La Croix rouge de France/03

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LA
CROIX ROUGE DE FRANCE

III.[1]
AU-DELA DES MERS. — LES DÉLÉGATIONS RÉGIONALES. — LE COMITÉ DES DAMES. — LE TRÉSOR DE SECOURS.


VII. — AU-DELA DES MERS.

La Société de secours aux blessés des armées de terre et de mer ne s’est pas contentée, depuis la fin du conflit franco-allemand, d’étudier les questions techniques, de réunir un matériel important et de former un personnel apte aux services exigés ; elle a donné aide à la France engagée dans des combats d’outre-mer ; fidèle à son titre, elle a été maternelle pour nos soldats et pour nos marins. Une sorte de croisade permanente semble ouverte contre les peuples infidèles ; on se soucie fort peu de modifier leurs croyances religieuses, mais on ne dédaigne point d’acquérir leurs territoires, de s’y installer, d’y prospérer, s’il se peut, et de s’y maintenir en vertu d’un droit barbare que l’on conteste lorsqu’on est le plus faible, que l’on acclame lorsque l’on est le plus fort et qui n’est autre que le droit de conquête. Ce que la morale y gagne, je ne saurais le dire ; mais cela développe la marine, le commerce, la richesse générale des nations, et c’est pourquoi l’on n’a point scrupule de se faire écumeur de rivages et détrousseur de pays, au mépris du précepte, perpétuellement méconnu : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te fasse. » Il est difficile de ne point sourire en se rappelant que Désiré Nisard a été conspué pour avoir dit, en une heure de franchise, qu’il existe deux morales. Il a nié le propos, et il a eu tort ; je le reprends pour mon compte, et j’affirme que, si un individu se conduisait à l’égard, de son semblable, comme les peuples, représentés par leurs gouvernemens, se conduisent vis-à-vis les uns des autres, la peine qui le frapperait serait si sévère qu’il n’aurait plus occasion de tuer les gens pour s’approprier leurs biens. Considération superflue que peut formuler la conscience d’un philosophe grognon, mais que la politique n’admettra jamais, ne serait-ce que par respect pour une tradition qui date des premiers jours du genre humain.

Ce qui a été acquis par la violence ne se conserve que par la force; aussi, lorsque dans les colonies l’élément autochtone n’a pas été anéanti, l’état de guerre est presque l’état normal. Sous prétexte d’assurer la sécurité des frontières, on les recule sans cesse au détriment des voisins, que l’on traite volontiers d’insurgés ou de rebelles lorsqu’ils défendent le sol natal et obéissent ainsi au plus sacré des devoirs. Il y a cent trente ans, les Anglais commencèrent à s’établir au Bengale ;. C’était une acquisition nouvelle exposée à des revendications ; pour en mieux conserver l’intégralité, ils ont conquis l’Inde entière, qui est à eux avec 200 millions de sujets auxquels toute velléité de patriotisme est interdite, ainsi que le démontre la répression de l’insurrection des Cipayes en 1857, insurrection motivée par l’annexion peu volontaire du royaume d’Aoude ! Il n’est pas une nation européenne, une nation civilisée, qui n’ait de pareils faits sur la conscience, qui n’en tire profit et ne s’en vante dans son histoire. Une épidémie de colonisation sévit en Europe depuis une quinzaine d’années ; c’est à qui s’en ira vers les terres noires, vers les terres jaunes, du côté de l’Afrique et de l’extrême Orient, pour s’y tailler des possessions où l’on pourra écouler quelques marchandises, après y avoir fait tuer bon nombre de soldats qui ne demandaient qu’à vivre. La France n’est pas demeurée en reste dans ce mouvement d’expansion, et c’est pourquoi notre Société de la Croix rouge a expédié tant de ballots dans des pays lointains.

Un coup d’éventail injurieusement donné à un consul provoqua, des représailles qui entraînèrent la prise d’Alger et du territoire adjacent. Il en résulta une colonie que l’on dut protéger vers l’ouest en s’emparant de la province d’Oran, vers l’est en prenant la province de Constantine, vers le sud en débordant jusqu’aux marges du grand désert. Ce que cette conquête a coûté à la France d’efforts, d’hommes et d’argent, les lecteurs de la Revue savent que M. Camille Rousset l’a raconté d’une façon magistrale. Notre sécurité exigea, paraît-il, un développement de frontières du côté de l’Orient, et nous avons étendu une main bienveillante sur la Tunisie, à peu près comme l’Angleterre honore l’île de Malte de son protectorat. Les choses n’allèrent point toutes seules, et les Tunisiens nous accueillirent avec un empressement mélangé de coups de fusil. Qui ne se rappelle les Kroumirs, ces fameux Kroumirs dont la résistance fut si redoutable dans les journaux? Peu ou prou, on se battit; des soldats français étaient en guerre, la Société de secours aux blessés intervint, et elle proposa ses services au ministre. Celui-ci les accepta, mais en les limitant. Il ne crut pas devoir accueillir le concours sans réserve qu’offrait la Société; il estima que les ressources hospitalières dont disposait le corps expéditionnaire suffisaient à tous les besoins, et il n’autorisa que l’envoi de certains dons en nature. Si les ambulances de notre Croix rouge ne se montrèrent pas en Tunisie à la suite de nos soldats, c’est qu’il ne leur fut point permis d’y paraître ; je le regrette, car elles n’y auraient point fait mauvaise figure. A défaut de ses tentes, de ses cacolets, de ses infirmiers, elle envoya des médicamens et beaucoup de ces objets qu’une administration soucieuse des deniers publics doit considérer comme superflus, mais qui nous semblent de nécessité première pour les malades et les convalescens. On sut y joindre, sans malice, mais avec habileté, une centaine de brancards qui furent utilisés, quoique le matériel sanitaire de l’armée fût au complet. Tous les envois étaient dirigés sur les comités de la Société, à Marseille, à Toulon, à Oran, à Alger, à Bône, à Tunis, qui les faisaient parvenir et distribuer dans le sud oranais où nous étions en lutte contre les indigènes, en Tunisie dont on nous disputait mollement la possession. Toutes les caisses, tous les colis timbrés de la Croix rouge portaient à nos soldats l’assurance que la Société de secours veillait de loin sur eux, puisqu’elle n’avait pas été admise à les faire accompagner par ses délégués. Il est fâcheux que des considérations d’un ordre probablement supérieur l’aient éloignée de cette incursion en pays à conquérir ; elle y eût sans doute perfectionné une expérience qui n’eût pas été stérile pour l’avenir. Le fit fabricando faber est vrai pour l’hospitalier comme pour le forgeron.

L’énumération des objets expédiés par le comité central de Paris est intéressante, car elle répond avec intelligence aux besoins du soldat en marche de guerre, que n’épargnent ni les blessures, ni les maladies, ni le dénûment, et que trop souvent reçoit l’ambulance temporaire en attendant l’hôpital. J’y vois 6,314 objets d’habillement, où dominent les chemises et les ceintures de flanelle, qui devraient être « d’ordonnance » dans les campagnes où l’on couche en plein air, dans les pays que visite fréquemment la dysenterie ; 3,150 pièces de literie, draps et couvertures de laine ; 1,840 kilogrammes de linges à pansemens, 100 appareils à fractures, 9 matelas à eau, 400 mètres de toile imperméable, 130 filtres à charbon, qui sont le plus précieux préservatif contre les contagions que charrient les eaux infectées de microbes; les conserves alimentaires sont en nombre qui ne se compte pas et forment, avec 11,700 litres de vins de Bordeaux et de Provence, une bonne ressource alimentaire. Les substances pharmaceutiques n’ont point été oubliées; les fébrifuges y tiennent bonne place et aussi les caïmans, les anesthésiques, — laudanum, chloral, éther et chloroforme, — auxquels tout blessé a droit aux heures de la souffrance ou de l’opération. Afin de combattre la soif si dure, sous le ciel d’Afrique, pour les fiévreux à peine abrités par la tente, on a ajouté 336 litres de jus de citron concentré, à l’aide duquel on peut rapidement obtenir des limonades faites avec de l’essence de fruits et non point avec de l’acide sulfurique, qui si souvent la remplace dans les cafés et même dans les hôpitaux. On a pensé aux heures languissantes de l’ambulance, à l’ennui du désœuvrement, à l’oisiveté qui, pour le convalescent, appelle la tristesse, le regret, « le mal du pays, » si périlleux que bien souvent il retarde la guérison en paralysant la réaction vitale, et l’on a envoyé aux malades de quoi « tuer le temps : » des jeux de dominos, de dames, d’échecs, quelques collections de volumes à la fois instructifs et amusans, romans d’aventures, récits de voyages, histoires militaires qui raniment le courage en racontant les hauts faits des devanciers; le tabac ne manquait pas non plus, car on sait à la Société de secours qu’il est indispensable au troupier qui en a contracté l’habitude.

En expédiant ces « douceurs » à nos soldats manœuvrant sur les territoires ubi Carthago fuit, notre Croix rouge s’imaginait qu’elle concourait simplement au soulagement des malades et des blessés ; elle eût été sans doute fort étonnée si on lui eût prédit que, par son action seule, elle allait participer à la conquête et soumettre des tribus réfractaires. Tout invraisemblable que le fait puisse paraître, le fait n’en est pas moins certain ; si l’on en doutait, j’invoquerais le témoignage du général Riu, que nul ne récusera. Dans cette campagne qui fut si précipitée qu’on put la croire inopinée, il se produisit, au début surtout, quelque indécision dans les services auxiliaires de l’armée. On guerroyait dans l’extrême sud, à plus de 500 kilomètres de la base d’opérations ; les médicamens, le matériel de pharmacie, n’y parvenaient point facilement, s’égaraient sur les routes indécises du désert et se faisaient parfois attendre plus qu’il n’eût convenu dans l’intérêt des malades et des éclopés. L’administration militaire s’évertuait à parer à ces inconvéniens et n’y réussissait pas toujours ; « elle était quelquefois paralysée par l’insuffisance même des ressources dont elle disposait, dit le général Riu ; ce n’est pas avec la modeste somme de 1 fr. 25 par jour que le soldat évacué sur les ambulances du littoral pouvait trouver dans son long et pénible voyage de quoi s’assurer tout le bien-être qu’exigeait son état[2].

