comte de Beaufort et approuvait l’attitude de la société pendant ces jours néfastes, le commandant Trêves, guidé par Ducatel, franchissait les remparts démantelés et guidait les premières troupes qui pénétrèrent dans Paris. Alors commença cette longue bataille qui devait accumuler tant de ruines. Les baraquemens du Gours-la-Reine étaient pris entre deux feux: duel d’artillerie entre le Trocadéro, occupé par une division du corps d’armée du général Douai, et la terrasse des Tuileries, appuyée sur la barricade qui oblitérait l’entrée de la rue Rivoli. Les obus ne respectaient point la Croix rouge, la position n’était plus tenable, il fallait évacuer les blessés et les transférer dans le Palais de l’Industrie, dont les fortes murailles pouvaient les protéger contre les projectiles. Ce fut le docteur Chenu qui présida au sauvetage. Faisant réunir les voitures, en garnissant les parois à l’aide de matelas, il les disposa de façon à former une rue entre l’ambulance et le Palais ; c’est par là que l’on passa malgré la fusillade qui se rapprochait : 548 blessés furent enlevés; les infirmiers s’y dévouèrent et les infirmières aussi, femmes du monde qui n’avaient point déserté le poste que leur grand cœur avait sollicité et qui furent surhumaines en remplissant leur devoir d’humanité[3]. Elles y eurent du mérite ; le transbordement ne fut point sans péril ; cinq infirmiers furent atteints par les obus, dont deux si gravement qu’une amputation immédiate fut nécessaire. Au soir de cette journée, le 26e bataillon de chasseurs à pied, commandé par le marquis de Sigoyer, était maître du Palais de l’Industrie ; la Société de secours aux blessés était enfin au pouvoir de l’armée de la France.

Pendant que le comte de Beau fort et le docteur Chenu se multipliaient à Paris, les membres du conseil retirés à Versailles ne restaient pas oisifs. Entrés en relation avec le comité de Seine-et-Oise, ils avaient organisé 21 ambulances sur la rive gauche de la Seine, de la Bièvre à Viroflay et sur tous les points où l’on pouvait porter secours aux troupes qui assiégeaient Paris. En outre, on fit construire à La Grande-Gerbe, dans le parc réservé de Saint-Cloud, une ambulance modèle où l’on put admettre un grand nombre de blessés qui, placés dans des conditions d’aération exceptionnellement favorables, guérirent avec une promptitude extraordinaire. Les services rendus par la Société française de secours aux blessés des armées de terre et de mer furent appréciés en haut lieu ; les lettres de M. Thiers, du général de Cissey au comte de Flavigny, celle du maréchal Mac-Mahon au docteur Chenu, en font foi et sont des titres de noblesse dont on peut être fier.

Le 5 juin, tous les membres du conseil, enfin réunis, purent tenir séance dans Paris délivré ; la besogne ne chôma pas, car de nouveaux soucis leur incombèrent que rechercha leur amour du bien. Parmi les prisonniers qu’avait détenus l’Allemagne à la suite de tant de rencontres malheureuses pour nos armes, beaucoup n’étaient point encore guéris de leurs blessures et ne pouvaient, sans danger pour eux-mêmes, être mêlés à leurs camarades valides que les trains de chemins de fer avaient reconduits en frontière de France. La société sollicita et reçut la mission de ramener dans la mère patrie ceux qui avaient offert leur vie pour elle sans parvenir à la sauver. Les délégués de la société firent d’abord une sorte de voyage d’enquête : ils parcoururent les villes, les forteresses où les Français avaient été internés, et ils y constatèrent la présence de 8,768 blessés et malades. En cette circonstance, l’Allemagne fut très courtoise ; les médecins, les aumôniers, les mandataires de la société, les infirmiers munis de vêtemens, de chaussures, de médicamens trouvèrent partout, dans les régions occupées, comme dans les pays de terre germanique, toute facilité pour accomplir leur devoir. L’évacuation fut lente, il ne pouvait en être autrement; la plupart des administrations de chemins de fer n’avaient point encore repris leurs services réguliers, beaucoup de trains étaient réquisitionnés pour le retour des troupes allemandes, les villes où gisaient nos blessés étaient éloignées les unes des autres : aussi ce ne fut que le 16 août 1871 que le dernier train convoyé par la Société de secours, composé de 25 wagons-lits à 12 places, de 1 wagon-pharmacie, de 2 wagons-cuisine et de 3 wagons-magasin entra dans la gare de Lille. Pendant qu’elle ramenait au pays les blessés restés en Allemagne, elle avait reconduit sur tous les points de la France ceux qu’elle soignait à Paris au moment de la signature de l’armistice et qui s’élevaient au chiffre de 8,274.

Ainsi l’on avait ramassé les blessés sur les champs de bataille de la guerre étrangère et de la guerre civile, on les avait soignés dans les ambulances et dans les hôpitaux; ceux que gardaient encore les lazarets d’Allemagne avaient été rapatriés ; on avait fait tout son devoir, et cependant notre Société de secours, — notre Croix rouge, — s’imposa une nouvelle tâche, elle pensa aux morts.


Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.


Elle s’en souvint et regarda du côté des pays de captivité où tant de nos compatriotes dormaient pour toujours. Elle voulut honorer leur mémoire et leur donner un tombeau. Elle nomma une commission, vota une somme de 50,000 francs et se mit en rapport à cet égard avec le ministre de la guerre, qui offrit spontanément de concourir pour une somme égale à cet acte sacré. La Société était sur le point d’entamer des négociations avec le gouvernement allemand, lorsqu’elle apprit que deux comités, déjà organisés dans une intention analogue, fonctionnaient, l’un à Cette sous la présidence de M. de Saint-Pierre, l’autre à Paris sous la direction énergique du révérend père Joseph, aumônier militaire. L’appel fait à la générosité publique par ces hommes de bien n’avait trouvé qu’un faible écho dans la population épuisée par les sacrifices, ruinée par la guerre et fléchissant sous le poids des impôts que nécessitait l’indemnité stipulée par le traité de Francfort. La souscription ouverte dans les journaux ne recueillit qu’une somme insuffisante : 15,494 fr. 25. En y ajoutant les collectes faites par des groupes militaires, par M. Wurtz pour Leipzig, par M. Dupetit-Thouars pour Rastatt, par les Strasbourgeois pour Lechfeld, on arrivait à un total de 25,319 francs, qui n’était point en rapport avec les exigences de l’œuvre entreprise. On fusionna, comme dit le langage des compagnies industrielles.

