La Cruche cassée (Réval)/1/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 15-36).



PREMIÈRE PARTIE


I


— Ohé !… Ohé !…

— Ohé, murmure l’écho affaibli.

— Où êtes-vous ? reprend une voix qui se fait grondeuse.

Du fond du taillis, deux jeunes filles répondent aussitôt :

— Ohé, maman, nous sommes là !

— Pourquoi ne répondiez-vous pas ? il y a une heure que je vous cherche, reprit la voix irritée… Ne vous écartez plus… Vous ne connaissez pas la forêt… Et Charles, où est-il ?

— À la plaine Grand-Chien, maman ; il est allé voir si les champignons poussent.

— Je voudrais bien savoir qui lui a permis de vous quitter ? Ce galopin me fera mourir d’inquiétude !

Par-dessus les buissons qui les cachent, Aline entend le petit clappement de bouche qui révèle l’impatience et le mécontentement de sa mère, et, se penchant vers sa petite sœur Suzanne, elle murmura très bas :

— Pauv’p’tit frère, tu seras encore « savonné » ce soir !

— C’est vrai, mais, maman est trop sévère !… Elle voudrait que Charles, qui a dix-sept ans, restât à ses trousses comme un toutou ! Tu sais, reprit l’enfant, il n’est pas du tout à la plaine Grand-Chien, il est allé à la maison forestière porter des muguets à Lisette, qui repasse la lessive de la Lisa Chassey.

— Pauv’p’tit frère ! murmure encore Aline.

Et la forêt retomba dans un silence nonchalant.

On était à la fin d’avril ; après un hiver tardif, en grande hâte, les feuilles avaient poussé ; aux pointes des arbres, on avait vu luire d’abord de petits éclats diamantés, puis au premier coup de soleil, le dôme de la forêt s’était embrasé de feux discrets, comme si le gel ayant brisé les vitraux d’une invisible cathédrale, en avait projeté les poussières lumineuses sur l’arc immobile des branches. Maintenant le toit léger des feuilles frissonnait.

Au pied des arbres s’élançaient les nouvelles frondaisons ; si proches encore de la terre, elles semblaient ne pouvoir s’en détourner ; l’arc souple des ronces tendrement traînait sur les mousses ; les folioles repliées des jeunes cytises se balançaient en grappes, comme un essaim de cigales fatiguées du premier vol. Ainsi, chaque année, les cimes majestueuses redressent au-dessus de la colline, comme un roc vivant, leur masse verte ; roc aux stries délicates, poreuses, buvant l’eau et le soleil qu’un prodigieux travail, par des réseaux puissants et minuscules, draine jusqu’au cœur de la terre.

Depuis une semaine, le sol, jonché de poussières mortes, de feuilles, de branchelettes, d’aiguilles de pins, ou gris comme le lin des quenouilles, disparaissait à son tour sous la montée verdoyante des mousses. Après le Joli-Bois, frêle rameau dont les capsules de corail distillent une odeur ardente de musc, après les pâles violettes, c’était enfin, dans toute l’Argonne, la floraison du muguet.

Dans les villages, les jeunes filles s’en vont au bois remplir leur panier de fleurs nouvelles ; c’est la saison propice aux fiançailles. Le dimanche, après les vêpres, filles et garçons, se tenant par le bras, montent vers la forêt ; ils reviennent deux par deux, les mains pleines, chantant :

Voici le joli mois de mai.
Avril passé,
Je ne puis tenir mon cœur
De joie chanter.
Ô Trimazos[1]

C’est le mai, le beau mai
C’est le joli mois de mai.
Ma bonne dame, vous savez
Notre beau mai s’en va-t-’aller,
Tirez la bourse et ouvrirez
Cinq ou six sous à nous donner
Ô Trimazos

. . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . .

Les bois sentent bon. Dans l’allée où madame Robert attend, assise sur l’herbe, son journal ouvert sur les genoux, les mains soigneusement gantées et le visage tout encapuchonné dans une « hâlette » de mousseline blanche, l’odeur fraîche voltige au ras de la terre. Le moindre coup de vent, le vol d’un oiseau, lui envoient par bouffées le parfum des muguets, et bien que son âme demeure indifférente devant le charme des arbres et des coteaux qui enveloppent Gondreville, elle ne peut s’empêcher de répéter avec satisfaction :

— Quelle fraîcheur… qu’il fait bon dans ce pays !… Allons, j’ai été bien inspirée de venir dans ce petit trou ; les riches propriétaires ne manquent pas, je caserai Aline très facilement ; quant à Suzie, j’ai le temps d’y songer ; mais pour mon aînée, il faut poser des jalons. Dimanche prochain, je déciderai le capitaine a faire une visite au maître de forges ; peut-être nous invitera-t-il à déjeuner le dimanche suivant, avec monsieur le curé ou le docteur Vimart.

