La Décadence latine/L’Androgyne/I

La bibliothèque libre.
E. Dentu ; (Slatkine reprints 1979) (VIIIp. 1-63).

LIVRE I

CHEZ LES JÉSUITES


J’aime tout du Moustier : la voûte d’outremer semée d’étoiles d’or, l’encens de la chapelle qui m’enivre et me montre dans sa fumée des formes d’anges autour du tabernacle. J’aime les voix de l’orgue, j’aime ma propre voix : le plaisant moinillon s’oublie, en oraison mentale, de grands moments sur les dalles du chœur. Mais j’adore encore plus : le vrai ciel, le grand ciel, changeant et magnifique, d’abord vermeil, puis éclatant, enfin rouge et violet. J’aime les nuages, les nuages virants aux formes si bizarres, qui viennent de si loin et qui vont Dieu sait où ; j’adore aussi la symphonie de l’aube, les doux bruits de l’éveil du jour, le mineur indicible de la vesprée qui tombe sur la forêt qui dort…
(le prince de byzance, acte I, scène II.)

I

mauvaise lecture

Le jésuite jeta sur sa table le volume qu’il venait de confisquer.

« Quelque roman encore… Cet Agûr ! » Indulgente pour l’élève, l’exclamation dédaignait cette forme d’art.

Il ouvrit son Bréviaire et lut, un moment de va-et-vient.

Parmi l’amoncellement des copies scolaires et des classiques ouvrages, la couverture jaune tranchait disparate, sollicitante pour la curiosité. Posant ses Heures, le professeur feuilleta l’ouvrage, l’œil cursif et dédaigneux ; tout à coup, intéressé, il regarda le titre : Hors du sexe, et, s’asseyant, continua plus lentement à tourner les feuillets.

Ce relèvement brusque des sourcils et cette bouche bée, expressifs de l’étonnement chez les naïfs, passèrent d’abord, puis se fixèrent sur le visage du révérend : il n’admirait pas, mais il s’étonnait comme devant la peinture précise d’un fait qu’il ne concevait que vague, flottant de lignes dans un halo de veuleté.

Le Père Reugny, sur les sexes et l’amour, ne connaissait que l’enseignement superficiel d’un professeur de théologie morale, c’est-à-dire une systématisation des actes, sans notion sur le principe passionnel, avec la confusion perpétuelle entre la volupté et l’attract.

Aussi l’œuvre de Nergal lui parut fausse en le charmant : la négation des actes de l’amour qu’il jugeait impossible, lui fournit comme un compromis sentimental où la nature se résorbant, le contemnement diminue.

Ceux qui passèrent du petit au grand séminaire, et du baccalauréat à la prêtrise sans traverser les épreuves sexuelles, gardent, même la chair étant morte, une sentimentalité qu’on nomme dilection et qui se traauit le plus souvent par une innocente et douce partialité, une sollicitude pour un jeune homme, élève ou pénitent.


II

hymne à l'androgyne

I

Éphèbe aux petits os, au peu de chair, mélange de force qui viendra et de grâce qui fuit. Ô moment indécis du corps comme de l’âme, nuance délicate, intervalle imperçu de musique plastique, sexe suprême, mode troisième ! Los à toi !

Vierge au bras mince, au peu de gorge, illusion de force qui se joue, cachée dedans la grâce ; heure vague du corps et point confus de l’âme ; hésitante couleur, accord enharmonique, héros et nymphe, apogée de la forme, la seule conceptible au monde des esprits.

Los à toi !

II

Jeune homme aux longs cheveux et presque désirable, que le désir n’a pas encore touché ; imberbe inconscient des occasions prochaines, Peut-être de fierté, Peut-être de souillure ; escolier écoutant les voix de l’insomnie, mauvais garçon ou clerc, et futur chevalier de Malte ou des meschines ! Los à toi !