La Société de secours s’entendit avec les deux comités et promit son assistance pécuniaire, le gouvernement en fit autant, et le révérend père Joseph resta chargé de la mission patriotique et religieuse, à laquelle il se consacra avec un dévoûment exemplaire. Il partit pour l’Allemagne, où il trouva près des autorités, près des particuliers, un empressement auquel il a rendu justice. Parfois même il a rencontré plus que du bon vouloir, et il put recueillir des témoignages spontanés de sympathie que l’on ne ménageait pas aux efforts que la France faisait afin d’honorer la mémoire de ses enfans tombés pour l’amour d’elle. Le curé Plank, de Freising, en Bavière, lui écrivait: « J’éprouve une joie extrême du soin que vous prenez pour la mémoire de vos morts ; j’admire l’intarissable générosité de votre pays qui a tant fait pour ses soldats, qu’aucun, parmi les internés de ma paroisse, n’a été dans le besoin. Je crois qu’il n’y a pas au monde une nation qui donne l’exemple de pareils sacrifices. Dieu le rendra à la France en lui restituant son ancienne renommée. » Mgr l’évêque Namzanowski, prévôt-général des armées allemandes, lui disait : « La France est toujours elle-même ; vous faites là une œuvre digne de toute admiration. Pour faire de telles choses, il faut croire à Dieu et à l’immortalité de l’âme : un peuple qui garde ses convictions ne saurait périr. » Aveu précieux à relever et arraché par l’évidence même à ceux qui, la veille encore, étaient nos ennemis. Dans plus d’un endroit, le révérend père Joseph eut à constater le dévoûment dont nos pauvres soldats prisonniers avaient été l’objet. Parmi les faits qu’il cite, je n’en retiendrai qu’un seul.

Mille hommes de l’armée que les troupes allemandes tenaient bloqués autour de Metz avaient, après la capitulation du 27 octobre, été internés à Schneidemuhl. L’hiver est dur et précoce dans le duché de Posen, et nos soldats eurent à en souffrir ; « malgré leur effrayant épuisement, suite naturelle de ce douloureux siège, malgré l’épidémie de la variole, malgré les rigueurs excessives de l’hiver du Nord et la pénurie des vêtemens, trois hommes seulement ont succombé. L’honneur et le mérite de ce résultat, tout à fait extraordinaire, sont dus entièrement aux soins du docteur Schirmer, à sa bonté, à sa charité pour sauver ces malheureux. Il a eu à soigner jusqu’à 500 malades à la fois; jour et nuit son dévoûment ne s’est pas démenti. La France et les familles lui doivent la vie de plusieurs centaines de soldats. » Aux ambulances de Metz et de Vendôme, les Allemands blessés et prisonniers pleuraient de reconnaissance en baisant les mains de Mme Cralie Cahen, notre compatriote, qui, s’étant improvisée infirmière, s’efforçait de leur faire oublier leurs souffrances et la patrie absente. Je regrette que, chez les deux nations rivales, on n’ait pas recueilli tant de faits de compassion, de piété humaine qui sont restés inconnus et qui seraient la meilleure des prédications en faveur de la concorde. Hélas ! il faut faire trêve aux rêveries, car l’aurore de la paix universelle ne semble pas près de se lever à l’horizon.

Le révérend père Joseph n’eut point à faire un voyage d’exploration préalable; tout renseignement lui fut fourni de Berlin par le ministère de la guerre, qui adressa des instructions aux autorités locales. Les prisonniers français ont littéralement encombré l’Allemagne; on les avait disséminés dans 244 villes, dont 38 n’eurent point de décès à constater; dans 48, les officiers et les soldats, récoltant des souscriptions au cours de leur captivité, firent élever un monument commémoratif en l’honneur de ceux d’entre eux qui avaient succombé. Le révérend père Joseph a constaté que nos soldats morts en Allemagne avaient été inhumés dans un terrain particulier, faisant partie du cimetière commun ; que dans les villes possédant un cimetière de garnison, on leur y avait réservé un emplacement spécial ; enfin que dans les camps où les prisonniers avaient été internés, comme à Jüterbock, à Colberg, etc., on les avait enterrés en rase campagne. Il a remarqué, en outre, que dans beaucoup de cimetières les tombes « des Français » étaient convenablement entretenues, et qu’au 2 novembre, jour des trépassés, elles étaient ornées de feuillage. A Parchim, en Mecklembourg, une veuve s’était chargée de pourvoir au bon état des sépultures de nos compatriotes, en reconnaissance des soins qu’un prêtre français prenait du tombeau de son fils tué sur notre territoire pendant la guerre. Le révérend père Joseph termina promptement son inspection, de laquelle il résultait que dans 158 villes les restes de nos soldats n’étaient désignés par aucun monument. Il y pourvut; grâce à lui, grâce à l’aide matérielle que lui prêta la Société de secours aux blessés, les 17,240 enfans de la France que nous avons perdus en Allemagne sont ensépulturés, ainsi que disait le vieil Amyot et honorés comme des braves qu’ils ont été.

Le monument élevé à leur mémoire a été plus ou moins imposant, selon le nombre de morts qu’il recouvre ; parfois ce n’est qu’une simple pierre avec un seul nom, celui du soldat qui se repose là du tumulte des batailles. Partout l’inscription est identique : « À la mémoire des soldats français décédés en 1870-1871. R. I. P. nunc meliorem patriam appetunt ; érigé par leurs compatriotes. » — Près des camps, dans les landes, où, faute de cimetières, l’on déposa ceux que la mort avait appelés, des clôtures furent établies qui délimitèrent l’enceinte du champ funèbre et l’isolèrent pour le mieux protéger. Ces tombes subsistent ; elles ne sont point abandonnées ; il en est plus d’une que j’ai visitée ; on les respecte, et parfois j’y ai vu un bouquet de fleurs fraîchement cueillies mêlé à des couronnes que le temps avait desséchées. Il me semble que le culte des morts compris de la sorte et en de telles circonstances dénonce l’inanité des querelles et condamne la férocité des combats. Ce n’est pas tout : dans 52 villes, des anniversaires de prières ont été fondés à perpétuité pour nos soldats morts sur le sol allemand. Près de 80,000 francs furent consacrés à cette œuvre pie, dont la totalité fut fournie, en fractions à peu près égales, par les souscriptions individuelles, par le gouvernement français, et par la Société de secours aux blessés.

