La Culture des céréales dans les pampas de la république argentine

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La Culture des céréales dans les pampas de la république argentine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 859-890).
LA
CULTURE DES CEREALES
DANS LES PAMPAS DE LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE

Il y a quelque vingt ans, des navires à voiles, retour de Californie, jetaient de temps à autre, sur le quai des ports français, de petits chargemens de blé. C’étaient les premiers envois des aventuriers de 1849, partis à la recherche de l’or et devenus colons. On n’y prit pas garde. Le pays des pépites, pensait-on, était assez riche pour promener ses blés autour du monde, sans y trouver d’autre profit qu’une satisfaction d’amour-propre ; c’était par forfanterie américaine qu’il faisait descendre à ses voiliers l’Océan-Pacifique depuis le 38° latitude nord jusqu’au 58° sud, doubler le cap Horn, et refaire dans l’Océan-Atlantique la même traversée pour atteindre après six mois, quelquefois un an, les ports européens. Ces coûteuses expéditions ne pouvaient avoir aucune influence sur la production française, habituée à compter avec la concurrence d’Odessa et d’Egypte ; elles étonnaient sans inquiéter.

Déjà d’autres régions du continent américain, celles qui, par le Mississipi et le Saint-Laurent, étaient en communication directe avec l’Atlantique, importaient des blés en Europe, depuis 1602, d’une façon irrégulière et, depuis 1791, annuellement; la France n’avait jamais eu à se préoccuper de cette concurrence lointaine, qui ne l’atteignait pas chez elle et à peine sur les marchés ouverts à son exportation Des 30 millions d’hectolitres que l’Angleterre demandait chaque année aux pays étrangers, la France en fournissait bon an mal an le dixième ; et si, depuis 1859, les statistiques lui révélaient que la quote-part des États-Unis dans l’approvisionnement de sa voisine augmentait progressivement, elle n’avait pas à en souffrir. Depuis 1873, il n’en est plus ainsi : les États-Unis ont fourni à l’Angleterre jusqu’à 27 millions d’hectolitres par an ; l’Inde anglaise lui présente aujourd’hui ses produits ; et les économistes prédisent, qu’après avoir satisfait sa population de 250 millions d’habitans, l’Inde pourra prochainement, grâce au perfectionnement de son outillage, au développement de ses voies ferrées, disposer d’un excédent de production de 20 millions d’hectolitres. Déjà, en 1882, elle en a importé en Angleterre 2 millions et, en 1883, 3 millions, pendant que de son côté l’Australie est venue en offrir 8 millions.

L’agriculture française, cette fois, est atteinte dans ses œuvres vives et, le mauvais sort la poursuivant, les mauvaises années faisant suite aux médiocres, la France, de pays d’exportation de blé qu’elle était, est devenue depuis 1877, d’une façon continue, un pays d’importation de blé, sans que le déficit de ses récoltes ait eu même l’avantage traditionnel de peser sur le consommateur au profit du producteur. Aussi, à l’heure où notre sol, loin de fournir à la consommation les 120 millions d’hectolitres qu’elle demande annuellement, lui en offre à peine 100, quelquefois 110 par exception, l’agriculteur est bien près de vendre sa charrue et même son troupeau si l’état n’intervient et ne prohibe aux frontières blé, sucre, bétail, que notre sol cependant ne produit pas en quantité suffisante.

Nos concurrens agissent autrement ; tous améliorent leurs cultures et augmentent l’intensité de leur production ; s’ils vendent leurs charrues, c’est pour leur en substituer de plus perfectionnées et conquérir avec elles des régions nouvelles ; s’ils quittent leurs fermes, donnent congé au propriétaire, qu’ils ne peuvent plus satisfaire et disent adieu pour quelque temps aux champs qui les ont vus naître, où ils sont restés de pères en fils des mercenaires ou des locataires, c’est pour s’expatrier, fatigués qu’ils sont de payer à chaque génération, plusieurs fois la valeur du sol, sans parvenir à l’acquérir ; ils vont là où le prix infime de la terre est une quantité négligeable dans le revient de ses produits.

En France, pendant qu’héritiers et notaires se mettent d’accord pour diviser la terre en parcelles si minuscules que charrues et faucheuses n’y peuvent manœuvrer, que la moisson s’y doit faire à la faucille, nous attendons patiemment que la terre vienne à manquer à l’émigrant allemand ou irlandais, illusion qu’on doit perdre. Aujourd’hui que tout se sait, personne ne peut ignorer que les États-Unis, après avoir vendu, jusqu’à la fin de 1883, 581 millions d’acres de terre, en ont encore 1 milliard 200 millions à vendre, qu’ils peuvent donc offrir à chacun des habitans actuels du globe 1 acre, soit 40 ares, plus que la superficie de la moyenne des parcelles inscrites au cadastre français en 1884.

La grande république de l’Amérique du nord est la rivale la plus active, mais elle n’est pas la seule. Une ardeur de production, semblable à celle dont elle a donné l’exemple au monde entier, éclate dans la région de l’Amérique du sud, qui occupe, dans cet hémisphère, quant à l’étendue, à la situation politique, sociale et climatologique le rang qui appartient à la république des États-Unis dans l’hémisphère nord.

A l’heure où l’inquiétude était à son comble dans les régions agricoles, un steamer rapide de 3,000 tonnes, arrivant de Buenos-Aires à Marseille, après dix-sept jours de voyage, jetait au mois de janvier 1884, sur le quai de La Joliette, son chargement de blé et de maïs, que, faute d’autre retour, il avait pris à 5 francs de fret la tonne. Cela semblait vraiment une gageure. Par quel bouleversement géographique un port que l’on croyait hier encore à vingt-cinq jours de mer, à 3,500 lieues, se rapprochait-il ainsi? Par quelle révolution commerciale en coûtait-il moins pour convoyer une tonne de blé du fond de l’hémisphère sud que pour l’apporter d’Arles à Marseille?

Il n’y a pas d’agriculteur qui, en présence de surprises de cette nature, n’ait perdu le peu de sécurité qui lui restait : après le colon du Far-West, celui des pampas entreprenait, lui aussi, avec la charrue, la conquête de 300 millions d’hectares de terres fertiles sous un climat tempéré et venait prendre rang parmi les producteurs à bon marché que les progrès de la navigation rapprochent, concurrent nouveau aggravant un désastre déjà complet. Les rivaux mal connus étant les plus redoutés, peut-être trouvera-t-on quelque intérêt à surprendre celui-ci au moment où il vient d’entrer en lice, à pénétrer dans cette région de culture où des paysans en majeure partie français ou suisses-français, venus le plus souvent sans ressources, se sont taillé dans la plaine pampéenne des domaines aux proportions moins vastes que ceux de leurs congénères des États-Unis, mais où ils vivent et travaillent en propriétaires aisés.


I.

La légende raconte qu’en l’an 1576, lorsque Juan de Garay, avant de songer à reprendre, au lieu où est aujourd’hui Buenos-Aires, l’œuvre manquée de Mendoza, fonda la ville de Santa-Fé sur les rives du Parana, quelques grains de blé, égarés dans la provision de riz, furent recueillis et semés, par un de ses compagnons, sur cette terre d’alluvions préhistoriques, où toute culture avait été jusque-là inconnue. Humboldt prétend que cette aventure s’est produite à Mexico, que les grains de blé étaient au nombre de trois, et qu’ils furent sauvés par un nègre. Il nous semble avoir lu ailleurs que c’est à Quito que ce fait fut noté et que les grains de blé y furent recueillis par un moine franciscain natif de Gand, au service de l’Espagne, dont l’histoire a gardé le nom : Fray Jodocco Ricci de Gante. On serait tenté de ne voir dans ces récits différens de la même aventure qu’une preuve multiple de l’indifférence des chefs d’expédition du XVIe siècle pour toute préoccupation agricole. Tout bon Américain y voit autre chose : avide qu’il est toujours de démontrer qu’il ne doit rien qu’à son esprit ingénieux, il retient la légende et la défend si bien qu’il n’est aujourd’hui douteux pour personne, sur ce continent, que ces quelques grains de blé, qu’ils aient été sauvés par un nègre, par un matelot espagnol ou par un franciscain de Gand, sont les seuls ancêtres de tous les blés américains, et, qu’en cela comme en tout, l’Amérique ne doit rien qu’à elle-même.

Cette origine lointaine et ces commencemens modestes de la culture dans ces régions inspirent la curiosité de rechercher quels instrumens aratoires pouvaient bien avoir apportés avec eux ces colons qui avaient oublié le blé et n’avaient embarqué que de la farine. On chercherait vainement leur description dans les chroniques, celles-ci n’en font pas mention, et l’on conclut à cette hypothèse qu’ils n’en apportèrent aucun. L’esprit américain ne fut pas pour cela pris au dépourvu ; sous la pression de la nécessité, il réinventa, au siècle de la renaissance, sur ce continent nouveau, la houe et la charrue préhistoriques de l’homme des cavernes. D’une omoplate fixée par des lanières de cuir à un manche de bambou on fit une houe, et d’un pieu taillé en pointe, soutenu par deux portans, une charrue. Ce sont bien là les premiers outils d’un monde nouveau qui ne veut rien devoir à l’ancien. Est-ce parce que c’étaient là des inventions nationales qu’elles se sont perpétuées? Toujours est-il que la houe ainsi faite, la charrue ainsi construite, ont survécu à bien des générations de colons et qu’après trois siècles il nous a été possible encore de les entrevoir aux confins du pays cultivé, où les traditions de la vie primitive se retrouvent cristallisées.

La semence recueillie, la charrue construite, il fallait encore, pour que l’agriculture fût implantée, que le colon se courbât sur ces instrumens imparfaits; mais il n’avait pas émigré pour cette besogne humiliante, il y plia l’Indien soumis ou prisonnier ; les bœufs manquaient, il attela ce bétail humain et lui traça au galop de son cheval la longueur de son sillon. Il s’agissait bien en effet de culture et de conquête laborieuse de champs fertiles! On venait d’Espagne, où l’agriculture n’avait jamais été en grand honneur, et c’était pour recueillir des richesses accumulées par la nature et non pour en préparer de nouvelles, moins encore pour demander au sol tout ce qu’il peut donner au travailleur jaloux d’en répandre le surplus sur les pays voisins moins favorisés. Y avait-il un pays voisin? Y en avait-il de moins favorisé? Le colon de ces plaines a peine à se défendre contre la misère de la famine ; sur ces rives aujourd’hui riantes de la Plata et de ses immenses affluens, le Parana et l’Uruguay, la vie n’est, à l’origine, qu’un rude combat; il faudra cent vingt ans pour occuper autour de Buenos-Aires un rayon de 5 lieues; chaque pouce de terre, disputé les armes à la main, coûte de nombreuses vies d’hommes : autant en coûte chacune des villes que le colon espagnol échelonne le long des fleuves et qu’il trace à la mesure de ses rêves.