Un jour, dans une de ces heures d’inquiétude et de malaise comme il en sonne trop souvent au cours des expéditions militaires, surtout dans les contrées de civilisation incomplète, on aperçut un convoi qui se dirigeait vers le campement. On s’interrogeait, on regardait, et l’on finit par distinguer la bannière de la convention de Genève. Il n’y eut qu’un cri : « c’est la Croix rouge! » Oui, c’était la Croix rouge qui, à travers mille obstacles, sous la conduite d’un de ses délégués, M. Gandolphe, arrivait avec un ravitaillement de bouteilles d’eaux minérales, de médicamens, de substances alimentaires et quelque argent pour les soldats dénués. Il fut le bienvenu, ce convoi inespéré, car les boîtes de pharmacie étaient vides et l’eau des mares saumâtres était périlleuse à boire. La provision de sulfate de quinine était ample et dépassait les besoins de la brigade que la Société de secours venait de rencontrer, après de dures étapes, dans un pays plus que stérile. Sur ces terres mal remuées depuis des siècles, l’air que l’on respire est l’haleine même de la fièvre; le sulfate de quinine y est plus précieux que l’or. J’ai traversé jadis des douars arabes atteints par la fièvre : les hommes hâves, les femmes décharnées, les enfans au ventre ballonné accroupis près des tentes, semblaient attendre que l’ange noir les eût touchés. Nulle défense, nulle résistance contre le mal; à quoi bon? ils savent depuis longtemps que la récitation des versets du Coran, que les incantations du sorcier sont impuissantes à détruire « la bête jaune » qui les mange ; mais ils n’ignorent pas que le roumi possède une poudre blanche qui chasse la fièvre, et cette poudre magique, ils n’en ont pas ; donc ils se résignent. Mais la résignation des musulmans ne va pas jusqu’à dédaigner le merveilleux antidote, et lorsqu’ils le reçoivent, en temps de maladie, leur gratitude est sans bornes. Des tribus belliqueuses, qui avaient résisté à nos fusils et à nos obusiers de montagne, se sont soumises et sont restées fidèles en échange de quelques paquets de quinine. Admirable guerre que celle-là où il n’y a d’autres vaincus que l’épidémie! Grâce à la Croix rouge, nous avons, en Tunisie, remporté une de ces bonnes victoires. La tribu des Souassi était plus que boudeuse et mécontente ; elle était indocile et tout près de faire parler la poudre ; on la surveillait, car son agression eût été à redouter, si, à ce moment même, elle n’avait été décimée par la fièvre. Un médecin-major partit en reconnaissance, n’ayant d’autres armes que du sulfate de quinine ; il s’attaqua à l’ennemi, il combattit pour l’humanité, et il se trouva qu’il avait fait d’emblée une conquête qui, sans lui, eût peut-être coûté bien du sang. C’est la quinine de k Société de secours aux blessés qui fut victorieuse ; elle mit la fièvre en fuite, et, du coup, s’empara de toute une tribu en lui rendant la santé. C’est un peu l’histoire du lion d’Androclès. Les barbares, ainsi que nous appelons les hommes qui ont d’autres mœurs que les nôtres, résistent à la force, se révoltent contre la violence et se donnent parfois sans esprit de retour, pour reconnaître un bienfait. C’est un genre de civilisation qui en vaut bien un autre.

Du 10 mai 1881 au 9 mars 1882, c’est-à-dire en moins d’un an, le conseil central de la Société dirigea quarante-deux expéditions d’objets sur la Tunisie, sans compter trois expéditions de matériel directement faites par les comités de Lille, de Calais et de Bordeaux. Ce ne sont pas seulement les campemens disséminés dans la Régence, les ambulances temporaires établies çà et là pour recueillir les malades et les blessés qui profitèrent de la générosité de notre Croix rouge, ce fut l’hôpital même de Tunis qui se trouva heureux de participer à ces largesses secourables et qui les méritait, car plus d’un de nos soldats y avait trouvé un asile et des soins. Dans cette œuvre d’expansion française, qui se termina par l’établissement de notre protectorat sur la Tunisie, la Société de secours aux blessés des armées de terre et de mer eut sa part d’influence, et j’oserai dire sa part de gloire, de cette gloire pacifique, humaine et civilisatrice qui est la meilleure de toutes. Non-seulement elle a aidé à soulager ceux qui souffraient, mais elle a calmé les rancunes, apaisé les ressentimens, désarmé des projets d’insurrection en portant le salut là où l’on redoutait la guerre.

De même que, pour garantir l’Algérie de toute incursion des tribus orientales, on a dû s’emparer de Tunis, de même la possession de la Cochinchine nous a engagés à faire la conquête du Tonkin. Ce qui résultera plus tard de ce contact et de cette lutte avec la race jaune, si nombreuse, si alerte, si apte aux éducations rapides, sera peut-être grave pour le monde européen, mais ce n’est point le lieu de discuter cette question grosse d’éventualités. Ici nous ne faisons point de politique, nous ne nous occupons que de bienfaisance ; ce qui n’est pas la même chose. Le terrain seul sur lequel nos marins et nos soldats allaient combattre est tellement malsain, si fréquemment envahi par les épidémies de choléra et de fièvres, baigné d’humidités amollissantes, selon les saisons, ou brûlé par un soleil mortel pour des hommes du Nord, qu’il devait être plus redoutable à nos armées que les populations que l’on voulait soumettre. Tout dans ce pays est contraire à nos habitudes, à notre hygiène, tout y est hostile à notre existence ; nous nous y usons par le fait même du séjour; on dirait que l’air n’y est pas fait pour nos poitrines et que l’eau des fleuves y est un poison. Contre ces conditions rebelles il fallait lutter, et la Société de secours s’empressa. Elle s’offrit au ministère de la marine ; elle sollicita l’honneur d’être autorisée, comme elle l’avait été en Tunisie, « à faire des envois de diverses natures, particulièrement de ces objets extraréglementaires, de ces douceurs et de ces élémens de distraction, qu’il entre si bien dans la mission de l’œuvre de la Croix rouge d’ajouter au régime de l’ambulance[3]. » Le ministre accepta les propositions de la Société, qui déjà s’était assurée d’un représentant à Saigon, et qui trouvait au port d’embarquement, dans le comité de Toulon, un auxiliaire intelligent et dévoué. Le ministre de la marine accrédita la Société de secours auprès du gouverneur de la Cochinchine, auprès du général-commandant le corps expéditionnaire, qui furent chargés de recevoir les dons et de les répartir dans les meilleures conditions possibles. Les transports de France au Tonkin s’effectuèrent avec régularité : les colis, frappés d’une étiquette uniforme, adressés au vice-amiral commandant en chef le cinquième arrondissement maritime, à Toulon, étaient embarqués sur les navires de l’état et transférés à destination.

Une fois arrivés à Saigon et Hanoï, il était difficile de les suivre au milieu des convois qui devaient les distribuer dans les ambulances ou dans les hôpitaux improvisés. Des malades, des blessés ramenés en France, ont raconté que bien des cigares, bien des paquets de tabac, bien des bouteilles de rhum et de vin s’était égarés et n’avaient jamais été remis aux convalescens qui les attendaient. Le fait n’a rien d’improbable ; il y a loin de Paris à Lang-Son ou à Tuyen-Quan; les routes ne sont pas sûres, les objets passent par bien des mains, les soldats en campagne ne sont pas toujours scrupuleux et les cantiniers excellent à acquérir sans bourse délier, au détriment du voyageur, des bouteilles de vin qu’ils revendent à celui-ci plus cher qu’elles n’ont primitivement coûté: j’en ai fait jadis l’expérience en Algérie, au camp des Oliviers. J’imagine que ces petites aventures n’ont point été rares au Tonkin ; les colis de la Croix rouge ont dû tenter bien des gosiers altérés et bien des lèvres privées de tabac depuis longtemps. Ne soyons pas trop sévères. Dans ces contrées impitoyables, le soldat souffre de tant de façons qu’il peut être considéré comme un malade; dès lors il a quelque droit de prise sur les envois de la Société de secours aux blessés.

Ces larcins qui, à proprement parler, ne sont que des filouteries, ont cela de grave qu’ils portent préjudice aux ambulances. Ailleurs qu’au Tonkin et dans une guerre où les armes françaises n’étaient point engagées, des désordres considérables se produisirent; les diverses sociétés européennes de la Croix rouge s’en émurent, et, au congrès de Carlsruhe, en 1887, on agita la question de savoir s’il ne convenait pas de faire convoyer par des agens spéciaux les expéditions de matériel faites par les comités de secours. La question a été posée, discutée; je ne crois pas qu’elle ait été résolue. Quoi qu’il en soit, la Croix rouge française a fait son devoir en créant des dépôts en Cochinchine, au Tonkin, en Annam, au Cambodge et à Formose. Nos matelots, nos soldats l’ont bénie ; ils savent que sans elle, plus d’un qui a revu le pays serait resté là-bas dans la fosse anonyme dont on oublie jusqu’à l’emplacement. Il me semble qu’à ces longues distances et sous ces climats meurtriers, la Croix rouge, infatigable pourvoyeuse de salut, représente la patrie qui veille sur ses enfans, les soigne, les réconforte et les sauve. Ses archives seront plus tard un précieux document pour l’histoire de la bienfaisance dans la seconde moitié du XIXe siècle. Puisse cette bienfaisance ne se jamais lasser et traquer le mal partout où il se manifeste !

Un ordre général daté de Hanoï, 3 février 1886, rend justice à notre Croix rouge ; le commandant du corps expéditionnaire signale « la sympathie et la sollicitude incessantes de la Société française de secours aux blessés militaires et lui donne un témoignage public de la reconnaissance des troupes de l’Annam et du Tonkin. » Hélas ! on ne se battait pas seulement sur les bords de la rivière Rouge et de la rivière Noire, où « les Célestes » nous ont souvent tenu tête plus solidement qu’on ne l’aurait supposé lorsque l’on se souvenait de la bousculade de Palikao; on guerroyait aussi ailleurs, à Madagascar, qui semble avoir de tout temps exercé une sorte d’attraction sur la France. Nous y sommes, non sans lutte. Y a-t-on retrouvé quelques souvenirs de Maurice Bêniowski? Celui-là ne fut pas un aventurier vulgaire, et le seul résultat de son invraisemblable existence sera peut-être d’avoir fourni à Boieldieu le sujet d’un opéra comique aujourd’hui oublié. Après avoir été fait prisonnier, en Pologne, par les Russes, lors de la guerre de 1769, après s’être évadé de Kamtchaka, s’être presque emparé de l’île de Formose et être venu en France, il fut chargé d’une mission politique et militaire à Madagascar. Il fonda une colonie à Foulepointe et, en 1776, il fut élu ampascabe, c’est-à-dire roi de l’île. Il n’était point Polonais pour rien; il réunit ses sujets, les Malgaches, les Hovas, les Seclaves, les Antavars, les Betimsaras, et leur fit prêter serment de fidélité à la confédération de Bar, ce qui ne souleva aucune difficulté parmi les indigènes. Lorsqu’il fut tué par les Français, en 1785, il n’avait que quarante-quatre ans. Certes, ce n’est point pour rechercher ses restes et les vestiges de sa domination éphémère, ce n’est pas non plus pour donner force de loi à l’édit royal de 1642, qui déclarait Madagascar dépendance de la couronne de France, que nous avons débarqué nos troupes sur ces côtes. J’imagine que c’est plutôt pour saisir et pour garder la rade de Diego-Suarez, une des plus belles, une des plus sûres du monde. Nos matelots, nos fantassins de marine, — mathurins et marsouins, — n’ont point failli au devoir; ils ne se sont point demandé si la cause était juste, si l’on avait le droit de s’imposer à des populations qui n’avaient adressé aucun appel à des élémens étrangers ; ils ont mis au service du pays leur bravoure et leur dévoûment; ils ont obéi sachant qu’ils devaient obéir, et ne se souciant de rien que de bien faire leur métier de marins et de soldats. Ils combattaient au nom de la France : notre Croix rouge ne les oublia pas, et ils reçurent les secours auxquels ils avaient droit. L’agression contre le Tonkin, l’Annam, Formose, Madagascar, est désignée, dans les procès-verbaux de la Société, sous la dénomination de campagne de l’extrême Orient. Or, du 30 juin 1883 au 30 juin 1888, cette campagne a été l’objet de 130 expéditions de matériel, de vêtemens, de vivres, de linge, de tabac, de boissons et de livres[4]. On n’a rien omis, car à côté de 60,542 bouteilles de vin, de 8,743 bouteilles de liqueurs alcooliques, je vois figurer des moustiquaires et des appareils à fabriquer la glace. Les envois d’argent se sont élevés à la somme de 51,500 francs, dont une partie a été consacrée à l’aménagement d’une petite flottille appropriée au transport des blessés par eau.