Jeune fille aux courts cheveux et presque jouvenceau, dont le cœur n’est pas orienté, bouton encor fermé des floraisons charnelles, Peut-être de péché, Peut-être de vertu, bachelette épelant la vie dans la chanson du vent, truande ou damoiselle et bientôt consacrée à Marie ou Vénus. Los à toi !

III

Puceau, prestige incomparable, seule grâce plénière, délicieux inédit, poëme réticant ; sur le vélin du cœur, pas un nom ne s’inscrit ; sur le vélin du corps, pas une trace rose ; chair qui n’a pas faibli, esprit encor planant, alabester d’où rien ne s’évagore. Los à toi !

Pucelle, diamant impérial parmi toutes les gemmes de la féminité, ornement qui défie en sa comparaison les célestes couronnes : tes membres précieux ignorent toute étreinte et tes nerfs n’ont subi, cordes sentimenlales, aucun doigt dissonant, viole où l’harmonie dort entière, clavecin de silence. Los à toi !

IV

Homme qui charmes et demain œuvreras, Seigfried qui s’ignore, Chérubin s’éveillant et page d’aujourd’hui, écuyer de demain, baschelier étonné et musant au bord de l’adolescence ; premier duvet aux lèvres et premier trouble au cœur ; joli balbutieur qui découvre un cou nu blanc comme un bras de femme ! Los à toi !

Femme qui penses et demain aimeras, c’est Desdémone qui s’ignore et Juliette avant le bal ; effort de réflexion aboutissant au rêve ; Pandore et curieuse qui demande à la lune d’éclairer le désir tapi à l’ombre de son cœur, Bradamante ingénue qui s’endort parmi ses tresses longues et semble Endymion au corps rermeil et fier ! Los à toi !

V

Sexe très pur et qui meurs aux caresses ;

Sexe très saint et seul au ciel monté ;

Sexe très beau et qui nies la parèdre ;

Sexe très noble et qui défies la chair ;

Sexe irréel que quelques-uns traversent comme autrefois Adamah en Éden ;

Sexe impossible à l’extase terrestre ! Los à toi qui n’existes pas !

Sexe très doux et dont la vue console l’esseulé ;

Sexe très calme et qui endors les nerfs en quête ;

Sexe très tendre et qui émanes du plaisir pur ;

Sexe très caressant et qui nous baises à l’âme ;

Sexe très enivrant et qui nous mènes en haut ;

Sexe très charitable qui nous donnes nos rêves ;

Sexe de Jeanne d’Arc et sexe du miracle ! Los à toi !

VI

Tu l’appelais jadis Adonis ou Tammuz. Avant Mozart tu fus Alcibiade : chrysalide idéale d’où jaillirent les anges et d’où les hommes tombent au viril inférieur, aux mâletés des larves. Ô forme si parfaite que Dieu l’a consacrée comme le vêtement de l’éternelle fête ! Los à Lot !

Tu t'appelais pour Platon, Diotime : Sapho, Hypathia, abbesse de Gandersheim, Hroisvitha, le désignaient, Polyonime, dont la gloire est formée par le prisme complet des nuances mortelles, éclairées de pérennité.

Ô grâce si sereine que Dante a pu, par trois élans, monter aux nues. Ô dame de beauté, de sagesse et de gloire, Walkyrie du Whalhala chrétien ! ô Béatrice ! Los à toi !

VII

Éros intangible, Éros uranien, pour les hommes grossiers des époques morales tu n’es plus qu’un péché infâme ; on l’appelle Sodome, célesle contempteur de toute voluplé. C’est le besoin des siècles hypocrites d’accuser la Beauté celle lumière vive, de la ténèbre aux cœurs vils contenue. Garde ton masque monstrueux qui te défend du profane ! Los à toi !

Anteros, ô guérisseur des banales tendresses, alchimiste puissant du désir imparfait, Athanor du grand œuvre dans le monde des âmes : c’est ton destin qui veut tes erreurs passagères, les fécondes erreurs d’où dégangué tu montes au devenir sublime parmi l’étonnement curieux des agnostes ! Los à toi.