Noire Société de la Croix rouge avait bien mérité de l’humanité ; elle s’était prodiguée pendant la guerre, elle n’avait point déserté son poste devant les sacrilèges de la commune, elle avait été chercher nos blessés dans les hôpitaux étrangers où ils languissaient encore, elle avait aidé dans de larges proportions à élever sur la terre de captivité des tombes à ceux qui ne devaient point revoir leur patrie. Elle avait rempli sa tâche avec intelligence et dévoûment, comme une bonne mère qui s’empresse autour de ses fils malheureux. Sans elle, nos pertes déjà si douloureuses eussent été plus terribles encore. Elle pouvait croire qu’elle était quitte envers ce que sa conscience lui avait ordonné. Il n’en fut rien. Il lui sembla qu’une cérémonie publique devait unir tous les cœurs français dans une pensée commune, et que ceux qui étaient vainement tombés pour la défense du pays avaient droit à un hommage public. Un service funèbre, où le catholicisme déploya toutes ses pompes, fut célébré à Notre-Dame par les soins de la Société de secours. Le général de Cissey, l’amiral Pothuau, M. Jules Simon, ministres de la guerre, de la marine et de l’instruction publique, des députations de l’Assemblée nationale, le maréchal Mac-Mahon, le grand-chancelier de la Légion d’honneur, le gouverneur des Invalides, des délégués des grands corps de l’état, des sous-officiers représentant toutes les armes de l’armée, assistèrent à cette solennité et écoutérent l’oraison funèbre que prononça le révérend père Félix. Le prêtre fut éloquent et, se rendant l’interprète d’un sentiment unanime, il remercia, au nom de la France, la Société de secours aux blessés du bien qu’elle avait fait.


VI. — LE MATÉRIEL ET LE PERSONNEL.

Lorsque la paix fut signée, et que la France, pansant ses blessures, ranimant sa vie presque éteinte, faisait courageusement face à l’infortune, la Société de secours, économe des deniers qui lui avaient été confiés pour venir en aide aux blessés, compulsait des chiffres et constatait que le reliquat des fonds de guerre, réunis à des offrandes attardées, lui constituait un capital d’environ 3,500,000 francs. C’était peu en présence des nécessités qui s’imposaient. Parmi les blessés que l’on avait sauvés, beaucoup restaient amputés, impotens, sans ressources assurées et menacés d’une misère qu’ils ne pouvaient combattre par un travail que leur mutilation rendait impossible. Il ne pouvait être question de leur constituer des pensions, car l’on eût, en agissant ainsi, immobilisé le capital; on ne pouvait que leur accorder des allocations renouvelables; on n’y manqua pas, l’on fut généreux, et de ce chef la Société dépensa 200,000 francs en 1872. Ce n’est pas seulement les blessés qui profitèrent de ces largesses; les familles des soldats morts au cours de la campagne ne furent pas oubliées ; les orphelins eurent leur part, 10,000 francs, et aussi les Alsaciens-Lorrains immigrés en France, 20,000 francs. La distribution de ces secours aux victimes de la guerre franco-allemande n’a pas encore pris fin, comme on pourrait le croire, car je trouve dans les comptes de 1887 que 47,506 francs ont été employés à venir en aide à 1,760 anciens blessés et à 357 veuves, orphelins et ascendans, sans compter 93 appareils, — jambes articulées, bras artificiels, mains à crochet, — qui ont été délivrés à d’anciens amputés[4].

Les secours donnés aux blessés d’hier n’étaient et ne devaient être qu’un souci secondaire pour la Société ; son objectif principal était le blessé de demain, celui qu’une guerre nouvelle pouvait jeter bas sur le champ de bataille et renvoyer, impuissant, incomplet et pauvre, dans ses foyers. Il ne fallait plus, comme au mois de juillet 1870, être saisi par des événemens inopinés, s’organiser devant l’ennemi, au milieu même du combat, et ne point parvenir, malgré tant d’efforts, à remplacer ce que le temps seul peut obtenir de l’expérience et de la méditation. Sans plus tarder, comme si les clairons allaient sonner aux frontières, on reprit le travail et Ton s’ingénia à pourvoir noire Croix rouge d’une constitution à la fois élastique et solide qui lui permît d’être prête à répondre au premier appel, d’escorter le bataillon d’avant-garde, d’être maîtresse d’un personnel expérimenté, d’un matériel suffisant et d’être au devoir à la même minute que ceux qui seraient au péril. Après une campagne aussi désastreuse que celle que vous venions de subir, tout était à faire et tout fut fait, avec méthode et prudence, mais avec une persistance que rien n’a déroutée. Sous la présidence successive du Comte de Flavigny, du vicomte de Melun, intérimaire, du duc de Nemours, du maréchal de Mac-Mahon, la Société de secours aux blessés n’a jamais ralenti son zèle, et quoique sa fortune ne soit pas ce qu’elle devrait être, elle n’a rien négligé pour se parfaire et être une force adjuvante de premier ordre. Ce qui subsistait du matériel d’ambulance utilisé par la Société pendant la guerre était hors de service, ou peu s’en faut; l’expérience avait démontré, du reste, que les voitures, les brancards, les cacolets, construits sur d’anciens modèles, ne répondaient qu’insuffisamment aux exigences d’une armée en campagne. Pour les blessés, le transport est toujours une cause de souffrances, mais ces souffrances peuvent être amoindries si les voitures sont bien suspendues et ne les secouent pas, si les brancards sont larges, avec un support de tête à crémaillère, si les cacolets permettent de changer de position. On mit différens modèles à l’étude, et après des discussions où l’humanité seule fit entendre sa voix, on s’arrêta à différens types qui constituent sur le passé un tel progrès que le service médical des armées n’hésita pas à les adopter.