J’ai lu attentivement et avec intérêt la liste des objets que notre Croix rouge expédie à nos soldats qui font campagne contre les Arabes, contre les Madécasses, contre les Pavillons-Noirs; le choix en est judicieux, mais on devine tout de suite qu’il est limité; ces objets ne sont et ne peuvent être qu’extra-réglementaires. Or, parmi les effets « d’ordonnance » adoptés par le ministère de la guerre, uniformément reproduits sur un modèle déterminé, il en est un que la Société de secours n’a pas le droit de distribuer ; je m’en afflige, car il serait pour nos soldats un bienfait sans pareil : je veux parler de la chaussure. De grands progrès ont été accomplis dans nos armées sous le rapport de l’équipement ; le vêtement est supérieur à celui d’autrefois ; il est ample et commode, c’est un costume de combat et non plus un costume de parade, comme il y a une vingtaine d’années. L’armement, dit-on, est parfait et redoutable ; la coiffure légère a remplacé avantageusement les shakos massifs, les bonnets à poils absurdes qui produisaient peut-être bonne impression dans une revue, mais qui chargeaient inutilement le soldat, l’alourdissaient et le protégeaient peu. Tout cela est bien, et il faut louer; mais la chaussure reste ce qu’elle était : détestable. Je demandais un jour à un vieux brave qui avait fait beaucoup de campagnes et qui avait ramassé ses trois étoiles d’or sur les champs de bataille en Algérie, en Crimée, en Italie : Quelle est l’arme la plus meurtrière? est-ce le fusil, est-ce le canon? Il me répondit : « Pour le fantassin, l’arme la plus meurtrière, c’est le soulier. » Je ne serais pas étonné que cette boutade ne fût l’expression de la vérité. Au mois de mai 1859, j’étais à Suze, lorsque la première brigade de notre avant-garde y arriva après avoir gravi et descendu le Mont-Cenis sur une route excellente. On avait beau « battre la boiteuse, » les hommes éparpillés, appuyés sur des bâtons, se traînant, oscillaient plutôt qu’ils ne marchaient, éclopés, écorchés au talon, car, avant la première étape de montagne, on avait commis l’imprudence de leur faire chausser des souliers neufs. L’état de cette troupe désunie était si lamentable, qu’elle n’eût été capable que de bien peu de résistance si l’ennemi lui eût barré le chemin. A la vue de ses soldats désemparés, le général Bouat, qui les commandait, eut un accès de colère que termina une attaque d’apoplexie foudroyante.

On peut offrir et donner une récompense nationale à celui qui inventera la chaussure du soldat, — soulier, demi-botte napolitaine, brodequin ou botte montante;-— Cette récompense, fût-elle de plusieurs millions, ne sera jamais équivalente au service rendu. Bien souvent, en campagne, le soldat manque de chaussure et n’en souffre que plus. En Italie, à une demande de 150,000 paires de souliers, on répondit que l’on n’en pouvait livrer que 10,000. Je voudrais que la Société de secours aux blessés, qui, en tant de circonstances, a témoigné de son esprit d’initiative et de son intelligence, mit à l’étude la question de la chaussure du fantassin; je voudrais qu’elle ouvrît un concours, sous l’invocation de saint Crépin et de saint Crépinien, d’où sortirait peut-être le modèle rêvé, le modèle entrevu et que nul encore n’a pu réaliser. Le prix de revient devrait être déterminé avant toute autre condition, car le bon marché s’impose aux fournitures soldées par l’état. Si le ministère de la guerre payait les souliers militaires ce que nous payons nos brodequins de chasse, les soldats auraient les pieds indemnes, mais il ferait banqueroute en peu de temps. Le problème mérite que l’on s’efforce de le résoudre, il a de quoi tenter notre Croix rouge. Dans le conseil central, il ne manque pas d’officiers glorieux qui ont porté haut le renom de nos armes ; interrogez-les ; ils vous diront que, malgré la gymnastique, les exercices répétés, l’entraînement prolongé, le fond même du soldat, ce qui le fait capable de tout effort, c’est la soupe et le soulier, car la faim l’affaiblit et la blessure aux pieds le neutralise[5].

Si la Société de secours était maîtresse en cette occurrence, je crois bien savoir ce qu’elle ferait; elle estimerait que c’est une sage économie de dépenser de l’argent à pourvoir le soldat d’un équipement supérieur, et que cela vaut mieux que d’avoir à payer des journées d’hôpital. Il est peu probable qu’elle soit jamais appelée à donner son avis sur cette question, où elle apporterait sa compassion et sa clairvoyance; elle n’a pas du reste le temps de chômer, car nos expéditions lointaines ne lui ont pas épargné la besogne depuis quelques années. Cette besogne cependant ne lui a pas suffi, elle en a recherché une autre, plus large, plus humaine, car elle a dépassé les bornes de la patrie. Elle s’est souvenue que la convention de Genève était internationale et que les sociétés qui s’y rattachent revêtaient le même caractère. Elle a pensé qu’elle se devait à ceux qui souffrent des maux de la guerre, même lorsque la guerre, inique en son principe, a été provoquée par eux. Elle a sagement agi. Elle n’a pas oublié qu’en nos heures de détresse l’Angleterre était venue à notre aide, et elle lui en a témoigné sa gratitude.

Au mois de novembre 1849, j’étais à Alexandrie, en visite chez le colonel Gallis, qui entourait la ville de fortifications. Il parlait de ses travaux avec maussaderie et disait : « Tout ce que je fais là sera pour les Anglais. » Il avait vu juste. L’Angleterre, ayant pris l’Indoustan pour garantir ses possessions du Bengale, devait s’emparer de l’Egypte, devenue la route de Mer-Rouge par le percement de l’isthme de Suez, afin de mieux assurer la sécurité des Indes; il lui convenait de ne laisser à personne la clef de sa maison, et elle l’a mise dans sa poche. Pour parvenir à ce résultat, l’action diplomatique ne fut point compliquée. On bombarda Alexandrie, ce qui fut une abomination ; on livra un semblant de bataille à Tell-el-Kébir, et le tour fut joué. On se rendit maître, sans grand péril, de la terre des Pharaons, des Ptolémées et des khalifes ; la vieille Isis prit rang parmi les divinités anglaises ; cela n’empêcha pas Gordon d’être massacré à Khartoum, car la tardive expédition qui avait reçu mission de le délivrer échoua plus piteusement encore qu’elle n’avait été menée. La Croix rouge française se mit donc à la disposition de la Croix rouge d’Angleterre et lui proposa ses services ; la réponse fut courtoise; la campagne avait été si rapide et si peu meurtrière que la Société de secours de Londres n’avait eu qu’à envoyer un petit nombre d’infirmiers en Égypte ; néanmoins, quelques bouteilles de vin de Bordeaux seraient reçues avec plaisir par les soldats de la Grande-Bretagne déjà rapatriés et soignés à l’hospice de Netley. Au lieu de quelques bouteilles, on chargea le comité de la Gironde d’expédier à destination des caisses de vin de choix. Ceci n’était en quelque sorte qu’un échange de bons procédés ; le comité de Marseille eut une tâche plus lourde.

Il recueillit les réfugiés qui, échappés d’Alexandrie après le bombardement, étaient venus demander un asile à la France. Il fallut pourvoir à tout, vêtir, nourrir, abriter ces infortunés. Beaucoup d’entre eux, désespérés d’une ruine imméritée, harassés d’émotions, vaincus par les privations, étaient malades ; tout de suite on disposa pour eux une ambulance de 50 lits, qui bientôt fut insuffisante ; on en ouvrit une seconde de 70 lits ; l’hospitalité y fut généreuse et large, car elle se chiffra par 5,575 journées d’infirmerie. Le président du comité avait réuni les dames de Marseille adhérentes à la Croix rouge ; il n’eut pas à leur indiquer leur devoir : elles furent admirables. Ce n’est pas seulement dans la guerre anglo-égyptienne que notre Croix rouge est intervenue comme une sœur de charité qui s’empresse là où l’on souffre. Je l’aperçois en Bulgarie, en Serbie ; je la vois aux pieds des Balkans offrant ses dons aux Russes comme aux Turcs, fidèle à son mandat et ne négligeant aucune occasion de l’exercer. En agissant ainsi, elle est bien de notre pays. Partout où il y a du bien à faire, il est naturel que la France y soit ; j’estime également, — quoique le dieu Mars me fasse horreur, — qu’elle était dans l’exercice de sa mission à Navarin, pour délivrer la Grèce; à Anvers, pour compléter la Belgique; à Solferino, pour rendre l’Italie à elle-même. N’est-elle pas, tout entière, une Société de secours aux blessés ?


VIII. — LES DÉLÉGATIONS RÉGIONALES.

Au milieu de ses différens travaux, tout en accordant des allocations renouvelables aux impotens, aux veuves, aux orphelins de la guerre franco-allemande, tout en regardant au-delà des mers, afin de donner aide à nos soldats conduits à de lointaines aventures, la Société de secours aux blessés poursuivait avec persistance sa réorganisation, que, toutes proportions gardées, elle voulait rendre et qu’elle a rendue analogue à celle de l’armée française. Il ne fallait plus être surpris, comme en 1870, ne savoir où courir, s’apercevoir de nouveau que le bon vouloir et la charité sans limites ne peuvent, pour les services hospitaliers militaires, tenir lieu d’expérience, de règlemens et de préparation réfléchie. Afin d’établir utilement ses divisions et ses subdivisions, qui, en temps de guerre, peuvent avoir une importance capitale, la Société de secours n’avait rien de mieux à faire que de se modeler sur l’armée elle-même; car là où sont nos soldats, elle doit être, avec un personnel et un matériel en rapport avec le nombre des troupes. Non loin des canons doivent apparaître les ambulances ; le pansement doit toujours être à portée de la blessure. Je me figure la Croix rouge comme un pompier qui escorte des matières inflammables : que le feu éclate ou n’éclate pas, la pompe est gréée et prête à fonctionner.

La question était grave, car, selon le sens dans lequel elle serait résolue, il en pouvait résulter de grands bienfaits ou de grands inconvéniens. On discuta avec sagesse ; toutes les éventualités furent successivement examinées, et l’on détermina un programme qui ne pouvait, naturellement, recevoir exécution qu’après avoir été approuvé par les autorités compétentes, c’est-à-dire par le ministre de la guerre et par le ministre de la marine. Des pourparlers furent engagés qui durèrent longtemps ; les premières conférences me semblent dater de 1877, et c’est seulement le 3 juillet 1884 qu’elles aboutissent au décret signé E. Campenon, E. Peyron, J. Grévy, a portant règlement pour le fonctionnement de la Société de secours aux blessés militaires[6].» Les prescriptions du décret sont libérales ; elles laissent la Société se mouvoir dans d’assez larges limites, mais elles la rattachent hiérarchiquement à l’autorité militaire, ce qui était indispensable pour éviter toute confusion. Ce décret donne gain de cause à la Croix rouge sur le fait primordial de son organisation. En France, la Société, représentée par ses comités, se divise en autant de régions qu’il y a de corps d’armée : dix-huit corps d’armée, dix-huit délégations régionales; en outre, et ceci est très important, elle est autorisée à se faire représenter auprès du commandant en chef de chaque corps d’armée, auprès de chaque préfet maritime, par un délégué du comité de la région. Elle a donc sa place déterminée, son intervention reconnue, ses relations officielles dans l’armée française, ce qui lui constitue des fonctions parallèles mais extérieures à celles du service de santé militaire. Donc, même en temps de paix, elle est considérée comme une institution de guerre ; elle appartient en quelque sorte à l’état, malgré son initiative individuelle; elle est une force sur laquelle et avec laquelle on compte; l’assimilation est complète; l’article 7 du décret ne laisse aucun doute à cet égard : « Le personnel de la Société de secours, lorsqu’il est employé aux armées, est soumis aux lois et règlemens militaires. Il est justiciable des tribunaux militaires par application des articles 62 et 75 du code de justice militaire. » En somme, elle est à l’ensemble du service de santé ce que la réserve est aux troupes en ligne ; elle est un corps hiérarchisé, dont l’intervention peut fixer la victoire ; or la victoire qu’elle cherche et sait obtenir est le contraire de celle que remporte la violence.