VIII

Anges de Signorelli, S. Jean de Léonard, punisseur de l’Éden et coupable d’Ereck, messager du mystère et moyen du miracle, céleste ambassadeur, tu es le point suprême où notre œil de matière peut concevoir l’esprit : tu es la visibilité où la Norme céleste peut se manifester à la prière. Los à toi.

Vrais anges du vrai ciel, brûlants Séraphs et Kerubs abstracteurs, tenants des trônes de Iavhé. Seigneurie et essence Deiforme ! — Prince du Septenaire, qui tour à tour commandes et obéis. Ô sexe initial, sexe définitif, absolu de l’amour, absolu de la forme, sexe qui nies le sexe, sexe d’élernité ! Los à loi, Androgyne.


III

l’image après le texte

Le Révérend s’accoudait à sa fenêtre ouverte sur la cour des moyens alors déserte, quand la voix du préfet de discipline résonna :

— « Voici votre cour, mon enfant, là vous jouerez, là vous allez m’attendre : je reviendrai vous chercher pour vous présenter à vos maîtres. »

Le nouvel élève ne répondit pas ; d’une allure molle il vint s’asseoir sur un des chars oubliés de la récréation précédente ; et le coude au genou et la main au menton, il s’immobilisa les yeux mi-clos de rêverie.

L’enfant semblait une fille de treize ans : de beaux cheveux d’un or sombre frisaient sur son cou dénudé par un col marin rabattu ; ses mains toutes petites, aux doigts pointus et finement onglés, ses pieds chaussés de soie grise et d’escarpins vernis, efféminaient son costume de drap bleu composé d’une veste courte ouverte sur la chemise et d’une culotte bouffante. Mais le visage, malgré sa coloration citrine, ce beau jaune clair, teint d’or des solariens, n’éteignait pas la fermeté des traits. Le front un peu haut s’accentuait par la ligne du nez presque mince ; les lèvres vives de ton et étroites souriaient gravement et le menton s’arrondissait de ténacité. Tous ces signes de résolution et d’abstrait dépendaient du jeu des paupières lourdes et ciliées à faire ombre sur la joue pleine et ronde des angelots de fresque.

C’eût été le plus joli des pages, sans un caractère de pensée précoce ; c’eût été le plus probable des prodiges sans ce charme de volupté féminine.

On sentait que le merveilleux élève ne s’ignorait pas ; le soin extrême dont témoignaient ses mains et la sereine coquetterie de ses poses inquiétaient comme une éblouissante anomalie. Il se leva à l’arrivée du préfet.

« Mon enfant, » lui dit le jésuite en lui prenant paternellement l’épaule, « votre père a rendu de bons et loyaux services à notre mère la sainte Église ; aussi serez-vous traité exceptionnellement. Rendez-vous digne par votre conduite de ces égards que je vous promets déjà… et… gardez-vous des amitiés particulières… elles sont funestes en un âge où le discernement est imparfait… j’entends par amitiés particulières ce goût exagéré d’un élève pour un autre qui perd du temps et préoccupe sans profit… Comme vous ne ressemblez pas aux autres, vous étonnerez, et plusieurs chercheront à vous accaparer à la promenade, dans les cours ; soyez plus indépendant et plus curieux. La vie de collège c’est la vie sociale réduite, il ne faut se lier à rien ni à personne, afin de rester sensible à tout ce qui apparaît beau et bon en chacun. Je ne parle pas souvent sur ce ton, mon enfant, vous le devinez ; j’espère avoir été compris ? Je me flatte d’être écouté. »

D’une voix un peu roucoulante, d’une voix à peine rauque et qui troublait, l’enfant :

— « Vous serez obéi, mon Père, si j’ai compris ? »

À cette réticence, le jésuite fit un imperceptible mouvement : il se tut pourtant et ouvrit la porte des quatrièmes.