Assise à l’ombre et rassurée par le voisinage de ses filles, madame Robert reprend la lecture passionnante tic son feuilleton.

Là-bas, dans le taillis, Aline et Suzanne continuent la cueillette commencée, partout, des grelots blancs ; ici, où le soleil glisse, le muguet commence à jaunir, et sa chair pulpeuse se borde d’un mince liséré d’or ; plus loin, il est encore mystérieusement enfermé dans son cornet de verdure ; ailleurs, l’enveloppe crève et la fleur jaillie, reste posée comme un papillon immobile. Une nappe blanche s’étend sous les buissons, les doigts infatigables d’Aline ramassent les fleurettes neigeuses ; Suzie, un peu lasse, pétrit son bouquet et frotte ses joues, son cou, ses jambes nues, avec les pétales embaumés. Aline se défend contre les espiègleries de sa petite sœur, qui veut à présent lui frottailler le visage.

— Non, non, laisse-moi tranquille, tu « bouchonneras » Charles avec tes fleurs.

— Vilaine, fait Suzie, pourquoi ne veux-tu pas jouer ?… Laisse-moi t’embrasser au moins.

La grande sœur ouvre ses bras, la gamine impétueuse s’élance et se roule comme une jeune chienne, ivre de gambades, loin de son maître.

— Allons, allons, petite folle, tu vas me mettre en pièces, sois sage, regarde le miracle.

Aline tient devant elle une « toquée » de muguet.

— Désigne-moi les différentes parties de la plante, comment appelles-tu ça ?

— Pé-don-cule, répond l’enfant, très fière pour ses douze ans, de savoir un peu de botanique.

— Quelle famille ?

Suzie cherche, fait la moue, et risque : une liliacée !

— Très bien ! Oh ! ma chérie, comme il fera bon venir souvent au bois, nous étudierons toutes les plantes. Charles emportera sa boîte verte et nous composerons un herbier lorrain.

— Avec des petites pancartes dans le bas, insiste Suzie ; on écrira en ronde : « Cueilli dans les bois de Gondreville en mai, juin, juillet, etc., par mademoiselle Aline Robert.

— On mettra aussi Suzanne Robert !

— Vrai ?… il faut que je t’embrasse encore.

Et aussitôt deux baisers sonnent sur les joues de la grande sœur, qui du même coup, voit son chignon défait.

— Tu embrasses trop fougueusement, Suzie, tu vas comme la tempête !

— Dis donc, reprend la gamine, le docteur Vimart nous dira les noms des fleurs en latin.

— Oui, il nous indiquera aussi les noms en patois ; dans ce pays-ci, il y a des noms de fleurs qui sont si jolis !

— C’est vrai. Tiens, le Térence, qui voulait nous tirer la bonne aventure, m’a dit l’autre jour en parlant de toi, qu’avec tes yeux bleus et ta chevelure blonde, tu ressemblais à cette fleur des blés qu’on appelle : les cheveux de Vénus ! Moi, il m’a dit que j’avais des yeux violets comme la fleur de la Passion ! Tu connais cette fleur-là ?

— C’est, je crois, une clématite très large et très sombre, une fleur triste.

— Alors il est fou, le Térence ?

— Non, c’est une façon de poète, répond la jeune fille, en reprenant une à une les brindilles de muguet, qu’elle serre en touffe, pour les envelopper ensuite d’une collerette de feuillage.

— Dis, grande sœur, interroge Suzie après quelques instants de silence, n’aimes-tu pas mieux être à Gondreville qu’à Chaumont ? il fait bon ici, on est libre !

— Il fait bon, opine distraitement l’aînée.

— Oh ! moi, je suis si contente ! on joue, on court, on sort sans chapeau, sans gants. Papa m’a promis de m’emmener à la chasse : c’est moi qui tirerai la ficelle du miroir, quand on ira chasser les alouettes, et puis je pêcherai à la ligne. Tous les soirs, je veux aller voix traire les vaches chez la Lisa ; je connais déjà la bergerie, j’ai vu tèter les petits moutons, ils faisaient comme ça.

