La Culture des idées/Stéphane Mallarmé et l’idée de décadence

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(p. 113-132).

STÉPHANE MALLARMÉ ET L’IDÉE DE DÉCADENCE

    Décadence. C’est un mot bien commode à l’usage des pédagogues
    ignorants, mot vague derrière lequel s’abritent notre paresse et
    notre incuriosité de la loi.
                                BAUDELAIRE, Lettre à Jules Janin.


                                   I

Brusquement, vers 1885, l’idée de décadence entra dans la littérature française ; après avoir servi à glorifier ou à railler tout un groupe de poètes, elle s’était comme réfugiée sur une seule tête. Stéphane Mallarmé fut le prince de ce royaume ironique et presque injurieux, si le mot lui-même avait été compris et dit selon sa vraie signification. Mais, par une singularité qui est un trait de mœurs latines, le peuple académique qualifiait ainsi, d’après l’horreur normale, quoique malsaine, qu’il ressent devant les tentatives nouvelles, la fièvre d’originalité qui tourmenta une génération. Rendu responsable des actes de rébellion qu’il encourageait, M. Mallarmé apparut, aux âniers innocents qui accompagnent mais ne guident pas la caravane, tel qu’un redoutable Aladin, assassin des bons principes de l’imitation universelle.

Ce sont des habitudes, en somme, bien littéraires. Il y aura tantôt trois siècles qu’elles florissent et les plus célèbres révoltes les ont ébranchées à peine et ne les ont jamais déracinées ; dès après les insolences romantiques, il fallut étouffer et ramper sous la vieille verdure dont on fait les férules.

Ce sont des habitudes aussi bien latines. Les Romains ignorèrent toujours, tant qu’ils ne furent que Romains, l’individualisme. Leur civilisation donne le spectacle et l’idée d’une belle animalité sociale. Il y avait chez eux émulation vers la parité comme il y a chez nous émulation vers la dissemblance. Dès qu’ils possédèrent cinq ou six poètes, rejetons heureux de la greffe hellénique, ils n’en souffrirent plus d’autres ; et peut-être que, vraiment, l’instinct social ou de race dominant chez eux l’instinct de liberté ou individuel, peut-être qu’aucun poète ingénu ne leur naquit pendant quatre ou cinq siècles. Ils avaient l’empereur et ils avaient Virgile : ils obéirent à l’un et à l’autre jusqu’à ce que la révolte chrétienne et l’invasion barbare se fussent donné la main par-dessus le Capitole. La liberté littéraire, comme toutes les autres, naquit de l’union de la conscience et de la force. Le jour où S. Ambroise, écrivant des chansons pieuses, méconnut les principes d’Horace, devrait être mémorable, car il signale clairement la naissance d’une mentalité nouvelle.

Comme l’histoire politique des Romains nous a fourni l’idée de décadence historique, l’histoire de leur littérature nous a fourni celle de décadence littéraire ; double face d’une même conception, car il a été facile de montrer du doigt la coïncidence des deux mouvements, et facile de faire croire que leur marche fut liée et nécessaire. Montesquieu s’est rendu célèbre pour avoir été plus particulièrement dupe de cette illusion.

Les sauvages admettent très malaisément la mort naturelle. Pour eux, toute mort est un meurtre. Ils n’ont à aucun degré le sens de la loi ; ils vivent dans l’accident. C’est un état d’esprit que l’on est convenu d’appeler inférieur ; et c’est juste, quoique la notion d’une loi rigide soit aussi fausse et aussi dangereuse que sa négation même. Il n’y a d’absolument nécessaires que les lois naturelles ; elles ne pourraient différer, et elles ne peuvent changer. S’il s’agit de l’évolution sociale et politique des peuples, non seulement il n’y a plus de lois nécessaires, mais il n’y a même plus de lois même très générales ; ou bien ces lois, se confondant avec les faits qu’elles expliquent, en viennent à ne plus être que de sages et honorables constatations ; ou bien encore elles constatent, quoique avec emphase, le principe même du mouvement. Donc les empires naissent, croissent et meurent ; les combinaisons sociales sont instables ; à différentes époques les groupes humains ont des forces différentes de cohésion ; des affinités nouvelles apparaissent et se propagent : voilà de quoi écrire un traité de mécanique sociale, si l’on ne tient pas rigoureusement à conformer sa philosophie à la réalité des catastrophes inattendues. Car il faut bien laisser à l’inattendu une place qui est quelquefois le trône tout entier d’où l’ironie fulgure et rit. L’idée de décadence n’est donc que l’idée de mort naturelle. Les historiens n’en admettent pas d’autres ; pour expliquer que Byzance fut prise par les Turcs, on nous force d’écouter bruire les querelles théologiques et claquer dans le cirque le fouet des Bleus. On va de Longchamps à Sedan, sans doute, mais on va aussi d’Epsom à Waterloo. La longue décadence des empires détruits est une des plus singulières illusions de l’histoire ; si des empires moururent de maladie ou de vieillesse, la plupart, au contraire, périrent de mort violente, en pleine force physique, en pleine vigueur intellectuelle.