Tout éprouvée qu’elle est, la pauvre colonie de Buenos-Aires fut cependant protégée contre sa propre imprévoyance et garantie de la famine par une institution d’un de ses premiers gouverneurs, digne héritier du colon vigilant qui avait recueilli les grains de blé légendaires. En 1589, ce gouverneur, Juan Torres de Casareto, frappé de l’insouciance des colons, qui ne songeaient pas à conserver le grain nécessaire aux semailles de l’année suivante, conçut le plan d’une banque agricole aussi féconde dans ses résultats que simple dans son fonctionnement. Il établit un dépôt de blé où chacun au moment des semailles pouvait venir puiser, sous la seule condition de restituer à l’heure de la récolte la même quantité de blé augmentée d’un dixième. Cette banque de prêt, un peu usuraire, à l’agriculture, donna vite d’assez brillans résultats pour permettre à l’administration locale, qui en recueillait les bénéfices, de fonder un hôpital, le premier que l’on ait connu dans l’Amérique du sud. Elle mit, de plus, le colon à l’abri des privations et lui permit de conserver en culture les champs qui entouraient la ville.

Il n’y était guère encouragé par ailleurs. Les lois, très étudiées, que Charles-Quint et Philippe II avaient édictées pour lui, que Charles II réunit et promulgua en 1680, sous le titre de lois des Indes, embrassaient bien à son adresse tous les préceptes dont un père de famille prévoyant peut entourer l’inexpérience et les témérités de sa descendance, elles lui montraient la route à suivre, lui prodiguaient les encouragemens et les conseils pratiques, ne lui laissaient ignorer aucun des principes que la colonisation scientifique de notre siècle croit découvrir et qu’elle ne fait que rééditer après trois siècles ; mais elles avaient oublié de le défendre contre les jalousies du commerce de la métropole et ses exploitations ruineuses. Les ordonnances successivement arrachées aux rois se résumaient en une prohibition générale de travailler et de produire, en une obligation imposée de consommer les produits de la métropole. Elles allaient jusqu’à enlever aux colons le droit de transformer en farine le blé qu’ils récoltaient pour les obliger à consommer des farines d’Espagne. Un jour, cependant, malgré les ordonnances et les prohibitions, un colon eut l’idée de construire aux confins de la ville un moulin à vent pour y moudre les blés de la colonie et tenta d’exporter au Brésil la farine que l’on échangerait contre des nègres ; la consommation que l’on avait faite des malheureux Indiens rendait cette importation nécessaire. Le commerce espagnol mit contre ce moulin flamberge au vent ; ce fut une bataille en règle, dont la tactique semble avoir été prévue par Cervantes ; mais, cette fois, le moulin fut battu et dut rentrer ses ailes. Comment d’ailleurs nous étonner de ces étranges principes économiques, mis en pratique du XVIe au XVIIIe siècle, quand la France a proclamé les mêmes au XIXe ? Pendant vingt ans, une loi qui n’a rien à envier aux ordonnances de Cadix n’a-t-elle pas interdit l’entrée en France des blés d’Algérie !

Le résultat fut en raison directe de la sagesse du principe. La chronique nous dépeint sous des couleurs sombres l’aspect de la campagne pampéenne encore à la fin du siècle dernier. Elle était dans un état complet de barbarie : les habitations n’y étaient ni beaucoup meilleures, ni plus commodes que celles que possédaient les Indiens au temps de la conquête ; pour tout meuble, une outre à conserver l’eau, une corne pour la boire ; pour siège, une tête de bœuf, quelques cuirs pour s’y reposer; et, pour se couvrir la nuit, quelques peaux de moutons à l’état brut. La terre valait de 2 à 20 piastres la lieue carrée espagnole, soit de 10 à 100 francs les 2,700 hectares; le roi d’Espagne était le vendeur; il fallait recourir à la métropole et à l’administration de la colonie pour obtenir ses titres en règle ; cette formalité demandait au moins huit ans et coûtait plus de 400 piastres. Les habitans se gardaient bien de solliciter les libéralités coûteuses du gouvernement et préféraient occuper sans titres les terrains vagues, dont le nombre et l’étendue étaient considérables. Il faut attribuer à ce déplorable état social l’abandon où est restée, en même temps que la campagne, l’agriculture. La défense d’exporter des farines subsistait encore en 1801; le campagnard avait jeté, depuis longtemps, le manche après la houe et remplacé le pain par la viande, produite sans travail. Les lois restrictives amenaient le même résultat que les prohibitions douanières du corn-law en Angleterre ; elles déshabituaient le peuple de la consommation du pain. Aujourd’hui même que la république argentine, après une régénération agricole complète, est devenue un pays d’exportation de blé, l’usage du pain n’y est pas encore général dans la campagne, et il est partout pour les paysans un objet de luxe au même titre que les pâtisseries dans les villes. Il nous est arrivé, en nous éloignant des villages, d’en manquer pendant plusieurs jours; et de ne pouvoir renouveler même notre provision de biscuit sec.

Les cinquante années de guerre civile qui suivirent la proclamation de l’indépendance empêchèrent le paysan de profiter du régime de liberté commerciale que celle-ci lui assurait. Le Chili, pendant cette longue période, s’habitua à être le grenier des républiques américaines du Sud. Depuis le commencement du XVIIe siècle, l’agriculture y prospérait, encouragée qu’elle était par les demandes de son riche voisin, le Pérou. Celui-ci avait dû renoncer à produire son blé à la suite du tremblement de terre de 1687, qui amena une épidémie meurtrière dans les vallées voisines de Lima, infligea aux blés de la région une maladie inconnue dont les effets furent tels que, jamais depuis, leur culture ne donna aucun résultat. Une hausse considérable en fut la conséquence; le prix s’en éleva, en 1695, jusqu’à 25 et 30 piastres la fanègue, mesure du poids de 100 kilos. La culture du blé, encouragée par ces prix inespérés, s’implanta au Chili, l’exportation s’en développa, se répandit jusqu’au littoral de l’Atlantique; les habitans des rives de la Plata s’habituèrent à recevoir ce secours annuel et oublièrent que leur sol, ravagé par la guerre civile, eût pu leur donner d’aussi abondantes récoltes. On ne parlait au Chili que de riches cultivateurs, pendant que la pauvreté du chacarero, le fermier pampéen, était proverbiale; on disait: pauvre comme un chacarero, c’était assez pour qu’il le restât.

Enfin, tout d’un coup, en 1870, un phénomène se produisit sans avoir été pour ainsi dire prévu : les farines du Chili arrivèrent à Buenos-Aires à leur heure, mais ne trouvèrent plus acheteur ; le marché était encombré de produits indigènes. L’agriculture locale était née ; elle avait, depuis 1864, exploité le débouché que lui. ouvraient, pendant la guerre du Paraguay, les besoins des armées alliées; la guerre finie, elle était prête à fournir seule toute la région platéenne. Cette année lut une année de ruine pour les négocians, qui avaient pris l’habitude d’encaisser de beaux profits sur les importations de farines chiliennes. Ils s’étaient laissé surprendre par cette éclosion de l’agriculture pampéenne dont ils avaient négligé de surveiller l’incubation.


II.

Cette incubation durait depuis 1854, elle avait traversé des fortunes diverses. À cette heure éloignée, la jeune république argentine, en possession d’une tranquillité relative, venait d’emprunter aux États-Unis leur constitution éprouvée déjà par un siècle de prospérité. Le général Urquiza en gouvernait une partie importante. Il eut le premier la pensée de recruter en Europe, pour mettre en culture ses immenses domaines personnels, des colons agriculteurs, les aidant, à leurs débuts, de ses propres ressources, les établissant sur des terrains fertiles qu’il leur vendait à long terme. Ces premiers colons, venus de Suisse, de Savoie, du Béarn, furent établis le long des rives de l’Uruguay ; ils ont constitué, dans la région platéenne, le premier groupe d’agriculteurs européens qui devait servir de prototype aux centres agricoles du pays, que l’on appelle des colonies.

Ce nom est justifié par leur organisation. Elles se sont semées peu à peu dans diverses parties de la plaine et sont de vraies colonies étrangères sur la terre argentine. Toutes, formées d’émigrans venus pour coloniser, dans le vrai sens du mot, elles ont, depuis trente ans, implanté l’agriculture dans la république, conservant, chacune chez elle, les mœurs, les usages des pays respectifs qui avaient fourni leurs premiers habitans.

Ce système de cantonnement des agriculteurs dans certaines régions, qui ne sont ni plus favorables ni moins que les autres, n’était pas prémédité. Le premier groupe qui s’établit sur la rive du Parana devait servir de modèle, sa destinée a été de devenir en même temps un foyer de rayonnement autour duquel se sont groupées soixante colonies semblables taillées sur le même patron : villages sans clocher et sans agglomération centrale, composés de fermes échelonnées régulièrement le long d’avenues interminables et droites de 50 à 60 mètres de large, au milieu de cultures divisées en carrés de 25 hectares.

Au début, ces colonies ont été fondées par les gouvernemens de provinces, suivant l’exemple donné par le général Urquiza ; elles le sont aujourd’hui par de grands propriétaires qui profitent de la force acquise sans prendre le plus souvent d’autre peine que celle de diviser leurs domaines en carrés d’égale dimension, de les numéroter, et de les offrir en vente à des prix beaucoup plus élevés que ceux qu’ils obtiendraient pour l’ensemble. Mais les années de début furent pénibles et le succès se fit longtemps attendre aux premiers qui tentèrent cette appropriation nouvelle du sol. Cette période de combat se prolongea de 1854 à 1870.