Une vingtaine d’élèves écrivaient la version dictée du haut d’une chaire par un Père au visage émacié et dur.

Sur le mur de chaque côté de la chaire, divisant la classe en deux camps, des écussons bleus portaient en lettres d’or : Pœni, Romani, moyens d’émulation soulignés par une couronne de papier doré qui à ce moment ornait le pan de droite ou des Carthaginois.

— « Romains, prenez votre revanche cette fois, » disait le professeur, interrompant sa dictée pour éperonner la gauche au moment où le préfet entra, suivi du nouveau.

— « Je vous présente, mon Père, un nouvel élève, Samas : la meilleure volonté, il l’a promise ; et vous, mes enfants, le plus cordial accueil vous le ferez à ce nouveau condisciple. »

Le préfet sortit aussitôt.

Descendu de sa chaire, le professeur conduisit au dernier banc près d’une fenêtre ouvrant sur le jardin.

— « Romains, voici un aide que je vous donne. » Et à Samas : « Pour aujourd’hui, ne faites que vous familiariser avec la classe. » Il se remit à dicter.

Mais celui qui répétait les membres de phrase bafouilla ; plusieurs demandèrent qu’on répétât : l’inattention devint telle que le régent menaça d’arrêts et de retenues.

Sous ce pétillement de curiosité, Samas éprouva un malaise inexprimable, et cependant nul ne témoignera contre l’esprit de bonté et de sollicitude qui veille dans tous les pensionnats de jésuites. Non seulement la brimade y est inconnue, mais toute vexation, même la plaisanterie blessante, ne sont pas tolérées par les Pères ; tandis que les classes de l’Université sont des hordes de petits sauvages, méchants, blagueurs et grossiers, les cours des jésuites ne renferment rien de brutal ou de laid.

Pendant les récréations et les promenades, l’âme d’un collège se révèle ; le lycée achève à coups de pierre le chien qui se noie, hue l’Oriental qui passe grandiosement, détruit, salit sous l’œil indifférent d’un déclassé en révolte contre son destin ; le collège religieux est manié par des psychologues aimant leur mandat, dont toute l’activité converge à la surveillance et forcés de s’y intéresser sous peine d’inintérêt dans leur vie immodifiable.

Ceci ne doit pas s’entendre d’un ordre de mouches du coche, insolent, médiocre et tâtillon qu’on nomme les Augustins de l’Assomption.

La cloche sonnant la fin de la leçon, on s’agenouilla pour la prière ; au signe de croix, le préfet parut et fit signe à Samas ; il l’entraîna vers le surveillant des moyens, qui traversait la cour.

— « Père Curlet, voici une nouvelle brebis à garder. »

L’interpellé, trapu, à l’œil vif, au gros nez, aux mains courtes, fit bel accueil, paternel et riant.

La division sortait de poser ses livres dans l’étude et serpentait deux à deux, attendant le coup de clochette pour rompre les rangs.

Auparavant la division des grands devait traverser la cour allant au gymnase.

Samas ne vit pas le clin d’yeux échangé par le préfet et le surveillant ; mais il rougit, en sentant les regards des philosophes et des humanistes, il rougit comme la femme qui se sent trop désirée, trop déshabillée par des regards : et recula d’abord, s’abritant derrière le père Curlet ; puis une autre impression succéda immédiate, d’orgueil : il se sentit maître, lui, le gamin, de tous ces jeunes hommes à moustaches, à barbe déjà floconnante.

Les grands avaient passé ; la clochette sonna la rupture des rangs ; les moyens coururent vers Samas, curieusement ; lui, aveugle et sourd, rêvait une émotion étrange.

Quelle force cachée à lui-même enfermait-il ? Pourquoi eût-il frayé sans appréhension avec les grands et redoutait-il les moyens ?

Il avait trop peu vécu pour s’expliquer que le développement sentimental des hautes classes l’admirait ; tandis que les plus jeunes ne voyaient en lui qu’un garçon ayant l’air d’une fille.