D’ailleurs l’intelligence est personnelle et on ne peut établir aucun rapport raisonnable entre la puissance d’un peuple et le génie d’un homme : ni la littérature grecque, ni les littératures du moyen âge ne correspondent à des forces politiques stables et puissantes, grecques, italiennes ou françaises ; et c’est justement à l’heure où leur puissance matérielle est devenue nulle que les royaumes Scandinaves se sont ornés de talents originaux. Peut-être même serait-on plus près de la vérité en déclarant que la décadence politique est l’état le plus favorable aux éclosions intellectuelles : c’est quand les Gustave-Adolphe et les Charles XII ne sont plus possibles que naissent les Ibsen et les Bjoernson ; ainsi encore la chute de Napoléon fut comme un signal pour la nature qui se mit à reverdir avec joie et à pousser les jets les plus magnifiques ; Goethe est le contemporain de la ruine de son pays. A ces exemples, afin d’exercer et de satisfaire nos tendances au scepticisme historique, il ne faut pas manquer d’opposer la preuve de ces périodes doublement glorieuses dont le fastueux siècle de Louis XIV est le modèle vénéré : après quoi, quelques instants de réflexion nous imposeront une opinion assez différente de celle qui demeure et qui passe dans les manuels et dans les conversations.

Bossuet le premier imagina de juger l’histoire universelle, ou ce qu’il appelait ainsi naïvement, d’après les principes du judaïsme biblique : il vit crouler tous les empires où la main de Jéhovah s’était appesantie. C’est l’idée de décadence expliquée par l’idée de châtiment. La philosophie de Montesquieu, plus compliquée, est peut-être encore plus puérile : on ne cite qu’avec une sorte de dégoût un historien qui fait commencer la décadence de Rome à l’aurore des admirables siècles de paix qui furent peut-être la seule époque heureuse de l’humanité civilisée. Il faut presser la signification des mots ; alors on aperçoit qu’ils ne détiennent aucun sens et que des écrivains mémorables en usèrent toute leur vie sans les comprendre. Mais si contestable ou du moins si vague que soit l’idée générale de décadence, elle est claire et arrêtée en comparaison de l’idée plus restreinte de décadence littéraire.

De Racine à Vigny, la France ne produisit aucun grand poète. C’est un fait ; une telle période est certainement une période de décadence littéraire ; cependant il ne faut pas aller plus loin que le fait lui-même, ni lui attribuer un caractère absurde de logique et de nécessité. La poésie est en sommeil au XVIIIe siècle, faute de poètes ; mais cette faillite n’est pas la conséquence d’une trop belle floraison antérieure ; elle est ce qu’elle est et rien de plus. Si on lui donne le nom de décadence, on admet une sorte d’organisme mystérieux, un être, une femme, la Poésie, qui naît, se reproduit et meurt à des intervalles presque réguliers, selon les habitudes des générations humaines, conception agréable, sujet de dissertation ou de conférence, mais qu’il faut écarter d’une discussion où l’on ne veut que faire l’anatomie d’une idée.