Il convient de désigner trois sortes de voitures qui sont destinées à rendre de grands services et qui sont dues à l’initiative de la Société. La première est la voiture attelée de deux chevaux, qui contient facilement 6 hommes couchés et 12 hommes assis: à proprement parler, c’est un omnibus d’ambulance; la seconde est le fourgon portant le matériel d’infirmerie, qui peut au besoin être transformé en voiture de transport pour les blessés ; la troisième est la voiture-cantine, qui, chargée de vivres, de fourneaux, de combustible, contient la nourriture nécessaire à l’alimentation de 200 hommes. Ces trois types irréprochables sont aux voitures d’autrefois ce que le fusil Lebel est au fusil à pierre. La voiture à deux roues et à un cheval, dont on a fait un si fréquent usage pendant la dernière guerre, a été rejetée par le comité d’études de la Société. On a sagement agi ; cette voiture est inhumaine; elle est un instrument de supplice pour les blessés, qu’elle brutalise. Je l’ai vue fonctionner après un des nombreux combats qui ensanglantèrent les avant-postes de Paris pendant la commune. Il fallait entourer le blessé des deux bras, lui maintenir la tête pour amortir un peu les chocs qui le secouaient. Dans les types actuels, tout a été combiné pour épargner au malheureux que l’on transporte les heurts et les brusques déplacemens. Espérons que le ministère de la guerre et la Société de secours auront un nombre suffisant de ces voitures bienfaisantes, et que l’on ne sera plus réduit, comme en 1870-1871, à réquisitionner des chariots d’artillerie et des fourgons de chemin de fer pour enlever les blessés et les cahoter jusqu’aux ambulances.

Quelque nombreuses et bien aménagées que soient les voitures de la Croix rouge, elles ne peuvent plus, actuellement, servir qu’à des transports de courte durée : du champ de bataille à l’ambulance, de l’ambulance à une gare. Les voies ferrées sont aujourd’hui un instrument de guerre de haute importance ; il est donc naturel qu’elles soient aussi un instrument de salut et de conservation. C’est à elles qu’est réservée désormais la mission d’emporter les blessés loin de tout conflit, de les déposer dans des ambulances centrales, de les conduire aux hôpitaux, de les mener, en un mot, entre les mains de la science et de la charité. La Société de secours s’est préoccupée de ce problème, et elle l’a résolu de telle façon, que les nations étrangères lui ont rendu justice; en effet, son modèle d’un train d’ambulance a obtenu le diplôme d’honneur à l’exposition universelle de Vienne en 1873. Là, ce ne sont plus des voitures, ce sont des wagons garnis de lits suspendus, d’une pharmacie, d’une cuisine, d’un garde-manger, sorte d’hôpital ambulant où le blessé, le malade trouve le chirurgien, l’apothicaire, l’infirmier et tous les secours dont il peut avoir besoin. Chauffés lorsqu’il fait froid, ventilés en cas de chaleur, ces wagons hospitaliers seront, en temps de guerre, un inexprimable bienfait, et formeront un contraste mémorable avec les wagons à bagages et les wagons à bestiaux, sans compter quelques wagons à ballast que nous avons vus autrefois transporter des troupes. Je me rappelle que, sur un de ces wagons malfaisans, un soldat avait écrit à la craie : « Service de la boucherie. »

L’étude du transport des blessés ne s’arrête pas, et chaque jour on cherche à réaliser de nouveaux progrès. Au ministère de la guerre fonctionne, presque en permanence, une sous-commission de trains sanitaires; une des questions posées est celle-ci : en admettant que les wagons d’ambulance soient insuffisans, comment aménager les wagons à bagages pour le transport des blessés? Une expérience intéressante a été faite à ce sujet par notre Croix rouge, entre Paris et Meulan. Il s’agissait de mouvoir un train sanitaire « improvisé » et d’étudier le meilleur système de brancards et de couchettes. La compagnie de l’Ouest avait mis trois wagons à bagages à la disposition des délégués, qui n’ont pas dû faire un voyage dénué de fatigue, car le mécanicien avait reçu pour instructions de multiplier les variations de vitesse, les tamponnemens et les brusques arrêts. On voulait se rendre compte du degré de résistance des brancards mis à l’essai et des oscillations auxquelles ils étaient exposés. Le meilleur appareil de trans- port pour un blessé qui redoute les secousses est le brancard à sommier de toile, suspendu et arrimé par des cordages au plafond, au plancher, aux parois latérales du wagon. J’en ai fait l’expérience pour un de mes amis; mais ce mode de transport exige l’emploi d’un wagon tout entier : il est, par conséquent, beaucoup trop dispendieux, beaucoup trop encombrant pour pouvoir être employé dans une évacuation nombreuse. Depuis ce voyage d’expérimentation, que je ne rappelle qu’afin de prouver avec quel soin toute amélioration est étudiée par la Société de secours, de grands progrès ont été réalisés pour l’aménagement des blessés dans les wagons. C’est aux ingénieurs des chemins de fer, aux chefs de traction qu’il convient de se fier ; ils connaissent leur matériel, ils en ont l’habitude et savent ce que l’on en peut exiger. Là où un médecin sera embarrassé pour caser quatre malades, un employé intelligent en placera six ou huit sans préjudice pour eux. Le jour où le problème sera sérieusement attaqué par les ingénieurs des voies ferrées, on peut être certain qu’il sera résolu. Ne l’est-il pas déjà? Jusqu’à présent, on n’était parvenu qu’à installer six blessés par wagon. Au mois de juillet dernier (1888) M. Ameline, ingénieur de la compagnie des chemins de fer de l’Ouest, a expérimenté, avec succès, un nouveau système ou une nouvelle méthode de suspension de brancards qui permet de réunir, sans inconvénient, dix et même douze blessés dans le même wagon. C’est là un résultat précieux qui doublera la rapidité des évacuations sanitaires sur les centres hospitaliers[5]. Il ne suffit pas de transporter les blessés, il faut tenir à leur disposition des abris temporaires où les soins leur sont donnés et où, si leur état l’exige, ils peuvent prolonger leur séjour. Le comité d’études de la Société de secours y a pensé et a établi des baraquemens, des tentes d’ambulance qui sont de véritables salles d’hôpitaux transitoires, meilleures même, car la contagion ne s’y installe pas dans de vieux murs et dans des parquets disjoints. Ces baraques formées de légères voliges qui se démontent et se re- montent avec facilité, ces tentes vastes et aérées qui peuvent résister à un long usage, sont arrimées méthodiquement et transportées sur des fourgons spécialement construits ; le personnel nécessaire les accompagne, et, en temps de service, elles sont munies d’un nombre déterminé de couchettes. Un blessé évacué du champ de bataille sur l’hôpital d’une ville désignée peut s’arrêter, au cours de sa route, dans ces étapes reposantes qui l’attendent et l’accueilleront aux stations que doit parcourir le train sanitaire. Comme des refuges places en marge des chemins périlleux, les ambulances de la Croix rouge s’ouvrent pour les hommes fatigués auxquels le réconfort est nécessaire. Peu à peu, guidée par son comité d’études qui, en réalité, est un comité d’initiative, la Société de secours a organisé un matériel qui est égal, sinon supérieur, à celui de toute autre nation européenne[6]. On a pu s’en convaincre aux différentes expositions internationales où la France a prouvé, sans orgueil, mais avec sécurité, que, tout en ne redoutant pas la guerre, elle avait redoublé d’efforts pour en atténuer les effets. Les montagnes de compresses, les bandes, les langes pour tout pansement, les cardes de coton phéniqué, les gouttières métalliques garnies de ouate, les attelles, les alèses en caoutchouc, tout ce qui forme, en un mot, l’outillage intelligent d’une infirmerie chirurgicale, a été réuni et reste prêt à être utilisé aux premières réquisitions de la guerre. Avant que cette précieuse réserve soit épuisée, on aura le temps d’en rassembler une autre; car le jour où un conflit armé éclaterait, le capital de la Société, dont le revenu est aujourd’hui consacré à des secours renouvelables, serait immédiatement mobilisé et employé au service des ambulances : en temps de paix, ce capital est inaliénable, mais dès que les hostilités sont imminentes, il recouvre sa liberté d’action. Les dépôts sont nombreux où l’on a rangé dans un ordre méthodique tous ces instrumens de salut, ces objets de réparation, qui sont, en quelque sorte, les armes de la bienfaisance combattant au nom de l’humanité méconnue par la guerre. Là on peut voir ce qu’autrefois j’ai contemplé avec tristesse dans les magasins-généraux de l’Assistance publique : des piles de béquilles, des armoires pleines de membres artificiels, des chariots mécaniques pour ceux que la blessure a paralysés. En admirant tant de prévoyance, en rendant justice au sentiment qui l’a suscitée, on ne peut s’empêcher de former un vœu : que tout cela pourrisse sur place et que la guerre n’en ait jamais besoin !