D’une sollicitude intelligente, le surveillant rabroua les questionneurs, envoya jouer les indiscrets, adoucissant à Samas ces premières heures de collège, si cruelles dans les lycées.

La récréation finie, à l’étude, le P. Curlet hésita à placer le nouveau, puis fit céder une place du premier banc, intéressé par cet enfant qui semblait un prince au milieu d’inférieurs.

Samas sortit une mignonne trousse et se lima les ongles, au grand scandale des condisciples.

Le surveillant alla prendre la copie d’un quatrième l’’apporta au nouveau, avec un dictionnaire, une plume et un cahier. Samas, dès lors, penché sur son pupitre, parut un bel exemple d’application.

À la sonnerie de fin d’étude, quand on prit les copies, Samas avait devant lui des croquis fantaisistes d’anges endormis sur les bureaux et, plus soigneusement exécuté, son propre portrait avec un nimbe.

Le P. Curlet fut si étonné qu’il ne dit rien, et on se mit en rang pour la chapelle.

Lentement, à travers les longs corridors, sur deux files, le collège entier s’égrenait. Soudain, surgissant d’une porte, un grand glissa à Samas un papier plié. Comment l’enfant, point averti, saisit-il le billet comme un habitué de ces correspondances secrètes, et saisit-il si prestement que le surveillant ne vit pas ? Quelque instinct secret l’initia, l’émotionnant d’un désir aigu de lire tout de suite cette anonyme lettre à la teneur mystérieuse.

Un grand seul, un de ceux qui lui avaient envoyé au passage un salut de tendre désir, était certainement l’épistolier : et quelles expressions autres que laudatives, offrantes, adoratrices.

Au premier billet doux, la jeune fille n’a pas d’autre impression, que Samas ouvrant sa fine chemise et y mettant, comme une femme entre ses seins, l’amoureux pli.

Absorbé en cette nouveauté exquise, il ne vit pas le professeur d’humanités qui avait découvert son mouvement.

Distrait, en entrant dans la coquette chapelle pseudo-ogivale, suivant les mouvements de génuflexion de la division, Samas sans eucologe où insérer la lettre, calculait l’impossibilité de lire avant demain, quand son regard errant rencontra celui fixement observateur du Père Reugny.

Des yeux ils se tâtèrent comme des duellistes, l’enfant se sentit deviné, mais il devina le prêtre ; si bien que sur le chemin du réfectoire, la curiosité du jésuite vint au-devant de l’impatience de l’élève.

Celui-ci quitta le rang et fit deux pas vers le régent arrêté.

— « Vous avez à me remettre, mon enfant, ce billet que vous ne devez pas lire. »

— « Mon père, je ne vous le remettrai que si, l’ayant lu… »

— « C’est un cas de cachot, de renvoi. »

Samas haussa les épaules.

— « Je suis frère de déserteur, petit-fils de chouan, cousin de contrebandier. »

— « Que veut dire ? »

— « Que pour me mettre au cachot, il faudrait recevoir mon couteau dans la poitrine ; et que pour me renvoyer, il faudrait oubiier les services d’Œlohil Ghuibor, mon père. »

— « Le diable vous souffle ces paroles ?

— « Le diable, mon Père, est curieux comme vous et entêté comme moi. »

— « Croyez-vous que je vous laisse vous empoisonner votre jeune âme. »

Samas réfléchit.

— « Votre dignité ne veut pas que je garde ce billet ; ma dignité veut que je le lise. Permettez-le-moi, je vous le donnerai après. »

— « Samas, je vous ordonne, »

— « Samas dit Soleil, jésuite Josué, » ironisa l’enfant.

Un peu de rage parut sur le visage du professeur, non pas allumée par les répliques prématurées, il connaissait l’étrange atmosphère de mysticité et de rébellion d’où sortait l’enfant ; mais du défi puissant de ce regard jeune, si sûr de rayonnement vainqueur.

