La Décomposition de l’armée et du pouvoir/1

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CHAPITRE PREMIER

Les fondements de l’ancienne armée :
la religion, le tsar et la patrie.


L’inéluctable processus historique, qui aboutit à la révolution de mars, a amené l’effondrement de l’État russe. Cependant, si même les philosophes, les historiens et les sociologues, qui étudiaient le cours de la vie russe, avaient pu prévoir les bouleversements futurs, personne ne s’attendait à ce que la poussée spontanée des masses balayât si facilement et si rapidement toutes les assises sur lesquelles cette vie reposait : le pouvoir suprême et les classes dirigeantes qui s’écartèrent sans combat ; la classe intellectuelle, douée, mais faible, manquant de volonté déracinée qui, au début, en pleine lutte implacable, ne prêta qu’une résistance verbale et qui, ensuite, courba docilement le cou sous le couteau des vainqueurs ; enfin la puissante armée, forte de son grand passé historique et de ses dix millions d’hommes, et qui s’effondra en quelque trois ou quatre mois.

Ce dernier événement n’était pas, d’ailleurs, tout à fait inattendu : on en avait eu un terrible avertissement dans l’épilogue de la guerre de Mandchourie et les événements qui le suivirent à Moscou, à Cronstadt, à Sébastopol… Après avoir passé 15 jours à Kharbine, à la fin de novembre 1905, et après avoir pendant 31 jours parcouru la grande voie transsibérienne (décembre 1905), traversant toute une série de « républiques », depuis Kharbine jusqu’à Pétersbourg, je m’étais fait une idée très nette de ce que l’on pouvait attendre de la soldatesque effrénée, affranchie de tout élément modérateur. Et les meetings, résolutions, soviets et autres manifestations de la sédition militaire se sont reproduits en 1917 avec une précision photographique, mais avec beaucoup plus de force et sur une échelle beaucoup plus vaste.

Il convient de noter que la possibilité d’une dégénérescence psychologique aussi rapide n’a pas été exclusivement propre à la seule armée russe. Il est certain que la fatigue de trois années de guerre y joua un rôle considérable, et atteignit, dans une mesure plus ou moins grande, toutes les armées du monde, les rendant plus accessibles aux influences démoralisantes des doctrines socialistes extrémistes. En automne 1918, les corps d’armée allemands qui occupaient le Don et l’Ukraine, se trouvèrent décomposés en huit jours de temps et refirent en quelque sorte toutes les étapes historiques que nous avions déjà parcourues : meetings, soviets, comités, destitution des officiers et, par endroits, vente des biens militaires, chevaux, armes, etc. Ce n’est qu’alors que les Allemands comprirent la tragique situation des officiers russes. Et nos volontaires furent bien des fois témoins de l’humiliation et des larmes amères des officiers allemands, autrefois impassibles et hautains.

– Ne nous avez-vous pas fait subir la même chose, à nous autres Russes…

– Pas nous, notre gouvernement, répondaient-ils.

En hiver 1918, je reçus en ma qualité de Commandant en Chef de l’Armée Volontaire, la proposition d’un groupe d’officiers allemands demandant à s’enrôler dans notre armée comme simples soldats…

On ne peut pas, de même, expliquer la débâcle par le retentissement psychologique des échecs et de la défaite. Les vainqueurs, eux aussi, ont connu les troubles dans l’armée : il y eut des défections parmi les troupes françaises, qui occupaient au commencement de 1918, la Roumanie et la région d’Odessa ; et dans la flotte française de la mer Noire, et parmi les contingents anglais envoyés dans la région de Constantinople et dans la Transcaucasie ; et même dans la puissante flotte anglaise au plus haut degré de sa satisfaction morale due à la victoire : au moment où la flotte allemande était faite prisonnière.

Les troupes n’obéissaient plus aux chefs, et seule une démobilisation rapide et de nouveaux renforts, en partie volontaires, modifièrent la situation.

Quel était l’état de l’armée russe au moment où éclata la révolution ?

Depuis des siècles toute notre idéologie militaire reposait sur la célèbre formule :

Pour la religion, pour le tsar, pour la patrie.

Des dizaines de générations avaient grandi, étaient éduquées et éduquaient les autres en s’inspirant de cette idéologie. Mais elle ne pénétrait pas assez profondément dans les masses du peuple, dans le gros de l’armée.