Ce qui caractérise la poésie du XVIIIe siècle, c’est l’esprit d’imitation. Ce siècle est romain par l’imitation. Il imite avec fureur, avec grâce, avec tendresse, avec ironie, avec bêtise ; il imite avec conscience ; il est chinois en même temps que romain. Il y a des modèles. Le mot est impératif. Il ne s’agit pas qu’un poète dise l’impression que lui fait la vie : il faut qu’il regarde Racine et qu’il escalade la montagne. Singulière psychologie ! Le même philosophe qui ruine en politique l’idée de respect, la recrépit et la rebadigeonne en littérature. Il y a des critiques : pendant que Goethe écrit Werther, ils confrontent Gilbert avec Boileau. C’est un avilissement. Faut-il lui chercher une cause ? Cela serait vain. Vouloir expliquer pourquoi il ne naquit aucun poète en France, que Delille[1] ou Chénier, pendant cent ans, cela conduirait nécessairement à expliquer aussi pourquoi naquirent Ronsard, Théophile ou Racine. On n’en sait rien et on ne peut rien en savoir. Dépouillée de son mysticisme, de sa nécessité, de toute sa généalogie historique, l’idée de décadence littéraire se réduit à une idée purement négative, à la simple idée d’absence. Cela est si naïf qu’on ose à peine l’exprimer, mais les intelligences supérieures faisant défaut dans une période, le pullulement des médiocres devient extrêmement sensible et actif, et, comme le médiocre est un imitateur, les époques que l’on a qualifiées justement de décadentes ne sont autre chose que des époques d’imitation. En suprême analyse, l’idée de décadence est identique à l’idée d’imitation.

                                    II


Cependant, s’il s’agit de Mallarmé et d’un groupe littéraire, l’idée de décadence a été assimilée à son idée contraire, à l’idée même d’innovation. De tels jugements nous ont frappés, hommes de ces années, sans doute parce que nous étions mis en cause et sottement bafoués par les critiques bien pensants ; ils n’étaient que la représentation, maladroite et usée, des sentences par lesquelles les sages de tous les temps essayèrent de maudire et d’écraser les serpents nouveaux qui brisent leur coquille sous l’œil ironique de leur vieille mère. La diabolique Intelligence rit des exorcismes, et l’eau bénite de l’Université n’a jamais pu la stériliser, non plus que celle de l’Église. Jadis un homme se levait, bouclier de la foi, contre les nouveautés, contre les hérésies, le Jésuite ; aujourd’hui, champion de la règle, trop souvent se dresse le Professeur. On retrouve là l’antinomie qui surprend dans Voltaire et dans les voltairiens d’hier : le même homme, courageux dans le sens de la justice ou de la liberté politique, se trouble et recule s’il s’agit de nouveauté ou de liberté littéraire ; arrivé à Tolstoï et à Ibsen, ayant fait une allusion à leur gloire, il ajoute (en note) : « Sont-ce là des gloires bien établies, celle d’Ibsen surtout ? La question de savoir si l’auteur des Revenants est un mystificateur ou un génie n’est pas résolue à l’heure où nous sommes[2] ». Telle est, en face de l’inédit, du non encore vu ni lu, l’attitude d’un écrivain qui, dans le livre même d’où cette note est tirée, prouve une bonne indépendance de jugement ; il est inutile d’ajouter que les « décadents » y sont, à tout propos, moqués. Comment, après cela, s’étonner de la lourde raillerie de tels moindres esprits ? Une manière nouvelle de dire les éternelles vérités humaines est d’abord pour les hommes, et surtout pour les hommes trop instruits, un scandale. Ils ressentent une sorte d’effroi ; pour reprendre leur assurance, ils ont recours à la négation, aux injures ou à la dérision. C’est l’attitude naturelle de l’animal humain devant le danger physique. Mais comment en est-on arrivé à considérer comme un péril toute réelle innovation en art ou en littérature ? Pourquoi surtout cette assimilation est-elle une des maladies particulières à notre temps, et peut-être la plus grave, puisqu’elle tend à restreindre le mouvement et à contrarier la vie ?

Pendant des années, Delacroix, Puvis de Chavannes, si divers de génie, furent bernés et refusés par les jurys. Sous les prétextes évidemment contradictoires, un motif unique se découvre : l’originalité. Par une oeuvre où presque plus rien ne s’aperçoit des méthodes antérieures, qui ne se rattache pas immédiatement à quelque chose de connu et de déjà compris, les gardiens de l’art se sentent menacés ; ils répondent à la provocation chacun selon leur tempérament. Les formules changent aussi selon les périodes : au XVIIIe siècle, la non-imitation était qualifiée de faute contre le goût, et c’était grave au temps où Voltaire érigeait un temple, qui n’était qu’un édicule, à ce dieu badin ; jusqu’à ces dernières semaines et depuis quelque dix ans, les artistes et les écrivains rebelles à démarquer les maîtres furent stigmatisés soit de décadents, soit de symbolistes. Cette dernière injure a fini par prévaloir, étant verbalement plus obscure et par conséquent plus facile à manier ; elle contient d’ailleurs, exactement comme la première, l’idée abhorrée de non-imitation.