— « Je vais vous le prendre, Samas, ce papier. »

Samas sourit et passa sa langue sur ses lèvres paisibles pour en raviver l’éciat.

Alors le jésuite, nerveusement, saisitle frêle poignet blanc et veiné de l’élève et le retint sans oser le serrer.

D’une voix haute, qui retentit jusqu’au réfectoire, d’une voix cinglante, Samas cria :

— « Vous me caressez ; c’est impur. »

L’ironie, le jésuite la reçut si droit au cœur qu’il balbutia stupéfait : à cet instant, quelqu’un se dressa près de lui, qui avait bondi du réfectoire.

— « Agûr ! » fit le régent.

— « C’est vous ? » dit Samas.

Le nouveau venu haletait et de son élan et de stupeur : sanguin, nerveux, au teint violent, à l’œil noir, très mâle en ses dix-sept ans, il soulignait par sa seule présence la féminité de Samas.

Un indicible embarras enveloppait le groupe des trois personnages : chacun avait dépassé la logique de son caractère ; chacun compromis s’effarait de l’accélération imprévue que cette scène amenait dans une indécise attraction.

L’enfant comprit que son exclamation avait arraché Agûr à toute prudence ; le jésuite s’inquiéta de cet éclat de passion qu’il avait provoqué : Quant à Agûr, son premier retour à la situation se formula par un mouvement de menace vers le régent.

Samas seul lucide, d’un mouvement du doigt sur les lèvres, apaisa Agûr ; d’une autre inflexion de sa belle main lui ordonna de rentrer au réfectoire ; et quand il fut obéi, ramenant son regard sur le jésuite :

— « Lisons ensemble, voulez-vous, mon Père, et s’il y a danger pour moi, vous y parerez immédiatement par des exhortations appropriées. »

Et avant que le prêtre eût acquiescé, il s’approcha d’un candélabre du corridor et à mi voix lut ceci au régent silencieux et attentif.


IV

déclaration d’amour

Je voudrais bien mourir pour vous.
Agûr, humaniste, 1re division.

Vous me reconnaîtrez à l’adoration de mes regards.

Samas déçu, le jésuite muet, restèrent devant la feuille déployée, où cette seule ligne s’étalait.

Inexpérient, l’éphèbe dit :

« Il n’a pas négligé son devoir pour moi, une ligne. »

Le jésuite sourit, satisfait de trouver le petit prodige en flagrance d’une impression fausse ; mais ce sourire éclaira l’ignorance du novice.

— « Je me méjuge » s’écria-t-il ; « Agûr a gâché tout un cahier avant de se résoudre à ces six mots. »

— « Selon. votre promesse, donnez-moi ce billet de fou. »

Samas dit non de la tête, mais cette fois sans agression, tout rêveur, et sa voix devenue basse d’émotion.

— « Mon père, je sors d’aujourd’hui de la vie familiale ; au seuil de la vie hasardeuse, un dévouement me salue d’une parole douce à écouter. Je me rendrais indigne d’amitié si je n’étais pas pieux pour cette première fleur d’amour éclose à mon regard.

« Dieu lui-même ne fut pas plus aimé par ses saints que moi en ce moment par Agûr. Avec un geste j’aurais fait de lui un sacrilège ; il vous eût frappé, vous, l’oint du Seigneur, je lui dois de conserver toujours ce papier, où tant de son âme a coulé avec si peu d’encre. Peut-être que jamais il n’aura un aussi noble élan vers autrui ; peut-être n’aurai-je jamais à contempler un si bel effet de mon charme.

« Je vais à la chapelle et me joindrai à la pension quand elle ira au dortoir ; je ne dinerai pas… Demain je vous écouterai très docilement ; maintenant je suis comme un qui rêve des choses délicieuses et tristes ; ne m’éveillez pas de cette absorption, je sens que l’on ne revit pas deux fois cette heure. Excusez-moi de toute chose, soyez bon, Révérend, je m’en vais face à Dieu vibrer mon émotion. »

Circonspecte au maniement des âmes, l’éducation jésuitique laisse toujours une incroyable latitude aux premiers jours passés en leur collège ; ces artistes de la pédagogie, avant de serrer les ais de la discipline autour de l’enfant, veulent un peu de libre expansion, afin de savoir, dès l’abord, comment manier le jeune être sans le faire souffrir.