L’esprit religieux qui, depuis des siècles, avait poussé des racines profondes dans le peuple russe, se trouvait quelque peu ébranlé au commencement du xxe siècle. Le peuple théophore, à l’âme universaliste, grand de sa simplicité, de sa vérité, de son humilité, de son esprit de pardon, ce peuple véritablement chrétien, perdait peu à peu son caractère propre, se laissant de plus en plus dominer par les intérêts matériels dans lesquels il apprenait ou on lui apprenait à voir le seul but et le sens unique de la vie. Le lien entre le peuple et ses directeurs spirituels se relâchait peu à peu, ceux-ci s’en éloignant à leur tour de plus en plus, entrant au service du gouvernement dont ils partageaient dans une certaine mesure les défauts. Ce processus de la transformation morale du peuple russe est trop profond et trop important pour qu’on puisse en faire entrer l’étude


L’ancien drapeau.


Le nouveau drapeau.


dans le cadre de ce livre. Je constate cependant ce fait indubitable que les jeunes gens qui entraient dans les rangs de l’armée, étaient assez indifférents aux questions de la religion et de l’Église. La caserne, en arrachant les hommes à leur train de vie ordinaire, à leur ambiance relativement équilibrée et stable, avec ses croyances et ses superstitions, n’y substituait aucune éducation spirituelle et morale. Cette question y tenait une place tout à fait secondaire, effacée par des soucis et des exigences d’ordre purement matériel, utilitaire. Le régime de caserne, où toutes choses — morale chrétienne, causeries religieuses, exécution des rites — avaient un caractère officiel, obligatoire, souvent coercitif, ne pouvait créer l’État d’esprit indispensable. Les chefs militaires savent combien il était difficile, par exemple, de résoudre la question de la fréquentation régulière de l’église.

La guerre introduisit dans la vie morale des militaires deux éléments nouveaux : d’une part, une recrudescence de brutalité et de cruauté et, d’autre part, un sentiment religieux plus profond, semblait-il, engendré par le danger de mort constant. Ces deux antipodes existaient simultanément, car ils partaient l’un et l’autre de principes purement matériels.

Je ne veux pas accuser en bloc le clergé militaire orthodoxe. Beaucoup de ses représentants se sont distingués par des actes de haute valeur, de courage et de dévouement. Mais il faut reconnaître que le clergé n’a pas su susciter un élan religieux parmi les troupes. Ce n’était évidemment pas sa faute, puisque la guerre mondiale, dans laquelle la Russie avait été entraînée, avait des causes politiques et économiques très complexes sans qu’il y ait la moindre place pour l’extase religieuse. Quoi qu’il en soit, le clergé n’a pas su établir une liaison solide avec les troupes.

Si les officiers ont longtemps continué à lutter pour leur autorité de chefs militaires, la voix des prêtres s’était tue dès les premiers jours de la révolution, et ils ne prirent plus dès lors aucune part à la vie de l’armée.

Je me rappelle involontairement un épisode qui caractérise d’une façon frappante l’état d’esprit des milieux militaires à l’époque en question. Un des régiments de la 4e division des tirailleurs avait construit, avec beaucoup de soin, de zèle et d’amour, une église de campagne près des positions. Voici que surviennent les premières semaines de la révolution. Un lieutenant démagogue décide que sa compagnie est mal placée et qu’une église n’est qu’un préjugé. Il y loge donc sa compagnie et fait creuser une… fosse à destination spéciale à l’emplacement du maître-autel.

Je ne suis pas étonné de ce qu’il se soit trouvé dans le régiment un officier aussi vil et que le commandement, terrorisé, se soit tu. Mais comment se fait-il que deux ou trois mille Russes orthodoxes, élevés dans l’esprit mystique du culte, soient restés indifférents en présence de ce sacrilège ?

Quoi qu’il en soit, parmi les éléments moraux qui soutenaient l’esprit des armées russes, la religion n’est devenue ni un stimulant d’héroïsme ni un modérateur des instincts brutaux qui ne tardèrent pas à se développer.

Dans l’ensemble de la vie nationale russe, le clergé est resté également à l’écart des évènéments, partageant ainsi le sort des classes sociales avec lesquelles il s’était lié : le clergé supérieur avec la bureaucratie dirigeante ; le clergé inférieur avec les intellectuels de classe moyenne.

Je ne puis juger du rôle actif de l’Église orthodoxe sous le joug bolcheviste. La vie de l’Église, dans la Russie Soviétique, demeure, pour le moment, cachée à nos yeux. Mais l’œuvre de la régénération morale s’étend, et le martyre de centaines et de milliers de serviteurs de l’Église remue, sans nul doute, la conscience assoupie du peuple et lui apparaît comme une légende vivante.