Les difficultés à vaincre étaient nombreuses. Il semble fort simple au premier abord de trouver dans les campagnes d’Europe de nombreux cultivateurs peu satisfaits de leur sort 011 tourmentés d’ambitions vagues, et de les embarquer à destination d’un pays sain, de les y installer dans une plaine fertile, qui n’exige, pour être mise en culture, aucun travail préparatoire, aucun défrichement, où pas une herbe n’arrête l’effort de la charrue, où le sol d’alluvions est, depuis trois siècles, enrichi par le stationnement des animaux. On apprit à l’user que ce n’était pas chose si simple. Ce ne fut pas une entreprise aisée que d’amorcer le courant d’émigration des travailleurs d’Europe, où le nom de la république argentine, peu connu aujourd’hui, était tout à fait ignoré, où celui de Buenos-Aires rappelait les excès de la longue dictature de Rosas, qui venait de finir, les crimes commis par lui sur les étrangers, en particulier sur les Français, et les difficultés récentes où nos armes avaient été engagées. À cette époque, les lignes de steamers n’étaient pas créées, aucune ne reliait encore l’ancien monde aux ports de La Plata ; aucune navigation régulière ne desservait les grands fleuves; enfin, cette partie de l’Amérique du Sud ne possédait aucune ligne de chemin de fer en exploitation à l’heure où les États-Unis en avaient déjà 18,000 kilomètres en service. Enfin, dès le début, on fit cette expérience que la création d’une exploitation agricole, sur une terre vierge, exige une mise de fonds considérable que le premier échec compromet, qu’une mauvaise récolte détruit, et ce capital n’existait nulle part dans le pays. La terre seule était abondante, mais rien n’était créé de ce qui pouvait la mettre en valeur. Il ne s’agissait pas de lui demander ces pépites qui avaient enrichi rapidement le colon de Californie et celui d’Australie et fourni à ces deux pays le premier capital de leurs exploitations agricoles, en même temps que l’espérance d’en trouver encore y attirait une immigration nombreuse. Ici, le troupeau seul constituait la réserve; mais il était lui-même fort réduit après les longues guerres civiles, et ce qu’il en restait n’avait pas pour cela acquis une grosse valeur : il eût fallu vendre beaucoup de moutons, qui valaient 3 francs encore en 1869, et un grand nombre de bœufs, qui en valaient 15 ou 20, pour faire les premiers fonds.

Il fallut donc que les colonies créassent elles-mêmes et fissent sortir du sol sous le soc de leurs charrues le capital d’installation et d’exploitation qui faisait absolument défaut à tous leurs habitans et que personne autour d’eux n’était en mesure de leur fournir. C’est leur honneur d’être sorties seules de ce cercle vicieux au prix de longs sacrifices et de rudes épreuves. Il ne vint même à personne l’idée de les garantir contre les mauvaises récoltes et les accidens imprévus en distribuant aux colons quelques-uns de ces troupeaux qui avaient si peu de valeur et qui avaient toujours servi de greniers d’abondance aux habitans de la pampa : on ne réserva aucunes pâtures privées aux communes, il fallut que le colon tirât du sol toute sa subsistance sans compter sur autre chose que les produits de son travail. C’était créer à plaisir des difficultés là où elles étaient si nombreuses; en réalité, les propriétaires qui vendaient leurs terres semblaient faire le calcul égoïste de se réserver les profits maigres, mais spontanés, de l’industrie pastorale, et d’exploiter seuls ce débouché nouveau créé à leurs troupeaux à la porte même de leurs estancias. Ils pensaient que, pour faire des éleveurs, il n’était pas besoin de les aller chercher si loin, et qu’eux-mêmes suffisaient à cette besogne paresseuse.

C’est ce système défectueux qui a rendu si pénible le début des colonies, qui a prolongé outre mesure la période de formation, multiplié les découragemens et les ruines, laissant le colon sans ressources devant une récolte détruite par la sécheresse ou dévorée à la veille de la moisson par des nuées de sauterelles ; mais c’est à ce système aussi que l’on doit peut-être les réels progrès agricoles qui, au milieu de ces épreuves et par ces épreuves, ont ouvert et préparé l’ère de l’agriculture pampéenne. Le troupeau, s’il eût été possible au colon d’en élever un sur sa terre, l’eût vite dispensé de tout travail et l’eût engourdi dans la somnolence traditionnelle et semi-barbare de la vie de pasteur, contre laquelle personne, jusque-là, n’avait songé à réagir et que l’agriculteur a pour première mission de combattre.


III.

Il est intéressant de constater aujourd’hui les résultats acquis et de reconstruire, chemin faisant, l’histoire progressive des groupes à qui ils sont dus.

A quelques kilomètres de la ville de Santa-Fé, près du lieu même où, en 1525, avait abordé pour la première fois un navigateur européen, Sébastien Cabot, dont le nom a été dénaturé par ses contemporains et par la chronique pour le faire entrer dans l’histoire sous le pseudonyme castillan de Sébastian Galoto, fut établie, en 1854, la première colonie; elle était composée de Suisses et de Français. Son nom (Esperanza), qui a réalisé ce qu’il promettait, est l’objet d’une véritable vénération dans tout le pays. Elle est l’aïeule de toutes les colonies ; après trente ans d’existence, elle peut compter autour d’elle et constater qu’elle a donné naissance à autant de colonies qu’elle avait de colons, après les premières épreuves des années difficiles du début, où son existence même fut souvent mise en question, où les désertions étaient nombreuses parmi ces découragés plus d’une fois affolés par les privations et les fléaux qui détruisaient les premières récoltes ou les premières épargnes.

Avez-vous quelquefois, dans les rues des ports de mer, sur les quais d’embarquement, suivi du regard un groupe d’émigrans, ahuris au milieu des nouveautés de leur exode vers l’inconnu? Ils semblent tituber sous le poids de leurs propres résolutions, ne savent plus déjà d’où ils viennent, moins encore où ils vont ; ayant rompu le fil de leur vie passée, ils n’ont pas la notion de celle de demain ; ils sont déjà dépaysés, égarés par le vertige avant même d’avoir quitté le sol de la patrie. Suivez-les par la pensée. A l’arrivée, vous les retrouvez amollis par une traversée plus ou moins longue, ayant égrené le long du chemin toutes les résolutions prises au départ, sentant le danger partout et manquant d’énergie pour faire le premier effort. C’est en les voyant là surtout que l’on comprend combien peu d’hommes ont a priori les qualités si nombreuses qui contribuent à faire d’un travailleur ordinaire, à peu près apte à remplir dans son pays sa tâche quotidienne, un émigrant ayant tout à apprendre ou à rapprendre dans celui où il va s’établir. Les plus disposés à écouter les conseils intéressés; de l’agent d’émigration ne sont pas toujours les mieux pré- parés pour les suivre. Il y a parmi eux beaucoup de rêveurs, de songe-creux, prêts à prendre ce chemin nouveau qu’on leur montre sans voir qu’il mène à un point inconnu où commencera seulement le sentier quelque peu rude à gravir, où toute l’énergie d’un homme de cœur n’est pas de trop pour s’élever un peu et, une fois à mi-côte, ne pas rouler en bas. Croire sur parole les agens d’émigration n’est pas le fait du paysan français, et peut-être a-t-il tout à fait raison. Ces agens, même quand ils sont sincères et disent la vérité sur le pays dont ils parlent, trompent toujours quelque peu leur auditoire, parce qu’ils se gardent bien de jeter sur leurs tableaux l’ombre de cette vérité, que l’expérience démontre, que l’émigration, même pour le pays le meilleur, le plus sain, le plus hospitalier, le plus favorisé, est la plus périlleuse, la plus compliquée, la plus pénible des entreprises humaines, celle qui vend le plus cher ce que l’on croit qu’elle donne, celle qui ne permet le succès qu’aux résolus, aux énergiques et aux patiens : la légende seule lui prête des succès faciles.

Les prudens, — et le paysan est de ceux-là, — se disent que pour transplanter un homme dans un nouveau milieu social, sur un sol étranger, il faut tout au moins autant de précautions que pour transplanter un arbre; plus celui-ci est robuste, plus le sol où il a poussé des racines est fécond, plus l’œuvre de la transplantation est difficile. Les feuilles qu’il porte doivent perdre leur verdeur, il faut rabattre ses rameaux les plus vigoureux, supprimer sa frondaison, faire tomber les boutons à fruits que la sève ne nourrit plus ; il garde longtemps ces apparences de décrépitude, pour reverdir et porter de nouveaux fruits quand, sauvé de cette crise et de tous les dangers qu’il y a courus, il peut atteindre la belle saison. Ainsi en est-il de l’émigrant. XI part résolu, bien décidé à conquérir le monde; ne connaissant les pays étrangers, l’Amérique surtout, que par les œuvres d’imagination à bon marché enrichies d’illustrations fantaisistes. C’est, le plus souvent, un homme qui n’en est ni à son premier essai, ni à son premier métier, ou bien une famille qui ne compte plus ses revers, pour qui tout pays nouveau apparaît au loin ensoleillé sous des forêts luxuriantes d’arbres aux fruits savoureux, peuplées de Robinsons suisses. Son imagination s’échauffe au souvenir des lectures que les distributions de prix de l’école primaire ont mis autrefois sous ses yeux. La traversée pendant laquelle il trouve chaque jour son pain cuit fortifie ses illusions. Mais les plus longues ont un terme ; il débarque engourdi, quelque peu énervé, physiquement incapable d’un effort, moralement troublé par l’inconnu. Dans ces conditions, il éprouvera vite que la morale de toutes les histoires de Robinsons n’est que trop vraie, et que, dans les sociétés jeunes, plus encore que dans les solitudes, il faut compter sur soi seulement et tout produire par soi-même. Mais cette philosophie ne lui apparaît pas à la première heure ; au milieu de son découragement, il ne trouve de force que pour accuser de folie son entreprise et d’imposture ceux qui l’ont encouragée.

C’est l’heure de la crise. Contre les effets de cette crise on a inventé dans les pays neufs le palliatif de la colonisation officielle, qui ne fait qu’en prolonger la durée : elle enrégimente les robinsons, leur fournit des vivres, énerve leurs velléités d’initiative individuelle, leur dissimule la nécessité de l’effort, et produit des mécontens. C’était le seul système que l’on pensât à mettre en pratique en 1854 dans les colonies agricoles de Santa-Fé. Il consistait de la part du gouvernement à fournir terrains, instrumens aratoires, animaux de labour à des entrepreneurs d’émigration qui devaient prendre le colon, et le piloter depuis son pays d’origine jusqu’au lieu d’arrivée, l’installer sur ces terrains, lui mettre la bêche en mains sur le sol nu, lui indiquer le lieu où il avait à construire son abri, le nourrir jusqu’à la récolte, pendant un an, et lui réclamer ensuite annuellement le remboursement de ces avances, et le prix de la terre s’il désirait l’acheter. Le robinson ne voyait guère dans ces munificences que la nudité du sol et la permission de manger pendant un an aux frais de l’état, ce qui donnait à beaucoup la force de prolonger pendant un an les litanies des : « Si j’avais su! » Ces robinsons-là ont disparu aujourd’hui, il ne reste que des colons, et ce sont eux qui, par leur énergie, ont sauvé cette tentative de colonisation des épreuves de la première erreur ; quant aux découragés, ils auront du moins servi à faire condamner le système de la colonisation officielle.