Et Suzie simule la bouche gourmande, les coups de tête que l’agneau envoie dans le ventre de la brebis.

— Toi, tu n’oses pas aller voir les cochons, quand on leur donne des pommes de terre, ils grognent, j’en tremblais derrière le tablier de Lisette. Tu sais, tu n’aurais pas fait la fière, les cochons mangent les petits enfants.

— Ils ne t’ont pas mangé la langue, quelle « tratrelle » !

— Je suis contente, na, je suis bien, toute seule près de toi ! Et puis les bois me donnent envie de rire, de chanter… Je suis un peu en ribote, fit l’étourdie, j’ai trop respiré ces fleurs. Ça ne te fait donc rien, ma grande, d’être lâchée dans la forêt ? tu es si raisonnable !

— Mais si, cela me trouble délicieusement comme toi, ma chérie, mais j’ai envie de me taire, de ne plus bouger, de devenir tout à coup un brin de muguet, ou une ronce, ou bien une feuille : les arbres sont heureux, eux aussi, mais ils ne parlent pas.

— Et l’oiseau ? est-ce qu’il n’est pas le gosier de la forêt ? Moi, je suis ton petit oiseau, je parle pour ma sœur l’arbre et mon frère le muguet.

Les deux jeunes filles restent un instant à se regarder. Aline vient d’avoir vingt et un ans et Suzie en a douze à peine, il n’y a pourtant pas entre elles une grande différence de taille. L’aînée porte à peine la tête de plus que sa cadette ; son jeune corps souple, serré étroitement dans une ceinture, se meut, libre dans une robe de toile bleu foncé ; le cou, bien dégagé, est encadré par un grand col de piqué blanc ; Suzie porte le même costume que sa sœur, mais la jupe s’arrête à mi-jambe, découvrant un mollet bruni, un peu velu, au-dessus de la chaussette bleue ; la taille, encore un peu carrée, promet une ligne élégante lorsque le corps sera vraiment formé.

Aline a une chair de lait, un grain de peau d’une rare finesse. Le matin, sa toilette finie, ses joues sont si fraîches, qu’on les dirait poudrées d’une poudre de rose, mêlée à un impalpable givre. Ses traits sont d’un modelé délicat, un peu enfantins, peut-être ; les joues rondes, le menton en amande, la bouche très rieuse s’ouvre d’instinct pour sourire à tous, laissant voir jusqu’au fond, des dents immaculées ; un petit nez de chatte ; un front blanc et des veux clairs s’ombrant du léger nuage, que projettent dans l’eau vive du regard les longs cils retroussés.

Les cheveux d’Aline ont une teinte cendrée, elle les noue négligemment au bas de la nuque, leur laissant le pli soyeux d’une ondulation naturelle, tandis que Suzanne, très fière de son chignon, inauguré aux premières chaleurs, pique au sommet de la tête, comme une crosse d’archevêque, ses cheveux noirs tordus. Aline a une joliesse rustique. Suzie sera belle. Madame Robert ne cache point l’admiration que lui inspire la petite fille, et plus d’une fois elle a dit au capitaine, en regardant Suzanne :

— Avec ses yeux sombres et sa tournure de duchesse, nous n’aurons pas de peine à lui trouver un mari. Pourquoi notre aînée n’est-elle point aussi séduisante ?

La plus grande préoccupation de madame Robert, depuis six mois que le capitaine a pris sa retraite, est de préparer le mariage de ses filles. Elle connaît trop la vie militaire, ses exigences, pour souhaiter que ses enfants, qui n’ont point de dot, épousent des officiers. D’ailleurs, qui pouvaient-elles trouver au régiment ? un lieutenant sans avenir, ou un commandant près d’être retraité. C’était trop maigre en vérité. Suzie surtout méritait mieux.

Ne serait-il pas plus sage d’aller planter ses choux dans un petit trou, moitié ville, moitié village, où la vie ne serait pas très chère, où la moindre toilette paraîtrait du luxe, où l’on pourrait, peut-être, ne pas continuer à s’endetter, et vivre comme des gens riches avec les trois mi lie francs de retraite du capitaine ? Quelles jeunes filles pourraient éclipser les siennes, si bien élevées, instruites ! — Aline avait son brevet élémentaire, Suzie aurait son certificat — toutes deux avaient le chic des grandes villes et l’usage du monde, elles sauraient recevoir, au besoin même aider leur mari à jouer un rôle politique dans le canton. Que de qualités et de charmes ! Madame Robert ne doutait pas de l’avenir de ses filles : le tout était de passer au crible les situations et les fortunes, afin de réserver pour Aline et Suzie ce que Gondreville comptait de meilleur.