Il est relativement facile de se procurer un matériel d’ambulance assez complet pour parer à des éventualités pressantes ; ce n’est qu’une question d’argent, question que la bienfaisance des nations ne rend pas insoluble. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de former un personnel d’infirmerie apte à donner des soins aux blessés; là, une éducation première est indispensable; elle doit être d’une théorie très simple, car la pratique détaillée ne peut s’acquérir que par l’expérience, par le séjour dans les hôpitaux de chirurgie, par la présence dans les salles où l’on souffre. Les médecins, les chirurgiens ne feront point défaut à l’heure du péril ; ils seront là où ils doivent être, en première ligne, s’ils appartiennent au service sanitaire de l’armée ; en seconde ligne, s’ils ont adhéré à la Société de secours ; les infirmières non plus ne manqueront pas ; j’imagine que les femmes s’empresseront et se rangeront derrière les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, qui accourront les premières, si on ne les a pas encore chassées de France, comme déjà on les a expulsées des écoles et des maisons hospitalières. Sous ce rapport, la société vit en paix : elle sait que la science et la charité rivaliseront de zèle pour l’aider à remplir sa mission. Mais ces blessés, qui dans les futures batailles seront en nombre prodigieux, à cause de l’énormité des contingens et de la cruauté scientifique des armes actuelles, il faut aviser à les relever le plus tôt possible, à les transporter aux ambulances volantes et à leur épargner l’angoisse des heures d’attente sur le terrain même où ils sont tombés. Ce travail de recherche, d’enlèvement, qui doit être fait avec aplomb et rapidité, est l’œuvre des brancardiers; c’est d’eux, de leur énergie, de leur perspicacité, de leur adresse, que peuvent dépendre le salut et l’existence de bien des malheureux.

On s’est donc ingénié à former un corps de brancardiers qui auraient pour mission de recueillir, après le combat, pendant le combat s’il se peut, la sanglante moisson que la guerre a fauchée. Même en cas de retraite, en cas de déroute, ils peuvent accomplir leur devoir sacré, car la croix rouge les protège et permet qu’ils ne soient point inquiétés à leur poste d’honneur. Il ne suffit pas de ramasser un blessé, de le coucher sur un brancard et de l’emporter ; il faut le saisir sans rendre sa souffrance plus aiguë, savoir faire une pansement provisoire, arrêter une hémorragie, et placer le malheureux dans la position qui doit lui être le moins pénible. C’est ce que les brancardiers doivent apprendre, et on le leur enseigne. Des chirurgiens militaires, rompus aux multiples incidens d’un champ de bataille couvert de blessés, ont donné à cet égard des instructions précieuses. À défaut de « modèle vivant, » comme l’on dit dans les ateliers de l’École des Beaux-Arts, on se sert du mannequin pour les démonstrations ; mannequin articulé, sur les membres duquel le trajet des artères et des veines est indiqué, mannequin flexible, jusqu’à un certain point, qui permet de reproduire les diverses inflexions du corps humain et de lui donner la position la plus favorable au blessé, selon la blessure reçue. C’est, je crois, le comité de la ville de Lille qui, le premier, a inauguré ce genre d’enseignement, que l’on ne saurait trop encourager et développer, car il n’est pas de jour, en pleine paix, où la vie ouvrière n’ait à en profiter.