On a dit, il y a déjà longtemps, bien avant que M. Tarde ait développé sa philosophie sociale : « L’imitation régit le monde des hommes, comme l’attraction celui des choses ». Dans le domaine particulier de l’art et de la littérature, cette loi est très sensible. L’histoire littéraire n’est, en somme, que le tableau d’une suite d’épidémies intellectuelles. Certaines furent brèves. La mode change ou dure selon des caprices impossibles à prévenir et difficiles à déterminer. Shakespeare n’eut aucune influence immédiate ; Honoré d’Urfé vivant et mort, durant un demi-siècle, fut le maître et l’inspirateur de toute fiction romanesque ; il eût régné plus longtemps si la Princesse de Clèves n’avait été l’oeuvre clandestine d’une grande dame. Le XVIIe siècle, dont une partie de la littérature n’est que traduction et imitation, ne fut cependant pas rebelle aux nouveautés modérées et prudentes ; c’est qu’alors, s’il eût été honteux de ne pas imiter les anciens — ou, chose étrange, les Espagnols, mais seuls ! dans leurs fables et dans leurs phrases (Racine tremble d’avoir écrit Bajazet), il était honorable de savoir donner aux emprunts classiques un air de fraîcheur et d’inédit.

Cependant cette littérature elle-même devint très rapidement classique ; il y eut une seconde source d’imitation, et comme elle était plus accessible, elle fut bientôt la fontaine presque unique où les générations vinrent boire et prier et délayer leur encre. Boileau, avant de mourir, put se voir dieu. Dès que Voltaire sait lire, il lit Boileau. Le principe de l’imitation va régir désormais la littérature française.

Si l’on néglige les accidents — quoique mémorables — ce principe est demeuré très puissant et si bien compris, à mesure que l’instruction se répand, qu’il suffit à un critique de le faire intervenir pour qu’un lecteur honteux rejette l’œuvre nouvelle qui le rafraîchissait. Ainsi les feuilletonnistes ont réussi à empêcher l’acclimatation en France de l’œuvre d’Ibsen ; ainsi les drames en vers, œuvre d’imitation par excellence, réussissent maintenant jusque sur les théâtres du boulevard ! Ces faits de théâtre, toujours très grossis par la réclame, illustrent bien une théorie.

L’idée d’imitation est donc devenue l’idée même d’art ou de littérature. On ne conçoit pas plus un roman nouveau qui ne soit la contre-partie ou la suite d’un roman préexistant que l’on ne conçoit des vers sans rime ou dont les syllabes ne seraient pas comptées une à une avec scrupule. Quand de telles innovations cependant se produisirent, altérant tout à coup l’aspect coutumier du paysage littéraire, il y eut de l’émoi parmi les experts ; pour cacher leur gêne, ils se mirent à rire (troisième méthode) ; ensuite, ils proférèrent des jugements : puisque ces choses, ces proses et ces poèmes, ne sont pas ordonnées à l’imitation des dernières littératures ou des œuvres célébrées par les manuels, elles doivent provenir d’une source anormale, car elle ne nous est pas familière, — mais laquelle ? Il y eut des tentatives d’explication au moyen du préraphaélisme ; elles ne furent pas décisives ; elles furent même un peu ridicules, tant l’ignorance était de tous côtés profonde et invulnérable. Mais vers ces années-là un livre parut qui soudain éclaira les intelligences. Un parallèle inexorable s’imposa entre les poètes nouveaux et les obscurs versificateurs de la décadence romaine vantés par des Esseintes. L’élan fut unanime et ceux mêmes que l’on décriait acceptèrent le décri comme une distinction. Le principe admis, les comparaisons abondèrent. Comme nul, et pas même des Esseintes, peut-être, n’avait lu ces poètes dépréciés, ce fut un jeu pour tel feuilletoniste de rapprocher de Sidoine Apollinaire, qu’il ignorait, Stéphane Mallarmé qu’il ne comprenait pas. Ni Sidoine Apollinaire ni Mallarmé ne sont des décadents, puisqu’ils possèdent l’un et l’autre, à des degrés divers, une originalité propre ; mais c’est pour cela même que le mot fut justement appliqué au poète de l’Après-midi d’un Faune, car il signifiait, très obscurément, dans l’esprit de ceux-là mêmes qui en abusaient : quelque chose de mal connu, de difficile, de rare, de précieux, d’inattendu, de nouveau.