Le tsar ?

Je ne crois pas avoir besoin de démontrer que l’énorme majorité du commandement était parfaitement loyale vis-à-vis de l’idée monarchiste et de la personne de l’empereur. L’évolution ultérieure de certains chefs monarchistes eut pour cause soit des considérations de carrière, soit la pusillanimité, soit le désir de se maintenir au pouvoir, affublés d’un « masque », pour réaliser leurs projets. Parfois — le cas est rare — cette évolution s’explique par l’effondrement des anciens idéals, par un changement de conception ou par des considérations du bien de l’État. Ainsi, il serait naïf de croire aux assertions de Broussilov se déclarant « socialiste et républicain » dès sa prime jeunesse. Lui, cet homme élevé dans les traditions de la vieille garde impériale, familier de la Cour, foncièrement pénétré de ses conceptions, « grand seigneur » par ses goûts, ses habitudes, ses sympathies et son ambiance ! On ne peut, pendant toute une longue existence, mentir de la sorte à soi-même et aux autres.

Les officiers de carrière partageaient, dans leur majorité, les idées monarchistes et, quoi qu’il en fût, demeuraient loyaux.

Malgré cela, après la guerre russo-japonaise et à la suite de la première révolution (1905), le corps des officiers fut, on ne sait pourquoi, placé sous la surveillance spéciale du Département de la Police, et les commandants de régiment recevaient périodiquement des listes noires dont le tragique consistait en ce qu’il était presque inutile de contester les « suspicions » qui pesaient sur tel officier, et qu’on n’avait pas le droit de procéder soi-même à une enquête, fût-elle secrète. Personnellement, j’ai eu à poursuivre une longue lutte contre l’état-major de Kiev au sujet de deux nominations insignifiantes (aux postes de chef de compagnie et de chef de la compagnie des mitrailleurs) de deux officiers du 17e régiment d’Arkhangelogorod que j’ai commandé jusqu’à la dernière guerre. Ne pas leur accorder ces promotions aurait été d’une injustice flagrante, qui eût pesé lourd sur la conscience et l’autorité du commandant et qu’il n’était pas permis d’expliquer. Ce n’est qu’à grand’peine que je réussis à faire valoir les droits de ces deux officiers, qui, plus tard, tombèrent tous deux au champ d’honneur.

Ce système policier créait dans l’armée une atmosphère malsaine.

Non content de cela, Soukhomlinov organisa, en outre, tout un réseau d’espionnage (dit « service de contre-espionnage » ) à la tête duquel se trouvait, non officiellement, le colonel Miassoïédov, exécuté plus tard pour espionnage au profit de l’Allemagne. Chaque état-major régional comportait un organe dirigé par un officier de gendarmerie, revêtu de l’uniforme de l’état-major. Officiellement, ces organes étaient appelés à lutter contre l’espionnage étranger. Feu Doukhonine, alors qu’il était encore, avant la guerre, chef du service de l’information auprès de l’état-major de Kiev, se plaignait à moi de l’atmosphère irrespirable créée par le nouvel organisme, qui, officiellement, était subordonné au général, chef du quartier général, mais, en fait, suspectait et surveillait non seulement l’état-major, mais jusqu’à ses chefs.

Cependant, la vie semblait pousser les officiers à protester, sous quelque forme que ce fût, contre le « régime existant ». Depuis bien longtemps, il n’y avait, parmi les fonctionnaires de l’État, d’éléments aussi peu fortunés jouissant d’aussi peu de sécurité et de droits, que les officiers russes subalternes. Une existence littéralement indigente ; les droits et l’amour-propre foulés aux pieds par les supérieurs. Le plus bel avenir que la carrière pouvait ouvrir à la plupart d’entre eux était le grade de commandant et une vieillesse presque dans la misère. À partir de la moitié du xixe siècle, le corps des officiers russes a complètement perdu son caractère de caste. Dès l’introduction du service obligatoire universel et l’appauvrissement de la noblesse, les écoles militaires ouvrirent largement leurs portes au « tiers-état » et aux jeunes gens issus du peuple et ayant fait leurs études dans des écoles civiles. Ceux-là étaient en majorité dans l’armée. La mobilisation à son tour, introduisit dans les rangs des officiers un grand nombre d’éléments fournis par les professions libérales et qui apportaient avec eux des conceptions nouvelles. Enfin, les pertes immenses subies par les officiers de carrière obligèrent le commandement à réduire quelque peu les exigences relatives à l’éducation et à l’instruction militaires, facilitant la promotion des soldats, — de ceux qui s’étaient distingués dans le combat et de ceux auxquels on faisait faire des études sommaires à l’école des aspirants.