Le 23 septembre 1887, à Carlsruhe, j’ai assisté aux manœuvres du corps des brancardiers volontaires. Les délégués de la Croix rouge des diverses nations d’Europe, de l’Amérique et même du Japon, s’étaient réunis dans la capitale du grand-duché de Bade pour y tenir leur quatrième congrès. La France y était excellemment représentée. Je n’avais point qualité pour assister aux séances théoriques ; j’y avais été invité, mais je m’abstins d’y paraître, craignant d’avoir l’air de vouloir me faufiler parmi les personnages éminens que notre Société de secours avait délégués. On discuta des questions de règlemens et de législation internationale, auxquelles il m’eût, du reste, été impossible d’apporter quelque lumière. La Croix rouge de Bade est très complète, bien outillée, servie par un personnel exercé, très discipliné, qui obéit comme un régiment. La société secourable est l’objet des sollicitudes du grand-duc et de la grande-duchesse ; de celle-ci on peut dire qu’elle en est la grande-maîtresse ; elle ne fait, du reste, que se conformer à l’exemple que sa mère, l’impératrice Augusta, lui a donné dans le royaume de Prusse ; les blessés français qui, pendant la campagne de 1870-1871, ont été traités dans « les lazarets » sur lesquels les deux souveraines étendaient leur protection, n’ont oublié ni l’une ni l’autre. Toutes deux ont compris et ont prouvé qu’en temps de guerre le rôle de la femme est de proclamer, défaire prévaloir les droits et les devoirs de l’humanité contre les nécessités de la politique[7]. J’ai pu constater l’influence bienfaisante de la grande-duchesse Louise sur la Croix rouge badoise, qui, au premier signal, est prête à fonctionner, car je l’ai vue à l’œuvre. On offrit aux délégués une sorte de répétition générale ; les souverains et leurs fils s’empressaient de faire aux envoyés des diverses sociétés de secours les honneurs d’un champ de bataille figuré où de faux blessés attendaient que l’on vînt les relever. Couchés à l’ombre des grands arbres, ils ne paraissaient point impatiens et regardaient tranquillement le paysage.

On les avait disséminés, non point au hasard, mais scientifiquement, pour ainsi dire, accotés contre le tronc des chênes, dissimulés derrière un pli de terrain, tapis dans les fossés, abrités en un mot, comme font les vrais blessés qui rampent loin du combat et profitent de tous les accidens du sol pour se garantir des projectiles. En outre, chacun d’eux était fictivement atteint d’une blessure spéciale, à la tête, à la poitrine, à l’abdomen, aux membres inférieurs ou supérieurs. À peine étions-nous arrivés sur ce champ de manœuvres sanitaires, que le corps des brancardiers apparut, la croix rouge au bras et à la casquette, marchant vite, marquant le pas avec des mouvemens secs et précis comme ceux des anciens soldats. C’étaient des gars solides, vêtus d’un uniforme gris peu voyant, fortement chaussés, ainsi qu’il convient à des hommes qui doivent faire les étapes de la charité à travers les terres bouleversées par les batailles. Les brancards m’ont paru bien construits, résistans, garnis d’une grosse toile en treillis, munis d’une paire de bretelles et complétés par un appendice à crémaillère, en forme de pupitre, destiné à exhausser la tête. À un signal, les brancardiers se dispersèrent, quatre par quatre, à la recherche des blessés. Ceux-ci étaient déposés sur la litière pendant que l’on comprimait l’artère fémorale ou l’artère brachiale, selon que la cuisse ou le bras avait été traversé par la balle ; pour tous un pansement rapide était simulé. Puis deux brancardiers de corvée emportaient le blessé, que les deux autres escortaient après s’être chargés du sac, du casque, du sabre et du fusil, prêts à relayer leurs camarades s’ils étaient fatigués. Ils jouaient bien leur rôle, les petits fantassins qui étaient censés tombés pour l’honneur du Vaterland ; ils le jouaient si bien, que l’un d’eux l’avait pris au sérieux : il était pâle comme un mourant, c’est le cas de le dire ; il faisait ballotter sa tête et levait les yeux au ciel avec résignation. J’imagine qu’il récitait mentalement les vers de Frédéric Hœlderlin : « Je veux verser mon sang, le sang de mon cœur, pour la patrie. » On lui avait assigné une blessure grave ; on ne barguigne pas avec la consigne, dans l’armée allemande ; il avait cru son capitaine sur parole, et se laissait tout doucement défaillir, par respect pour la discipline. Il était si faible que, pour le ranimer, on lui donna une chope de bière; il la but, s’essuya correctement les lèvres, poussa un soupir d’agonie et reprit son attitude de moribond.

Au far et à mesure qu’on relevait les blessés, on les portait à l’ambulance établie en plein air à proximité du champ de bataille. On les couchait sur un bon lit de paille fraîche comme j’aurais été heureux d’en trouver, au temps des voyages, lorsque je n’avais pour matelas que le sable du désert ou les grèves de la Mer-Rouge. Après l’inspection des chirurgiens de service, on les transférait dans une vaste tente ou dans un baraquement d’ambulance, hôpital mobile qui se déplace avec les corps d’armée, les accompagne et reste toujours en contact avec eux. Les blessés que l’on jugeait transportables étaient conduits et installés dans un train de chemin de fer composé de wagons sanitaires qui, si je ne me trompe, appartenaient à la Société bavaroise de la Croix rouge, et qui, à première vue, m’ont semblé de dimensions un peu restreintes. Ces exercices, auxquels assistait l’empereur du Brésil, m’ont vivement intéressé. Je sais bien qu’ils n’ont été qu’une représentation platonique et qu’ils ont été exécutés avec un ensemble, une précision que le tumulte du combat aurait troublés ; mais néanmoins ils sont de bon augure et prouvent que, si l’on enseigne l’art de tuer son prochain, on se préoccupe aussi du soin de le sauver. Il serait à désirer que de telles manœuvres ne fussent pas seulement un spectacle offert à des théoriciens et à des curieux; je voudrais qu’on pût les multiplier, comme on multiplie les exercices de la pompe pour les pompiers. Tout corps de troupes en campagne d’instruction, — marches forcées, petite guerre, opérations stratégiques, — devrait, à mon avis, être accompagné d’un peloton de brancardiers de la Croix rouge, ne fut-ce que pour ramasser les hommes tombés de fatigue, blessés par leur chaussure, et frappés d’insolation. Ce ne serait pas empiéter sur les attributions du corps sanitaire des régimens, ce serait donner une instruction pratique à des hommes dont les services seront d’autant plus précieux qu’ils en auront éprouvé l’importance et apprécié les difficultés.