Dans ses calculs, madame Robert n’oubliait jamais de mettre en balance, du côté gendre, la fortune ; du côté de ses filles, l’ascendance nobiliaire. « Ma mère, disait-elle volontiers à ses amis, avait épousé en secondes noces, le fils d’un baron de l’Empire, le baron Ledoyen ; ils n’eurent point d’enfant, mais mon beau-père m’aima toujours comme sa propre fille, n’est-il donc pas légitime que l’illustration des Ledoyen rejaillisse sur moi et sur ma race, à défaut d’héritier direct ! » Et dans le ménage du capitaine Robert, l’illustration des Ledoyen, barons de l’Empire, avait été la cause de tous les maux, car l’épouse, trichant avec la loi, n’avait apporté qu’une dot fictive et, par orgueil, pour ne pas déchoir d’une situation si enviable, elle avait écarté les petits parents et les petits amis, n’ayant commerce qu’avec les femmes des officiers supérieurs et des principaux fonctionnaires. Par sa vanité et sa hauteur, elle s’était fait haïr au régiment, et malgré ses avances, la politesse de ses sourires, elle n’avait su encore gagner à Gondreville aucune réelle sympathie.

Suzie avait hérité de l’orgueil maternel ; mais sa jeunesse et son bon cœur corrigeaient sa morgue instinctive. Aline et son frère Charles avaient les goûts simples, l’âme un peu fermée du père ; la jeune fille était plus timide, le garçon plus farouche, tous deux souffraient silencieusement de la tyrannie domestique qu’exerçait leur mère. Par avance, madame Robert avait décrété que ses filles se marieraient richement, que son fils entrerait à Saint-Cyr : Après l’échec de celui-ci au baccalauréat, elle s’était rejetée sur Saint-Maixent ; Charles la laissait dire, bien décidé à faire son service, mais à ne pas rester au régiment. Le capitaine dressé à l’obéissance, assoupli par vingt-cinq ans de domination conjugale, approuvait tous les projets de sa femme. Pas de discussion, pour avoir la paix…

— Comme il fera beau demain, Aline ; regarde, voilà les cousins qui dansent. Page:Reval - La cruche cassee.djvu/25 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/26 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/27 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/28 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/29 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/30 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/31 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/32 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/33 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/34 Page:Reval - La cruche cassee.djvu/35

On arrivait par les champs en haut du « gripot[2] » qui domine Gondreville. Le docteur s’arrêta et d’un geste d’admiration désignant tout le paysage :

— Comme elle est belle, n’est-ce pas, notre terre lorraine ?

La petite ville s’étendait au fond de la vallée ; les maisons descendaient le coteau, courant vers l’Ornain, les plus petites, comme des pèlerins, semblaient agenouillées pour boire, et leur visage couvert de rides, tremblait sur le miroir de l’eau ; d’autres maisons suivaient la pente, les unes vieilles, ratatinées, mendiantes en loques ; d’autres fières, toutes blanches avec des colliers de fleurs, des mantes de verdure, tous les joyaux printaniers que leurs bras tendus portaient vers le ciel. Dominant cette foule, une tour se dressait, farouche dans son vêtement de pierre, assombri de ferrures anciennes. Depuis quand était-elle là, comme le prêtre conduisant les pèlerins, comme le seigneur contemplant ses vassaux ! Était-ce le passé impérieux tenant l’avenir soumis à ses pieds ?

— Un lambeau de notre histoire, murmura le docteur.

La vision de cette tour hostile, se détachant sur les clartés du crépuscule, les surprenait comme un symbole mystérieux.

Ils se remirent en marche, déjà les jeunes filles s’éloignaient, insouciantes, dans la poussière d’or de l’horizon en feu.

  1. Trimaza… fillette endimanchée qui, dans quelques localités de Lorraine, va en mai, avec ses compagnes, quêter pour orner l’autel de la sainte Vierge, en chantant une requête nommée Trimaza ou Trimazo.
  2. Gripot, synonyme de raidillon.