Chacune des délégations régionales, correspondantes à la distribution des corps d’armée sur le territoire français, est munie d’un matériel qui offre un spécimen complet de l’outillage de notre Croix rouge. C’est une sorte d’exposition provinciale et permanente des modèles d’infirmerie militaire, depuis les brancards, les tentes d’ambulance, les voitures de transport, les fourgons de cuisine, jusqu’à la boîte de chirurgie, jusqu’au sifflet à l’aide duquel le soldat blessé peut attirer l’attention des brancardiers parcourant le champ de bataille. Si, aux jours des grandes manœuvres, les délégués de la Société de secours sont autorisés par les commandans en chef à mettre leur ambulance en mouvement et à suivre le quartier-général, cela n’en vaudra que mieux ; je ne cesserai de le répéter, car cette éducation pratique est supérieure à toutes les théories développées dans des salles de conférence. Vivre de la vie du soldat, en partager les fatigues, en apprécier les périls, c’est accroître sa propre commisération et apprendre à quel degré de dévoûment doit s’élever « le frère de charité » qui portera le brassard de Genève. Le soldat lui-même ne sera-t-il pas plus ferme à la lutte lorsqu’il saura que le brancardier, l’infirmier, le chirurgien sont là, non loin de lui, prêts à le ramasser, à le recueillir, à le panser ? Il est bon d’apprendre au soldat à faire le sacrifice de son existence, mais il est également bon de lui faire savoir que rien ne sera négligé pour la lui conserver, si elle n’est pas anéantie du premier coup.

Le rôle des présidons de délégations régionales est important. Quoique rattachés au conseil central siégeant à Paris, ils ont une initiative qui, dans certains cas, peut s’exercer d’une façon très active. Tant vaut l’homme, tant vaut la fonction. Si le cœur est ardent et l’intelligence ouverte, il est facile de parvenir, en peu de temps. à créer une organisation qui est bien près d’être irréprochable. L’exemple a été donné ; on n’a eu qu’à s’y conformer. Le marquis de Forbin d’Oppède, président de la quinzième délégation régionale, chargée de veiller sur le territoire occupé par le quinzième corps d’armée[7], a fondé dans chacun des départemens dont se compose sa circonscription, — j’allais dire sa juridiction sanitaire, — un comité ; dans chacun des cantons du département, il a institué un correspondant choisi parmi les notables personnes. Les correspondans cantonaux transmettent les observations et les demandes au comité départemental, qui en donne connaissance au président de la délégation, lequel en réfère au conseil central. C’est l’organisation même de l’enquête charitable et, par conséquent, de la distribution des secours : « Par ce mécanisme, a dit le duc de Nemours dans un de ses rapports, il n’est pas de hameau où notre œuvre ne puisse être appelée à soulager une misère, pas une partie de la France où elle ne répande, avec les preuves de notre action pendant la paix, les principes de charité dont la Croix rouge est le symbole. » Au premier appel de guerre, les correspondans de canton réunissent les objets recueillis dans les communes et les adressent au chef-lieu de la délégation, d’où ils sont dirigés selon les instructions émanant du conseil central. On a ainsi créé un système de canalisation bienfaisante par laquelle le plus petit village est en relation directe avec Paris où sont les magasins-généraux, la réserve du matériel, la caisse et le moteur qui donne l’impulsion à tous les adhérens de la Croix rouge. Existe-t-il encore une seule bourgade de France qui n’ait entendu parler de la Société de secours aux blessés ? Je ne le crois pas.

Dans l’état actuel de la civilisation, qui semble être l’étude des moyens les plus propres à employer pour procéder scientifiquement à une boucherie générale, le premier devoir d’un peuple est de se préparer à la guerre, s’il ne veut être écrasé dès la première rencontre. Dans les divers pays d’Europe on y songe, on s’y applique; l’art de tuer fait tous les jours des découvertes dont l’homme s’enorgueillit et dont l’humanité se lamente. Les anciennes méthodes ont été renouvelées, car elles n’étaient plus en rapport avec les progrès modernes, c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas assez meurtrières : aux prochaines batailles, les survivans seront moins nombreux que les morts ; l’ange exterminateur passera sur les armées, la vieille Bellone battra des mains et rira de joie en comptant les monceaux de cadavres. Les moyens sanitaires destinés à réparer une partie du mal ont donc été augmentés dans une certaine proportion, mais dans une proportion, je le crains bien, qui restera inférieure à celle de la destruction. Là aussi les règlemens en usage ont été jugés insuffisans ; ils l’étaient depuis longtemps, nous l’avons démontré plus haut en parlant des campagnes de Crimée et d’Italie ; mais il a fallu le désastre de 1870-1871, il a fallu le service militaire obligatoire, pour briser la routine et donner aux élémens de salut une partie de l’ampleur qu’ils auraient dû toujours avoir. Treize ans après la signature du traité de Francfort, le 25 août 1884, on promulgue le « décret portant règlement sur le service de santé des armées en campagne. » C’est l’abrogation du règlement du 4 avril 1867, qui n’était plus en rapport avec les principes posés par la loi du 16 mars 1882 sur l’administration de l’armée. Dans ce nouveau règlement, une large part est faite à la Société de secours aux blessés ; elle n’arrive qu’en seconde ligne, mais on peut dire que c’est à ses soins qu’est confié tout blessé évacué du champ de bataille.

Un croquis « figuratif du service de santé en campagne[8] » explique et détermine le rôle réservé à la Croix rouge de France. Les chirurgiens militaires sont chargés du « service de l’avant ; » ils sont au combat, ou tout au moins sur le terrain de la lutte. Les dispositions sont ingénieuses, elles semblent avoir tout prévu et être appelées à être d’une utilité irréprochable, si le mouvement des batailles ne vient pas les déranger. Immédiatement derrière les troupes engagées, représentées sur le plan par deux divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie, sont établis les postes de secours régimentaires ; au-dessous, à portée de communication facile, trois ambulances, dont une réservée pour la cavalerie ; plus bas et assez près, on établit la grande ambulance du quartier-général. Ces postes et ces ambulances sont en contact avec l’armée qui est au feu ; entre eux et elle, le va-et-vient doit être perpétuel si le serice des brancardiers a été bien organisé et s’il est fait par des hommes dévoués. A distance, encore près du champ de bataille, mais assez loin pour n’être pas sous la trajectoire des projectiles, ni être exposés à des « houzardailles, » je vois quatre hôpitaux de campagne qui peuvent communiquer facilement avec un hôpital « à destination spéciale » et avec un hôpital d’évacuation. C’est là que se trouve « la tête d’étapes de route ; » c’est aussi « la limite de la zone du directeur des étapes. » C’est-à-dire, si je ne me trompe, c’est là que s’arrête, théoriquement du moins, l’action du service de santé militaire ; au-dessous de cette zone, le champ appartient aux hôpitaux auxiliaires, ce qui, en langage officiel, signifie à l’hospitalité de la Société de secours aux blessés : c’est elle qui a charge des infirmeries de gare et des baraquemens, rapidement construits, où elle a rangé ses lits, 200 au plus, 20 au moins (art. 157 du règlement). Entre les hôpitaux de campagne fonctionnant derrière les ambulances de combat et les maisons hospitalières des villes situées loin du théâtre des hostilités, la Société formera une chaîne ininterrompue de secours; si une bataille avait lieu sous Lille et que des blessés fussent évacués sur Nice ou Perpignan, de station en station ils trouveraient la Croix rouge prête à les réconforter et, s’il le fallait, prête à les recueillir et à les héberger. Il suffirait aux présidons des délégations régionales d’avertir les comités de villes, pour que ceux-ci fussent à leur poste avec des vivres, des médicamens, les médecins et les infirmières, qui se gêneraient peu pour apporter « les douceurs » chères aux malades.

Les hôpitaux auxiliaires organisés par la Société seront-ils toujours astreints au « service de l’arrière, » et ne seront-ils jamais employés au « service de l’avant? » j’en doute, et telle circonstance se présentera qui, malgré le décret de 1884, les mettra directement en contact avec les troupes engagées. On semble avoir prévu l’éventualité, car il est dit à l’article 157 du règlement : « Ces hôpitaux peuvent être employés à relever les hôpitaux de campagne, et ils fonctionnent alors dans les mêmes conditions que ces derniers. » Or je lis dans l’article 90 : « En cas d’engagement meurtrier, ou lorsque le front de bataille est très étendu, des hôpitaux de campagne peuvent être placés de façon à recevoir des blessés apportés directement des postes de secours sans passer par les ambulances. » J’en conclus que, dans certains cas qui se présenteront fréquemment à la guerre, la Société de secours ne sera pas seulement à la peine, mais qu’elle sera aussi à l’honneur. Ce ne sera pas le seul emprunt qui sera fait à notre Croix rouge sur les champs de bataille. Les brancardiers militaires sont-ils en nombre suffisant? 52 pour les régimens d’infanterie, 17 pour les bataillons de chasseurs à pied, 17 pour les groupes d’artillerie divisionnaire, 9 pour le groupe des batteries de corps. Et la cavalerie? elle n’a point de brancardiers; qui pourrait la suivre et en ramasser les blessés, lorsqu’elle charge? « Le transport des blessés y est assuré par des voitures légères d’ambulance. » (Art. 34.) j’imagine que l’on ne compte pas trop sur l’intervention de ces « voitures légères, » car l’article 68 dit : « Lorsque les corps de cavalerie combattent avec l’infanterie, leurs blessés sont recueillis et soignés par le personnel attaché aux corps d’infanterie. Lorsqu’ils opèrent isolément, leurs blessés sont recueillis par les ambulances ou dirigés en arrière par les soins des médecins des corps; en cas de nécessité, ils sont remis aux municipalités, qui en assurent le traitement, » c’est fort bien, et j’ai confiance dans les municipalités; mais qui conduira ces malheureux à l’ambulance ou à la mairie de la commune voisine? car la guerre fait toujours naître « le cas de nécessité. » Voilà encore un sujet d’étude propre à éveiller l’émulation : comment relever promptement et transporter hors du terrain de combat les cavaliers blessés? Je crois qu’en un jour de bataille, et pour les seuls fantassins, on ne tarderait pas à constater que des brancards supplémentaires ne seraient point superflus. On n’aura pas à chercher longtemps pour les découvrir ; la Société offrira ses brancardiers, qui s’empresseront, et si elle désigne un délégué pour les précéder et les guider, nul n’en sera surpris ; mais il y aura rivalité parmi les concurrens pour ce poste de combat.