Si l’Allemagne a de bons brancardiers, les nôtres ne leur sont pas inférieurs ; nous les avons eus et nous les aurons encore. C’est une troupe d’élite qui marche en priant, mais ne recule pas. Autour d’elle viendraient, à l’heure du péril, se grouper les dévoûmens individuels que la France n’a jamais invoqués en vain. On se souvient des hommes dont je veux parler. Dans les combats décevans qui furent livrés sous Paris pendant la période d’investissement, ils ont été au feu comme des vétérans, sans hésitation ni forfanterie. Vêtus de leur longue robe en bure noire, coiffés de l’incommode chapeau à trois cornes, on les a vus, sur nos champs de bataille, recueillant les blessés, les réconfortant et leur montrant peut-être la lumière qui brille au-delà du seuil redoutable. Non-seulement ils ont secouru nos blessés, mais parfois ils ont partagé leur sort, car les balles sont aveugles, et ne reconnurent pas les humbles religieux qui portaient au bras le signe de la neutralité. Plus d’un est tombé qui ne s’est pas relevé, victime offerte en holocauste au Moloch dévorateur que l’on appelle encore le dieu des armées, et dont les Évangiles n’ont même pas prononcé le nom. Pendant nos grandes misères, ils ont été héroïques, ces frères des écoles chrétiennes, qui sont religieux sans être ecclésiastiques, et qui ont reçu à Reims, en 1681, du chanoine J.-B. de La Salle, la règle à laquelle ils sont soumis encore aujourd’hui. C’est un ordre exclusivement français, modeste, persistant, toujours à la peine, rarement à l’honneur, et prêt, en toute circonstance, à se sacrifier pour la patrie. Ils l’ont prouvé, ces pauvres ignorantins, et on aurait dû s’en souvenir avant de fermer les classes où ils enseignaient aux enfans du peuple que le devoir n’est pas un vain mot. Si les municipalités ingrates les ont chassés comme des malfaiteurs, nos soldats les retrouveront près d’eux lorsque les canons parleront de nouveau ; ils appartiennent à la charité et rendent volontiers le bien pour le mal ; ils se sont donnés à notre Croix rouge et ont réclamé l’honneur de la servir.

Au mois de juillet 1879, le duc de Nemours, qui était alors président du conseil central de la Société de secours aux blessés, s’adressa au frère Irlide, supérieur-général des frères de la doctrine chrétienne, et lui demanda combien, en cas de guerre, il pourrait mettre d’hommes à la disposition de la Croix rouge. Le supérieur répondit : « c’est un grand honneur que la Société de secours aux blessés nous fait, Monseigneur, en nous ouvrant ses rangs; aussi n’est-ce pas seulement mon adhésion empressée, mais encore mes plus vifs remercîmens que j’ose vous prier de lui transmettre.» Puis, désignant l’emplacement des différens établissemens des frères, indiquant le nombre de ceux-ci, réservant le service des écoles, qui est le but même de l’institution, il déclare qu’un millier de brancardiers environ répondront au premier appel. Ce sera le bataillon sacré de la bienfaisance et de l’abnégation; les brancardiers laïques n’auront qu’à les suivre pour être toujours au bon endroit. Si l’émulation saisit les uns et les autres, si quelque rivalité s’élève à qui fera le mieux, il ne faudra pas s’en plaindre. Dans la production des œuvres de dévoûment, comme dans la production des œuvres industrielles, la concurrence a du bon.

Si l’on s’est assuré d’un corps de brancardiers dont les cadres, formés par les frères de la doctrine chrétienne, seront rapidement remplis, on est certain de voir accourir dans les ambulances les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et des autres congrégations hospitalières; mais, quel que soit leur nombre, elles ne pourront répondre à toutes les exigences. C’est pourquoi la Société de secours aux blessés a ouvert des conférences qui sont une sorte d’école permanente où les futurs infirmiers et les futures infirmières peuvent recueillir d’indispensables notions. Au local même de la Société, rue Matignon, l’on peut écouter la parole de quelques praticiens sérieux dont la technologie n’a rien d’excessif et qui, le plus souvent, réussissent à se mettre à la portée d’un auditoire chez lequel la bonne volonté est presque toujours supérieure à la science. Ce n’est pas un mince mérite, car le métier de vulgarisateur n’est point facile à exercer. Ces cours, inaugurés en 1882, sont divisés en deux parties distinctes : celle qui s’adresse aux brancardiers-infirmiers, celle qui est réservée aux dames infirmières. Deux fois par semaine, pendant les mois de février, mars, avril, mai et juin, les uns et les autres peuvent recevoir l’enseignement théorique qui leur permettra d’acquérir promptement l’habileté que seul peut donner le séjour dans les ambulances. Le choix des cours est judicieux : anatomie, physiologie, fractures dans la chirurgie de guerre, hygiène hospitalière, appareils improvisés pour les pansemens provisoires, élémens de pharmacie usuelle, fonctionnement du service de santé en campagne, lingerie, c’est-à-dire confection des linges à pansement. La marine n’est pas oubliée, car on fait des conférences sur les ambulances flottantes.

J’ai assisté à ces cours auxquels préside toujours un membre du conseil ; j’en ai été satisfait; ils m’ont paru remplir l’objet auquel ils sont destinés. Chaque leçon dure une heure environ et ne s’égare pas en considérations étrangères au sujet. Point de discussion de doctrine, point de dissertation savantasse, rien autre que le fait, comment il se produit, quelle conséquence il entraîne, par quels procédés on peut en neutraliser ou en atténuer les effets. C’est très simple et très clair ; du moins j’ai compris tout ce que j’ai entendu, et j’en ai conclu que nulle explication n’avait échappé à l’intelligence des auditeurs. Lorsque la leçon est ce que j’appellerai mixte, c’est-à-dire lorsqu’elle s’adresse aux infirmières aussi bien qu’aux infirmiers, le public est nombreux, et les femmes en forment la grande majorité. Après le premier froufrou des robes et quelques saluts échangés, elles restent silencieuses, attentives, ne quittent point le professeur des yeux et, comme l’on dit, sont bien à leur affaire. Beaucoup d’entre elles prennent des notes, elles se dépêchent, elles se dépêchent, elles voudraient ne pas perdre un mot, et l’orateur par le vite, car il y a bien des choses à dire et le temps lui est mesuré. Lorsqu’elles entendent une parole dont la signification ne leur semble pas absolument précise, elles prennent un air effaré et ont des petits mouvemens d’oiseau inquiet qui sont charmans ; je les ai vues toutes dresser la tête en même temps et agrandir les yeux au mot « épistaxis, » et pousser un soupir de soulagement lorsque le professeur, remarquant ce geste de surprise qui ressemblait à une interrogation, se hâta d’ajouter : « c’est-à-dire le saignement de nez. » Parfois les explications les rendent un peu confuses. Pendant une leçon de pharmacie usuelle, quelques détails trop techniques leur firent baisser les yeux, comme si l’on eût évoqué l’âme de M. Fleurant et fait apparaître les matassins qui donnaient chasse à M. de Pourceaugnac : « Bénin, bénin, pour déterger, pour déterger. » Je crois bien que quelques mamans riaient sous cape, mais les jeunes institutrices à brevet témoignaient par l’expression de leur physionomie que, semblables au Géronte du Médecin malgré lui, « elles ne se connaissent pas à ces choses.»