Elle existe cependant encore, mais plus loin. On espère par ce moyen dangereux appeler quelque population dans les territoires déserts du Chaco argentin qui limitent au nord la province de Santa-Fé, où le gouvernement national essaie de grouper autour des garnisons militaires qu’il entretient pour surveiller les Tobas quelques colons agriculteurs. Ces colonies sont depuis dix ans une ruine pour le trésor ; elles ne peuvent rien produire. Après cinq ans, on y a vu des colons n’avoir pas reçu encore le terrain promis; ils attendent les bras croisés, reçoivent, dans une tente provisoire, une ration insuffisante que le fournisseur a intérêt à leur fournir le plus longtemps possible et que les bureaux de la guerre perpétuent par souci peu désintéressé de la fortune du fournisseur.

Heureusement la province agricole de Santa-Fé et ses colonies laborieuses n’en sont plus depuis longtemps aux bienfaits de la colonisation officielle et artificielle ; elles ont su réagir d’elles-mêmes contre cet engourdissement imposé et se développer par leur propre activité. Quelques-unes cependant doivent encore leur origine à la colonisation par entreprise, ce sont celles de la compagnie anglaise du Grand central Argentin. L’entrepreneur, sans y appliquer les principes de l’administration militaire, prétend exploiter les terrains qu’il possède, comme sa voie ferrée, au bénéfice exclusif de ses actionnaires ; ceux-ci s’enrichissent, et le colon s’écarte, désertant les terrains à proximité de la voie et des gares, propriété de la compagnie anglaise, et s’établit en dehors de cette zone pour y prospérer sans entraves administratives.

Le seul système que l’expérience recommande est celui-là même qui expose le colon, dès la première heure, à l’épreuve la plus rude et met ainsi en relief et en exercice ses qualités. Il consiste à lui vendre la terre à bas prix, payable à long terme, et à l’abandonner à lui-même. Le colon, pour entreprendre la culture dans ces conditions, doit posséder la connaissance de son métier et quelques ressources pécuniaires qui lui permettent de faire, sur la terre qu’il paiera plus tard, les premières installations nécessaires, de préparer le sol et de vivre en attendant la récolte. Ce colon-là est plus difficile à recruter et à convaincre que les rêveurs et les déclassés, à nombreuses tentatives avortées, qui croient découvrir en eux des agriculteurs ignorés et des colonisateurs latens. Il est aussi plus exposé. C’est, en effet, une observation faite dans tous les pays neufs que celui qui y importe autre chose que ses bras et son intelligence risque fort de gaspiller en écoles coûteuses le capital qu’il y aventure ; il le perdra le plus souvent, et il lui faudra, à force d’efforts, le reconstituer; c’est alors seulement qu’il sera un élément social, productif, dans le milieu nouveau où il a résolu de faire sa vie et où il lui faut, bon gré mal gré, triomphant ou vaincu, la fixer. C’est un problème économique difficile à résoudre que celui d’attirer cette émigration et de lui épargner les essais coûteux ; les colons de Santa-Fé l’ont résolu, ils ont substitué à la colonisation officielle la colonisation par voie d’extension progressive. La solution est tout entière dans un système aujourd’hui généralisé de protection mutuelle et d’essaimement qui fait des colonies nouvelles les filles des anciennes : celles-ci procèdent comme les abeilles, tirent d’elles-mêmes les élémens des ruches nouvelles, dont chacune constitue à son tour un centre nouveau d’action destiné lui aussi à former des essaims futurs. Les créations successives se sont étendues d’elles-mêmes dans la même région, en se groupant les unes auprès des autres, avec lenteur au début, peu à peu avec rapidité, profitant de la force acquise et gagnant de vastes étendues de terrains. Les premiers qui ont réussi ont appelé leurs compatriotes et donné à ceux qui nourrissaient des idées d’émigration le conseil de leur exemple ; par cette propagande naturelle ils ont recruté chaque année de nouveaux contingens à qui ils ont pu prêter au début une aide précieuse, dès l’heure de leur arrivée, sans rien sacrifier eux-mêmes, et qu’ils ont enrichis en s’enrichissant également. Ils étaient pour les nouveau-venus des maîtres expérimentés, véritables éclaireurs qui avaient tout appris à leurs frais, qui avaient tracé les chemins et préparé l’avenir de ceux qui arrivent aujourd’hui en grand nombre, — recrues qui prennent rang dans ces cadres vigoureusement constitués.

A son arrivée dans cette vaste région, déserte il y a vingt ans, et qui, depuis, se couvre chaque année progressivement de nouvelles cultures, l’émigrant appelé ou inconnu trouve toujours un champ où employer sa bonne volonté. La population est insuffisante poulies entreprises que son activité multiplie chaque jour, et le nouveau venu, que le désir de devenir propriétaire a mené jusque-là, entrevoit la possibilité de devenir riche, tout en faisant un apprentissage lucratif. Il n’y a, en effet, sur cette terre de la production facile, que le travail qui ait un prix élevé; par une anomalie que la facilité même de la production et le nombre restreint des habitans explique, la vie matérielle, le nécessaire de la vie, déjà à meilleur marché qu’en aucun lieu du monde, semble baisser de prix à mesure que la population augmente, cette population laborieuse produisant toujours au-delà de ses besoins. C’est ainsi que la viande, après des fluctuations diverses de prix, est revenue depuis quelques années au prix infime où elle était, il y a un siècle, et ne dépasse pas fr. 20 la livre, quand elle est chère ; les autres denrées alimentaires règlent naturellement leur prix sur celui de cet aliment par excellence du travailleur.

Salaires élevés, vie à bon marché, ce sont là deux élémens de succès facile pour le nouveau débarqué, qui rapprochent la réalisation de son rêve. Un autre élément contribue puissamment à lui fournir les ressources nécessaires à l’acquisition d’un lot de terrain, c’est le principe de l’association, que les anciens colons mettent en pratique avec le travailleur. L’association a été de temps immémorial le système préféré dans toutes les entreprises rurales de la pampa; l’éleveur l’a toujours appliquée avec son berger, et il est rare de trouver dans les grandes exploitations des hommes à gages ; partout prévaut le régime simple et fécond de l’association. Le propriétaire offre sa terre, les moyens de la féconder, la semence, les élémens d’une habitation sommaire, au colon qui apporte son travail et celui de sa famille, et reçoit en compensation le tiers, le quart ou la moitié des produits, suivant la somme d’apports fournis par l’un ou par l’autre et qui varie à volonté.

Les colons propriétaires suivent tous ce système : possédant le plus souvent plusieurs groupes de concessions dans la colonie qu’ils habitent ou en dehors d’elle, ils ne peuvent les cultiver toutes; au lieu de recourir à l’embauchage de travailleurs salariés, ils font un associé, un métayer, presque un propriétaire, du prolétaire débarqué la veille, souvent sans ressources et toujours sans connaissance du climat, des saisons et des procédés de culture. Celui-ci, pris ainsi en tutelle, encouragé par l’espérance d’un produit proportionné à ses efforts, aidé pour subsister jusqu’à la moisson par le crédit que tout commerçant du voisinage ouvre sans hésiter sur les espérances de récolte, libre de ses actes dans les limites de ses engagemens, n’est pas empêché de louer, s’il le juge à propos, ses services aux jours de loisir à quelque voisin, et de rapprocher ainsi l’heure où une bonne récolte et l’économie lui permettront d’être propriétaire et de multiplier lui aussi ses cultures, en faisant pour d’autres ce que les anciens ont fait pour lui. L’étendue ensemencée augmente avec une telle rapidité que, partout, la demande de travailleurs est abondante. En 1883, il eût fallu pour récolter les blés mûrs plus de 160,000 moissonneurs, dans cette région qui ne compte guère plus de 60,000 habitans pour la partie cultivée et 200,000 pour toute la province. Le déficit des bras a été comblé par une importation exceptionnelle de machines perfectionnées, s’élevant pour cette seule année au chiffre de 8,889, d’une valeur de 7 millions de francs, venant s’ajouter à l’important matériel existant déjà. Notons, en passant, que bien que les huit dixièmes de ces colons agriculteurs parlent français, la France ne participe en rien à ces fournitures ; 10 pour 100 des machines agricoles proviennent des États-Unis et 90 pour 100 d’Angleterre, bien qu’il n’y ait dans toute la province ni un colon anglais, ni un colon nord-américain. On a vu pour la première fois une batteuse de l’usine de Vierzon figurer à l’exposition continentale de Buenos-Aires de 1881 ; elle a obtenu naturellement le premier prix ; achetée et mise en mouvement à l’heure de la moisson, elle a prouvé à tous sa supériorité ; mais l’audace commerciale des négocians français s’est bornée à cette démonstration, et les Anglais ont continué, comme devant, à fournir, sans concurrens, des machines moins parfaites.

Pourrait-on cependant avoir quelque doute sur la sûreté du paiement? Ne méritent-ils pas quelque crédit ces agriculteurs dont nous venons de rappeler le nombre, qui ont mis en culture, en 1883, 336,000 hectares et produit 2,250,000 hectolitres de blé, 21,000 tonnes de grains de lin, recueillant plus de 20 millions de francs de bénéfices nets, tous débours couverts de semailles, récoltes, subsistance et salaires, ce qui donne à la fin de l’année, tous frais payés, une augmentation de richesse de 300 francs par habitant, à ajouter à la plus-value progressive de toutes les propriétés, anciennement ou récemment cultivées, et même des terres voisines qui voient leur heure se rapprocher? Cette production représente un mouvement commercial de près de 50 millions de francs, et laisse disponible pour l’exportation, après avoir satisfait la consommation de toute la république argentine, plus de 1 million d’hectolitres de blé dont le prix de revient ne dépasse pas 10 fr. 50.

Cette quantité, minime, si on la compare aux productions d’autres pays, est fort importante si on la considère comme elle doit être considérée, c’est-à-dire comme un point de départ, si l’on fait attention à l’accroissement annuel de la surface cultivée, des capitaux nouveaux employés progressivement au développement de la culture. Ce n’est pas sans raison que tous ceux qui assistent à cette conquête ardente du sol de cette province, hommes d’état, publicistes, statisticiens, se sont pris de passion pour ces groupes étrangers de producteurs qui font sortir du sol leur fortune et celle, autour d’eux, de nombreuses entreprises commerciales, industrielles, de transport ou de banque qu’ils enrichissent vite. Il nous souvient d’avoir entendu un des hommes d’état les plus considérables de cette république embellir un discours de ce dithyrambe : « Si, disait-il, la lune possède des astronomes, ils ont dû être surpris de constater que cette partie de la terre, sur laquelle ils n’ont pas manqué de diriger leurs télescopes, avait changé de couleur et pris celle de l’or que lui donnent les épis mûrs. » Il n’est pas un colon qui n’ait applaudi ces paroles de l’ex-président de la république, M. Sarmiento. Comment y verraient-ils une exagération, ceux qui ont tant de raison de tirer vanité, en même temps que profit, d’un progrès qui est l’œuvre exclusive de leurs efforts individuels ? Ils sont heureux et avec raison de voir les premiers d’entre les Argentins trouver à recueillir quelque gloire dans des créations dues tout entières à des étrangers : nous avons pour notre part quelque satisfaction à constater que dans cette région prédominent les mœurs, les usages de notre pays, en même temps que la langue générale y est la langue française.