Lors de la mobilisation du 17 corps d’armée (septembre 1887), le comité de la dix-septième délégation avait ouvert une infirmerie de gare à Toulouse dans l’espoir de l’utiliser. Un ordre fort inattendu, expédié de Paris au dernier moment, lui prescrivit de la fermer. Le comité fut contraint de modérer son zèle et de se contenter de parer au service d’évacuation et d’établir une buvette de ravitaillement. La Croix rouge n’en fit pas moins œuvre recommandable; car, par ses soins, sur 210 soldats malades arrivés à Toulouse du 1er au 10 septembre, 150 ont été conduits à l’hôpital, et 60, continuant leur route, après avoir été réconfortés, ont été évacués sur leurs dépôts respectifs. Autant que l’on peut comparer la période de guerre à la période de paix, cette expérience trop restreinte a été concluante, et le docteur Naudin, qui la dirigeait, en a été satisfait. Elle est de bon augure ; mais elle devrait être étendue et souvent renouvelée, afin de permettre au personnel de la Croix rouge d’acquérir l’aplomb, l’adresse, la rapidité dont il n’aura que trop besoin lors des grandes poussées produites par l’entrée des armées en campagne et par l’encombrement inévitable qui résulte du mouvement des troupes aux jours de batailles.

Le matériel employé à Toulouse, pour les évacuations, appartenait exclusivement à la Société de secours aux blessés ; il doit en être ainsi dans les établissemens qu’elle crée. Cependant on a prévu certains cas d’urgence dans lesquels l’administration de la guerre peut prêter à la Société une partie du matériel indispensable à l’aménagement des hôpitaux ou des ambulances ; la Société est alors responsable des objets qu’on lui a confiés et dont un inventaire, dressé contradictoirement, est rédigé en triple expédition. De même, dans les localités où elle a installé des maisons ou des étapes hospitalières, « elle est tenue de fournir, avec ses propres ressources, les denrées et objets de consommation nécessaires au traitement des malades. » Dans une seule circonstance, l’administration vient à son aide : « Par exception, si la Société desservait des établissemens dans une place investie où les ressources lui feraient défaut, l’administration militaire pourrait lui fournir les denrées et objets de consommation reconnus nécessaires. Ces fournitures, délivrées sur bons régulièrement établis et visés par le sous-intendant militaire, seraient effectuées contre remboursement par la Société dans la limite de ses ressources financières (article 14 du règlement). » L’état intervient en temps de guerre, régulièrement, dans une certaine mesure, pour reconnaître les services que lui rend la Société de secours. Celle-ci reçoit 1 franc par journée de malade traité dans ses établissemens, et 1 franc par jour pour tout militaire évacué dans un de ses trains sanitaires; en revanche, elle reste chargée des frais d’inhumation et de service funèbre pour tout soldat décédé entre ses mains. De ce qui précède on doit conclure que la Société de secours aux blessés ne sera jamais aussi riche qu’il le faudrait pour remplir son devoir tel qu’elle l’envisage, c’est-à-dire avec générosité et sans modération dans le bien. Si les expériences faites ont permis de concevoir toute espérance pour l’heure de l’action de guerre, l’émulation de la Société de secours aux blessés n’en a pas été ralentie, au contraire ; notre brave Croix rouge s’en est sentie stimulée, car elle ne cesse de se perfectionner et d’augmenter son matériel ; deux fois par an elle adresse un rapport au ministre de la guerre pour lui faire connaître avec précision les ressources qu’elle tient à sa disposition. Notre armée sait donc toujours sur quelle réserve sanitaire elle peut compter, et chaque corps d’armée a été à même d’apprécier l’excellence du matériel déposé près de chaque délégation régionale. Ce matériel n’est qu’un minimum; c’est un matériel de paix, en un mot, qui, à l’heure de la lutte, recevrait un accroissement considérable, comme le cadre d’une compagnie est complété par l’appel du contingent de guerre. Ce matériel, on l’a divisé en quatre sections qui correspondent aux quatre services principaux dont la Croix rouge serait chargée : 1° matériel pour évacuations voisines du champ de bataille ; 2° pour évacuation par chemin de fer et par canaux; 3° pour ambulances de gare; 4° pour hôpitaux provisoires; la dépense, pour les dix-huit régions, est de 687,600 francs. Le matériel ne suffit pas ; il doit être mis entre les mains de gens habiles, formés, aptes aux fonctions de chirurgiens, de médecins, de pharmaciens, de comptables, d’infirmiers, de brancardiers instructeurs; or, pour desservir dans les dix-huit délégations régionales les quatre catégories d’opérations sanitaires que je viens d’énumérer, il faut le concours de 3,600 personnes ayant toutes reçu l’éducation préalable qui leur permettra d’être à la hauteur de leur mission et de ne point tromper la confiance qu’inspire leur bonne volonté.


IX. — LE COMITÉ DES DAMES DE LA CROIX ROUGE.

Il est facile de faire construire des voitures d’ambulance, d’acheter des boîtes de chirurgie et de former ainsi un magasin de secours où l’on n’aura qu’à puiser en cas d’alerte ; mais il est impossible d’attacher et de fixer à la Croix rouge un personnel hospitalier qui soit toujours prêt à l’action et qui se réunisse au premier appel, comme un bataillon se rassemble au signal du tambour. Les médecins, les chirurgiens, les pharmaciens, qui, dans le courant normal de l’existence, sont en exercice permanent auprès de leur clientèle, représentent une troupe scientifique que l’on pourra sans peine grouper et distribuer selon les exigences de la guerre et les instructions du ministre. Ceux-là, on sait où les trouver. Une lettre de service suffira pour les diriger là où l’on aura besoin d’eux. Quant aux aides indispensables, quoique secondaires, il ne peut en être ainsi ; car, dans la vie de tous les jours, ils n’ont pas de fonctions analogues à celle qui leur est réservée pendant la période des hostilités ; en temps de paix, ils n’ont point de lit d’hôpital à surveiller, ils n’ont point de blessés à recueillir, à placer sur un brancard, à transporter. La Société de secours peut donner une instruction sommaire aux infirmiers et aux brancardiers ; mais lorsque les canons se taisent et que les sabres sont au fourreau, elle ne peut les utiliser et les tenir en haleine, assemblés autour d’elle ; il en résulte que le jour où elle mettra en mouvement le matériel des ambulances et des hôpitaux auxiliaires, elle devra le faire accompagner par des recrues qui seront obligées de s’initier à un service dont elles ignoreront les détails et l’importance.

C’est là l’inconvénient qui frappe toute société secourable organisée en vue d’une circonstance spéciale, lorsque cette circonstance ne se produit pas. Malgré les améliorations incessamment apportées à la construction, souvent fort dispendieuse, du matériel supérieur de l’œuvre, celle-ci restera toujours impuissante à maintenir en permanence, sous sa direction immédiate, un personnel composé de volontaires qui est dans la nécessité de pourvoir aux besoins de l’existence, et pour lequel toute perte de temps est un sacrifice que, sous peine de ruine, la caisse de la Société ne peut compenser. Au jour du péril, les infirmiers ne manqueront pas, ni les brancardiers non plus ; on n’aura que l’embarras du choix de ceux qui demanderont à se joindre aux frères de la doctrine chrétienne ; il en viendra par humanité plus que l’on n’en voudra, et aussi pour des causes sur lesquelles il vaut mieux ne pas s’appesantir. On peut être certain, du moins, que les abus signalés pendant la guerre de 1870-1871 ne se renouvelleront plus. Le décret du 3 juillet 1884 y a mis ordre dans l’article 4 : « Nul ne peut être employé par la Société de secours s’il n’est Français ou naturalisé Français, et s’il n’est dégagé de toutes les obligations imposées par la loi du 27 juillet 1872 sur le recrutement de l’armée, et par la loi du 3 brumaire an IV sur l’inscription maritime ; » en d’autres termes, s’il n’a épuisé les différens modes du service militaire que tout Français doit actuellement à son pays.

Pour obvier, dans une mesure, aux inconvéniens que je viens d’indiquer et qui ont préoccupé les sociétés de la Croix rouge en Europe, on distribue aux hommes sur lesquels on est en droit de compter, lorsqu’il s’agira d’aller prendre le « service de santé de l’armée, n un livre publié par l’initiative du comité de Nancy, comité de frontière qui se tient prêt à tout événement. C’est un Manuel du brancardier[9], qui est la propriété de la Société de secours. Je l’ai lu avec une extrême attention, et j’estime qu’il est excellent. Il me paraît impossible de réunir en 194 pages in-16 plus de notions meilleures, à la fois très précises, très claires, sans pédantisme, à la portée de toutes les intelligences et aptes à faire un brancardier modèle de celui qui s’en sera pénétré. Les gravures ont la valeur explicative d’un plan d’architecture ; on n’a rien sacrifié au pittoresque, on n’a cherché que l’exactitude, une exactitude que l’on peut qualifier de scientifique, et on l’a saisie. Dans ce petit volume pratique, on apprend bien des choses. Pour me servir d’une expression de troupier, je dirai qu’il est avant tout « débrouillard ; » il enseigne à utiliser les pièces de l’équipement même du blessé pour lui venir en aide. Après avoir lu les explications du docteur Gross et regardé les planches de M. Auguin, on saura se servir du ceinturon, des bricoles du sac pour faire un pansement; employer le sabre, les piquets de tente pour remplacer des attelles ; on saura construire un brancard avec deux fusils reliés à distance par leurs bretelles disposées en double croix. Je ne par e pas du mouchoir, ni de la cravate, ni de la ceinture de laine, ni de la capote, qui, plies de certaines manières, se prêtent à des combinaisons où le soldat blessé trouvera du soulagement. C’est plus que le manuel, c’est le code du brancardier, et j’entends du brancardier apte à reconnaître une blessure, expert à un premier pansement, adroit et habile au transport. Si jamais on établit des examens pour les candidats aux honneurs du brancard de guerre, ce livre en sera le programme. Je ne doute pas qu’il n’ait été lu et médité par les douze cents brancardiers-infirmiers qu’un engagement volontaire rattache actuellement à la Société de secours, mais dont le nombre serait plus qu’insuffisant si l’ère des batailles s’ouvrait encore.