Le P. Reugny, pour d’autres raisons, s’accommodait des impériosités de Samas. Esprit subtil, psychologue par goût et religieux de bonne foi, il s’accusait d’avoir singulièrement mêlé à la sollicitude la recherche sentimentale.

Sa bénignité pour Agûr, qu’un autre eût renvoyé depuis longtemps, attestait une involontaire prédilection envers l’être exceptionnel. À l’aspect de cet élève si partialement mené, oubliant toute gratitude, le jésuite n’avait pas souffert, mais un côté jusque-là obscur de l’âme humaine lui était apparu.

D’une famille de robe ruinée, entré aux jésuites après l’ennui de l’existence de petite ville, il ne connaissait que le vice pour l’avoir fui, et l’amour pour l’avoir lu.

Or, l’infériorité des directoires moraux éclate en ceci que leurs rédacteurs n’ont pas vu le péché vivant dans ses hauts exemplaires. Eh ! combien sont-ils, ces privilégiés téméraires devant qui la vie passionnelle a dévoilé ses mystères ? Ces deux imbéciles duc et millionnaire qui, semant leur fortune, ont traîné leur jeunesse de la terrasse des cafés aux mauvais lieux très chers, n’ont vu de la Beauté et de l’Amour que ce qu’aurait entendu de la musique un abonné du grand Opéra de Paris, conservatoire des flonflons pour commis voyageurs.

Peu d’êtres vivent la passionnalité, moins encore la passionnalité consciente : sans vivacité ni conscience, le phénomène passionnel se résout à rien, car l’acte en lui-même ne signifie que pour les brutes ; l’être intellectuel n’aboutissant jamais à la violence extérieure, il faut demander comme en physique la loi sérielle au type le plus accompli ; la psychie générale se dégagera mêémement des études typiques, des analyses de l’extraordinaire.

En face de la passion d’Agûr, de sa violente instantanéité que le Parisien nomme coup de foudre et de l’attitude bi-sexuelle de Samas, le jésuite sentit ses notions philosophiques toutes débandées.

L’un obéissant à un mouvement du doigt, l’autre portant l’émoi du premier amour inspiré au pied de l’autel, ces deux palpitations d’âme sortaient tellement de la rubrique amitié particulière et planait si au-dessus de la classification sodomique, que son étonnement ne cessait pas.

Rejoignant les autres professeurs, il ne parla pas de ce qui l’obsédait, invitant seulement le vieux père Cézambre, d’origine arménienne, — qui jadis avait confessé avec beaucoup de réputation, le beau monde de Pétersbourg et de Paris — à venir prendre le gloria dans sa chambre.

Auparavant, il monta au dortoir des moyens, causer un instant avec le Père surveillant.

Tout semblait déjà dormir :

Au lieu des rangées de lits d’hôpital coutumières au pensionnat, chaque élève avait une petite cabine proprette et à porte-treillage permettant au surveillant chaussé de feutre de venir voir inopinément.

— « Ah ! Père Reugny, quel singulier enfant que mon nouveau : c’est une rareté pour votre psychologie ; figurez-vous qu’il se relève tout à l’heure et met une chemise devant le treillis, prétendant que cela le gêne pour dormir, qu’on le voit. »

Marchant doucement côte à côte, les deux jésuites arrivèrent vers l’alcove de Samas. Le Père se pencha pour mieux voir les blonds cheveux répandus sur l’oreiller, la claire poitrine un peu dénudée : il serrait dans ses belles mains fermées et jointes le billet d’Agûr.