Ces deux dernières circonstances, propres à toute armée populaire, eurent deux conséquences fatales : elles abaissèrent, sans aucun doute, la valeur combative du corps des officiers et introduisirent une certaine différenciation dans son aspect politique, en le rapprochant encore plus de la masse des intellectuels moyens, de la démocratie. C’est ce que les chefs de la démocratie révolutionnaire n’ont pas su ou, plutôt, n’ont pas voulu comprendre aux jours de la révolution.

(Au cours de mon exposé ultérieur j’oppose partout la « démocratie révolutionnaire », conglomérat des partis socialistes, à la véritable démocratie russe à laquelle appartiennent, sans nul doute, les intellectuels moyens et les officiers du service actif.)

Cependant, l’ensemble des officiers de carrière avait, lui aussi, peu à peu changé d’aspect. La guerre japonaise qui avait révélé les tares profondes dont souffraient le pays et l’armée, la Douma d’Empire et la presse, devenue un peu plus libre depuis 1905, avaient joué un rôle important dans l’éducation politique des officiers. L’ « adoration » mystique du monarque commençait, peu à peu, à s’évanouir. Il se trouvait parmi les généraux de la génération nouvelle et les officiers, de plus en plus d’hommes sachant distinguer entre l’idée monarchiste et la personnalité du monarque, entre le bonheur de la Patrie et la forme du régime. L’analyse, la critique, voire le blâme sévère pénétraient largement dans les milieux d’officiers. Des bruits coururent — non sans raison — sur l’existence d’organisations secrètes d’officiers. Certes, ces organisations, étrangères à toute la structure de l’armée, ne pouvaient ni acquérir une grande influence, ni jouer un rôle important. Cependant, elles inspiraient de graves inquiétudes au Ministère de la Guerre, et, en 1908 ou 1909, Soukhomlinov fit secrètement savoir aux chefs supérieurs qu’il était nécessaire de prendre des mesures contre la société secrète fondée par les officiers mécontents des lenteurs et de l’absence de toute méthode que l’on pouvait observer dans la réorganisation de l’armée, réorganisation qu’ils voulaient, prétendait-on, accélérer par des moyens violents.

Dans ces conditions, il est plutôt étonnant que nos officiers soient, malgré tout, demeurés loyaux et se soient opposés, avec une grande fermeté, aux tendances anti-étatistes de gauche. Le nombre d’officiers s’étant prêtés à des menées clandestines ou démasqués par les autorités, a été infime.

Quant à l’attitude vis-à-vis du trône, les officiers tendaient, en règle générale, à séparer la personne de l’empereur de la boue de la Cour qui l’entourait, des erreurs politiques et des crimes du gouvernement, qui, d’une façon manifeste et fatale, conduisait le pays à la ruine et l’armée à la défaite. Quant à l’empereur, il était excusé, on cherchait à le justifier.

Dans la masse des soldats, contrairement à ce que l’on croit généralement, l’idée monarchiste n’avait pas de racines mystiques et profondes. Mais cette masse peu cultivée se rendait encore moins compte des autres régimes préconisés par les socialistes de diverses


Le grand duc Nicolas Mikhaïlovitch distribue des décorations.


tendances. Un certain conservatisme, l’habitude, l’idée qu’« il en a toujours été ainsi », les suggestions de l’Église, tout cela déterminait une certaine attitude à l’égard du régime existant, comme de quelque chose de naturel et d’immuable.

Dans l’esprit et dans le cœur d’un simple soldat, l’idée monarchiste était pour ainsi dire à l’état potentiel, tantôt s’épanouissant jusqu’à l’exaltation au contact immédiat du tsar (revues, visites aux armées, certains ordres du jour, etc.), tantôt s’effaçant jusqu’à l’indifférence.

Quoi qu’il en soit, l’état d’esprit de l’armée était assez favorable tant à l’idée monarchiste qu’à la dynastie. Il aurait été facile de le maintenir.

Mais à Pétrograd et à Tsarskoïé était ourdie une trame gluante faite de boue, de corruption et de crimes. La vérité, corsée de bruits fantastiques, pénétrait dans les coins les plus reculés du pays et de l’armée, excitant tantôt la douleur, tantôt une joie mauvaise. Les membres de la dynastie Romanov n’ont pas su sauvegarder l’« idée » que les monarchistes orthodoxes voulaient entourer d’une auréole de grandeur, de noblesse et de vénération.