Les femmes, — la plupart du moins de celles qui, s’étant données à la Croix rouge, sont prêtes à la suivre, — échappent aux nécessités imposées à l’homme. Elles ne sont qu’exceptionnellement astreintes à ces fonctions rétribuées d’où dépend le pain quotidien. Surveillance de ménage et de famille, devoirs de monde, réunions de plaisir, cela n’exige ni un travail assidu ni une distribution de temps dont on ne peut rien distraire. Chez la femme la plus mondaine et la plus « répandue, » chez la femme la plus sédentaire et la mieux consacrée aux soins de la maison, il reste toujours une part de loisir assez considérable, et cette part on la consacre à la Société de secours, qui en profite et en fera profiter les blessés. Dans les heures de solitude, qui ne sont pas rares au cours de la journée, lorsque les enfans prennent leurs leçons et que le mari est hors du logis pour ses affaires, le soir, autour de la table éclairée par la lampe, il est si doux de travailler pour les malheureux, il est si facile de montrer l’agilité de la main en taillant les bandes en coupant les compresses, en ourlant les serviettes à pansement, et même en tricotant le gilet de laine que le convalescent sera heureux d’endosser en sortant de l’hôpital. J’ai vu plusieurs femmes, et c’étaient de grandes dames, — comme Buridan disait dans la Tour de Nesle, — qui se réunissaient pour coudre la grosse toile, dure à leurs doigts délicats, la toile revêche des draps destinés aux couchettes des ambulances. Par ce travail de lingerie qui, peu à peu, accumule des richesses où les victimes de la guerre trouveront l’apaisement et le bien-être corporel, la femme est en relation constante avec la Croix rouge; elle en est la pourvoyeuse et l’économe, elle en est la perpétuelle bienfaitrice. Plus tard, lorsqu’elle prendra son poste d’infirmière aux chevets sanglans, peut-être retrouvera-t-elle avec émotion les pièces de pansement qu’elle aura confectionnées elle-même et qui lui rappelleront les heures paisibles employées à préparer les instrumens de salut que sa charité utilise. Elle aura été ouvrière d’infirmerie avant d’être infirmière, avant de faire la correspondance du pauvre soldat dont elle aura à prendre soin et qui voudra recevoir des nouvelles du « pays. » Cette triple obligation, dont l’une est incessante et à laquelle la paix n’enlève rien de son importance, est réservée aux femmes de la Croix rouge. On le leur a expressément dit, au mois d’avril 1883, lorsque l’on a procédé à la réorganisation du comité des dames, où brillent les plus grands noms de la marine et de l’armée françaises. Dans un règlement rédigé pour elles, on leur trace leur ligne de conduite aux temps de la paix et de la guerre. En accomplissant les devoirs qui leur sont offerts, elles se seront associées à l’œuvre et lui auront apporté le plus précieux des concours, celui du cœur et du dévoûment.

Grandes-maîtresses de la lingerie pendant la paix, grandes-maîtresses de la charité pendant la guerre, elles n’ont point accompli toute leur mission. Une part d’action, la plus fructueuse, la plus importante leur incombe encore. Je vois en elles des agens de propagande d’une puissance irrésistible. La plupart d’entre elles sont sœurs de bienfaisance, elles quêtent pour les indigens, elles visitent les malades et pourvoient aux orphelins. Elles savent comment l’on remue la torpeur des indifférens, comment l’on ouvre les bourses closes, comment l’on entre-bâille les coffres-forts égoïstes. Si elles parlent au nom du petit soldat qui a tant marché pour rejoindre l’ennemi, qui a si durement peiné sous le poids du fourniment au long des étapes, qui a dormi sur la terre nue, qui s’est battu le ventre creux, qui sans reculer d’une semelle a fait face au danger, qui revient blessé, affaibli, estropié, que n’obtiendront-elles pas ; car, parmi ceux qu’elles invoqueront, nul ne pourra dire qu’au jour du combat il n’aura pas un parent ou un ami sous les armes. Elles doivent être avant tout les quêteuses de la Croix rouge : « Pour les pauvres blessés, s’il vous plaît ! » Qui donc osera détourner la tête et refuser son aumône ? Il est des heures qu’il faut savoir choisir, heures qui se représentent fréquemment dans la vie des hommes, où l’âme est plus compatissante, où le cœur est instinctivement attendri ; ces heures sonnent aux jours des fêtes de famille, des mariages, des naissances, des anniversaires. La femme, à laquelle on ne peut reprocher de manquer de finesse, saura bien les choisir, ces heures propices, et les rendre fécondes pour l’œuvre qu’elle a prise sous son patronage. Toute femme de la Croix rouge devrait porter une aumônière à la ceinture : ce serait à la fois un insigne et une invite. Si elle craint de se montrer indiscrète et de se heurter à un refus, qu’elle se rappelle le vieux dicton de la galanterie française : Ce que femme veut. Dieu le veut.

D’autres sociétés, je ne dirai pas rivales, encore moins hostiles, d’autres sociétés indépendantes se sont créées. Au lieu de faire cause commune, ce qui était si simple, on a voulu faire cause séparée. Pourquoi donc deux ou trois bannières ? Celle de la Croix rouge de France était assez large pour abriter tous les dévoûmens. L’esprit d’initiative suffisait, l’esprit de particularisme est superflu, puisque le but visé est le même. Abondance de biens ne nuit pas, on le dit et je le crois ; mais, en guerre, divergence d’action peut nuire ; car les efforts risquent de s’égarer et de demeurer stériles, s’ils ne convergent pas vers le même point. Quelle cause a déterminé un certain nombre de femmes à se constituer en groupes isolés? je l’ignore. Le cœur des femmes est, il me semble, trop haut placé pour avoir été mu par des considérations secondaires. Les questions de rang, de situation sociale, de relations du monde, n’y sont pour rien, j’en suis persuadé. Dans les communautés religieuses de bienfaisance, les lavandières côtoient les duchesses et les appellent : ma sœur; elles sont égales l’une à l’autre, sous des guimpes semblables et dans des actes pareils. La charité, comme la religion, confère l’égalité à ceux qui la pratiquent ; dans l’œuvre du bien on ne doit considérer que le bien ; il n’y a ni sectes ni castes : le gros sou de l’ouvrière a autant de valeur morale et souvent plus que le double louis de la marquise. C’est cela que Tonne doit jamais oublier lorsque l’on veut participer aux bonnes œuvres; au seuil des institutions secourables, il convient de laisser tomber ses préjugés. Est-ce donc la politique, l’odieuse politique, qui a rendu divergentes des volontés animées d’intentions secourables? Une telle hypothèse est inadmissible. Aristocrates, démocrates, ce sont là des dénomination vaines qui servent peut-être à constater les habitudes d’opposition chères à notre race, mais que l’on dédaigne promptement lorsque l’honneur ou le salut de la patrie est engagé. Les anciens zouaves pontificaux n’ont pas fait mauvaise figure pendant la guerre franco-allemande, non plus que les mobiles bretons, qui priaient en allant au combat côte à côte avec les soldats républicains chantant la Marseillaise. Petites chapelles ne valent pas une grande église, et les tentatives disséminées restent fatalement inférieures à un effort d’ensemble. Cette sorte de rivalité établie sur le même terrain, sur un terrain où l’action doit être combinée si l’on veut obtenir un grand résultat, cette rivalité qui n’a rien d’inquiétant en période de paix, aurait de graves inconvéniens à l’heure des hostilités ; il n’y a pas lieu, je crois, de s’en préoccuper, car la guerre la ferait cesser. On rappellerait le décret de Gambetta, et tous les groupes dissidens créés en vue de venir en aide aux victimes des batailles seraient rattachés hiérarchiquement à la Société de secours aux blessés des armées de terre et de mer. La Société elle-même, en vertu du décret du 3 juillet 1884, serait soumise à la haute direction du ministre. De cette façon, il y aurait unité d’action, ce qui est indispensable à la guerre, et le secours aux blessés en est un des plus précieux élémens.

X. — LE TRESOR DE SECOURS.

Le neveu de Charlemagne, « doux empereur à la barbe fleurie, » Roland, celui dont l’Arioste a conté les aventures, défit et tua Cimosque, roi de Frise, qui possédait a une arme fatale dont les anciens ni les modernes, hors lui, n’avaient même connaissance : c’est un fer creux dans lequel on met une poudre qui chasse une balle avec impétuosité. » Roland, vainqueur, s’éloigna sur un navire, et quand il fut arrivé là où l’on n’aperçoit ni rocher ni rivage, il jeta l’arme à la mer, en s’écriant : « maudite et abominable machine qui fut forgée dans le fond des enfers, de la propre main de Belzébuth, pour être la ruine du monde, jeté rends à l’enfer d’où tu es sortie[10]. » Pauvre Arioste, que dirait-il, lui qu’un fusil à mèche indignait, et que dirait Montaigne, qui estimait que « l’arquebuse n’est faite que pour l’étonnement des oreilles ? » Toute chevalerie a disparu ; aujourd’hui c’est la science et l’industrie qui donnent la victoire; les hauts faits d’autrefois, les belles luttes corps à corps, où brillait du moins le courage personnel, ne se reproduiront jamais en terre civilisée, l’arme blanche a fait son temps; on peut supprimer les baïonnettes, elles ne serviront plus. La cruauté des moyens de destruction actuels rendra la guerre impossible, on le dit, on le répète : n’en croyez rien; je connais ce paradoxe, il avait déjà cours quand j’étais au collège. Un général d’artillerie, nommé Paixhans, inventa je ne sais quel canon qui lançait des bombes ; il s’enorgueillissait, disant : « Quel bienfait pour l’humanité ; cette arme est tellement meurtrière que désormais les nations n’oseront plus combattre les unes contre les autres! » Ceci se passait vers 1835. Énumérez les guerres qui, depuis cette époque, ont ensanglanté le monde et, si vous l’osez, comptez les victimes qu’elles ont faites.

Il faut en prendre son parti, l’homme, sous l’influence de ses passions, redevient ce qu’il a été jadis, un animal féroce ; il est agressif et la lutte est dans ses instincts. Malgré les philosophies qui tâchent de l’adoucir, malgré les religions qui lui disent : Tu ne tueras pas ! malgré les souffrances endurées, les humiliations subies, malgré les deuils supportés avec désespoir, la manie de la guerre n’est pas près de disparaître. Ce ne sera pas, en tout cas, la doctrine de Darwin qui la diminuera : la théorie du combat pour l’existence et de la sélection mènent tout droit aux batailles et au despotisme. Ils sont nombreux, à l’heure présente, ceux qui rêvent de marches, de contre-marches, de dynamite, de projectiles, d’extermination. Si on les rappelle à des sentimens d’humanité, ils sont tentés de répondre, comme Frédéric le Grand à l’intendant Séchelles : « c’est le royaume des cieux qui se gagne par la douceur, ceux de ce monde appartiennent à la force[11]. » Et cependant qui de nous n’a rêvé de paix et de fraternité universelles; quel cœur, si endurci qu’il soit, si désillusionné, n’a battu à la pensée que les égorgemens prendaient fin et que la guerre irait retrouver dans les catacombes du passé les sacrifices humains des cultes disparus? Je disais cela à un vieux moraliste morose qui, du haut de sa misanthropie, contemple les événemens, comme Siméon le Stylite, du haut de son pilier, regardait passer les voyageurs. Il m’écouta, leva les épaules et me répondit : « Lorsqu’il n’y eut que deux hommes sur terre, l’un tua l’autre; quand il n’y en aura plus que deux, le dernier tuera l’avant-dernier et se tuera de désespoir de n’avoir plus personne à tuer. Civilisez la guerre, si vous pouvez ; mais perdez l’espoir de la détruire, elle est le premier besoin de l’homme. »

Civiliser la guerre, cela n’est pas facile, car elle est précisément l’inverse de la civilisation. Ce sera l’honneur de la fin du XIXe siècle de l’avoir essayé, car la convention de Genève est la seule tentative sérieuse à laquelle les peuples se soient ralliés. L’idée émise par le docteur Palasciano, propagée par M. Dunand, développée par M. Moynier, a été successivement adoptée par toutes les nations qui cherchent à se débarrasser des barbaries primitives. Il y a partout rivalité pour le bien; à côté des armées qui s’exercent à tuer selon les règles, on voit la Croix rouge qui s’empresse au salut selon les préceptes de l’humanité. Elle s’élève comme un signe d’espérance derrière les armes qui tonnent comme une promesse de mort; elle s’associe à la guerre pour en diminuer les horreurs; elle est à la fois un secours et une protestation; elle pourrait prendre pour devise la parole de Xénophon : « Il est plus glorieux de se signaler par des actes de bonté que par des talens militaires ; ceux-ci n’éclatent que par le mal que l’on fait aux hommes, ceux-là se manifestent par le bien qu’on leur fait[12].» Entre la guerre et la Croix rouge, l’émulation est vive; plus l’une s’efforce de détruire, plus l’autre s’ingénie à sauver. Le jour où je lisais dans le Moniteur universel : « Des expériences d’une nouvelle matière inflammable, très utile en temps de guerre, ont eu lieu hier. Le nouveau produit, enfermé dans des cartouches et lancé à de grandes distances, propage l’incendie autour de lui avec une rapidité incroyable » (25 avril 1884), je lisais dans un autre journal que l’on venait de construire des wagons qui assurent aux blessés un transport plus rapide et plus doux. Hélas ! la croix de Genève a beau redoubler d’efforts, elle ne pourra jamais que réparer le mal, elle est impuissante à le conjurer; car la guerre a pour alliées toutes les formes de la mort : la maladie, le froid et la famine.