IV.

Nous sommes ici, en effet, dans un pays européen, transplanté de toutes pièces sur la terre d’Amérique ; on dirait une province de France, située sur une frontière où les langues des pays voisins, quelques-uns de leurs usages ont pénétré, où la religion protestante se mêle à la catholique; c’est à peine si, par quelque côté, les mœurs locales et la loi du pays font sentir leur présence. Dans ces plaines où les habitations se perdent au milieu des cultures, où rarement on en trouve plusieurs groupées ensemble, la vie de famille individualisée est le prototype social, établi sans parti-pris, mais par une sorte de nécessité de milieu. C’est là une conséquence naturelle de la division uniforme de la terre en exploitations rurales de même destination et même étendue, toutes généralement de 100 hectares comprenant quatre concessions, établissant des distances égales entre chaque famille de colons. Sur soixante colonies, on ne compte guère de villages. Celui d’Esperanza est à peu près le seul. Aussi sert-il de lieu de réunion, de marché général où l’on vient de loin, où le dimanche carrioles, breaks et voitures de tous genres amènent les colons ayant quelque affaire à traiter, le besoin de se renseigner, ou seulement de se rappeler qu’ils sont hommes et faits pour vivre en société, ne fut-ce qu’un jour par semaine. A part cette exception, la vie se concentre dans les concessions qui s’échelonnent le long des avenues dont nous avons parlé, d’une largeur partout égale de 50 à 60 mètres, uniformément bordées d’inévitables peupliers en rangs serrés. Au milieu des champs de blés mûrs les maisons émergent à peine ; c’est à peu près la vie solitaire du pasteur avec le travail en plus, la culture d’un jardin, la présence d’animaux de ferme et de basse-cour. On ne saurait dire pourtant que toutes les colonies n’en font qu’une ou que toutes se confondent entre elles ; elles ont au contraire leurs physionomies distinctes. Dans chacune existe un lien de famille, une communauté d’origine ou d’intérêts ; tous les membres appartiennent à la même religion, ici protestante, là catholique, et parlent la même langue, bien que quelquefois ils aient des patois différens. Pendant la période de formation, la plus rude à traverser, alors qu’il faut organiser, bâtir, planter, ensemencer les concessions, ces liens de famille ou d’origine ne se manifestent guère par des relations sociales ou des créations d’intérêt commun : ce n’est que plus tard que l’on peut y songer. Une école alors remplace le précepteur ambulant qui allait, jusque-là, de ferme en ferme, pauvre bachelier nomade, laissant derrière lui dans l’esprit de ses élèves, à défaut d’autre, cet enseignement : que la science est généralement une personne bien ignorante, peu fortunée, rebelle à une nourriture régulière, pauvrement vêtue, enfourchant sans grâce la plus triste des montures, qu’ils confondront volontiers avec la bête de l’Apocalypse, quand une instruction religieuse un peu soignée aura pénétré dans leur jeune âme. Près me partout on met quelque empressement à installer une croix sur le faîte d’une grange pour lui donner sans luxe la destination d’un temple ou d’une église : c’est le centre autour duquel se formera plus tard le village, à moins que la station du chemin de fer toujours projeté, toujours ajourné, ne vienne déplacer l’axe du développement de la colonie.

A chaque saison, l’aspect change ; mais il change partout à la fois, uniforme dans ses variations. On ne connaît ici ni les jachères, ni le roulement de cultures variées ; chaque année ramène à la même place la même charrue, et à la même heure les mêmes épis de blé mûrissant. Dans les nouveaux défrichemens, la première culture est le maïs, il exige une moindre mise de fonds, il est plus rustique et triomphe mieux d’une terre nouvellement remuée; la moisson surtout s’en fait plus à loisir, à l’heure que le colon choisit, après les premières gelées, sans avoir à recourir à heure fixe à l’aide coûteuse de services salariés. Après les premières récoltes, la chaumière, habitation provisoire des années d’essai, deviendra le bâtiment de service d’une résidence plus élégante faite de briques et de chaux, sur le modèle de celle du voisin, qui l’a copié lui-même sur une plus ancienne, répétant, sans y rien changer, le type à peu près unique créé par un architecte modeste et sans imagination, très ami de la simplicité.

Il ne faudrait chercher, au milieu de cette uniformité, ni dans les procédés de culture, ni dans la forme des habitations, des traits particuliers indiquant avec précision l’origine ou la nationalité des colons. Tous ont sur ces différens points généralement oublié les traditions de leur pays, adopté de nouveaux usages, modifié insensiblement leur costume, leur alimentation, leurs instrumens et leurs modes de culture. L’agriculteur américain diffère absolument de son congénère d’Europe, et c’est pour cela peut-être qu’il réussit mieux : il n’a pas l’ambition de vivre exclusivement sur son bien et d’en tirer les élémens complets de sa subsistance ; il vit de sa terre comme un commerçant de son commerce, il trafique de ses produits et du sol même s’il y trouve profit ; il a plutôt, en sa qualité d’étranger, la crainte que l’ambition de s’y enraciner. Il ne cherche surtout pas à augmenter la somme de son travail ; c’est là une routine qu’il laisse aux fanatiques de la tradition, si nombreux dans la campagne de France. Et, de fait, il est parvenu à simplifier singulièrement son labeur : il ne connaît pas cette division de la terre par parcelles éparses, éloignées les unes des autres, qui est le grand écueil et une des causes de ruine, la principale peut-être de la culture française ; sa maison est au milieu de son champ, il ensemence une pièce de terre unique de 50 ou de 100 hectares, sous une seule graine : ici du blé, là de l’orge, du fin ou du maïs, et travaille en industriel. Il obtient ce résultat, quelque peu éloigné de la portée du paysan français, de cultiver son champ, d’y trouver l’aisance en menant une vie pleine d’heures de loisir et de repos ; même pendant l’époque de la moisson, il parvient à se libérer de ses travaux absorbans. La différence est complète entre la vie qu’il mène et celle du cultivateur français. Celui-ci semble prendre à cœur de multiplier ses efforts et n’arrive qu’à en diminuer les résultats. Toujours le travail le presse, ses occupations sont assez nombreuses pour qu’il en puisse faire provision pour les jours de pluie ou de neige, pour les longues nuits et les courtes journées d’hiver ; il emmagasine son blé pour le battre en grange ou en chambre ; plus soucieux de respecter les usages d’antan que d’épargner sa peine, il égrène un à un ses épis de blé sous le fléau, se méfie de la batteuse qui emplirait ses sacs vivement, mais prélèverait une dîme sur chacun d’eux. Ce paysan-là ne saurait nous croire si nous lui disions qu’au-delà de l’Océan son semblable ne connaît ni cette peine ni ce labeur continu, qu’il a dix mois de loisirs contre deux de travail, que ses produits n’en sont pas pour cela moindres, et qu’il peut consacrer les longues soirées lumineuses de l’été ou les nuits d’hiver à des travaux de l’esprit, ces conseillers du progrès. Ainsi en est-il cependant ! A l’automne, il prépare sa terre, c’est là le travail le plus important, qu’il doit faire lui-même, le seul que les machines n’aient pas simplifié; mais la nature du sol le rend facile, et sa fertilité le réduit à deux coups de charrue et un hersage, sans autre préparation ni fumure coûteuse et pénible. Deux mois suffisent à cette besogne et à celle des semailles. L’hiver, fort doux dans ces régions, sans neige et sans gelée, est tout entier pour lui une saison de contemplation ; l’uniformité de sa culture laisse au colon tout le temps de s’occuper de son jardin d’agrément, des soins minutieux de son verger, et du bétail de la ferme. Au printemps, la nature travaille pour lui ; l’agriculteur attend les résultats de cette incubation que les pluies ou la sécheresse rendront stérile ou féconde, sans qu’il y puisse rien changer; il n’a pas même à faire provision de fourrages pour l’hiver; son bétail, élevé à l’air libre, trouvera toujours à s’alimenter même pendant la mauvaise saison.

Arrive enfin l’été, ou du moins il est proche, car, au mois de novembre, qui correspond au mois de mai de l’hémisphère nord, les blés sont jaunes et les faucheuses peuvent mettre en ligne leurs couteaux aiguisés. On croirait que le bruissement des épis mûrs va arracher le colon à sa vie douce. Il en était ainsi autrefois, au temps où l’on ne connaissait que la faux et la faucille pour couper les longues files d’épis secs, sous le chaud soleil; alors même, faute de bras, il fallait quelquefois laisser debout ou abandonner au bétail les récoltes debout ; aujourd’hui, il n’en est plus ainsi ; le colon, qui ne peut seul faire les frais d’achat de faucheuses modernes, traite simplement avec un des nombreux entrepreneurs de moissons qui sillonnent la campagne et qui, à forfait, à prix fixé d’avance, de tant de sacs pour cent, fauche, bat sur place, met en sacs et souvent achète et emporte en une semaine la récolte qui, hier debout, agitait ses épis dorés sous le souffle du vent, et aujourd’hui se résume en un chèque payable à vue et endossable. Il a fallu quelques jours au plus, à raison de 8 hectares par faucheuse et par jour, pour opérer cette transformation commerciale de toutes les espérances du colon résumées dans un vaste champ de blé ; il sait au juste ce que vaut le travail de son année, et, jusqu’à l’automne, est libre de soucis ; les autres récoltes qu’il a préparées ne lui donneront pas grand embarras et ne l’empêcheront pas de déguster, à l’ombre, les pêches de son jardin.