Un attendrissement s’empara des deux prêtres : l’oscillation des veilleuses du plafond agitait de douces lueurs et de mouvantes pénombres sur l’androgyne.

— « Dirait-on pas un ange ? » fit le surveillant.

Puis, après un silence :

— « Je ferai bonne garde autour de celui-là, et je jure bien que tant qu’il sera dans ma division il n’apprendra pas le mal ! »

— « Avez-vous songé, » dit l’humaniste, « au mal qu’il inspirera ? »

Le surveillant hocha la tête.

— « Le grand Pan aux échos de ce collège fait entendre sa syrinx, les fleurs sont des inciteuses de mollesse, ce sont de belles choses cependant. »

— « Chut, » fit l’humaniste ; « ses lèvres ont bougé, » et il appliqua son visage au treillis.

Samas resserra l’étreinte de ses mains sur le précieux papier où une âme s’était abdiquée toute, et souriant dans son sommeil, deux larmes jaillirent de ses paupières fermées, et sa bouche entr’ouverte souffla très doucement ces seuls mots :

— « Je suis aimé. »

Et les deux jésuites émus s’entre-gardèrent en grand trouble de découvrir tant de profondeur dans l’éveil profane d’une âme puérile.


V

œlohil ghuibor

L’enfant de treize ans qui s’intitulait frère de déserteur, petit-fils de chouan, cousin de contrebandier, aurait pu dire aussi fils de saint, si la conception des dévots actuels s’élevait de la négativité budhique d’un saint Labre jusqu’à la fougueuse ardeur d’un nabi d’Israël.

Depuis que le clergé français, sali par le Concordat du monomane corse, a pris des leçons des épouvantables recrutements, la notion du saint a été gâtée ; et le catholicisme, cette religion créatrice si vive, on l’a vu enliser les consciences dans cette même abdication du moi qui a tué l’Inde et qui sape intérieurement la compagnie de Jésus.

L’Absolu de l’ordre s’obtient par l’écrasement de l’individu, et l’individu seul cependant crée les grandes choses. À choisir entre le grand et le réglé, on a préféré le médiocre équilibre, au danger du sublime : et quand se rencontre un catholique trop supérieur pour obéir aux évêques de la république et trop fier pour doubler en badauderie les bedeaux en l’ostracise

Œlohil Ghuibor, né à Plouharnel, près de Karnac, fameux par ses avenues de menhirs altlantes, répondait à ce double nom d’origine fabuleuse et qui allie le plus ancien souvenir de la race rouge et de la race sémitique.

On raconte à Plouharnel qu’un naufrage jeta Œlohil Ghuibor à la côte et que, tout bien perdu, ils se fixèrent dans le château ruiné de Merodeck, et commirent de tout temps des actes de burgraves, devenus des délits depuis que le prétendu Progrès a étendu sa lèpre même sur la vieille Armorique.

Le grand-père de Samas se vantait qu’aucun de son nom n’avait jamais porté d’uniforme. Famille de réfractaires et de sorciers, tous pieux au point de provoquer un de la maréchaussée, de le tuer en duel au sabre pour venir en sécurité entendre la messe, quoique déserteur, au temps de Bonaparte.

L’aîné de la famille était toujours dans les livres, selon le mot des paysans ; les autres, contrebandiers ou agriculteurs étranges, incendiant leur ferme plutôt que de payer l’impôt foncier. Hors leur mépris des lois françaises satisfait, tous bons chrétiens, charitables et doux, adorés à vingt lieues autour de Merodeck.

Celui qu’on nommait « le druide » aux veillées, et Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/51 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/52 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/53 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/54 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/55 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/56 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/57 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/58 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/59 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/60 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/61 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/62 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/63 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/64 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/65 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/66 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/67 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/68 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/69 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/70 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/71 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/72 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/73 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/74 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/75 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/76 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/77 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/78 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/79 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/80 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/81 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/82 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/83 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/84 Page:Péladan - La Décadence latine - Éthopée VIII, L’Androgyne, 1891.djvu/85