Aujourd’hui, les peuples sont à l’œuvre; ils interrogent les hommes techniques, ils interrogent les savans, ils interrogent les femmes, car ils n’ignorent pas que le cœur de celles-ci est fertile en charité; chaque jour ils réalisent quelque progrès et étendent le domaine de leur action bienfaisante. Jaloux de leur suprématie, réelle ou prétendue, ils dissimulent avec soin leurs améliorations militaires, — je ferais mieux de dire leurs péjorations, si le mot était français ; — ils mettent leurs canons sous clé, cachent leurs cartouches et déguisent leurs fusils; ceci est nécessaire en des temps où la force matérielle prime encore la force morale et détermine, sinon la grandeur, du moins la prépondérance des nations. Mais il ne peut en être ainsi pour l’outillage qui sert à combattre la mort et souvent à la vaincre. Tout progrès accompli dans un dessein humanitaire, c’est-à-dire dans le dessein supérieur par excellence, doit être exposé, communiqué, au besoin commenté, afin que tous en profitent. Il a été question de créer un musée des modèles adoptés dans les différentes sociétés qui mettent en pratique les principes de la Croix rouge; le projet est toujours en suspens et n’a pas encore reçu exécution. Je le regrette. Montrer le bien que l’on peut faire, c’est propager l’envie de taire le bien. En matière de commisération internationale, toute susceptibilité, toute vanité nationale doit s’effacer; il serait puéril d’élever des prétentions qui pourraient retarder l’institution d’une œuvre excellente. Si le musée des modèles doit être établi quelque part, c’est en pays neutre, c’est à Genève, ne serait-ce que par reconnaissance pour la ville où fut conclue la convention qui porte et glorifie son nom.

Lorsque ce musée sera installé, la France s’y tiendra en bon rang; nous sommes loin des jours de juillet 1870, et, actuellement, notre Société de secours aux blessés, égale à toute autre, est supérieure à plus d’une. Aux conférences de Genève (1883) et de Carlsruhe (1887), elle a été accueillie avec déférence et a reçu des témoignages d’estime qui n’ont point été ménagés. Ses délégués, à leur retour, lui dirent la place que les questions de philanthropie militaire tiennent dans les préoccupations des gouvernemens et des peuples; et ils « signalèrent, au point de vue de l’assistance du blessé, les grands efforts d’organisation que multiplie dans tous les rangs, sous le patronage des chefs d’état, le patriotisme le plus clairvoyant. Ils insistèrent sur ces progrès dans une mesure dont notre émulation n’a pas à s’alarmer, mais qui, pourtant, doit nous tenir en éveil, si nous avons à cœur de n’avoir que des imitateurs ou des émules sur le terrain de la charité[13]. » Non, notre Société de secours aux blessés n’a pas à être inquiète; elle poursuit sa mission et ne s’en laisse point détourner; ses opérations pendant la dernière année sont là pour le démontrer. Les sommes distribuées en secours s’élèvent à 131,381 francs, représentant des allocations renouvelables et des envois faits au Tonkin. L’organisation des infirmeries de gare a été continuée avec activité; sur trente-cinq points du territoire, « sièges d’un transit fréquent ou de bifurcations importantes, » une réserve de médicamens ou de ravitaillement est installée, prête à donner aide à des trains n’emportant pas moins de 200 blessés; le personnel supérieur de ces infirmeries est désigné dès à présent; les médecins et les aumôniers savent qu’au premier signal ils doivent se rendre à leur poste, et ils s’y rendront. Dans les gares mêmes, à portée du convoi qui s’arrête, un local est réservé aux mandataires de la Croix rouge; ceux-ci ne manqueront pas au jour de la compassion; le clergé se promet sans réserve; un évoque a écrit : « Je veux m’inscrire au premier rang de vos infirmiers. »

La Société ne s’est pas contentée de se préparer à réconforter les blessés évacués par les chemins de fer et à les confier aux 600 médecins qui forment son état-major scientifique, elle s’est assurée, dans presque tous les départemens, de locaux où elle pourrait établir des ambulances qui permettraient de soigner les malades loin des champs de bataille, de les disséminer, d’éviter l’agglomération propice aux épidémies et de les maintenir dans des conditions hygiéniques exceptionnellement favorables. Partout elle a vu ses demandes accueillies avec empressement ; les villas, les communautés religieuses, les écoles, les manufactures, les châteaux, loin de se refuser, se sont offerts, mus par un sentiment de charité et aussi peut-être par le désir de s’abriter sous la sauvegarde de la Croix de Genève, qui garantit la neutralité des établissemens hospitaliers. Pour meubler ces maisons et les rendre aptes à recevoir les blessés de l’avenir, on s’est adressé à la générosité du bon peuple de France. Actuellement, on est en possession d’engagemens fermes qui garantissent 30,000 lits à la première réquisition. Quelques comités de province ont, en cette circonstance, déployé une activité que l’on ne saurait trop proposer en exemple. Dans l’Ille-et-Vilaine, M. Armand Duval fait souscrire des promesses pour plus de 5,000 lits; la ville de Lyon en réunit 3,000; à Reims, M. Adolphe Dauphinot taxe la valeur d’une couchette de blessé à 150 francs, obtient des souscriptions pour 200, dont la moitié payée d’avance et, de ce chef, verse 30,000 francs dans la caisse de son comité; à Bordeaux, sous l’impulsion du vicomte de Pelleport, on a fait un prodige : 94 hôpitaux divisés en six groupes pourront recevoir 6,655 blessés; on s’est mis à l’œuvre : 18 hôpitaux, contenant 1,127 lits, sont déjà prêts à fonctionner sous la direction de 36 médecins; le service religieux est assuré par suite d’une entente avec l’archevêque, ainsi qu’avec les consistoires protestans et israélites ; le personnel administratif est engagé, et 200 infirmiers, qui seront placés sous la surveillance des religieux, des sœurs de charité et des dames du comité bordelais, seront au chevet des malades aussitôt qu’on les appellera. En vérité, si les bruits de guerre, que des effaremens ou des tripotages peu avouables font périodiquement courir, n’avaient eu pour résultat que de stimuler à ce point le patriotisme et l’ardeur à bien faire, il faudrait les bénir.

La Société de secours aux blessés aurait-elle pu donner plus d’ampleur à son œuvre et subvenir, mieux encore qu’elle ne l’a fait, aux nécessités qu’une guerre ferait immédiatement surgir? La question est délicate, mais ne peut pas être éludée. J’y répondrai avec une franchise qui me sera d’autant plus facile que nul reproche ne peut être adressé aux comités, pas plus à celui de Paris qu’à ceux de la province. S’il y a faute, elle ne leur incombe pas, et ils sont les premiers à en souffrir. L’abnégation, l’intelligence, l’assiduité ne suffisent pas pour mettre à exécution les projets que l’on a conçus, pour lutter contre la barbarie et l’amoindrir. Bien souvent le cœur reste impuissant lorsque l’escarcelle est vide; notre Croix rouge le sait, car ses charges sont lourdes et ses ressources sont limitées. Sous peine de faire banqueroute et d’être en défaillance à l’heure du péril, elle est contrainte à n’être prodigue que de son dévouement. Elle n’est point comme le roi Midas et ce qu’elle touche ne se change pas en or; elle a beau être parcimonieuse des deniers sacrés dont elle a l’administration, elle est souvent embarrassée pour faire face à certaines dépenses qui s’imposent; disons le mot tout net : elle est pauvre, elle est beaucoup trop pauvre, malgré les dons et malgré les legs que des gens de cœur ont tenu à gloire de lui faire. Ses ressources se composent d’un minime capital inaliénable en temps de paix, des cotisations annuelles et du produit de certaines fêtes de charité. La dernière a été un admirable carrousel militaire donné, les 16 et 17 avril de cette année, dans le Palais de l’Industrie ; les élèves des Ecoles de Saumur, de Fontainebleau, de Saint-Cyr, les officiers de l’École supérieure de guerre ont fait assaut d’adresse et d’habileté ; c’était un tournoi pro domo suf. Il a valu 55,000 francs à la caisse de secours aux blessés. Plus tard, peut-être, quelque fringant sous-lieutenant d’aujourd’hui, devenu colonel, étendu sur le lit d’ambulance, soigné par l’infirmerie de la Croix rouge, se souviendra qu’il a franchi des haies et fait des voltes pour venir en aide à ceux qui devaient être blessés au service de la France.

En dehors de sa réserve, dont j’ai fait connaître la valeur et l’emploi usufructuaire, la fortune la plus sérieuse de notre Croix rouge consiste dans les cotisations annuelles ; or, ces cotisations ne peuvent être qu’en rapport avec le nombre des souscripteurs. Ce nombre, j’ai honte de le dévoiler, car il est misérable : 22,000 pour toute la France, qui compte 200 comités provinciaux gravitant autour du conseil central siégeant à Paris. 22,000! la proportion est dérisoire, non-seulement avec le chiffre de la population, mais avec celui de nos soldats. Comment n’a-t-on pas compris qu’en ce temps de service militaire obligatoire, le service des secours aux blessés était obligatoire aussi ? Est-ce donc que la cotisation est si onéreuse qu’elle effraie les bourses moyennes et ferme les petites bourses? Non pas. Membres fondateurs : 30 francs par an; membres souscripteurs, 6 francs par an. Pour les premiers, trois sous tous les deux jours; pour les seconds, un son tous les trois jours. Franchement, c’est de la philanthropie à bon marché, et même au rabais; il faut être bien avare, bien indifférent ou bien misérable pour s’en refuser le plaisir. J’ai été plus qu’étonné en constatant que les registres ne contenaient pas la liste d’un million au moins de souscripteurs.