Que l’on ne dise pas que le labeur n’est que déplacé, et que si l’agriculteur est, grâce à cette organisation très ingénieuse, déchargé de travaux pénibles, le poids du travail retombe sur l’entrepreneur de moissons et son équipe, et la dépense sur celui qui l’emploie. Travail et dépense ont été considérablement diminués par l’emploi de machines perfectionnées, en même temps que le rendement augmente dans des proportions énormes. Autrefois, il fallait que tout le jour le moissonneur restât penché sur sa faux, sous le gros soleil, dans un mouvement régulier et pénible pendant les longues journées d’été. Si le blé était trop mûr, ce qui se produisait souvent faute de bras pour rentrer à temps la récolte, il fallait recourir à la faucille, qui laissait moins perdre de grains, mais retardait encore la moisson. Les épis rangés étaient placés sur une peau de cheval sèche et portés ainsi, sur ce traîneau primitif, jusqu’à l’aire en plein champ où le battage se faisait sous le galop d’une troupe de jumens faméliques et le vannage à la pelle sous le souffle du vent. On calculait à plus de 25 pour 100 la perte du grain apporté à l’aire. Les temps sont changés. La faucheuse marche d’un pas régulier et constant ; le moissonneur, assis sur son siège élevé, dirige le travail, et n’intervient guère que par l’effort de sa pesanteur : les gerbes tombent d’elles-mêmes, toutes liées, derrière lui; elles sont amoncelées en meules énormes en attendant la batteuse. Celle-ci représenterait, avec ses animaux de trait et sa locomobile, une dépense d’environ 35 à 40,000 francs, mais l’agriculteur n’a pas à la faire : il attend son heure, prompte à venir, où se rangera devant sa meule cette puissante cigale, qui, de l’aube à la nuit et du soir à l’aurore, siffle et bruit laborieusement, sans repos, faisant le travail de millions de fourmis ; les hommes l’alimentent sans effort pénible, cachés derrière un flot continu de poussière noire que le vent chasse sans cesse et qui se renouvelle sans relâche ; la paille dédaignée, résidu sans valeur, que seuls les briquetiers réclameront, pour la mêler à l’argile de leurs briques imparfaites, s’envole séparée du grain et s’empile auprès du foyer de la chaudière, qu’elle alimente de sa combustion rapide.

Les équipes qui se transportent ainsi dans toutes les directions pour tous ces travaux sont presque toujours composées d’Italiens venus de Lombardie, attirés par les salaires élevés. Ils passent l’Atlantique malgré le grand éloignement, comme les Belges passent notre frontière, pour venir faire la moisson. Ils s’embarquent à Gênes, en août ou en septembre ; les vapeurs italiens et français, aménagés pour le transport de ces travailleurs, en emportent chacun 1,000 ou 1,200, qu’ils débarquent après vingt-deux ou vingt-huit jours de traversée sur les rives de l’estuaire de la Plata. Là, ils ont vite pris le vent et la bonne direction; dès le lendemain, ils s’entassent dans les wagons ou dans les steamers qui desservent le littoral du Parana ou de l’Uruguay ; d’autres partent à pied, la besace au dos, pour se rendre là où la demande de bras est le plus active. Pendant les mois de novembre à février, ils louent à haut prix leurs services dans cette immense région qui s’étend du 27° au 40° lat. Sud, et où la moisson ne se fait pas partout à la même heure. Ces quatre mois de travail incessant, de salaires élevés qui varient entre 12 et 18 francs par jour, avec une nourriture substantielle, toujours aux frais du propriétaire, des nuits à la belle étoile, suffisent souvent à satisfaire leurs ambitions ; beaucoup, la moisson finie, reprennent le steamer, et, après une nouvelle traversée, débarquent au pays natal, montrant avec orgueil le rouleau d’or qu’ils ont gagné, pendant que l’hiver étendait sur l’Europe le sombre manteau de ses longues nuits, et de ses journées de pluie et de froid. Ils arrivent à l’heure pour ne pas manquer un seul des travaux que réclament les champs de leurs pays, les terminer tous, rentrer la moisson et repartir pour recommencer un nouvel été dans l’hémisphère sud.

Chaque année, ils constatent, à leur retour, l’extension de la zone cultivée. Avec quelle rapidité surprenante se fait cette conquête du désert dans un pays cependant où l’immigration n’apporte annuellement qu’un faible contingent n’atteignant pas encore 75,000 individus dans les années les plus favorisées ! La province de Santa-Fé, que l’on appelle avec raison la région du blé, a mis en culture, en 1883, 336,321 hectares, mais il lui en reste plus de 600,000 déjà divisés, préparés pour recevoir des colons, et 7 millions encore abandonnés au pasteur, qui se prêtent, sans exception, à la grande culture et attendent leur heure. Elle ne contient encore que 200,000 habitans, dont 50,000 dans les colonies où le nombre des familles propriétaires est de 5,455 ; 5,000 de ces familles sont étrangères et conservent leur nationalité.

Très américains dans leurs procédés de culture, les colons ne le sont pas moins dans leur manière de vivre ; sans avoir adopté les habitudes locales, ils ont adapté les leurs à ce nouveau milieu social. Leur costume, leur alimentation, leur langage, tout en eux se modifie peu à peu sous cette influence du milieu, sans qu’ils perdent pour cela le caractère propre et le cachet de leur origine, qu’ils sont en général jaloux de conserver. Leur costume de travail est presque partout le même : le béret, cette coiffure que les Basques ont si bien répandue partout qu’elle est un objet de première nécessité dans l’approvisionnement de tout magasin de ville ou de village pampéen, preuve manifeste de l’influence de l’émigrant sur le développement de l’industrie de son pays d’origine ; l’espadrille des montagnards pyrénéens, importée par la même voie ; le bourgeron de laine alternant avec le poncho, qui ne permet pas le travail à pied, et enfin les braies de nos ancêtres, déguisées sous le nom indien de chiripa. Aux jours de fête, les costumes nationaux reparaissent volontiers : Andalouses, Catalanes, Napolitaines, Basquaises, Suissesses ou Bretonnes même se coudoient élégamment, vêtues à la mode de leurs provinces.

Mais là, comme partout sur le sol américain, ces diversités d’origines disparaissent à la première génération. En même temps que la loi impose la nationalité locale à ceux qui sont nés sur son sol et que le sang étranger entre ainsi avec des droits égaux, de quelque source qu’il provienne, dans les veines de la nation, les coutumes importées deviennent nationales.

Ces phénomènes ne sont pas spéciaux à tel ou tel groupe. Ils se produisent dans toutes les régions où il existe des colonies, dans les deux groupes de la province de Santa-Fé, celui qui s’appuie sur la rive du Parana et celle du Salado, celui qui s’est créé le long de la voie ferrée du Grand central Argentin et où rien d’anglais n’apparaît ; dans la province d’Entrerios, où cependant le général Urquiza, usant de ses pouvoirs de président, avait promulgué une loi nationale dispensant les fils de ses colons du service militaire et leur conservant par exception la nationalité de leurs pères : la loi n’a pas été exécutée ; ces colons attachés au sol n’ont fait entendre que de faibles protestations, en même temps qu’ils évitaient avec soin le service militaire dans la patrie de leurs pères, que celle-ci, du reste, omet de leur réclamer.

A côté de ces deux provinces, on ne compte que deux créations du même ordre : l’une remontant à 1860, composée exclusivement d’Anglais du pays de Galles, établis par le gouvernement sur la rive du Chubut, fleuve du désert patagonien, dont le sort a prouvé pendant vingt ans qu’elle était prématurée, et qui se débat sous les étreintes de disettes intermittentes tempérées par les secours officiels.

L’autre, créée par l’état de Buenos-Aires, est plus intéressante : c’est une colonie d’Allemands de la secte des mennonites. Ils avaient émigré en Russie à la fin du dernier siècle ; Catherine leur avait garanti pour un siècle leur autonomie et la dispense de tout service militaire, que leur religion interdit. Le siècle écoulé, le traité n’a pas été renouvelé ; trois mille adeptes ont obtenu du gouvernement de la province de Buenos-Aires des terres et des franchises ; ils n’échapperont pas plus que les autres à la manucapion de l’atmosphère américaine. En attendant, ils donnent dans la plaine l’exemple du travail intelligent et prospèrent si bien qu’après avoir, en trois ans, mis en culture toutes leurs terres et élevé trois villages, ils réclament déjà de nouveaux terrains pour y essaimer : ils les trouveront entre les mains des particuliers : tous ont de la terre à vendre à des travailleurs qui, ayant dix ans pour se libérer avec le gouvernement, l’ont fait déjà en trois années.

Nous ne citons ces exemples que pour montrer avec quelle facilité des groupes venus de loin peuvent transplanter dans ces plaines pampéennes jusqu’au clocher de leur village et se serrer autour ; ils peuvent aussi emporter avec eux la greffe ou la semence préférée, il n’est pas un arbre ni une plante acclimatée en Europe qui ne trouve là le climat qu’elle demande. Les anciens propriétaires du sol attendent ces inconnus pour le leur céder. Leur impatience se manifeste sur le plan cadastral par une infinité de petits carrés, réunis sous un nom de baptême de fantaisie. Ce qui était hier le domaine inutile et inhabité de Pierre ou de Paul, devient, par cette opération, la colonie Etelvina ou Casimira, sans habitans, mais fière déjà de l’honneur d’élever au surnumérariat d’expression géographique le nom d’une femme aimée ou d’une respectable matrone. Quelquefois, l’ambitieux propriétaire va jusqu’à faire les frais d’un arpentage consciencieux ; il fait placer sur le champ vague, appelé à de lointaines destinées coloniales, de nombreux piquets indicateurs, limites imperceptibles de domaines rêvés : il trace ainsi des avenues où il croit voir déjà courir des charrettes aux formes les plus variées et se transporter de concessions futures en fermes désirées les batteuses de l’avenir. Cela suffit souvent pour donner à sa terre une valeur qu’elle n’avait pas, et ses intentions créent une plus-value que la spéculation est prête à exploiter ; mais, première victime de sa propre supercherie, il repousse les offres avec dédain et passe sa vie à attendre l’heure propice que ses héritiers verront.

Ailleurs, dans la province de Buenos-Aires par exemple, la plus importante à tous les points de vue, même au point de vue agricole, la culture s’est développée par nécessité, sans plan conçu, par l’effort individuel, autour des villages à mesure qu’ils se formaient, et généralement sur les terrains que l’état vendait pour les destiner à cet objet. Le littoral de la Plata, au nord de la ville, a été le premier occupé; c’est encore la région préférée. Son exposition à l’est, la brise qui y arrive, rafraîchie sur les eaux de la Plata, large en cet endroit de huit lieues, lui ont fait une réputation méritée ; la terre y a un prix élevé, et le blé y prospère mieux qu’ailleurs. Au-delà de cette langue de terre, le pasteur n’a pas cédé volontiers les terres que l’élevage occupe avec profit depuis trois siècles : il a fallu les lui disputer autour des stations de chemins de fer ; aussi n’est-ce qu’à quarante lieues dans l’intérieur, à l’extrémité du chemin de fer de l’Ouest, que commencent les districts agricoles autour de la ville de Chivilcoy, qui n’a encore de Chicago que la première syllabe, et espère, dans un temps éloigné, rimer autrement que par le radical avec sa grande sœur du Nord, au nom aussi indien que le sien. Ce qui a déterminé l’abandon de cette région à l’agriculteur, c’est précisément la pauvreté de la végétation spontanée qui s’y rencontre ; le pâturage naturel y est assez sauvage pour que le bétail y vive difficilement, le mouton y donne encore une laine rude ; l’expérience une fois faite, les propriétaires ont renoncé à étendre de ce côté la région pastorale et y ont attiré l’agriculteur par l’appât des entreprises à compte à demi. Le travail de l’homme a amélioré rapidement ces terres, que le bétail eût mis un siècle à préparer en prairies à son usage.