Si, au contraire, on voulait redonner à l’idée de décadence littéraire son sens véritable et véritablement cruel, ce n’est plus Mallarmé qu’il faudrait nommer, on s’en doute, ni Laforgue, ni tel symboliste dont la carrière se poursuit. Le décadent de la littérature latine, ce n’est ni Ammien Marcellin, ni S. Augustin, qui, chacun à leur manière, se façonnent une langue ; ce n’est ni S. Ambroise, qui crée l’hymne, ni Prudence, qui imagine un genre littéraire, la biographie lyrique[3]. On commence à être plus clément pour la littérature latine de la seconde période ; las peut-être de la ridiculiser sans la lire, on a commencé de l’entr’ouvrir. Cette notion si simple sera prochainement admise : qu’il n’y a pas, en soi, un bon latin et un mauvais latin ; que les langues vivent et que leurs changements ne sont pas nécessairement des altérations ; qu’on pouvait avoir du génie au VIe siècle comme au IIe, et au XIe comme au XVIIIe ; que les préjugés classiques sont une entrave au développement de l’histoire littéraire et à la connaissance totale de la langue elle-même. Mieux connus, les poètes de la bibliothèque de Fontenay n’auraient servi à baptiser un mouvement littéraire que si l’on avait voulu comparer, tâche ardue et un peu absurde, des novateurs idéalistes à des novateurs chrétiens.


                                  III

N’ayant voulu ici qu’essayer l’analyse historique (ou anecdotique) d’une idée et indiquer, par un exemple un peu étendu, comment un mot en arrive à ne plus avoir que le sens qu’on a intérêt à lui donner, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’établir minutieusement en quoi Stéphane Mallarmé mérita la haine ou la raillerie.

La haine est reine dans la hiérarchie des sentiments littéraires ; la littérature est peut-être avec la religion la passion abstraite qui secoue le plus violemment les hommes. Sans doute, on n’a pas encore vu de guerres littéraires comme il y a eu — mettons autrefois — des guerres religieuses ; mais c’est parce que la littérature n’est encore jamais descendue brusquement jusque dans le peuple ; quand elle parvient là, elle a perdu sa force explosive : il y a loin de la première d’Hernani au jour où l’on vend Victor Hugo en livraisons illustrées. Pourtant, on se figure assez bien une mobilisation du sentimentalisme allemand contre l’humour anglais ou l’ironie française : c’est parce qu’ils ne se connaissent pas que les peuples se haïssent peu : une alliance finit toujours, quand on a bien fraternisé, par des coups de canon.

La haine qui poursuivit Mallarmé ne fut jamais très amère, car les hommes ne haïssent sérieusement, même en littérature, que lorsque des intérêts matériels viennent un peu corser la lutte pour l’idéal ; or il n’offrait aucune surface à l’envie et il supportait comme des nécessités inhérentes au génie l’injustice et l’injure. On ne gouaillait donc, sous un prétexte d’obscurité, que la supériorité seule et toute nue de son esprit. Les artistes, même dépréciés par les instinctives cabales, obtiennent des commandes, gagnent de l’argent ; les poètes ont la ressource des longues écritures dans les revues et dans les journaux : certains, comme Théophile Gautier, y gagnèrent leur vie ; Baudelaire y réussit mal, et Mallarmé plus mal encore. C’est donc au poète dépouillé de tout ornement social que s’adressa le sarcasme.