Puisque le budget de la guerre est permanent, celui de la charité militaire doit l’être aussi. Ce sacrifice, si léger qu’il serait nul pour le tiers de la population, chacun a le devoir de se l’imposer volontairement, car au jour de la guerre toute famille aura ses représentans engagés au feu ; que deviendront-ils si l’on n’a versé la prime de bienfaisance qui leur assurera les soins dont leur vie peut dépendre? Aux jours de la guerre de cent ans, en 136â, il n’y eut femme de France qui ne filât pour aider à payer la rançon de Duguesclin; aujourd’hui, quelle femme de France refuserait d’économiser 6 francs sur ses besoins ou sur ses fantaisies, afin de panser les blessures de ceux qui tombent en faisant face à l’ennemi ? Quel homme ne se priverait de quelque plaisir pour venir en aide à ceux qui sont frappés en protégeant son existence, son champ, son outil, ses loisirs et son honneur ? Tout argent versé entre les mains de la Société de secours acquitte la dette contractée envers ceux qui se battent pour sauvegarder le foyer commun. Cette contribution de la charité patriotique, qui allège les charges de l’impôt du sang, ne peut-on l’établir sans léser aucun intérêt, par libre consentement? Les entrées dans les cercles ne peuvent-elles être majorées de la petite somme de 6 francs qui seraient destinés à la Croix rouge? les officiers de terre et de mer qui ont eu et qui auront tant à se louer d’elle ne peuvent-ils, à partir du grade de capitaine, abandonner sur leur solde un son tous les trois jours, moins que le son de poche du soldat, pour aider à la construction des ambulances où plus tard ils seront recueillis? Il suffirait qu’un cercle, qu’un état-major de régiment ou de navire donnât l’exemple pour que chacun s’y conformât, car en terre de France, le bien est contagieux. La question est à étudier, car jamais une Société de secours aux blessés ne sera assez riche, si elle veut remplir sa mission qui n’a point de limites, puisque les maux de la guerre n’ont point de bornes. Ce n’est pas seulement à notre pays que je parle; je voudrais que ma voix fût entendue, fût écoutée de toute nation qui, derrière le campement de ses armées, fait flotter l’étendard de la Croix rouge.

J’estime aussi qu’il serait bon que, sur ce problème et sur bien d’autres, les délégués des diverses sociétés de secours aux blessés militaires fussent appelés à discuter en commun. Les réunions internationales sont beaucoup trop rares: deux seulement depuis la paix de Francfort ; ce n’est pas assez. Tous les ans, comme certains congrès littéraires et scientifiques, les Croix rouges devraient se réunir, ne serait-ce que pour se communiquer les progrès accomplis, en préparer de nouveaux, entretenir leur mutuelle émulation et stimuler leur zèle. En se fréquentant, en échangeant des pensées inspirées par l’amour du prochain, en s’efforçant d’éveiller la commisération pour le soldat blessé, bien des préjugés vivaces s’étioleront, et la haine, mauvaise conseillère, s’affaissera d’elle-même. Tout en conservant l’amour-propre national, les délégués apprécieront les fortes qualités des autres nations, et l’estime remplacera le dédain qui est rarement justifié. A force de chercher à amoindrir les conséquences des luttes à main armée, de les considérer dans tout leur aspect et dans toute leur horreur, ils en arriveront à trouver la guerre si laide, si peu chevaleresque avec les engins modernes, si antihumaine par ses résultats, qu’ils iront répandre dans leur pays les idées pacifiques dont ils seront animés. Si l’armée de la paix s’accroît par leur influence, l’armée de la guerre restera l’arme au pied, et les grandes ruines seront évitées pour longtemps. Les mandataires des sociétés de secours aux blessés peuvent devenir les apôtres de la charité universelle, fondée sur le respect de la vie humaine ; car le meilleur moyen de remédier aux maux de la guerre, c’est de les empêcher de se produire. Cette vérité ne serait pas désavouée par M. de La Palisse, je ne l’ignore pas, et je sais aussi qu’il coulera encore bien des flots de sang avant qu’elle n’ait force de loi ; mais il y a certaines paroles qu’il ne faut cesser de répéter ; elles finissent par pénétrer les âmes les plus rebelles : c’est parce que les Hébreux ne se sont point lassés de sonner de la trompette que les murailles de Jéricho se sont écroulées.

Dans son récit de la campagne de France, de cette incursion prussienne à laquelle la canonnade de Valmy fit faire volte-face, Goethe a écrit : « Les longues calamités de la guerre ravissent à l’homme toute croyance à l’humanité. » Goethe ne penserait plus ainsi; les choses ont bien changé depuis un siècle ; ce sont précisément les longues calamités de la guerre qui ont ranimé l’humanité dans les cœurs et lui ont tracé son devoir. Lorsque je dis : humanité, je veux parler de cette passion magnanime qui force à aimer les hommes malgré leurs fautes et leurs crimes, car elle n’est soulevée qu’à la vue de leur débilité, de leur infortune et par la croyance en leur vertu possible. L’idée de la convention de Genève, l’idée à jamais féconde, à jamais bénie de la Croix rouge, a germé sur le champ de bataille de Solferino. Cette idée est, en principe, si bien hostile à la guerre que les hommes de guerre l’ont d’abord repoussée. Aujourd’hui encore, ils la subissent plutôt qu’ils ne l’acceptent. Ils signalent dans son application mille inconvéniens qui, en réalité, se neutralisent, puisqu’ils sont égaux pour les armées en présence. Ce qui a vaincu leur mauvais vouloir, ce qui les a contraints à donner place à la Croix rouge, c’est l’humanité, c’est ce sentiment intime, vibrant au plus profond des cœurs, qui domine tout par la pitié, s’émeut à la souffrance et ne recule devant rien pour la soulager. C’est une sorte de religion universelle refuge des âmes aspirant au bien, « religion inaccessible à la rivalité des églises, des nations et de la politique. » Le mot m’a été écrit par une très grande dame qui participe avec une tendresse énergique au développement de la Croix rouge de son pays, j’allais dire de ses états. C’est le propre même de l’humanité de repousser ce qui divise les hommes et de rechercher ce qui les unit. « Secourez-vous les uns les autres; » c’est le commencement de la sagesse, et la sagesse, c’est l’oubli des haines, c’est la tolérance, c’est la paix.

J’ai eu sous les yeux un spectacle que je n’ai point oublié. Au lendemain de la bataille de Magenta, au-delà de Ponte di Buffalora, dans une des rizières qui bordent les remblais de la route, j’ai vu deux cadavres enlacés : un soldat autrichien, un grenadier de la garde impériale française. Sur leur visage, nulle expression de colère, mais une tristesse résignée. Blessés, sentant venir la fin, ils s’étaient traînés pour rapprocher leur misère, ignorant pourquoi ils avaient tué, pourquoi ils étaient tués. Obéissant à l’impulsion qui rassemble les hommes à l’heure des grandes infortunes, ils étaient morts dans les bras l’un de l’autre, apitoyés sur leur sort mutuel, ne sachant plus s’ils avaient été ennemis et s’endormant de l’éternel sommeil après avoir fait leur devoir auquel ils n’avaient rien compris, sinon qu’ils en périssaient. C’est l’humanité, c’est le sentiment supérieur à tout autre qui les avait réunis dans une étreinte suprême, et ce sentiment est d’une invincible puissance. Il est d’autant plus impérieux qu’il porte en lui quelque chose d’idéal qui plane au-dessus des préoccupations vulgaires et les domine. Il agit à la fois par la révolte contre l’injustice de la violence aveugle, par la compassion pour la faiblesse de l’homme, par le désir d’en adoucir la peine et de lui donner le bonheur que l’on a rêvé, que l’on a vainement cherché et que l’on ne désespère jamais de découvrir. A certains instans, ce sentiment surgit avec une force spontanée; l’homme alors obéit, presque malgré lui, au précepte : « Aime ton prochain comme toi-même. » Que de fois on a vu des soldats blessés ramper et aller placer leur gourde sur les lèvres d’un ennemi mourant qui criait la parole que jadis le Calvaire a entendue : «J’ai soif!» À ce sentiment qui semble le parfum du souffle dont fut animé le moule d’argile aux jours de la création, la Croix rouge a donné un corps.

Malgré les obstacles que les sociétés de secours aux blessés ont, en Europe, rencontrés dans plus d’un mauvais vouloir administratif et militaire, elles ont persisté, elles ont appuyé leur œuvre sur de solides assises, elles continueront leur travail réparateur, car aujourd’hui rien ne peut les remplacer; elles répondent au besoin le plus exigeant des armées; elles sont indispensables, et par elles l’humanité prévaudra. Elles ont été bien lentes à se formuler, à naître, à grandir, à s’affirmer ; mais elles sont indestructibles parce qu’elles sont. Il en est d’elles comme de la solution d’un problème de mathématiques, qui est acquise à jamais dès qu’elle est découverte. La bannière de la convention de Genève marchera dorénavant auprès des armées en campagne ; c’est l’humanité même qui la porte; elle ne se la laissera pas enlever : in hoc sîgno vinces. La France la tient ferme par la main de sa Société de secours aux blessés. J’ai dit, et je crois avoir prouvé, que notre Croix rouge est irréprochable et qu’elle n’épargne rien pour rester digne de son apostolat. Je voudrais qu’elle eût son trésor de secours comme la Prusse a son trésor de guerre; je voudrais qu’elle fût très riche, afin d’être plus bienfaisante encore et afin de démontrer que, lorsqu’il s’agit de charité, de patriotisme et de dévoûment, nous ne cédons à personne l’honneur de nous devancer.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 15 novembre.
  2. Société de secours, etc., troisième délégation; comité départemental de Loir-et-Cher, assemblée générale du 4 avril 1886, p. 24, Allocution du général Riu.
  3. Compte-rendu des opérations de la Société pendant l’année 1883, présenté au nom du conseil, le 20 mai 1884, par M. le duc de Nemours, président, p. 7.
  4. 53 expéditions ont été faites par le conseil central de la Société de secours aux blessés et 77 par les comités de province: Le Havre, 11; Nancy, 10; Bordeaux, 8 ; Lille, 7; Marseille, 10; Toulon, 6; Cherbourg, 5; Grenoble, 5; Châlons-sur-Saône, 2; Tourcoing, 2; Rennes, Montpellier, Toulouse, Pau, Oran, Troyes, Lorient, Calais, Hazebrouck, Blois, Montauban, chacun 1.
  5. On dirait que la grande préoccupation du soldat en campagne est bien moins la recherche de la gloire que la recherche du pain. Lisez les Cahiers du capitaine Cogniet, le simple pousse-cailloux; la Campagne de France, par Goethe, l’ami des princes: the Autobiography of sergeant William Lawrence, le grenadier anglais qui, de la bataille de Waterloo, ne se rappelle que la conquête d’un jambon.
  6. Le décret du 3 juillet 1884 avait été précédé d’un décret, daté du 3 juin 1878, dont il reproduit les dispositions. Il est à remarquer, cependant, que le décret de 1878 admettait, — à titre exceptionnel, il est vrai, — la Croix rouge sur le champ de bataille; le décret de 1884 l’en écarte absolument.
  7. Bouches-du Rhône, Alpes-Maritimes, Var, Basses-Alpes, Vaucluse, Ardèche, Gard, Corse.
  8. Ministère de la guerre : Règlement sur le service de santé de l’armée, deuxième partie. — Service de santé en campagne. Paris, L. Baudoin, 1884 ; p. 3.
  9. Manuel du brancardier, par le docteur F. Gross, professeur à la faculté de médecine, membre du comité, avec 92 dessins originaux, dont 23 tirés hors texte, par E. Auguin, ingénieur des mines, membre du comité. Nancy, au siège du comité, 1884.
  10. Roland furieux, chant II, str. 27-91.
  11. Cité par le duc de Broglie : Frédéric II et Marie-Thérèse, tome II, page 198.
  12. Cyropédie, VIII, 4,
  13. Compte-rendu des opérations de la Société pendant l’exercice 1887-1888, présenté au conseil parle maréchal de Mac-Mahon, pages 18 et 19.