Le succès a été assez satisfaisant pour l’agriculteur pour qu’aujourd’hui l’on compte, dans la province de Buenos-Aires, 700,000 hectares occupés par des cultures de toute espèce : le tiers est emblavé et un quart semé en maïs. L’exportation de blé de cette province a été, pour la saison de 1883-1884, de plus d’un million d’hectolitres ; l’exportation des farines, pour le Brésil, s’y développe également chaque année. Des 30 millions d’hectares fertiles dont elle dispose, chiffre considérable si on le compare aux 50 millions d’hectares de terres du même ordre que possède la France, cette province en emploie 17 millions à l’élevage ; 12 millions sont inoccupés, bien que les voies ferrées soient à la veille d’y pénétrer. Aucun des élémens du progrès agricole n’y manque aujourd’hui : sa population, qui était, en 1869, de 209,261 habitans campagnards, s’est élevée, d’après le recensement de 1881, à 326,681, soit une augmentation de 550 pour 1,000, ce qui est supérieur à l’accroissement des États-Unis, dont la population, malgré le renfort énorme d’une immigration annuelle de 750,000 individus, n’a progressé, pendant cette période, que de 330 pour 1,000.

Les raisons historiques que nous avons rappelées au début de cette étude ont pu entraver le progrès dans cette vaste région pampéenne ; il est aujourd’hui en possession définitive d’un sol fécondé et puissamment aidé par les capitaux créés et les lignes de fer, qui avancent depuis quatre ans d’un kilomètre par jour.

Ce résultat, — et c’est là un des faits à retenir, — cette prise de possession par l’agriculteur de la pampa argentine est l’œuvre de paysans de France, de Suisse et d’Italie, venus le plus souvent sans capitaux, ayant créé eux-mêmes les élémens de leur bien-être et l’ayant répandu autour d’eux, ayant acquis par leur travail cette sécurité que donnent des titres de propriété indiscutables. Au moment où la concurrence qu’ils préparent au producteur européen semble inquiétante, il y avait quelque intérêt à les observer au milieu de leurs créations et à démontrer que leur exemple est peut-être bon à suivre.


V.

Le champ est vaste, toutes les parties s’en offrent au plus diligent ; les progrès réalisés ne sont rien auprès de ce qui reste à faire : le terrain en culture est peu de chose auprès des vastes plaines incultes qui l’environnent.

Il y a quelque quatre ans à peine, l’accès des parties extrêmes de la plaine était interdit à la civilisation, arrêtée par l’inconnu du désert plus encore que par les résistances séculaires des tribus indiennes. Une campagne de quelques mois, rigoureusement menée, a montré l’inanité des terreurs que les invasions entretenaient depuis des siècles et que la stratégie protectrice des chefs de frontière de la vieille école perpétuait. L’Indien, aujourd’hui vaincu, dispersé, anéanti, n’existe plus qu’à l’état de souvenir ; il sera dans quelques années une curiosité anthropologique ; le domaine qu’il a par force abandonné est, dans toutes ses parties, étudié, divisé déjà par des arpenteurs; une ligne de chemin de fer le borde, d’autres sont concédées déjà; la population seule y manque encore, mais l’exode du pasteur vers ces terres nouvelles est déjà commencé. Cette région profitera des progrès acquis dans les autres de la république et de l’impulsion que lui donneront les capitaux constitués par les propriétaires du littoral.

A quel prix les étrangers, dont l’arrivée est constante, peuvent-ils se procurer la terre que tous convoitent ? Comment peuvent-ils la posséder, l’acquérir et la transmettre? Ce sont les questions que se pose naturellement quiconque se préoccupe de la concurrence productrice des pays neufs ; cette étude serait incomplète si nous les laissions sans réponse.

Disons tout de suite, pour écarter des comparaisons avec les usages de la république des États-Unis, qu’ici, bien que les terres publiques appartenant à l’état soient vastes et fertiles, aucune loi ne régit encore leur aliénation, aucun système scientifique n’a été essayé dans leur répartition : il n’y a pas de bureau ouvert où l’immigrant puisse échanger sa nationalité d’origine et la liberté de se déplacer contre quelques acres de terre qu’il paiera à tempérament 1 dollar l’acre, comme cela se passe aux États-Unis. La loi argentine, qui a imité sa sœur du Nord en bien des points, n’a jamais tenté de mettre en pratique ce système essayé déjà et dont les résultats ont été féconds depuis un demi-siècle, malgré le poids énorme des charges que cette loi du homestead imposait, en ajoutant au paiement du prix normal de la terre une diminution d’état, peu coûteuse, il paraît, pour le paysan européen affolé de la passion de posséder sous le soleil une pièce de terre qui soit bien à lui.

Personne ne peut dire ce qu’aurait produit dans la république argentine ce système s’il eût été essayé, mais il ne pouvait pas l’être. Avant l’année 1880, en effet, le gouvernement fédéral n’avait pas eu à se préoccuper de l’emploi des terres publiques, il manquait de hardiesse pour vendre la peau de l’ours avant de l’avoir prise, et cette vaste peau d’ours servait alors de lit paisible aux tribus indiennes. Seules, les provinces confédérées possédaient paisiblement des domaines, et bien que la constitution nationale leur eût réservé le droit de fomenter l’immigration sur leurs terres, elles n’en avaient souci. Ces terres avaient une autre destination. Dans un pays où les capitaux mobiliers ne sont pas constitués, où les budgets sont minces, c’est toujours par des donations, plus ou moins déguisées, des terres publiques que les gouvernemens provinciaux ont récompensé les services de leurs partisans ou réparé les injustices du sort dont eux ou leurs amis étaient victimes. Puiser ‘dans le trésor eût été une duperie ; les gouvernans antérieurs n’y ayant jamais rien laissé pour leurs successeurs et les ressources en étant toujours épuisées à l’avance aussi loin que les imaginations pouvaient les supputer. Les états ont ainsi vu gaspiller leur patrimoine ; mais il n’est pas pour cela détruit, il n’est que détenu par des particuliers qui le rendent productif et sont prêts à le céder à bon prix au plus offrant. La loi n’influe plus, dès lors, sur la transmission de ces biens privés que par l’application normale des règles du droit civil sur les contrats de vente et les successions. Elles ne mettent aucun obstacle à la rapide division du sol, ne l’entravent encore ni par des formalités compliquées, ni par l’imposition de droits élevés. Ces formalités nécessaires pour la vente d’une propriété, quelque importante qu’elle soit, peuvent être remplies en trois jours, y compris la purge des hypothèques, le privilège des femmes mariées et des mineurs et les hypothèques tacites n’existant pas, les droits de transmission et d’enregistrement, bien qu’ils se soient élevés considérablement dans ces dernières années, sont encore fort modérés. Nous sommes loin des droits qui, en France, absorbent les revenus de trois et quatre ans d’une propriété vendue ou transmise par succession : si la tendance qui se manifeste, chez les législateurs argentins, de se rapprocher de l’exemple des pays d’Europe et d’imiter tout ce qui peut augmenter les ressources fiscales s’accentuait, ils auraient trouvé ainsi le vrai moyen de ruiner et de dépeupler ce pays où les conditions sociales sont différentes, où la terre constitue le seul capital et le principal objet d’échange, et doit être, pendant de longues années, traitée par la loi comme une marchandise toujours offerte sur le marché et facile à transmettre.

La loi des successions a veillé à ce que la division des grands domaines, des fiefs que les familles pouvaient être tentées de constituer, ou que des étrangers même pourraient acquérir, au détriment des intérêts politiques du pays, fût rapide. Non-seulement la division des biens patrimoniaux s’opère entre les descendans du défunt, mais l’époux survivant reçoit une part d’enfant, en dehors de sa part dans la communauté, qui est la loi absolue des sociétés conjugales-A défaut d’enfant légitime, la succession est dévolue à l’époux et aux enfans naturels même non reconnus, protégés par la recherche de la paternité, permise même après le décès du père.

La valeur vénale de la terre ne varie guère que par grandes zones, la proximité d’un cours d’eau, d’un village, d’une voie ferrée, l’espérance prochaine d’en voir construire une, modifient les prix de vente ; il est cependant facile de donner une idée exacte de la valeur de chaque zone.

Prenons comme point de départ la rive occidentale de l’estuaire de la Plata et comme centre de rayonnement la ville même de Buenos-Aires. Si nous tirons une ligne droite de ce point vers l’ouest, elle partagera d’abord la province de Buenos-Aires, puis les territoires nationaux et le désert de la pampa d’abord jusqu’aux Andes, leur limite extrême à l’ouest : le littoral au nord de cette ligne est la partie la plus riche et la plus anciennement peuplée ; la région Sud, moins recherchée et depuis moins longtemps, appartient à une formation géologique différente ; l’humus y a moins de profondeur, le sous-sol en est moins perméable et retarde l’absorption des eaux pluviales. Le prix est donc, à distance égale, supérieur d’environ un tiers dans la région du Nord ; il faudra tenir compte de cette différence dans les prix que nous allons indiquer.

Dans le premier rayon de cinq lieues en partant de la ville de Buenos-Aires, la terre, nue, occupée généralement par les Basques qui fournissent le lait à la ville et par la petite culture, se vend facilement de 600 à 800 francs l’hectare : tous les aménagemens, bâtisses, clôtures se comptent à part.

En s’éloignant de cinq lieues encore, on obtient les mêmes terres à 500 francs l’hectare ; elles sont divisées et employées de la même façon; c’est la région des fermes, chacras, dont les plus grandes ont de 600 à 1,000 hectares.

Dans le rayon suivant de dix à vingt lieues, les grandes propriétés abondent, c’est la région où l’élevage du mouton domine. La terre vaut de 3 à 400 francs l’hectare et se loue généralement par lots de 200 hectares, surface nécessaire à l’entretien d’un troupeau de 1,500 têtes. Le prix de location annuelle varie de 10 à 15 francs l’hectare, pour le terrain nu; il est un peu plus élevé si le locataire est un agriculteur; le propriétaire suppose que le mouton améliore sa terre et que la culture l’épuisé.