Je me rappelle l’impression d’une séance de la Douma d’Empire où je me trouvai par hasard.

Pour la première fois on entendit à la tribune de la Douma l’avertissement de Goutchkov faisant allusion à Raspoutine :

« Quelque chose va mal dans le pays… »

L’assistance, jusque-là bruyante, se tut, et chaque parole, prononcée à mi-voix, retentissait, distincte, dans les coins les plus reculés de la salle. Quelque chose de sombre, de catastrophique menaçait la marche cadencée de l’histoire russe…

Je ne vais pas fouiller dans la boue qui déborda les hôtels des ministères et les appartements intimes du tsar, où avait accès le sordide et cynique « allumeur de cierges », disposant à son gré des ministres, des dirigeants et des évêques.

On raconte que Raspoutine ayant cherché à pénétrer au Grand Quartier Général, le grand-duc Nicolas Nicolaevitch menaça de le pendre. Le général Alexéev lui était, lui aussi, décidément hostile. C’est grâce à ces deux personnalités que l’influence néfaste de Raspoutine n’a pas atteint l’ancienne armée.

Cependant, toutes sortes de bruits relatifs à l’influence de Raspoutine arrivaient jusqu’au front et la censure réunissait à ce propos de nombreux documents, y compris les lettres des soldats de l’armée active.

Mais l’impression la plus foudroyante fut produite par ce mot fatal :

— Trahison.

Ce mot avait trait à l’impératrice.

Dans l’armée, on se répétait ouvertement, en tout lieu et à toute heure, que l’impératrice aurait exigé avec insistance la paix séparée ; qu’elle aurait trahi le maréchal Kitchener en prévenant les Allemands de son voyage, etc.

En évoquant le passé et l’impression qu’avaient produite dans l’armée les bruits de la trahison de l’impératrice, j’estime que cette circonstance eut la plus grande influence sur l’état d’esprit de l’armée, en ce qui concerne son attitude vis-à-vis de la dynastie, d’une part, et de la révolution, de l’autre.

Le général Alexéev, à qui je posai cette question angoissante, au printemps de 1917, me répondit évasivement et à contre-cœur :

« En examinant les papiers de l’impératrice, on a trouvé chez elle une carte avec des indications détaillées sur la disposition des armées au front. Cette carte n’était dressée qu’en deux exemplaires : un pour moi et un pour l’empereur. Cette trouvaille me fit une impression très pénible… Sait-on jamais qui a pu s’en servir ?… »

L’histoire élucidera sans doute l’influence incontestablement négative que l’impératrice Alexandra Féodorovna a exercée sur le gouvernement de l’État russe dans la période qui précéda la révolution. Quant à sa « trahison », ce bruit malencontreux n’a été confirmé par aucun fait et fut, plus tard, réfuté à la suite de l’enquête dirigée par la commission de Mouraviev, nommée à cet effet par le gouvernement Provisoire, et à laquelle prirent part des représentants du Soviet.

Reste le troisième principe fondamental de l’ancienne armée : la Patrie. Hélas ! Dans le bruit assourdissant des phrases patriotiques, répétées à l’infini aux quatre coins de la terre russe, nous avons laissé inaperçu le défaut organique du peuple russe et qui lui est inhérent : le manque de patriotisme.

Quelle était l’influence exercée sur la mentalité de l’ancienne armée par l’idée de « la patrie » ? Tandis que les couches supérieures de la classe cultivée russe se rendaient parfaitement compte des causes de l’incendie mondial qui venait d’éclater : la lutte des États pour l’hégémonie politique et, surtout, économique ; pour les détroits et les voies libres ; pour les débouchés et les colonies, — lutte où le rôle de la Russie n’était que de se défendre, — la classe intellectuelle moyenne, y compris les officiers, se bornait, le plus souvent, à voir les prétextes — plus évidents, plus accessibles à leur compréhension. Personne ne voulait la guerre, sauf, peut-être, l’ardente jeunesse militaire, avide d’exploits ; on était convaincu que le pouvoir prendrait toutes les mesures indispensables pour éviter le conflit. Peu à peu, cependant, on se persuadait que celui-ci était inévitable ; quant aux prétextes, il n’y avait là aucune agression de notre part, aucun intérêt pour nous ; ils éveillaient, d’autre part, des sympathies sincères pour les faibles opprimés, se trouvant ainsi en


Chez Raspoutine.


accord parfait avec le rôle traditionnel de la Russie. Enfin, le glaive avait été tiré non pas par nous, mais contre nous… C’est pourquoi, lorsque la guerre fut déclarée, on n’entendit plus la voix de ceux qui craignaient que le niveau intellectuel et économique de notre pays ne l’empêchât de vaincre dans la lutte contre un adversaire puissant et cultivé. La guerre fut accueillie avec beaucoup d’élan, même avec enthousiasme.