Il y a au Louvre, dans une collection ridicule, par hasard une merveille, une Andromède, ivoire de Cellini. C’est une femme effarée, toute sa chair, troublée par l’effroi d’être liée : où fuir ? et c’est la poésie de Stéphane Mallarmé. Emblème qui convient encore, puisque, comme le ciseleur, le poète n’acheva que des coupes, des vases, des coffrets, des statuettes. Il n’est pas colossal, il est parfait. Sa poésie ne représente pas un large trésor humain étalé devant la foule surprise ; elle n’exprime pas des idées communes et fortes, et qui galvanisent facilement l’attention populaire engourdie par le travail ; elle est personnelle, repliée comme ces fleurs qui craignent le soleil ; elle n’a de parfum que le soir ; elle n’ouvre sa pensée qu’à l’intimité d’une pensée cordiale et sûre. Sa pudeur, trop farouche, se couvrit de trop de voiles, c’est vrai ; mais il y a bien de la délicatesse dans ce souci de fuir les yeux et les mains de la popularité. Fuir, où fuir ? Mallarmé se réfugia dans l’obscurité comme dans un cloître ; il mit le mur d’une cellule entre lui et l’entendement d’autrui ; il voulut vivre seul avec son orgueil. Mais c’est là le Mallarmé des dernières années, lorsque, froissé, mais non découragé, il se sentit atteint de ce dégoût des phrases vaines qui jadis avait aussi touché Jean Racine ; lorsqu’il créa, pour son usage propre, une nouvelle syntaxe, lorsqu’il usa des mots selon des rapports nouveaux et secrets. Stéphane Mallarmé a relativement beaucoup écrit, et la plus grande partie de son œuvre n’est entachée d’aucune obscurité ; mais, dans la suite et la fin, à partir de la Prose pour des Esseintes, s’il y a des phrases douteuses ou des vers irritants, un esprit inattentif et vulgaire redoute seul d’entreprendre une conquête délicieuse. Il y a trop peu d’écrivains obscurs en français ; ainsi nous nous habituons lâchement à n’aimer que des écritures aisées, et bientôt primaires. Pourtant il est rare que les livres aveuglément clairs vaillent la peine d’être relus ; la clarté, c’est ce qui fait le prestige des littératures classiques et c’est ce qui les rend si clairement ennuyeuses. Les esprits clairs sont d’ordinaire ceux qui ne voient qu’une chose à la fois ; dès que le cerveau est riche de sensations et d’idées, il se fait un remous et la nappe se trouble à l’heure du jaillissement. Préférons, comme X. Doudan, les marais grouillants de vie à un verre d’eau claire. Sans doute, on a soif, parfois ; eh bien, on filtre. La littérature qui plaît aussitôt à l’universalité des hommes est nécessairement nulle ; il faut que, tombée de haut, elle rejaillisse en cascade, de pierre en pierre, pour enfin couler dans la vallée à la portée de tous les hommes et de tous les troupeaux.

Si donc on entreprenait une étude décisive sur Stéphane Mallarmé, il ne faudrait traiter la question d’obscurité qu’au seul point de vue psychologique, parce qu’il n’y a jamais d’absolue obscurité littérale dans un écrit de bonne foi. Une interprétation sensée est toujours possible ; elle changera selon les soirs, peut-être, comme change, selon les nuages, la nuance des gazons, mais la vérité, ici et partout, sera ce que la voudra notre sentiment d’une heure. L’oeuvre de Mallarmé est le plus merveilleux prétexte à rêveries qui ait encore été offert aux hommes fatigués de tant d’affirmations lourdes et inutiles : une poésie pleine de doutes, de nuances changeantes et de parfums ambigus, c’est peut-être la seule où nous puissions désormais nous plaire ; et si le mot décadence résumait vraiment tous ces charmes d’automne et de crépuscule, on pourrait l’accueillir et en faire même une des clefs de la viole : mais il est mort, le maître est mort, la pénultième est morte.

1898.


  1. Il faut se souvenir que l’abbé Delille n’est pas du tout, comme on le croit, un poète de l’Empire. Presque tous ses poèmes et sa gloire, datent de l’ancien régime.
  2. M. Stapfer, Des Réputations littéraires. Paris, 1891.
  3. Genre qui a dégénéré jusqu’à devenir la complainte. Mais la complainte a eu sa belle période. Le plus ancien poème de la langue française est une complainte, et précisément inspirée par un des poèmes de Prudence.