Au-delà de vingt lieues, sauf à proximité des lignes de chemins de fer de l’Ouest et du Sud, la culture disparaît, le terrain tout entier y est consacré à l’élevage du mouton, auquel, peu à peu, le gros bétail cède la place. Les prix de ces terrains sont beaucoup au-dessous des précédens, ils ne se vendent ou ne se louent que par lieues de 2,700 hectares ou fractions de lieues carrées. Les uns ne peuvent admettre que du gros bétail, d’autres une proportion plus ou moins considérable de moutons, tous se prêtent également à l’agriculture ; mais leur éloignement renchérit la main-d’œuvre, le transport des machines et des produits : ils ne sont desservis ni arrosés par aucun cours d’eau et ne peuvent compter que sur les voies ferrées et l’abaissement de leurs tarifs pour voir la population nouvelle des agriculteurs les rechercher. Pour les bergeries on loue 20,000 francs par lieue, et pour le gros bétail 6,000, soit de 10 francs à 2 fr. 50 l’hectare ; le prix de vente varie entre 50,000 et 150,000 francs la lieue, soit entre 20 et 60 francs l’hectare, suivant que le terrain se prête à l’un ou à l’autre élevage. Le pasteur ou le métayer doit dans ces terrains construire lui-même son abri et faire les installations nécessaires ; aussi la première condition requise d’un colon est de savoir mettre debout les étais et rejoindre les légères charpentes de son logis, tresser le chaume du toit et pétrir la boue des murs de pisé.

Si nous sortons des limites de la province de Buenos-Aires, privilégiée entre toutes en raison du développement déjà ancien de ses voies de communication et de ses établissemens de crédit, et de toutes les autres institutions sociales qui dénotent un état de civilisation européenne, les prix que nous rencontrons sont tout différens et s’abaissent rapidement. Cependant la province de Santa-Fé, qui la continue au nord et suit la rive du Parana d’aval en amont, et la province d’Entrerios, dont les terres fertiles d’alluvions modernes sont enveloppées par le cours du Parana et de l’Uruguay, ont participé dans ces dernières années plus que les autres au grand mouvement de hausse de tous les terrains en général. Laissons de côté les régions relativement peu considérables occupées par les colonies agricoles que nous avons décrites : la concession inoccupée de 25 hectares de terres vierges y vaut en général 1,000 francs, soit 40 francs l’hectare, les frais de mise en culture en doublent le prix ; les terres cultivées, plantées, bâties atteignent des prix tout différens qu’il est difficile de fixer; on estime cependant à 20,000 fr. chaque ferme de quatre concessions, soit 100 hectares en exploitation. Dans les domaines assez rapprochés des colonies pour que l’on puisse entrevoir qu’elles s’y étendront dans un avenir plus ou moins rapproché, la lieue, qui valait il y a quatre ou cinq ans, 30,000 francs, en vaut aujourd’hui de 150 à 200,000. Les futurs colons devront payer plus de 100 francs l’hectare les concessions que les particuliers se proposent de leur vendre.

Si l’on sort de ces zones et que l’on pénètre dans les autres provinces de la république sur la limite de la pampa et le long des contreforts des Andes, sauf autour des villes ou dans les vallées artificiellement irriguées, et dans les régions propres à la culture de la canne à sucre, la terre se vend journellement depuis 15,000 francs jusqu’au prix infime de 500 francs la lieue.

Au-delà de ces régions, au sud et au nord, aux confins de la république, s’étendent de vastes territoires sur lesquels aucun des états confédérés ne peut réclamer de droits et dont la vente appartient à l’autorité fédérale. C’est là que l’on pourra expérimenter les meilleurs systèmes de colonisation et d’appropriation des terres publiques. Le champ de ces expériences futures ouvert aux générations du siècle prochain est vaste; il comprend, au sud, les 25,000 lieues de pampas, les 20,000 lieues du territoire patagonien avec un développement de 2,000 kilomètres de côtes sur l’Océan-Atlantique, régions aujourd’hui absolument désertes, mais accessibles au travail civilisateur, et s’étendant du 35e degré au 55e degré de latitude sud, entrecoupées de fleuves qui courent parallèlement en droite ligne des Andes à la mer ; enfin au nord de la république, le territoire intertropical du Grand-Chaco, d’une étendue de 10,000 lieues carrées, défendu encore par les Tobas, dont le dernier crime a été la mort du savant explorateur français, le docteur Crevaux, et le territoire célèbre des missions, où la trace des villages abandonnés depuis le départ des jésuites disparaît chaque jour davantage sous la frondaison luxuriante des jardins redevenus forêts impénétrables.

Aucun système scientifique d’appropriation de ces terrains n’a été encore mis en pratique par l’état, possesseur de ces domaines : une seule fois, pour subvenir aux frais de l’expédition contre les Indiens, entreprise en 1877 et terminée par leur destruction complète en 1881, il en a aliéné d’un coup 5,500 lieues carrées au prix uniforme de 2,000 francs la lieue, soit 0 fr. 80 l’hectare. Cette région, qui équivaut à cinquante départemens de France, eût pu être mieux employée et distribuée. Faite dans ces conditions, l’aliénation de ces terres a plutôt fermé qu’ouvert à la population laborieuse les terres qu’elle demande ; aucune création n’y a encore été tentée, le paysan redoute le voisinage des grands feudataires qui se sont découpé des fiefs de 100 lieues carrées dans ces déserts; faute d’autre emploi, ces terres ont fourni un aliment puissant à la spéculation. Elle seule s’en est emparée et s’en occupe; des acheteurs qui ne les ont pas visitées les acquièrent pour les transmettre à d’autres qui ne les connaissent pas; les cartes cadastrales, dressées au jugé par des arpenteurs mal rétribués pour cette énorme besogne, passent de main en main ; l’heureux acquéreur peut y contempler un carré tracé sur papier blanc, où son imagination voit se développer de fertiles vallons et des collines élevées, où, près d’un ruisseau qu’il entend murmurer, il se bâtit en rêve un château à la mode d’Espagne : le lendemain, son caprice ayant changé, il revend son carré avec profit pour en racheter d’autres, qu’il contemple de nouveau avec la même satisfaction. A courir ainsi de main en main, la terre augmente de prix sans changer de valeur, les ambitieux sans argent et les moutons de Panurge grossissent en route le bataillon des spéculateurs, le crédit est facile et quiconque peut en espérer un peu en réclame sa grosse part, engageant sans trembler sa signature pour posséder le titre de propriété d’un de ces petits carrés si charmans à contempler sur la carte et qu’il perdra bientôt l’espoir de fouler du pied, — c’est si loin ! — et peut-être même d’arriver à payer, — c’est si pénible !

A côté de ces acheteurs, soutenus par l’espoir d’une plus-value persistante, qui ne sont ni pasteurs ni cultivateurs, viennent prendre rang des sociétés formées en Angleterre et en Belgique. Ce n’est pas là un fait nouveau. Les landlords anglais ont tenté déjà au Canada, en Australie et aux États-Unis ces placemens sages. Éclairés par ce précepte, proclamé par Stuart-Mill, confirmé par l’expérience de ce siècle, qu’il n’y a pas de meilleur placement de capitaux que l’acquisition de terres dans les pays nouveaux, effrayés par la diminution des revenus des domaines en Europe, ils font à travers l’océan une de ces opérations d’arbitrage que les financiers réalisent journellement sur les valeurs mobilières. Pourquoi la France n’en est-elle pas encore à se préoccuper de l’avancement vertigineux des fortunes exotiques, réalisé depuis vingt ans, qui modifient si profondément les conditions de la vie dans le vieux monde, en déterminent le renchérissement, en même temps qu’elles placent dans des conditions d’infériorité la terre, divisée à l’infini et condamnée à la culture routinière, ruinée par la culture extensive?

Le désarroi est aujourd’hui dans les vieilles sociétés de travailleurs, où l’on sent comme une vague conviction, qui se généralise, que les conditions de l’effort humain sont bouleversées au profit de la solidarité productrice du monde entier. Il entre dans l’alimentation d’un Français, d’un Anglais ou d’un Allemand, à quelque condition qu’il appartienne, des élémens similaires de provenances tellement diverses qu’il essaierait vainement d’en découvrir l’origine ; tous les pays concourent à l’envi à s’emparer de tous les marchés de consommation ; le maraîcher qui est à votre porte cultive des fruits et des légumes qu’il ne peut vous vendre au prix de ceux qui encombrent le marché, qui ont fait deux cents lieues pour y parvenir et dont le prix est grossi de frais multiples de transport et de nombreux intermédiaires : Londres reçoit les fruits de la banlieue de Paris, les Parisiens ceux des régions méridionales, qui elles-mêmes consomment ceux de Naples pendant que Naples recourt aux fruits algériens. Le produit des cultures dépendait autrefois des procédés locaux et traditionnels, il dépend de l’application de procédés scientifiques; l’élément primordial n’est plus le travail, c’est le climat et le prix de la terre, aujourd’hui qu’il n’y a plus de pays éloigné, que l’industrie des transports a tellement bouleversé l’ordre et la valeur des productions agricoles que, sur le globe, il n’y a plus nulle part de saison spéciale pour aucune, que les circonstances locales n’ont plus aucune influence sur les prix. L’agriculteur effrayé, ne sachant ni quoi accuser ni qui implorer, fuit le champ qui ne peut plus le nourrir, émigré vers les villes pour y exercer un état mal appris ou y chercher un salaire ; il y trouve une vie difficile, pleine de déceptions et de privations ; il sait bien qu’il fait fausse route; la science sociale le lui prouve théoriquement; son expérience le lui démontre mieux encore ; mais ce que rien ne lui indique, c’est cette grande et belle route de l’océan, au-delà duquel s’étendent tant de vastes pays où chacun peut choisir sa place au soleil, sentir sous ses pieds une terre à lui, conquise par son travail, fertilisée par ses efforts, où il trouve, sans en prendre souci, la solution du problème de la vie, et d’où, reportant sa pensée vers la patrie lointaine, il jouit de cette satisfaction, que les Français ignorent, de travailler pour elle en même temps que pour lui, de conquérir un coin de terre à son influence, répandant autour les idées qui émanent d’elle et l’usage de sa langue, la connaissance de ses productions littéraires et scientifiques, et, dans l’ordre matériel, ouvrant un nouveau débouché aux produits de son industrie, un nouveau champ que son commerce pourra exploiter.

Cette conquête du globe par le prolétaire est la grande destinée de notre siècle. Cette œuvre isolée des individus,-ces efforts personnels auront des résultats plus prompts que les conquêtes ou les protectorats à main armée; c’est le devoir de la science sociale de les diriger en étudiant les mœurs locales et les conditions économiques de tous les pays où ils ont chance de réussir, et en donnant la loi spéciale de cette évolution moderne dans chaque région du globe.


EMILE DAIREAUX.