Les officiers, de même que la plupart des intellectuels moyens, ne s’intéressaient pas outre mesure à la question sacramentelle des « buts de la guerre ». La guerre était commencée. La défaite aurait amené les plus grandes calamités dans tous les domaines de la vie de notre pays. Elle aurait causé des pertes territoriales, une régression politique, une servitude économique. La victoire était indispensable. Toutes les autres questions passaient après celle-ci, pouvaient être contestées, révisées, modifiées. Cette manière de voir, simpliste mais pleine d’un grand bon sens et de conscience nationale, ne fut pas comprise par l’aile gauche des éléments sociaux russes qu’elle amena à Zimmerwald et à Kienthal. C’est pourquoi aussi, lorsque les chefs anonymes et autres de la démocratie révolutionnaire russe, après avoir délibérément détruit l’armée, en mars 1917, eurent à résoudre ce dilemme : le salut du pays ou le salut de la révolution — ils optèrent pour la seconde solution.

L’idée de la défense nationale fut encore moins comprise par le peuple obscur. Le peuple marchait à la guerre docilement, mais sans enthousiasme, sans conscience nette de la nécessité du grand sacrifice. Sa mentalité n’allait pas jusqu’à comprendre les dogmes nationaux abstraits. « Le peuple en armes » qu’était au fond l’armée, était encouragé par les victoires et démoralisé par les défaites ; il comprenait mal pourquoi il fallait franchir les Carpathes, et un peu mieux pourquoi il fallait se battre sur le Styr et la Pripiet ; mais, au fond, il se consolait par des considérations de ce genre :

« Nous sommes de Tambov, l’Allemand n’arrivera pas jusqu’à nous. »

Je suis obligé de redire cette phrase ressassée, car toute la psychologie du Russe est là.

Les valeurs matérielles tenant une place prépondérante dans la conception du « peuple en armes », il était plus facile de lui faire adopter les arguments simplistes et réels faisant apparaître la nécessité d’une lutte obstinée pour la victoire et le danger de la défaite : le pouvoir allemand, étranger, la ruine du pays et de sa production, le poids des charges et des impôts en cas de défaite, la dépréciation du blé passant par des détroits étrangers, etc. En outre, il y avait une certaine confiance dans le pouvoir et en ce qu’il ferait l’indispensable. D’autant plus que les représentants immédiats de ce pouvoir — les officiers — marchaient côte à côte avec leurs hommes, et même devant eux, et mouraient avec la même abnégation, sans murmurer, soit sur l’ordre d’un haut, soit par conviction intime.

Aussi les soldats marchaient-ils vaillamment au sacrifice et à la mort.

Plus tard, lorsque cette confiance se fut effondrée, la conscience de la masse des soldats se trouva définitivement obscurcie. Les formules « sans annexions ni contributions », « le droit des peuples à disposer de leur sort », etc., étaient plus abstraites, moins faciles à comprendre que l’ancienne idée, désuète mais inconsciemment latente, l’idée de la Patrie.

Et alors, pour maintenir les soldats au front, on entendit de nouveau, sur les tribunes ombragées de drapeaux rouges, les motifs, pour la plupart connus, d’ordre matériel : la mainmise allemande, la ruine de l’économie nationale, le poids des impôts, etc. Ces motifs étaient proclamés cette fois par les « socialistes-défensistes ».

Ainsi, les trois assises sur lesquelles reposait l’armée étaient quelque peu ébranlées.

En relevant les contradictions intérieures et les vices psychologiques de l’armée russe, je suis loin de vouloir la mettre au-dessous des autres : ces vices sont, dans quelque mesure que ce soit, le propre de toutes les armées populaires, ayant presque revêtu le caractère de milices, et ils ne nous empêchaient pas de remporter des victoires et de continuer la guerre. Toutefois, il était indispensable de retracer l’aspect de l’armée pour faire comprendre ses destinées ultérieures.