La femme qui aura suivi ces cours sera plus tard une infirmière utile; elle saura débrider une plaie, panser une blessure et, au besoin, préparer un médicament. Si les femmes sont assidues aux cours de la rue Matignon, je n’en dirai pas autant des hommes; j’en suis honteux pour mon sexe ; je l’ai cherché là où il devait être et je ne l’ai pas aperçu. L’homme est-il donc trop indifférent ou trop paresseux pour venir, une fois par semaine, pendant une heure, acquérir des notions qui, en dehors des périodes de guerre, lui seraient utiles dans bien des circonstances de la vie? Non; l’homme est occupé, très occupé ; n’a-t-il pas le péristyle de la Bourse, et le café, et le cercle, et le reste? Cela prend bien du temps, et il n’en reste guère à consacrer aux œuvres d’humanité, qui sont cependant de devoir commun dans un pays de service militaire obligatoire. Au jour des batailles, on s’empressera, je n’en puis douter, mais sans notions préalables, par conséquent avec hésitation, avec maladresse, et le pauvre blessé pâtira de ceux-là mêmes qui veulent le secourir. Lorsque les troupes seront en marche, il n’y aura plus ni leçon ni professeur; on regrettera d’avoir négligé l’apprentissage, car la volonté seule ne suffit pas à faire le bien ; il faut donc profiter des heures pacifiques pour s’initier au métier d’infirmier et de frère de charité. C’est pourquoi je voudrais que les cours de la Croix rouge fussent suivis avec quelque régularité par les hommes, qui, du moins, pourraient s’habituer de la sorte aux fonctions qu’ils ne répudieront pas si la France en appelait à leur dévoûment. Être prêt, c’est bien ; mais être préparé, c’est mieux.

Il me reste à dire quelle a été l’action de la Société de secours aux blessés militaires de terre et de mer, pendant nos dernières expéditions coloniales, et à parler de l’ampleur qu’elle doit acquérir si le public en comprend l’importance; c’est ce que je ferai dans une prochaine et dernière étude.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Voir : Aperçu historique, statistique et clinique sur les services des ambulances et des hôpitaux de la Société française de secours aux blasés des armées de terre et de mer pendant la guerre de 1870-1871, 2 vol. in-4o, 1874, t. Ier, introduction, XXV. — À ce sujet, un journal allemand, dont j’ai négligé de noter le titre et la date, dit : « Les chiffres donnés par le docteur Chenu sur les pertes éprouvées par la France dans la campagne de 1870-1871 ont excité ici d’autant plus d’intérêt que le gouvernement français n’a encore publié aucun chiffre. On suppose que les renseignemens du docteur Chenu ont été puisés à des sources officielles. En comparant les chiffres français à ceux donnés pour l’Allemagne, nous trouvons que la France a eu 139,000 morts et 143,000 blessés, contre 44,000 morts et 127,000 blessés portés sur les listes officielles de l’Allemagne. En ajoutant à ces nombres les 20,000 hommes morts dans Paris et Strasbourg assiégés et les 17,000 prisonniers qui ont succombé en Allemagne à leurs blessures, la perte totale de la France serait donc de plus de 176,000 morts. » Le calcul du journaliste allemand est erroné, car le docteur Chenu compte : morts en captivité en Allemagne, 17,240 ; pendant l’internement en Suisse, 1,701 ; pendant l’internement en Belgique, 124 ; les morts par faits de guerre à Strasbourg et à Paris figurent également dans le total de 138,871.
  3. Quelques dames ayant demandé si elles devaient continuer leur service pendant la commune, le comte de Beaufort répondit à Mme Carré de Chauffour, de Sédaiges et Dehorter : « Vous m’avez fait l’honneur de me demander si vous devez continuer à être dames infirmières. Rester à votre poste, c’est prouver que votre charité domine votre amour-propre et méprise le danger, s’inspirant de l’amour divin. Permettez-moi d’ajouter que votre présence ici honore celui qui s’estime heureux de représenter, dans ces temps difficiles, le conseil absent.
  4. En ajoutant aux allocations du conseil central celles des comités de province, — De Lyon, par exemple, qui, chaque année, donne 5,000 ou 6,000 francs, d’Orléans qui fait de même, de Lille, de Bordeaux, etc., — on constate que, depuis 1872, la Croix rouge a distribué plus de 2 millions de secours prélevés sur les revenus d’un capital resté intact, sans parler de l’achat du matériel en magasin, qui a coûté plus de 800,000 francs.
  5. Le règlement sur le service sanitaire de l’armée prescrit les « dispositions concernant les trains sanitaires improvisés. » Le train est composé, au maximum, de 35 wagons, dont 23 sont réservés aux blessés et aux malades ; en prenant une moyenne de dix personnes pour chacun des wagons à bagages, un train pourra transporter 230 blessés. Cette limite est, je crois, dépassée en Allemagne, mais je ne puis donner que des chiffres approximatifs; la statistique allemande compte par essieu, ce qui n’a rien de précis, car certains wagons sont munis de 2 essieux, d’autres de 3; le calcul ne sera donc pas absolument exact. Les ordonnances relatives à l’exploitation des voies ferrées donnent les chiffres suivans : trains de marchandises, 150 essieux, soit, avec certitude, 75 wagons à 2 essieux; trains de voyageurs, 100 essieux; trains militaires ou trains mixtes (marchandises et voyageurs), 110 essieux. D’après un renseignement verbal, un train sanitaire allemand improvisé peut transporter 300 blessés. Nous avons dit plus haut que, pendant la guerre de 1870, la Croix rouge de Prusse a pu expédier 900 blesses par un seul train.
  6. Égal en qualité, mais non en quantité. Sous le rapport de l’accumulation du matériel sanitaire, la Croix rouge d’Autriche dépasse celle de toutes les autres nations.
  7. Sur la liste originelle des membres fondateurs et souscripteurs de la Société française de secours aux blessés militaires (1869), le premier nom que je lia est celui de la reine de Prusse, Augusta.